Bollywood France

 

Projection sur la toile de fond du coin du boulevard des Capucines à Paris, la façade du magasin Lancel devant nous et sur la gauche l'Académie royale de musique dont sortent les spectateurs (une banderole ou une affiche géante annonce "Alcina" de Haendel). La scène se limite au trottoir avec son kiosque à journaux - fermé - à côté duquel est assise une mendiante entourée de sacs poubelles pleins. On entend les voitures passer (on ne les voit pas, le voie est au bord de la scène).

Un chaud dimanche de printemps un peu avant 19 heures.

 

La mendiante : Une pièce. Une pièce pour l'aveugle.

Une dame qui arrive de la gauche avec un homme, peut-être son mari, après avoir jeté un coup d'oeil à la vitrine : Donne-lui un euro.

L'homme (chantonnant) : Ombre pallide, io so... Voilà... (Il laisse tomber la pièce dans la main de la mendiante.)... mi udite.

La mendiante : Merci... Une pièce pour...

La dame (à la mendiante) : Vous me semblez plutôt mal ici, vous ne seriez pas mieux dans un centre spécialisé ?

L'homme (qui regarde ailleurs, chantonnant) : D'intorno errate, e vi celate.

La mendiante : Je n'aurais plus aucune chance, alors.

L'homme (chantonnant) : Sorde da me. Perche ? Perché ?

La dame (agacée par son compagnon) : Que voulez-vous dire ?

La mendiante : Je cherche Alice.

La jeune fille (qui a tourné le coin en courant) : Maman ! Ce serait pour tante Marthe !

La dame : Voyons, Isabelle.

L'homme (chantonnant et regardant les photographies du kiosque) : Io so...

Isabelle (apercevant la mendiante) : Je ne savais pas.

L'homme : ... mi udite.

Un jeune homme (tournant le coin de la rue, chantonnant) : Perché ? Perché ?

La mendiante : Moi c'est Charlotte.

Isabelle (gênée, à l'homme) : Papa, elle me dit son prénom.

L'homme : D'intorno - (Ironiquement à la mendiante :) Jean-Pierre Bâcre. Ma femme, Henriette. Ma fille.

Le jeune homme (s'arrêtant pour les observer, chantonnant) : Ombre pallide...

M. Bâcre (machinalement) : Io so... (Ils ont stoppé net leur petit air et se jettent un coup d'oeil en souriant.)

Mme Bâcre (d'un ton acide, à son mari) : Tu as fini d'admirer les filles nues des photos ? On peut aller dîner ?

Isabelle : C'est vrai papa, tu les regardais.

M. Bâcre (seulement amusé) : Je ne suis pas aveugle, moi, et j'en profite.

Charlotte : Il a raison.

Mme BâcreCharlotte) : Vous vous mêlez de quoi, vous !

Le jeune homme Isabelle) : Je vous trouve aussi jolie que celles des photos.

Isabelle : Hein !

Mme Bâcre : Il en a un toupet !

Le jeune homme : Ben quoi, je ne suis pas aveugle.

M. Bâcre (riant) : Et il en profite.

M. Bâcre et le jeune homme (chantonnant ensemble mais le jeune homme commence avec un léger temps de retard car il cherche à accompagner M. Bâcre) : Ombre pallide, io so, mi udite.

Mme Bâcre : Bon sang, c'est le même, avec vingt ans de moins. Ma fille, évite les pseudo-musiciens. Ils t'embobinent et tu te retrouves vingt-cinq ans après sans savoir comment.

Isabelle : Je ne peux pas éviter papa, quand même.

Le jeune homme M. Bâcre) : Votre femme aussi elle est encore très bien.

M. Bâcre : Mais c'est le mental qui ne va pas; on ne peut pas s'amuser souvent avec elle

Charlotte : Est-ce qu'Alice est sur les photos ?

Mme Bâcre : Pourquoi, elle pose nue votre Alice ?

Charlotte : Ce serait bien son genre.

Isabelle : On ne sait même pas à quoi elle ressemble votre Alice.

Charlotte : Elle mesure 1 m 72, comme moi, elle est blond pas très jaune...

M. Bâcre : Des yeux bleus grands et doux.

Le jeune homme : Un petit nez comme celui de votre fille.

M. Bâcre : Des lèvres pulpeuses.

Le jeune homme : Oh oui.

Mme Bâcre (ironique) : Nez refait, lèvres gonflées, seins tout neufs, elle est sur les trois quarts des photos, votre Alice.

Isabelle (qui cherchait gravement) : Oui, c'est décourageant.

M. Bâcre (à sa femme) : Que n'y es-tu aussi, ma chérie.

Mme Bâcre : Rêve pas, Jean-Pierre. J'aime encore mieux que tu regardes leurs photos.

Le jeune homme : Moi j'aime mieux regarder mademoiselle.

La mendiante : Est-ce qu'Isabelle est Alice ?

Isabelle (agacée) : Mais on ne sait même pas qui c'est votre Alice !

M. Bâcre : C'est vrai.

Mme Bâcre : Pourquoi cherchez-vous Alice ?

La mendiante : C'est ma soeur jumelle. Nous sommes les orphelines de Saint-Brieuc... Elle a dit : Je vais à Paris. Alors on est les orphelines de Paris.

M. Bâcre (ironique) : C'est clair.

Mme Bâcre : Essayez de vous souvenir : qu'est-ce que vous êtes venue faire à Paris ?

Charlotte : Maintenant je n'y crois presque plus... J'étais venue pour retrouver Alice.

M. Bâcre (regardant les photos) : J'aimerais bien aussi.

Mme Bâcre (acide) : Pour quoi faire ?

Isabelle : Il faut aider les malheureux, maman.

Mme Bâcre (acide) : C'est mieux quand c'est moins agréable.

Le jeune homme Isabelle) : Je vous aiderai dans cette belle action, j'ai toute ma soirée. Je m'appelle Albert.

Charlotte : Il faut m'aider messieurs-dames.

Mme Bâcre (agacée) : On ne vous connaît pas.

Charlotte (chantant) :

Je suis bien malheureuse,

Je n'y vois vraiment rien,

En plus je suis peureuse,

Agressée par les chiens.

Ahi. Ahi.

Le choeur (Mme Bâcre, M. Bâcre, Isabelle, Albert; chanté et chorégraphié; même air mais très enlevé, devenu joyeux) :

Elle est très malheureuse,

Elle n'y voit vraiment rien,

En plus elle est peureuse,

Agressée par les chiens.

Ahi. Ahi.

Charlotte (chantant, triste) :

Je suis malheureuse le lundi,

J'suis malheureuse le mardi,

J'suis malheureuse le mercredi,

J'suis malheureuse le jeudi,

J'suis malheureuse le vendredi,

J'suis malheureuse le samedi,

Et le dimanche ça va pas bien.

Ahi. Ahi.

Le choeur (chanté, dansé - joyeux et enlevé) :

Elle est très malheureuse

Le lundi, le mardi,

Mercredi et jeudi,

Vendredi, samedi,

Et le dimanche ?

Ça va...

Ça va...

Ça va pas bien.

Ahi. Ahi !

Charlotte (chantant) :

J'couche dans la rue,

J'bois du mauvais vin,

J'vis là où ça pue,

J'mange jamais rien.

 

Je suis bien malheureuse,

J'vois vraiment qu'du noir,

En plus j'suis malchanceuse,

J'suis seule du matin au soir.

Ahi. Ahi !

Le choeur (chanté, dansé, joyeusement) :

Elle est bien malheureuse,

Moi j'n'y peux vraiment rien,

En plus elle est peureuse,

Tout ça n'finira pas bien.

Ahi. Ahi !

Charlotte (parlé) : Alice ! Où est Alice ?

Mme Bâcre (parlé) : Je ne sais pas.

Isabelle : On ne la connaît pas.

Albert : On ne peut rien pour vous, il faudrait refaire le monde.

Mme Bâcre (objective) : On n'a pas l'temps.

Isabelle Charlotte) : Allez, au revoir.

M. Bâcre (pince-sans-rire) : Et bonne continuation.

I, 2 Le Bon Samaritain (arrivant par le passage piéton) : Que se passe-t-il ici ? (Regardant Charlotte :) Elle ne va pas bien ? Il faut une ambulance ?

Charlotte (énervée) : Non !

Le Bon Samaritain : Un asile pour la nuit ?

Charlotte : Non !

Le Bon Samaritain : Des vêtements chauds ? Des couvertures ? Un bonnet ? Des sacs-poubelles ultra-résistants ? Du pinard ? Des cigarettes ?

Charlotte, le choeur (ensemble) : Non !

Le Bon Samaritain (énervé) : Alors qu'est-ce qu'elle veut ?

Charlotte, le choeur (ensemble) : Je/ elle veux/veut Alice !

Le Bon Samaritain : Qui est Alice ?

Mme Bâcre : Ah ! ça recommence !

Charlotte (chantant) :

Nous sommes des soeurs jumelles,

Les orphelines de Paris,

Moi l'aveugle, Alice la belle,

Séparées mais bientôt réunies.

M. Bâcre (au Bon Samaritain, montrant les photos du kiosque) : Alice est peut-être là.

Le Bon Samaritain : Alice pose nue ?

Isabelle : Y en a d'habillées aussi !

Mme Bâcre : Cette Alice est une soeur bien peu recommandable pour une aveugle.

AlbertIsabelle) : Moi je ne peux pas trouver parce que je ne regarde pas.

Le Bon Samaritain : Mais comment faire si on ne sait pas à quoi elle ressemble !

Charlotte : Je peux vous montrer sa photo si vous voulez.

Le choeur : Oh ?

M. Bâcre (agacé) : Si on avait commencé par là...

Mme Bâcre : J'ai faim, moi.

Le Bon Samaritain Charlotte) : Montrez.

(Charlotte sort péniblement un vieux portefeuille d'où elle extrait une photographie.)

Charlotte : Faites-y très attention. Je ne la vois pas mais j'y tiens.

(Le Bon Samaritain prend la photo, tous se regroupent pour la regarder.)

M. Bâcre : Belle fille, y a pas à dire.

Mme Bâcre : T'es pas riche et t'es pas assez beau.

Albert : Ça fait plaisir de ne pas être aveugle.

Isabelle : Tu la trouves mieux que moi ?

Le Bon Samaritain (s'approchant du kiosque avec la photo) : Voyons. Là, il y a quelque chose... ou celle-ci, qu'est-ce que vous en dites ?

Le choeur : Il y a quelque chose...

Le Bon Samaritain : Ah, difficile de se concentrer avec ce bruit des voitures. (A Charlotte :) Je me demande comment vous faites pour le supporter.

Charlotte : Avec l'habitude on ne les entend plus.

(Le bruit s'arrête brusquement.)

Le Bon Samaritain : Ah oui. Ça ira mieux. Merci. (Il cherche avec la photo.)

Isabelle : Moi je l'entends toujours.

Le Bon Samaritain (découragé) : Ce pourrait être n'importe laquelle.

M. Bâcre : Elle ressemble un peu à toutes.

Mme Bâcre : Toutes lui ressemblent un peu.

