IL PROFESSORE

 

Roman

 

(Paraphrase de "La Ballade des pendus" de François Villon)

 

 

I

(Première strophe)

 

       FRERES HUMAINS QUI APRES NOUS VIVEZ

 

Sophie est revenue des Enfers. Elle enlève les verres, passe un coup de chiffon sur les tables. Le soleil glisse de biais jusqu'au comptoir dont le rebord aveugle. L'enfant dans son coin épelle "dessinateur" puis conjugue "Dessinater" pendant que la télévision douceâtre cause choses et d'autres, montrant plein écran par moments les paraphrases que dessine en direct un habile "dessineur". Toute langue évolue. Le grand gars à casquette, le capitaine des lacs, en fait les étangs de la région, oeuvre beaucoup en ce sens et n'hésite pas à aider l'enfant; la télé de même, courageuse auxiliaire familiale, mais elle et lui ne sont pas toujours d'accord.

Retour des verres sales à son roman; l'histoire évoque le réel qui rôde. Il cerne le bar et bat le trottoir; le parc à côté n'est pas sans danger. Mais Sophie ne vit plus la peur que dans les histoires. Les Enfers sont trop durs à vivre; les fausses blondes sont mises hors rêves les premières, la chute est dure sur le macadam. Le réel fera le trottoir sans elle. Dans le livre, Zeitlz soigne ses boucles avant de rencontrer, par un hasard révolutionnaire, le prince. Ses boucles, d'un blond norvégien presque blanc, moutonnent en charme sur sa nuque penchée. La sirène améliore la nature rose de ses lèvres et sa voix a les inflexions douces de futures mères d'harmonie et de tendresse : "Alors, ce miroir, ça vient ?" La coiffeuse trotte aux ordres; elle gagne bien sa vie, c'est une bonne citoyenne qui cherche à gagner plus pour payer plus, elle a le sens de l'effort et apporte le miroir. Zeitlz y contemple ses lèvres. Les hommes ont bien de la chance qu'elles existent.

La cas Zeitlz. Autour d'elle, l'encerclant, nous avons les discours braqués des experts, des témoins, du juge, des médecins, des amies, des amants. Si jeune et déjà tuée tant de fois. Résurrection par la rencontre de Prince. Résurrection un jour d'insurrection. Dans les rues ce jour-là, celui de la gigantesque panne d'électricité européenne, les pillages des magasins créaient la fête sans prix, il emportait une télé géante sur sa tête, la maintenant d'une main, et à l'autre le paquet d'un portable. La rotation des stocks s'accélérait et les défavorisés pour une fois y participaient prioritairement. Zeitlz aime le mouvement, la vie, l'action, le changement, la variété. "Que les choses bougent", que les lignes des contours des choses tremblent comme lors des canicules où l'on croit qu'elles vont se dissoudre dans la chaleur, s'évaporer. Il resterait alors l'essentiel, l'au-delà du visible.

La porte du bar s'ouvre et se referme vite; un assoiffé de l'été demande asile. Une assoiffée, en fait. Elle fuit la sueur et ses larmes, s'essuie le front d'une main fébrile, ôte ses lunettes de soleil pour la caresse de l'ombre.

- Bienvenue au refuge de la cave, lui dit joyeusement le Capitaine des lacs à sec.

- Dessinatons, o, n, s, articule l'enfant qui regarde la réfugiée et oublie son cahier.

- Je n'ai pas pu tenir jusqu'au bureau.

- Depuis le temps que je vous  vois seulement passer... Vous êtes toujours à courir. Toujours en retard ? J'aurais trente au lieu de cinquante, pour rire j'aurais essayé de vous attraper au lasso.

- Je suis toujours en retard, je ne comprends pas pourquoi. Heureusement que je suis propriétaire de mon agence.

- Destinatez... dessinatez.

- Les autres ont des trucs pour la ponctualité qu'ils refusent de partager, approuve gentiment Cap; asseyez-vous donc, personne ne viendra acheter un appartement par cette chaleur.

Cette affirmation hasardeuse excluait totalitairement les cinglés de la canicule.

- Qu'est-ce que tu fais ? demande la femme à l'enfant qui, ses yeux s'accoutumant à la pénombre, s'avère être une petite fille.

- Je destinate, répond celle-ci gravement mais avec un peu de timidité.

- Je lui apprends les conjugaisons, explique le Cap, elle est très douée.

Partager le savoir avec les générations nouvelles est à la fois un plaisir et un devoir des Anciens. La chaîne éternelle des temps se poursuit de bouche à cahier en belles lettres incorrectes dont l'écriture appliquée, en tirant la langue, engendre parfois des monstres.

- Je m'appelle Sandra, et toi ?

- Elle, c'est Elisabeth, intervient le Cap volant son nom sur les lèvres de la fillette qui le fixe sans comprendre. Pour garder son importance centrale de la scène néanmoins, elle sent qu'il faut parler et conjugue :

- Tu destinates, e, s, elle destinate, e...

Sandra boira un citron pressé avec beaucoup de glaçons. On se sent bien ici. Depuis le temps qu'elle passait devant... On passe tous les jours dans des rues qui deviennent des inconnues familières, on se dit que l'on aimerait les explorer, mais il faut un hasard ou on ne les connaîtra jamais. L'inconnu devient rassurant déguisé en quotidien. Lever un coin du déguisement met face à des révélations qu'il vaut peut-être mieux éviter, qu'il est peut-être préférable d'éviter. L'habitude clôt des portes devant lesquelles vous passez; si le hasard vous ouvre l'une d'entre elles, il n'y aura pas d'oubli possible, il n'y a jamais d'oubli. Il peut s'avérer impossible des ressortir comme il le semblait d'entrer.

Sophie a servi et Zeitlz a souri en sortant pour aller à son rendez-vous. Elle a payé sa note. Il est tard déjà. Le ciel est brusquement un embouteillage d'étoiles; elles se ruent à des rendez-vous sur leurs autoroutes à bouchons et restent coincées quelques éternités entre trous noirs et naines sanglantes, jusqu'à ce que des Charon au SMIG laissent ironiquement payer le passage; Zeitlz regarde le journal télé pour patienter et les crimes commis ailleurs libèrent ses nerfs. Des savants ont découvert une nouvelle constellation, plus féroce que la Grande Ourse. Elle veille sur Zeitlz, elle punira ceux qui lui voudront du mal, c'est une constellation gardienne. Il y a, disent les savants, trop d'humains, alors il y a trop d'étoiles; les nuit sont claires comme les jours. Les abattoirs fonctionnent en 3/8, en continu, mais maintenant il faut s'y rendre en supportant les bouchons et en plus une fois sur place attendre longuement son tour.

Le petite fille laisse son cahier et vient vite vers la dame pour avoir un glaçon pendant que Sophie ne la surveille pas. Elle murmure quelque chose à l'oreille de la dame puis elle rit. La dame rit aussi. La petite fille retourne vite à sa place.

- Moi je m'occupe des lacs, on a vidé de leurs poissons ceux dont le niveau baissait trop; je n'ai plus rien à faire de tout l'été.

- Vous êtes en vacances, quoi ?

- En chômage météorologique... Je vis de la pêche.

- La rivière a une odeur abominable. En passant j'ai vu des cadavres de poissons. On ne pourrait pas les ramasser ?

- Oui, le cours est trop bas; bien trop bas. Ils sont asphyxiés.

Où sont les héros ? Où sont passés les héros ? Les vaillants qui enfermaient la mort dans des souterrains profonds, derrière des barrières inébranlables, et qui se moquaient d'elle avec un esprit qui la rendait folle d'une rage impuissante. Des hommes forts, fumant sans cancers cigarettes et cigarillos, buvant sans cirrhoses Beaujolais, Vodka et Whiskey, baisant sans sida les folles de leur corps, bâfrant sans obésité les plâtrées de bombance, enjambant les continents à la terreur d'ébola, défiant le visage impassible les lions. Las, maintenant l'homme le plus fort craint les pollens du printemps. Les acariens minuscules le terrorisent. La mort mange. Elle n'est jamais à satiété de vengeance. Elle joue avec les descendants du premier jeu jusqu'à la jouissance totale de sa perversité. N'y a-t-il pas là le grand défi ? Ne peut-on comprendre alors ce que pensa Il Professore ? Son action... Répréhensible, évidemment.

 

N'avons-nous pas tous des oreilles d'âne pour avoir cru ce que nous avons cru ? Qui y échappe ? Nous jugeons sur critères de longueur d'oreilles. Les plus courtes font passer pour génie.

- Trop d'humains, chérie, trop d'humains !

L'homme qui vient de parler, s'appelle Simon. Son activité principale consiste à supporter, soutenir, enthousiasmer notre glorieuse et chère équipe de foudeballe. Le trou dans notre local budget qu'elle creuse qu'elle creuse, n'est blâmé par personne. Mais il y va de l'honneur ! L'art de la banderole saboteuse de moral de la ville adverse atteint sa perfection en le noble Simon. Il passe des heures, des jours en méditation pour obtenir l'épure fulgurante qui galvanisera les siens, glacera l'ennemi jusque dans les tribunes chic. Ce n'est pas la saison. Il n'a rien à faire. Dès sa troisième bière il voit le monde tel qu'il est. Alors il l'explique. L'intention de propager la vérité est louable. Qui a supposé qu'elle est belle fille sous prétexte qu'elle se balade à poil ? Tous les puits sont boueux aujourd'hui.

Quand il devient la vérité il appelle Sophie "chérie". Rien n'autorise cette liberté. Ils semblent l'un et l'autre la considérer comme payée avec la consommation. Peu importe après tout. Donc il a lu que des savants disaient que... Des détails sur la production agricole mondiale, sur le CO2 rejeté sans manières par des poumons encrassés, d'où la mort des poissons... Le Capitaine des lacs dresse une tête intéressée soudain; enfin sourd une explication. Si la petite fille était là aujourd'hui elle approuverait sûrement; Simon regrette d'avoir un public si réduit pour des concoctions d'une importance primordiale... Comment en est-on arrivé là ?  La mécanique du progrès, à cause d'une inattention, un bout de vêtement s'y est trouvée prise, les rouages ont happé une main, puis le bras, et l'humanité entière est en train d'être avalée par la machine. Donc on coupe; ou coupe des bras, on coupe des jambes pour sauver le plus d'êtres possible, on coupe des idées dans les têtes, on ampute des convictions, des espérances, des rêves pour sauver le plus d'êtres possible. La terre est bondée d'estropiés. On n'a pas su sacrifier les condamnés. Ils survivent avec leurs demi-cerveaux, leurs quarts de cerveaux, rien ne se voit bien sûr mais la prolifération des amputés tue les poissons. Il y en a trop, d'amputés. Seule une guerre à un milliard de morts pourrait encore sauver l'humanité. Le foudeballe ne peut pas tout. Reconnaissons-le. Substituer la guerre fictive à la vraie ne permet pas d'obtenir le taux de mortalité nécessaire. Les pays développés en sont à espérer que l'on s'entretuera suffisamment dans les arriérés pour obtenir un équilibre natalité-mortalité compatible avec la croissance agri-éco-mique. La puissance de la banderole doit alors s'approcher de celle des dix commandements et rivaliser avec les tables de la loi.

Il y a tout de même moins d'estropiés du cerveau dans notre ville que dans les voisines quoique, contre le bon sens, on ne gagne pas plus souvent.

Treize heures trente. La chaleur épouvantable cerne le bar aux volets clos, des humains rôdent comme des aveugles, flairant le havre qu'ils ne trouveront pas. La canicule charrie de l'homme et en rejette sur ses bords comme la rivière ses poissons; les autorités veillent à rester en-deçà de l'année des quinze mille vieillards morts de l'été.

La porte s'ouvre.

- Je n'ai pas réussi à aller plus loin, dit Sandra dans un souffle. Elle s'assied, épuisée.

- Votre étoile vous ramène parmi nous, dit aimablement le Cap.

- La petite fille n'est pas là ?

Un temps.

- Elle n'est pas dans votre univers aujourd'hui, explique Simon. Il ne plaisante pas. Il y a autant d'univers parallèles qu'il y a d'êtres humains. Chacun est entièrement programmé pour une seule personne, les innombrables événements, horreurs, drames, etc, sont tous programmés en fonction de cette seule personne. Elle est donc la seule libre dans son univers. La seule responsable par conséquent. Pour elle bien sûr. Mais aussi pour son univers. Pour ce qu'il devient. Chacun de ses choix engendre ses monstres. Les estropiés subissent et ne peuvent que crier. Ils hurlent dans tous les univers. La souffrance hurle dans tous les univers des décisions égoïstes de la personne coupable. La seule coupable.

Sandra boira un citron pressé. Zeitlz a les yeux de Sophie pour lui sourire.

Zeitlz escortée de ses assidus remonte pédestrement l'avenue principale en robe seyante sous une météo clémente de théâtre. Son parti trotskyste nationaliste cherche une révolution à faire. Mais le pouvoir est vacant, en attente d'un remplaçant pour longue durée; que faire jusque là ? Conduire par une propagande habile les masses plus ou moins laborieuses sur la pente de la conscience de l'aliénation politique. Quand c'est une belle fille comme ça qui distribue les tracts, on est tenté de lui en prendre un. On réalise mieux que rien ne va puisqu'on ne l'a pas et que ce sont les abrutis escorteurs qui doivent en profiter. La prise de conscience de l'injustice du monde part de son petit niveau sexuel pour s'étendre mathématiquement à tout le reste. Mais ma vie ça va déjà pas fort, si je me révolte et que j'en prends plein la gueule, ce n'est toujours pas moi qui aurai la belle fille. L'univers de Zeitlz n'est pas programmé pour que ce soit vous qui en profitiez; ni moi. Depuis qu'elle est à la tête de la section le taux d'amateurs de tracts dans les rues a fait un bond spectaculaire.

La télévision avoue à Sophie que l'actrice Danielle est bien vivante quoiqu'on ait annoncé sa mort prématurément. Néanmoins la morte n'est pas blanchie car on se demande bien où elle était passée. Des explications publiques de la survivante sont attendues, on vérifiera ses dires. Parce que c'est facile, vous savez, d'accuser la presse.

Bref tout va bien. Sophie risque un oeil par l'interstice des volets. Le parc est vide d'âmes, des grands arbres saumâtres dans la violence solaire tombent quelques feuilles qui s'effritent dans leur chute et s'évanouissent avant le sol. Le décor a trop servi. Il est là depuis si longtemps. Elle le connaît depuis toujours. Il meurt sous ses yeux. Le maire prétend qu'il faut faire table rase, que ces platanes deviennent dangereux; si les riverains s'opposent à l'abattage il fera interdire le parc; c'est son devoir, il sauve des vies. Sur le kiosque à musique il y a quelqu'un. Sophie s'efforce de voir. C'est bien la petite fille.

Essoufflée et en nage elle crie en approchant : "Mais qu'est-ce que tu fais là, Elisabeth ?" Elisabeth joue gravement avec le chat. La maman les a virés tous les deux pour d'obscures raisons. Il s'avérera en fait qu'elle leur a juste dit de faire moins de bruit ou d'aller dehors, cette femme travaille sur son ordinateur, elle est secrétaire à domicile, son mouvement d'impatience a entraîné le départ de la malheureuse enfant chassée par sa mère. Mais accompagnée dans son errance de faim et surtout de soif par sa poupée et son chat fidèle. Sophie héberge dans son bar les réfugiés et téléphone à la maman. Elle les gardera toute la journée.

Sandra est contente de revoir Elisabeth; elle, n'a pas d'enfant; elle le regrette. A peine questionnée par le Cap'taine et Sophie, elle explique. Avec les hommes ça n'a pas marché; elle a même essayé les agences, même les rencontres par internet; ça n'a pas marché; elle n'aime pas être baisée; elle aurait bien voulu des enfants; il leur faut un père, tout de même; elle a pensé à l'insémination artificielle, après tout ils peuvent se passer de père; tant qu'à être mère porteuse autant que ce soit d'un inconnu; qui ne pourra jamais lui prendre ses enfants; dont il ne connaîtra pas l'existence; elle travaille tous les jours et elle ne sait pas pour qui; pour quoi; elle se fait belle et elle n'a pas d'enfant pour lui dire "Comme tu es belle, maman"; il lui est arrivé de se saouler chez elle, elle ne sait pas pourquoi elle leur raconte ça.

- Votre étoile vous a fait entrer un jour pour que vous puissiez nous le raconter, affirme Cap.

- Nous sommes dans votre histoire, ajoute Simon. Je me demande à quoi vous allez nous faire servir. Vous ne le savez sans doute pas encore.

Sophie, méditative, jette un coup d'oeil à sa montre.

 

Compassion pour ceux qui ont souffert, compassion pour ceux qui souffrent. Vous, les gens des temps à venir, vous qui découvrez les faits ici rapportés, n'oubliez pas le désespoir. Tous les nôtres se sont trouvés devant des portes d'acier, ils ont tapé les codes que leurs parents leur avaient appris, les codes que l'école leur avait appris, les codes que leur micro-société leur avait appris... la réponse, encore et encore : "Code erroné; recommencez", "Code erroné; recommencez." L'affolement de rester là. Seul(e). L'affolement qui grandit en voyant défiler ses heures, ses jours, ses mois, ses années. "Code erroné." Seul(e). "Recommencez." Ça ne sert à rien. Il faudrait un hasard fabuleux. Un coup de chance incroyable. "Recommencez." "Recommencez." Bientôt, l'âge venant, à quoi bon ? Le temps n'est pas la vie. Espérer que l'âme dépasse les limites du temps ne suffit pas. Il faut bien une organisation parallèle pour les ombres qui n'ont pas les codes valables si elles veulent prendre chair et connaître la vie.

Quatorze heures. Entre un homme d'âge mûr, à la barbe soignée, d'une tenue soigneuse, correcte, impeccable, mais avec une sorte de force vitale, d'énergie que le costume ne peut cacher, ne peut contenir, un magnétisme qui, si la parole est à la hauteur, deviendra charisme, un homme d'expérience, on le voit bien, mais dont l'expérience n'est pas forcément à partager, un homme de savoir, sûrement, car il tient une sacoche, un sac, une mallette, comme en ont les professeurs, un homme quoi.

Si l'on condamne une "solution" de vie hors norme c'est pour ne pas voir les problèmes de ceux qui ont dû avoir recours à cette solution. Une justice qui par un jugement remet ses oeillères à une société qui a entrevu un monde hors norme, est-elle une justice pour tous ?

Il embrasse Sophie et Elisabeth, fait un signe à Cap, serre la main de Simon. Sophie lui présente Sandra qu'il observe avec soin, son sourire presque constant, si aimable, aux lèvres, et Sandra le trouve charmant. Puis il va s'asseoir vers une fenêtre; Sophie lui apporte un plateau, tout un repas déjà prêt. Il y a un grand silence, on ne l'entend pas manger; dans la mesure où la chaleur lourde modifie les sons et la perception qu'on en a , on peut dire que l'on entend cette chaleur qui environne le bar, l'écrase de son poids, mais bien sûr on ne peut le dire qu'avec le sourire, si aimable, du professeur. Sandra se dit qu'elle est encore en retard, elle n'a pas la force de se lever et de repartir. Après tout elle est propriétaire de son agence. Dire qu'elle était partie plus tôt de chez elle, justement... Elle finit par se demander si inconsciemment elle n'avait pas eu le but de s'arrêter ici. Pour n'avoir qu'un retard décent, il fallait bien partir plus tôt... Cette idée la décide, elle se lève, paie, dit au revoir. Elle hésite puis plonge dans la brûlure du dehors.

Pendant le court trajet elle étouffe, le soleil la marque au fer rouge comme son bétail, elle est en nage, halète. Pourquoi cette sotte conscience professionnelle ? Le travail tue la vie. Elle était mieux là-bas. Elle ne sait même pas rester où elle est mieux. La chaleur, sans la protection du bar, l'écrase, la prend à la gorge, qu'elle caresse, qu'elle serre; la chaleur est un maître plus dur que les lois, les contraintes professionnelles, l'argent; elle perd toute volonté; elle renonce à elle-même. La voilà arrivée; personne n'attend; aucun client; d'ailleurs il n'y en aura pas de la journée. Sandra ouvre son agence. Mais peut-être y a-t-il eu un client avant ? Son retard lui aura fait perdre le seul client de le journée... Il était peut-être célibataire, ils se seraient plu, il lui aurait proposé un dîner, ils auraient eu des enfants...

Il Professore a fini de manger et pendant que Sophie emporte le plateau, ouvre sa sacoche. Son origine italienne est à peine perceptible, c'est pourtant bien un immigré italien. Une déroute à Naples l'a mené à refaire sa vie chez nous. Les années ont passé, il en est venu à s'occuper des déroutes des autres, une manière à lui sans doute de payer sa dette à la ville qui l'a recueilli. L'humanitaire en général n'est guère qu'une gestion de l'insoutenable, il aide les pouvoirs à éviter les révoltes en évitant la multiplication des drames. Peu d'abus subsisteraient sans la générosité, les bénéficiaires seraient morts et les futurs bénéficiaires cesseraient d'être moutons; du moins en théorie; si les 100 000 et quelques sans domicile meurent en un hiver, leurs remplaçants sous les ponts pourraient bien s'emparer par la force des châteaux; il faut se méfier des théories; les chiens de garde, bien nourris, sont moins féroces mais plus forts que les loups. Qui oserait encore faire le pari de la mort pour améliorer l'humanité ? Les grands idéologues révolutionnaires se sont lourdement trompés, les livres d'Histoire sont pour eux des actes d'accusation. Les bénévoles de l'humanitaire ont peut-être raison d'empêcher les crimes des faiseurs d'Histoire. L'ersatz du bonheur ne grise pas comme l'odeur du sang, il dégoûte à peine et permet de continuer, d'attendre, comme s'il y avait quelque chose à attendre. Il professore est un bénévole. Dans une société de la solitude à médias multiples où l'enfant-roi est rare ou impossible pour tant et tant, où les distractions et les contraintes des métiers font oublier l'essentiel, où on travaille le dimanche, le jour de l'enfant, ne faut-il pas autre chose que du planning familial ? L'indépendance de la femme, bonne en général, a créé l'indépendance de l'homme, et de fait a charrié dans ses courants les inadaptés de l'indépendance qui sont rejetés sur les rives et y pourrissent. Il Professore a fait un don. Le don de sa personne. A une cause noble en soi mais qui ne le paraîtra peut-être pas dans son cas particulier, la cause de l'enfant. Et la cause de la femme, enfin de certaines femmes, de celles des rives, de celles qui pourrissent en regardant le bonheur des autres.

Nous ne cherchons pas à le justifier; expliquer, sans plus. Le pardon est du ressort de chacun. S'il a lieu d'être. Ce n'est pas sûr. Et il faut être satisfait de soi pour juger, être persuadé du bien-fondé de ces lois qui vous permettent d'être si satisfaits, il faut la suffisance de la satisfaction qui éclate lorsqu'elle se sent justifiée par la loi pour juger de tels cas. Bien sûr le pardon, c'est autre chose que la justice, celle-ci absout ou condamne, le pardon nie la justice. On peut ne pas pardonner ce qui est absous.

Il a sorti de sa sacoche un classeur à fiches. Sophie lui a raconté Sandra. Il Professore commence une nouvelle fiche. C'est très administratif l'humanitaire. On met le prénom au haut de la fiche - on la classera ensuite par ordre alphabétique -, on doit remplir les différentes rubriques - pour le moment beaucoup vont rester vides, on ignore beaucoup d'éléments permettant de savoir si la personne est susceptible de bénéficier de l'aide -, on a besoin par exemple de connaître les revenus réels de la personne, une smicarde n'aurait pas les moyens de bien élever un enfant seule, on a besoin de connaître ses antécédents médicaux, on a besoin d'une étude psychologique approfondie, le lieu d'habitation est-il adapté ? n'y a-t-il pas des proches qui risqueraient d'être négatifs, donc nuisibles ? peut-on éventuellement en débarrasser la jeune femme ? a-t-elle de la famille ? quelles sont les opinions des membres de cette famille ? ont-ils conscience que la vie ratée de la jeune femme est en partie due à leurs erreurs de jugement et de comportement ? sont-ils prêts à demander le pardon pour avoir conduit cette jeune femme à une vie sans vie, à être rejetée sur la rive et à regarder vivre les autres femmes ?

Le pardon aux proches pour les vies brisées par leur inconscience est plus difficile à accorder s'ils refusent d'accepter, à côté de leur monde, une micro-société dans laquelle ils sont coupables. Il est dur de l'accorder à ceux qui ne le demandent pas, à ceux qui ne sont même pas capables d'envisager qu'ils auraient à le demander.

 

La vie dans la souffrance étouffante de la canicule arrêtée aux volets du bar s'encombre d'habitudes, d'institutions, de règlements, de savoirs. Il faut la nettoyer tout doucement de ces scories comme l'archéologue avec une petite brosse ramène à la lumière un humble objet millénaire. Il Professore regarde la fiche d'Armelle. Il la relit avec plaisir pour la énième fois. Son petit garçon a deux ans. Il ajoute de sa fine écriture penchée dans la rubrique "Santé de l'enfant" déjà bien remplie : "Visite des deux ans : aucune maladie; santé parfaite." Puis il prend dans son portefeuille une photo, au format d'identité, une photo de l'enfant aujourd'hui qu'il colle au dos de la fiche après plusieurs autres depuis sa naissance. Il l'aime beaucoup. Il les aime tous beaucoup. Ce matin il a joué au ballon avec lui. Il lui apprend le foudeballe; c'était avant la montée du soleil dans le ciel, évidemment. En ce moment les enfants sortent un peu le matin et un peu le soir. Les autres ne font guère plus d'ailleurs. Comme on est en période de vacances on a juste la rancoeur de vacances foutues parce qu'il fait trop beau.

Sophie a sorti des vases à une fleur, elle met dans chacun une rose à peine ouverte qui serait morte dehors, elle met un vase sur quelques tables choisies, regarde l'effet; les assoiffés seront doublement ravis en entrant. Ce n'est pas un bar d'été; la faculté proche fermée, les bureaux d'avocats en sommeil, les banques réduites aux opérations de base, la clientèle se réduit aux amis. Le Capitaine des lacs applaudit l'effet. Simon, devenu morose, regarde sans avis. Elisabeth vient sentir chaque rose mais elles ne sentent rien, elle est un peu déçue. Sophie explique qu'elle les a prises au rosier du parc pour leur donner un jour de vie; sinon, elles se flétrissent en s'ouvrant; Elisabeth demande si elles souffrent quand elles sont coupées. "Mais non, elles sont dans l'eau, voyons."

"Armelle"... "Jeannine", "Germaine"... "Mégane"... "Suzanne", il tourne les fiches, réfléchit ou rêve sur chacune. La maman d'Elisabeth est Nathalie. Elisabeth a presque sept ans. Il réfléchit à son cadeau d'anniversaire. C'est important, sept ans. Pour nous tous. Les jours d'anniversaire on ferme le bar pour être entre nous, même les jours où l'affluence serait forte. L'argent n'est pas le principal. Des bénévoles sont si heureux du bonheur des autres. On se dit qu'on y est pour quelque chose. On ne demande rien. On a tout. On pardonnerait au monde.

Le bar est l'affaire de Sophie, il est à elle, mais on le lui a gardé, on l'a entretenu quand elle était aux "Enfers"; il n'a jamais fermé plus d'un jour; Il Professore lui-même n'a pas hésité à servir les tables, à tenir la caisse; chacun a assuré son tour tant qu'il a fallu. Sophie n'aura jamais d'enfant, elle a mis longtemps à comprendre qu'elle était destinée à pourrir sur les bords du monde, encore plus à l'accepter, en fait sans la micro-société parallèle que le charisme d'Il Professore a créée, elle ne serait plus parmi nous. On pourrait dire, peut-être, qu'il a créé une sorte d'enchantement. Les enchanteurs sont rares et, si votre monde les découvre, ils sont traqués sans relâche.

Sophie vient vers lui, pose une main sur son épaule et regarde la fiche de Suzanne restée devant lui.

- Elle va partir en vacances avec Victor à Saint-jean-de-Luz, elle me l'a téléphoné hier soir.

- Depuis le temps que Victor m'en parlait... sourit-il.

