Les êtres hantés

(Marina IV)

 

I Un appartement de petites pièces dont trois sont visibles : la salle commune au centre, une chambre à gauche, la cuisine à droite. Quatre autres portes : une sur le côté après celle de la cuisine, pour l'entrée, deux autres au fond pour deux chambres, la dernière après la porte de la chambre de gauche.

I, 1 (Le père et la fille sont seuls.)

La fille (assez "hommasse", d'une vingtaine d'années, la tête presque toujours penchée, têtue, bornée, mais pas demeurée, "normale") : Tommy me manque... Je voudrais qu'on aille le chercher... Je m'ennuie ici. Je ne sais pas quoi faire sans Tommy.

Le père (lisant le journal. C'est un quinquagénaire usé, au visage douloureux, ravagé; maigre et affaibli) : Ta mère ne veut pas.

La fille : Je voudrais avoir Tommy.

Le père : C'est trop petit, Mad, il va courir partout, elle le prendra mal.

La fille : Elle prend tout mal quand c'est moi...

Le père (lisant, distrait) : Elle prend tout mal.

La fille : Tommy, c'est pas sa faute.

Le père (lisant, distrait) : Non.

La fille : Il aime courir, il aime jouer. C'est mon chien. Je voudrais qu'on aille le chercher.

Le père (cessant de lire, fatigué) : Arrête, Madeleine. On ne peut pas.

La fille : Pourquoi ? C'est un bon chien. Il est gentil. J'ai besoin de Tommy. Je m'ennuie. Je suis toute seule tout le temps, toute la journée.

Le père : Je sais.

La fille : Va me le chercher.

Le père : Je ne peux pas. On m'a lancé des pierres, tu le sais bien.

La fille : Madame Pernose, elle ne saura pas s'occuper de lui. Il est malheureux. Il a besoin de moi.

Le père : Arrête. Je ne peux pas.

La fille : Personne n'aura le temps de te voir. Tu arrives en voiture, tu le prends, tu repars.

Le père : Je n'ai pas de chance dans la vie, il ne sera pas là, il sera en promenade, ou il y aura du monde chez cette femme, ou je n'arriverai pas à l'attraper...

La fille : Il est malheureux là-bas, j'en suis sûre.

Le père : Elle ne voudra pas.

La fille : Qu'est-ce qu'il doit penser ? Il doit croire que je l'ai abandonné. Ce n'est pas vrai. Ça me fait de la peine. Je ne peux pas supporter qu'il le croie.

Le père (plaintif) : Arrête.

La fille (de plus en plus fort) : Je lui dis : "Tommy", il vient. Il m'obéit. Il ne bougera pas si je lui dis de ne pas bouger. Il restera dans ma chambre. Il m'aime. C'est mon chien. Il est à moi. Il est à moi ! Pas à cette femme ! Il est malheureux là-bas. Il ne comprend pas. Il ne peut pas comprendre, ce n'est qu'un chien. Il m'aime. J'ai besoin de Tommy.

Le père (accablé) : C'est bon, j'en parlerai tout à l'heure. Mais elle ne voudra pas.

I, 2 (Irène, la mère, la quarantaine, sort de sa chambre, en peignoir de bain.)

Irène : Ces nuits de garde m'épuisent. Il y a du café ?

Le père : Bien sûr.

(Irène va dans la cuisine. Elle se versera et boira un café noir.)

Irène (de la cuisine) : J'ai failli m'endormir, c'est Madeleine qui m'a réveillée, qu'est-ce qu'elle a encore ?

Le père : Elle pense à Tommy... Elle voudrait que j'aille le chercher.

Irène : Pas question.

Le père : ... (Tentant un dernier effort pour avoir bonne conscience :) Elle aime Tommy, elle a besoin de lui.

Irène (froidement) : Pas moi.

(Un temps. Madeleine ne bouge pas.)

Le père : Elle est toujours toute seule.

Irène (de la cuisine) : Qu'elle sorte, personne ne se plaindra de ne pas l'avoir dans les jambes tout le temps. (Un silence. Crié :) Si je trouve cette bête ici, je la balance par la fenêtre !

(Madeleine va d'un pas mécanique dans sa chambre, à gauche, elle s'assied sur son unique chaise, elle n'a pas fermé la porte.

Irène se verse à nouveau du café, vient dans l'embrasure de la porte de la cuisine.)

Irène : Quel boulet, cette gosse.

Le père (plaintif) : Voyons.

Irène : Quoi, voyons ! Si elle vraiment demeurée, je pourrais au moins la caser dans une institution. Mais personne n'en veut. Pas moyen de s'en débarrasser.

Le père (faiblement, montrant la porte ouverte) : Irène...

Irène : Quoi, elle doit le savoir au bout de vingt ans. Et puis, ici, porte fermée ou ouverte, qu'est-ce que ça change, on entend tout... On était si bien là-bas. Il a fallu que tu recommences tes sottises... Qu'elle paie aussi. Pour avoir un père comme toi. Tout le monde paie. Surtout moi. Avec ces nuits de garde... Passer sa vie à torcher des vieux en train de crever...

La fille (se mettant à chantonner) :

A la claire fontaine

M'allant promener...

Irène (agacée) : Allons bon.

La fille (plus fort) :

J'ai trouvé l'eau si belle

Que je m'y suis baignée.

Irène (criant) : Ah bon, tu te baignes à présent ? C'est nouveau. Tu n'as plus peur qu'on te voie ?

La fille (perdue; plus fort) :

A la claire fontaine

A la claire fontaine...

Irène (criant) : Il est rayé le disque, il est rayé !

La fille (criant) :

M'aller promener !

L'eau si belle !

Je m'y suis baignée !

Baignée !

Irène : Un bain de temps en temps ça ne te fera pas de mal, c'est sûr. Elle ne va plus être claire ta fontaine.

La fille (hurlant) :

La claire fontaine !

Le claire fontaine !

Tommy !

Tommy !

(On entend frapper au plafond, au plancher, un voisin crier : "Ça ne va pas recommencer, là-haut !

La fille s'arrête, Irène retourne dans la cuisine.

Un silence.)

I, 3 (On entend la sonnerie de la porte d'entrée. Le père va ouvrir.)

Le père : Comment ? C'est toi ? Je te croyais dans ta chambre.

Le fils, Matthieu (une vingtaine d'années, tenue simple un peu débraillée) : Je te l'avais dit, c'était l'anniversaire de François, il a fallu aller s'amuser.

Le père : Et alors ?

Le fils : Ils se sont amusés.

Le père : Mais toi, Matthieu, tu t'amuses, n'est-ce pas ?

Le fils : ... Bien sûr, papa. Je suis comme les autres.

La fille (de sa chambre, à la fois affirmation et revendication) : Nous sommes comme les autres.

(Irène se met à rire.)

Irène (de la cuisine) : Mais les autres ne savent pas ce qu'ils sont.

Le père : Raconte. Qu'est-ce que vous avez fait ? Raconte-nous.

(Rire d'Irène qui finit de petit-déjeuner.)

Le fils (plaintif) : Papa...

Le père : A moins que... Tu n'aurais pas fait des choses que l'on ne peut pas raconter ?

(Rire d'Irène.)

Irène : Ce sont les seules excitantes, les choses que l'on ne peut pas raconter.

Le fils : Ils ont bu, ils ont un peu fumé du hasch, certains ont pris des pilules diverses, ils ont dansé sur de la musique forte, ils ont grignoté de petits sandwiches pour pouvoir boire plus, ils ont dansé, ils avaient trop chaud, certaines et certains se sont déshabillés, on les a encouragés, personne n'avait le droit de sortir, on devait s'amuser jusqu'au matin pour que cette nuit reste une date pour tous, le première nuit blanche et de sexe, certaines et certains ont fait l'amour dans tous les endroits les plus sordides de la discothèque, ils se sont bien amusés... Maintenant ils sont grands.

Le père : Mais toi aussi tu t'es amusé ?

Le fils : Bien sûr, papa. Bien sûr.

Le père : Grâce était là ?

Le fils : Oui.

Le père : Vous avez dansé ?

Le fils : Elle m'a fait la tête parce que je n'avais pas voulu l'amener. Mais je n'ai rien eu à lui reprocher.

(Rire d'Irène qui ressort de la cuisine.)

Irène (joyeuse) : Requinquée par ce récit stimulant la mère va se pomponner. (Elle rentre dans sa chambre.)

Le père : Matthieu... Enfin, qu'est-ce qu'il y a ?

Le fils : Elle nous a crevé les yeux, je vois trop ce que sont les gens.

La fille (de sa chambre) : Moi je ne sors pas.

Le père : ... C'est à cause de notre départ d'Orléans ? Je suis le seul fautif. Tu n'as rien à reprocher à ta mère. C'est moi, avec ma bêtise... Comment ai-je pu me tromper à ce point...

Le fils (se dirigeant vers la porte de sa chambre) : Je vais dormir.

La fille (venant sur le pas de la porte de sa chambre, à Matthieu) : Tommy !... Elle ne veut pas.

Le fils : ... Il n'y a jamais de solution, Mad... Je vais dormir.

I, 4 La fille (au père) : ... Il est revenu presque en même temps qu'elle.

Le père : Mais ils ne se sont pas disputés. J'espère toujours que tout va s'arranger. Ce serait peut-être mieux si vous alliez vivre ailleurs, si vous étiez indépendants...

La fille (le coupant) : On n'est pas comme les autres.

Le père : Ce n'est qu'une impression, Madeleine; vous, vous pouvez encore vous fondre dans la foule, vivre normalement; personne ne vous connaît. Tu es intelligente, tu peux reprendre tes études, il n'y a aucune raison que toi, que vous deux, vous payiez toute votre vie, à cause de moi.

La fille : On ne te reproche rien, papa.

Le père : J'étais si sûr, cette fois. Et les policiers n'ont rien trouvé. J'y suis allé avec eux. J'étais sûr. J'ai tapé contre les murs. Pas de vide derrière. Tapé. Pas de cachette. Je m'étais trompé. J'en restais stupide. Lui, il n'avait pas l'air indigné, tu sais...

La fille (mécaniquement) : Mais ironique.

Le père : Oui, ironique. Il se foutait de moi. Quand je suis ressorti de sa maison, les gens étaient massés à la porte, ils étaient deux cents, trois cents... Les policiers ont ouvert un passage en les écartant, et au milieu des policiers, ce n'était pas lui, c'était moi. Le coupable, désormais, c'était moi. J'avais diffamé un honnête citoyen de la ville. J'étais le monstre qui invente les horreurs qu'il prête aux autres. Dont il accuse les autres. Alors, ceux qui avaient le plus cru en moi, ceux qui m'avaient suivi jusqu'à le porte de ce type avec les policiers, ceux-là ont été les premiers à ramasser des pierres...

La fille (au bord des larmes) : Je sais, papa, je sais.