Albert Isabelle) : Tu lui ressembles un peu.

Isabelle Albert) : Tu trouves qu'elle me ressemble un peu ?

Le Bon Samaritain (rendant la photo, découragé) : Tenez... Il faudrait un avis de recherche à la télé...

M. Bâcre : Vous connaissez quelqu'un à la télé, vous ?

Le Bon Samaritain : Eh non.

Charlotte : Alors vous n'allez pas m'aider ?

I, 3 (Arrivent en courant de la gauche La Gargouille de Notre-Dame de Paris - aspect d'une gargouille de Notre-Dame bien sûr - et son Fils - aspect à chercher au même noble endroit.)

La Gargouille de Notre-Dame : Ah, les gens, aidez-nous !

Le Fils de La Gargouille (moderne) : Faut dire help, de l'anglais, sinon ils ne nous aideront pas.

La Gargouille : Ailpe, les gens. Ailpe !

Le Bon Samaritain (blagueur) : Ailes p... pour toi, tire-toi.

Mme Bâcre : Voyons, ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas aveugles qu'ils ne sont pas malheureux.

Isabelle : Mais ils sont si laids.

Charlotte (qui avait d'abord été intéressée) : Alors ce n'est pas Alice.

M. Bâcre (éduquant la jeunesse) : Un vilain physique décourage les bons mais pas le mal.

Albert : Je préfère helper votre fille.

Le Bon Samaritain (repenti) : Il faut vous sauver de quoi ?

La Gargouille de Notre-Dame : D'un type-agent qui nous poursuit.

Le Bon Samaritain (sarcastique) : Ah, de l'ordre, de la sécurité et de l'autorité.

Le Fils de La Gargouille : Il prétend que l'on perturbe parce que l'on marche au milieu des voitures.

M. Bâcre : Alors il n'a pas tort.

La Gargouille : On s'y sentait plus en sécurité qu'au milieu des gens.

Le Fils : Les voitures n'ont pas d'intentions, donc pas de mauvaises intentions; j'aime bien les voitures.

Le Bon Samaritain (regardant vers la gauche) : En tout cas vous avez semé le poursuivant.

La Gargouille (pas rassurée) : Vous croyez ?

Le Fils : Elles l'ont peut-être écrasé pour nous protéger.

Mme Bâcre (révoltée) : Bien sûr que non, voyons.

M. Bâcre : Vos idées sont celles de votre physique, mon ami.

Le Fils (découvrant Isabelle, admiratif) : Ah...

Isabelle (peureuse) : Non...

Albert (en profitant pour la prendre dans ses bras) : Je suis là. (M. Bâcre tapote sur les bras d'Albert qui les retire.)

Le Bon Samaritain La Gargouille et au Fils) : Vous êtes qui d'abord ? Et qu'est-ce que vous faites là ?

La Gargouille (chantant) :

Qui suis-je ? Une humble gargouille.

Que fais-je ? Je fuis les ennemis.

J'ai laissé la pluie, le froid, la rouille

Des toits de Notre-Dame de Paris.

M. Bâcre (parlé) : Mais pourquoi ?

La Gargouille (chantant) :

Pourquoi ? Pourquoi fuir la beauté ?

Le Fils de La Gargouille (chantant) :

La religion, la poésie, la saleté ?

La Gargouille (chantant) :

Pourquoi ? Ou comment vivre encore là ?

Parce que je suis bien malheureuse,

En plus la nuit je suis peureuse,

Et surtout y'a risque d'attentat.

Le Fils (chantant) :

Et surtout y'a des risques d'attentat.

Le Bon Samaritain (parlé) : D'attentat ?

La Gargouille (parlé) : Eh oui, les gens, les arabislams ont projeté la mort de Notre-Dame.

Le choeur (parlé) : La mort de Notre-Dame !

La Gargouille : Alors je vais voir Henri...

Le Fils (agacé, rectifiant) : Louis, ce sont les Louis maintenant qui gouvernent.

La Gargouille (continuant) : ... pour qu'il sauve Notre-Dame.

Le Fils : C'est urgent.

Charlotte : Qui est Henri ?

Albert : Qui est Louis ?

La Gargouille (éberluée) : Ils ne connaissent pas le Roi.

Le Bon Samaritain : Retournez chez vous. N'alourdissez pas la charité des boulevards. Vous voyez cette plaque ? Vous êtes ici au milieu de Capuciniennes et Capuciniens certes d'adoption provisoire mais décidés à réprimer les atteintes à l'intégrité de leur boulevard.

Mme Bâcre : Qu'on cesse d'être envahi et qu'on aille enfin dîner.

Le Bon Samaritain (discours politique) : Capuciniennes, Capuciniens, libérons nos murs ! Débarrassons notre macadam des mendigotes, retrouvons l'usage privatif de nos poubelles publiques. On ne sait plus où passer tant il y a de pauvres couchés sur nos trottoirs. Et qu'est-ce qu'ils paient pour cela ? Rien, ils abusent de la bonté municipale. C'est pourquoi je me présente aux prochaines élections.

(Une belle femme sort de chez Lancel en courant, un petit sac à la main encore avec son étiquette.)

Le Bon Samaritain ; N'est-ce pas Alice ?

Le choeur (moins La Gargouille et son Fils) : Alice ?

La Gargouille : Qui est Alice ?

Charlotte : Je vous en prie, attrapez-la !

(Le Bon Samaritain s'élance après la supposée Alice.)

I, 4 Un vieux monsieur (d'apparence très soignée, arrivant par la voie qu'il vient de traverser, un petit carnet à la main, criant) : Je note votre numéro ! Vous irez en prison ! (A la cantonade :) Non mais, vous avez vu !

Charlotte : Alice ?

Le vieux monsieur : Ils font n'importe quoi. Ces voitures sont des dangers publics !

La Gargouille : Je ne crois pas; les voitures sont bonnes.

Le Fils : Elles n'ont pas de mauvaises intentions.

Charlotte : Et Alice ?

Mme Bâcre : Du côté des restaurants, je crois que je vais suivre le Bon Samaritain pour voir si je la trouve. (Elle jette un coup d'oeil à son mari et à sa fille qui semblent trop distraits par ce qui se passe là pour s'occuper d'elle; agacée elle s'éloigne à petits pas précipités. Pendant ce temps :)

Le vieux Monsieur : Regardez mon carnet, il est quasiment plein, des centaines et des centaines de numéros d'agités de la route. Et c'est le onzième carnet.

M. Bâcre (regardant) : Impressionnant.

Isabelle (regardant, au vieux monsieur) : Ce petit signe-là, qu'est-ce qu'il veut dire ?

Le vieux mais Monsieur : Il signale ceux qui ont klaxonné. Je suis sur le passage pour piétons, je ne vais pas vite, je ne vais jamais vite... quoique je puisse courir... je n'admets pas que l'on me klaxonne !

Isabelle (pleine de sympathie) : Bien sûr.

Albert : Mais si le feu est au rouge ?

Monsieur mais vieux : Ce n'est pas le problème. C'est une infraction.

M. Bâcre (ironique) : Absolument.

Isabelle (qui sent l'ironie, pour protester) : Papa...

Monsieur, vieux : Je n'admets pas l'irrespect klaxonneur des pirates mal-voyants.

Charlotte (choquée) : Vous n'avez qu'à rester sur le trottoir.

Monsieur, vieux : Ta gueule, la clodo.

Charlotte (vexée) : Voyou. Banlieusard.

Monsieur, vieux : Sûrement pas. Je suis un authentique Capucinien. J'habite là. (Il montre de la main.) Je te vois depuis plus de quinze jours faire de l'occupation de notre trottoir. Je vais appeler la police. Elle te fera déguerpir. Je ne suis pas n'importe qui, je suis un ancien professeur de mathématiques de l'éducation socialiste. J'ai des relations. J'ai toujours fait les grèves et j'ai toujours voté à gauche; on ne peut rien me reprocher. Je vous ferai virer.

Le Fils : Vous êtes dur avec elle.

La Gargouille Charlotte) : Quand je verrai Henri je lui parlerai pour vous, il vous protégera aussi.

Le Fils (agacé) : Louis.
M. Bâcre : Elle ne gêne personne, elle nous permettra même peut-être de rencontrer Alice.

Isabelle (à qui la remarque ne plaît pas) : Viens, on va rejoindre maman ! (Elle le tire. Il suit en riant.)

Albert : Est-ce que je peux aller rejoindre maman aussi ? (Il n'ose pas suivre.)

I, 5 Monsieur, vieux : Ces gens sont parfaitement inconvenants. Je vais noter leur signalement dans mon carnet. Dommage que je ne connaisse pas leurs numéros de voiture. (A La Gargouille et à son Fils :) Vous avez de drôles de têtes, vous deux.

La Gargouille : J'ai plus de sept cents ans, mon p'tit vieux, je ne peux pas avoir la figure de tout le monde.

Le Fils : Et quand on voit la tienne vaut mieux pas.

Charlotte : Il est comment ?

La Gargouille : Rond, tifs blancs courts, gros pif, petits yeux noirs, costume gris.

Monsieur, vieux : De chez Lanvin.

Fils : Aucune chance de séduire aucune femme, même de mille ans et plus, même une aveugle.

Charlotte : C'est pour ça que les autres gens sont partis ?

Monsieur, vieux (vexé) : Non mais, dites donc !

Albert (pour arranger les choses) : Nous vieillissons tous...

Fils : Pas moi.

La Gargouille : Non, pas moi.

Monsieur, vieux : Je vais vous faire virer d'ici tous les trois.

Charlotte : Pas la peine on va plus loin. (Elle se lève péniblement et commence de rassembler ses affaires.)

La Gargouille (au Fils) : Aide-la.

Fils Charlotte) : Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

Charlotte (occupée avec ses affaires) : Regarder. Qu'est-ce qu'on voit ?

Fils : On voit passer devant les sacs à main trois jeunes, une fille aux cheveux bruns avec une mèche bleue...

Charlotte : Pourquoi ?

Fils : Je ne sais pas.

La Gargouille : Moi non plus.

Albert : Aucune idée.

Monsieur, vieux : Ce ne sont pas des Capuciniens, sinon je saurais.

Fils (reprenant) : La fille regarde un sac, les garçons se font discrets, la fille tire par une manche celui qui a une boucle d'oreille...

Charlotte (toujours se préparant) : Pourquoi ?

Fils : Je ne sais pas.

La Gargouille : On peut le lui demander ?

Albert : Je ne m'en charge pas.

Monsieur, vieux : S'ils avaient un numéro de voiture, j'aurais pu mettre une remarque dans mon carnet.

Fils (reprenant) : Voilà d'autres gens.

Albert : Il y a toujours d'autres gens, on n'en finirait plus.

Monsieur, vieux (fier) : Mon boulevard est extrêmement apprécié, vous savez.

Charlotte : Ils sont comment ?

Fils : On voit deux femmes mûres pas contentes.

Charlotte : Pourquoi ?

Fils (agacé) : Mais on ne peut pas savoir !

Charlotte : Tu ne vois que des gens qu'on ne comprend pas.