- Pour elle, se décider à bouger, c'est quasiment un miracle.

- L'enfant a fait le miracle pour sa maman, dit Simon.

- Je vais leur envoyer un SMS avec tous nos voeux et encouragements, dit le Cap qui sort son téléphone.

Ils sont tous aussi contents que s'ils partaient eux-mêmes. On pèsera chaque mot des cartes postales, on commentera gravement le choix des images.

Il Professore referme le classeur des fiches, il le range. Sophie et le Cap parlent d'Eric et de Jeanne à qui il voudrait faire découvrir les lacs; la mère veut que l'on attende la fin de la canicule, elle a raison, bien sûr. La conversation dérive sur les unes et les autres. Tous sont en contact constant par téléphone, cartes, internet.. Les rencontres sont quotidiennes. Aucun ne s'écarte du groupe qui permet sa survie. La solitude mangeuse d'hommes est bannie, l'expérience a appris à tenir à l'écart l'ennemie. A un moment la conversation tombe sur Jeannine et Il Professore rouvre son classeur, il ajoute sur sa fiche, à la rubrique "Habitudes" : "Se rend désormais à la messe, tous les dimanches matins. Cf. "Convictions idéologiques". A cette autre rubrique on lisait : "Coupée de tout système. Ancienne militante de l'Union étudiante socialiste. A rompu avec sa famille catholique." Il écrit la date, puis : "Retour dès la mi-juin aux valeurs familiales". Cette évolution n'a rien d'inquiétant pour la petite société qui doit se fondre dans la grande, passer inaperçue; au contraire, c'est très bien. Les rejetés des rives reviennent dans le courant, ils y tiennent leur place désormais. Tant que l'on ne sait pas du moins. Les estropiés en rejoignent ainsi bien d'autres dont la présence est due à leurs propres associations cachées. Les foules de gens normaux sont formées en partie de miraculés. Si la vérité tout d'un coup frappait l'une d'elle et qu'elle apparaisse dans sa composition réelle avec les marques au fer rouge sur le front des anciens damnés, les marques, les lettres différeraient d'un front à l'autre, mais les sains prendraient peur sous les regards hallucinés de ceux qui ont retrouvé une place, qui sont rentrés dans la foule avec tant de peine au coeur.

Vivez. Que le sexe soit réduit à sa finalité. Nos femmes n'étaient pas des héroïnes de films. Le cinéma, la télévision avaient distillé leurs mensonges dans des esprits sans défense. Les médias sont comme l'école sûrs de l'impunité. Ils en profitent pour entrer dans les cerveaux, pour y introduire par jeu des larves qui vont y croître et s'y multiplier, par jeu sadique impuni. Les êtres hurlent. Leurs souffrances hurlent. Mais les foules sont banales. Il n'est pas si aisé de garder le droit d'être un parmi la foule; il faut garder l'air indifférent; il ne faut pas hurler sous peine d'être banni; il ne faut pas souffrir, pas au-delà des limites autorisées, sinon on se fait remarquer. Sophie est revenue des Enfers mais elle est amputée d'une partie d'elle-même, elle ne peut pas tout à fait exister, elle ne peut exister que par les autres, c'est la groupe et ses enfants qui lui permettent de ne pas pourrir.

On ne peut pas porter un jugement sur leur action sans comprendre qui étaient ces gens - si je peux, momentanément, m'en extraire pour n'être que leur historien. Les renseignements sur eux sont, de ce point de vue, assez réduits. Les fiches faites sur eux, celles de la police, celles de la justice, celles de psychanalystes, celles de médecins, sont incomplètes, incomplètes par nature, et l'effort pour réunir ces sources diverses ne permet pas de reconstituer des vies. Néanmoins on se rendra compte de la pertinence de leur action, de leur solution, dans le cadre limité des problèmes qui étaient les leurs. Ils n'ont refait que le monde. Dans leur idée, aucune conséquence nuisible n'était à craindre. Les enfants grandiraient avec les autres, normalement; ils feraient leurs choix quand ils seraient grands. Enfin, s'ils faisaient partie des élus qui ont vraiment le droit de faire des choix au lieu de n'en avoir que l'illusion.

 

N'AYEZ LES COEURS CONTRE NOUS ENDURCIS

 

Les cris des enfants résonnent, le clapotement incessant de l'eau résonne, le hangar de piscine sonne des battements des jambes, des efforts des bras. En fait il n'y a que deux très jeunes enfants pour faire autant de bruit. Ils sont sous la garde de Simon. Ils s'amusent dans le petit bassin, il a un oeil sur eux mais il observe quelqu'un dans le grand. Trop de monde pour cet espace, des nageurs se heurtent parfois; parmi les paisibles, les non-sportifs quoique habitués, car les plus forts s'emparent d'une ligne et par un crawl aveugle et obstiné s'en assurent la pleine jouissance. Il faut préciser que chez nous les payeurs des impôts n'ont droit au bain qu'entre 12 h et 14 h, puis de 16 h à 18 h, le reste du temps les écoles occupent toute la piscine, on ne préserve même pas deux lignes aux innombrables personnes de tous âges qui... non; à l'idée de devoir éduquer les gosses pour qu'ils se tiennent tranquilles au lieu d'en parler seulement savamment dans leurs Instituts de formation à l'école de gauche les grands professionnels menacent d'une grève. Notre bon maire et notre bon gouvernement préfèrent la réélection à l'action. Enfin les vacances scolaires générales vont commencer. Bing. Choc à l'avant-gauche pour une mémère déjà pas en si bon état qui a fait la rencontre perturbante d'un jeune sportif. Voilà ce que c'est de nager sans casque. Les serrures des casiers étant cassées chacun vient poser vers les bassins son sac qu'il surveille, on les met sur les gradins carrelés de brun-jaune sur lesquels les modernes engins de nettoyage unifient la crasse, l'étalent avec une lente application humide sur celle des années précédentes. Les gosses, paraît-il, se sentent vraiment chez eux ici, ils s'y sentent bien. Notre maire a une piscine privée. Il est venu lors de sa dernière campagne, il a visité, comme au musée, il a pu garder ses chaussures. Quel brave homme.

La femme qu'observe Simon a un bon battement des pieds, elle prend une planche et allez, en avant; elle éclabousse tout le monde au passage sans que cela semble lui poser un problème. Se fiche-t-elle des autres à ce point ? C'est probable. Ou elle est un peu bête. Ou les deux. L'attention d'Il Professore a été attirée sur elle par une recrue récente; souvent les nouveaux permettent d'étendre le cercle d'investigation de l'aide; heureusement car sans cela on peut croiser dans les rues quotidiennement sans le savoir des gens qui auraient besoin de nous. On est au début de l'étude de son cas, tout au début, elle ne sera peut-être pas admise. Elle n'a pas même encore droit à une fiche. Comme au théâtre le mois dernier en fin de saison Suzy et Poulo ont chanté "Frasquita", on lui a donné provisoirement ce nom. Il Professore est entre autres un amateur d'opérettes. Il chante lui-même à l'occasion, son côté italien.

La belle bat des pieds avec obstination sous l'oeil attentif de son ange gardien. Sa silhouette est fine, seules les cuisses sont un peu épaisses; robuste, elle tient ses trois quarts d'heure de piscine. Cela ne suffit pas pour déterminer un état de santé, mais grâce au réseau des ordinateurs des mutuelles, des médecins, de la sécurité sociale, on a découvert son médecin traitant, lu les médicaments prescrits : rien d'inquiétant. On dirait  que seul  le moral  ne va pas fort. Pourquoi est-elle sans mâle ? ni femelle d'ailleurs. Des habitudes : Frasquita vient jouer des jambes à la piscine, elle aime regarder les pigeons comme une petite vieille; un boulot : enseigne l'anglais dans le collège voisin. On n'en sait pas plus pour le moment. Ah si. Elle s'est fait gonfler les lèvres. Ça ne lui va pas mal du tout. Elle a l'air plus sensuelle. La recrue récente qui nous a parlé d'elle a insisté sur cette modification; à son avis Frasquita a cherché à dépasser ses complexes par son apparence, elle fait lire un message sur ses lèvres muettes, qui disent aux hommes ce qu'elle ne pourrait jamais dire. Il faut se méfier d'une interprétation, nous l'avons appris par l'expérience, un même fait peut avoir des explications opposées avec toutes les intermédiaires possibles, il faut procéder par recoupements, ne pas se presser, vérifier et revérifier les données. On ne joue pas avec un être humain. Il faut du coeur comme vous en avez sûrement. Il faut le comprendre. Il faut nous comprendre. On ne peut pas aider sans aimer. Seuls les saints aiment tout le monde. Il faut aimer avant d'aider. Nous devons être sûrs d'aimer; avant.

Le corps aux jambes qui battent en mécanique énergique, aux jambes nues glissant sur l'eau bleutée par le choc des pieds tendus, rapide, fort, et qui éclabousse des nageurs dont le mécontentement laisse la belle indifférente, semble comme raidi, sans souplesse, un tronc de bois animé. Il n'y a que les lèvres artificielles qui disent son humanité. A-t-il des sensations ou n'est-il qu'effort de remise en forme, de maintien de la forme sans autre but, sans but ? Frasquita, agitateuse de piscine, attirant l'attention par la gêne imposée, est aux yeux de Simon la noyée qui se débat et qui finira par abandonner la lutte si personne le l'aide. A sortir d'une vie sans sensations, où l'effort quotidien n'a pas de but. Pas de vrai but. Ce beau corps de bois est en train de pourrir. Il n'a que les apparences de la forme. Est-ce qu'elle le sait ? Pourquoi as-tu gonflé tes lèvres ? Selon l'informatrice bien intentionnée, pour personne. Quel gâchis. Quel gâchis de vie. Pourquoi a-t-elle mal tourné ? Frasquita avait apparemment tout pour être heureuse. Un physique très convenable (ce n'est pas vraiment une beauté mais elle est agréable à regarder) , santé, pas bête puisqu'elle a un métier pseudo-intellectuel, donc des moyens financiers... Pourquoi es-tu seule ? Pourquoi cette taille est-elle si raide ? On sent qu'elle ne sait pas ployer. Corps sans plaisir n'est que ruine de l'âme. La force l'épuise dans le jeu de jambes de piscine sans que l'abrutissement de l'effort engendre la paix, la sérénité, la satisfaction vraie; tu mérites cela; tu es une femme sincère, honnête, travailleuse, gentille j'en suis sûr; dans son effort ton corps demande la vie, il appelle la vie. Qu'est-ce qui te retient ? Quel est ton démon ? Contre quel démon intérieur faut-il que nous t'aidions ?

Elle sort de l'eau, le dos est superbe, bien droit, largement dénudé, les côtés du maillot une pièce reliés par de fines lanières, un de ces maillots de bains qui en cachent plus que le bikini et semblent dénuder davantage. La voilà assis sur un gradin; après s'être rapidement essuyée avec une serviette à grosses fleurs jaunes et rouges sur fond bleu intense, elle prend dans son sac une revue féminine, semble oublier la piscine. Ses lèvres gonflées forment parfois des mots du texte qu'elle lit; il faudrait que Simon sache lire sur les lèvres, lire le désir de ces mots qu'elle ne peut empêcher ses lèvres de former, en pleine piscine, sans oser se les dire. C'est une femme qui devrait se lever et crier. Crier qu'elle ne veut pas pourrir. Mais on enferme les gens du cri. Frasquita est protégée du cri et de ses policiers savants, ses chiens savants, par une éducation convenable sans contraintes excessives. Elle a été parfaitement éduquée pour subir une vie louable. Elle pense qu'elle aura de l'avancement cette année. Elle aura le sentiment d'avancer dans sa vie. Douce Frasquita au corps de bois mort, à l'anglais de perroquet, aux rêves de revues formatées, à la conception de la femme avancée, évoluée, les idées justes à toi ne t'ont rien apporté, mais pourquoi ? Pourquoi ?

Simon en revient aux encombrements d'étoiles, elles brillent mal, ou pas assez, ou pas où il faut... Tout est mélangé. Il y a des accidents d'étoiles. L'homme sur la terre doit remédier aux étoiles. On ne peut le dire à haute voix que tout va mal là-haut, il ne faut pas affoler la population, il faut trouver les victimes du charivari stellaire, ça va de mal en pis, et les aider. Si on les aime. Car Aimer est essentiel.

Justement elle tourne la page et il voit que la nouvelle est celle de l'horoscope. L'attention de Frasquita atteint son maximum. Elle est gémeaux, il le sait. Elle n'est pas mécontente de ce qu'elle lit. Mais il sait déjà que les rencontres capitales dans sa vie ne sont pas pour cette semaine, nous ne disposons pas d'assez d'informations, les étoiles promettent juste que quelque chose se prépare pour elle, sa vie changera bientôt, bientôt.

Fini de lire; fini l'instant de repos après l'effort. Elle range la revue dans le sac, lève les yeux, regarde la piscine, regarde les enfants. Simon lit son regard qui s'attarde. Elle ne les a pas regardés plus tôt pour qu'ils ne touchent pas le coeur, elle voulait les ignorer pour que le coeur ne soit pas touché; d'habitude il n'y a pas de petits enfants ici à cette heure. Son heure. Ils sont ici et l'heure devient la leur. Elle n'a pu éviter de les regarder jusqu'au bout, partir à temps. Elle est leur prisonnière. Ils jouent et crient dans ses yeux. Ils n'ont pas besoin d'elle, ils ont ce monsieur qui les surveille; il a l'air très gentil. Qu'il ne soit pas inquiet, elle ne va pas les lui prendre; il lui a jeté plusieurs coups d'oeil, qu'est-ce qu'il croit ? Qu'elle vole les enfants ? Non mais. Les gens ont de ces idées. Il est vrai qu'il n'a peut-être pas eu cette idée. Elle devient folle, ma parole. Elle imagine des choses. Des choses...

Elle se lève brusquement, saisit son sac, se dirige vers la sortie "Femmes" en regardant ses pieds. Au moment de franchir le pédiluve, elle ne peut pas s'en empêcher, elle tourne la tête, elle les regarde. Et ils lui envahissent le coeur.

Simon a une idée claire de ce qu'il va mettre dans son rapport; celui-ci sera favorable. Cette femme mérite l'enfant dont l'étoile l'a privée. Pour le moment il s'agit d'une impression mais elle se confirmera. Pas besoin de haute stratégie avec elle, il suffit de venir avec les petits chaque jeudi, elle sa rapprochera tout doucement, puis elle ne viendra pas pour échapper au filet qui la prend, puis elle reviendra se livrer au filet.

"Allez les enfants, il est temps. Allez, allez, maman va attendre."

 

Sophie s'y perd un peu dans l'histoire de cette Zeitlz. Sa vie à elle est toujours pareille, mais pas celle de cette fille et elle ne lit pas à suivre, d'un coup; quand elle reprend l'histoire elle ne sait plus où elle en est, a oublié des trucs, et n'y comprend plus rien. Il est question d'un héritage pour le Prince. Peu importe de quoi ni de qui pour le moment, elle ne s'en souvient pas. Ou elle ne l'a pas lu. Elle croyait pourtant en être restée à cette page-là. "Il regardait la lettre, incrédule, la tournait, la retournait. On aurait dit qu'il voyait une lettre pour la première fois. Un moment, sans se préoccuper des regards, il la renifla. Ce n'était pas princier du tout. Mais il n'était plus son image. Il y avait une malédiction sur la famille, il y avait des moments où on se perdait. On ne se reconnaissait pas dans tout ce que l'on faisait. Paf, encore un sale coup de la sale malédiction. Saloperie d'étoiles. Le Prince avait la promesse de la richesse sur une lettre sans odeur. Il fallait aller à Vienne. Cela demande un investissement de base; surtout quand on a un rang à tenir. Voler un téléviseur, piquer une carte de crédit, c'est relativement facile, mais des nuits d'hôtel... dans un palace... Il n'y a pas d'écoles pour apprendre ces pratiques utiles. Il faut se débrouiller seul. Faire fonctionner ses méninges. La vie n'est facile pour personne."

Sur cette bonne vérité elle s'arrêta pour la méditation. Son regard glissa entre les volets entrouverts pour aller vers le ciel blanc; le temps est lourd mais il n'y aura pas d'orage; on étouffe aujourd'hui; il ne fait en réalité pas plus chaud qu'hier, elle a vérifié sur le thermomètre; c'est une sensation de la chaleur différente avec ce ciel. A la télé, un type peste contre l'arrêt de l'activité dans ce foutu pays pendant les mois d'été. Des commandes attendent ! Il pourrait gagner beaucoup plus d'argent si les gens n'avaient pas peur de la sueur. Elle, elle a une odeur. Ou il n'a pas de nez ou il n'a pas de sueur. Sous le ciel blanc les oiseaux ne volent pas. Ils restent dans les arbres comme si c'était la nuit. Les sons s'étouffent, rares, lointains; en pleine ville de longs moments sont vides des hommes. Les arbres sont comme à la fin de l'automne, leurs feuilles jonchent le parc. Mais aucun enfant n'y donne de coups de pied pour créer des geysers de feuilles, leurs morts ne servent à aucun jeu. Sophie est seule, absolument seule devant le parc vide. Elle voudrait jouir de ce moment unique. Qui lui est insupportable. Sa main cherche son portable. Pas de réponse, où est-il donc ? Là non plus; où est-elle passée ?... Personne apparemment n'a son téléphone aujourd'hui ?

Tout va bien. L'étau du "tout va bien" est aussi fort que celui des problèmes. C'est un jour comme celui-ci ou presque qu'elle s'est ouvert les veines. Sophie cesse de regarder le ciel, cesse de regarder le parc, elle ferme les yeux, le téléphone posé sur la table devant laquelle elle est assise, elle se coupe du monde, elle se coupe d'elle-même. Il faut attendre. Réussir à attendre. Ne revenir à soi que lorsque ce moment de blanc sera passé, que le temps l'aura franchi, que l'on sera de l'autre côté. Respirer. Lentement. N'être que sa respiration. Lentement. Mon Dieu faites que ce ne soit pas si long, si long. Lentement. Faites que tout s'arrête. Lentement. Le téléphone a sonné; la voix d'Il  Professore dit : "Tu  n'as  pas peur, au moins ?" Elle répond "non", elle attend qu'il lui parle; il lui parle. Il vient. Il sait qu'elle ne pourrait pas sortir. Il vient tout en lui parlant, il n'avait rien à faire d'important, et puis il faut qu'ils parlent de Sandra. "C'est vrai, Sandra." Simon, lui, a fait un rapport sur Frasquita. "Je ne l'ai encore jamais vue." Il y a tant de détresses à soulager dans une ville pas si grande pourtant. L'étau lentement écarte ses mains du cou de Sophie. Sa vie redevient normale, si l'on entend par là supportable. Elle a même des projets, des projets d'aide des autres, les projets d'Il Professore évidemment, mais elle n'a jamais eu beaucoup d'idées par elle-même, sauf les noires et les trop blanches. Elle n'a plus besoin de penser à respirer. Il parle et elle existe.

Contre nous ne lancez pas de grandes condamnations hasardeuses. Pas avant de comprendre. Les faits ne disent rien, il faut connaître les étaux qui écrasent les vies pour comprendre la résistance. Si on ne fait pas bloc contre l'ennemi avec des moyens, des procédés, qui semblent discutables à première vue, que l'on n'utilise pas d'entrée de gaieté de coeur, qui s'avèrent pourtant nécessaires, indispensables, dont on a discuté des heures, on ne tient pas la coup. On est trop faible trop seul, sans armes. Pour ne pas être victime de votre société, nous devons créer la nôtre. Et garder nos frontières. C'est un cas de vie ou de mort. Votre société s'est accordé le droit de mort. Pour les parallèles comme nous. Le droit de tuer, plus ou moins vite, avec plus ou moins de raffinement, les résistants. Nous ne sommes pas paranoïaques. Nous n'inventons pas des menaces. Nous sommes simplement et totalement du côté du droit à la vie. Du droit à la vie des condamnés de votre société, du droit à la vie de Sandra et de tous les autres, que votre société étouffe sans scrupule et qui doivent accepter passivement une interminable agonie, une vie qui n'est de a jusqu'à z qu'une agonie. Ressentie comme telle.

Il entre, il vient s'asseoir près d'elle, la prend dans ses bras. Il chuchote quelque chose à son oreille, elle rit. La journée a encore perdu contre lui. Sophie retrouve toute la grâce de sa jeunesse. Ils vont discuter. Interminablement. Des autres.

Que de tortures pour les âmes; qui finissent par marquer les tuniques de chair. Le temps aussi les marque. Chaque visage devient le livre de ce que l'âme a subi, on ne peut pas réussir à le cacher. Pas à un oeil exercé, avisé comme celui d'Il Professore; l'oeil doit être impitoyable en fouillant les traces sur le visage, impitoyable comme l'ennemi qui torture les innocents perdus dans la vie... Pour résister il faut se cacher. Il ne faut surtout pas crier. Il ne faut pas attirer l'attention. Toutes les polices, des comportements, de la pensée, de l'être, sont à l'affût de ceux qui brusquement vont s'arrêter et se mettre à crier.

Deux dames entrent avec trois petits enfants et c'est la fête; ils courent partout en poursuivant un féroce ours imaginaire qui a voulu s'emparer du nounours du plus petit. Ils ont bien compris les leçons d'entraide de leurs mamans. Et tout seuls les joies de la chasse. Sophie offre les rafraîchissements et les gâteaux. Les petits avant de venir à table achèvent une dernière magnifique action, ils poussent des cris de triomphe : ils ont eu la peau de l'ours. Apaisés, ils viennent goûter. Tante Sophie c'est la meilleure pour les gâteaux; aucune des tantes, et ils en ont beaucoup, au point de s'y perdre, ne les fait aussi bons. Et le chocolat frais, il n'y a qu'ici. On aime bien venir. C'est une tante dont on se souvient quoiqu'elle soit la seule sans petit enfant. Le petit Pierre grimpe sur ses genoux pour faire un câlin à la pâtissière, Dieu a au moins veillé sur la pâtisserie, c'est ce qu'il a compris à ce jour aux discours sur Dieu.

Les tuniques de chair flétrissent au soleil, elles deviennent parfois si diaphanes que l'on voit les âmes. Façon de parler, évidemment. Mais une rue animée de vêtements divers qui travaillent, costumes, petites robes sages, jeans moulant moulés, tee-shirts avec ou sans vue, tous couvrant des fonctions diverses : banquier, facteur, vendeuse de chaussures, pharmacienne... n'est qu'une hallucination collective. Le réel est enfermé dans les corps; qui n'osent pas crier.

Mais ici, dans le bar, nous sommes chez nous. En marge. Nous sommes vrais les uns avec les autres. Il n'y a pas de fard sur les mots. La conversation en vient à Sandra. Les deux dames l'ont rencontrée et donnent leur avis. Elle semble admissible. Sa vie est en marge de la sexualité, en marge de la sociabilité, elle est un automate au service d'une société qui ne se soucie pas d'elle, qui l'utilise, qui l'a chosifiée. Ses yeux ne se ferment sur aucun rêve. Mais comme elle regarde les enfants ! Elle est encore apte à la vie. Elle peut vivre si on l'aide. Nous aimons tous Sandra. L'amour se partage. Et il se multiplie.

Certes il manque des données, rappelle Il Professore, le dossier n'est pas complet, il faut approfondir les investigations, car, pour une micro-société comme la nôtre, il peut être dramatique de se tromper sur quelqu'un. Les conséquences d'une erreur peuvent être terribles, on peut être vus. Etre vus c'est aussitôt subir l'attaque. L'attaque des politiques, l'attaque des associations dont le cou porte le collier, l'attaque de leur justice, sans rapport avec la nôtre, pour imposer par la force leurs idées, qui ne sont pas les nôtres. Etre vus c'est être morts. Ils sont trop forts et l'on se cache pour avoir droit à la vie. Leur droit de mort promène sans cesse le feu de ses projecteurs du haut de ses miradors à la recherche de ceux qui ne sont pas des choses, il fouille les recoins, dévore ceux qui fuient. Contre nous il y a toute la puissance de ce qui ne comprend pas. Une puissance ironique. Les résistants ont besoin de lieux secrets pour se cacher, pour se réunir. Nous ne sommes pas une secte, nous ne sommes pas une religion, nous sommes des humains, nous sommes le droit à la vie. Contre nous la tyrannie est impuissante tant qu'elle est aveugle à notre présence sur cette terre. Mais comment peut-on être contre nous ? Certains, naïfs, auraient voulu aller aux caméras et parler d'amour, dire qui nous sommes, comment nous vivons. L'arrestation, les souffrances et la mort de Jean, que je vous raconterai quelque jour, ont ramené à la raison. Etres vus c'est être morts.

 

Les enfants et leurs mères sont partis, Il Professore aussi. Sophie met en marche la télévision. Les actualités portent sur la chaleur. Elle zappe parce qu'elle a déjà regardé par la fenêtre. Un peu partout, sur toutes les chaînes on voit la mer. C'est parce que les journalistes sont en vacances, alors la planète se tient à carreau; inutile de faire des siennes, chez nous ce n'est pas la saison. Ah, un feuilleton. Le vent rafraîchissant de la mer balance les palmiers; les héros sont presque nus, ils ont le droit d'être vers la mer sous les palmiers sans plage surpeuplée parce qu'ils sont beaux; leurs voitures sont climatisées ou décapotables; il y a une moche pour que l'on apprécie les autres...

Retour à Zeitlz plutôt. "Elle lui donnait de petits baisers fous en pleurant. Il était comme mort, mais elle savait qu'il allait renaître. Le Prince allait renaître des baisers. L'amour de l'outlaw rend la vie. Il pousse un léger soupir. Il respire. Il gémit. Il souffre enfin. Ses yeux s'ouvrent. Sur Zeitlz. Il sourit." C'est une belle histoire mais  qu'est-ce qu'ils  font  là ? Sophie tourne  les pages; est-ce qu'elle ne s'était pas plutôt arrêtée... ? "Il devait partir pour Vienne, accompagné de son fidèle Nick et de leur petit caniche blanc, Protor; là-bas il récupérerait l'héritage promis, puis ferait le tour du monde. Le plus dur était les chambres d'hôtel. Voyager gratis en train, ils ont le savoir-faire; l'aventure peut commencer. Mais Protor leur échappe au moment de partir; impossible de rattraper ce chien." .... Il sera retrouvé par Zeitlz... Sophie referme le livre. Le temps est lent, mais il ne se bloquera pas à nouveau. Pas deux fois si proches. Elle va boire un petit verre d'alcool. Juste un petit. Elle ne se laisse plus entraîner par d'autres, elle maîtrise l'alcool maintenant; en général du moins. Elle attend son effet. Qui vient très vite.

Elle revoit Jean, l'illuminé de la gentillesse, le sacrifié. Les coeurs endurcis se sont moqués de lui. Il ressort de la prison, humilié. Mais il ne peut pas croire autre chose, il ne peut pas vivre leur vie. Des enfants hurlent après lui, sur lui, contre lui; ils croient hurler leur haine du simplet, faible; ils hurlent leur souffrance de ne pas être dans son monde. Que votre monde serait beau s'il était pur. Comment Jean s'était-il retrouvé dans ce monde ? Une erreur d'aiguillage dans les étoiles ou du sadisme dans l'interstellaire. Il n'était pas à sa place. N'était-il pas absurde de prêcher aux hommes d'être ce qu'ils n'étaient pas ? Ne sont pas. D'être de son monde à lui qui se retrouvait dans le leur ? Etrange prédication en vérité. Ni drogué ni fou comme on l'a catalogué malgré les analyses et les expertises commandées par la justice soucieuse de l'ordre public. D'ailleurs il ne gênait personne, il ne mendiait même pas. Il ne tendait la main que pour secourir ceux qui ne pouvaient pas avoir conscience de devoir l'être. Il Professore lui a bien sauvé la vie deux ou trois fois, oui deux fois au moins. Qu'est-ce qu'il faisait là, Jean, parmi nous ? Ce monde est-il un monde de Dieu ?