Le père : Et ils m'ont lancé les pierres ! Les autres en ont ramassé aussi. De partout ! J'étais en sang. Les policiers ont dû intervenir. Ils l'ont fait pour qu'on ne les accuse pas.

La fille (mécaniquement) : Ils ont dit : On est obligé de défendre même des cinglés comme vous.

Le père : A la clinique où l'on m'a mis, votre mère venait me raconter comment à vous aussi on lançait des cailloux. A cause de moi, de mes délires, vous avez dû arrêter vos études, vous avez été chassés de partout, de partout. Les gens sont sans pitié. Même pour les enfants.

La fille : Il n'y a pas de solution pour les enfants.

Le père : Et pourtant... J'étais sûr. Je dois être fou. Et pourtant, Mad, et pourtant, j'entends l'enfant crier ! Il crie dans ma tête. Tout mon corps devient ce cri. Je voudrais le sauver. Il crie en moi. Il appelle pour qu'on le sauve. Il m'appelle ! Et il n'y avait rien. Rien.

La fille (toujours sur le pas de sa porte) : Mais maintenant on est loin de cette ville, tu peux sortir à nouveau.

Le père : Même après l'asile, ils ne m'ont pas lâché, ce sont leurs gosses qui m'envoyaient des cailloux. Votre mère aurait dû me laisser dans cet asile, vous vous en sortiriez mieux sans moi.

La fille : Elle dit qu'elle a besoin de tous ses monstres autour d'elle.

Le père : Elle nous aime à sa façon.

La fille : Je voudrais Tommy.

Le père : On ne peut pas, Mad. Quand il a fallu prendre la fuite, encore bien beau que la voisine ait consenti à le garder. Comment est-ce qu'on aurait fait pour fuir sans être remarqué avec lui ? Que personne ainsi ne connaisse notre nouvelle adresse ? Au moins ils ont eu pitié du chien.

I, 5 (Irène sort de sa chambre habillée et coiffée, très sophistiquée, très pomponnée; une autre Irène.

La fille restera sur le pas de sa porte pendant toute la scène.)

Irène (joyeuse) : On ressasse, papy ? Et la gentille fifille écoute, approuve : "Pauvre papa, quels malheurs il a eus dans sa vie d'malheurs; quelles horreurs il a subies dans sa vie d'horreurs; pauv'papa." La vie tranquille ici doit te peser, tu regrettes peut-être tes électrochocs ?

Le père (plaintif) : C'est toi qui y as poussé ce psychiatre.

Irène : Pour obtenir plus vite ta libération. Et puis rien n'obligeait cet homme à sauter sur l'idée pour se sentir du pouvoir. J'ai senti tout de suite le type qui aime dominer, être la volonté qui dispense les souffrances, qui provoque la peur, mais il lui faut la couverture de son métier. Bien caché derrière un diplôme, ce n'est pas croyable le nombre de salauds à serment d'Hippocrate. A l'hôpital, j'entends les mêmes médecins qui expliquent aux malades qu'un toucher rectal n'est rien, se crier victorieusement : "Tu sais qui je viens d'enculer ?" Un tableau de chasse de pédés. Et qui le sait ? Ils sont honorables, ils ont un diplôme.

Le père : Tu déformes le réel, Irène.

Irène : Et c'est un fou qui vous l'affirme.

Le père : Tu te disais fatiguée, pourquoi est-ce que tu ne dors pas ?

Irène : J'attends quelqu'un. A ce propos, il faudrait que tu décanilles, je ne tiens pas à ce qu'il te rencontre.

Le père (protestant faiblement) : Il est trop tôt.

Irène : Eh bien tu te promèneras. La marche c'est excellent pour la santé. Ordonnance d'une presque infirmière.

(On entend sonner.)

Trop tard. (Elle va ouvrir.) Ah, chéri ! (Baiser sur la bouche au nouvel arrivant.)

Charles (découvrant le père) : Il est encore là ? Tu m'avais dit qu'il serait parti.

Irène : Mais il est parti, il part, voilà. (Elle pousse le père.)

Le père : Mais il me faut ma mallette !

Irène (énervée, allant vite la lui chercher) : Oui oui.

Charles (pour échapper à la gêne) : Et qu'est-ce que vous faites dans la vie ? Comme travail, je veux dire.

Le père : Je m'occupe des appartements... pour qu'ils ne restent pas longtemps inoccupés.

Charles : Ah, sinon ils s'abîment.

Le père : ... Oui...

Irène (revenant avec la mallette) : Il est payé en sous-main par des agences pour faire croire que les appartements sont loués et faire croire à la pénurie. C'est grâce à lui que les prix montent. Pas vrai, papy ? Allez, va réduire l'offre pour que la demande casque. Va.

(Le père sort.)

I, 6 Charles Irène) : Tu n'es pas très gentille avec ton oncle.

Irène (caressante) : Je n'ai envie d'être gentille qu'avec toi, mon chéri.

Charles (l'embrassant) : Très très gentille ?

Irène (se laissant tomber sous lui sur le canapé) : Docile, maître.

Charles (découvrant par hasard Madeleine) : Oh... (A Irène :) Il y a une fille, là.

Irène (lui donnant de petits baisers) : Laisse, c'est Madeleine.

Charles (indécis, se laissant embrasser) : Ah.

Irène : Raconte-moi tes envies comme l'autre jour à l'hôpital.

Charles : Mais... elle ?

Irène : Ne te soucie pas d'elle. Raconte-moi.

Charles (se décidant, l'embrassant) : On serait tous les deux...

La fille (commençant de chantonner tout doucement) :

A la claire fontaine

M'allant promener...

Irène (à Madeleine, sèchement) : Arrête.

La fille :

J'ai trouvé l'eau si belle...

Irène : Arrête, je te dis !

La fille : Quoi, c'est bien ce que tu nous faisais chanter.

Irène (haineusement) : Tu n'as plus l'âge.

La fille : J'aurai toujours le même âge.

Irène (haineusement) : Tu es trop vieille pour chanter, contente-toi de regarder.

Charles (se mettant à rire doucement) : C'est presque comme ce que je t'ai dit, tu la paies ?

Irène (l'embrassant) : Je vais faire ce que tu veux, j'aime tes vices, mon chéri. Ce sont mes vices, en toi.

(Matthieu paraît sur le pas de la porte de sa chambre, en pyjama, à moitié endormi.)

Charles (le découvrant, riant) : L'autre.

Irène : Montre-leur comme je suis docile, chéri.

Charles (la caressant) : Vraiment ?

La fille et le fils, ensemble et d'une voix monocorde : Montre-leur comme je suis docile, chéri.

Irène : Qu'ils voient bien que j'aime ce que tu me fais faire.

La fille et le fils, ensemble et d'une voix monocorde : Qu'ils voient bien que j'aime ce que tu me fais faire.

Irène : Fais de moi ta pute, devant eux.

La fille et le fils, ensemble et d'une voix monocorde : Fais de moi ta pute, devant eux.

Charles (la caressant, l'embrassant) : Vraiment, ils sont d'accord...

Irène : Bien sûr, chéri. Je serai consentante à tout.

La fille et le fils, en écho : A tout.

Irène : Jouis de moi.

La fille et le fils, en écho : De moi.

Irène : Sans retenue. De toutes les façons. Comme tu veux.

La fille et le fils, en écho : Comme tu veux.

Charles (riant et entreprenant) : Comme c'est étrange que je t'aie rencontrée, ma belle, ma pute.

Irène : Je reconnais toujours les hommes de mes vices.

NOIR

II Le vaste hall d'entrée d'une maison d'où part un escalier, d'un côté un bout du jardin, de l'autre un bout du salon. Des cartons de déménagement dans le jardin et dans le hall.

II, 1 Le père (portant un des cartons pleins du jardin dans le hall) : Que c'est lourd. On aurait dû prendre des cartons plus petits.

Irène (descendant l'escalier) : T'as pas d'muscles, le papy. Fallait faire de la muscu au lieu de la délation; quand on peut s'imposer aux autres, il suffit de les menacer de faire justice soi-même, on risque moins la prison.

Le père (noblement) : Jamais. On ne doit pas, je n'i...

Irène (mauvaise) : Tu as encore besoin d'électrochocs pour comprendre, toi...

La fille (du salon, partie invisible, où elle range) : Je ne trouve plus de place !

Irène : Eh bien, casse.

La fille (apparaissant) : Quoi ?

Irène : Fais de la place pour nos affaires. (Elle ouvre un carton, en sort des objets. La fille disparaît à nouveau.) Je suppose que ce serait trop demander, que l'on monte les cartons ?

Le père : On ne sait pas ce qu'il y a dedans, on ne l'a pas écrit dessus.

Irène (remontant avec les objets) : Merveilleuse organisation, bien digne de toi. (Elle disparaît.)

Le fils (apparaissant côté jardin, un carton dans les bras; le laissant carrément tomber) : C'est le dernier, je vais pouvoir ramener la camionnette.

Le père (dans le jardin pour prendre un nouveau carton plein) : Et si je la ramenais plutôt, moi ?

Le fils : Papa, le gars qui me l'a prêtée ne t'a même jamais vu.

Le père : Ces cartons m'épuisent. J'ai mal au dos.

Le fils : Laisse-les. Rien ne presse. On finira demain. Ou un autre jour.

Le père (s'asseyant) : Oui. Je n'en peux plus.

(On entend un bruit d'objets qui se cassent du côté du salon.)

La fille (apparaissant mais ne voyant personne dans le hall, criant) : Je ne l'ai pas fait exprès !

Irène (d'en haut, invisible) : Puisque je t'ai dit de faire de la place !

La fille (à mi-voix, comme si les autres étaient devant elle) : Mais ce sont nos verres.

(Un temps. Elle disparaît à nouveau. On l'entend mettre les débris dans une poubelle. Le père et le fils attendent un peu.)

Le fils (repartant) : A tout à l'heure.

Le père (s'efforçant de prendre un nouveau carton) : Je vais avoir mal au moins quinze jours.

Irène (redescendant) : Nos affaires font presque minable dans ce décor.

Le père (apportant dans le hall un carton) : Il avait de l'argent ton chirurgien de gauche, il oubliait de le distribuer pour chasser toute la misère du monde.

Irène : Il était au conseil d'administration d'une ONG pour ça, la Mondiale médecine et nourriture, MNN.

Le père : Ah. J'ai donné plusieurs fois à cette organisation.

Irène : Ça ne m'étonne pas de toi. Enfin, on rentre dans notre argent.

La fille (apparaissant) : Alors on va pouvoir faire venir Tommy ?

Irène : Quoi ?

La fille : Tommy ! J'ai besoin de Tommy !

Irène (au père) : Tu ne lui as toujours pas dit ? (Le père détourne la tête, gêné.)

La fille : Dit quoi ?

Irène : Ton père avait téléphoné à Mme Pernose pour avoir des nouvelles. Comme les gosses ne t'avaient plus à portée pour te lancer des pierres, ils ont crevé les yeux de ton chien et ils l'ont pendu par les pattes de derrière... Ils l'ont démoli, ça fait un mois.