La Gargouille : Elles se disputent.

Charlotte : Ah ? Pou...

Fils (lui coupant la parole) : T'arrêtes avec cette question ou je ne te dis plus rien.

Monsieur, vieux (aux deux femmes qui se sont interrompues pour les regarder) : Notre boulevard a des trottoirs très propres, il est l'un des plus appréciés des clodos, alors il faut lutter tout le temps pour la libération de notre territoire.

AlbertMonsieur, vieux) : Ont-elles le droit de passage ? (Regard furieux de Monsieur.) Allez, passez, Mesdames. C'est gratuit aujourd'hui.

Monsieur, vieux (qui a un illumination) : C'est vrai qu'un péage pour marcher sur nos trottoirs...

Charlotte (aux autres) : Si vous ne comprenez rien de ce que vous voyez, vous n'êtes pas beaucoup plus avancés que moi. (Elle est enfin prête et se met en marche.) Allons retrouver les autres, vers le restaurant, ils m'inviteront peut-être. (Elle marche, tous la suivent.)

AlbertMonsieur, vieux) : Vous nous suivez ?

Monsieur, vieux : Je veux m'assurer qu'elle quitte bien le territoire.

I, 6 (La projection suit le boulevard jusqu'au premier restaurant, la toile s'ouvre alors en partie pour qu'on puisse voir le bord de la salle fenêtres ouvertes tant le printemps est doux. A une table Le Bon Samaritain déjà servi, à une autre Mme Bâcre, l'air renfrogné, servie, à une autre son mari et sa fille, sans rien.)

FilsCharlotte) : Les voilà.

Charlotte : Je les sens manger.

Fils : Il n'y en a que deux qui mangent.

Charlotte : Il y a un plateau de fruits de mer.

La Gargouille (au Bon Samaritain) : Je me demande si c'est bon. (Il l'ignore.)

Le Garçon : Circulez là-devant. Je ne veux pas de clodo devant mon restaurant !

Monsieur, vieux (satisfait) : Ah.

La Gargouille (au Bon Samaritain) : Je n'ai pas trouvé d'argent dans le tronc avant de partir mais Henri vous les rendra dès que je lui aurai parlé.

Albert (qui est entré; à M. Bâcre) : Je peux m'asseoir ?

Le Bon Samaritain (ironique) : Oh ben, si Henri doit me le rendre...

M. Bâcre (amusé, à Albert) : C'est gentil de venir me tenir compagnie.

(La Gargouille va pour entrer.)

Le Garçon : Pas de monstre chez moi !

La Gargouille (passant de force) : Je suis invitée !

Le Garçon : Par qui ?

Le Bon Samaritain (venant s'interposer) : Par moi.

Fils (de la rue) : Et moi ?

La Gargouille : Je te raconterai.

(Charlotte s'assied sur le trottoir.)

Le Garçon (montrant une place à La Gargouille) : Alors là, loin des fenêtres, qu'on ne vous voie pas. Qu'est-ce que vous voulez ?

La Gargouille : Une poule au pot.

Le Garçon : ... Quoi ?

La Gargouille : Je me suis toujours demandée ce que c'était. Comment elle est dans son pot.

Le Garçon : Oui. (Criant :) Un plateau de fruits de mer pour le 7 !

Monsieur, vieuxCharlotte) : Moi je n'ai pas faim. J'ai mangé. Je vous surveille. Vous ne piquerez rien.

Fils (qui s'est assis à côté de Charlotte) : Etre aveugle est-ce que ça coupe l'appétit ?

Charlotte (pas contente) : Les odeurs ne suffisent pas toujours à me nourrir.

Le Garçon (hurlant) : Alice ! (A la cantonade :) On engage les gens malgré leur lourd passé mais leur reconnaissance... (Hurlant :) Le cinq attend ! Le sept attend ! (A la cantonade :) C'est une ancienne star du porno, d'ailleurs ça ne fait pas venir plus de clients....

Charlotte (au Fils) : Alice, une star du porno ?

Fils : Qu'est-ce que c'est ? Sur ma tour on ne connaît pas ça.

Monsieur, vieux : Tout compte fait je suis curieux de la voir, votre Alice.

Le Garçon (hurlant) : Alice !

(La porte des cuisines s'ouvre, Alice paraît. C'est la belle fille que l'on a vu sortir de chez Lancel avec un sac à main qu'elle porte toujours, mais sans l'étiquette. D'une main elle arrache son tablier qu'elle jette, en-dessous elle a une nouvelle petite robe, superbe.)

Alice (chantant) :

Là. Là ! Là. Je suis là.

Mais Alice se tire-lire,

Elle laisse bâiller les huîtres,

Et ne reviendra pas.

Charlotte (parlé) : C'est la voix d'Alice.

Le Garçon : Quoi !

Monsieur, vieux : Qu'elle est belle !

Alice (chantant et dansant) :

Alice à Paris n'est pas assez vieille

Pour s'y embêter.

Je n'suis pas venue au pays des merveilles

Pour y travailler.

Le choeur (tous sauf Charlotte, qui restera assise, chantant) :

Elle n'est pas venue au pays des merveilles

Pour y travailler.

Alice (chantant et dansant) :

J'ai fait des photos d'yeux,

J'ai fait des photos d'nez,

J'ai fait des photos d'lèvrres

Et des photos déshabillées.

 

Et ça m'a rapporté.

Pas assez.

Pas assez.

Le choeur (tous se sont levés, chantant et dansant) :

Et ça lui a rapporté.

Pas assez.

Pas assez.

Alice (chantant) :

La vie est chère !

Mon corps m'est cher...

Et il est cher.

(Chantant et dansant :)

J'ai fait des films osés,

J'ai fait des films plus osés,

J'ai fait des films très osés.

 

Et ça m'a rapporté.

Pas assez.

Pas assez.

Le choeur (chantant et dansant) :

Elle n'est pas venue au pays des merveilles

Pour y travailler.

Et ça lui a rapporté.

Mais pas assez.

Pas assez.

Alice (chantant) :

Quel désespoir de se retrouver là,

Quand on rêve de triomphe, de gloire,

Et que la chance ne vient pas,

Et que l'argent fuit de vos doigts,

Quel désespoir !

(Chantant et dansant :)

Mais je ne renonce pas,

Je n'suis pas d'celles-là,

J'irai de l'avant.

En avant !

Le choeur et Alice (chanté et dansé) :

Mais je/elle ne renonce pas,

Je/elle ne suis/n'est pas d'celles-là,

J'/elle irai/ira de l'avant.

En avant !

Alice (chanté) :

Je veux plus.

Plus.

Plus.

Le choeur (chantant et dansant) :

Et ça lui a rapporté.

Mais pas assez.

Pas assez.

Alice (chanté) :

Je veux plus.

Plus.

Plus.

Le choeur (chantant, dansant) :

Elle n'est pas venue au pays des merveilles

Pour y travailler.

(Alice sort en courant. Elle tente de traverser la rue : hurlement des klaxons. Le vieux Monsieur sort son carnet, furieux. Elle recule. Elle veut fuir vers la gauche mais se heurte au Fils qui l'empêche de passer pendant que dans le restaurant le choeur se rassoit.)

I, 7 Le Bon Samaritain (à la fenêtre ouverte de sa place) : Qu'elle est belle.

Monsieur, vieux : Pour une fois je renoncerais au numéro de voiture pour son numéro de téléphone.

FilsAlice) : On ne passe pas !

Alice (interloquée et piégée) : Ah ! Qu'est-ce que tu es, toi ?

Fils (fièrement) : Fils de La Gargouille de Notre-Dame !

Charlotte (essayant de se lever) : C'est toi, Alice ?

La Gargouille (à une fenêtre car elle a profité de l'inattention du Garçon pour prendre une meilleure place) : C'est vrai, et on va voir Henri.

Alice (donnant un billet à La Gargouille ) : Est-il à vendre ? Il fera plus d'impression qu'un chien.

La Gargouille : Cinquante euros. C'est beaucoup, n'est-ce pas ? (Au Fils :) Je te rachèterai dès que j'aurai vu Henri.

Alice (saisissant le Fils par la main et l'entraînant par la droite) : Viens, on va te trouver un habit à mon idée.

Charlotte (arrivant vers eux trop tard) : Alice, je suis si contente !

La Gargouille (perplexe) : Je n'aurais peut-être pas dû vendre mon fils.

Le Garçon (méprisant) : Les gens ont la morale de leur physique.

Monsieur, vieux Charlotte) : Elle est partie, elle n'a pas voulu de vous.

Charlotte : Partie ? Alors ce n'était pas Alice.

Monsieur, vieux : Si, elle est trop belle pour ne pas être Alice.

Le Garçon : Elle est trop "connue" si vous saisissez ce que je veux dire, pour ne pas être Alice.

M. Bâcre : Alice est une évidence.

AlbertIsabelle) : Moi aussi j'aimerais faire des photos.

La Gargouille : Vous pensez bien que je n'aurais pas confié mon enfant à une autre qu'Alice !

Le Bon Samaritain (lyrique et finissant ses huîtres) : Alice sort de nos rêves pour les faire exister, elle est la fée qui enchante les Capuciniens, elle nous attend à la sortie des théâtres pour nous faire entrer dans l'illusion sans fin. Avec ses photos sur les kiosques, ses repas si raffinés... et pantagruéliques, ses films olé olé et aussi les autres, ses musiques-caresses, ses musiques-ivresses, ses vins hallucinatoires, son argent qui coule intarissable sur le boulevard, elle est l'hypnose de la beauté qui couvre la vie. Je veux te revoir et t'aimer. Je veux te suivre, te saisir, t'attraper. Oh, Alice, tu seras à moi toi qui es à tout le monde, je te posséderai et à jamais ! (Il se lève, paie et va pour sortir.)

Charlotte (qui ramasse à nouveau ses affaires) : Je vais le suivre, je saurai si c'est elle.

Monsieur, vieux : Parfait, je ne vous quitte pas. Plus tôt on sera débarrassés de vous, plus tôt on aura retrouvé Alice.

La Gargouille : Je devrais peut-être venir aussi ? J'ai un scrupule concernant le Fils. (Elle se décide à se lever tandis que les Bâcre et Albert enfin servis par le Garçon commencent leur repas.)

I, 8 (Le rideau se referme  sur la salle de restaurant. La projection du boulevard se continue, avec les héros de la poursuite en marche devant - La Gargouille rattrape les autres avec une assiette pleine -, jusqu'au cinéma entre l'hôtel Londres et la boufferie Bruxelles.)

II, 1 Le Bon Samaritain : Je propose d'établir le camp de base ici.

Charlotte : Pourquoi ?

Le Bon Samaritain : Parce que les vitres de la brasserie sont fermées et que les séances du cinéma sont commencées.

Monsieur, vieux : Elle est au moins sur deux affiches. (Lisant les titres :) "Mes nuits au pôle", "Quarante-huit heures sans bagages".

La Gargouille (finissant  de manger l'assiette du crime, achetée avec les deniers de la vente du Fils) : Je ne la reconnais pas du tout. Sur cette affiche-là, est-ce que c'est Henri ?