Sophie passe à la cigarette. Elle n'en fumera qu'une. On n'a pas le droit de fumer dans les bars mais par cette chaleur elle ne va pas sortir, et puis il n'y a personne, et puis il n'y a pas de criminel quand la police est en vacances. Jean, elle l'a connu au lycée. On ne savait déjà pas ce qu'il faisait dans ce monde. Il s'asseyait à côté d'elle; avec lui elle se sentait protectrice; c'est bien la seule fois. Ils sont allés à des concerts ensemble. Elle a les images. Mais pour ne pas trop s'attendrir elle repousse les images. C'était un prince sur la planète des hommes-choses.

La chaleur ne faiblit pas alors que le soir vient. Il n'y aura pas de fraîcheur cette nuit. Pas de fraîcheur sur les fronts qui souffrent. Le parc restera vide dans la nuit; les précédentes il s'emplissait de cris joyeux à l'heure où d'habitude les enfants vont dormir. On aimerait fermer les yeux et dormir. Les yeux se rouvrent dans la nuit. Il n'y a pas de pause pour la souffrance.

Sophie regarde l'heure; oui, c'est celle du médicament. Après elle flotte un certain temps; cela ne la gêne pas; au contraire. Zeitlz sur le quai de la gare où elle a dû rattraper le chien. Sophie ne reprend pas le livre, elle préfère s'imaginer en Zeitlz qui cherche à attraper un chien dans une gare. "Protor ! Protor !" Elle court et il fuit sans ticket. Les contrôleurs crient et essaient de l'arrêter; ce minuscule caniche blanc est un éclair, sa vitesse éblouit le personnel des chemins de fer. Enfin on le saisit; un employé saisit l'éclair à pleines mains et le tient sans broncher. Le temps des héros est revenu. Protor lui aboie dessus. Elle vient débarrasser le héros. Qui rit. La gare s'emplit de rires. La joyeuse gare au chien. Protor préférait aller à Vienne à pattes, il y a tant à flairer.

Jean avait une petite automobile rouge, il la conduisait sagement en chauffeur averti quoique sans permis. On ne peut pas tout avoir dans la vie. Il doublait rarement et il n'accélérait pas quand on voulait le doubler. Il ne descendait pas les côtes plus vite qu'il ne les montait. Aux feux il faisait la différence entre le rouge et le vert. C'est au rouge que l'on ne passe pas (n'est-ce pas ?). Vraiment on pouvait lui faire confiance. Et quand, occasionnellement, il faisait le taxi - non inscrit évidemment -, l'heureux client réalisait une bienheureuse économie. Un peu de bonheur à pourboires sur terre. Les petites choses sont plus souvent favorables que les grandes, le ver de terre nique l'étoile, le chien se roule dans les fleurs. "Mes fleurs ! Attends ! Tu vas voir ça !"

Sophie décide de passer au café. Bien caféiné. Tant qu'il y a de l'hypnose il y a de la vie. Vie à Vienne. Vienne de chien éclair, il pleut en juillet. Pauvre Prince. La pluie dégouline sur ses yeux, il n'aime pas la pluie, il regrette chez lui.

Ne soyez pas dur avec elle; il faut la comprendre; elle tient un bar et elle est toute seule. Les clients ont un rôle à jouer dans vie de la tenancière; s'ils y manquent, le bar n'a plus de sens. Le monde créé pour Sophie a des ratés dus à la canicule; elle s'hypnotise pour survivre mais elle n'en fait pas plus que bien d'autres; elle est plus sensible; elle est plus fragile. Sophie a peur des Enfers. Elle est une évadée.

Le vide est revenu, le silence n'est plus rempli, il devient asphyxiant. Le temps ne se bloquera pas deux fois. Elle met la musique. Très fort. C'est une chanson-danse de l'été. La chanson formatée des amoureux de cet été. On désigne les étés pas leurs tubes. Dans les nuits de la fraîcheur des mers on aime sur cette musique. Très rythmée. Très répétitive. Très battement de coeur. Sophie chante dans le bar. A pleine voix. Elle aime Zeitlz, elle aime le Prince, elle aime tous ceux des nuits des mers.

Jean avait le regard si triste quand il est sorti de leur prison. Les codétenus sont les assassins du système judiciaire quand il veut se débarrasser des saints. Les basses oeuvres de la justice sont commises pour elle par ceux que la peur fait mettre derrière les barreaux; elle leur livre des hommes contre lesquels elle n'a pas de lois.

Elle sent les souvenirs monter dans sa tête. La chaleur rend les morts impitoyables, même les plus doux. On ne peut plus leur imposer silence. Ils viennent en vous pour crier. Ils crient par votre bouche. Il faut refouler les morts. Sophie baise les lèvres de Zeitlz pour que leur douceur tue la peur mais Zeitlz la fuit. Elle se sent perdue à nouveau.

Son doigt tape nerveusement sur la touche de mise en marche de l'internet, elle est impatiente; elle tape une réponse; ils sont cinq, six ? Non elle ne veut pas donner les images de sa caméra, pas aujourd'hui... Elle change de forum, un moins risqué, pour une vraie discussion; là chacun est vu en direct, les interventions se font oralement, on discute sur l'épisode d'hier du feuilleton "Guerre à l'hôpital", Sophie a une vraie culture de feuilleton, elle nourrit sa réponse de références nombreuses et précises, elle sent au ton des autres intervenants qu'elle a impressionné, elle se sent fière. La raison officielle de leurs présences à tous, ici, ensemble, est leur intérêt pour ce qui n'existe pas. Pour une histoire de chirurgiens rigolos mais géniaux. On évite toute allusion à soi, toute explication-confession sur sa présence, on est enfin limité à son image et à ses paroles. Honni soit qui pense. Les mots ont la pureté des regards. Il n'y a rien derrière les images; les mots ignorent les sous-entendus. Sophie disparaît dans son image et ses mots. Elle devient elle-même sur l'écran et se regarde avec bonheur. Le temps a retrouvé son cours.

Qui de vous lui jettera la première pierre ? Une nouvelle fois. Sophie est sortie des Enfers. Qui lui avait jeté la première pierre ? Où est-il aujourd'hui, protégé par l'anonymat des hommes-choses ? La responsabilité des coeurs endurcis n'est qu'une illusion, elle glisse sur eux comme l'eau sur le bronze, le mot n'a qu'un sens de dictionnaire, il n'a pas de sens humain pour eux. La culpabilité n'existe que pour les êtres de souffrance, ceux parqués dès la naissance, condamnés dès la naissance à subir la culpabilité qui pour les autres n'a qu'un sens de dictionnaire. Le monde créé autour de chacun d'eux est un monde de torture par les crimes des autres, ils subissent son horreur, leurs révoltes sont lentement brisées, impitoyablement, et tous, quand ils ont renoncé à crier, subissent leur monde, soumis.

 

CAR, SE PITIE DE NOUS PAUVRES AVEZ,

 

Pour Il Professore, des solutions existent mais il faut se cacher. Car si l'on est vu, on meurt. L'univers logique où tourne notre monde logique ne doit pas sentir notre différence, il nous faut une micro-société logique dans la vôtre, sa logique la cache dans la logique, on est invisible quand on est en harmonie avec l'univers. Evidemment la duplicité est indispensable. Jouer le jeu de l'harmonie naturelle quand on fait partie de ses laissés-pour-compte demande beaucoup d'habileté. Le bluff ne sert à rien, le jeu est plus serré que le poker; les armées ne sont pas équivalentes comme aux échecs. On est né perdant. Ou perdu comme Jean. On veut vivre quand même. On a droit à la vie. Le droit à la vie est logique. Le droit à notre vie consiste à donner la vie. Quoique nous ayons été écartés, que nous soyons en marge, nous avons la logique, nous avons droit à la logique car nous sommes nés de cet univers. Mais il faut prendre des précautions, beaucoup de précautions pour ne pas être vus. Quoique les images sur l'internet puissent être un bon masque; la conformité aux modes est un bon masque, faire comme tout le monde fait disparaître; et pour nous, disparaître parmi les hommes-choses, c'est merveilleux.

Sophie sort peu. Plutôt accompagnée. Elle n'aime pas sortir. Au mieux pour aller couper des fleurs dans le parc. Pour les sauver du soleil en les mettant dans l'eau de ses vases. Sortir c'est affronter le danger, n'importe qui peut être dangereux, même sans le savoir. Le destin se sert d'hommes pour créer votre destin. Des hommes qui sont comme des virus dans le monde, dans les mondes. Ils sont en sommeil et tout d'un coup leur programmation les réveille; et ils accomplissent l'ouvrage pour lequel ils ont été faits. Une mécanique se révèle soudain là où on ne voyait que du désordre, de l'hétéroclite, du pittoresque; des gens sans liens entre eux s'avèrent brusquement appartenir à une cohérence endormie jusque là, être des rouages. Sophie est seule libre dans le monde de Sophie. Elle n'échappe aux rouages des pièges qu'en se rendant invisible; que rien ne se déclenche, qu'elle ne soit pas détectée par la programmation des virus qui les réveillerait. Elle a assez souffert. Elle se raccroche au droit de vie par les autres grâce à Il Professore. Aucune paranoïa dans la méfiance de ceux qui ont déjà été happés par des rouages, qui en ont les stigmates. Ils pourraient les montrer. Comme Jean. Les montrer c'est tomber dans un nouveau piège. Chaque caméra est un appareil à broyer de l'humain, chaque appareil photographique est un appareil à exhibitions déstabilisantes, aliénantes, chaque image de soi est un mensonge qui se détache de soi, on ne le récupérera jamais, les mensonges de soi alors se mettent à proliférer, ils prennent votre place peu à peu dans votre monde, ils vous étouffent en rouages savants sans haine et sans reproches, se collent sur votre visage qui vous fuit. Pour rester soi il faut éviter de devenir des images.

Mais Sophie a été faible devant l'internet. Elle espère que l'anonymat et la fugacité des images les rendront inopérantes. Sans effet. Elle croit que des informations peuvent ne pas s'inscrire dans la mémoire du monde, le disque dur de ce monde, elle croit en somme que quelque chose peut avoir eu lieu et ne pas avoir eu lieu, que quelque fait, acte, mot prononcé, peut à la fois avoir été et ne pas avoir été. Il Professore lui a expliqué que tout est irrémédiable, rien ne disparaît, tout a donc des conséquences, tout acte devient cause, tout fait crée un effet.

Son ordinateur n'est pas si bien protégé; à cette heure d'habiles internautes essaient de remonter des images jusqu'au bar. Se cacher dans la foule est un pis-aller. On n'y est pas très bien caché. Faire comme tout le monde ne suffit pas pour être comme tout le monde. Les autres sentent à des signes imperceptibles que vous n'êtes qu'un imitateur. Un imitateur de la médiocrité ne lui échappe pas longtemps, elle a dans sa programmation la loi de détruire l'hétérogène. S'assimiler c'est mourir, ne pas s'assimiler, faire semblant et être découvert c'est mourir, se montrer et demander la libre existence c'est mourir.

Seule la logique permet de se cacher. La logique de notre micro-société est la même que votre logique. Nous suivons la loi. Nous l'utilisons, nous n'imitons pas. Le corps social ne peut pas nous sentir en lui, nous repérer. Nous vivons la loi. Donc nous avons droit à l'existence. Quoique condamnés dès notre naissance. Nous défendons notre droit à la vie en vivant au sein de la loi. Nous pouvons continuer ainsi longtemps, très longtemps. A condition de ne pas être vus.

 

Etre vu c'est être nu. Si vous ôtez le social, la chasse à l'autre n'a plus d'obstacles, il n'y a plus d'arbres, plus de buissons, plus de terriers; nulle part où se cacher. La politique, avec ses assemblées, ses ministres, son président, même la plus contraire à ce que nous sommes, même la plus soupçonneuse, la politique crée les zones d'ombre dont nous avons besoin. Nous n'omettons jamais de voter car nous avons besoin des bosses et des plaies, des collines et des vallons qu'elle crée; du terrain le plus plat elle fait en un rien de temps un paysage varié avec jungle. Ce qui nous intéresse surtout dans la politique, ce sont les lois et les règlements sur la natalité. L'état nous aide logiquement à élever nos petits innocents, sans ses aides financières diverses, multiples, nous aurions du mal à jouir de notre droit à la vie. Si elles nous étaient enlevées, nous serions désespérés. Mais heureusement l'homme n'est pas nu devant l'homme; ceux qui portent la marque de naissance, la marque des condamnés, ne sont pas immédiatement identifiés.

L'espace, la conquête de l'espace nous intéresse, nous avons peur de ceux qui menacent de l'enfant unique, ou même de l'enfant pour parents administrativement choisis, sur des critères médicaux, génétiques, mentaux. Si ces fous triomphaient à une élection nous n'aurions pas une chance. Bien sûr nous avons nos critères nous aussi, nos critères d'admission, de prudence, nous aussi, on n'échappe pas au fait d'avoir des critères, mais les nôtres sont entièrement au service de notre droit à la vie; les leurs sont des critères de mort pour des milliards d'enfants qui espéraient leur venue au monde; même si c'est dans celui-ci. L'espace nous intéresse. Notre rêve est d'avoir une planète à nous. Un monde entier à nous. Où nous pourrions être nus. Où nous pourrions être heureux sans limites.

Si vous êtes dotés de compassion - tous ne le sont pas -, autrement dit de l'intelligence de Dieu, vous allez nous comprendre. Sophie autrefois a été consultante en management; vous auriez pu la rencontrer, vous avez rencontré la même, ou presque; elle a vécu dans votre monde sans se connaître; elle a fermé les yeux très fort, aussi longtemps qu'elle a pu; un jour on ouvre les yeux; elle a regardé; elle n'a plus trouvé la force de fermer les yeux et elle a regardé; Sophie n'a pas réussi à échapper à l'existence. Sur elle il y avait la marque; sortie de l'hypnose collective, elle la voyait; sur elle; une horreur. Elle aurait voulu n'avoir jamais ouvert les yeux. Mais c'est irrémédiable. Elle a cru être la seule condamnée, mais un jour Jean, oublié depuis le lycée, dans la rue lui a touché le bras, elle s'est retournée, elle a compris; avant même qu'il ait parlé. Puis elle a rencontré Il Professore. Mais la route a été longue.

Maintenant Sophie sort rarement. C'est l'autre monde qui vient chez elle. Elle est si gentille, accueillante, jolie encore même si ce n'est plus le rêve dont ont abusé les hommes; il n'y a pas de bar plus agréable, grâce à son hôtesse, et qui fait brasserie à midi (elle a deux employés en fin de matinée à la cuisine); les habitués extérieurs à notre micro-société finissent par former un cercle; ils se retrouvent toujours entre eux, alors, forcément, des liens se nouent entre eux; ils ont le sentiment d'appartenir à un club très fermé - à cause du nombre de places -, sélect; un cercle qui nous protège, un abri pour nous; mais s'ils aiment tant venir c'est parce qu'il y a toujours des enfants joyeux, pas très sages; ce cercle n'est pas pour n'importe qui, on ne cherche pas à être un habitué si on n'aime pas cette atmosphère-là. Ces gens sont, parmi les Autres, les plus proches de nous. Mais ils ne portent pas la marque. S'ils savaient, ils nous fuiraient.

Bien des femmes dans notre ville, dans la vôtre aussi sans doute, pleurent de leur liberté - nous ne sommes pas contre leurs libertés ! Elles sont entravées de leur liberté, ligotées de liberté si bien qu'elle restent vides, à regarder les enfants des squares; leur liberté a fait le vide autour d'elles et en elles; celles-là n'ont pas la marque pourtant, elles ont des chances, des possibilités pourrait-on dire, parfois même, tendues malicieusement, des occasions. Mais la liberté est un système de contraintes simplement plus ingénieux que ses concurrents. Un prisonnier, et qui le sait, peut vivre de l'espoir de cesser de l'être, de devenir libre, ce qui serait être dans un monde meilleur; un être libre qui souffre des liens de sa liberté n'a pas d'espoir, il est dressé à penser qu'il a atteint le meilleur des mondes possibles, s'il n'y est pas heureux il n'y a donc plus rien à faire. Certaines peuvent nous rejoindre, nous pouvons les délivrer. Les êtres condamnés ne sont pas fermés aux autres, ils en accueillent (avec leurs libertés) dans leur micro-société, ils en sauvent; à leur façon, bien sûr. Quand leur liberté les a fait passer à côté des occasions, lesquelles après tout n'existaient peut-être qu'en apparence, les êtres libres ne se sentent plus différents de ceux marqués. Tantale libéré essaiera toujours en vain de saisir le festin qui s'évanouit quand il y pose la main; sa sortie des Enfers ne serait qu'une illusion.

 

Nous aussi nous éprouvons de la pitié. Nous aussi nous aidons. Si nous aimons. Dans votre société il s'agit plus de mots judicieusement placés que de pitié réelle, c'est une sorte de publicité pour votre société. Les bien-pensants de la pitié ajoutent toujours que ce n'est pas de la pitié car celui qui inspire la pitié ne voudrait absolument pas inspirer de la pitié. On comprend parfaitement cela car on voudrait vraiment ne jamais être à sa place. Qu'il la garde et on dira en échange, pour conjurer le sort, tout ce qu'il voudra. A un certain niveau de pitié les mots qui la refoulent sont une aide précieuse pour ceux qui l'éprouvent. Nous, nous sommes sans fard. Nous sommes purs. Nos émotions sont acceptées. Nous ne jouons jamais. Nous ne participons à aucune simulation. C'est pourquoi nous sommes cachés. Ce monde est-il un des mondes de Dieu ? Des âmes y pleurent de ne pas mourir, de ne pas oser la mort. Elles s'accrochent à des illusions de liberté qui s'évanouissent quand elles croient en jouir, elles pleurent le plaisir mort de leur liberté, elles méritent d'être délivrées. Ayez pitié de vos souffrances au lieu de jouer aux êtres forts qui ne doivent pas se plaindre parce qu'ils sont libres, alors de qui se plaindraient-ils ? Et de quoi, puisqu'ils sont censés avoir construit leurs vies ? Ayez, enfin, pitié de vous pour avoir enfin pitié de nous. Pensez aux enfants qui ne sont pas nés. Aux enfants morts dans les cliniques de la liberté. Aux enfants tués dans les ventres de la liberté.

Prenez garde que votre pitié ne se remarque. Employez à temps les mots qui cachent. Votre société a ses chiens en blanc, toujours à flairer chacun, soupçonneux, prêts à mordre jusqu'au sang, et à traîner leurs victimes dans les entrepôts où elles deviennent des drogués à dépendance légale. On peut se débarrasser de sa liberté autrement. Il y a des solutions comme disent vos politiques. Mais eux ne vous proposent que de nouvelles taxes. Pourtant il y a au moins notre solution. Pas pour tous. C'est évident. Beaucoup ont été sauvés.

Chacun, clos dans son monde, a des barreaux à écarter; les prisonniers de leurs mondes, de mondes qui après une expansion illusoire se rétractent, peuvent ne pas consentir. La pitié de soi c'est la force de fuir. Cessez d'étouffer, de croire que les parois doivent continuer de se resserrer puis vous broyer lentement. Nous pouvons vous faire connaître une issue. Une manière de nous rejoindre. Si vous le désirez. Notre pitié pour vous ne peut rien sans votre pitié pour vous-même. Si vous préférez vous croire fort, attendre l'agonie pour pleurer votre orgueil, vous êtes libre. Vous êtes devant l'étendue de votre liberté. L'orgueil est l'excitant de l'illusion de liberté. Une drogue qui rend sûr de son existence. C'est le cheval de Troie de la perversité de votre programmation.

Sophie avait d'entrée été frappée par l'absence d'orgueil de Jean. Rien n'avait de prise sur lui à cause de son humilité. Il ne croyait pas libres ceux qui le frappaient, alors il n'aurait pu leur en vouloir; il était leur chance de comprendre, donc de s'évader. Mais leur orgueil leur donnait des certitudes; ils répétaient la phrase-clef de l'orgueil : "Mais remettez-vous donc en question !", sûrs que les autres y gagneraient à être comme eux, à être aveugles.

Nous, nous n'avons pas de certitudes à vous proposer. Et puis pour des êtres drogués d'orgueil, il peut être trop dur de ne plus être seul. On veut son monde, croire que l'on a choisi, ou du moins croire que l'on est le meilleur des êtres possibles pour ce monde-là. On tient à ses petites affaires et on n'est pas partageur. Tout le contraire de nous. Jean n'avait rien et il ne désirait rien. Il n'avait pas de place à lui. Il n'était pas à sa place ici. Un être perdu ici. Un modèle en somme. Pour nous, je veux dire.

Fainéant, bon-à-rien, amoral, sans-domicile-fixe, sans travail, sans argent, sans identité, sans désirs, sans volonté, sans idéal, et pourtant ni chien ni rêve. Les chiens en blanc l'ont pourchassé; les rêves l'ont pourchassé; quand ils le cernaient, qu'ils s'élançaient pour le mordre, le déchiqueter, il n'y avait rien. Rien à se mettre sous la dent. Rien qu'eux-mêmes. Et ils se battaient alors, on blaguerait en disant "jusqu'à la mort" mais les chiens et les rêves ne meurent pas ainsi. Au chenil des rêves l'odeur est si forte que leur négligent Augias est prêt à toutes les promesses au service de nettoyage. C'est que même pourris sur pied, au milieu de leurs excréments et dans la vermine, encore vivants ils sont  devenus d'une méchanceté totale, aveugle. Ils ne cessent de mourir, ils sont interminablement  en train de mourir. La mort éternelle du chenil des rêves est une des perversions touristiques de ce monde. On vient sûrement de loin l'observer à la lorgnette; il faut le voir pour y croire.

 

Nous ne faisons de mal à personne. Nous ne vous ferons pas de mal. Nous ne voulons pas vous faire de mal. Nous voulons ne pas vous faire de mal. Nous ne donnerions pas une explication sans immédiatement passer un baume sur la plaie. On n'ouvre pas les yeux des aveugles face au soleil, on ne torture pas avec la vérité. Car il vaudrait en ce cas encore mieux rester aveugle, la souffrance est au-dessus du sens. Nous avons renoncé à l'orgueil, nous avons renoncé à nos mondes individuels, mais nous ne sommes pas exactement uns communauté, même si les enfants relèvent, relativement, d'une responsabilité commune. Les enfants sont aux mères, mais avec elles tous les pères éduquent tous les enfants.

Vous connaissez déjà notre lieu de rencontre privilégié, le lieu de Sophie. Vous ne pouvez pas ne pas avoir un peu pitié d'elle, elle est si gentille, elle a tant souffert, elle est encore si jolie. Avec des marques de la souffrance. Vous ne pouvez pas ne pas avoir de sympathie pour elle, vous manqueriez de coeur; il y a des gens comme ça bien sûr mais vous n'allez pas préférer cette collectivité-là à la nôtre. Vous qui lisez ces lignes, accordez-nous le coeur. L'amour a sauvé près de cent cinquante enfants à ce jour; c'est infime par rapport à ce qu'il faut mais nous sommes limités à notre petite ville, ces lignes seules peuvent trouver les coeurs qui sauveront dans d'autres villes, des lieux dans lesquels nous ne sommes jamais allés et n'irons pas. Vous connaissez déjà Simon et le Capitaine des lacs, vous avez rencontré Il Professore, vous avez vu le soin qu'il prend pour l'étude de chaque cas, le souci qui est le sien de ne pas laisser sans aide un être que nous pouvons aimer. Quelques mères, quelques enfants ont traversé votre route, mais les pères sont plus nombreux que vous ne le croyez.

Un père n'est pas un donneur. Les enfants ont besoin de pères. Nous ne sélectionnons pas des étalons pour femmes en peine. Nous sommes une collectivité. L'enfant est au centre. Pour le protéger des vôtres nous tomberons jusqu'au dernier. Savoir quels hommes sont capables d'être élus n'est pas simple. Là aussi les fiches dont remplies minutieusement en écartant toutes les zones d'ombre, là aussi au dernier moment parfois on écarte quelqu'un que l'on avait déjà cru des nôtres; il faut recommencer, ouvrir de nouveaux dossiers, subir de nouvelles désillusions. Mais on éprouve parfois le bonheur du chercheur d'or, si j'ose dire en plaisantant; vous me comprenez ? On s'est reconnu dans l'un des êtres étudiés. On va lui parler. Discuter avec lui. Commencer de lui expliquer. Il va voir sa vie. Il va découvrir, guidé par nous, sa vie et notre vie. Il ne nous trahira pas. Etape par étape on le rapproche de nous. Les risques doivent être écartés, on ne doit absolument pas se tromper, on ne se méfie jamais assez des suppôts de police, des espions, des déviants; si nous nous étions trompés, il faudrait réparer, il faudrait supprimer le danger, on doit penser aux enfants d'abord, à ceux qui sont nés, à ceux qui veulent naître malgré la marque sur eux comme sur nous. La fin n'a pas besoin de justification pour les moyens quand elle n'est qu'autodéfense, droit à la vie. Les lois ont été faites par les gens de la haine pour que nous nous soumettions à la marque, ce sont leurs lois, elles dominent parce qu'ils sont les plus forts et ils sont les plus forts parce qu'ils sont les plus nombreux. Leurs lois ne sont pas notre droit. Nous échappons à leurs chaînes, nous vivons cachés. Et vous ? Avez-vous le collier et la laisse du maître ? Que subissez-vous chaque jour ? Plus heureux que Sisyphe ? N'avez-vous pas honte de votre cou comme le chien au cou pelé ? On vous a peut-être accordé l'autorisation de la reproduction, les esclaves engendrent les esclaves; vous vous croyez responsable, cela vous rend docile. Etes-vous des hommes ? Est-ce cela un homme ? Une réaction en chaîne d'illusions ?

Même si parfois on se prend à croire que votre monde n'est que notre cauchemar, des signes trop nombreux vous donnent le poids du réel. L'audace de Jean croyant que vous alliez venir à lui s'il venait à vous, nous paraît aujourd'hui l'audace de mort. L'humilité de l'homme perdu, totale, n'en fit qu'un jouet du sadisme de votre société. Le principe "acceptez les différences", rabâché chez vous avec volupté, "chacun a droit au respect", nul homme ne peut être rejeté pour cause de croyance, d'aspect physique, de handicap", "tous les hommes sont égaux en droit"..., permet la lenteur, justifie la longueur du supplice ainsi ralenti, jusqu'à sembler pour celui qui le subit, sans fin, le supplice est des mains de l'étrangleur qui fait sa pression douce pour que le supplicié lui donne encore le bonheur de sa vie dominée. Que serait votre société sans ce bonheur quotidien qu'elle se donne. La tolérance s'offre aux pratiques échangistes, elle se donne aux fantasmes pour mieux les tolérer. Nous n'aimons pas votre tolérance; avec ceux qui ne jouissent pas de scrupules, au moins, si l'on est pris, la fin est rapide. Votre société, c'est le viol de mort. Elle laisse des chances dont elle est le véritable bénéficiaire, elle viole chaque être faible ou affaibli jusqu'à la mort.

 

Frasquita, ballerine de piscine, a parlé à Simon dès la troisième séance. A la quatrième elle retournait danser dans le petit bain. Elle n'a vraiment pas résisté longtemps. Ses belles lèvres gonflées ont retrouvé le sourire. Et même, hier, le rire. Non, elle n'a pas d'homme sans sa vie. Elle ne sait pas, la vie s'est passée comme ça, elle a cru mais ça ne s'est pas fait, elle ne comprend pas pourquoi, qu'est-ce qui ne va pas ? Elle a peur d'être trop vieille bientôt, il y a un âge pour avoir des enfants quoi qu'on en dise; elle a peur de rester seule, sans eux. Elle n'a jamais compris les hommes. Les hommes elle les comprend trop bien, elle sait ce qu'ils veulent, elle ne veut pas leur servir de jouet sexuel. Le sexe est triste si l'on n'aime pas jouer. Tout lui paraît trop compliqué, elle voudrait que tout soit simple. Simple ! C'est une grande fille toute simple qui veut des enfants avec pères sans hommes. Compliquée évidemment. Elle cherche un mari; mais sans le chercher. Elle a néanmoins payé une agence matrimoniale, elle l'a regretté. Elle n'a pas beaucoup d'argent mais assez pour élever des enfants. Autrefois elle en voulait quatre, et puis elle n'a pas eu l'homme de ses lèvres, elle est restée rejetée de la vie, prisonnière des circonstances, des hasards, d'un filet dont les mailles serrées rendent vains les efforts pour se débattre, d'une vie inutile à la vie, inutile à elle-même. Frasquita est sur le point de pleurer quand elle n'arrête plus de parler d'elle. Elle a la pitié d'elle-même qui peut lui permettre d'accepter la nôtre.