(La fille, ébranlée, les larmes dans les yeux, regarde son père comme pour une confirmation. Il baisse la tête.

Elle fait demi-tour lentement, de façon mécanique, disparaît.

Brusquement on entent des chocs, de la vaisselle qui se casse, des hurlements de désespoir :)

La fille : Tommy ! Tommy ! Tommy !

Irène (cyniquement) : Eh bien, elle fait de la place cette fois. On pourra finir de déballer.

II, 2 Le voisin (côté jardin bien sûr) : Hello. C'est peut-être un peu tôt pour me présenter. Je dérange.

Irène (sèchement) : Oui.

Le voisin : Je suis votre plus proche voisin, la maison d'à-côté.

Le père (poliment) : Nous sommes en plein emménagement.

Le voisin : Je vois. Vous n'avez pas grand chose pour une maison comme celle-là.

Le père : Le reste suivra.

Irène : Nous avons encore notre appartement, jusqu'à ce que l'agence le reloue.

Le voisin : Vous étiez pressés de vous installer ici... Remarquez, je vous comprends. C'est l'une des plus belles propriétés près de la ville... Quatre jours après l'accident... c'est un record.

Le père : Je ne sais pas. Ma femme s'en est occupée, moi...

Irène (le coupant) : C'est légal. C'est un don avant l'accident. Les procédures ont été respectées.

Le voisin (entrant) : Quand on a les relations des procédures accélérées, chez nous tout est possible. Ce n'est pas une critique... Vous êtes aide-soignante, infirmière, quelque chose comme ça ?

Irène : Quelque chose comme ça, oui. Et mon mari, dans l'immobilier.

Le voisin : Oui, je possède entre autres une agence, celle de la place Foch...

Irène : Mais cette maison-ci n'est ni à acheter ni à vendre.

Le voisin : Oui... En cas de décès il ne tenait pas à ce que n'importe qui puisse fouiller.

Le père : Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Le voisin (passant devant eux et entrant dans le salon; à la fille dans la partie invisible) : Bonjour, Mademoiselle.

Voix de la fille (ton rogue) : ... Bonjour...

Le voisin : Une belle grande pièce.

Irène : Nous n'avons peut-être pas assez de cartons à votre idée, mais nous voudrions finir de les vider avant ce soir.

Le voisin : Je ne vais pas m'incruster... Vous, je vous connais. De vue. Vous êtes venue ici plusieurs fois. Assez souvent même, vers la fin.

Irène (sur la défensive) : Et alors ?

Le voisin (s'asseyant) : Votre ami était un voisin distant. Même pas bonjour bonsoir. Je n'aurais pas voulu être opéré par lui. Pour ma vésicule je suis allé à Paris.

Irène (ironiquement) : C'est pour son éloge funèbre que vous êtes venu ici ?

Le père : J'ai rencontré des tas de gens qui en disaient du bien.

Le voisin : Quand on ne connaît pas vraiment quelqu'un, s'il est souriant et aimable généralement on en pense du bien. (Au père :) Vous qui, professionnellement, avez des voisins nombreux et divers, vous le savez mieux que moi.

Irène : Charles apparemment ne vous souriait pas, ne vous aimait pas.

Le voisin : Je lui avais posé des questions. Il n'aimait surtout pas des questions. Des questions sur des cris.

La fille (s'avançant dans la partie visible du salon) : Des cris ?

Le voisin : J'ai voulu venir avant que tout soit dérangé. Pour chercher. Je ne les ai pas inventés, ces cris. Quels cris, Mademoiselle ? Des cris de désespoir. Des cris de peur.

Le père (comme paralysé) : Quels cris ?

Le voisin : En fait, aujourd'hui, vous avez débarqué quand j'étais décidé à casser une vitre ou fracturer une porte pour entrer, pour fouiller. Des cris d'enfant.

(Un silence.)

Irène (au père, ironique) : Tiens, un autre grand bien-entendant. Comme sa femme doit être heureuse !

Le voisin : Moi, riche à millions, j'ai failli... Pour savoir ! Il faut que je sache ! Il faut que je fouille ici ! Je ne serai pas tranquille avant d'être sûr que c'était... mais non, j'ai bien entendu, je sais.

Irène (sèchement) : Vous ne savez rien du tout.

Le père (comme dans un rêve) : Tout vaut mieux qu'être ce cri.

Le voisin : Je n'ai pas osé aller voir la police. Sans preuve, vous comprenez ? Et si je me trompais ?

Le père : Ils m'ont lancé des pierres. Des pierres.

Le voisin : Je n'aurais plus osé me montrer nulle part.

Le père : Vos amis ne vous connaissent plus, vos enfants sont agressés par les enfants des autres, on crache sur votre passage, on cherche tous les prétextes pour vous enfermer...

Le voisin : J'ai une position sociale, une famille, je ne pouvais pas risquer ça...

Le père (à lui-même) : Et tu entends le cri, il est dans ta tête.

Le voisin (ravagé) : J'entends le cri. Et si c'était vrai ? Que votre Charles ait pu continuer parce que je n'ai pas osé le dénoncer ?

Le père : Alors on est complice.

Le voisin : Je ne peux pas supporter cette idée.

Le père (à lui-même) : Il est complice celui qui se tait.

Irène (violemment) : Il est dérangé celui qui raconte n'importe quoi ! Vous êtes deux malades !

Le voisin : Laissez-moi fouiller, laissez-moi chercher, je vous paierai ce que vous voulez. Il faut que je sois sûr que je me suis trompé !

Le père (à lui-même) : Mais on ne peut pas s'être trompé.

Le voisin (ravagé) : Mon Dieu, mon Dieu, faites que je me sois trompé.

Irène (en rage) : Oui, allez prier ailleurs. On a du travail, des cartons à vider, des affaires à ranger ! Allez, voisin, allez. A un autre jour.

Le voisin : Je vous paierai. Ce que vous voudrez.

Irène : C'est ça, on vous enverra un devis.

La fille (violemment) : Si on ne le laisse pas faire, on dira partout qu'on a des choses à cacher ! On nous jettera encore des pierres ! Je ne veux pas qu'on nous chasse ! Encore ! Encore !

Irène (à Madeleine) : Arrête ! Arrête ça tout de suite !

La fille (au bord des cris) : On n'a rien fait. J'ai rien fait ! Je ne suis pas avec les monstres ! A moi on a fait du mal ! Je n'ai pas fait de mal ! Je veux qu'on ne me chasse plus ! Qu'on me laisse tranquille ! On me fait peur partout. Je ne peux pas sortir. Ici il y a un jardin ! Tommy ! Tommy ! Tommy ! (Les cris sont mêlés de larmes.)

Le père : Oui, qu'il visite, qu'il fouille.

Irène (rageusement, au voisin) : Bon, revenez demain. On a des cartons à vider.

Le voisin : Je pourrais, sans déranger personne...

Irène (violemment) : Demain !

Le voisin : Soit. Demain... (Se dirigeant vers la sortie :) Merci... (Sortant :) A demain.

II, 3 Irène (maugréant) : J'ai horreur des fouineurs. Même friqués les gens continuent d'avoir une mentalité de clocher. (Elle reprend des objets.)

La fille : Peut-être pas assez.

Irène : ... Remplace-le, ton Tommy, il y a un jardin.

La fille : C'est vrai, je peux ?

Irène (montrant l'escalier) : Et tâche de le prendre déjà assez grand pour qu'il nous garde des importuns. (Elle disparaît à l'étage.)

La fille (au père) : On va le chercher quand ?

Le père (s'asseyant) : Je suis fatigué, Madeleine.

La fille : Je sais où il y a un chenil, c'est pas loin... Je l'appellerai Tommy, pour que Tommy sache que je ne l'oublie pas... Quand est-ce qu'on ira ?

Le père : En fin de semaine. Samedi. J'ai trop à faire jusque là.

La fille : C'est loin, samedi.

Le père : Je suis fatigué, Mad.

Le fils (rentrant dans le hall) : Qui était-ce le type ?

La fille : Le voisin. Il dit avoir entendu des cris. Des cris d'enfants.

Le fils (s'arrêtant) : Ici aussi ?

Le père : Le monde entier est plein de cris d'enfants. Le monde crie de ses enfants. Je crois que c'est le son même de notre planète; qui traverse l'espace jusqu'aux autres planètes. Je crois que... mes hallucinations recommencent, dirait le psychiatre de votre mère... Toute la terre n'est qu'un cri de désespoir. Mais on se bouche les oreilles. On fait taire ceux qui en parlent. Si tous ceux qui entendent osaient s'unir, s'ils refusaient tous les drogues qui font taire, peut-être que la terre s'arrêterait de crier.

Le fils : Il n'y a que les bourreaux qui soient chez eux sur cette terre.

La fille : C'est la prison des âmes que le mal a volées.

Le père : Tu crois encore à cette histoire, Mad ? C'était avant d'aller à l'hôpital que je te racontais cela; j'avais le sentiment de comprendre; il me semblait que, par compensation pour mes souffrances, une vérité m'était révélée. Les pilules tuent les vérités.

Le fils : Mais on est là pour prendre le relais, papa.

La fille : Nous, nous savons. Grâce à toi. Nous n'oublierons pas.

Le fils : Jamais je ne cesserai l'enquête. Tout est consigné comme tu l'as dit; je l'écris tous les jours, je le grave sur tous leurs supports informatiques, je le grave sur du marbre; et je les cache dans les endroits les plus divers. Les psychiatres de la terre ne pourront pas effacer toutes nos traces. Il en restera. Dans des millions d'années encore on en trouvera et on y apprendra la véritable histoire de la race humaine.

Le père : Pas celle des livres d'Histoire.

La fille : Pas le camouflage.

Le fils : La nôtre. L'histoire du cri.

La fille : Si tu n'avais pas eu confiance en nous et ne nous avais pas expliqué, je ne saurais même pas comment vivre. Je n'en pouvais plus. Je me serais pendue.

Le père : Qu'y a-t-il eu de si horrible dans ta vie, Mad ?

Le fils (intervenant) : Mais rien, papa. Elle est fragile, c'est tout.

Le père : Il n'y a eu que cette hallucination que j'ai eue et qui a engendré nos malheurs...

Le fils : Bien sûr, papa.

Le père : ... vos malheurs. Je me les reproche, vous savez. J'en pleure quand je pense au mal que je vous ai fait.

La fille : Pas toi, papa, pas toi.

Le père (au bord des larmes) : A votre naissance je voulais tellement être bien pour vous. Je rêvais d'être parfait.

Le fils : Tu l'as été, tu l'es toujours.