Le Bon Samaritain (pince-sans-rire) : Sûrement, ses fins de mois à l'Elysée sont difficiles, il arrondit en faisant un peu de cinéma.

Monsieur, vieux : Il s'agit de Cromwell.

Charlotte (qui a posé ses sacs et s'assied) : Vous croyez vraiment qu'elle est dans ce coin ?

Le Bon Samaritain (en connaisseur) : Alice est attirée par le cinéma, elle ne peut pas résister à l'envie d'y entrer.

La Gargouille (encore la bouche pleine) : Il faut retrouver mon Fils, un jeune homme innocent enlevé par une femme dépravée.

Monsieur, vieux : Les disparitions de jeunes garçons sont une préoccupation pour les Capuciniens.

Charlotte : Qui est-ce qui les enlève ?

Le Bon Samaritain (railleur) : Le cinéma.

La Gargouille : Il attaque les innocents ?

Monsieur, vieux : C'est le grand dépuceleur de la planète, le propagateur des vices, le perturbateur des calmes pensées, le dispensateur d'orgasmes, le jouisseur des fois et des certitudes.

Charlotte : Oui, elle est sûrement là.

La Gargouille (horrifiée) : Il faut supprimer Cinéma ! Que fait donc Henri ?

Le Bon Samaritain (ironique) : Du cinéma. (Il va jeter un coup d'oeil à travers les vitres de la brasserie.)

(Par la gauche - on les avait donc dépassés - arrivent Alice et Fils mieux habillé mais en plus caniche.)

Alice (qui n'a pas remarqué la troupe des Capuciniens mais est hypnotisée par les affiches) : Stop, Tommy. (Riant :) "Mes nuits au pôle", j'ai tourné là-dedans, je ne croyais pas qu'on oserait le sortir en salle ordinaire. "La crapule de Baker Street", ça a l'air bien, quel beau gars.

Fils (apercevant maman) : Mauvaise mère.

Alice (toute à son idée grattant la tête de Fils) : Calme. (Se décidant :) Allez, viens. (Elle entre dans le cinéma, suivie de Fils.)

La Gargouille (criant, éplorée) : C'est pas ma faute, c'est parce que j'avais faim !

Monsieur, vieux : Il s'agissait bien d'elle. Je n'ai pas su quoi faire.

La Gargouille : Les remords maintenant sont bien nourris, ils en profitent pour me torturer.

Charlotte (qui ne s'est aperçue de rien, à Monsieur) : Qui ça ?

Le Bon Samaritain (revenant) : Rien. Non.

Monsieur, vieux : Elle vient d'entrer dans le cinéma.

Le Bon Samaritain (y fonçant) : Pour voir quel film ? Vous le savez ? Quel film ?

La Gargouille : Je viens aussi, attendez-moi !

(Ils disparaissent dans le cinéma.)

Charlotte Monsieur) : Vous croyez qu'ils en ont pour longtemps ?

Monsieur, vieux : Les séances sont commencées...

Charlotte : J'ai faim.

Monsieur, vieux : Allez mendier chez les autres.

II, 2 Fils (ressortant seul du cinéma, criant) : Ah !

Monsieur, vieux : Quoi, Fils de monstre ?

Fils (chantant) :

Le monde est bien différent

Une fois qu'on est entré dedans,

Il y fait une nuit de soleil

Peuplée des cauchemars du sommeil.

Ahi. Ahi.

Charlotte et Monsieur, vieux  (chantant joyeusement) :

Ahi. Ahi.

Fils (chantant) :

Ah que je voudrais être de retour,

Là-bas, dans le peuple de ma tour, à Notre-Dame.

Les Bâcre et Albert (arrivant, chantant) :

A Notre-Dame.

Charlotte et Monsieur (chantant) :

Ahi. Ahi.

Fils (chantant) :

A peine entré j'ai été agressé

Par des ribambelles de prostituées,

Des hordes sauvages de cavaliers,

Des trains fous et des camions drogués,

Des casseurs de voitures immaculées,

Des violeurs de jouvencelles déprimées,

Des rangs menaçants de policiers,

Soudoyés par des politiques écervelés...

Ah quelle société !

Le choeur (au complet, chantant joyeusement) :

Ah, quelle société.

Fils et le choeur (chantant et dansant joyeusement - mais Charlotte reste assise et Monsieur, vieux, danse sur place) :

Ah que/qu' je/il voudrais/t être de retour,

Là-bas, dans le peuple de ma/sa tour,

A Notre-Dame.

A Notre-Dame.

Fils (parlé) : C'est sûrement avec la bombe Cinéma que les Islams' veulent attenter à Notre-Dame. Il faut prévenir Louis !

Monsieur, vieux : Vas-y vite. Et emmène l'aveugle.

Fils : Mais est-ce qu'il recevra un Fils vendu pas sa mère et guidé par une remplaçante qui ne voit même pas ?

M. Bâcre : Où est donc sa mère ?

Monsieur, vieux (montrant le cinéma) : Là, avec le Bon Samaritain, ils y ont suivi Alice.

M. Bâcre, Mme Bâcre, Isabelle, Albert : Alice !

Charlotte : Ah bon ?

M. Bâcre (courant) : Il faut que j'aille les aider à l'attraper.

Mme Bâcre (à sa suite) : Pas sans moi !

Isabelle (regardant les affiches) : "Mes nuits au pôle", d'après le titre ça a l'air bien.

Albert (regardant les affiches) : "Quarante-huit heures" ce n'est déjà pas si mal.

Isabelle (entrant dans le cinéma) : Tu vas où tu veux.

Albert (la suivant) : Le pôle, y a pas mieux. Nord ou sud ?

(Ils disparaissent.)

Monsieur, vieux : Nous revoilà tout seuls.

CharlotteFils) : Tu pourrais aller me chercher à manger ? (Sortant son porte-monnaie :) Pour cinq euros, tu me prendras un sandwich... au thon et une bouteille... d'eau.

Fils (prenant le billet) : Mais où ?

Charlotte : Il y a un Monoprix par là. Va. Sois gentil.

(Fils part vers la droite.)

Monsieur, vieux (acerbe) : Payer ne fait pas de vous une consommatrice légale du trottoir car vous y êtes assise.

Charlotte : Qu'est-ce qu'il veut encore ?

Monsieur, vieux : Vous ne pouvez manger que debout et en mouvement.

II, 3 Alice (sortant, fuyant) : Ils sont partout, partout ! Ils me harcèlent.

(Chantant :)

Ah que la vie d'autrefois était belle,

Quand j'étais inconnue et mortelle,

Mais le destin m'a si bien réussi,

Qu'une horde infernale me poursuit.

(Elle court à droite, à gauche et finalement s'engouffre dans la brasserie Bruxelles.)

Monsieur, vieux : C'était Alice, elle est excitante comme tout.

Charlotte : Encore ! Calme tes obsessions, le vieux; Alice, si elle était ici, serait venue me voir.

Le Bon Samaritain (sortant, cherchant) : Il faut qu'elle soit sortie... Mais où est-elle passée ? (Il regarde le vieux Monsieur qui l'ignore.

Chantant :)

Elle a dansé au pôle,

Elle a chanté au Massachu-

Machassus-

Setts.

Elle a pleuré au pôle,

Volé à Vancouver,

Brûlé des coeurs dans la ville rose,

Et hurlé de joie au Massachu-

Machassus-

Setts.

Elle a bien ri au pôle,

Elle a rêvé à Buenos Aires,

Nagé à Bahia, carnavalé à Rio,

Et surtout, à bord d'une mustang rouge,

Canardé, canardé au Massachu-

Machassus-

Setts.

Elle a tué au pôle,

Torturé à Valparaiso,

Implanté un hôtel aux Marquises,

Reçu des millions des pauvres,

Ruiné des firmes internationales

Au Machassu-

Machassus-

Setts.

(Parlé :) Elle est peut-être par là. (Il va vers la droite, hésite, entre dans la brasserie Bruxelles.)

Monsieur, vieux : Je parie un euro qu'il ne l'attrape pas.

(Le Bon Samaritain sort en tirant par la main Alice qu' porte à nouveau un tablier de serveuse.)

Le Bon Samaritain : Je te tiens !

Alice : Monsieur, Monsieur, on ne consomme pas aussi les serveuses. (Elle essaie de rentrer dans la brasserie.)

Monsieur, vieux (dépité, à Charlotte) : Tends la main. (Perplexe elle le fait, il y met un euro.) Tiens.

Le Bon Samaritain : Tu ne m'échapperas plus !

Charlotte (ébahie) : Un euro... Il devient bon.

Alice (chantant) :

Au secours ! Au secours !

Un homme ivrogne m'agresse !

Au secours, au secours,

J'offre un baiser au premier arrivé.

Le Bon Samaritain (chantant) :

Ah, Alice, si tu voulais,

Nous serions un coule mythique,

Le couple des aimés de mai,

Ah, Alice, Alice...

Alice (chantant) :

Au secours ! Au fou ! A l'amant !

Il me bat et me fait des bleus !

Qui veut voir les énormes bleus ?

Qui me délivrera de lui ?

(Elle s'échappe sur la gauche et va entrer dans l'hôtel Londres. Le Bon Samaritain la suit.)

Monsieur, vieux (pas content) : Au moins quand je me la paie en revue, j'en profite.

Charlotte : Quand Alice viendra je lui parlerai de votre comportement.

(Sort Mme Bâcre qui pousse devant elle Isabelle et Albert.)

Mme BâcreAlbert) : Vous n'avez pas honte d'avoir entraîné ma fille voir un film pareil !

Albert (qui doit ménager Isabelle) : Oh, si l'on peut dire.

Isabelle (hypocrite) : C'est bien des idées de garçon, ça.

Mme Bâcre Albert) : Inutile de prendre un air innocent, je ne suis pas dupe.

Albert (résigné) : Je n'ai regardé qu'Isabelle.

M. Bâcre (sortant, rigolard; les suivant de loin, à sa femme) : Pardonnons aux explorateurs, ils se sont égarés, probablement.

Isabelle (perfidement) : Et il en a profité pour m'embrasser.

Albert (estomaqué du mensonge) : Oh ?

Mme Bâcre (se retournant pour prendre son mari à témoin) : Tu vois !

(Albert pour se venger en profite pour donner un petit baiser sur les lèvres à Isabelle qui fuit en riant.)

Albert : Comme ça ce sera vrai.

La Gargouille (sortant affolée du cinéma, criant) : Henri ! Henri !

Monsieur, vieux : Ah, revoilà le monstre.

La Gargouille (chantant) :

Revoilà la lumière !

Echappée des Enfers,

Du Noir et de l'Horreur,

Ayant tremblé de peur,

Sans cesse poursuivie

Par les Ombres sans vie

Mais ivres de notre sang,

Je suis remontée à la lumière !

Le choeur (tous les autres, chantant, dansant joyeusement - sauf Charlotte assise) :

Elle est remontée à la lumière,

Elle s'est échappée des Enfers,

Morte de peur.

Morte de peur.

La Gargouille (criant) : Henri ! Henri !