Sandra est un cas bien différent. Plus direct, si j'ose dire. Elle vient parmi nous tous les jours maintenant sans nous connaître, elle vit avec nous, s'émerveille devant les enfants, parle avec les mères, discute éducation avec les pères, elle vit avec nous sans s'être posé les questions que d'innombrables phrases et situations auraient dû susciter en elle mais qu'elle refoule. Sa peur de perdre le bonheur qu'elle a trouvé si elle laisse les questions posséder son esprit est la plus forte. Elle ne peut concevoir, à cause de sa vie passée, qu'un bonheur plus grand est à sa portée. Faut-il la laisser passer à côté parce que sa peur des questions qui briseraient le charme, l'harmonie, enchaîne sa pensée ? Elle se donne de nouvelles chaînes, invisibles; consentante, elle les serre elle-même, elle s'étouffe de ses chaînes pour que les mots qui les briseraient ne sortent pas. Sandra ferme les yeux. Elle croit qu'elle prouve qu'elle nous aime en ne nous demandant rien. Il sera difficile de lui parler.

Ces femmes peuvent vivre libres dans votre société tant qu'elles restent soumises au destin routinier tracé pour elles. Elles doivent subir cette liberté en souris blanche qui déambule dans le labyrinthe. Elles sont nourries et privées de vie. Mais elles peuvent ne pas le savoir. Il suffit de fermer les yeux très fort; il faut de la volonté pour être aveugle; surtout quand une voix à votre oreille vient vous insinuer que l'opération est possible, facile, rapide, simple. Ça vaut la peine, la lumière. Les risques sont pour après.

Il n'y a pas de pardon pour ceux qui ont levé les yeux, il n'y a pas de pardon pour ceux qui ont entrevu la vérité de leur vie; les téméraires sont châtiés; et le raffinement dans la souffrance pour les Prométhée est d'une atrocité qui nous terrorise. Nous nous cachons. Comme si nous avions honte d'être les Hommes. Les mécaniques du labyrinthe sont trop puissantes, la révolte n'est pas possible, la guerre n'est pas possible. Nous vivons au milieu des autres, nous sommes comme des miroirs, nous leur renvoyons leur image, nous leur renvoyons leurs comportements; on ne fait pas attention à un miroir, il n'a pas d'existence, il y en a partout; il renvoie les reflets, et alors ? C'est qu'il en a la fonction; s'il a une fonction, c'est qu'il participe à l'Ordre. Nous servons l'Ordre pour qu'il nous cache; mais il ne nous récompense pas, il ne nous a pas programmés pour le servir ainsi et recevoir la récompense, nous sommes les Hommes de la marque, c'est-à-dire ceux qui sont nés sans avoir le droit de vie mais qui s'en sont emparés; nous n'avons pas cru aveuglément, alors nous avons vu, ensuite nous avons cru mais autrement. Les perdants de la vie ne le sont plus, ce n'était qu'une illusion. Nous ne nous mettons pas dans les longues files des abattoirs pour attendre passivement notre tour. Nous sommes cachés. Quand on nous trouvera et qu'on nous y traînera, nous nous couperons la langue plutôt que de parler. Notre liberté se continuera dans nos enfants. Les Hommes continueront. Nous ne pouvons pas mourir. La mort veut manger. Mais elle ne peut rien contre nous. Les tuniques de chair ne sont qu'illusions pour les miroirs, elles servent à nous cacher. Les Hommes se cachent dans les hommes. Nous ne savons pas sortir de ce monde mais un jour nous trouverons une issue, une sortie, une faille dans l'Ordre; ce monde n'est pas une perfection donc il a des failles; ce monde n'est pas un monde de Dieu; il n'est qu'un monde de l'Ordre. Dieu a créé les Hommes. Jean perdu en ce monde nous a parlé des autres, et des Hommes. Les Hommes perdus de Dieu en ce monde trouveront l'issue de l'Ordre pour aller à lui.

 

DIEU EN AURA PLUS TOT DE VOUS MERCIS

 

Sophie parle à Sandra. Elles sont dans un coin du bar, leurs verres sont vides. Sophie parle. Sandra a le regard effrayé, elle voudrait ne pas voir. Pourtant tout ne lui sera pas révélé aujourd'hui. Il s'agit dans un premier temps du monde tel qu'on le voit et de Dieu. N'est-ce pas une discussion anodine sur ce qui est capital ? N'avez-vous jamais eu de discussions de ce genre ? L'Ordre a prévu vos questions, a prévu de vous laisser poser vos questions, répondre vous-même à vos questions; répondre à des questions dont vous ne connaissez pas les réponses. Il y a deux manières d'être consentants : croire ou ne pas croire. Les deux chemins conduisent à l'abattoir, il n'y a pas de différence. Mais vous avez le choix du chemin; l'un est la réplique parfaite de l'autre, vous ne le saurez jamais puisque vous n'en aurez pris qu'un. Sandra parle d'essais, de retours en arrière; elle n'est pas stupide; elle a lu; elle a voyagé; elle sait des choses. Elle a pris le voyage touristique en avion pour la connaissance. Sandra se débat. Elle a des arguments, elle ne trouve plus d'arguments; soit, elle va chercher; on reprendra cette discussion.

La chaleur est aussi forte que les jours précédents, elle vide les rues et les places, les terrasses des cafés n'ont pas de clients, on s'agglutine dans les lieux climatisés mais leurs systèmes peinent, ils n'ont pas été prévus pour une telle canicule. On regarde les autres villes à la télé; c'est aussi pénible ailleurs; dire que l'on attendait impatiemment l'été; maintenant on ne cesse de prier pour qu'il finisse. On ne voulait pas à ce point-là ce qu'on voulait. Il avait dû prendre nos demandes à la lettre Là-Haut. On voulait juste rêver au bel été sans nuage, pas subir le rêve. Pardonnez-nous et envoyez une pluie bienfaitrice, une pluie diluvienne, une pluie de grâce dans laquelle on puisse se baigner, que l'on veut boire à pleines gorgées, qui nous frappera des petits chocs de ses milliards de gouttes désirables, délicieuses. Sauvez-nous de cette chaleur épouvantable. Un météorologue a annoncé un hiver glacial. Il a aussi averti de la fonte des glaciers et de la banquise, laquelle ne nous rafraîchit même pas.

Sandra va emmener Elisabeth à la messe, avec la permission de maman bien sûr. C'est Elisabeth qui a demandé à Sandra. Une copine y va et elle voudrait savoir. A qui d'autre demander sinon à sa grande amie ? Elle voudrait aller là où les gens sont bons, là où la bonté se réunit; on se donne la main et on forme un cercle, la force qui en émane agit sur la cité.

La petite fille arrive en courant, protégée de la chaleur par son idée de fête. Elle s'est mise sur son trente et un et observe Sandra d'un oeil critique avant de se déclarer satisfaite. Elle a embrassé aussi Sophie, lui a remis un livre que sa maman a fini de lire et qu'elle avait promis de lui prêter.

Les voilà parties. Sophie regarde la couverture du livre, un aigle rouge avec une casquette de policier dans une de ses serres à côté d'une voiture défoncée vide. L'énigme la fatigue d'avance; elle a fait semblant d'être intéressée parce que s'était la maman d'Elisabeth; maintenant il va falloir lire parce qu'il y aura des questions. Mais si on parle pas avec les autres de ce qu'ils aiment, on ne peut pas leur parler. Le partage se fait souvent par la niaiserie. On ne communique que ce que l'on est. Mais c'est la maman d'Elisabeth.

Ce dimanche, qui viendra ? S'il y a des mariages on voit toujours quelques conviés, plus ou moins bienveillants, mais l'on se marie peu en été; des touristes s'arrêtent parfois, on est bien placé pour eux, mais on n'a pas la clim; pas de concert au kiosque cet après-midi, exceptionnellement et pour un deuxième dimanche, la canicule tue les notes; le dimanche sans foi est long. Si aucun ami ne l'appelle Sophie ira se rafraîchir au musée; elle emportera le livre, elle trouvera bien un coin, ne serait-ce qu'à la cafétéria. Elle verra des gens, elle se cultivera, elle expédiera la corvée de la maman d'Elisabeth. Et en rentrant elle retrouvera Zeitlz. Son amie depuis quelque temps. Qu'elle ne prêtera pas, elle. Mais prête-t-on ses amis ? Sauf si on souhaite les perdre.

Sophie regarde à l'extérieur du bar; décidément c'est un jour sans avenir. Un jour de petite mort. Un jour à enterrer. Un jour où le bar sera fermé.

 

C'est après la soustraction qu'il en a. Une opération anti-bonheur. Simon est partisan de sa suppression pure et simple. La soustraction est mauvaise. C'est une opération de banquier. Et contre la division. Et la multiplication avec des chiffres en-dessous de 1. L'addition est l'opération du bien. C'est l'opération du bonheur.

- Quoi, les intérêts augmenteront toujours ? Qu'est-ce que ça me fait puisque, faute de soustraction, je ne les paierai jamais ?

Un monde d'additions remplace la banque, le progrès sans fin remplace les balbutiements des temps.

Faut qu'ça change. Faut qu'ça bouge. Des réformes de réformes et vite. Ça n'peut pas durer comme ça ! Durer comme ça dure ! Le monde tel qu'il est a été façonné par les hommes de la soustraction, des voleurs au nom de la loi. Et qu'est-ce que vous pouvez contre eux ?

Il a dépassé la troisième bière, Simon, mais dans le bar plein de touristes perdus, heureux de tomber par hasard sur ce refuge après avoir eu l'audace de tenter la visite de la ville, nul contradicteur. S'ils n'avaient pas payé voici des mois, ils seraient restés chez eux. "Vous voyez", triomphe-t-il, "la peur des serviteurs impitoyables de la soustraction !"

Son envie de réforme du système bancaire est née d'une circonstance dramatique, un avis de trou dans sa caisse à lui que sa banque prétend en plus lui faire payer avec de l'argent qu'il n'a pas. Ses dépenses auraient dépassé ses recettes. Mais quand les recettes sont nulles, comment les dépenses pourraient-elles l'être ? L'indignation crée le changement. Si elle s'appuie sur le nombre. Et il s'emploie à galvaniser les masses épuisées par la chaleur; il a déjà trouvé deux partisans : au lieu de venir ils auraient voulu qu'on les rembourse.

Cet été dont même les arbres meurent est d'une durée qui n'a rien à voir avec les montres, il tient de l'hallucination collective dont on cesse d'espérer sortir. La volonté ne peut rien. Frapper de toutes ses forces sur ses vitres ne les brise pas. Il n'y a personne à l'extérieur pour venir ouvrir, pour vous secourir. Il faut subir.

"Quand l'Etat est en déficit, c'est-à-dire tout l'temps, ils lui prêtent, les ces types, et hop, v'là du pèze; mais moi, ils me rançonnent en plus !"

Le bonhomme amuse mais ne fait pas oublier la chaleur, la soif. Sophie court partout verres en main, comme insensible, et engrange les sous. On a trouvé un bar mais sans la clim, décidément aujourd'hui on n'est pas verni. Heureusement le discours du rigolo distrait un peu en attendant le car; parce qu'on a téléphoné pour qu'il vienne nous chercher; pas question de faire le chemin à pied jusqu'à son parking; ça non. Quant à la télé, devinez de quoi elle cause la télé ? Du temps qu'il fait. Comme si on ne le voyait pas. On ne le sentait pas, surtout. Ses images donnent encore plus soif. Et voir les problèmes des autres ne console pas des siens. Ne réconforte même pas. En tout cas aujourd'hui.

Simon persiste sans audience. Il ne va pas se laisser abattre pour cause de minorité. Les petits torrents font les grands fleuves. Au foot il a l'habitude des fleuves, il sait manipuler les supporteurs, être le cri de tête dans la foule. Il nous est précieux par son rôle important d'animateur de l'association pour le club local. Les banderoles sommaires peuvent cacher des forêts.

La différence est si ténue entre une idée juste mais rare et une idée courant d'air, qui passe par la tête, fait trois petits tours et puis s'en va. L'intelligence avance sur le sentier de la corniche au bord du gouffre. Simon a toujours eu la tête pleine d'idées courants d'air. Il fait aussi partie des nôtres. Mais nous, nous avons des faits, des actes. Nous avons la logique, nous sommes dans la logique, la logique qui nous cache. Nous nous sommes loyalement demandé si nous n'étions pas une idée à la Simon. La différence est ténue. Nous jouons collectif mais dans une si petite équipe qu'il faut bien nous demander pourquoi elle est si petite. Croire que l'on a raison n'empêche pas d'avoir tort. Mais les faits sont têtus contre les courants d'air. Nous sommes dans la réalité, dans les faits. Nos enfants existent. Et nos idées sont justes puisqu'elles ont permis qu'ils existent. Sans elles, vous allez le comprendre, ils ne seraient jamais nés. Ils n'auraient pas eu droit à la naissance, le droit de vivre leur était refusé. Pourriez-vous venir dire à l'un de ces enfants qu'il n'a pas le droit de vivre ?

Je me doute bien que vous n'allez pas vous contenter de la preuve par l'enfant. Vous êtes trop retors. La vie ne prouve que la vie. La cause et le but s'y confondent. Mais nous ne sommes pas que de la vie. Si elle ne sert pas, elle n'est pas dans la logique, elle n'est pas dans l'univers. Si elle ne nous sert pas, nous n'avons pas de raison d'exister. Autant en finir tout de suite, comme on dit. Tout se résumerait à une querelle sur les rayures du zèbre, la vie dans la mort ou la mort dans la vie ou la vie et la mort. Mais nous, nous l'utilisons, c'est un outil comme la pierre taillée ou la tondeuse à gazon. Les Hommes sont l'outil de Dieu. Cachés dans l'Ordre.

Sophie fait un tour des tables rapide avant le départ des touristes dont le car est arrivé. Elle a droit à d'innombrables plaisanteries sur les soustractions qu'elle opère; elle prend tout avec le sourire, en bonne commerçante, et les blagueurs repartent contents de leur blague en laissant un pourboire plus gros. Simon se sent incompris. Mais la car est climatisé. Penser, vrai ou faux, ne vaut pas la clim. Le chauffeur est venu prévenir qu'il fallait se hâter, il n'y a pas de parking ici, il gêne dans la rue, son moteur tourne. Bougon d'avoir dû faire ce travail en plus, mais il comprend; et il tient à sa place. Très bien ce petit bar mais trop loin de l'arrêt imposé aux cars de tourisme.

La paix retombe et la chaleur semble plus forte. Les égarés ont retrouvé le chemin du bercail. Ils n'ont rien vu de ce que nous sommes. Ils ont ajouté de la banalité à la banalité, celle du touriste assoiffé à celle du lieu, ils nous ont rendu un peu plus invisibles. Ils ne reviendront jamais. Mais ils parleront du bar, un bar sauveur au moment où on n'y croyait plus, un refuge bienheureux qui a sauvé d'une insolation certaine des touristes vaillants mais imprudents.

L'un d'eux a laissé par inadvertance un minuscule bibelot qui reproduit la porte abondamment sculptée de la citadelle, un souvenir en principe. Sophie le ramasse, l'examine. Elle n'est pas allée à cette citadelle depuis... Simon répond qu'il ne se souvient pas non plus, que cela remonte à son enfance... ou à son adolescence... il y était allé avec l'école.

Là-haut, pendant longtemps, sans utilité désormais pour les soldats, elle était devenue prison. Des hommes y sont morts; ils regardaient la ville depuis les minuscules fenêtres de leurs cages; morts du temps qui pesait de plus en pus, on lit encore leurs mots gravés sur les murs, les mots de la peine et de la haine, les mots devant lesquels les touristes font un effort pour imaginer ces vies sans espoir et sans tourisme, et puis déçus par eux-mêmes ils passent à une autre cellule. Celle des pendaisons a beaucoup de succès. Elle est due à l'humanité, à l'ingéniosité d'un directeur de la prison, Monsieur Benizou. Il avait compris que certains de ses administrés en avaient assez d'être administrés et étaient prêts à réduire la surpopulation de cette prison. Il avait donc fait équiper une cellule d'un anneau de plafond et d'une corde à solidité garantie et on y enfermait seul quelqu'un qui à la fois semblait prêt et par son comportement l'avait mérité. Pour les moins bien, les indisciplinés, il y a des tourments raffinés et légaux. On laissait au prévenu, dans sa solitude complète, trois semaines pour se décider. S'il avait perdu la notion du temps, on venait la veille le prévenir du jour fatal de son retour parmi les autres. Le lendemain c'était fait. Il y avait pourtant eu un cas décevant, un candidat qui réunissait toutes les conditions nécessaires et qui ne s'était pas décidé. Un lâche probablement. On lui avait fait payer sa survie. Mais rien n'avait réussi avec lui. Blessures, humiliations, viols, coups, tout lui avait semblé inférieur à la vie. On lui avait même offert une seconde chance en prenant donc sur le temps d'un autre qui était en droit mais pas en pouvoir de se plaindre; rien. C'était un impuissant de la mort. Ses codétenus avaient dû l'achever à coups de pied.

La soustraction dans le temps de vie s'opère sans remords pour les délinquants et Simon décidément morose recommande à ces absents une plainte contre leur banquier de vie. Il faut savoir interdire les abus. C'est-à-dire les discriminations, les contraintes, les violences et les soustractions. Enfin surtout elles. Parce que les divisions... et certaines multiplications... Pas meilleures. Les maths manquent de bonté. Et c'est un moyen de sélection pour les futurs médecins.

Les affaires ont été fructueuses aujourd'hui. Sophie fait sa caisse. Il y a des surprises comme celle-là, des gens se retrouvent où ils ne devaient pas être et on est tout heureux de les avoir rencontrés. Surtout lorsqu'ils paient. L'imprévu a sorti sa tête grotesque de la boîte à vie et l'a bougée au bout de son ressort, il a été remarquable pour un temps pareil. Demain sera coriace, on aura le contrecoup.

 

Vous existez depuis longtemps ? Comment est-ce pour vous aujourd'hui ? Commencez-vous de vous faire votre petite idée sur nous ? Ne vous hâtez pas, vous êtes loin de savoir tout. Si vous pouvez être touché, vous continuerez ailleurs notre oeuvre. C'est la raison d'être de ces lignes; ou quoi ? Une sorte de bouteille à la mer, tout dépend de qui la trouvera. On ne peut savoir ce qu'il fera. D'abord donner le contenu du message à d'autres, ainsi les chances des enfants d'exister se multiplieront. Il ne faut pas penser qu'à vous. Mettez votre moi au vestiaire; suspendez-le à un crochet et sortez.

Le monde n'est plus le même, les gens se divisent simplement en trois catégories : les Elus que vous distinguez sans peine, qui deviennent visibles pour vous, en petit nombre dans la foule qui les cachait; les possibles, ceux qui n'ont pas la marque mais qui sont si proches de nous qu'ils peuvent nous rejoindre; les êtres de l'Innommable. Vous n'êtes pas si bas. Vous êtes doué de raison. De logique. Nous aimons aussi la logique. Abstraction faite du lieu et du temps, au moins discutons. Je ne suis pas si loin de vous que je n'entende vos pensées, un autre homme peut toujours et partout être en symbiose avec un Homme. Etes-vous Homme ? Etes-vous digne de logique ? Alors, au moins, discutons. Sauf si vous avez peur de la vérité.

Fermez les yeux, fermez très fort les yeux. Combien de temps le pourrez-vous ? Cela fait mal, la volonté de refus fait mal. Au bout d'un certain temps vous vous dites qu'il vaut encore mieux regarder. Cela n'engage à rien. A rien du tout. Bien sûr c'est irréversible. Quand on a vu on ne peut pas oublier. On n'oublie rien. Jamais. On refoule ou on fait semblant mais c'est en vous. Tout est irrémédiable.

Vous êtes fort(e) ? Pas tellement ? Combien de fois avez-vous abdiqué ? Combien de fois votre fameuse volonté dont vous êtes si fier(ère), que vous identifiez à votre moi, l'avez-vous ignorée, l'avez-vous reniée ? Combien de soumissions dans votre vie ? Jamais ? Aucune ? Vous n'avez jamais détourné la tête ? Jamais agi en remettant la réflexion à plus tard ? Beaucoup plus tard, n'est-ce pas ? On a bien l'temps, il suffit de ne pas penser pour ne pas avoir le temps, mais au fond on sait. Vous avez trahi votre volonté. Vous avez détourné la tête pour que des actes lui échappent mais elle le sait. Vous vous êtes trahi vous-même. Vous avez participé à l'innommable. Vous n'êtes pas celui que vous croyez.

Mettez au vestiaire ce moi que vous avez trahi et considérez la voie de notre collectivité. Voyez au moins ce que nous proposons. Cela ne vous engage à rien du tout. Vous pourrez toujours retourner au vestiaire et remettre l'oripeau.

Vous n'êtes pas nous mais vous pouvez peut-être le devenir, vous fondre en nous et disparaître en somme. Pas disparaître pour renaître ou un truc de ce genre, non. Il faut juste vous dépouiller pour accéder à vous-même et vous serez parmi nous, avec nous, plus jamais isolé(e), plus jamais seul(e). Sauvé(e) de vous. Car c'est vous qui engendrez votre solitude.

Vous avez fait des efforts, j'en suis sûr, de grands efforts même, des efforts de volonté. Méritoires d'une certaine façon. C'est comme bander la corde d'un arc, de toutes ses forces. Pour atteindre la cible. Atteindre son but. La corde finit par casser. Les forces sont capricieuses; puis elles déclinent. Vous avez cru vous imposer par la force de votre volonté parce qu'on vous a laissé atteindre la cible ? Non, vous l'avez atteinte tout(e) seul(e), d'accord; une autre fois la corde a cassé; on vous donne une corde qui ne casse pas ou une corde qui casse; votre volonté dépend de la corde que l'on vous donne.

Même pour vous pendre le résultat dépend de la corde.

Par la volonté, par les efforts vous attirez simplement l'attention sur vous. Vous ne ferez rien sans qu'on vous voie; alors, en réalité, vous ne ferez rien du tout. Votre étoile a voulu briller plus, la police d'étoiles ne va pas la rater pour excès de brillance d'abord, allez allez vous êtes un petit Al Capone ou une petite Mata Hari, vous l'avez voulu, on a bien joué, on fait une nouvelle partie ? Oh, rien qu'une. Vous avez juste à vouloir. Vous n'êtes pas mauvais(e) joueur(euse), au moins ?

 

"Zeitlz prit son cabas, cria "tant pis pour toi !" et sortit en claquant la porte. C'était une affaire de dignité. On ne peut pas, dans un couple, sous prétexte qu'on aime, se laisser marcher sur les pieds. Et Zeitlz a le peton sensible. Il accourut de la salle de bains, une serviette autour des reins, pour crier de sa porte, violemment rouverte : "Eh bien, barre-toi ! Barre-toi et ne reviens plus !" La connasse ne tourna pas la tête et le peton sensible prouva son efficacité marcheuse. Dépité il ôta sa serviette mais en vain; connasse la belle fuyait d'un peton volontaire et voyageur. Quelle histoire d'amour entre elle et le Prince pourtant ! C'est bête de se quitter comme ça. Les pauvres cons et les pauvres connes sont certes nombreux mais pas beaux comme nos deux. Ils étaient le couple à photos pour magazines glamour. L'amour était le même que chez les gnomes mais l'aspect tellement plus satisfaisant. Ils s'entendaient à merveille mais la dignité avait cassé la merveille à coups de volonté. Le Prince, lui, avait juste été têtu; il était un peu bête comme tout le monde (mais princièrement) et il y tenait (comme tout le monde). En plus il lui déplaisait qu'on le lui fît remarquer. L'amour avait pris un coup de dignité dans la gueule et on en était à faire appartement à part. Le sexe à distance n'étant pas très performant, on peut avancer que les amants entraient dans la période des regrets."

Sophie arrêta sa lecture pour regarder Elisabeth mais tout allait bien. La petite était on ne peut plus studieuse. Sa messe avec Sandra n'avait pas calmé sa curiosité religieuse, alors on lui avait donné un livre d'images, une sorte de bande dessinée biblique, avec peu de texte, et elle inventait les dialogues pour les êtres des images. De temps en temps tout de même elle venait trouver Sophie pour lever un aspect obscur des mots écrits. Ceux-là s'avéraient décevants. Elle n'aurait pas écrit ça, elle. Est-ce que Sophie était sûre du sens ? C'était bien bizarre vraiment; enfin... On ne se lasse pas d'étudier quand le sujet plaît et qu'on l'arrange à sa façon.

Pour Sophie, sans Elisabeth ces images n'auraient rien voulu dire même avec les mots. Elisabeth trouvait le vrai sens des images et c'est le texte qui était dans l'erreur. Le dessinateur, lui, ne saurait être en cause. Il avait produit une sorte de reportage; il avait l'évidence visuelle en sa faveur; il permettait le contact direct avec des temps reculés; une chance qu'il se soit trouvé sur les lieux. Des vignettes supplémentaires auraient parfois été les bienvenues pour éclairer le destin de Pharaon mais le dessinateur ne pouvait pas "destinater" tout.

Deux autres enfants jouent dans un coin de la salle, le petit Pierre et la fille de Jeannine, Jeanne. Mais on ne les entend pas; ils sont très graves; ils ont le rôle grave d'adultes pour des poupées, le rôle grave d'être enfant. Le monde sera monde. Le parc revivra des gestes magiques qui écartent l'effrayant.

Aujourd'hui un souffle de vent fait croire à la fin de la canicule. On l'a pris pour la fraîcheur mais il souffle simplement doucement la canicule sur les visages naïfs qui s'exposent. L'espoir a encore de trop beaux jours devant lui. On déteste l'été.

Les nuits sont sans volupté au pays sans nuages, les contes se sont effrités dans la chaleur comme les feuilles tombées, les corps ont peur de la nuit et du jour, ils se dégoûtent de leur peine à respirer, les corps renoncent aux corps et à leurs contes d'amour.

Sophie ne se sent pas la force de redevenir Zeitlz, elle va prendre un glaçon qu'elle se passe sur le front. Sur tout le visage. Elisabeth accourt vite pour en profiter aussi; puis les deux plus petits qui ont abandonné la magie pour un peu de fraîcheur. On discute du goûter. Elisabeth se met à expliquer la Bible à Pierre et Jeanne; ils écoutent avec attention mais ont des doutes parfois, ils pensent que certaines choses se sont passées autrement, et ils expliquent comment à leur idée. La préceptrice ne s'énerve pas, elle dit qu'ils comprendront plus tard, quand ils seront plus grands.

Et puis sont arrivées Armelle et Josiane, avec leurs petits bien entendu; ensuite Denise, Martine, Alexandra, et leurs petits... Jeannine... Nathalie... Beaucoup d'autres; le bar est plein, joyeux, bruyant comme pour une fête. Elles sont venues rencontrer Sandra. Elles sont venues en avance pour discuter à partir des informations qu'elles ont réussi à avoir sur la nouvelle. On dirait un club féminin qui s'interroge sur une demande d'adhésion. C'est un peu cela mais Sandra n'est pas demandeuse à proprement parler, elle est attirée comme l'aimant attire. Sophie lui parle, ne lui confie que ce qu'elle peut entendre à ce stade, avec les préjugés, les idées toutes faites, les pensées standardisées qui sont naturellement les siens; Sandra hésite, s'absente, ne peut supporter de ne pas être là, revient; alors Sophie fait un pas de plus; puis elle attend Sandra qui finit par la rejoindre. Mais viendra-t-elle ? On ne lui en a pas demandé la promesse, il s'agissait d'une simple proposition. La porte s'ouvre à nouveau sur la chaleur aveuglante, Sandra entre timidement; Elisabeth s'élance, la prend par la main et l'entraîne vers sa maman. Les discussions n'ont pas cessé, leur intensité n'a pas un instant baissé, mais toutes l'observent. Tous les petits qu'elle connaît maintenant viennent, spontanément ou pas, la chercher pour qu'elle connaisse maman. Elle est si bien accueillie, ces dames sont si aimables qu'elle se sent de plus en plus à l'aise parmi elles. N'est-ce pas mieux qu'isolée dans son agence ? Le moyen de gagner sa vie d'ici apparaît nettement différent d'un but; elle a souvent confondu. Ensemble on est chez soi. N'est-elle pas chez elle ici ? N'est-elle pas enfin chez elle avec toutes ces dames et leurs enfants ? Quoique sans enfant elle-même. Mais ce n'était pas un choix de sa part. La vie l'avait refoulée sur ses bords. Jeannine lui explique qu'elle aussi... et puis on l'a aidée. Elle est revenue dans la vie. Avec les autres qu'elle voit autour d'elle. Et il y en a d'autres encore, en vacances au loin à l'heure actuelle. La vie est donc possible si l'on cesse de penser comme on l'a appris de ceux qui n'ont pas été rejetés vers les rives. L'espérance est comme la canicule, elle étouffe, elle torture, elle n'a pas de fin, elle n'engendre que l'espérance. La pensée ordinaire blasphème la vie. Tout est si simple dans ce cercle enchanté de femmes et d'enfants.