II, 4 Irène (redescendant) : Eh bien... c'est fondue et fontaine ici. Moi je fais le travail naturellement. Eux ils ont à pleurnicher, cela prend tout leur temps, c'est une occupation à temps complet. Remuez-vous au lieu de vous plaindre mutuellement. Est-ce que je me plains, moi ? Vous croyez que je m'amuse à l'hôpital, avec ces gardes de nuit ? Tous ces vieux qui me dégoûtent, je vous les foutrais à la décharge, je les arroserais d'essence, j'y mettrais le feu si je n'avais pas besoin d'eux pour gagner le fric. Et encore, je le ferai peut-être un jour.

Le père : Voyons, Irène, des propos pareils devant les enfants.

Irène (s'esclaffant) : Les enfants ! Le vieux en parle comme s'ils avaient encore six ans. Malheureusement non, ils ne me servent plus à grand chose. Je me demande pourquoi je les garde.

Le père : Tu as bu là-haut.

Irène : J'ai dû monter le cognac puisque Monsieur a mal au dos, je me suis offert une compensation. Mais il en reste dans la bouteille, le papy, il aura son petit verre ce soir.

Le père : Ça n'a pas d'importance.

Irène : Et qu'est-ce qu'il complotait avec les deux enfants derrière le dos de la conne qui travaille ? Ils vont me coûter combien en nourriture ce mois-ci ? J'ai l'impression qu'ils bouffent de plus en plus, ces deux-là.

Le père : Ne dis pas des choses comme ça; je sais que tu les aimes. (Aux enfants :) Elle dit des choses qu'elle ne pense pas. Quand ça la prend, je ne sais pas, elle peut dire des horreurs, vous savez bien, mais au fond elle est comme toutes les femmes, elle vous aime.

Irène (hargneuse) : Le premier gosse, quand j'ai senti ça sortir de moi, quand je l'ai vu, ce truc, ce machin dégoûtant, je voulais le tuer; mais avec le médecin et les infirmières je ne pouvais pas. Je l'ai étouffé sous un oreiller chez moi six jours plus tard. Grâce à votre père la thèse de l'accident a finalement été acceptée. Un accident, tu parles. Mais j'étais sous surveillance. Et puis je n'ai pas eu de veine, malgré la contraception je me suis retrouvée grosse. De qui ? Ça... Il a réussi à me convaincre de vous garder. Comment a-t-il fait ? Aujourd'hui je n'arrive même plus à le comprendre. J'étais incroyablement naïve quand j'étais jeune. Il a bien dû vous sauver la vie une douzaine de fois. Et puis avec mes instincts de pute je me serais bien contentée des gosses des autres. Vous, on peut dire que c'est votre père qui vous a enfantés. Je n'ai été que le ventre malgré moi. Une porteuse révulsée.

Le père (aux enfants) : Ne la croyez pas, elle ne tolère pas... le cognac.

(Rire d'Irène.)

II, 5 Le voisin (revenant brusquement) : Je ne peux pas le supporter, je ne peux pas supporter d'attendre jusqu'à demain. Laissez-moi fouiller tout de suite.

Irène : Tiens, revoilà papy II. Mais tu es peut-être encore viril, toi ?

Le père (plaintif) : Irène...

Irène (au voisin) : Mon propriétaire à la ville est un ramolli des électrochocs. Il les a tous pris pour lui, il ne veut m'en restituer aucun. Mais toi on ne t'a pas encore femellisé dans un Institut légal ?

Le voisin : Comment ? Non... Je vais à Paris, moi.

Irène : C'est sûrement pareil. Pour du fric, un psy fera n'importe quoi; et s'il ne peut pas en amasser, pour se venger, il fera n'importe quoi.

Le père (aux enfants) : Rangez, allez ranger.

Irène : Et mon propriétaire professionnel, il ne m'utilise que pour des gardes de nuit des déchets. Franchement je vaux mieux qu'ça. Regarde-moi, le friqué; tu estimes à combien la bête ?

Le père (poussant les enfants qui sortent, l'une vers le salon, le fils en montant l'escalier) : Allez ranger.

Le voisin : Qu'est-ce que je dois comprendre ?

Irène (s'asseyant sur un carton) : J'aime m'amuser, c'est tout. Mais en général c'est si limité, l'amusement. Bouffer, se cuiter, baiser. Même avec la drogue en plus, c'est limité.

Le voisin : Danser ? Vous n'aimez pas danser ?

Irène : Si. Mais le strip-tease c'est pas bien long. Et puis il faut de vrais mâles à putes ou tu te fatigues pour allumer des bougies.

Le voisin (plus qu'un peu perdu) : Je sors très peu.

Irène : Sauf pour venir chez nous. Regarde mes cuisses. (Elle remonte sa jupe brusquement et très haut.) Qu'est-ce que t'en dis ? Parle. Ça vaut plus d'un coup, non ?

Le voisin : Laissez-moi chercher dans la maison, je fais le tour et je m'en vais.

Irène (hargneuse) : Ce n'est même pas la peine que je t'accompagne, tu n'as aucune idée de la manière de mater une femelle comme moi, toi.

Le voisin : Alors, je peux ?

Irène (hargneuse) : Va tapoter sur les murs, va. Tu ne trouveras rien. Molasse.

(Il commence par le salon, disparaîtra dans la partie non-visible, puis ira à l'étage.)

II, 6 Le père Irène) : Tu n'aurais pas dû lui parler comme ça. Nous n'aurons pas de bons rapports de voisinage. Les gens ne viendront pas quand nous pendrons la crémaillère.

Irène (ironique) : Ils viennent toujours. Depuis Barnum on n'exhibe plus les monstres, alors en voir une de près et chez elle c'est une date pour les pépères et les mémères.

Le père : Tu dois confondre avec les peep-shows.

Irène : Ils en causeront au lit jusqu'à la fin de leurs vies.

Le père : Qu'est-ce que tu as aujourd'hui ?

Irène : Je regrette Charles. Il a bien droit à un petit regret. C'était un sale vicieux. Mais il avait fait son temps et puis j'avais besoin d'une maison.

Le père : Je ne vois pas le rapport.

Irène : Je ne supporte pas de vivre en appartement. J'ai besoin d'espace. C'était un marrant, Charles. Parfois. Je me souviens de son trio chanté et dansé avec Castrafiore et Penmarlou. Ils étaient d'un ridicule irrésistible. Et contents. Personne ne sait comme moi s'amuser des autres. Je les ai fait casquer de plus de 3000 euros cette fois-là. Que des bons souvenirs avec lui. J'aime pas l'hôpital et la garde de ces vieux. S'il y avait l'euthanasie, là je pourrais servir à quelque chose.

Le père : Tu ne crois pas à ce que tu dis.

Irène : Je ne saurai jamais d'où te vient cette conviction étrange depuis notre mariage.

Le père : Parce que je te connais, tu es bonne au fond.

Irène (railleuse) : Les bobonnes on ne leur fait pas cadeau de maisons, ni vif ni mort. Et il faut des deux.

Le père : Quoi ?

Irène (expliquant) : C'est le vif qui donne pour le mort.

Le père : Oui.

Irène : C'est du boulot pour faire casquer le vif... Il faut en savoir plus qu'un psychiatre sur les hommes si on veut faire casquer plus que lui.

Le père : Oui. Et alors ?

Irène : Au moins on reconnaîtra à mon crédit que j'ai toujours réussi à avoir des maisons pour ma famille.

Le père (attendri) : Tu t'es toujours souciée des tiens.

Irène (gravement) : Je sais y faire... Je suis pleine d'idées. Tiens, je serais ministre de la justice : ouvrir les prisons pour femmes la journée du patrimoine et faire payer les passes; tu renfloues le budget. Et en plus tu les calmes.

II, 7 Le fils (qui redescendait l'escalier) : Et pour diminuer la criminalité, augmenter la mortalité. Au moyen de la police, par exemple.

Irène (l'oeil rêveur) : Fameux.

Le fils : J'ai eu du mal à calmer votre type là-haut, j'ai cru qu'il allait casser les murs.

Le père : Au moins il pourra désormais dormir tranquille. J'aimerais pouvoir en dire autant.

Irène : Tu peux en dire autant, tu dors tes huit heures à poings fermés.

Le père : Ce sont les somnifères, mais...

Irène : Eh bien qu'il en prenne au lieu de casser nos murs; ils sont en vente libre, les somnifères, que je sache. Ça fait les consciences tranquilles le tiers de la journée et pour pas cher... Tout ce que j'ai fait pour avoir cette maison, et quoi, je demande des somnifères ? Même pas. Juste qu'on ne casse pas mes murs. Seulement il paraît que c'est trop demander.

Le fils : Maintenant il tapote, c'est tout.

Le père : Il est calmé.

Irène : Je n'aime pas qu'on tapote chez moi. (Au père :) Tu vois le résultat de tes hautes conceptions morales ? On était bien là-bas, pourtant. Je vivotais scandaleusement sans scandale, tu étais presque plaint comme un pauvre malade, tes gosses étudiaient un peu... Mais il a fallu que tu recommences et il m'a fallu trouver une nouvelle maison.

Le père : On était très bien dans l'appartement, je gagne ma vie dans l'immobilier...

Irène : J'ai besoin d'espace. Il me faut une maison.

La fille (qui paraît dans la partie visible du salon, attirée par la discussion) : Il faut que Tommy puisse courir.

Le fils (à la fille) : On peut toujours le promener.

La fille : Il ne comprend pas d'être enfermé. Ce n'est pas une vie pour lui.

Le père : Je l'aurais promené autant qu'il aurait fallu.

Irène (au père) : A cause de toi Tommy a été pendu par les pattes de derrière, on a reçu des cailloux, on a tout perdu. Charles est mort.

Le père : J'étais tellement sûr. C'était le même cri, des années après...

Irène : Pauvre Charles. De toute façon ça valait mieux pour lui. Avec le voisin qu'il avait. Et ça lui évitera de se retrouver dans le mouroir à tortures de l'hôpital, qu'il a si bien créé, développé, modernisé... Personne ne prenait comme lui l'air de compassion; mais il chantait faux. Qui s'en rendait compte ? Les visiteurs ont trop envie de repartir pour s'offusquer des fausses notes du chef d'orchestre et de ses abus de la baguette. Lui, ce qu'il aimait, c'était son pouvoir sur ces êtres dont certains ont été des gens importants, les dominer sournoisement dans leur déchéance en se donnant la respectabilité du saint homme... l'homme dévoué à l'humiliation calculée de la déchéance entretenue. Pauvre Charles... Quel salaud, c'était. Et qui le sait ? Sa mort accidentelle l'inscrit définitivement au firmament des justes.

II, 8 Le voisin (redescendant) : Rien !... Rien.

Le fils : Vous devez être rassuré.

Le voisin : Pourtant, j'étais sûr.

Irène (sardonique) : Eh oui, tu t'es gouré, l'voisin.

Le voisin : Il n'y a vraiment pas de cave ?

Le père : Non.

Le voisin : Si ce n'est pas lui, c'est moi, alors c'est pire.

La fille (compatissante) : Avec un chien, vous seriez vraiment sûr.

Le voisinIrène) : Je peux revenir avec un chien ?