(Chantant :)

Aidez-moi, aidez-vous;

Elles sont là, derrière nous;

Elles vont sortir à la lumière,

A laquelle elles aspirent !

Le choeur (chantant, dansant - sauf Charlotte) :

Elles vont sortir

A la lumière à laquelle

Elles aspirent.

La Gargouille (criant) : Henri ! Henri !

Le choeur (chantant, dansant joyeusement - sauf Charlotte) :

Elle est remontée à la lumière,

Elle s'est échappée des Enfers,

Et a fui la peur.

La peur.

La peur.

II, 4 La Gargouille (parlé) : J'ai failli être avalée par l'écran.

Monsieur, vieux (ironique) : Vous n'êtes entrée que dans une salle ?

La Gargouille : Non, c'est vrai, plusieurs écrans. Ils se sont jetés sur moi.

Monsieur, vieux : Eh ben, il est pas dégoûté le ciné.

M. Bâcre (pour couper court) : En tout cas Alice était bien dans deux films mais je ne l'ai pas vue dans les salles.

La Gargouille (éplorée) : Fils non plus je ne l'ai pas retrouvé.

Mme Bâcre : Je n'y pensais même plus à ces deux-là.

Isabelle : Albert m'a dit qu'il les a aperçus.

Albert : Quand je suis entré dans la salle du "Pôle", elle est passée à côté de moi, poursuivie par Le Bon Samaritain.

Mme BâcreIsabelle) : Et tu ne les as pas vus, toi ?

Isabelle (embarrassée) : J'étais peut-être entrée avant... je ne me souviens plus.

Mme Bâcre : Avant ?

M. Bâcre (pour couper court) : Chère Charlotte, votre sulfureuse soeur a l'art du courant d'air.

(Une fenêtre du premier étage de l'hôtel Londres s'ouvre; Alice et Le Bon Samaritain paraissent enlacés.)

Alice et Le Bon Samaritain (chantant ensemble) :

Un baiser, un baiser... encore...

O soirée... si douce... que j'adore...

Je t'aime, je t'aime tellement fort

Que je ne suis plus sûr/e que je dors.

Le Bon Samaritain (chanté) :

Promets-moi, promets-moi

De ne vivre que pour moi.

Alice (chanté, distraite) :

C'est ça, c'est ça.

Le Bon Samaritain (chanté, toujours lyrique) :

Promets-moi, promets-moi

De n'aimer qu'avec moi.

Alice (chanté, regardant dans la rue) :

C'est ça, c'est ça.

Le Bon Samaritain (chanté, lyrique) :

Amour, baisers, folle ivresse,

Enchantement, enivrantes caresses...

Alice (chanté; agacée) :

J'suis faite pour ça,

Te fatigue pas,

Alors on y va ?

Le Bon Samaritain (chanté, lyrique) :

Echangeons nos serments,

Un peu, beaucoup, passionnément,

O ma chérie,

Tu es toute me vie...

Alice (qui en a marre; chanté) :

C'est ça, c'est ça,

Te fatigue pas,

Alors on y va ?

(Elle ferme brusquement la fenêtre. Ils disparaissent.)

Le choeur (encore sous le charme; chantant) :

Un peu, beaucoup, passionnément,

O mon/ma chéri/e,

Tu es toute ma vie.

Fils (arrivant par la droite) : Il n'y en avait plus au thon. Alors j'en ai pris un à la mortadelle.

(La Gargouille met la main sur son coeur.)

Charlotte : Je n'aime pas la mortadelle.

Monsieur, vieux : Quand on est pauvre, on aime ce qu'on achète.

Mme Bâcre Charlotte) : Il faut vous nourrir, c'est l'essentiel.

Fils : Mais j'ai trouvé la bouteille d'eau.

Mme BâcreCharlotte pas vraiment intéressée) : Bon, l'essentiel est là. (Charlotte va manger un peu, puis elle rangera soigneusement le sandwich à peine commencé avec la bouteille d'eau.)

M. Bâcre (au Fils) : Mais tu n'es plus avec Alice ?

Albert : Qu'est-ce qui s'est passé ?

Fils : J'ai réussi une évasion. J'ai repris ma liberté.

La Gargouille : Oh mon Fils chéri !

Fils : Et je n'ai plus de mère. La mienne était indigne de Notre-Dame.

La Gargouille (en larmes) : Il a raison !

Isabelle (pas compatissante, très pincée) : Oui, il a raison.

Albert Isabelle, pour se faire bien voir) : C'est monstrueux de vendre son enfant.

M. Bâcre (pince-sans-rire) : Surtout à ce prix-là.

Mme Bâcre (au Fils) : Votre mère a manqué de morale.

II, 5 Monsieur, vieux : Encore heureux qu'ils n'aient pas de voiture. Déjà avec le nombre de tarés qui circulent... Moi je n'ai pas de voiture. Je n'ai pas de fric, j'étais professeur de mathématiques. C'est injuste... Il y a des Renault qui klaxonnent, six cylindres, seize soupapes, freins en céramique, ça roule, ça roule; y a des Peugeot qui  klaxonnent, avec toit panoramique ouvrant, nuée d'airbags à la napolitaine, loupe d'orme pour le tableau de bord, ça roule ça roule, ah ah, ah ah; y a des Citroën qui klaxonnent, roulement de roues à billes vertes, moteur au chant de cigale, cuir aphrodisiaque sur sièges avant, et arrière, ça roule ça roule, ah ah, ah ah, ah ah ah; toutes les étrangères qui viennent rouler, elles klaxonnent les étrangères allemandes, sans se gêner, Hitler du macadam, tu ne passeras pas, passage piéton ! stop ! moteur d'avion, moteur bombardier, bombarde les piétons ! casse-toi piéton ! ça roule ça roule, ah ah; elles klaxonnent les belles Italiennes, vas-y, soulève ton capot si tu l'oses, elles ne reculent devant rien celles-là, elles klaxonnent sans aucune pudeur ! et ce n'est rien face aux Danoises, aux Suédoises, ô celles-là, ça roule ça roule, en douceur ma belle, j'te klaxonnerais bien ma belle klaxonneuse, va, va, roule doux, mais roule, ah, ah, ah ah, vas-y, roule ! Ah si j'avais l'fric j'te les materais toutes ces salopes de rue, putains de luxe, les écrevisse, les fraise, les vanille, les myrtille, les... ça roule ça roule roule roule. Si j'étais un Grand de ce monde pourri, je caresserais les soumises à mes ordres, elles s'aplatiraient devant leur maître, je dominerais ces nymphomanes dévoreuses, elles klaxonnent, klaxonnent, elles rameutent, phares allumés en plein jour, volant de gazelle au toucher fatal, six vitesses, première je passe en deuxième ça va ça va, en troisième, glissade sans fin dans l'air de printemps, quatrième : roule plus fort, plus fort, cinquième, le monde est à nous, je passe en tête ! sixième, sport, quarante pouliches sous moi maîtrisées ! J't'écrabouille piéton de merde ! J'me fais tous les passages-piétons ! et les trottoirs ! Enculés ! Ah ah, ah ah, ah ah ah ! (Revenant brusquement à lui :) Excusez-moi, je crois  que  ne me suis un peu égaré... (Fermant les yeux :) Fricassée de Ferraris sur Porches laquées cernées de Leur purée de Mac Larens nouvelles... (Rouvrant les yeux :) Voyez-vous, toutes ces belles en circulation, ça me provoque des érections.

Mme Bâcre (compatissante) : Ça vaut mieux que de tromper sa femme.

M. Bâcre : Bof.

Monsieur, vieux : A défaut de fric, j'ai mon carnet. Je note leurs numéros.

M. Bâcre (ironique) : On ne sait jamais...

II, 6 La Gargouille (qui veut montrer qu'elle comprend le monde moderne) : Les voitures sont bonnes, elles n'ont pas de mauvaises intentions.

Fils (qui se rapproche de sa mère) : C'est vrai.

Charlotte : Alice a sûrement une belle voiture, elle m'emmènera dedans et on rentrera à Saint-Brieuc.

Albert : Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle voudra y retourner ?

Isabelle : Racontez-nous Alice, Charlotte.

Mme Bâcre : Tiens, au fait, puisqu'elle nous gâche la journée, autant savoir qui elle est.

La Gargouille : Est-ce qu'elle connaît Henri ?

M. Bâcre (ironique) : Sûrement, le Vert-Galant a droit de cuissage dans sa ville.

Fils (timidement) : Je crois que... je suis amoureux d'Alice... c'est mal pour un Fils de Gargouille de Notre-Dame ?

Albert (regardant Isabelle) : Moi elle s'appelle Isabelle.

Charlotte : Alice, elle a toujours été comme moi, en belle; mais la morale lui manque. Maman me disait : "Tu as tout pris." Je me sens un peu coupable à son égard. Si elle agit comme elle fait, c'est à cause de moi. Sinon elle aurait un travail honnête, un mari honnête, des enfants honnêtes. Au lieu d'allumer et d'éteindre les hommes en permanence. Alors, moi, je suis aveugle. Alice petite était un ange, nous ne quittions jamais, je voyais par ses yeux et le monde était merveilleux. Alice petite était un scandale déjà par ses remarques incongrues mais que tout le monde trouvait si amusantes; je n'ai su pourquoi que des années plus tard. Mais Alice adolescente a été un scandale qui ne faisait plus rire personne. Elle ne me laissait plus voir par ses yeux, elle disait que ça valait mieux pour moi. J'aurais pourtant préféré la vue d'Alice au noir permanent.

Isabelle : Mais votre maman ne tentait rien pour l'aider ?

Charlotte : L'aider ? Mineure elle faisait déjà chanter un homme en le menaçant d'envoyer leurs photos ensemble à la police; quand Maman a trouvé les photos en fouillant dans sa chambre, je ne vous raconte pas la scène !

Mme Bâcre : Et votre père ?

Charlotte : Papa a été le seul pour qui Alice est toujours restée toute petite. On ne pouvait rien lui dire. Il aurait été trop triste. C'est seulement quand il est mort qu'Alice est partie. Et à la mort de notre mère, j'ai commencé de chercher Alice.

M. Bâcre : Elle a bien agi avec son père, cela fait pardonner le reste.

Fils La Gargouille) : Mais j'ai dû avoir un père, moi aussi ? Qui était-ce ?

La Gargouille (éberluée) : Comment veux-tu que je me rappelle après plus de sept cents ans ! (Un temps.) Les enfants ont de ces questions ! (Air buté du Fils.)

Charlotte : Comme elle doit se sentir seule, Alice, aujourd'hui. Elle a suivi la mauvaise voie, elle en subit les conséquences. Elle est une marginale de revues, une marginale de films. Combien de temps peut-elle survivre ?

Monsieur, vieux : Elle a suivi la mauvaise voie, je veux bien, mais c'est vous qui êtes sur le trottoir. Sur notre trottoir.

II, 7 Le Bon Samaritain (ressortant furieux de l'hôtel Londres) : Vous l'avez vue ? Ah, la garce ! elle a filé !

Fils (ravi) : Tant mieux.