Sophie vient embrasser Sandra qu'elle présente à d'autres encore, à toutes. Elle était si occupée de table en table, à servir, qu'elle ne l'avait pas vue entrer. Ces dames paient leurs consommations, elles gagnent bien leur vie, elles n'ont pas besoin de continuels cadeaux, mais celles des enfants sont offertes par la maison. Il ne s'agit pas d'un club, mais d'une famille. D'une seule et immense famille. Ces enfants ont tous dans la salle des demi-frères, des demi-soeurs. Sans le savoir et personne ne sait; on les élève en leur apprenant qu'ils sont tous d'une même famille. Ils ne sont jamais seuls. Aucun de nous n'est seul. Jamais plus. Les pères ne savent pas quels sont leurs enfants et personne ne s'intéresse, vous vous en doutez bien, aux vérifications d'ADN. L'ignorance, l'acceptation de l'ignorance, l'ignorance délibérée est un principe nécessaire à notre existence; la survie de notre société en dépend; si on pouvait supprimer les acquis scientifiques qui présentent pour nous un danger, on scierait sans état d'âme l'arbre de la connaissance; notre vie a besoin de l'ignorance.

Sandra est revenue auprès de Nathalie, la mère d'Elisabeth; elles semblent bien s'entendre. Leurs chemins jusqu'ici ont été si différents, qui aurait cru qu'elles se trouveraient des points communs ? Nathalie raconte ses problèmes, mais Nathalie raconte surtout Elisabeth; ce sujet-là les passionne toutes les deux. Elisabeth est le miracle de la vie à problèmes de Nathalie; il n'y a rien à part elle qui justifie sa vie, qui la rende supportable, qui la rende une vie. Sans Il Professore elle n'aurait pas eu accès à l'existence, elle avait beau frapper à la porte, elle était marquée, elle n'avait pas le droit d'entrer. Lui seul avait su inventer un moyen d'entrer quand même. L'illégalité permet aux marginaux de s'intégrer dans la logique sociale. Mais nous, en plus nous nous y cachons. Il a aussi inventé les moyens de se cacher.

Nathalie n'est pas discrète; quand elle se sent en confiance, parmi les siens donc, elle dit tout ce qui lui passe par la tête. Elle adore causer pour causer. Et elle n'a à dire qu'elle-même. Tout y passe, du plus petit problème de santé aux impôts en passant par la tenue du présentateur d'un journal télé... Mais elle revient toujours à Elisabeth. Dès qu'elle parle d'Elisabeth, la secrétaire tête-en-l'air devient Nathalie. Elle-même est autre que la liste de ses problèmes, petits ou grands; autre que la liste explicitée de ses maladies, vraies ou psychologiques, de ses factures à payer, de cuisinière à changer, de ventilateur en panne, de robinet qui fuit, d'ampoule électrique à changer...

 

VOUS NOUS VOYEZ CI ATTACHES, CINQ SIX :

 

Ce n'est pas sans risque de vous raconter tout ça, même si vous ne connaissez pas notre ville, même si vous croyez qu'il s'agit seulement d'une histoire. Votre intelligence peut vous tromper et vous amener à nous chercher au lieu de faire le bien. Votre intelligence a subi un dressage intellectuel et elle est peut-être si habituée à faire la belle comme le fauve sous le fouet pour recevoir sa friandise qu'elle vous ment quand vous la questionnez pourtant sincèrement. Vous savez beaucoup de choses et vous en avez pris un certain orgueil, une suffisance que vous n'avouez pas. Votre intelligence est devenue avec le temps un miroir déformant. Vous ne voyez plus le monde qu'à travers lui. Le résultat est évident : elle vous trompe. Ne regardez plus, au moins pour un instant, votre monde dans le miroir, tournez-vous, regardez-le directement. Si vous osez. Si vous en êtes encore capable. Mais peut-être faites-vous partie des choses. L'intelligence qui devrait permettre aux hommes d'être les hommes, les change souvent en choses. Elle sert d'oeillères, de cache-nez, de cache-sexe, de gants, de couvre-chef... Elle est multi-usages, multi-sales-usages. Ainsi elle sert de balai, d'aspirateur, de chiffon à poussière, de benne à ordures... Elle rend le monde le plus propre possible. Elle devient facilement, son dressage est aisé, un simple moyen.

Vous nous voyez désormais, mais vous nous voyez mal. Parce que vous n'acceptez pas facilement de ne pas nous avoir vus jusque là, de ne pas nous avoir vus de vous-même, sans que l'on vous guide. Votre miroir déformant vous conforte dans votre suffisance en nous montrant effrayants ou grotesques. Je ne doute pas que par ailleurs vous ne soyez très tolérants, trop tolérants même peut-être, acceptant tout et n'importe quoi; du moment que vous pouvez vous flatter de tolérance vous êtes prêts à toutes les concessions. Mais nous n'avons que faire de tolérance. Un couteau émoussé est toujours un couteau. Nous ne prenons pas le risque de ces lignes pour subir la tolérance. D'ailleurs celui qui sait voir n'en a plus l'utilité, la vue claire des choses la remise au musée. Mais votre esprit croit tantôt ceci tantôt cela, il a la constance de la girouette avec la certitude d'indiquer toujours le sens du vent; le vent emporte les paroles et c'est dire si nous avons hésité avant de vous confier qui nous sommes. Selon certains il ne fallait pas, fier de vous vous êtes une vraie bourrique; il y a eu débat; on a jugé qu'il fallait certes multiplier les précautions contre vous mais vous apprendre notre société dans l'intérêt des enfants à sauver.

Vous avez vu les femmes et seulement quelques-uns des hommes. Je vais vous présenter les autres.

Avant, sachez que nous ne nous soucions pas vraiment d'eugénisme. Mais la tunique de chair n'est pas sans importance pour vivre dans votre société, vous le savez bien. Les laideurs, les difformités, les handicaps physiques ou mentaux attireraient l'attention et ce ne serait pas le pire : les âmes souffrent d'être dans des corps ratés. Ce n'est pas de l'intolérance envers les défavorisés, non, il suffit d'ouvrir les yeux; laissez de côté votre discours automatique; regardez d'abord.

Tous les "pères" ne sont donc pas reproducteurs. Mais toutes les "mères" non plus, vous le savez déjà avec l'exemple de Sophie. Il y a des hommes et des femmes marqués dont le droit de vie ne peut s'exercer qu'indirectement et partiellement. Nous le regrettons. Ce n'est toutefois pas le plus important.

A notre avis, je sais que cela va vous faire bondir, une âme enfermée dans un corps inadapté ne va pas jouir de son droit à la vie. S'il ne fait pas l'affaire, il faut donc le remplacer. Nous n'exigeons pas la haute couture, non, mais quand c'est impossible à porter, au lieu de sortir un discours de compassion, mieux vaut donner un costume neuf bien taillé. L'âme dont le costume est détruit, en est délivrée et elle s'en voit offrir un autre peu après. Parce que la vie n'est pas le corps. Le corps n'est qu'une chimie qui habille la vie. S'il y a eu une erreur dans les gènes, on recommence, on ne va pas condamner une âme à un habit effrayant ou grotesque. Nous ne laissons pas un enfant souffrir - je sens que vous me comprenez; votre refus vient de votre tolérance, cet outil si pratique qui tolère la souffrance des autres alors même qu'ils la refusent, cet outil si pratique qui leur impose de continuer à souffrir. Le miroir de la tolérance offre un monde d'horreurs, il suffit d'y ajouter la pitié pour qu'il continue. Détournez-vous et regardez le monde directement.

Non, que de braves gens. Rien que de braves gens parmi les "pères" et les "mères". Souvenez-vous de toutes les précautions prises avant d'admettre quelqu'un. Le choix, le tri, l'accumulation de renseignements, les réunions, les discussions... Les élus ne le sont chez nous qu'à l'unanimité. Le doute d'un seul devient le doute de tous, un refus unique a raison. La prudence est nécessaire à nos enfants. Votre société si nous étions pris en profiterait pour les traiter en victimes, supplice raffiné du bourreau tolérant; afin que nous les voyions être asservis par vos techniques de persuasion, se détacher de nous, nous renier. Votre société viole les pensées, elle les priverait de leur droit à l'existence en laissant dans leurs têtes des fêlures ineffaçables. J'aime encore mieux qu'ils soient morts. Ils renaîtront et, malgré la marque, Dieu leur accordera peut-être un monde meilleur que le vôtre.

Les "pères" sont choisis parmi les Hommes, les Hommes sont élus par les Hommes, ceux de la marque et ceux qui y sont assimilés. Ils renoncent à savoir quels sont leurs enfants, ils sont pères de tous. Les masques lors des rencontres sexuelles assurent l'anonymat de la procréation ainsi que la multiplicité des partenaires. Ceux qui voudraient enfreindre la règle ? Ce n'est pas pensable. Mais si... quand même ? Ils seraient bannis. Etre banni c'est être mort. On ne peut pas risquer l'avenir de nos enfants. Toute société doit se préserver; la bonté excessive la mine, donc à terme la détruit; comprendre certes, mais accepter ne serait-ce qu'à moitié, au quart si vous voulez, c'est commencer d'être miné; la tolérance envers les taupes, les rats, les chenilles... empêchera l'épanouissement du jardin d'Eden. Vous voilà révolté(e) ? Il n'y a pas de nuisibles ! Il n'y a que des égarés, il faut des châtiments mais qui laissent l'espoir ! Nous ne voulons ni de l'espoir ni de votre tolérance. Nous voulons le jardin de Dieu pour nos enfants. S'il y avait un banni, un jour, il ne pourrait pas avoir pitié de lui-même, alors nous ne pourrions pas avoir pitié de lui; celui qui trahirait le jardin des enfants aurait perdu son humanité, son âme mériterait d'être libérée du corps qui l'aurait contaminée. Peut-être en outre qu'un corps contaminé peut engendrer des enfants contaminés; mais l'enfant ne peut pas tromper, on s'en apercevrait vite. Cela n'a donc jamais eu lieu. Nos précautions doivent nous mettre à l'abri. Sinon nous n'hésiterions pas, moi pas plus que les autres, nous ferions ce qu'il faudrait.

Vous ne verriez pas de point commun si vous étiez citoyen de notre ville entre Bernard le musicien, Louis le comptable, Charles qui tient une salle d'aérobic, André qui travaille à la poste, Eric le dentiste, Paul le plombier, Jacques le médecin, Albert l'électricien... Quoique sans enfants privés si j'ose dire, ils ne sont pas tous célibataires; certains sont mariés et depuis longtemps avec une femme stérile des vôtres, d'autres ont des compagnes diverses qu'ils refusent de féconder car l'enfant, hybride en quelque sorte, serait à jamais hors du Jardin. Et comment être "père" d'enfants d'une femme simple rouage de la reproduction de l'Ordre ? Un "père" doit élever les enfants, c'est-à-dire les faire monter, progresser, dans la connaissance de soi, des mondes et de Dieu; il doit les sauver de l'Ordre, leur apprendre ses pièges comme l'espoir et la tolérance; il doit leur apprendre à éviter d'être pris dans ses rouages, à rester libres, il doit les associer à la recherche de l'issue vers les mondes de Dieu.

Donner la vie sans maîtriser la vie, c'est ne pas avoir droit à la vie. Il faut l'avoir choisi et non pas en avoir eu l'illusion. Pour le choisir, il ne suffit pas d'aimer; l'amour peut être un piège de l'illusion au service de l'Ordre. Il faut savoir ce que l'on veut, pourquoi on le veut, donc qui on est et pourquoi les enfants doivent venir au monde, pour quoi faire, comment ils devront être élevés pour le faire; chacun, si on lui donne une tunique de chair, doit nous réaliser. L'âme née remercie du corps par son union à la collectivité. Elle sait qu'elle naît parmi les élus d'un don volontaire. Elle aurait pu être prise au piège par des corps de l'Ordre et être soumise comme les hommes-choses, avec très peu de chances d'être libérée, de nous rencontrer, sauf dans notre ville évidemment; elle n'aurait pas eu accès à la vie, prisonnière des rouages ironiques de la liberté de l'Ordre, elle aurait subi l'apparence d'une vie et aurait dû renaître éternellement dans ce même monde, dans ce même piège. Avec nous elle peut chercher l'issue; elle naît avec la certitude qu'on la trouvera un jour, elle sait que notre collectivité seule lui permet la liberté de la chercher en la protégeant des rouages et toute âme veut les mondes de Dieu.

Ce n'est pas que nous soyons sans esprit de vengeance parfois contre vous tous à cause de qui nous vivons cachés, humiliés. Si un jour nous pouvons briser vos forces de garde, briser ce qui nous écrase, la révolte sera une jouissance; vous nous tuez avec raffinement et ironie et vous attendriez de nous, eh bien voyons, plus de grandeur d'âme, que nous nous montrions supérieurs à vous en étant magnanimes, que nous vous pardonnions et vous élevions jusqu'à nous. Soyez bons avec les vaincus, vous serez grands. Ils vous en seront si reconnaissants. Les hommes-choses n'ont pas de reconnaissance dans la durée, ils en sont incapables. Les bourreaux ne deviennent pas agneaux; ils vous lécheront les pieds si vous êtes forts avec au coeur leur soif de nuire, de faire mal, de torturer. La tolérance envers les bourreaux c'est simplement leur donner une seconde chance. La réinsertion du bourreau ne peut être qu'à une place de bourreau.

La vengeance ne s'oppose pas à la justice comme le pardon. On dit à juste titre qu'elle est "une justice expéditive", un raccourci illégal pour éviter les lenteurs qui en fin de compte permettent d'échapper au châtiment. Si nous avions l'occasion de maîtriser l'Ordre ce ne serait pas le moment de faire les généreux, d'avoir les nobles scrupules; pas le temps d'un procès et de nous demander si la peine de mort n'est pas contraire à l'humanité; les Hommes ne peuvent pas être contraires à l'humanité quand ils ont besoin de tuer pour se sauver de la haine et de la perversité; l'ennemi n'a pas d'état d'âme, il n'a que des âmes prisonnières, écrasées, violées, alors si on a des états d'âme, on est simplement plus faible en s'admirant de sa supériorité morale. Ce problème est de toutes les guerres, donc de la nôtre; dès que le danger est loin, l'hypocrisie condamne ceux qui ont obtenu des renseignements sous la torture parce qu'ils se sont abaissés au niveau de ceux contre lesquels ils luttaient, ou sont descendus plus bas, et que, si l'on ne se coupait pas d'eux en les condamnant, on ne pourrait s'admirer d'avoir eu la victoire; les livres d'Histoire doivent prouver aux générations futures la pureté de la gloire de ceux qui paient les livres d'Histoire, avec quelques toutes petites taches pour faire ressortir artistiquement la splendeur.

Si nous devenons assez nombreux sur cette planète pour y prendre le pouvoir, cette planète sera notre planète. Nous ferons ce qu'il faudra. L'amour n'attend pas, il est dévorant ou il n'est pas. L'amour des enfants exige des pères forts. Un père fort n'hésite jamais à faire ce qu'il faut pour la liberté de l'enfant. Un père donne sa vie et prend des vies s'il le faut. Celui qui hésite n'aime pas. Celui qui fuit pour ne pas être celui qui tue, trahit l'amour. Un père qui trahirait serait une âme contaminée par une tunique de chair; ses enfants seraient peut-être contaminés. Le rôle des "pères" n'est pas simplement la reproduction, ni même d'élever les enfants, il consiste à être l'armée invisible dans la ville pour protéger les âmes libres; n'importe quel danger, n'importe qui représentant un danger doit être traité, ou après décision commune ou, si nécessaire, dans l'immédiateté.

Nous ne sommes pas des fanatiques, si vous croyez cela vous n'avez rien compris; le fanatique est un exalté, nous ne sommes pas des exaltés; nous ne servons pas une doctrine, nous exerçons seulement notre droit de vie dans la logique malgré l'interdiction de la marque et les aléas des êtres abandonnés sur les rives de l'Ordre. Avec conséquences.

 

Bien sûr nous nous rencontrons mais pas en aussi grand nombre que les femmes, sauf au sein d'une fête des Autres, qui nous sert ainsi de prétexte. Notre tactique est habituellement celle de l'aiguille dans la botte de foin mais sans être jamais seul. Les amis sont présents à tout moment, réunis par le lieu du travail, le club de sport, une association de solidarité, le goût d'un même genre de spectacle, le séjour des vacances, l'aide scolaire, le syndicat, le bénévolat de pompier, la lutte contre la déforestation... Dans chaque groupe nous sommes cinq, six. Vous êtes à la fois numéro 1 du vôtre, avec classement logique des amis du plus proche au moins intime, et numéro 6, 5, 4... dans des groupes que le premier ne rencontre pas. Sauf dans les grandes fêtes évidemment; celles des Autres qui deviennent les nôtres. A leurs frais le plus souvent. L'armée invisible a une structure qui empêche les coups de filet. Si l'un est pris, son silence suffit à nous protéger; il attendra tranquillement, sans état d'âme, que nous arrivions à l'atteindre dans sa cellule pour le délivrer des souffrances et des bourreaux, le délivrer d'un corps condamné pour lui offrir une renaissance. Une âme ne peut être libre que dans un corps libre. Les chaînes des corps sont des chaînes pires pour les âmes.

On peut occuper un poste mineur, inférieur, dans votre société et simultanément être à l'affût des menaces, repérer les élus potentiels, les surveiller, veiller à la sécurité des enfants en intervenant directement au besoin même si l'on est remarqué, se sacrifier éventuellement, communiquer, échanger des informations... Chacun de nous est capital pour les autres. Car il n'est pas son apparence. C'est aussi pourquoi on peut le sauver quand les Autres croient qu'il est exécuté. Les Autres ne sont que des programmes biologiques, ils ne peuvent pas concevoir ce qu'est la liberté.

L'ami le plus proche d'Eric, le dentiste, est Bernard, le musicien. C'est justifié par l'enfance - les parents habitaient des immeubles voisins; en réalité ils se sont rencontrés à seize ans passés et sont devenus proches bien plus tard, après avoir été reconnu porteur de la marque pour l'un, avoir été élu pour l'autre. Eric et Bernard sont désormais liés par leurs enfants. Ils sont comme nous tous des pères attentifs omniprésents auprès des mères sans qu'il y paraisse. Les mères célibataires ne sont pas sans hommes, un déséquilibre trop grand serait dramatique pour l'éducation des enfants. Et ils ne pourraient pas être efficacement protégés. Le sexe n'occupe pas dans notre société la place qu'il a dans la vôtre car il n'est qu'un moyen de vie; ses plaisirs sans fin avec des raffinements de douleur et ses extases nous ne les condamnons même pas, nous ne considérons pas le monde seulement en-dessous de la ceinture, nous ne vous frapperons pas en-dessous de la ceinture comme vous le faites contre nous, nous sommes autres que des sexes ce qui n'est souvent pas votre cas. Donc les rapports parmi nous entre hommes et femmes ne ressemblent pas à ceux des vôtres. Ils ne sont pas érotisés, mais ils sont amour au sens où tout être de notre collectivité est aimé de tous les nôtres. Les tuniques de chair ne sont pas l'amour, elles sont utilitaires pour accéder parmi nous à la liberté qui permettra de trouver l'issue, vers les mondes de Dieu. L'amour prépare le grand voyage. A moins qu'il ne nous permettre de nous emparer de cette planète et d'en faire un monde de Dieu. La marque doit avoir une raison. Ce qui nous rend inférieur aux yeux des valets du sexe est la preuve de notre supériorité. Les valets du sexe ont les chiens blancs pour nous poursuivre, nous chasser, ils servent ainsi l'Ordre avec récompense d'extases sous d'habiles coups de fouet; votre société pornographique où le sexe est devenu à la fois cause, but et conséquence, n'a même plus besoin de discours idéologique pour cacher la réalité de son existence; abrutie de sexe elle se regarde sans comprendre.

Nous avons donc notre chance, grâce à l'organisation rigoureuse des cellules des pères.

Les mères aussi forment des cellules de base. Cinq, six presque toujours ensemble ou physiquement ou par téléphone. Vous en êtes arrivés à faire croire que la liberté de la femme passait sous le joug d'avoir très peu d'enfants et le plus tard possible. Vous avez usé pour ce but de toute la persuasion de votre armée médiatique. Vous avez opposé les études longues nécessaires et la maternité en empêchant les structures logiques qui auraient permis leur accord naturel; les présidents des universités ont utilisé leur pouvoir pour empêcher la création de crèches, les horaires de bon sens, l'utilisation des nouveaux médias au service non plus des entreprises mais de la collectivité. La publicité a remplacé la maternité par l'anorexie; les fast-food l'ont remplacée par la boulimie et l'obésité; la mode l'a remplacée par la mode; les psychologues ont culpabilisé les jeunes mères pour faire peur à celles qui voulaient le devenir; les psychanalystes ont justifié la société stérilisante; les économistes de gauche se sont réjouis d'une immigration rendue artificiellement économiquement nécessaire; les richards ont fait ainsi des profits, plus de profits; les politiques ont eu les convictions qui les faisaient participer au gâteau, en convainquant les autres...

Nous ne nous soucions pas d'argent. Nous ne nous soucions pas de profit. Nous pensons que la liberté consiste à avoir un enfant à dix-huit ans même si la femme est pauvre et non à soixante grâce aux "miracles" de la médecine parce que la femme est riche; et que tous les enfants doivent tout avoir en étant éduqués selon les règles des Hommes au lieu d'être livrés à eux-mêmes dans des établissements scolaires gangrenés avec l'illusion de liberté laissée ironiquement comme toujours par l'Ordre; c'est la liberté de se charger soi-même des chaînes de son ignorance, de sa prétention, de sa naïveté, de son égoïsme, de ses désirs, de ses peurs, de ses rêves... Le chenil des rêves de l'Ordre tue l'enfant par la contagion de ses cadavres et sa puanteur, les rêves affamés dévorent l'enfant qui hurle en vain sa peur. La mort veut manger, la mort est dans l'Ordre, la mort est l'Ordre. Elle gère les libertés qui conduisent sans méfiance dans ses abattoirs. Cette mort ne libère pas les âmes, elle les maintient dans un cycle d'esclavage avec des renaissances dans des corps programmés pour être leurs prisons et les contraindre à organiser les troupeaux d'hommes-choses, ceux sans âmes, qui autrement ne serviraient pas la mort, ils seraient comme des plantes sans personne pour les récolter, comme du gibier sans personne pour le chasser; ils sont à la fois l'un et l'autre; ils le sont au nom de leur liberté. La mort s'amuse; la liberté donne bon goût à l'esclave, la peur gâte la chair de la bête piégée, il faut que le piège soit invisible pour que la bête ait le goût du bonheur.

Nous ne nous soucions pas de promotion sociale, nous ne nous soucions pas de comptes en banque, nous ne nous soucions pas de progrès scientifique, sauf s'il nous permet de nous trouver une planète, nous ne soucions pas de divertissements divers, sauf pour mieux nous cacher, nous sommes les hommes de l'essentiel.

Cinq, six toujours présents, toujours présentes. L'organisation des groupes des femmes et leur articulation par numéros ressemblent à celles des groupes des hommes. Le troisième niveau est celui des interactions entre groupes des hommes et groupes des femmes; il y a en fait d'autres groupes des deux sexes sur les mêmes principes; l'homme le plus "proche" d'une femme, supposé "père" par votre loi, n'est pas le père biologique, sauf hasard - il ne le sait pas et elle ne le sait pas -, l'un des "pères" joue ce rôle pour votre loi. De l'extérieur, c'est-à-dire vu par les Autres, par vous, il n'y a pas de différence. Nous sommes "normaux", c'est-à-dire invisibles.

Bernard, le musicien, est le "père" de Jeanne, fille de Jeannine. La petite sait que c'est "un des pères", elle en sait plus que votre loi. Elle sait aussi qu'elle ne doit pas le dire. Mais il vaut mieux éviter les risques; vos instituteurs sont des policiers des adultes par l'interrogatoire des enfants; ils sont trop rusés et elle est trop naïve pour qu'elle leur résiste; ils savent aussi utiliser d'autres enfants, selon le système des moutons pour les prisons, afin de dérober des confidences. Ils sont dressés comme les chiens en blanc mais pour un autre âge, pour les tout petits.

Les occasions de rencontrer d'autres enfants sont nombreuses, ceux des groupes de la maman mais beaucoup d'autres dans les réunions pour apprendre l'art du tricot, ou pour l'aide au tiers-monde, ou pour des conférences sur le développement de l'intelligence de l'enfant, sur les pratiques amoureuses des orangs-outans, sur la peinture sans la culture inuit... ou pour faire la connaissance de Sandra. Car le division en groupes ne suffit pas, elle pourrait même se révéler dangereuse si elle aboutissait à une coupure, une rupture avec la collectivité. Nous sommes un. De vrais mousquetaires pour ainsi dire. Les Hommes sont l'armée invisible de Dieu dans un monde qui n'est pas encore un des siens. Nous devons le lui gagner ou en sortir. Ce sera plus facile si nous trouvons l'issue; nous aurons une aide extérieure, un refuge, nous pourrons partir massivement, mais les soldats reviendront, sans souci de la mort.

Ne vous y trompez pas, nous ne nous soucions pas de gloire, de monuments commémoratifs, de pouvoir. Nous voulons seulement la paix des âmes. Le chemin sera long mais nous la connaîtrons tous. Et quand le temps sera conquis par les âmes, que l'Ordre ne sera qu'un souvenir inutile, le temps disparaîtra. Il n'y aura plus avant ni après, le temps et dans l'éternité mais l'éternité n'est pas du temps; bien sûr. La nature des âmes seule leur permet de concevoir l'indicible. Les yeux de l'âme, si j'ose dire, voient ce que vos yeux ne peuvent voir, ce qui ne peut pas se voir. Nos cinq sens sont le ravissement des chaînes de la liberté des esclaves, ils donnent des réponses immédiates qui tuent les questions. La mort a instauré par les sens la jouissance de la marche à la mort. L'Ordre impose le plaisir.

Nous ne nous soucions pas du plaisir, nous ne nous soucions pas des sens, nous ne nous soucions pas de sexe, nous ne nous soucions pas d'art. Les Elus sont des purs qui refusent l'avilissement de la jouissance parce qu'ils ne craignent pas la mort. Ils ne la craignent pas car elle ne peut s'en prendre qu'aux tuniques de chair. La mort est une jouissance de l'Ordre, elle est l'Ordre dans sa jouissance. La mort est un plaisir monstrueux de dévoration. C'est la possession totale d'un être soumis par les chaînes de sa liberté ironique. Les êtres de chair viennent se livrer au désir sans limite de la mort. Ils crient leur peur ou se donnent la fausse grandeur du détachement de tout ou se résignent avec des adieux dignes de Socrate et de Gabrielle - je cite cette inconnue qui ainsi, en vain, cesse de l'être -, ou ... la liberté multiplie la variété des comportements et donc des jouissances qu'offrent les corps. Dans votre monde du sexe les êtres ne sont fabriqués que pour le plaisir de leur possession totale. Définitive, si j'ose plaisanter. Mais le plaisir est décuplé quand il y a des âmes dans les corps. Les âmes sont violées par l'Ordre de la mort. Elles sont humiliées. Elles sont avilies. Elles sont abaissées.