Irène : N'écoutez pas ma fille, c'est une anormale même pas fichue d'être une demeurée.

Le fils : Vous avez bien fouillé; s'il y avait une cachette vous l'auriez trouvée. Vous avez fait votre possible.

Le voisin : La conscience, ça va. Mais si j'ai imaginé ce que j'ai prêté à l'autre, je suis un malade. C'est moi qui l'ai fait, en imagination, dans ce cas.

Irène : Je vous donnerai l'adresse du psychiatre de mon mari. Le salopard vous jouera un traitement de faveur. Hé, le papy, il en tremblote encore ?

Le père (au voisin) : Ne vous en faites pas. On a un peu de mal à accepter de s'être trompé. Mais très vite on se sent soulagé. C'est quand même le mieux. Heureusement pour vous, vous échappez à la honte de la délation. Moi, Monsieur, je ne m'en remettrai jamais. Je suis devenu le regard des gens sur moi quand je suis ressorti de la maison sans avoir rien trouvé, au milieu des policiers.

NOIR

III Le lendemain, même décor.

Toute la famille est dans le jardin autour d'un barbecue que le père essaie d'allumer.

III, 1 Irène : Tu n'es vraiment doué pour rien.

Le fils : Remue le charbon, il y a encore du rouge.

La fille : Souffle, papa, souffle.

Le père : Il n'y a pas moyen, je n'y arrive pas. (Se redressant :) Autrefois je réussissais sans problème. Mais je dois avoir la poisse.

Irène : C'est surtout moi qui l'ai, de t'avoir épousé. Enfin, on mangera froid. Je me sens de bonne humeur ce matin; il fait beau, le jardin est superbe.

La fille : Vivement samedi.

Le père (au fils) : Essaie, toi.

Le fils : C'est inutile. Ce charbon de bois est humide, on ne peut pas l'allumer.

Le père (insistant) : On ne sait jamais.

Le fils : Mais si, on sait.

Irène : Evidemment, c'était idiot d'essayer. Si tu avais été prévoyant pour une fois, tu aurais vérifié le charbon hier et tu serais allé en acheter.

Le père : En tout cas c'est mon impression; je me sens comme abruti. (Rire d'Irène.) Oh ris, ris. Mais j'ai fait ce que j'ai pu.

Irène : Seulement tu ne peux jamais grand chose.

Le père : Chacun a ses limites.

Irène : Et les tiennes sont vite atteintes, le papy.

La fille (chantonnant d'une toute petite voix triste) :

Il y a longtemps que je t'aime,

Jamais je ne t'oublierai.

Irène (agacée) : Arrête.

Le père : Mais quel mal fait -elle ? Laisse-la chanter. On pend la crémaillère de ta maison, aujourd'hui. Pour une fois qu'elle est un peu joyeuse.

La fille (chantonnant pour la mère) :

Jamais je ne t'oublierai.

Irène (sèchement) : Arrête.

Le père (désolé) : Et voilà. Encore une fête qui va être gâchée.

Le fils : Mais non, on va préparer un déjeuner froid. On a tout ce qu'il faut.

La fille : Je peux faire des canapés, jolis, en alternant les couleurs sur le plat : jambon, radis, poulet, tomate...

Le père : C'est une très bonne idée, Madeleine.

Le fils : Oui, viens.

(Ils entrent et vont vers la cuisine.

Un temps.)

III, 2 Irène : Il y a un calme ici. Etonnant. Je ne me souviens pas avoir connu un endroit aussi paisible. Aussi riche non plus d'ailleurs. Ce jardin est une merveille, je ne l'avais jamais bien regardé, juste un coup d'oeil en passant. Mais c'est autre chose que celui d'Orléans... Charles avait un jardinier; on n'arrivera jamais à le payer.

Le père : Je pourrais essayer de jardiner.

Irène (méprisante) : Toi ?

Le père : Mes parents avaient une ferme. J'ai travaillé avec eux.

Irène : Trois vaches et un cochon, et ils plantaient un champ de patates. Je ne vois pas le rapport.

Le père (un peu dépassé) : Bien sûr un jardin c'est un peu différent. Mais ce doit être si agréable de jardiner.

Irène : Oui, eh bien pas dans mon jardin.

(Un temps.)

Tu as une idée du nom de ces fleurs-là ?

Le père (vexé) : Demande à ton jardinier.

Irène (agacée) : Je te le demande à toi.

Le père : Je crois que ce sont des variétés de lys.

Irène (agacée) : Naturellement tu ne peux jamais être sûr.

Le père : Je n'en ai vu que dans des revues.

Irène : Tu lis des revues sur les jardins ?

Le père : Quand j'occupe un appartement il faut que l'on me voie de l'extérieur, je m'assieds devant la porte-fenêtre du balcon et je regarde les images, on voit que je ne suis pas un mannequin parce que je tourne souvent les pages.

Irène (ironique) : Tandis qu'avec un roman, la papy s'endormirait dessus. Ce ne serait pas professionnel.

Le père (avec humour) : Exactement.

(Un temps.)

Irène : Comme la vie aurait pu être différente si j'avais grandi dans un endroit aussi merveilleux... Ce calme me met presque mal à l'aise.

Le père (sentencieux) : Tout le monde a droit au paradis.

Irène (ironique) : De qui la belle pensée ?

Le père (pincé) : C'était le titre d'un article de "Jardins pour tous". D'après une chanson.

Irène (ironique) : Dieu donne des articles aux revues de nains de jardin, et dire qu'on le cherche au ciel.

III, 3 (On entend la cloche du portail du jardin.)

Le voisin (entrant dans la partie visible) : Je ne suis pas trop en avance pour le barbecue ?

Le père : Mais non. Seulement il n'a pas voulu s'allumer. On mangera froid.

Le voisin : C'est aussi bien. Je vous présente ma femme.

Sa femme (s'avançant; encore belle, très bien habillée, un air un peu triste) : Je suis ravie de faire votre connaissance.

Le père : Ma femme et moi sommes enchantés de vous avoir avec nous. Les autres voisins sont si peu voisins, si loin, que nous n'avons pas osé les inviter.

Irène : Et nous ne sommes pas depuis assez longtemps dans cette ville pour avoir beaucoup d'amis.

La femme du voisin : Vous connaissiez Charles avant de vous installer chez nous ?

Irène : ... Oui. Avant.

Le voisin : Elle l'appelle Charles mais elle le connaissait à peine plus que moi. Tu lui as parlé combien de fois ?

Sa femme : Ce n'est pas le nombre qui importe. La dernière c'était peu avant sa mort. Il était assez déprimé, enfin il m'a semblé. Le malaise psychologique fait le nid de l'accident, vous ne croyez pas ?

Irène (qui la jauge depuis son arrivée) : Sûrement.

Le père : Il y a des tas de gens mal dans leur peau qui sont seulement victimes des autres.

La femme du voisin (pédante) : Ils ont commis les actes manqués, les gestes, qui ont attiré les gens sains à la réponse qui en faisait leurs victimes.

Le voisin (gêné) : Ma femme adore la psychanalyse. Tout le monde y passe.

Irène (narquoise) : Qui sont les gens sains ?

La femme du voisin : Ceux qui n'avaient pas de raisons mentales d'être coupables. Vous, moi.

Irène (narquoise) : Ça m'va.

Le père : Tout de même, Madame, il y a des victimes innocentes, on ne peut pas tout leur reprocher. Les enfants, par exemple.

Le voisin : Bien sûr. C'est ce que je ne cesse de...

Sa femme : Oui, mais c'est un autre problème. Au fait, il a déjà forcé votre porte pour fouiller votre maison...

Le père (aimable) : Cela nous a permis de faire connaissance. Et de vous inviter.

III, 4 La fille (sortant avec un plateau) : Regardez si c'est joli.

Le père : Ravissant, Madeleine.

Le voisin : Tout cela a l'air très appétissant.

Sa femme : Vous êtes très douée pour la présentation, Mademoiselle, ma cuisinière ne ferait pas mieux. (Son mari lui fait les gros yeux.)

Irène (d'un rire mauvais) : Hé, Mad, on t'a enfin trouvé un emploi : sous-cuisinière. (Sur le ton de la confidence, à la femme du voisin :) J'ai des enfants de rêve, moi. Quand les lave-vaisselle ont mis les plongeurs au chômage, tous leurs espoirs de carrière se sont effondrés. Quel drame familial.

Le père (sur un ton de reproche; faiblement) : Irène.

Irène (se maîtrisant) : N'allons-nous pas détruire le chef d'oeuvre en y goûtant ?

Le fils (sortant avec un autre plat) : Et voilà un second plat.

Irène (railleuse) : Et voilà le serveur !

Le fils (qui n'y entend pas malice) : Ben oui.

(Rire d'Irène.)

Le père (pour faire diversion, à la femme du voisin et au voisin) : Qu'est-ce que je vous sers à boire ?

La voisine : Un simple verre d'eau plate, je vous prie.

Le voisin : Pour moi aussi.

Irène (ironique) : A boire cul sec, bien entendu.

La voisine (interloquée) : Mais c'est de l'eau.

(Rire d'Irène.)

Le père (pour faire naître une conversation) : Vous avez entendu les explications de Laurent, hier soir ?

Le voisin (cherchant) : Laurent...

Le père : A la télé. Vous regardez bien l'émission "Coeur sur la main" de TV 13, la chaîne-chance ?

La voisine (au voisin) : On a ça ?

Le père (prenant un canapé) : Ce que j'aime dans la télé-réalité, c'est que la vedette ça pourrait être n'importe lequel d'entre nous.

Le voisin (prenant un canapé pour faire bonne contenance) : Du moins n'importe qui parmi les gens qu'on rencontre.

La voisine (poliment, prenant aussi un canapé) : Ou que l'on ne rencontrerait pas. (A Irène :) Vous aimeriez, vous, y participer ?

(Rire d'Irène.)

Irène : Moi, je suis hors concours.

La voisine : Moi aussi, je suppose. Nous sommes trop bien installées ici pour représenter le peuple.

Irène (ambiguë) : Vaut mieux éviter le peuple. (Au père :) Pour moi vodka et vodka. (Au voisin :) Le tapoteur se tapera bien un brûle-gueule avec moâ, il me doit ça pour les marques sur les murs.

Le voisin : Je suis confus. En un seul endroit, mais je suis désolé. Je paierai naturellement la nouvelle tapisserie.

Irène : Un spécialiste de l'immobilier doit avoir des prix.

Le père (qui regardait les bouteilles) : Plus de vodka.

Irène (énervée) : Je vais en chercher. (Elle sort.)

III, 5 Le père (pensant avoir besoin de l'excuser) : Nos déménagements récents la perturbent. Ma femme à Orléans avait ses habitudes.

Le voisin (compréhensif) : Tout le monde a besoin de temps pour s'adapter.

Le père : Il s'agit plutôt de temps pour reformer son monde autour d'elle.