Le Bon Samaritain (lui lançant un regard peu amène) : Tiens, vous avez récupéré son caniche.

La Gargouille (indignée) : Fils n'est pas un caniche, vous devez le respecter !

Le Bon Samaritain (méchant) : Vous voulez le vendre plus cher cette fois, c'est ça ?

La Gargouille (au bord des larmes) : Je lui demande pardon, je suis si vieille, mon esprit s'égare parfois.

Fils (touché) : Nous avons plus de sept cents ans et c'est la première fois que nous descendons de notre tour de Notre-Dame. Ce n'est pas facile pour nous.

La Gargouille : Mais le danger augmente de jour en jour, des gens sont venus comploter pour poser des bombes juste à côté de nous. Il faut prévenir Henri !

Fils (entre ses dents, agacé) : Louis.

Le Bon Samaritain : C'est ça. En attendant je dois prévenir la police qu'une femme de mauvaise vie racole sur le boulevard des Capucines. (Il sort son téléphone portable.)

Mme Bâcre (à son mari) : Il a l'échec sexuel mauvais.

Le Bon Samaritain : Allô ? La protection, coûteuse et inefficace des volés, des spoliés, des battus, des assassinés ?... Oui, oh... Je veux porter plainte contre Alice... Ah, ce n'est pas le bon service. Et quel est le bon service ?... C'est le "Service des Plaintes contre Alice", évidemment. Alors passez-le moi...

M. Bâcre (au Bon Samaritain) : N'est-ce pas excessif ? Est-ce qu'elle vous a volé ?

Le Bon Samaritain : Volé ? Non... Allô ? Et allez donc, on vous balade d'un service à l'autre.

Mme Bâcre : A-t-elle tenté de vous blesser ? De vous tuer ?

Le Bon Samaritain : Blesser ? Tuer ? Non... Allô ? Oui, une plainte contre Alice. Une de plus, c'est ça.

Isabelle : Mais c'est injuste !

Albert : C'est injuste.

Charlotte : Il veut nuire à Alice ? Il faut l'en empêcher !

Monsieur, vieux (au Bon Samaritain) : Portez plainte aussi contre sa soeur. Pour occupation de trottoir.

Le Bon Samaritain (au téléphone) : Ce qu'elle a fait ? Elle m'a séduit et abandonné. Non je ne l'ai pas payée, heureusement. Il faut la punir. Il faut enfermer Alice !

Le choeur (des autres sauf Monsieur) : Non !

Monsieur, vieux : Là, c'est excessif. Qu'est-ce que je regarderai sur mon trottoir ? Sa soeur ?

Le Bon Samaritain : Des témoins ? Bien sûr que j'ai des témoins.

Le choeur (y compris Monsieur) : Aucun !

Le Bon Samaritain : Comment "aucun" ?

Le choeur : Nous ne savons même pas si Alice existe !

Le Bon Samaritain (au téléphone) : C'est toujours comme ça ?... Vous  ne  pouvez pas retenir ma plainte ?... Oh.

(Il rempoche son téléphone. Chantant :)

Séduit. Plaqué. Abandonné.

Je suis seul, triste, éperdu...

Ma vie d'amour, suspendue

Au cou d'Alice, est tombée.

Le choeur (chantant, dansant joyeusement - Charlotte reste assise) :

Il a été abandonné,

Cocu sans avoir consommé,

Il l'avait bien mérité.

Le Bon Samaritain (chantant) :

La chaîne de mes bras

Autour de son cou fragile

Elle l'a brisée, jetée bas,

Et s'est enfuie, agile.

 

Séduit. Plaqué. Abandonné.

Je suis seul, triste, désolé.

Le choeur (chantant, dansant joyeusement - Charlotte reste assise) :

Il a été abandonné,

Alice l'a plaqué,

Il l'a bien mérité.

Le Bon Samaritain (criant) : Mais je la retrouverai ! (Il part vers la droite.) Je vais la rattraper !

M. Bâcre : Il faut le suivre. S'il la retrouve, dans l'état où il est, Dieu sait ce qu'il peut faire. (Il s'élance derrière Le Bon Samaritain.)

Mme Bâcre (à son mari) : Il pourrait aller trouver une prostituée, ça le calmerait.

Isabelle : Oh ! Maman !

Albert : Quelle idée absurde.

(Ils suivent.)

Charlotte (ramassant ses sacs) : Attendez-moi.

La Gargouille (aidant Charlotte) : Fils, prends ces sacs de la demoiselle.

Fils : Oui, faisons vite, on va les perdre.

Monsieur, vieux : En fait ce n'est plus réellement mon Boulevard, c'est celui des Italiens, mais mon sens de la responsabilité me pousse à rester avec vous. Je dois aussi penser aux boulevards des autres.

(Tous vont pour s'éloigner par la droite.

A ce moment Alice montre sa tête à la porte de l'hôtel Londres, elle regarde prudemment, constate que la voie est libre et prend alors le même chemin d'un pas tranquille.)

II, 8 (La projection du boulevard continue jusqu'au Passage des Italiens - pizzeria à gauche, librairie à droite, kiosque à journaux, lieu de justice au fond du passage après une fontaine.)

III, 1 Le Vendeur de journaux (le même que le Garçon du restaurant, les voyant arriver) : Ah, des clients.

Le Bon Samaritain : Non. Vous n'auriez pas vu une belle femme, une superbe femme en train de filer ?

Le Vendeur de journaux : Les renseignements c'est pour les clients.

M. Bâcre (arrivant, un peu essoufflé) : Achetez-lui quelque chose, évitons un problème supplémentaire.

Le Bon Samaritain : Sûrement pas. Je ne vais encourager la vente forcée ! C'est un délit.

Le Vendeur (s'étranglant de fureur) : Quoi ? Il parle de quoi, ce fou ! Je suis le seul kiosqman de Paris ouvert le dimanche après-midi ! Je renseigne qui je veux, tête d'oeuf !

Mme Bâcre (arrivant) : Qu'est-ce qu'il y a encore ?

Le Vendeur : Ce Monsieur veut se servir en renseignements sans payer !

Mme Bâcre (au Bon Samaritain) : Vous voulez piquer dans son kiosque ?

Le Bon Samaritain : Je sens qu'Alice est là. O Alice, mon amour, tu ne m'échapperas pas. Je sens sa présence.

M. Bâcre : Ben oui, c'est un kiosque à revues, quoi.

Mme Bâcre : Elle y est attirée malgré elle, c'est comme un aimant, elle ne peut pas résister.

Le Bon Samaritain : Elle va y venir...

M. Bâcre : ... si elle n'est pas déjà passée.

Le Vendeur : Mais pour le savoir, faut acheter.

Mme Bâcre (cherchant son argent) : Là, donnez-moi deux revues féminines avec Alice et une masculine pour mon mari.

Le Vendeur : Avec Alice aussi ?

Mme Bâcre : Evidemment.

Le Vendeur (les tendant) : Y a pas mieux qu'elle pour faire marcher le commerce. (Il prend l'argent et rend la monnaie.)

Le Bon Samaritain : Eh bien ?

Le Vendeur : Eh bien, elle n'est pas passée.

Le Bon Samaritain : Ah !

M. Bâcre (content) : Donc inutile de courir.

Mme Bâcre (ses revues dans les mains) : A défaut de l'attraper on pourra toujours la regarder.

Le Vendeur : Je la connais bien Alice, je la vends. Elle ne passerait pas par là sans venir me dire bonjour, me demander si le commerce marche, si je suis content. Elle est gentille, Alice.

Le Bon Samaritain : Elle fait semblant.

Le Vendeur : Pour moi c'est pareil.

(Arrive le reste du groupe.)

Monsieur, vieux (aux premiers arrivés) : Alors ? Elle est là ?

M. Bâcre : Chou-blanc.

Fils (content) : Bien fait.

Le Bon Samaritain (de mauvaise humeur) : Quoi ?

Fils : Alice elle a même payé pour m'avoir tandis que pour tout l'or du monde elle ne voudrait pas aller avec lui.

Le Bon Samaritain (méprisant) : Remonte sur ton clocher !

Le Vendeur (perfide) : Il n'a peut-être pas tort.

Fils (au Bon Samaritain) : J'aime Alice et Alice me préfère à toi.

Le Bon Samaritain (furieux) : Roméo va prendre une baffe s'il continue.

Fils (vaillant héros d'Alice) : Alice ne veut pas de toi, va-t'en !

(Le Bon Samaritain se jette sur lui pour le frapper. Fils recule et se défend. Les autres, sauf Charlotte, Monsieur et le Vendeur, essaient d'intervenir.)

Charlotte : Que se passe-t-il ?

Monsieur, vieux (calme) : C'est la lutte finale pour Alice.

Isabelle (au Bon Samaritain) : Laissez-le, il est trop vieux !

La Gargouille : Il a une mission, on doit aller voir Henri, laissez-le.

Albert : Ne poussez pas Isabelle !

M. Bâcre : Allons, nous sommes entre gens raisonnables !

Mme Bâcre : Vous si bon, je ne vous reconnais plus. Tenez, c'était la revue pour mon mari.

Le Vendeur : Taïaut. Taïaut.

III, 2 (Alice est arrivée tranquillement et vient voir ce qui se passe. Elle les reconnaît et se tourne brusquement vers le kiosque.)

Tous (sauf Charlotte) : Alice !

Charlotte : Alice ? Où ça Alice ?

Alice (se retournent, criant) : Bonjour, mes amis ! Ça va ? Moi ça va. Je suis si contente d'être parmi vous !

(Chantant et dansant joyeusement - airs de danse divers :)

Un matin bleu au repos avec toi,

Sans tabou, sans complexe, foi ni loi,

Mon amour, effaçons la vallée des pleurs,

Et prenons maintenant le pari du bonheur !

Le choeur (chantant, sauf Charlotte) :

Sans tabou, sans complexe, foi ni loi,

Prenons maintenant la pari du bonheur !

Charlotte : Alice ? C'est toi ?

Alice (chantant, dramatique, triste) :

J'ai tant souffert,

J'ai tant tremblé;

La vie est si cruelle,

Elle m'a tant torturée...

Mais

Mais

(Changeant de rythme, ton joyeux :)

Pour toi je suis comme au premier jour,

Le manège sans moi continuera ses tours,

Et nous allons mourir et mourir encore

Dans un insensé et merveilleux corps à corps.

Le choeur (chantant et dansant, sauf Charlotte - le Vendeur danse dans son kiosque) :

Elle a tant souffert,

Elle a tant tremblé,

Mais tout s'est arrangé.

Charlotte : Ah oui, c'est Alice !

Alice (chantant, dansant) :

Fidèle, moi ? C'est ça, c'est ça.

A la maison toujours ? Et pourquoi pas.

L'amour, encore l'amour ? J'suis faite pour ça,

Alors t'en fais pas,

Tour s'arrangera.

T'en fais pas.

T'en fais pas.

Le choeur (y compris Charlotte qui s'essaie même à danser) :

Sans tabou, sans complexe, foi ni loi,

Elle a parié sur le bonheur photographié.

Mais tout s'arrangera.

T'en fais pas.