Sauf si nous les avons libérées. Notre liberté n'est pas la vôtre. Nous avons déjà des techniques, des modes opératoires pour nous détacher suffisamment des corps, pour que les âmes ne soient pas souillées par la mort.

Pour en revenir aux enfants - mais on en revient toujours aux enfants -, grâce aux rencontres multiples, ils constituent "naturellement" leurs propres groupes, différents de ceux de leurs mères. C'est en fonction de leurs emprisonnements par l'Ordre avant que nous ne les libérions que les âmes se regroupent. Elles ont des souvenirs qui ne parviennent pas à nos mémoires sauf à certains moments suscités par nos technique de révélation où elles peuvent enfin dire par nos corps ce que nos mémoires de matière ne pourraient contenir. Des flashs puissants révèlent l'horreur. Les images de détachent de nous et prennent vie devant nous; la fulgurance des visions les impose dans leur évidence; les temps s'unissent dans des images vraies (par vraies, entendez "qui échappent à nos limites"). Ces séances de révélation sont indispensables, elles sont comme une respiration enfin pour les âmes, et elles unissent la collectivité, non que tous soient simultanément présents à ces séances, ce serait un danger, un risque énorme, mais parce qu'elles entretiennent la prise de conscience que nous sommes, j'exagère pour me faire comprendre, le dieu qui habite en nous. Un dieu, une étincelle qui cherche à rejoindre le feu, une goutte d'eau qui glisse vers la mer, une montre qui fonctionne sans indiquer du temps, une voiture qui roule vite et ne roule pas, une balle qui traverse la mort sans tuer... nos métaphores sont impuissantes à traduire ce que seul l'effort pour échapper aux lois rationnelles de la physique actuelle permet de concevoir. Mais il y a d'autres lois, une autre physique.

 

QUANT DE LA CHAIR QUE TROP AVONS NOURRIE,

 

Jouissez pour être malheureux. Les centres de remise en forme pullulent, l'un de nous même en tient un. Vous allez y payer, poussés par vos prévoyants médias, vos prévenants médias, votre sueur. Vous serez ainsi plus séduisants, n'est-ce pas ? Les mignonnes et les Artabans vont être enchantés. Si, si. C'est un bon investissement pour le plaisir. Allons, soyez bonne bête, ne faites pas le modeste. Et vous, belle madame, vos formes fermes valent bien du mâle labélisé. Comment donc, vous nous jouez l'indifférente ? Pas pour longtemps, au moins ? On verra ? Bon.

Les nuits de la chair ont la durée délicieusement interminable du désir au son de leurs musiques lancinantes, si doucement violentes. Leur éternité cesse d'un coup; l'aube se lève sur des têtes souffrantes aux espérances d'aspirine. Heureusement, si les lendemains de fête chantent faux, la pharmacie remet le corps en harmonie. Les nuits du bonheur sont ivres et tapageuses, elles insultent la peine des jours aux images fixes, elles doivent apprendre la folie aux êtres graves, elles sont l'accès ordinaire à l'illusion consentie; elles dressent à la soumission. Les nuits soumettent les chairs au plaisir; leurs drogues et leurs musiques sont les fouets impitoyables dont elles jouent sur les corps mendiants. C'est sous leurs fouets que l'illusion de vie atteint sa plénitude; c'est quand la tromperie est la plus grande que vous êtes le plus heureux. Si vous faites partie des choses, c'est sans autre conséquence que le bonheur; est-ce votre cas ? Peut-être. Sinon quand l'Ordre a joué avec vous, que ses plaisirs raffinés ont utilisé vos plaisirs les plus sordides, vous avez offert une âme au viol. Les viols raffinés des âmes torturées qui ne peuvent pas mourir. La mort s'est servie de votre désir d'illusion au service de la jouissance de votre chair pour abuser, violenter, violer l'âme.

Si je vous explique tout ceci, c'est que Frasquita, contre toute attente s'est offert une nuit de bonheur. La désillusion pour nous est forte. Ce n'est peut-être pas irrémédiable. On ne sait pas.

Par "nuit de bonheur" entendez l'ironie. Une nuit de chair où elle a renoncé à elle-même.

Frasquita s'est faite belle pour ce soir-là, elle s'est payé une robe de désir dénudant ses épaules, une partie du dos, avec un décolleté léger; une robe bleue à liséré blanc, sans manches évidemment. Maquilleuse, coiffeuse ont multiplié sur ses ordres, aidées d'un parfum enivrant pour elle et pour "eux", l'attrait féminin qui ne lui attirait pas d'amants. Une femme ainsi est un piège à regards d'homme mais sa séduction s'exerce sur tous, indifféremment, sans limite et sans refus de séduire possible. C'est ce qui rend forcément beaucoup d'hommes frustrés parce que leur désir suscité n'aura pas eu la jouissance de la belle, et ce qui la leur fait traiter de pute comme s'ils avaient été racolés.

Un des nôtres, videur dans la boîte où elle s'est rendue, nous a prévenus aussitôt. Elle était avec une amie dont nous nous étions méfiés depuis le début mais il n'avait pas encore été loisible de l'écarter. Une amie moins belle et persuasive, qui comptait sur sa proximité pour attirer aussi les regards. Frasquita s'est révélée ne pas être qu'une danseuse de piscine. Son amie l'a présentée. C'est elle qui lui avait donné les bons conseils pour être trop séduisante. Joyeuse Frasquita qui boit et qui danse, depuis combien de temps n'avais-tu pas ri ? Pas ri comme ça, sans retenue, à gorge déployée ? Excitante Frasquita qui s'allume des désirs suscités, tu oublies enfin qu'il y a un lendemain. Un homme lui parle à l'oreille; jeune, musclé, fringant. Ce soir elle n'a pas son âge, Frasquita, on ne lui donnerait pas trente ans, il est plus jeune qu'elle mais elle seule le sait. D'autres tentent leur chance. Mais elle aime bien mieux se laisser aller à rire des chuchotements du premier.

Simon qui était chargé de l'enquête sur elle, maugréant, s'est immédiatement rendu sur les lieux. Il a attendu dans le parking et quand elle est sortie avec l'homme, vers deux heures du matin, il a suivi leur voiture. Elle était venue dans celle de son amie qui l'avait persuadée de ne pas avoir à tenir un volant après s'être amusée. L'amie, comme prévu, était bien oubliée et s'acoquinait avec les bourdons qui n'avaient pas su attraper la reine. Ils sont allés d'un parking à un autre sur l'autoroute, tout au fond. Simon a filmé et photographié d'assez loin certes mais son matériel est de pointe; le résultat ne laisse aucun doute : Frasquita s'est jusqu'au bout bien amusée.

 

Quand le plaisir n'a pas d'excès, il laisse le regret de ce qui aurait pu être; si on le limite, on désire le retrouver en l'affranchissant des dernières chaînes de la morale, du respect de soi, de la pudeur, des interdits, des tabous, de la raison. Il est inextinguible, phénix savant; il pleure de ne pouvoir aller au-delà de lui-même, de ne pas trouver un plaisir plus grand au bout de lui-même, de ne trouver que lui-même. Le plaisir est impérieux mais ce n'est qu'illusion d'esclave; il obéit à l'Ordre auquel en bon proxénète il livre ses conquêtes.

Frasquita vit la fin de ses belles années d'une façon que nous n'avions pas prévue. Elle se rattrape. C'est sûrement cela. Elle a eu assez vite plusieurs amants. Certes n'était son amie bavarde sa réputation n'en pâtirait pas car elle est discrète, mais elle devra bientôt changer de ville, se faire muter ailleurs pour échapper aux suspicions, au constant souffle du désir qu'elle a suscité. Pour l'heure, sa fringale d'amants lui fait oublier les vies ordinaires et elle n'est plus qu'un souvenir pour elle-même.

Simon filme; il la suit et filme. Il réalise une sorte de reportage sur une de nos désillusions. On peut s'interroger sur son entêtement, son obstination; au début, soit, on avait encore un espoir; ce n'était peut-être qu'une simple erreur de Frasquita ? Tout le monde commet des erreurs. Pas avec la passion qu'elle y met. Elle se saoule de sexe. A la fois elle rattrape ses années de fille solitaire et elle fuit les responsabilités de la mère, l'âge trop mûr qui vient, le retour à la cage de départ. Frasquita baise un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Elle s'offre librement au plaisir proxénète pour qu'il ne la referme pas dans sa cage; elle croit qu'elle s'est évadée; elle fait ce qu'il veut pour rester libre. La belle s'offre au dompteur qui n'a même pas besoin de lui passer son collier; elle croit en échange gagner le droit à une vraie existence.

Selon Simon, l'oeil qui regardait Caïn était une caméra et quand on sera sorti de ce monde on pourra visionner le film. Il en tire comme conséquence qu'il est bien de filmer les turpitudes, un peu tout d'ailleurs, mais surtout ce que chacun voudrait que personne ne voie. A son avis, le privé est une exhibition manquée. On n'ose pas faire publiquement ce qui choquerait le public et qu'il achète au cinéma; mais on le fait; et on achète. On le fait par défi ou par goût. Le défi perd son sens s'il n'est pas vu; le goût est celui de l'insatisfaction si l'accomplissement par l'exhibition n'a pas lieu. Le vertige de la peur d'être vu est un désir d'être vu (même pour nous). Ne saurez-vous pas tomber ? Pour un orgasme total il faut se donner à la chute. Enfin c'est une idée de Simon.

Frasquita ne sait pas qu'elle est actrice. Frasquita jouit de sa vie. C'est son droit. Le réalisateur du film, Simon, lui, n'est pas dans son droit. Frasquita n'en est pas moins désormais actrice.

Tout le monde parmi nous n'est pas d'accord avec ces filma qu'il vend par internet; loin s'en faut. Certes le plaisir sert l'Ordre, le commerce sert l'Ordre; et il n'y a pas vraiment de scrupule à avoir de se servir de l'ordre contre lui-même. Simon a peu d'argent et il vit dans un monde où il faut de l'argent. Frasquita est belle, elle s'est livrée à l'Ordre, elle peut rapporter gros. Mais si elle s'exposait à être vue par les vitres d'une voiture, elle n'a tout de même pas signé un contrat pour que toute la planète regarde par les vitres. Selon Simon il réalise le désir inconscient de la belle, être totalement offerte; son inconscient n'a pas donné son avis que je sache, les raisonnements des psy des bars ont une valeur frelatée. Enfin droit ou pas, raisonnement ou pas, désir ou pas désir, cela ne change rien : il a fait des films, plusieurs films, et il les a vendus. Très bien vendus.

"Les frasques de Frasquita", "Frasquita et les bâtons de chaise", "Frasquita fait les quat'cents coups", vous les avez vus ? Pas ceux-là ? Simon a passé des heures à choisir les titres, autant que pour les mots sur les banderoles des matchs de foot. C'est un bon p'tit gars consciencieux. Assez salaud si on le juge avec des idées qui ne sont pas les siennes. Pas vraiment les nôtres. Il a fallu un certain temps avant que des hommes ne reconnaissent Frasquita dans la rue. Puis qu'elle apprenne pourquoi des regards sur elle au supermarché étaient des regards de la nuit; le choc a été rude, Simon l'a filmé; elle a beaucoup pleuré, évidemment. Puis grâce au réconfort d'hommes et de femmes de son nouveau milieu sexuel, elle a repris le dessus; brave petite Frasquita; ils lui ont même fait tourné un film, un film porno, un vrai celui-là, avec un contrat et sa signature; il s'est bien vendu à cause de la réputation des trois autres; au moins celui-là lui a rapporté de l'argent, on n'ose dire que c'est plus moral.

Tout cela, plus tard, après l'été, est remonté jusqu'à sa hiérarchie, on l'a convoquée. Frasquita était devenue vraiment belle et côté sexe elle n'avait plus ni tabou ni scrupule. Tout s'est arrangé. Quelques rencontres ont suffi. Mais pour calmer les parents du collège et éviter le scandale, elle a été mutée ailleurs où elle a suffisamment changé d'aspect pour qu'on ne la reconnaisse pas. Elle aura appris à être sur ses gardes, à être discrète, à se méfier de tout le monde, à choisir des voitures avec vitres teintées, à les fermer, à éviter les chambres qui ont des trous de serrure, à chercher les micro-caméras dans les chambres, à être au courant des dernières trouvailles des techniques d'espionnage privé, à... On n'en finirait pas d'énumérer; la liste des nouveaux savoirs de ce perroquet d'anglais est impressionnante. Les bénéfices intellectuels de ses aventures sont certains.

 

Une brave fille et un brave gars ont évolué si différemment qu'il a fini par tirer d'elle des sous non-autorisés. Vous secouez bien la fille et il en tombe des pluies d'or. Le plaisir proxénète l'a livrée à la caméra de Simon pour qu'il en fasse une pute de l'Ordre. Contre rétribution. Pour lui et pour elle. Il est entré, par manque d'argent, dans un système qui pourrait le faire voir. Lui aussi. La mort joue avec les désirs par les frustrations. Mais Simon n'est pas ce que vous croyez; vos déductions à son sujet sont trop rapides. Nous vivons au sein de l'Ordre, nous agissons forcément selon les lois de l'Ordre, y compris ses lois de divertissement. Cela ne prouve rien. La lumière est à la fois onde et corpuscule mais vous ne pouvez pas le concevoir; avant de la savoir vous pouviez ou le croire ou vous tromper. Vous vous trompiez avec raison. L'illusion est du côté de la raison. Ce que l'on voit est ce qui est du point de vue de la simple raison. La simple raison est un pléonasme : un être est scientifiquement un être, un monde est une planète, un univers est formé de matière, d'antimatière, de vide... Mais nous sommes autres que ce que nous sommes. Les univers sont dans l'infini qui n'est ni matière ni antimatière, ni gaz ni vide, ni rien de la simple raison, comme le temps est dans l'éternité qui en fait n'est pas du temps, évidemment. On croit ou on se trompe. L'indicible est notre certitude. Comprenez alors que Simon est autre que ses actes dans l'Ordre, compatibles avec l'Ordre; sans cela il ne serait pas des nôtres. Simon est et n'est pas Simon. Simon n'est qu'une illusion de l'Ordre. Nous avons des réunions où grâce à des méthodes les âmes peuvent directement s'exprimer, elles ne parlent jamais de leurs corps que pour de la compassion. Frasquita avait-elle une âme ? Faute d'avoir pu l'amener à une de ces séances nous ne le saurons jamais. Et vous-même ? N'avez-vous pas envie de le savoir ? Ne voulez-vous pas savoir si vous existez ou si vous n'êtes qu'une apparence à programme ? Vous pensez qu'il est plus prudent de ne pas chercher à la savoir parce qu'il serait écrasant de découvrir que vous, non... vous, non ?

Nourrissons la chair par le réel de l'illusion, soyons aveugles pour être heureux. Les cuisiniers de l'Ordre offrent des plats savoureux aux affamés. Ayez chez vous le Guide rouge Michelin, ayez les Guides verts, ayez les Guides roses, ayez les Guides de la nuit, les Guides des putes de l'Ordre, les Guides des parcs d'attraction... Engraissez-vous. Les obèses de l'Ordre se pavanent en se dandinant sur des estrades où on les couronne. On couronne aussi les poulets de Bresse, ce serait plus drôle si c'était avant de les tuer. Chaque obèse se sent roi. Il se dandine avec une grâce royale et la graisse qui ondule de ses pas est admirée à la télé dans l'élection annuelle du roi des rois. Nous préférons ne pas participer. Et vous ? Vous dites non. Vous n'admirez pas les vainqueurs de la télé ? Pas du tout ? Vous êtes incroyablement ferme sur des principes qui datent. Vous êtes d'une autre époque. Allons, vous n'aimeriez pas être de ceux que l'on admire, que l'on ne se lasse pas d'admirer en pleine lumière, une lumière qui ne fait pas sa bégueule scientifique, une bonne lumière de projecteur ?

Nous ne serons pas jaloux, je vous le promets. Ou, si cela peut vous aider à vous délivrer de vos complexes, je vous promets le contraire. Baise bien; sois sans inquiétude, Simon filmera. L'oeil ne cessera jamais de filmer Caïn, il a le "prime time" tous les soirs, on tue avec lui, on le tue, la planète avide baise Caïn sur ses écrans dès la nuit tombée, ou même avant. Jouir de Caïn sans remords. La mort rit de ta frénésie et de tes complexes. Mâle ou femelle tu vis donc tu jouis sous l'oeil inévitable; tu es une pute de toute façon; si tu n'as pas honte de toi c'est parce que tu te caches ce que tu es. Simon est là pour t'aider à en prendre conscience. Tu n'as pas envie d'être aidé, cela se comprend bien; tu n'as pas envie de prendre conscience parce que tu te doutes bien de ce qui t'attend. Et il ne suffira pas, comme l'a cru Frasquita, de changer de ville... Il y a bien une autre solution; une solution pour ceux qui voient; il y a notre solution. Si un dieu habite ton corps. Si tu peux le choisir au lieu de ton corps. Si tu peux concevoir au-delà des limites de ton crâne.

Jean vivait des portes de restaurant. Il se mettait à côté, elles s'ouvraient avec de la nourriture pour lui. "Pour que tu dégages." Il avait sans droit les miettes du festin. "Il n'est pas méchant, vous savez. C'est un brave clodo." La police le relâchait, il avait bien fallu trouver une solution pratique. Sa vie de chien errant à coups de pied était supportée  avec peine; mais on savait que statistiquement elle devait être courte : ce qui aide le mépris à être patient. Vous ne pouvez pas tuer un clochard, c'est interdit; la société s'en charge et vous avez le droit de regarder. On nourrit à la rue les hontes publiques, on les entretient humanitairement; elles doivent vous servir de leçon : voyez ce que vous deviendrez si vous ne marchez pas droit, n'obéissez pas volontairement, n'adhérez pas aux ordres de vie. La soumission échappe à la conscience de sa soumission par son accord total délibéré aux ordres. Jean criait aux clients : "Vivez comme moi, vous pourrez manger moins !" Ils riaient comme d'une blague. Ou vous riez ou vous comprenez, il leur fallait se protéger.

Une rue peu éclairée; Jean y fuit; il croit se cacher des jeunes banlieusards qui le harcèlent; en fait il a été rabattu là pour le déchiquetage de la horde. La horde exécute les souhaits apparents du système de pensée qui est celui des adultes, elle nettoie les rues des déchets humains, des sous-êtres, elle exécute ce que les adultes trop mous n'ont pas osé faire. Avant un match de foot on réunirait ces détritus au centre du terrain et les tirés au sort du public les exécuteraient à coups de tirs au but. Mais l'Ordre a instauré le complexe. L'Ordre culpabilise de réaliser l'ordre selon ses propres moyens. Il tue un clochard avec raffinement en quinze ans, il complexe qui le tue en quinze minutes. La honte est aussi un raffinement pour faire admettre la soumission. Les jeunes ont été arrêtés; ils ont menacé de mort les dénonciateurs et ont accusé la police d'entretenir la pollution des trottoirs; le travail de la honte peut commencer. Jean aurait préféré être tué au lieu de s'en sortir avec de nouvelles blessures que l'hôpital soignera mal avec une conscience professionnelle digne d'éloges, il sait qu'il a été sauvé pour qu'il serve de nouveau de pâture à une autre horde. Dès qu'il ressort il est harcelé. Encore et encore. Retour à l'humanité de l'hôpital. Ce n'est plus celle de la charité des prêtres et des religieuses, mais celle des plaisanteries de feuilletons américains avec de temps en temps quelques lamentations sentimentales; la science ne peut se suffire à elle-même, elle met son âme dans son bêtisier.

Sophie attendait Jean à la sortie de l'hôpital. Il l'a vue et il s'est mis à pleurer. Pas sur lui. Pas sur elle. Sur ce monde qui le harcelait de ses hordes de jeunes dressés à la liberté.

Sophie le prend par la main, elle lui dit d'habiter chez elle, il ne veut pas, il veut ne pas l'entraîner dans sa fin, il veut repartir, il est une âme hors les mondes, il ne sera jamais un corps qui survit, il ne léchera pas ses plaies, il veut qu'elles restent ouvertes, il voit le monde enfin s'éloigner de lui quand de son bras bandé de blanc tombent néanmoins des gouttes de sang. Elle dit qu'il est utilisé par l'Ordre comme après le tri soigneux des déchets par les particuliers, on les traite et on les réutilise; il est utilisé à fabriquer de la honte, il a sa place dans la chaîne; on le jette, on le remet en état, on le réutilise; la honte est la tache visible du complexe, il est un moyen de l'ordre, elle est la flétrissure de la soumission. Que serait un monde sans complexes ? Une jungle autodestructrice, pensez-vous ? Vous raisonnez en raisonneur de l'Ordre; vous refusez simplement en penseur de la carotte et du bâton d'être dans un monde de Dieu, d'être un monde des âmes.

Sandra entre dans le bar avec Nathalie et Elisabeth qu'elle tient par la main. Son agence n'ouvrira pas cet après-midi, une feuille de papier sur la porte en attribue la responsabilité à la canicule. Nathalie lui apprend le papotage, la flemme, la solidarité féminine, les régimes, les remèdes para-médicaux... Elisabeth lui apprend la religion qu'elle réinvente en petite fille de Dieu. On va aller faire du shopping; les grands magasins sont climatisés et il y a peu de clients car tous ceux qui ont pu se sont réfugiés à la montagne - proche - ou à la mer; ce sera délicieux. Elisabeth aurait besoin d'un tas de jolies choses selon les deux dames; elle accepte de Sophie une glace avant de partir, "fraise-citron s'il te plaît". Attention à ne pas faire de tache, cela gâterait la promenade. Eh si, la tache. "Elisabeth !" Mais tante Sophie dit "ce n'est rien", elle l'enlève. Elisabeth regarde bien : "On ne la voit plus, maman"; vraiment contente, l'après-midi est sauvé. Elles partent toutes les trois. A quinze heures viendra tenir séance le club (mixte) des spéléologues. Ils seraient peut-être mieux sous terre en ce jour chaud. Selon la télé et la radio la chaleur alimente la mort aussi bien que le froid; cette nouvelle qui n'en est pas une est reprise sur toutes les chaînes aujourd'hui.

En attendant le club, puisqu'elle a un moment à soi, Sophie redevient Zeitlz. Sur ses boucles pâles dans le matin de mai glisse une lumière légère et douce qui la rend plus fragile, bibelot délicat de lumière, sous le regard du  prince qui s'arrête de lui parler. Il lui avait donné rendez-vous au Grand parc avant son départ pour Vienne. Il emportera dans son coeur l'image qui le fait battre, ils ne se briseront qu'ensemble. Vienne est une arrière-grand-mère à héritage, elle coule des jours paisibles avec un fleuve bleu dans lequel ses palais ne se reflètent pas. Le fleuve reste libre de la ville. Les palais vides depuis longtemps regorgent de trésors interdits. "Zeitlz, ma chérie, l'enchantement de tes baisers me fera oublier toute vie dans cette ville." Vienne est peuplée de pétrifiés, les uns aux poses si amusantes, les autres si graves. Un mourant se repose avant la réactivation, un amoureux dont c'était le dernier baiser consenti par sa belle fugueuse voudrait qu'elle ne se produise jamais."

Mais Jean lui revient encore à l'esprit. Il lui demande comment elle peut supporter un monde qui mange. Ils ont seize ans et il est sérieux. Elle rit. Bientôt ils se quitteront pour des années. Sans autre raison que les études divergentes. Des années perdues parce que sans lui; elle ne le saura qu'après. Jean ne pouvait pas vivre l'esprit vide, prendre les choses telles qu'elles paraissent, il voyait, les autres l'évitaient; mais elle, non; il lui semblait naturel d'être avec lui; il est mort aujourd'hui. "Bon, on y va ?" lui dit-elle agacée de ne jamais connaître les réponses; ils avaient prévu d'aller voir un film à la mode; il sourit - Jean finit toujours par sourire, il ne s'est pas fâché une fois, contre personne; en fait, elle seule a prévu; le sourire de Jean est le  pardon, l'acceptation aussi du passage du je au nous, "mais si je ne décidais pas, avec toi nous ne ferions jamais rien". "Le baiser du prince est l'ange qui pétrifie les vies dans l'amour; il ne peut plus la quitter, Vienne est à jamais un coin du parc."

La porte s'ouvre; le club des spéléologues au grand complet, une trentaine de personnes. Certains embrassent Sophie, d'autres lui serrent la main, il y a surtout des saluts lointains mais sympathiques; les commandes sont passées. Plusieurs des nôtres participent à ce club, c'est pourquoi il tient ses réunions ici. Le tiers de l'effectif. Tout va être passé en revue, les moyens, la gestion annuelle, les problèmes, les projets, les regrets...

Pour être de bonne qualité la chair humaine a besoin des idées. Celles-ci assurent la production d'hormones du bonheur si elles sont sans inquiétude; mais l'amertume des chairs viciées n'est sans doute pas à dédaigner; on apprécie par contraste, de façon générale. Notre monde est un gros producteur de sang, dans des milliards de veines; les vastes troupeaux ont les idées de la liberté dans leurs parcs géants, ainsi la production se gère elle-même dans les élevages de pointe. Ceux qui ne voient pas les limites de l'univers, oublient les limites de leurs crânes. La science a remplacé Dieu par des activités scientifiques; elle a créé ses rites qui remplacent les messes, ses études de ses rites dans les écoles, ses punitions cataclysmiques avec ses bombes atomiques... Mais elle ne découvre que ce que les crânes peuvent découvrir; elle ne trouve rien que ce qui existe dans ce monde; elle précise simplement l'inventaire. Le grand troupeau se compte lui-même, assure la production de ses moyens de vie et de développement, découvre juste à temps ce qu'il faut pour continuer sa croissance, se juge maître d'un monde le fiérot, découvre l'ADN quand la programmation multiplie les bugs, découvre les remèdes quand une maladie de marginale passe à la pandémie et perd par la terreur sa fonction d'intimidation... Elle prouverait que Dieu n'existe pas si Dieu était de l'existence en ce sens. A défaut on s'interroge sur l'existence du mal, du mal de l'Ordre, comme la vache doit s'interroger sur les piquets et les fils qui entourent son champ. Les corps craignent la souffrance et restent dans le champ. Mais nous ne croyons pas que Dieu soit de l'existence en ce sens, pas plus que l'éternité n'est du temps ou que l'infini n'est les univers. Quant à la souffrance des chairs nous préférons les quitter, nous renaîtrons dans un corps en état. Seuls ceux qui ne sont que des corps peuvent s'acharner à supporter ces corps, à les nourrir quand ils n'en valent plus la peine, à les engraisser encore pour la mort au prix de leurs souffrances. Pour nous, que la mort les prenne; nos âmes qui connaissent la vérité renaîtront dans des corps qui rejoindront les élus; elles savent échapper aux prisons physiques désormais; c'est qu'elles ne sont pas à proprement parler de l'existence elles non plus. Bref, ceci pour vous expliquer que si la science n'est pas pour nous admirable, son inventaire nous sera indispensable si un jour a lieu la bataille contre l'Ordre. Nous avons besoin de connaître ses mécanismes jusque dans les plus infimes détails pour les utiliser contre lui. Ses techniques d'auto-réparation à tous les niveaux de la vie sont passionnantes : elles sont le point faible; sans ces procédés automatiques qui agissent partout à tout moment, Il apparaîtrait dans sa monstruosité en un rien de temps. C'est certainement là qu'il faut frapper. Dans l'infime, le microscopique. Empêcher une correction d'une erreur de base. L'inventaire permettrait aussi de reproduire ce monde en un double parfait mais cette fois au service de Dieu, de le remettre en état après la lutte avec l'Ordre, de le réparer. En agissant simplement au niveau le plus infime. Sans souci du temps.

Voilà pourquoi nous avons donc aussi des spéléologues; les nôtres ne font pas de dilettantisme; nous ne nous soucions pas de belles promenades sous terre; les mutations de la vie souterraine par contre nous captivent; l'outil que nous cherchons est peut-être là.