La voisine : De quelles habitudes s'agit-il ? On pourrait peut-être l'aider ?

Le père (évasif) : Il s'agit de mécanismes psychologiques. On ne peut pas expliquer. (Souriant :) Elle tisse sa toile.

La voisine : Comme un artisan lissier ?

La fille : Comme une araignée.

Le voisin (riant, prenant la réplique de la fille pour une boutade) : L'araignée ne vit pas en famille, Mademoiselle.

La fille : Ça vaut mieux pour les enfants.

Le fils (intervenant brusquement) : Elle veut dire que la nature est bien faite.

Le père : Les hommes pensent, c'est là le problème.

La voisine (riant) : Je ne voudrais pas être une machine biologique. Vous me paraissez bien pessimiste.

Le voisin (amusé) : Evitez de la lancer sur le thème de la femme créative écrasée par l'homme durant des millénaires.

La fille : Il faut écraser l'araignée.

La voisine (riant) : Moi j'appelle mon mari.

Le voisin (riant) : Vous voyez, elle me reconnaît au moins une utilité.

La voisine (coquine) : Mais mon chéri en a d'autres.

Le fils : Il n'y a pas de recours.

Le père : On ne peut pas échapper à la terre.

La fille : La terre crie.

Le voisin (déconcerté) : Ah bon ? Et comment ?

Le fils : Vous le savez bien. Par les enfants.

Le voisin (touché) : Qu'est-ce que vous voulez dire ?

La voisine (mécontente) : Ça ne va pas recommencer. On est invités à une fête, non ?

Le père : ... Bien sûr. Excusez-nous. Je voulais juste dire que ma femme... Elle n'a pas toujours été comme ça.

La voisine : Comme quoi ?

Le père : Quand je l'ai connue, il y a plus de vingt ans, elle était toute jeune, vous ne pouvez pas savoir comme elle était toujours joyeuse, toujours gaie. Elle était le boute-en-train où que nous allions. Tout le monde était attiré par elle; tout le monde l'aimait. C'est vrai aussi qu'elle était contente d'être le centre d'attraction; quand il y avait une rivale, elle était vite jalouse, elle ne riait plus et les autres se détournaient d'elle. Dès qu'une femme vieillit un peu, les rivales sont plus nombreuses. Etre l'animation des soirées, quelles qu'elles soient, est plus dur. C'était une si bonne fille. Elle s'est sacrifiée pour son père, vieux et malade, des années, elle avait renoncé à ses études pour s'occuper de lui quand je l'ai rencontrée, elle refusait de voir sa mère parce qu'elle avait quitté son père; et pourtant elle était si rieuse, si gaie.

Le fils (mécaniquement, en écho) : Si rieuse, si gaie.

Le père : Quand son père s'est pendu, ça a été une délivrance pour elle. Et pour moi.

Le fils et la fille (mécaniquement, en écho) : Une délivrance pour elle et pour moi.

Le père : On a eu alors de bons moments. Les enfants grandissaient. Je travaillais dur pour qu'ils aient une vie heureuse.

Le fils et la fille (en écho) : Pour qu'ils aient une vie heureuse.

Le père : Tout semblait aller si bien. Elle avait trouvé son équilibre et ne se souciait plus de rivales. Elle disait qu'elle ne pouvait plus avoir de rivales. Qu'elle était désormais libre.

Le fils et la fille (en écho) : Libre.

Le père : C'est alors qu'il y a eu mes premières hallucinations comme il faut bien les appeler. Nos premiers ennuis. Je croyais agir comme il fallait. Et je m'étais trompé. Il a fallu fuir. Mais à Orléans, j'ai recommencé. Et il a fallu fuir encore.

Le fils et la fille (en écho) : Fuir encore.

III, 6 (Irène revient, une bouteille dans une main, une guitare sous un bras, la mallette du père à l'autre main.)

Irène (s'arrêtant dans l'entrée, s'appuyant contre le chambranle) : Tu profites de mon absence pour bavasser, le papy; tu rases les voisins avec tes racontars.

La voisine : Pas du tout, je vous assure.

Le voisin : Votre mari nous expliquait juste les difficultés que vous avez rencontrées.

Irène : Sans moi, tous les trois, ils coucheraient sous les ponts et boufferaient si la soupe populaire veut bien.

Le père (faiblement) : Tu exagères, Irène, je travaille.

Le voisin (pour tout arranger) : C'est vrai, pour moi d'ailleurs, entre autres.

(Rire d'Irène.)

Irène : Mais je suis de bonne humeur, aujourd'hui. Il y a des jours comme ça, même quand on vieillit. (A la voisine :) N'est-ce pas, chère la voisine ?

La voisine : Heureusement. J'aime organiser des soirées, des rencontres.

Irène (cyniquement) : A combien ?

La voisine (naïvement) : J'ai beaucoup d'amis.

(Rire d'Irène qui remplit les verres de vodka et en tend un au voisin.)

Le voisin : Merci, non, je vous ai dit, l'eau me suffit.

Irène (brutalement) : C'est de l'eau russe.

Le voisin : Mais j'ai un ulcère.

Irène : Tu iras le soigner à Paris, je connais des infirmières spéciales, je te donnerai des adresses.

Le père (voulant arrondir les angles) : Ma femme connaît beaucoup de monde.

(Elle a mis le verre dans la main du voisin.)

Irène (tendant un verre plein de vodka à la voisine) : Tu t'appelles comment, chérie ?

La voisine : ... Georgette... Et toi Irène, n'est-ce pas.

Irène (lui mettant le verre dans la main) : Je crois qu'ils auront plaisir à nous voir nous aimer. Tu n'as rien contre les femmes ?

La voisine (naïvement) : Oh non, je suis très de gauche, vous savez.

(Rire d'Irène. Puis elle boit. Tout le monde la regarde boire, en silence.)

Irène : Et maintenant le petit verre du papy.

Le père (se défendant) : Irène, non.

Irène (impérieuse) : Allons.

Le père (faiblement) : Je ne veux pas.

Le fils : Il ne faut pas.

La fille : Laisse-le !

Irène : Il a parlé, je veux qu'il boive. (Elle porte le verre à sa bouche et le fait boire. Puis riant :) On va s'amuser.

La voisine (qui veut masquer sa gêne et rester aimable) : Mais on est venu pour ça.

Irène : Nous autres femmes, la mâle nous a dominées pendant des millénaires, il nous a soumises brutalement à ses désirs. Nous aussi on a des désirs, hein, Georgette ?

La voisine : Evidemment, Irène.

Irène : Les temps changent. C'est le temps de la revanche.

La voisine : C'est la libération.

Irène : Leurs jugements à la con sur nous, on ne supportera plus.

La voisine : Ce sont les nôtres qui comptent.

Irène (riant) : Nos avis, nos chansons, nos peintures, nos romans...

Le voisin (inquiet, au père) : Ça va ?

La voisine (ravie) : Il faut avouer que les oeuvres des femmes ont toujours quelque chose en plus, un je-ne-sais-quoi qui met notre époque au sommet de la civilisation.

Irène (tout à coup assez sombre) : Au moins on ne m'y fait pas faire des trucs toutes les trois pages pour me traiter de pute la page suivante.

La voisine : Toi ?

Le père (riant doucement) : Irène est partout.

Irène : Tous les trucs dégoûtants ça vient d'eux, nous on est bien, ils libèrent leurs phantasmes sur nous. Et ensuite ils nous reprochent de ne pas être l'Immaculée Conception.

Le père (se marrant carrément) : Sa vieille jalousie de l'Immaculée Conception.

Irène : Pourquoi elle a eu Dieu et pas moi ? Moi, le papy. Tu parles. (A Georgette :) Remarque, moi, je l'aime pas, l'enfant Jésus, (Riant :) il a eu l'occasion de s'en rendre compte... Immaculée même sans conception ça n'aurait pas été mon trip. Les bonnes soeurs... J'aurais plutôt été la Maculée de Bonne Heure, si tu vois ce que je veux dire. A l'école j'éduquais les garçons. L'enseignement officiel est si défaillant. J'avais la vocation. Et puis tu sors des études et il faut te recycler. Pas facile avec la concurrence. En plus j'ai toujours eu des goûts de luxe. Le père il a pas été utile longtemps. Les pères ça sert jamais à grand chose. Faut savoir s'en servir.

Le père (gaillard) : Ma femme, on lui a donné des maisons.

Irène (riant et buvant) : La pute a ses presbytères.

La voisine (pas sûre de comprendre mais refroidie) : Vous n'êtes pas très religieuse, quoi.

(Rire d'Irène.)

Irène : J'ai joui plus d'une messe, si tu vois ce que je veux dire.

La voisine (qui ne voit pas mais sent qu'il vaut mieux éviter les explications) : Finalement l'eau russe vous fait plus d'effet qu'à moi et à mon mari.

Irène (railleuse) : Tout dépend si c'est moi qui lui soigne son ulcère. (Elle rit.)

Le père : On a eu de belles années. On aura encore du beau temps. Il y a eu une époque où on faisait le circuit des festivals pop and rock, on a créé des rave parties technos, rapé, Irène pour les frais vendait un peu si tu vois ce que je veux dire, hi hi.

Irène (joyeuse) : Pas de fête sans musique. (Mauvaise :) Voyons, le papy, montre-leur. Prends ta guitare. (Elle la lui donne.)

Le père (en expert, au voisin et à la voisine) : La vraie musique c'est celle des States; c'est la patrie de tous ceux qui l'aiment, la zizique. (S'accompagnant à la guitare :) I know that now... (S'interrompant et s'esclaffant :) Il y en a encore qui en sont au temps de l'opéra ! I doivent pas même avoir la télé. (Chantant en s'accompagnant :) I know that now-ow-ow... (S'esclaffant :) Moi je suis de mon temps. Mon temps c'est moi. (Chantant :) Je suis le roi !

Irène : Oui, le papy, il est le roi ! (Ouvrant la mallette :) Tiens, le papy, mets la jolie perruque blonde, tu seras comme quand t'étais jeune. (Elle la lui flanque sur la tête, de traviole. Il est grotesque.

Le fils se lève brusquement et va dans la maison. Il montera l'escalier après une hésitation.)

III, 7 Le père (content) : Eheh, toutes les filles elles venaient m'écouter, assises en rond, autour de moi, des soirées entières. Fallait voir ta tête l'Irène. Elle était jalouse.

Irène (jouissant du spectacle grotesque qu'il donne) : C'est ça, c'est ça.

(Le voisin mange et boit pour se donner une contenance; la voisine regarde surtout Irène comme si elle était attirée par elle, d'abord vaguement.)

Le père : Attends, écoute, tu vas reconnaître. (Il commence une chanson américaine célèbre mais il est grotesque dans sa façon de dire l'anglais, dans ses extases, dans son affectation.) Qu'vous en dites, les voisins ? Hein, ça c'est music. Pas truc franchouillard. Moi j'suis amé-ri-cain. Des States. Notre patrie. Pas Français, moi. States. (Il reprend sa chanson. Même jeu.)