T'en fais pas.

Alice (chantant, dansant joyeusement) :

Je suis fidèle, mais pas longtemps,

Je suis celle qui n'a jamais l'temps,

Il y a tant à faire, à s'amuser,

A boire, à rire, chanter, rêver...

(Changeant de ton, triste :)

J'ai tant souffert,

J'ai tant tremblé,

J'veux oublier,

Oublier le passé !

(Changeant de ton, joyeuse :)

La vie je mords dedans,

J'la vam-pi-ri-se,

L'amour, c'est à pleins sens,

Mais j'l'i-dé-a-li-se.

Le choeur (chantant, dansant) :

Elle est fidèle, mais pas longtemps,

C'est pas sa faute, elle a pas l'temps.

Elle est faite pour ça.

Pour ça.

Pour ça.

(Pendant ces derniers mots Alice s'est échappée sur la droite.

Le choeur s'arrête, ravi  mais  sentant son départ avant de le comprendre. Comme sortant d'un rêve :)

Le Bon Samaritain (étonné) : Mais elle est repartie !

M. Bâcre : Je viens de la voir !

Mme Bâcre : C'était peut-être une hallucination collective.

Albert : Moi je n'ai vu qu'Isabelle.

Isabelle : Je voudrais être comme elle...

Fils : Vous croyez qu'elle m'aimera un jour ?

La Gargouille : Henri a bien de la chance d'avoir une femme comme ça.

Monsieur, vieux : J'aimerais voir sa voiture.

Le Vendeur (se marrant) : Ça, c'est l'effet Alice !

III, 3 Charlotte : Elle m'a laissée... Elle ne m'a même pas parlé...

Le choeur : Quelle soeur sans coeur.

Charlotte : Je ne peux pas voir sans elle !

Le choeur : Sa soeur l'a abandonnée.

Charlotte (désespérée) : Je n'ai plus qu'à mourir sur le trottoir.

Monsieur, vieux : Il n'est pas très beau, vous savez. Il ne vaut pas le mien.

Charlotte : Pourquoi est-ce qu'elle m'a fait ça ? J'étais si heureuse de la retrouver.

Le Bon Samaritain : Je lui aurais tout pardonné.

Fils : Elle a oublié de m'emmener.

Charlotte : Ma vie est un drame. Une horreur. Je suis la victime des circonstances de trottoir !

Le choeur : Pauvre Charlotte.

Charlotte : J'ai souffert pour rien. J'ai cru pour rien. J'ai lutté pour rien. On m'a humiliée, méprisée, battue. J'ai résisté parce que je croyais ainsi la retrouver. Mais je me suis trompée. Alice ne m'a pas reconnue.

Le choeur : Pauvre Charlotte.

Charlotte : A quoi bon vivre ? Je n'ai plus de but. Je l'ai atteint pour rien. La jumelle est condamnée à la solitude éternelle. Je n'ai plus de raison d'être.

Mme Bâcre : Au fait, puisque vous êtes sa soeur... vous pourriez me signer un autographe ?

Isabelle (naïvement) : C'est vrai, un autographe de la soeur abandonnée d'Alice, ça peut prendre de la valeur.

Albert (par gentillesse) : Bien sûr. (Ironique :) Surtout si vous signez : Charlotte, la soeur abandonnée d'Alice.

Charlotte : Eh bien, je ne sais pas... Si ça vous fait plaisir...

(Elle écrit et signe sur les revues de Mme Bâcre à côté de photos d'Alice.)

M. Bâcre (ironique, prenant sa revue des mains de sa femme) : Enfin une revue érotique que je vais pouvoir montrer. Je dirai que j'ai bien connu la soeur du modèle.

Charlotte (aux anges) : Alice est ma soeur jumelle. Si Alice est célèbre, alors je suis célèbre.

Mme Bâcre : C'est évident.

Monsieur, vieux (perplexe, à Mme Bâcre) : Vous êtes sûte ?

La Gargouille (au Fils) : Je n'y comprends rien. Qu'est-ce qu'ils font ?

Fils (toujours fâché) : Je crois que ton mauvais exemple a porté ses fruits. Charlotte vient de vendre Alice.

La Gargouille (en larmes) : Mon Dieu, je n'ai pas voulu ça. Pardonnez-nous.

Le Bon Samaritain (qui a assisté à la scène en restant maussade) : Pour que votre idée soit valable, il faudrait avoir des  photos des  retrouvailles, Alice et Charlotte ensemble. Qui a pensé à prendre ces photos ?

Monsieur, vieux : Judicieuse remarque.

M. Bâcre : Trop tard.

Albert : Eh oui. Quoique j'aie un appareil.

Mme Bâcre : Alors on va la rattraper encore.

Isabelle : Elle ne peut pas être bien loin.

Le Vendeur du kiosque : En tant que kiosqman, j'ai toujours une caméra, pour des sondages filmés des gens de la rue, les événements de proximité... Le temps de fermer, je vous suis.

Le Bon Samaritain : Je veux me venger d'Alice !

Le choeur (sauf Le Bon Samaritain, Charlotte et Fils) : Il faut punir Alice !

Charlotte : Vous croyez ?... Ma foi, si c'est l'avis général...

Tous : Rattrapons Alice !

Le Vendeur : Partez devant. Je vous rejoins.

III, 4 (La projection continue mais s'arrête vite avec la façade de la librairie occupant tout le décor.)

M. Bâcre : Stop !

Le Bon Samaritain (agacé et mécontent) : Quoi encore ?

M. Bâcre (montrant quelque chose dans la devanture de la librairie) : Regardez !

Mme Bâcre : "Pensées" d'Alice, "Mémoires" d'Alice avec ses trente plus belles photos.

Charlotte : Elle doit y parler de moi ?

(M. Bâcre est déjà entré dans la librairie.)

Isabelle : On doit y trouver des renseignements utiles pour réussir. Elle y donne peut-être des conseils...

Albert (sentencieux) : Les paillettes, tu sais, cachent souvent le drame. Mieux vaut l'amour d'un gentil garçon...

Isabelle : Dans ton genre ?...

Mme Bâcre : Il a raison. S'exhiber comme ça, on sent un côté malsain.

Le Bon Samaritain : Alors, Alice a peut-être des excuses ?

Charlotte : On n'a pas d'excuse d'abandonner sa soeur jumelle.

Monsieur, vieux : Et sur un trottoir qui n'est pas le sien.

La Gargouille (bas, au Fils) : Qu'est-ce qu'ils font ?

Fils (bas, toujours fâché) : Mauvaise mère. (Elle se met à pleurer.)

(M. Bâcre ressort avec les deux livres, l'un sous le bras, l'autre qu'il feuillette.)

Mme Bâcre : Je parie qu'il s'est intéressé d'abord aux photos... (Vérifiant :) Gagné.

M. Bâcre (amusé) : Voyons, ma chérie, je te laisse les pensées. (Il les lui donne.)

Le Bon Samaritain (regardant aussi les photos) : Y a pas à dire, même toute nue elle a de la classe.

Isabelle (venant regarder) : Moi aussi je serais bien.

Albert (perfide) : Sûrement. Même avec un appareil d'amateur.

Mme Bâcre Isabelle, énervée) : Toi, viens plutôt nous lire les "Pensées". (Elle lui met le livre entre les mains.)

Isabelle : "Pensées" d'Alice... C'est un tout petit livre. Première pensée : "Nous avouons nos défauts pour réparer le tort qu'ils nous font dans l'esprit des autres, en plus ceux-ci nous sont reconnaissants d'avouer qu'ils ont raison. Je n'ai jamais réussi à changer, je n'ai d'ailleurs guère essayé, mais j'ai toujours su me le faire pardonner."

M. Bâcre (regardant toujours les photos) : Avec le physique qu'elle a, je lui pardonnerais tout.

Le Bon Samaritain (regardant aussi) : Sauf de ne pas coucher avec moi.

Isabelle : Une autre ? (Elle tourne quelques pages :) "Rien n'est impossible; il y a des hommes pour tout; et si nous avons assez de volonté de réussir, nous saurons toujours leur en donner les moyens."

Mme Bâcre (reprenant le livre) : Ouh...

Isabelle (riant) : Je savais bien qu'on trouverait des conseils.

La Gargouille (qui a fini de pleurer, à Monsieur) : Qu'est-ce que ça veut dire ?

Monsieur, plus si vieux : On n'explique ça qu'aux jeunes et jolies.

Isabelle (reprenant le livre des mains de sa mère) : Je veux lire encore, il faut que je m'instruise. (Echappant à sa mère, lisant plusieurs pages plus loin :) "Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle, mais la télé qui fait les vedettes. Il ne faut cependant pas aller à elle, il faut la faire venir à soi. Coucher avec n'importe qui pour arriver est un leurre, mais que serait la vie sans coucher ? La morale populaire reste valable : joindre l'utile à l'agréable." (Commentant :) Comme c'est juste.

M. Bâcre : Les "Pensées" d'Alice conseillent trop  en-dessous de la ceinture. Tiens, prends plutôt les "Mémoires". (Il les lui met dans les mains en reprenant l'autre livre que prend Le Bon Samaritain pour le feuilleter.)

Mme Bâcre : Oui, ça me paraît préférable.

Albert : Entièrement d'accord.

Isabelle (ouvrant le livre vers le début, lisant) : "Ma première expérience sexuelle eut lieu à quatorze ans, l'âge de Juliette." (Commentant :) Ouh, je suis rudement en retard.

Albert : Ah bon ? On peut arranger ça...

Mme Bâcre (à son mari) : Bravo. Si tu avais regardé le texte aussi.

Isabelle (lisant) : "Je n'avais pu trouver mieux que le fils du jardinier-garde-chasse de la commune. Mais dans notre village les garçons étaient rares et la surveillance des filles perfide. Je sus susciter l'occasion qui fit le luron. Un luron rapide et inexpérimenté. Je rentrai à la maison déflorée et perplexe." (Commentant :) Il faut que j'étudie cette oeuvre en détail.

Mme Bâcre (reprenant le livre) : Je n'en vois pas l'utilité.

M. Bâcre : Allons plutôt de l'avant. (Au Bon Samaritain plongé dans les "Pensées" :) Vous venez ?

Isabelle Albert) : Est-ce que vous êtes inexpérimenté ?

Albert (estomaqué) : Hein ?

(Tous se mettent en marche, sauf Charlotte.)

Charlotte (fort, sans bouger) : Alors c'était le fils du jardinier !... Le salaud, il n'a jamais voulu avec moi.

(Les autres se retournent.)

Isabelle (gentiment) : Mais puisqu'il l'a laissée perplexe.

Charlotte : Oui, mais déflorée au moins.

Monsieur, vieux : Allons, venez; si on la retrouve, elle vous expliquera...

Albert (à l'oreille d'Isabelle) : Ni rapide ni inexpérimenté. (Elle rit.)

Le Bon Samaritain : Plus je la regarde et plus j'en envie de la voir demander pardon.

La Gargouille (au Fils) : En retrouvant Alice on trouvera sûrement Henri : elle est si belle.

Fils (entre ses dents) : Louis.