 

ELLE EST PIEÇA DEVOREE ET POURRIE

 

Notre histoire n'est pas celle de la première révolte. Nous le savons. Les âmes lors des séances de dialogue direct avec elles nous l'ont dit. Elles ont fait émerger la vérité dans nos raisons, les raisons de nos corps sont devenues les leurs, nous avons atteint l'union. La révélation a mis fin à notre agitation de fourmi dans votre société pour entretenir et développer la fourmilière. Nous avons le savoir de toutes les révoltes antérieures, nous savons ce qui les a fait chuter. Nous ne tomberons pas. Nous ne tomberons pas ! Les écueils sont connus, les pièges sont connus; nous connaissons les emplacements des caméras, nous savons distinguer sans doute possible qui est des nôtres, qui cherche à s'infiltrer parmi les nôtres. Les systèmes mentaux d'auto-réparation des révoltes créés par l'Ordre : la pitié, la compassion, la tolérance, le respect des corps, la générosité pour les corps, l'admiration pour les capacités intellectuelles des corps... nous les maîtrisons, nous les avons arrachés de nous, l'auto-réparation mentale n'existe plus en nous pour l'Ordre, il est entièrement hors de nous, il est hors de nos esprits. Nous connaissons ses systèmes de programmation cachés qui s'activent dans les corps en cas de refus prolongé de soumission, nous connaissons ces systèmes d'auto-destruction qui se déclenchent quand l'auto-réparation mentale a échoué. Nous les maîtrisons. Nous sommes libérés et nous restons vivants. Vivants contre l'Ordre au sein de l'Ordre. Notre organisation pour la première fois depuis que ce monde existe a dépassé le stade de la révolte pour celui de la révolution en marche. Nous avons vu, scientifiquement vu, les failles de l'Ordre dans l'infime. Nous ne savons pas encore les utiliser, mais ses sciences auto-réparatrices vont nous fournir les clefs de sa destruction.

Le passé en dépit des constructions savantes de vos livres d'Histoire se résume à la marche par milliards de corps jusqu'au couteau. Résignés et tendant leur gorge; ou tenus par les autres, soumis par les soumis. Les plus grotesques sont les têtes d'affiche de vos livres d'Histoire, Alexandre, César ou Napoléon qui ont immolé tant de corps à l'Ordre et cru lui échapper et devenir immortels par ces offrandes, ces sacrifices humains. Ils n'étaient que des jouets programmés, grotesques par leur prétention d'être l'Ordre qu'ils servaient. Les soumis admirent les plus grotesques d'entre eux par leur prétention, leur vanité, leur orgueil. Au niveau quotidien les soumis admirent les compétences. Qui consistent à réaliser avec effort, peine et difficulté ce pour quoi un corps a été produit. Le savant est plus admiré que le plombier car on voit moins les rouages de ses compétences, mais les favoris de l'admiration sont les acteurs, les chanteurs et les vedettes du sport. C'est logique puisque les rêves sont dans la logique, servent la logique : les parfaits dans l'utilisation du corps sont les rêves des autres, le gnome se voit sexe, Carabosse se voit fée, chacun se supporte par ses illusions et se soumet d'autant plus aisément qu'on le fait rêver. L'Ordre a programmé vos rêves. Vous avez la tête dans le ciel bleu, mais ses oiseaux gracieux sont des charognards. Chiens sur terre, charognards en l'air, votre plaisir de vivre est cerné de bonnes intentions, si j'ose plaisanter. D'intentions gourmandes. Vous êtes bouffés par vos rêves, absolument et à la lettre (comique et souvent grivoise).

Avez-vous bien baisé hier soir ? Ah, ça ne va pas fort ? Vous voulez croire le contraire ? Très bien. Ne nous fâchons pas. Croyez ce que vous voulez. Enfin, selon des témoignages indirects... des on-dit, vous savez ? Il y en a sur tout le monde. Vous ne vous doutiez pas que vous étiez servi(e) ? Vous avez bien servi les autres. Mais si. Surtout en pensée, soit. Quand même. Vous voulez lire les pensées des autres à ce sujet sur vous ?

Quel rêve avez-vous fait cette nuit ? Vous ne vous en souvenez pas ? Quel dommage. Ah ? Si ?... C'est indiscret ? Bah, entre nous. Et moi je vous raconterai les saloperies que l'on dit sur vous... C'est plus salé que vous ne le croyez...

Regardez vos désirs et vos rêves. Leurs chenils  et leurs nids ont la puanteur atroce des cadavres en décomposition. Vous les abandonnez en croyant qu'ils n'ont pas existé, mais ils sont là, leur décomposition s'agglutine à d'autres décompositions, chacun de vos pas s'enfonce dans la bouillie sanglante de vos rêves.

Renoncez aux rêves pour la vie. Nous vous montrons que la vie est possible. Les révoltes ont obligé l'Ordre à de plus en plus de réparations, il s'épuise lui aussi, il est une sorte de corps vivant, il se fragilise insensiblement, c'est une bête à tuer. Nous le pourrons. Joignez-vous à nous. Vous serez du bon côté, du côté de la vie. Vous n'êtes pas l'Ordre comme parfois on cherche à vous le faire croire, vous êtes prisonnier en lui; votre choix apparent de l'Ordre n'est qu'une soumission savamment programmée. Quand la bête sera morte, seuls les Elus auront le droit de continuer la vie.

 

La dévoration constante des corps dans ce monde devient-elle visible pour vous ? Notre réponse à la Bête est notre droit à la vie.

Sophie explique à Sandra dans son coin préféré de son bar pour les entretiens privés, que la drogue de l'oubli et de l'obéissance appelée communément "drogue du viol" peut être utilisés à bon escient. Car pour les femmes rejetées sur les rives la volonté ne peut être assez forte; seul l'amour, si elles en étaient capables, le serait; mais elles n'ont pu aimer. En rêver ne sert à rien; l'amour ne viendra pas; elles ont été laissées inaptes. Elle restera seule. Nathalie ne va pas la laisser lui prendre Elisabeth. Qu'est-ce qu'elle croit ? Les mères ne partagent que les pères. Ce n'est pas un viol si la femme se verse elle-même le verre de l'oubli pour ne pas savoir, de la soumission momentanée aux désirs pour fuir la soumission négative à l'Ordre. L'enfant est le but, la drogue est un moyen de se sauver de soi-même, de sa programmation monstrueuse qui vous prive de la vie. Qui es-tu, Sandra ? Nous t'offrons une vie nouvelle acquise par le renoncement momentané à toi-même. Toi-même qui n'existe pas vraiment, tu es la première à le dire, à le regretter. Tu seras masquée. Les hommes et les femmes sont masqués. La rencontre sexuelle est sous la surveillance d'un homme et d'une femme, masqués également, qui ont le pouvoir d'intervenir contre tout dérapage; et les moyens, du fouet au pistolet électrique. Sophie elle-même sera là. Tu vois, tu n'as rien à craindre. Et ton droit à la vie te sera rendu. En imitant l'Ordre, on ruse avec l'Ordre, il te reprend dans le cours de son fleuve sans s'en rendre compte. La drogue de l'oubli et de la soumission est le moyen d'imiter l'Ordre, de lui donner l'illusion qu'on lui appartient totalement. Tous les participants auront subi juste avant les analyses qui assurent l'absence de maladie, ils auront aussi été triés en vue de réussir le meilleur corps possible pour l'enfant. Oui, cela ne fonctionne pas à chaque fois, c'est vrai; il faut savoir recommencer. Mais elle aura des "pères" très virils, à l'efficacité de fécondation scientifiquement constatée. Ensuite elle pourra enfin être heureuse. Elle aura  l'enfant. Elle ne sera plus jamais seule. Comment voudrais-tu l'appeler ? On te laisse choisir un garçon ou une fille; difficile n'est-ce pas ? Ou si tu préfères ne pas choisir. C'est comme tu veux. Il suffit que tu veuilles porter à tes lèvres le verre de la soumission momentanée et de l'oubli; tu donnes quelques heures de toi et en échange tu obtiens la vie.

Vous faites le(la) scandalisé(e) en lisant cette simple proposition ? En voilà de l'hypocrisie ! Quand l'Ordre, par exemple, serre ses dents sur un coeur par à-coups, et que sa médecine le répare, la victime ne fait pas la difficile; pour quelques mois de plus elle se soumet à ses jeux; et elle dit merci à sa médecine. Toi tu n'en es pas là, j'espère. Combien de fois t'es-tu soumis(e) ? Allons, un peu de franchise, nous ne sommes que tous les deux. Et pour quel profit ? Tu as vendu de la soumission. En plus tu as été trompé(e). Eh oui, ça n'en valait pas la peine. Le profit a été comme du sable dans tes mains. Tu voudrais bien oublier, n'est-ce pas ? Tu veux oublier. Mais ce n'est pas possible. On n'oublie pas. On n'oublie rien. Sauf avec des drogues. Mais prises après elles n'ont qu'un effet de dépendance. La mémoire revient, torture au service de l'Ordre. Tu te dégoûtes de tes soumissions. Il jouit de tes dégoûts. Ta soumission te possède, elle te pousse à d'autres soumissions pour oublier la première. En vain, bien sûr. Tu nies tout ? Ce n'est pas toi, ça ! Pas du tout ! En fait c'est comme si tu étais dévoré(e) en permanence et que tes cellules te recomposaient pour que tu sois à nouveau prêt(e) pour de nouvelles morsures. Toutes les morsures, de petites dans le cou tout doucement, d'atroces qui font implorer la morphine; une soumission ne chasse pas l'autre; elle en entraîne une autre. Le mot "compromis" est un de ceux qui cachent le mieux les soumissions; il permet de maintenir l'illusion sociale. Compromis de couple, compromis de travail, compromis d'affaires, compromis d'amitié, compromis politique, compromis de sexe... vous avez mis un masque pour vous livrer. En échange d'un profit. Qui sera comme du sable. Mais tu n'oublieras pas. Et tu sais bien ce qu'est ton compromis. Vous vous êtes soumis tour à tour l'un à l'autre. Tu t'es livré(e) à sa domination, à la main sur ta nuque pour t'agenouiller; et puis tu as eu ton tour pour jouer le maître dans le rire ironique de l'Ordre. Vous êtes des pervers par dressage. Tout individu qui accepte le jeu de la mort devient de fait un pervers; il faut se livrer à la soumission pour avoir le droit de dominer. Mais vous avez des masques : les masques des mots, les masques des cérémonies où la soumission paraît noble, les masques de la vie quotidienne répétitive avec ses nécessités impératives, les masques de l'amour...

Nous ne nous soucions pas de ce jeu honteux de la vie, de votre vie. Parmi nous la drogue se prend avant pour briser le jeu. Sandra ne se souviendra de rien. Et elle aura l'enfant. Contre l'Ordre. Contre l'Ordre qui l'avait classée dans celles qui n'en auraient pas. Il ne l'aura pas dominée. Nous l'aurons libérée. Nos masques dans les rencontres sexuelles suppriment les souvenirs. Ce n'est pas un viol collectif car les femmes ont choisi de s'offrir; elles ont choisi la soumission limitée dans le temps avec l'oubli total qui les délivre de l'engrenage du jeu de l'Ordre. D'autre part tous les instincts sont satisfaits, il ne risque pas d'y avoir de violeur parmi les nôtres, les fantasmes de chacun sont comblés. Quant aux gardiens ils ne sont pas les organisateurs, ils ne connaissent pas les identités, personne ne rencontre personne à visage découvert; certes Sophie saura qu'il s'agit de Sandra parce que la femme a le droit de choisir comme gardien une amie ou un ami, mais elle ne reconnaîtra personne d'autre.

Quelle différence y a-t-il chez vous entre l'effort courageux d'un chômeur pour un premier entretien d'embauche, d'un politique pour la présentation de son premier projet de loi, d'un employé pour résoudre un  premier conflit  avec un  employeur, de celle qui  ainsi deviendra  prostituée pour faire sa première passe ? Aucune. L'effort est le même. Le courage est le même. Il n'y a pas de différence dans le courage à la soumission. Le jeu ironique se sert du courage de la fille pour en faire une prostituée. Ils n'oublieront pas. Ils n'oublieront jamais. Mais les profits ne sont pas les mêmes ! Pas du tout. La même cause engendre des effets variés avec variation de honte refoulée. Les âmes captives de vos corps livrés au jeu de la honte hurlent leur détresse.

Nous voudrions toutes les libérer.

 

Sandra embrasse Elisabeth qui lui demande pourquoi elle a pleuré. "Ce n'est rien, ma chérie." Sandra voudrait être la mère d'Elisabeth. Ce n'est pas possible. Même la mort de Nathalie ne serait pas une solution. Sophie dit à Sandra que sa propre fille attend de naître. Souhaite que sa mère lui donne le droit de vivre, le lui transmette. A quoi sers-tu, Sandra, sur cette terre, si tu ne choisis pas de faire partie de l'humanité ? Tu pourris, accrochée à tes idées bourgeoises, à tes idées de ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, à ta fausse idée de toi que l'on t'a imposée et qui te rend inutile à toi-même. Tu es une des pendues à la corde du devoir, les charognards fouillent ton cadavre, y enfoncent leurs becs et tu les vois encore; tu n'es pas morte, tu vois leur festin; tu es le festin de la mort au bout de ta corde. Les affaires sont des becs qui arrachent de toi des lambeaux; l'image standard de la femme moderne en est un autre, elle ne te sert qu'à être plus isolée puisque tu ne peux pas y correspondre; la droiture, l'honnêteté, la générosité, toutes tes qualités sont les fibres de cette corde qui t'étrangle. Tu souffres ? La vie est une souffrance ? Tu voudrais mourir plutôt que continuer ainsi ? Tu ne peux pas t'y décider ? Tu es déjà pendue, ma chérie. Tu es une bête à jouir, l'Ordre jouit de tes souffrances. Dans ta jolie agence tu livres tous les jours ta charogne aux lois du marché, aux règlements, aux impôts, aux amitiés raisonnables, aux accords sensés, aux décisions nécessaires...

La corde n'est qu'une illusion. On peut faire disparaître une illusion. Et alors tu trouves la vie. Celle qui t'était refusée à toi. Nous te le promettons. Nous te le donnerons. Cesse de pleurer, Sandra. La vie est là. Tu es déjà des nôtres. Un moment de renoncement à toi, à ce faux toi qui est pour toi une telle souffrance que parfois tu voudrais mourir, et tu auras la vie. Livre-toi au désir et tu vivras. Nous t'aimons tous, déjà. Veux-tu retourner te murer seule dans ta jolie agence ? Comment va s'appeler ta fille ? Qui est la fille de Sandra ? La fille de Sandra est Marie. Marie implore sa maman pour la rejoindre. Peux-tu lui dire non ? Veux-tu lui refuser la vie ?

Le bonheur existe. Un moment de soumission acceptée te donnera la liberté; l'oubli te libérera du jeu machiavélique de la soumission sociale de l'Ordre. Peux-tu être toi-même sans être libre ? C'est-à-dire sans être libérée. Par nous. Forcément. Il n'y a que nous à la fois hors de l'Ordre et dans l'Ordre. Raisonne; la logique te sauvera de sa logique. Nous sommes cachés dans la logique pour libérer des rouages de l'Ordre. Parmi ceux-ci, les rêves t'ont entretenue de film en téléfilm dans l'illusion que le bonheur viendrait, tout d'un coup, comme ça, sans raison. La probabilité est inférieure à celle du loto parce que, ici, tout est truqué. Tu n'es pas sur la liste des gagnants, même pas des tout petits; d'ailleurs les gagnants sont ironiquement piégés. Il y a juste un système persuasif pour te faire attendre ce qui ne viendra pas. Ce qui, en réalité, ne peut pas venir. Sauf par nous. Sauf avec nous.

Livre une nuit de ta vie et le monde pour toi naîtra. Tu n'as pas encore existé, tu tenais trop à toi-même, à cette charogne ravagée dont nous avons parlé, et qui n'est pas toi. Une nuit de ta vie en échange de l'éveil au monde. Il t'apparaîtra dans sa vérité, si différent. Tu sauras que les Hommes peuvent retrouver le Jardin. Il y a un but, pour Marie et toi, trouver l'issue des âmes ou faire de ce monde un des mondes de Dieu.

Tu n'as rien. Tu le sais. Tu n'es rien. La vie est là. Nous te faisons le plus beau cadeau que l'on puisse faire, le cadeau de la vie. Si tu n'en veux pas, pars et ne te retourne pas. Tu n'auras pas une deuxième chance. La vie - Marie - pour toi, c'est maintenant.

Sandra est revenue embrasser Elisabeth qui ne comprend pas pourquoi elle est encore en larmes. Sandra a dit oui. Elle serre très fort Elisabeth contre elle. Elisabeth lui demande si elle veut jouer aux dominos; c'est un jeu qu'elle vient d'apprendre. Sandra est surprise : "Aux dominos ?" Elle rit; la vie est déjà plus légère depuis que la décision est prise. Il y a si longtemps qu'elle n'a joué aux dominos ! Elle veut bien; pourquoi pas; ce sera amusant.

Sophie les regarde depuis son comptoir avec sympathie, avec tendresse. Elle ressent aussi une grande fatigue. Il lui a fallu toute son énergie pour la convaincre. Un moment elle a cru l'avoir perdue. Puis Sandra qui semblait partir s'est arrêtée vers Elisabeth; et elle est revenue; et elle a dit oui. Elisabeth prendra Marie sous son aile pour lui donner une bonne éducation, elle sera sa grande soeur. Le téléphone sonne. C'est Nathalie qui veut savoir. Sophie répond tout bas de sorte que Sandra bien occupée n'entende pas, que c'est oui. Nathalie va venir; elle veut apporter tout le soutien psychologique nécessaire à la future maman.

Il Professore sera content. Il a beaucoup insisté pour que Sophie dise tout à Sandra maintenant, lui fasse une proposition nette. Il avait raison, comme d'habitude; c'était le bon moment, elle était prête, attendre l'aurait mise en danger de chercher une solution à elle, une fausse solution, de chercher des rencontres coûte que coûte ou de se renfermer dans une vie autiste.

Pourtant elle est encore loin de nous sur de nombreuses idées. C'est Elisabeth qui lui a appris l'âme. La première séance de révélation à laquelle elle a participé (c'était indispensable pour nous) lui a fait peur. C'est que l'âme qui l'habite est comme mutilée; des siècles d'emprisonnement dans des corps de l'Ordre, des siècles de soumissions aux viols de l'Ordre, lui ont fait perdre toute flamme, toute révolte, toute aspiration. Jamais nous n'avions révélé une âme dans un état pareil. C'est sans doute pour cela qu'elle n'intéressait plus l'Ordre. Il l'a rejetée sur ses bords parce qu'il en avait joui jusqu'à ce qu'elle ne sente plus le viol; une âme qui n'est plus capable de souffrir ne l'intéresse plus.

Il faut réapprendre Dieu à cette âme. Seule Elisabeth en est capable. Elle a la pureté originelle et la volonté d'aider sa grande amie. Elle est allée chercher son livre d'images dans son petit sac et lui explique maintenant la vérité des images bibliques. Sandra s'amuse. L'âme d'Elisabeth entoure de sa douceur réconfortante, de sa tendresse et de sa connaissance l'âme ravagée de Sandra. Elle s'occupera aussi de Marie.

Nathalie entre en coup de vent, c'est bien le seul coup de vent de la journée, avec sa distraction habituelle pousse la porte sans la fermer et vient embrasser Sandra en de vives effusions. Elisabeth ouvre de grands yeux étonnés; qu'a donc maman ? Sophie va fermer le porte, puis, après une hésitation, les rejoint. Nathalie parle, parle. Nathalie parle de Nathalie. Puis Nathalie parle d'Elisabeth; très sérieuse en ce moment... qui essaie toujours de comprendre le déluge verbal de maman mais c'est dur; au bout de quelques minutes elle y renonce et se perd dans ses images, s'y retrouve plutôt.

Nathalie a dû téléphoner avant de venir, car le bar s'emplit peu à peu. Elle a prévenu les plus proches d'elles, qui à leur tour... de cellule en cellule. Sophie est en plein travail maintenant, elle suffit à peine à la tâche. Le bar contient difficilement les enfants, les mères et les pères; on a voulu une fête pour l'événement. Sandra a définitivement échappé à la solitude.

Les âmes sont immortelles et captives du temps trouveront l'issue. Le temps est la mort, la mort est l'Ordre. On dit aussi que le temps est le serpent dans le Jardin. Même une âme ravagée comme celle de Sandra peut revenir à la conscience d'elle-même, redevenir elle-même. Il n'y a pas d'âme irrémédiablement perdue car elles ne sont pas du temps, elles tendent vers Dieu sans avoir besoin de l'espérance, elles trouveront l'issue vers les mondes de Dieu. Sandra y croit pour Marie.

Les hommes-corps du temps qui déambulent dans notre ville pour d'urgentes et indispensables tâches ou pour flâner, semblent les vrais occupants d'un monde fait pour eux et par eux. L'énergie qu'ils dépensent dans leurs actes fait tourner la terre. Le progrès remplace les oeillères. Parfois l'un d'eux s'arrête brusquement et désemparé prend conscience du mouvement autour de lui parce qu'il n'y participe plus. L'emploi de l'énergie utilisée dans un fonctionnement social effréné, acharné, lui est incompréhensible. Il pense c'est-à-dire qu'il a besoin d'une explication. Les techniques d'auto-réparation de l'Ordre ont ce qu'il lui faut. Il entre de lui-même dans les centres où l'Ordre mime Dieu. Malgré sa pensée il est réintégré dans les cycles de l'horloge. Personne n'est venu l'aider à échapper, seul il n'a pas pu. Il Professore a bénéficié de la rencontre de l'homme perdu, de Jean; les âmes ont été assez fortes pour faire communiquer ces deux êtres.

Autour de vous, des gens vieillissent, pourrissent lentement d'année en année, rêvent de lutter contre le pourrissement par des injections de ceci ou de cela, par la chirurgie, par la magie. La mort a des goûts de charognard comme des goûts de chair fraîche. Tu as une visite chez ton médecin ces jours-ci ? Ou plus tard ? Il fera le bilan. Le bilan si tu n'es plus tout jeune du pourrissement. Changer des pièces c'est la prolonger; ce but est scientifiquement suffisant. Pour les hommes-corps, il n'y a pas mieux que leurs petits corps, ils y tiennent. Ils se regardent pourrir avec angoisse et ils fuient dans le pourrissement des rêves.

Les centres de remise en forme où l'Ordre mime Dieu ne sont pas des maisons de Dieu, les âmes n'y sont pas libérées. Au contraire si une âme habite un corps elle sera abusée par l'illusion de sa rapprocher de Dieu. L'automatisation sacerdotale du mime ironique réconforte l'âme sincère qui se croit presque de retour chez elle. Quant aux hommes-corps ils sont satisfaits. Parfois même béats. Ils croient qu'ils ont eu accès à un ordre supérieur; ils supportent mieux les vers du pourrissement visible de leurs corps grâce à ceux de leurs cerveaux. Ils ont le pourrissement heureux.

Et toi ? Tu vas bien ? De toute façon ça ne dure pas... Ce n'est pas une raison pour s'offrir à la mort tout de suite. Le suicide ne sauve pas. Sauf du pourrissement. Mais tant qu'il n'est pas intolérable... Si tu es un homme-corps, que le bestiau accomplisse volontairement sa programmation de bestiau. La mort veut manger. Sois à point et tais-toi. Puisque tu tues et dévores, tu peux concevoir la mort comme un autre toi-même mais parfait qui tue et mange. C'est l'harmonie du monde. Qui te mange. L'harmonie.

Mais si une étincelle de Dieu est en toi, une solution existe. Notre solution. Tu peux nous rejoindre. Tu peux le rejoindre. Le pourrissement est dans la prison du temps; il ne nous concerne pas. Renonce aux rouages de l'Ordre : le culte des corps, le rêve, l'espérance, l'érotisme, la tolérance, le progrès, la valorisation sexuelle, la générosité, la liberté d'ânerie, la liberté de concoctation, la liberté de jouir, la pitié jouisseuse, la charité, l'idéal de promotion sociale, les vacances attendues à la mer, les vacances attendues à la montagne... Ne te laisse pas hypnotiser par l'automatisation sacerdotale des centres de rééducation de l'Ordre. Lis et comprends. Viens à nous. Rejoins-nous au lieu d'espérer. La solution existe. L'issue existe. Si tu préfères, contemple-toi en train de pourrir sur pied. Et admire-toi pour ta sérénité durement acquise, ta noblesse dans ta marche à l'abattoir... Ou tu existes.

 

ET NOUS, LES OS, DEVENONS CENDRE ET POUDRE.

 

Nous sommes forts parce que nous ne pouvons pas mourir. Nos squelettes, bien nettoyés de nos chairs, peuvent être recouverts de nouvelles chairs, obéir à un nouveau programme, ils peuvent aller se ranger dans l'armée de l'Ordre, lutter pour lui, se battre pour lui, ils ne sont pas nous. Nos os au bout de leurs cordes se balancent sans nous émouvoir. Ils ne nous appartenaient pas; les choses sont des créations de l'Ordre, elles appartiennent à l'Ordre. Elles sont utilisables par détournement au service de Dieu. Nous ne savons pas encore échapper au temps qui est la mort et nous avons l'impérieux devoir de détourner les processus en terroristes intérieurs. Dans l'infime nous bloquerons les mécanismes d'auto-réparation, nous réduirons ce monde à son squelette; et nous lui redonnerons vie par la puissance des âmes pour provoquer la fin des temps.

Le vertige logique des univers est concevable, il n'est donc pas divin; l'intelligence est à l'image de cette logique; quand elle comprend une loi universelle, elle ne fait que se comprendre elle-même, l'intelligence a en elle les lois qu'elle découvre. Nous n'avons rien contre l'usage du tournevis, comprenons-nous bien, simplement nous ne prenons pas l'outil pour l'oeuvre et l'oeuvre pour l'essentiel. Un peintre qui manie habilement son pinceau fera une oeuvre qui ne sera pas forcément formidable. Qui dit que cet univers est formidable ? Vous admirez parce que vous supposez comprendre; au moins un peu. Vous vous admirez narcissiquement en admirant l'univers dont la compréhension des lois est en vous. Vous admirez sa logique parce qu'elle est celle de  votre cerveau. Qui  vous dit  que vous  n'êtes pas dans un univers navet de l'Ordre ? Vous admirez la logique et ses conséquences parce que vous êtes de la logique. Nous savons que nous ne sommes pas dans un des mondes de Dieu, mais c'est peut-être tout cet univers qui n'est pas un univers de Dieu. Ou tous les univers ?

Des âmes ont essayé de nous révéler leurs souvenirs du Jardin. Mais notre intelligence n'a pas été capable de supporter l'illumination, nous avons dû battre en retraite pour ne pas être détruits par sa force sans pour autant l'atteindre. L'outil dans nos boîtes de crâne n'est pas très performant. Nous cherchons à l'améliorer. Non que nous nous rangions du côté du progrès; nous l'utilisons (contre lui-même) car il est en harmonie avec cet univers.

Nous naîtrons à la fin des temps. Nous sommes dans les Limbes. Nous sommes les Enfants de Dieu. Nous trouverons l'issue des temps et nous reviendrons les détruire. Rien, ici, n'est à nous. Rien, ici, n'est nous.

Et toi ? Tu te livres aux viols de l'Ordre ? Tu te livres à ses hordes qui déchiquettent tes chairs ? Et tu veux des paroles de réconfort ?... Chère Madame, Cher Monsieur, quel beau squelette t'as. Oh bô bô bô. Quelle élégance squelettaire. On reconnaît bien l'élégance féminine dans ce déhanché du bassin. Mais si vous préférez, on peut vous remettre de la chair dessus. De toute façon vous êtes ravissante. Et le Monsieur, sportif. En nouvelles chairs, vous pouvez même choisir la couleur. Sur cette terre on reste limité en évitant les plus vives; le rose pâle se porte beaucoup en ce moment, il est très apprécié surtout pour les dames. Et il est préférable d'assortir les cheveux. Si, quand même. Vous aimez le bleu ? Vous pourriez le réserver pour la robe. Plutôt le blond de lin. Je vous assure. Et pour Monsieur ? Pas le dessus genou ! Oh, voyons. Du cheveu celte peut-être ? Un nuage, sans plus. Un nuage de cheveux celtes et une barbe sauvage ? Quel beau couple.