Irène : Ouais, le papy. Montre-leur la belle zizique. (Pour l'encourager, elle chante un peu avec lui. Puis elle va vers lui et le fait boire dans son verre. Il bafouille en buvant car il essaie de chanter en même temps, de la vodka lui coule de la bouche.)

Le père : Tu devrais danser, Irène.

(La voisine regarde Irène comme fascinée.)

Irène : Une chouette idée. Et on fera danser les gosses.

(La fille se lève brusquement comme pour partir, mais reste.

Le fils redescend l'escalier, il l'arrose avec un bidon; il va dans le salon, disparaît, revient vers l'entrée en arrosant partout.

Le père change de chanson, il joue frénétiquement. Irène le regarde ironiquement, sans bouger. Le père se met à chanter de toutes ses forces, tout son corps en tremble d'excitation.)

Le père : Allez, allez, dansez. Et les voisins ? Faut danser, les voisins ! Allez, allez !

(Rire d'Irène.

Le père chante, avalant des mots, en braillant d'autres.)

Pourquoi i chantent pas av'moi ? I sont racistes ? Tous racistes ceux qui chantent pas la music noire ? Con'aissent pas la music, les racistes. Ecoutez ça, les racistes ! (Il commence une nouvelle chanson de toute son énergie, la déformant de façon grotesque par excès de satisfaction.) Ah, on s'éclate, hein, Irène, hein ?

(Le fils allume le feu.)

Irène (railleuse et méprisante) : Oui, il s'éclate, le papy, i a pas d'doute. Allez, le papy, plus fort. Tu peux faire mieux ! (Il s'y met, plein de conviction.)

(Le fils sort de la maison. Il prend Madeleine par la main et la tire à l'écart.)

III, 8 Le voisin : Mais... il y a le feu.

Irène (sans bien comprendre) : Le feu ?

La voisine : Le feu chez vous... là.

Irène (stupéfaite et incapable de réagir) : Le feu.

(Le père continue de s'égosiller, de toute son énergie, sans rien voir ni comprendre.)

Le voisin : Il faut de l'eau, des seaux...

La voisine : Je vais chez nous appeler les pompiers...

(Et soudain on entend un cri, un cri de terreur d'un enfant venant de la maison.

Le père s'arrête net.)

Le voisin (horrifié) : Mon Dieu, mon Dieu, il était bien là, il est là.

(Tous sont horrifiés.

Le cri s'arrête soudainement.)

Le voisin (pas directement vers le public, mais de trois quarts, vers la famille) : C'est vous, vous, qui l'avez tué !

NOIR

IV Retour dans l'appartement du début.

IV, 1 (Irène et le père sont dans le salon, la fille est dans sa chambre, la porte ouverte.)

Irène (hurlant) : Je ne supporte pas d'être enfermée dans ce... cette boîte !... Des murs; on dirait qu'ils se rapprochent un peu plus tous les jours, que tous les jours c'est un peu plus petit !

Le père : Voyons, Irène, tu exagères, c'est très bien ici.

Irène : Ils se resserreront jusqu'à m'éclater la tête !

Le père (avec humour, allant toucher un mur) : Celui-là est un gentil, il n'a pas bougé, je t'assure.

Irène (haineusement) : Toi on dirait même que tu vas mieux.

La fille (de sa chambre) : Ici aussi on pourrait avoir Tommy, on le sortira tous les jours.

Le père : Il m'accompagnera au travail. Il ne sera pas si souvent à la maison.

Irène (grinçant des dents) : Maison. J'en avais une. (Hurlant en direction de la chambre du fils :) Mais le fils du cinglé y a foutu le feu !... (Découragée :) Ah, jamais je n'arriverai à en avoir une autre... Et comme celle-là; une merveille...

Le père : On a encore le terrain; on peut faire reconstruire.

Irène : Et le pognon, tu le prends où ? Avec ce qu'on gagne les banques ne risquent pas de nous prêter la somme qu'il faut.

Le père : Je peux la construire. Mettre un agglo sur un autre avec du ciment entre, ça ne me semble pas sorcier. J'ai toujours rêvé de bricolage en grand. On irait tous les dimanches. A quatre ce sera vite fait.

Irène (ironique) : Je n'ai pas cinquante ans à perdre. Et j'aime les murs droits, le papy.

Le père (ironique) : Et qui ne se resserrent pas, je sais.

Irène (à elle-même) : J'avais de nouveau tout... Et trouver un type comme ça, il m'a fallu un coup de veine. On cherche parfois des années. Des années. (Au père :) Que j'en veux à ton fils de m'avoir fait perdre tout ça !

Le père : Enfin... n'oublie pas... le gosse !

Irène : Il l'a tué, n'en parle pas comme s'il l'avait sauvé.

Le père : Mais songe à ce qu'il avait dû endurer... de ton Charles.

Irène : Le pire est tout de même ce qu'il a enduré à la fin... de ton fils.

Le père : Ah non, non. Tu ne me feras pas dire ça. Il l'a... libéré.

(Rire d'Irène.)

Irène (regardant les murs) : Et moi, qui va me libérer ?

IV, 2 (On sonne. Le père va ouvrir. La voisine de la maison entre.)

La voisine : Je voulais m'assurer que tout va bien.

Le père : Entrez donc.

Irène (sans se déranger) : Ah, c'est vous.

La voisine (sans se formaliser) : Comment vas-tu ? Toujours aussi secouée ?

Le père : C'est bien normal, c'était sa maison. Et puis cet enfant...

La voisine : Mon mari, depuis deux jours, fait des allers retours chez son psy. Avoir eu raison ne l'a pas calmé.

Le père (avec un soupçon de fierté) : Oui, lui n'a pas osé. Alors l'enfant est mort.

La voisine : Quand même il avait fouillé chez vous, vous vous souvenez.

La fille (de sa chambre) : Il lui aurait fallu un chien; avec un chien, rien ne serait arrivé.

La voisine (un peu étonnée de l'entendre car elle ne la voit pas, mais polie) : C'est possible. Vous avez sûrement raison.

La fille (venant sur le pas de sa porte) : Tommy nous aurait protégés.

Le père : On ira le chercher samedi, Mad.

La fille : Samedi ? C'est sûr ?

Le père : Je te l'ai promis.

La voisine : J'ai souvent pensé qu'un chien nous serait utile mais je n'aime pas les chiens.

(Rire d'Irène.)

Irène : Je n'aime pas les hommes non plus, mais je fais avec. La vie est dure.

La voisine : Mais jusqu'à notre dernier souffle, nous pouvons recommencer, tenter une nouvelle chance. Dans tous les milieux on trouve des gens avec qui s'entendre.

Irène (maussade) : Les instits et les curés c'est des fauchés. Mon home à moi c'est le système médical. Là il y a les hommes que je comprends totalement. Et moi je suis celle qu'il leur faut. Mais tous ne peuvent pas être amenés jusqu'à vous donner leur maison.

La voisine (perdue mais qui veut aider la déprimée) : Vous vous ferez de nouveaux amis, j'en suis sûre. (Lui prenant la main :) Vous avez quelque chose de particulier... qui attire. Vous avez beaucoup plu à mon mari.

Irène (levant les yeux sur elle) : Ah oui ?

La voisine : J'espère que le commissaire ne vous a pas trop embêtés ?

Irène (ironique) : Il nous a proposé une cellule psychologique.

La voisine : Oui, c'est l'habitude. A nous aussi.

Irène : J'ai répondu que mon mari en avait déjà profité pleinement et que pour Charles un accident s'en est chargé avant la police.

La voisine : Il a été puni.

Irène : L'enfant en est mort. Je n'aurais pas cru qu'il était là.

Le père (à la voisine) : On n'a pas cru votre mari, malheureusement. Moi non plus, sauf à Orléans, et il n'y avait rien.

La voisine Irène) : Il faut sortir, ne pas vous laisser déprimer, vous amuser quand même. La vie continue.

Le père : C'est ce que je lui répète.

La voisine (continuant) : Ce n'est pas difficile de vous faire de nouveaux amis. Vous êtes encore si jolie.

Irène (avec un regard en biais) : Le milieu médical, c'est mon formol. Ah, si j'avais pu devenir chirurgienne, ou psychiatre, je n'aurais pas eu besoin de faire tout ça.

La voisine : Tout ça quoi ?

Le père : Les déménagements, à cause de moi, les frais pour mon hospitalisation, les fuites pour échapper aux pierre.

(Rire d'Irène.)

La voisine : Je ne peux pas rester davantage, à cause de mon mari, vous comprenez.

Irène : C'est qui son psy ?

La voisine : Carmandrel.

Irène (faisant la moue) : Pas grand chose à en tirer. Sa femme est une maligne.

La voisine : Enfin, vu son prix, j'espère qu'il est habile.

Irène (railleuse) : Il l'est puisqu'il arrive à vous faire payer.

La voisine (souriant) : En effet. Je reviendrai bientôt. (Elle va pour sortir. Mais devant l'entrée se trouve Grâce qui n'osait pas sonner. La saluant sans la connaître :) Mademoiselle. (La voisine passe devant Grâce et sort. Grâce entre. La porte reste entrebâillée)

IV, 3 Irène (entre ses dents) : Pour quoi faire ? Quelle dinde.

Le père : Bonjour, Grâce.

Grâce (jolie jeune fille d'une vingtaine d'années) : Est-ce que je pourrais voir Matthieu ? J'ai lu dans le journal... Il n'est pas venu. On ne peut pas lui téléphoner.

Le père : Entrez. Je vais l'avertir. (Il oublie de refermer la porte tant sa surprise est grande.)

Irène (la toisant quand elle entre) : Alors, c'est ça, Grâce.

Grâce : Bonjour, Madame.

Irène : ... Dis-moi, mignonne, qu'est-ce qui t'attire dans mon taré de fils ?

Grâce (choquée) : ...

Irène : ... Eh bien, réponds... Il est vrai que la question contient la réponse... C'est parce qu'il est taré.

Grâce (violemment) : Ce n'est pas vrai. Matthieu est la gentillesse même.

Irène : Oui... c'est anormal pour un garçon... Socialement il est foutu.

Grâce : Non.

Irène (l'examinant) : Depuis le temps qu'il te cache à moi, je me demandais vraiment à quoi tu ressemblais... Il a bon goût. Il a bien choisi.

Grâce (sur la défensive) : Je ne suis pas une chose ou un animal que l'on choisit. On s'est plu mutuellement, tout de suite.

Irène (au père, gaiement) : Elle parle comme moi à son âge à tes parents.

Le père (allant vers la porte de la chambre de Matthieu, puis frappant) : Matthieu, Grâce est là.

Irène Grâce) : Est-ce que vous avez une maison ?

Le père (plus fort) : Matthieu ! Grâce est venue te voir !

Grâce Irène) : J'habite chez mes parents.