(Tous se remettent en marche.)

III, 5 (La projection continue jusqu'à la banque et le passage piéton juste devant. Alice attend nerveusement que le feu passe au rouge, mais en les voyant arriver, elle s'élance.)

Fils (l'apercevant, criant) : Je veux redevenir esclave !

Le Bon Samaritain : Alice, arrête ! Je te pardonnerai.

(Alice se heurte au flot des voitures, elle recule.)

Charlotte : Elle est là ? Alice, tu es là ?

(Alice semble affolée. Brusquement, la projection bascule et le passage piéton occupe le bord de l'écran et la scène, au-delà on voit la place au fond du boulevard et des voitures en quantité.

Elle s'élance à nouveau. Les klaxons hurlent mais aussi le vrombissement des moteurs grossit de façon effrayante. Malgré tout, Alice passe.

Les Capuciniens viennent d'arriver à leur tour au passage.)

Mme Bâcre : Si on attendait le rouge, qu'elles s'arrêtent...

M. Bâcre : Mais c'est au rouge.

Isabelle (se laissant prendre la main par Albert) : Jamais je n'ai vu un déferlement aussi violent.

(Le vrombissement n'arrête pas, menaçant.)

Albert : On est très bien là.

Le Bon Samaritain : Enfin, on doit pouvoir traverser à un moment ou à un autre, comme partout.

Monsieur, vieux : Je ne sais pas, ce n'est plus mon Boulevard.

La Gargouille (s'élançant) : Alice ! Où est Henri ?

(Les klaxons hurlent haineusement.)

Mme Bâcre : Elle est folle !

Fils (s'élançant à son tour) : Non, les voitures sont bonnes.

(La cacophonie est épouvantable.

On voit La Gargouille, puis Fils sur le passage slalomer, faire de grands signes, éviter des voitures - imaginaires - qui avancent malgré tout; un travail de torero.)

La Gargouille (arrivée de l'autre côté, hurlant, aux autres) : Venez, les voitures ne vous feront rien.

Fils (arrivant de l'autre côté à son tour) : Venez, il n'y a pas de danger !

(Les Capuciniens se lancent groupés autour de Charlotte, sauf Isabelle et Albert, en arrière, qui, la main dans la main, traverseront sans dévier d'une ligne, paisiblement. Mais les autres ont du mal à passer, slaloment, se contorsionnent, crient. Cacophonie épouvantable.)

Le Bon Samaritain (criant) : Attention ! Mais laissez passer ! Laissez passer une aveugle !

M. Bâcre (aux automobilistes) : Vous n'allez pas vous attaquer à une infirme tout de même !

Charlotte : J'ai peur. Si on retournait en arrière ?

Mme Bâcre : Oui... ce serait peut-être préférable.

Monsieur, vieux (qui ferme la marche de ce groupe, mais devant Isabelle et Albert) : On est trop loin, pas question !

Le Vendeur (arrivant au bord du passage piéton) : Et moi ?

Le Bon Samaritain (sans le voir, à son groupe) : En avant !

M. Bâcre : Allons, courage. (Aux automobilistes, criant :) Place, saligauds !

Le Bon Samaritain (criant) : Laissez passer une aveugle !

(Ils arrivent de l'autre côté et s'embrassent joyeusement après l'exploit. Albert et Isabelle en profiter pour un long baiser. Le Vendeur, toujours de l'autre côté, est dépité.)

La Gargouille : Vous voyez, ce n'était pas si difficile.

Fils : Et maintenant, où est-ce que l'on va ?

(La cacophonie cesse brusquement, le silence revient.)

Le Bon Samaritain (montrant la rue vers l'Opéra-Comique) : Par là, évidemment. L'Opéra-Comique l'attire, elle n'a pu résister.

(La projection continue par la rue qui conduit jusqu'à la place de l'Opéra-Comique dont la façade occupe alors toute la toile pour le fond de la scène. Une banderole ou une affiche géante annonce le spectacle : "Orphée aux Enfers".

III, 6 Alice est là, elle regarde l'affiche avec bonheur.

Le Bon Samaritain et M. Bâcre s'élancent et attrapent Alice.)

Alice : Au secours ! Qu'est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ?

Le Bon Samaritain : Je te tiens, Alice. Je ne te lâcherai plus et tu te feras pardonner.

Alice (chanté) :

Au secours ! Au secours !

Des fous ont été lâchés.

Au secours ! Au secours !

Des fous veulent m'enlever !

Le choeur (chanté) :

Tu es prise, capturée,

Alice enfin est cernée,

Elle ne peut plus s'échapper !

Alice (chanté) :

Au secours ! Au secours !

Je suis cernée, capturée,

Je ne vois plus comment m'échapper !

Le choeur (chanté) :

Alice, tu es la plus belle,

Alice, tu es prise et je t'aime,

Sois à nous et tu seras pardonnée,

Renonce désormais à t'échapper !

Alice (parlé) : Je vous en prie, laissez-moi. Je vais être en retard et le spectacle ne peut pas commencer sans moi.

Le Bon Samaritain (parlé) : Sans toi ?

Le choeur (parlé) : Sans toi ?

Monsieur, vieux (regardant l'affiche) : Elle joue dans "Orphée" !

Le choeur (parlé) : Alice joue dans "Orphée" !

Alice (chanté) :

Je vais être en retard !

En retard !

Lâchez-moi, je vous prie !

Soyez bons, je vous en supplie !

 

Au secours ! Au secours !

Ces gens veulent m'enlever.

Au secours ! Au secours !

Ou comment m'échapper ?

Le choeur (parlé) : En retard...

Fils (audacieusement) : Alice, épouse-moi et tu seras libre !

Le Bon Samaritain : Epouse le monstre si tu veux mais sois à moi !

Alice (chanté) :

En r'tard ! En r'tard !

Les aiguilles de l'horloge tournent,

Tournent.

En r'tard ! En r'tard !

Les aiguilles de l'horloge avancent,

Avancent !

Le choeur (chanté) :

Tic tac. Tic tac.

Charlotte (parlé) : Alice, c'est moi, c'est Charlotte.

(Albert sort vite son appareil et commence de photographier.)

Alice (parlé) : Charlotte ?... Charlotte, c'est toi ? (L'embrassant :) Oh que je suis contente ! Tu viens m'entendre chanter ?

Charlotte : Tu chantes Eurydice ?

Alice : Je chante Vénus. (Suppliante :) Laissez-moi partir. Ou je vais être en retard. En retard.

Le choeur (chantant joyeusement - Albert fera encore une photo de temps en temps) :

Tic tac. Tic tac.

Alice (chantant, dansant façon Salomé) :

Je vous en prie,

Je vous en supplie,

Je ferai ce que vous voudrez,

Je me soumettrai, je vous obéirai.

Le choeur (chantant, dansant joyeusement) :

Tic tac. Tic tac.

Elle va être en r'tard.

En r'tard.

Charlotte (criant) : J'ai retrouvé Alice !

Alice (chantant, dansant, très sirène) :

Pardonnez-moi.

C'est ma faute. J'ai mal agi.

Je ne recommencerai pas.

Je serai raisonnable. Je suis assagie.

Le choeur (chantant, dansant joyeusement) :

Tic tac. Tic tac.

Qu'elle demande bien pardon

La sirène !

Qu'elle danse encore pour nous,

Le sirène !

Alice (chantant, dansant, envoûtante) :

Pardon, pardon, je t'aime,

Je ne vous quitterai plus,

Je serai ton esclave, ta reine,

Je ne chanterai jamais plus.

Le choeur (chantant, dansant joyeusement) :

Tic tac. Tic tac.

Elle va être en r'tard.

En r'tard.

Elle ne s'échappera plus.

Charlotte (parlé) : Mais si elle doit chanter... maman aurait été si contente... A l'Opéra-Comique !

Le Bon Samaritain : C'est sûrement encore un de ses mensonges.

Monsieur, vieux : Mais non, elle est sur l'affiche.

Mme Bâcre : C'est vrai.

M. Bâcre : La salle doit être pleine. Des gens attendent.

Albert : Je l'accompagnerai jusqu'à l'entrée des artistes pour qu'il n'y ait pas de doute.

Isabelle : Mais elle doit promettre de nous revenir après le spectacle.

La Gargouille : Et de me faire rencontrer Henri !

Fils : Et de m'épouser ! (Haussement d'épaule  agacé du Bon Samaritain.)

Alice : Je promets. Je promets. Mais vite ! (A Albert :) L'entrée des artistes est par là. (Elle montre la rue de côté parallèle à celle prise précédemment. A Charlotte :) Tiens, j'ai deux places dont je devais disposer. Tu seras tout devant, tout près de moi. (Partant en courant avec Albert :) A tout à l'heure !

(La sonnerie pour le début du spectacle se fait entendre.)

III, 7 Le Bon Samaritain (qui, d'autorité, s'empare des billets de Charlotte) : Allons-y. (Il lui prend la main.)

Charlotte : Et mes sacs ?

Le Bon Samaritain : Vous les laisserez dans un coin du hall, je dirai un mot au personnel.

Charlotte : Vous croyez ? C'est qu'il y a mes trésors là-dedans. Je ne voudrais pas être volée.

Le Bon Samaritain (ironique) : Les risques sont terribles.

Charlotte : Vous ne connaissez pas le monde de la rue.

(Il l'entraîne.

Mme Bâcre trouve les billets de la famille dans son sac.

Charlotte et Le Bon Samaritain commencent de monter les marches.)

Charlotte : Je vais vers le bonheur.

(Ils montent.)

Mme Bâcre : Suivons-les, il est grand temps.

Isabelle (qui traîne) : Albert ne revient pas.

Mme Bâcre : Il n'a pas de billet de toute façon. Vous voyez, vous qui prétendiez que deux spectacles dans la même journée, un en matinée un en soirée, c'était trop... en fait, que j'aie des billets, ça tombe à pic.

(Ils commencent de monter les marches derrière Le Bon Samaritain et Charlotte qui entrent dans l'Opéra-Comique et vont aborder la seconde volée de marches, encore visibles.)

M. Bâcre Isabelle qui regarde du côté d'où Albert devrait revenir) : C'est un malin. Comme il n'avait pas de billet, il a profité de la présence d'Alice et il est entré avec elle.

Isabelle : Tu crois ?

M. Bâcre : C'est ce que j'aurais fait à sa place.

Monsieur, vieux (criant) : Au revoir !... Quand même.

M. Bâcre : C'est vrai. Au revoir.

Mme Bâcre et Isabelle : Au revoir.

(Ils continuent de monter et entrent dans l'Opéra-Comique.)

La Gargouille (éplorée) : Mais alors, ils sont tous partis ?

Fils : Moi, j'attends Alice, elle a promis de revenir me chercher.

Monsieur, vieux : Eh bien, moi je rentre, mon Boulevard m'attend.

La Gargouille : Est-ce que Henri est dans le théâtre ? Où est-ce qu'il faut que j'aille ? Est-ce qu'il faut l'attendre ici ? Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? (Maintenant seule avec le Fils sur la petite place, criant :) Henri ! Henri !

 

RIDEAU