Irène (agacée) : Bien sûr, mais les parents, ils ont une maison ?

Grâce (qui regarde la porte de Matthieu) : On habite dans le quartier de le Petite Florence.

Irène (pincée) : Ah. Vieille famille alors. De vraies maisons-musées.

Le père : Matthieu !

Grâce : ...

Irène : Que fait votre père ?

Grâce : Il dirige une compagnie d'assurances.

Irène (faisant la moue) : Pas mon secteur du tout. Je ne connais pas ce milieu-là. On a beau dire que les hommes sont partout les mêmes, c'est plus subtil que ça...

(Matthieu ouvre la porte de sa chambre. Il a les cheveux en bataille, l'air hagard, les vêtements débraillés.

Un silence.)

Irène (narquoise) : Alors, ma petite Grâce, il est beau l'assassin ?

Grâce (au fils) : Viens avec moi, Matthieu, viens chez nous, mes parents sont d'accord.

(Rire d'Irène.)

Le fils : J'entends le cri. Tout le temps.

Grâce : Viens. Ce n'était pas ta faute. Tout le monde le sait. Chez nous tu pourras te remettre.

Irène : Enlèvement par la Princesse du chômeur programmé. Quelle époque. (A Grâce qui n'y prête pas attention :) Tu as un cheval en bas ? (Au fils :) Mais elle a une maison.

Grâce (au fils) : Ne reste pas avec eux, tu sais, tu me l'as expliqué.

Irène (menaçante) : Ah bon ? Il a parlé ?

Grâce : Ici tu ne te remettras pas, Matthieu, viens. Laisse-les.

Irène (de plus en plus mauvaise) : Il a fait des racontars sur mon compte, le fils du papy ?

Le filsGrâce) : C'est trop tard. La mort est dans ma tête. Je ne peux plus lui échapper.

Irène : Moi je connais le psychiatre qu'il te faut. Il a déjà guéri ton père.

Le père (faiblement) : Arrête, Irène, arrête.

Grâce : Chez nous, tu le sais bien, c'est un autre monde, tu verras bientôt ce qui s'est passé sans verre déformant, tu ...

Irène (la poussant brutalement) : Tu es chez moi, ici. Va-t'en.

Grâce : Pas sans Matthieu.

Irène : Je vais m'en occuper, de ton Matthieu.

Grâce : Je sais ce que vous voulez faire, mais il va venir avec moi.

Irène (folle de rage) : Va-t'en ! Il est à moi. J'en ferai ce que je veux ! (Elle veut la pousser mais Grâce lui échappe.) Ça m'étonnerait qu'il t'ait tout raconté. Tu veux que je te raconte la suite ?

La fille (de sa porte) : Arrête.

Irène Grâce) : Tu crois que tu vas construire une vie normale avec lui ? Tu crois que tu vas combler les gouffres, raser les montagnes ? Les gouffres attirent, ma petite, tu tomberas dedans; les montagnes donnent le vertige, tu tomberas de la montagne !

Grâce : Je ne tomberai pas.

Irène (au fils) : Dis-lui ce que tu entends, dis-lui !

Le fils : J'entends l'enfant crier.

Irène (au père) : Et le papy ? Dis ! Allons, dis !

Le père (mécaniquement) : J'entends l'enfant crier.

La fille (plus fort, de sa porte) : Arrête !

Irène Grâce) : Ton Matthieu, il grave et planque partout l'Histoire du cri, il te l'a dit ça ? Et ils croient que je ne le sais pas ! Les comploteurs du cri !

Le père (faiblement) : Arrête, Irène, arrête.

La fille (plus fort) : Arrête !

Irène (railleuse, méchamment) : Ils m'ont supplié d'arrêter dans bien d'autres circonstances. Et encore, ils n'ont pas subi le pire, eux; de quoi se plaignent-ils ?

Le père Grâce) : C'est ma faute, on nous a jeté des pierres...

(Rire d'Irène.)

Le filsGrâce) : Il n'y a pas de fuite possible, il n'y en a jamais eu.

Grâce (au fils) : Ne réfléchis pas, viens.

Irène Grâce) : S'il va avec toi, dans six mois on sera tous dans ta maison.

Grâce (la prenant au mot) : Eh bien alors, si vous êtes si sûre de vous, laissez-le venir, poussez-le même. Vous aimez tant les maisons. Et il va vous avoir une maison...

Irène (reculant devant le piège, ricanant) : C'est moi qui gagnes les maisons.

Grâce : Vous devenez vieille, vous n'y arriverez peut-être plus.

Irène (ricanant) : Les plaisirs spéciaux n'ont rien à voir avec mon âge.

IV, 4 Le voisin de la maison des actes précédents (entrant) : Que se passe-t-il ? Je ne dérange pas ?

Irène (riant) : Tiens, un chéri de la confrérie du cri. Entre. Dis-moi, comment me trouves-tu ?

Le voisin (interloqué) : Superbe, Irène, bien sûr. Mais dès que je t'ai vue passer devant chez moi, je t'ai trouvée superbe.

Irène (riant) : Et la petite Grâce, tu voudrais aussi la petite Grâce ?

Le voisin (gêné) : Enfin... Bonjour, Mademoiselle.

Irène : Elle vient jusque chez moi pour se trouver un mâle avec des cris dans la tête, elle pourrait vous emmener tous les trois. Vous vous passerez des disques de cris spéciaux. Des parties fines de la Confrérie du cri avec Divine Grâce au lieu de l'infirmière. Elle a le physique de l'emploi, pour l'évolution de sa psychologie je vous fais confiance.

Le voisin (au père) : Elle a bu à nouveau ?

Irène : Même pas, chéri. Tu vois enfin Irène dans son naturel. (Relevant les bras, prenant une pose :) Regarde la bête. T'as envie d'la bête, chéri ? Devant la Divine Grâce, pour qu'elle apprenne. Trois mâles de la Confrérie du cri c'est pas facile à gérer, faut la technique, hein, passassion de pouvoirs, hein, je suis sûre, un voyeur comme toi, mais si, hein, quand je passais dans ta rue, hein, tu attendais mon passage, hein, tu violais chaque centimètre de mon corps, hein, tu m'as violée en cachette, derrière tes rideaux; ouvre les rideaux, chéri, fais-le, deviens toi-même, hein, il n'y a qu'à oser, je suis consentante, hein, viens, je suis docile; mets ta main là, sur mon cou, oui, t'as envie de me faire plier, il suffit d'oser, il suffit d'une fois, tu ne seras plus le voyeur, tu donnes le spectacle, chéri, hein, donne-le leur, montre qui tu es; bientôt tu ne te contenteras pas de laisser crier chez le voisin, au lieu de te trouver des prétextes pour ne pas avertir la police, tu deviendras toi-même, hein chéri, tu vaux bien le brillant Charles, allons, dis-le que tu étais jaloux de lui.

Le voisin (se défendant faiblement) : Pas jaloux...

Irène : Tu lui en voulais de ne pas être ton ami.

Le voisin : Oui, je lui en voulais.

Irène : Et quand tu as entendu les cris chez lui, c'est toi qui criais, hein chéri.

Le voisin : Ce n'est pas vrai...

Irène : Si ce n'est pas toi qui criais, pourquoi est-ce que tu n'as pas sauvé l'enfant ?

Le voisin : Je ne pouvais pas y croire. Je n'ai pas osé.

Irène : Pas y croire ? Tu savais. Tu savais très bien. Tu as envie de réentendre ces cris.

Le voisin (affolé) : Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai.

Irène : Alors prouve-le leur, prouve-le devant tout le monde; même Charles était encore capable de ça, peut-être que toi tu aimes déjà trop ces cris ?

Le voisin : Ce n'est pas vrai.

Irène : Ouvre les rideaux. (Contre lui :) Prouve que tu es capable de donner le spectacle, chéri, ou alors c'est que tu veux te cacher au fond des caves.

Le voisin (affolé) : Pardon, pardon.

Irène (riant, contre lui) : Pardon de quoi, hein ? Un vrai mâle dévore les petits, mais après les avoir faits.

IV , 5 La voisine (entrant, voyant son mari) : Ah, tu es là... Qu'est-ce qui se passe ?

Irène (riant) : Je sers de psychiatre à ton mari, chérie, le sien m'a paru particulièrement défaillant. (Embrassant la voisine sur les lèvres :) Il te jugeait froide, distante, explique-lui pourquoi.

La voisine (gênée mais pas tellement, restant dans les bras d'Irène) : Nous autres femmes, nous sommes si rarement comprises. Et puis il ne voulait pas d'enfant.

Irène (riant) : Il les aimait trop.

La voisine : Cette vie avec lui n'a servi à rien.

Irène (l'embrassant à nouveau doucement) : Mais toi tu as envie d'ouvrir les rideaux, chérie, qu'il te voie au moins une fois telle que tu es, hein, qu'il reçoive une bonne leçon sur ses insuffisances, (La caressant :) tu ne dépends pas d'un homme qui n'a de plaisir qu'à épier le voisin, tu es une vraie femme, hein, une vraie femelle, il n'est pas trop tard, chérie, avec moi tu peux découvrir la vie, sauf si tu as honte...

La voisine (fièrement) : Pourquoi j'aurais honte ?

Irène : Des racontars, ces crachats sur toi quand tu passes, souillée de leurs crachats en pleine rue.

La voisine : C'est moi qui leur crache dessus.

Irène : Oh, mais tu es trop jolie, trop sage.

La voisine : Je les ai toujours détestés ces gens, ces médiocres. Je crache sur eux. C'est toi qui me plais. Avec toi j'ai le sentiment d'être enfin libre. Libre !

Irène (mauvaise) : C'est ça, libre.

La voisine (posant sa tête sur l'épaule d'Irène) : Avec toi le monde devient vrai. C'est comme si tu me sauvais. (Rire d'Irène.) Je sors des complexes, des gênes, des relations programmées. Tu es celle que j'aurais voulu être. C'est toi la vraie femme, Irène. (L'embrassant sur les lèvres :) Tu es la femme de rêve. Je veux rester avec toi.

Irène (railleuse, désignant le voisin du menton) : Et lui, qu'est-ce que tu en fais ?

La voisine (haussant les épaules) : Il restera avec nous si tu veux, c'est à toi de décider.

Irène (joyeusement) : Plus y a d'fous autour de moi plus la vie est belle.

IV, 6 (Brusquement Grâce va jusqu'à la porte, sort à moitié.)

Grâce : Matthieu, viens, viens !

Le fils (faiblement) : C'est trop tard...

Grâce : Viens.

Le père (se décidant, quitte à affronter les représailles) : Va avec elle, Matthieu, c'est ta dernière chance.

Irène (très lentement, ironiquement) : Le petit Matthieu veut abandonner sa maman ?

La fille (brusquement, de sa porte, dans un cri déchirant) : Va-t'en, Matthieu ! va-t'en !

(Matthieu hésite.)

Le RIDEAU tombe d'un coup.