La canicule a battu de l'aile, aujourd'hui c'est une journée d'été. Les gens sont sortis en foule même l'après-midi et on entend battre la vie. Du coup Sophie a dû disposer les tables de terrasse; si elle ne l'avait pas fait, on se serait posé des questions. Elisabeth est venue aider sa tante avec trois autres enfants... laquelle s'amuse du supplément de travail qu'ils donnent. Leur éducation est essentielle, ils sont là pour continuer notre oeuvre, pour nous continuer. Il va nous falloir créer des structures parallèles d'enseignement pour échapper à la mainmise idéologique du système pédagogique de l'Ordre basé sur la tolérance c'est-à-dire le renoncement à soi, à ce que nous savons, pour mettre au même niveau les pires mots d'ordre politiques ou religieux, et sur la liberté c'est-à-dire le dressage ironique à la trahison de soi en laissant croire aux jeunes qu'ils inventent à partir de rien afin qu'ils ne voient pas nos traces devant eux et se soumettent petit à petit à l'Ordre lointain.

Il Professore  a constitué une commission de réflexion sur l'éducation. Il l'anime lui-même, bien entendu. La réunion a lieu dans le bar de Sophie mais étant donné que les gens sont heureux de rester en terrasse, ils ne gênent pas. L'éducation c'est comme mettre de la chair sur les os. Et il ne s'agit pas juste d'un habit pour faire joli. Elle doit se montrer et cacher pour que l'on puisse réaliser. Vous ne connaissez pas les membres de la commission, sauf Eric, je crois que je vous ai parlé de lui; peu importe; le problème seul importe : créer des écoles propres attirerait l'attention sur nous, laisser nos enfants avec les autres revient à leur faire courir des risques inadmissibles. Le savoir de l'Ordre est pourtant nécessaire pour se cacher dans l'Ordre. La logique a créé un savoir superficiel que nous ne pouvons pas laisser nos enfants ignorer. Nous sommes dans la logique. La logique est le temps. Nous entrevoyons seulement l'issue. Passer la petite école n'est pas un problème, nous le faisons déjà; les enfants sont sauvés des policiers bien-pensants de gauche qui servent l'Ordre au bout de leurs laisses au nom des libertés. Mais au stade au-dessus la difficulté est évidente. On peut utiliser les différents collèges et lycées religieux pour éviter les persécutions que subiraient les enfants dans les établissements publics. Mais les hommes-corps qui miment Dieu dans leurs automatismes sacerdotaux représentent néanmoins un grand danger pour les âmes...

Après d'âpres discussions on est arrivé à ceci : diriger, occuper tous les postes de direction et la plupart des postes d'enseignement d'un établissement scolaire public ou privé, regrouper nos enfants dans des classes, par exemple sous prétexte d'options, y mettre quelques autres enfants triés rationnellement, mais très minoritaires, et ainsi maîtriser de bout en bout leur scolarité sans que ce soit visible.

On choisit aussitôt les lieux, puis les personnes. Il faut en effet du temps pour réussir et il est bon de réaliser plusieurs tentatives simultanées pour avoir toutes les chances de notre côté. Si nous possédons plusieurs établissements, publics et privés, ou nous éparpillerons nos classes ou nous dirigerons des établissements selon les règles de l'Ordre et un seul selon les nôtres; sans que cela se remarque.

Ainsi nous sommes parfaitement intégrés.

La levée de séance a été trinquée dans la joie. Voilà nos squelettes bien habillés pour les quatre saisons. Il nous manque un hymne à nous.

Après le départ des membres de la commission Sophie s'est assise un moment en face d'Il Professore pour parler de Sandra. Elisabeth a pris sa place derrière le bar, elle joue à la directrice de débit de boisson, les petits sont les serveurs - "Bambins, allez, on se dépêche !" Pendant ce temps, dehors, des clients attendent vraiment. Quand l'un se décide à venir voir : "Y a quelqu'un ?", Sophie laisse un instant Il Professore qui poireaute patiemment. Sandra a promis une soeur à Elisabeth toute contente car sa maman, elle, ne voulait pas.

Pourquoi croire ce qui ne peut se concevoir, telle était la grande opposition de Sandra. On lui avait expliqué que les causes et les effets appartiennent à l'Ordre, ils sont liés à l'avant et à l'après, au temps, mais que la liberté n'est pas dans la vie, comme les âmes qui émanent de Dieu. La liberté est hors du temps, de la mort. Elle n'est pas dans la logique. Sandra a des entêtements car son âme violée pendant des siècles dans ses prisons de chair n'arrive pas à se regarder. Dans l'ultime séance avant de lui donner la chance de l'enfant, elle a pourtant répondu à l'appel d'autres âmes, pour la première fois elle en a reconnu certaines; la guérison sera longue mais il n'y a aucun doute sur sa réussite. La foi reviendra avec, si j'ose dire, la santé de l'âme; image absurde, évidemment, mais qui met à notre portée ce qui ne l'est pas.

Elisabeth a ouvert le livre de Zeitlz. Elle a même essayé de lire une phrase mais sans images c'est trop dur; alors, devant, elle fait semblant et quand les serveurs reviennent chercher un nouvel ordre elle leur raconte gravement ce qu'elle vient de lire.

Il Professore est d'accord : Sophie assistera Sandra; Nathalie ne serait pas à la hauteur; il peut y avoir des imprévus.

Des clients font du bruit dehors... un groupe d'hommes qui appelle sans façon. "Alors ? Ça vient ?" Il fait pourtant encore chaud, ils devraient être encore calmes. Enfin... on avait fini. Sophie va voir pendant qu'Il Professore sort ses fiches. Il doit les mettre à jour. Elisabeth rend sa place à la tante, elle va chercher dans son petit sac le livre d'images de la Bible. Elle a entrepris le grand travail de colorier Jésus sur toutes ses vignettes; les autres resteront juste en dessin.

Chacun s'affaire pendant que l'extérieur trinque. Il leur faut des sandwiches en plus, à ceux-là. Mais en payant ils entretiennent le bar de leurs ennemis. Les hommes-corps n'ont pas de flair, sauf ceux qui sont spécialisés, l'Ordre a ses chiens, il a ses chasses aussi. On peut donc comprendre les peurs de Sandra, ses réticences. On n'allait pas lui cacher les risques, elle ne doit pas pouvoir dire qu'elle a été trompée, et la foi se développera si bien qu'elle saura qu'elle ne s'est pas trompée. Toute son éducation est à réaliser en si peu de temps, elle n'a pas des années devant elle comme nos enfants, elle subit les illuminations qui la révèlent à elle-même. Il faut beaucoup d'amour pour aider celle qui délivre une âme; Elisabeth, Nathalie, Sophie, Simon, d'autres encore ne la quittent pas, elle n'est jamais seule, il y a toujours une main qui se pose sur le front moite pour apaiser l'angoisse. L'amour crée l'amour. Il est une foi au-delà de l'espérance. Il Professore sort son téléphone, il veut parler à Sandra.

 

Sandra lui demande "Pourquoi ?". Il pose ses mains de chaque côté de la tête de Sandra, il dit : "Seulement jusque là." Mais elle a une tête têtue, entêtée. "Pourquoi ?" c'est comme "Et avant ?", c'est la même question. Avant le temps il n'y a pas de temps, il y a l'éternité qui n'est pas du temps, il n'y a pas d'"avant" qui serait du temps; avant la logique - la logique est l'ordre, la logique est le temps - il n'y a pas de pourquoi, il n'y a pas de cause et d'effet avant le temps. Dieu n'est pas du temps, il n'est pas de la logique. "Pourquoi ?" est une question de l'Ordre, c'est une question de la mort. Les âmes savent ce que nous ne pouvons pas comprendre; comprendre dépend de notre intelligence, qui est de la logique, c'est-à-dire du temps; comprendre est limité au temps. Les âmes prisonnières des corps sont nous-mêmes, elles sont toujours immortelles, ce qui signifie que la mort n'a pas de sens à leur sujet car elles ne sont pas de la logique. La raison des corps devient cendre sur la terre qu'elle rend fertile. Pourquoi l'Ordre existe-t-il ? C'est justement une question ironique de l'Ordre qui est la logique, le temps, la mort; c'est une question qui n'a de sens qu'au sein de l'Ordre alors qu'il s'agit de ce qui n'est pas au sein de l'Ordre. La question "Pourquoi ?" est une rationnelle bêtise.

Sandra renonce à se croire juge de Dieu. L'âme de Sandra sait ce que Sandra ne peut pas savoir. Renoncer à la bêtise de son intelligence est un acte d'humilité, l'humilité est la prise de conscience de sa mesure, de ses capacités, l'humilité est donc rationnelle; elle permet de se cacher dans la logique en échappant à la logique. C'est-à-dire au temps. Sandra n'est pas casuiste, elle ne met pas sa jouissance dans la polémique, elle ne serait d'ailleurs pas de force contre Il Professore qui possède à fond son sujet, comme on dit. Il resterait à se demander si elle ne cherche pas des justifications logiques pour renoncer à elle-même parce que sa vie lui est trop pénible; ce serait de l'hypocrisie, pas de l'humilité; la différence est dans le degré de conviction, le moyen change alors de nom; l'hypocrisie est un chemin pour la conviction, celui qui n'est pas arrivé au bout du chemin a néanmoins bien fait de le prendre.

Avant de devenir cendre et poudre Sandra va pouvoir vivre car on lui a fourni le moyen de contourner les raisonnements logiques de sa liberté sociale. Au lieu de pourrir sur les bords elle va revenir dans le cours du fleuve. L'enfant remplace le raisonnement.

Toute sa vie va prendre un sens quotidien. Un sens d'utilité directe en général joyeuse. Et pour cela il lui aura fallu jeter un timide regard au-delà du temps.

Sophie est satisfaite, la rencontre de Sandra et d'Il Professore s'est bien passée. Le charisme a agi quand les capacités mentales de la jeune femme ne suivaient plus. C'est une bonne recrue même si son âme si longtemps violée par l'Ordre semble loin de participer à la recherche de l'issue. Elle s'est insérée sans difficulté dans divers groupes de notre collectivité, elle participe de plus en plus à diverses activités qui regroupent les nôtres. Son âme a trouvé l'ultime force de la faire entrer dans notre bar un jour de canicule pour pouvoir rejoindre les autres; Sandra bénit le "hasard", comme elle dit. Elle est l'élue aveugle qui guérit lentement, les contours sont encore flous mais ils deviendront nets.

Le bar est vide maintenant. Silencieux. La chaleur encore forte est presque plus pénible que la canicule, parce qu'à la résignation a succédé l'impatience de sa fin. Le soir aura la fraîcheur que l'on espère, le bar sera ouvert et travaillera jusqu'à minuit.

Sandra est repartie en cessant de donner une importance à son corps qu'elle croyait sa vie. Libérée du poids de son corps elle peut faire désormais ce qui lui était impossible avant. Il n'est plus le maître, elle ne lui obéit plus, c'est lui qui obéira à l'avenir. La programmation physique, mentale et sociale ne concerne que lui. Les chaînes ingénieuses des libertés de l'Ordre sont tombées à terre et elle avance hors des limites permises par les libertés; elle devient Sandra, mère de Marie.

Et toi ? Est-ce que tu la comprends ?

Le livre de Zeitlz entre les mains, Sophie rêve un instant. Ce n'est qu'après la mort de Jean et la grande crise qui a suivi, qu'elle a pu voir le monde. Jusque-là elle remplaçait la foi par la lecture de son horoscope; elle était accro aux étoiles et les astrologues la guidaient de constellation en constellation; les revues féminines nourrissaient ses calculs d'amour et de carrière par leurs pages spécialisées en signes astraux; elle conseillait même les autres. Elle faisait autorité sur les balades des planètes. Jean est mort un jour sans étoiles. Elle est allée au crematorium et ne s'en souvient pas.

"Zeitlz avançait entre les rangées de morts, d'urnes, où elle avait peur de trouver un nom cher. Les pins élégants obscurcissaient de leurs ombres les lignes impeccables du rangement des morts avec des trouées de lumière aveuglante sur des inconnus; le chant des cigales, constant, lancinant, couvrait le bruit de fond lointain de l'autoroute; toute la colline chantait avec obstination un hymne indépendant de sa fonction actuelle. Il n'y est pas. Elle est peut-être passée à côté sans avoir lu l'inscription ? Il faut recommencer. Elle recommence. Elle a moins peur. Elle ne croit pas s'être trompée. Il est là.

Zeitlz pleure de ne pas s'être trompée encore. Elle n'a pas pu s'aveugler deux fois. Elle a eu tort de l'espérer. Les cendres sont celles d'un mort qu'elle a connu avant le prince, elle avait même cru qu'ils vieilliraient ensemble. Les surprises de la vie sont des farces sinistres dont les victimes pleurent."

Jean était salement amoché contre la porte-cochère, il gémissait faiblement encore tandis que les pompiers s'affairaient autour de lui certains déjà qu'il était trop tard. Il avait attendu la méchanceté des hommes, il ne l'avait pas provoquée. Les hordes étaient revenues, toujours haineuses, la bave de la rage aux lèvres, programmées pour le meurtre des faibles. Jean, perdu dans ce monde comme un envoyé, agonisait sur un trottoir et gênait les passants obligés de faire un détour.

Quelqu'un du voisinage a appelé Sophie par téléphone, elle est venue terrorisée, elle est venue vite, elle essayait de courir, elle n'y parvenait pas, on ne court pas à la mort. Elle prend la main de Jean, elle veut lui parler, elle n'y parvient pas. Est-ce qu'il  sent qu'elle lui tient la main ? Elle s'entend l'appeler : "Jean ! Jean !" Est-ce qu'il l'entend ?

Elle a posé le livre. Les livres sont pleins de nos souvenirs. Il leur manque de bouger comme les images du cinéma pour qu'on arrive à les fuir. Ils sont terribles dans leur immobilité. Au mieux, au pire, on peut les contourner. Mais Sophie ne trahira jamais Jean.

Un long moment elle est dans le passé de la mort. Elle en revient lentement. Avec peine. Le silence lui semble total. Le monde s'est vidé de son sang, elle reste seule assise au comptoir de son bar... Une autre multitude l'occupe de ses coeurs qui font bouger le sang, dans un brouhaha de papotages ingénus; une foule affolée de devoirs, de règlements, d'occupations capitales, d'amours passionnés. La porte s'ouvre : "Ouh, il fait plus chaud ici", dit l'homme surtout pour la femme qui le suit. "Oui, répond Sophie, laissez la porte ouverte.

- Vous pouvez nous servir dehors ?

- Bien sûr."

Le ciel s'est violacé de la nuit, le vert des tables semble couvert d'une ombre. Sophie s'affaire entre les groupes de clients qui parlent à mi-voix comme si le parc à cette heure les intimidait, comme s'ils sentaient un mystère à respecter. Elle n'en reconnaît aucun. Voilà d'autres personnes, la vue de clients attire les clients. Tout est si paisible. Soudain on entend un crissement de freins, une voiture essaie de s'arrêter, elle allait trop vite, il y a eu un obstacle. Chacun écoute, on s'est tu. Des injures là-bas éclatent. Ce n'était donc rien. Les conversations reprennent où la menace d'accident les avait suspendues. Un long moment de travail...

"Elle reprit le chemin, la sortie devait être de ce côté, puis le parking avec sa voiture. Elle passa sa main sur ses yeux pour y effacer les larmes que les indifférents ne devaient pas voir; les larmes sont souillées des regards des autres. La paix pour les vivants au milieu des cendres sous la chaleur pesante, dans un décor agréable de pins maritimes, ombrelles géantes, et d'azalées sanguines, avec la musique mécanique des cigales invisibles, émane de la colline habilement structurée, paysagée, aménagée. Ici la mort est sage sur ses étagères, pas dégueulasse du tout comme dans les hôpitaux, une mort revenue à la raison après de déplorables excès qui créent de l'emploi.

Zeitlz repart. La rencontre n'a pas eu lieu. Elle avait voulu y croire. Sa foi n'a même pas soulevé une colline. Elle se reproche de ne pas y avoir cru assez. C'est de sa faute; car sinon, ce serait pire; elle ne supporterait pas que ce soit pire; au moins, s'il ne lui a pas parlé, elle est coupable, elle en est responsable, elle lui avait fait tant de peine. Elle aurait tant de regrets qu'un jour il lui répondrait."

Sophie sourit en lisant ce passage. Autrefois elle aurait réagi comme ça. Il lui semble se revoir. Petite fille elle allait au palais des cendres en croyant aux présences des morts. Un jour nous serons dans un palais de marbre pour l'éternité, notre cour aura des cigales pour musiciens, des pins pour gardiens et les enfants s'avanceront dans nos allées sans ballon. Le paradis terrestre des cendres accueille les visites.

A la mort de Jean ses idées étaient déjà bien différentes. Assez floues, en fait. Un mélange de celles d'avant et de celles de Jean, sans... consistance... Elle ne savait pas. Bien sûr Il Professore lui avait parlé; elle n'avait qu'écouté; elle n'avait pas compris. Sinon la grande crise n'aurait pas eu lieu. Elle croyait même que l'on pouvait "rejoindre dans la mort". Elle n'avait pas compris ce que sont les âmes. Pour elles l'existence n'est pas ce qu'elle est pour nous; rejoindre est un terme logique qui n'a de sens que dans la logique; les sentiments aussi. Ils appartiennent aux pièges de l'Ordre. Nos yeux ne voient pas l'infra-rouge, nos oreilles n'entendent pas les ultra-sons, notre odorat ne sent pas l'héroïne cachée, notre cerveau est aussi limité. Mais ceux qui ont une âme sont autres que des sens, des sentiments et de la raison, même s'ils n'en ont conscience que par les séances de révélation. Il est si difficile d'accepter de savoir ce que l'on n'est pas capable de comprendre. Sophie aujourd'hui n'a plus ni angoisses ni espérances. Elle sait.

Si ce corps n'est qu'un corps, s'il est inutile et même préjudiciable à l'âme de le conserver quand il est en mauvais état, cela ne signifie pas qu'il soit négligeable, qu'il soit inutile de l'entretenir soigneusement; les âmes ont besoin des corps pour trouver l'issue et se libérer de l'Ordre. Il n'y a pas de suicide parmi nous tant que la situation, comme on dit, n'est pas désespérée. Pas davantage de kamikaze pour ébranler l'Ordre (ce serait vain). Notre cause est la vie. On met un enfant au monde pour la vie.

Nous sommes les âmes qui vivent par nos corps au lieu d'en être prisonnières. Nous ne sommes pas deux, évidemment; ou nous ne serions en fait que des corps. L'unité est possible par la libération. On est libre quand on sait. Les chaînes de l'Ordre tombent quand on sait. L'unité c'est la liberté.

Sophie essuie une table. Il est presque minuit. Les derniers promeneurs se décident à rentrer - tout doucement, pour profiter au maximum de cette vraie nuit d'été.

 

DE NOTRE MAL PERSONNE NE S'EN RIE;

 

On a reçu une carte postale de Victor, le fils de Suzanne; enfin la maman a dû souffler d'écrire et lui tenir la main; en tout cas c'est gentil. "Gros bisou à tante Sophie" et aussi "Salut à Cap". Le style est là, l'orthographe aussi, rien à redire au contenu, il y a des idées, il y a des sentiments. Simon, qui s'y connaît, parce qu'il crée les banderoles de l'association des supporteurs de foot, reconnaît que fond et forme sont parfaits. Ce petit a de l'avenir. L'image sur la carte est toute en bleu, mer ciel parasol maillots de bains jouets, sauf un, rouge; on ne voit pas le sable, la photo plonge du dessus d'un parasol dans le gouffre de bleu, sans issue possible. Le jouet rouge est un canard, évidemment. Le fautographe a mis l'humour. Victor, lui, a trouvé la carte jolie "pasqu'i a du ouge dans le bleu". Tout le monde a apprécié la carte.

Du coup Elisabeth a eu envie d'être là-bas elle aussi. Sans le dire. Elle sait que maman n'est pas riche. Et surtout pas aventureuse. Seule elle ne s'y serait jamais décidée. Mais Sandra propose de les emmener; elle a une belle voiture spacieuse; Sophie offre les casse-croûte pour la route. Nathalie pense que Sandra a grand besoin de distraction, qu'Elisabeth sera si contente... elle est prête, la vaillante désormais, à affronter les dingues d'autoroute poursuivis par des motards siffleurs, à gagner la mer au milieu des dépassements irresponsables, des files démesurées au ralentissement inexpliqué, des coups de klaxon incompréhensibles... Elle ne sait pas que Sandra n'a jamais pris l'autoroute. Laquelle, pour Elisabeth, se garde bien de le dire; car Nathalie renoncerait. Rentrée chez elle, Sandra a cherché fiévreusement son code de la route et a commencé les révisions; le lendemain elle a acheté un logiciel de conduite et s'est entraînée toute la journée sur son lieu de travail, interrompue seulement deux fois par des clients potentiels dont elle aurait pu mieux s'occuper. Mais elle avait un rallye à faire. En quelques jours les plus grands pilotes de la planète ne lui résistèrent plus. Certes elle eut des surprises une fois sur le terrain. Les abords de Lyon, dix kilomètres en deux heures vingt, c'est dur pour un pilote de rallye; l'amende pour excès de vitesse parce qu'elle croyait que là... à 120... "Non, Madame, 90", "Mais c'est une autoroute !", "Là, 90". Elisabeth fut si heureuse de découvrir la mer ! Victor lui enseigna toutes les bases sans garder de secret; Suzanne les attendait, tout était prêt, la location bien - emplacement, propreté, prix. Sandra allait pouvoir se remettre pour le retour. Elle affichait obstinément la sérénité et l'assurance du routard endurci. Jamais elle n'avait si bien et si longtemps dormi.

Elisabeth envoya une carte dès le lendemain, elle n'oublia personne, elle avait une année de plus que Victor. On parlait tous les jours des vacanciers, pas seulement ceux que je vous ai présentés, je ne peux pas vous présenter tout le monde, il faudrait que vous passiez au bar et que les Elus soient d'accord, il faudrait préalablement une enquête sur vous.

Notre vie est la vôtre, notre mal est cette vie comme la vôtre. Plus elle est banale, plus il est faible. Car nous ne le fuyons pas dans des rêves, dans des voyages, dans des chansons d'ailleurs, dans des films d'ailleurs, dans des romans d'ailleurs. Les Elus ne fuient pas, ils veulent ce monde. L'arracher à l'Ordre. Nous ajouterions plutôt de la banalité à la banalité pour en être mieux cachés. La banalité est ce qu'il y a de meilleur dans la vie. C'est l'eau pour le poisson. Quand elle diminue, que "les choses bougent", selon une expression usuelle, nous commençons d'être inquiets. L'Ordre a dû sentir quelque chose de non conforme, comme un chien; il cherche. Il a du flair, il ne faut pas mépriser l'adversaire, l'inattention serait notre perte. Quand il cherche, on s'arrête de respirer s'il est tout près, on ferme les yeux d'angoisse, les âmes sont affolées, on fait le mort. Ici, dans le bar, tout est comme partout. Pareil. Vous ne pouvez pas trouver une différence significative. Tout est conforme dans l'Ordre; il ne peut rien trouver à nous reprocher.

Mais les assurances ne peuvent rien contre le hasard, un système de l'Ordre destiné à déjouer les calculs. L'absence apparente de logique est programmée dans la logique; elle obtient des résultats. Ainsi une enquête sur un de nos enfants a eu lieu. A cause d'un chien des écoles venu fouiner sans raison parce qu'on ne lui livrait pas cet enfant; on avait beau lui répondre que la loi ceci, la loi cela, il était acharné; le chien des écoles voulait s'emparer de l'enfant. Il a fait intervenir la police, il prétendait que le père officiel avait prostitué la mère, que l'enfant n'était pas de lui mais d'un amant de passage, qu'il n'avait aucun droit réel sur l'enfant, qu'on ne pouvait même pas en laisser la garde à la mère, visiblement au pouvoir d'un proxénète... Tout un scénario qu'il avait composé à partir de quelques mots volés à l'enfant dans l'aire de jeu du square pendant que sa mère était distraite probablement par une complice. L'enquête est allée jusqu'à l'ADN. Heureusement Il Professore est justement chargé (entre autres) de ce genre de recherche dans le seul laboratoire de la ville équipé pour cela; il n'a pas trouvé ce que croyait la police; au contraire. L'échantillon envoyé ailleurs par système postal ordinaire a pu être intercepté et rendu conforme aux intérêts supérieurs de notre collectivité. Nous avons poussé des parents qui ne faisaient pas partie des nôtres à protester, à exiger le départ du chien des écoles parce que, avec un type pareil, le drame peut s'abattre brusquement sur n'importe quelle famille. Le scandale nous en a débarrassés. Il a été muté dans une autre ville.

Vous voyez à quel point le danger est constant ? Même sans faute de notre part. La banalité est essentielle mais elle ne suffit pas. Il faut noyauter tous les services ennemis. Les renseignements qui nous sont vitaux doivent nous parvenir rapidement, quitte à sacrifier l'un des nôtres.

Jacques est l'un de nos martyrs. Proche du maire il faisait partie des cinq personnes au courant d'une rafle programmée pour trouver d'invisibles délinquants dont les réunions mystérieuses avaient été remarquées par de braves retraités. Ce soir-là, dans ce quartier-là, nous avions à la fois une Rencontre sexuelle et une Séance de Révélation. Le désastre pour notre collectivité aurait été atroce. Jacques s'est sacrifié, il a averti à temps, il a été pris, il a été interrogé, encore interrogé, avec de subtils moyens de torture qui permettent à la justice de nier la torture. Il n'a pas parlé.

Le Capitaine des lacs est parvenu jusqu'à sa cellule et l'a aidé à se délivrer. La police a dû s'expliquer pour avoir poussé au désespoir au point qu'il se pende dans sa cellule un notable arrêté sans preuve sérieuse sous prétexte d'information à un groupe moralement douteux, sans plus, dont l'existence n'était même pas prouvée, dont l'existence était supposée à partir de propos vagues de personnes âgées, honorables certes mais âgées, méfiantes à tort et à travers, soupçonnant les jeunes notamment des pires abominations en permanence. Elle s'était trouvé un coupable pour se couvrir et l'avait poussé au désespoir. Il ne pouvait pas avouer parce qu'il n'avait rien à avouer.

L'âme de Jacques revit dans le petit Jacques, fils d'Amandine.

Nous avons dû constater que toutes nos précautions n'étaient pas suffisantes. Nous ne surveillions pas ceux qui n'avaient aucune importance; c'était une erreur. Eux ont tout le temps de surveiller. Il faut avoir des yeux et des oreilles partout. Nous avons immédiatement porté notre effort sur l'aide aux personnes âgées. Plusieurs des nôtres n'ont pas hésité, même une seconde, à changer de métier. Les remarques et les interrogations des troisième et quatrième âges passent désormais par nous et nous faisons pour notre sécurité ce qu'il faut.

 

Quoi, tu es meilleur(e) que nous ? Il n'y a pas de guerre de ton pays ? On n'a pas tué pour toi ? Tu n'as pas tué par soldat interposé ? Tes petites mains sont proprettes, tu es content de toi. C'est bien... Lâche et planqué... Oh, j'exagère, oui... Pas tellement... Ne nous fâchons pas, je reprends mes mots. Là, ça va ?... Mais je n'en pense pas moins... Tu fais faire le sale boulot à d'autres et toi tu te fais reluire la conscience; comme elle brille bien. Voilà une conscience bien soignée, de premier choix; tu veux la vendre ? Tu veux la faire défiler sur les Champs-Elysées le 14 juillet ? Tu dois bien avoir une raison de la passer à la brosse à reluire avec un tel soin. Ça ne me regarde pas ? Soit... Mais ça m'intrigue... Ah, en plus, c'est toi qui me trouve bizarre ! Marrant.

Ta conscience de planqué, ses jugements devraient plutôt s'adapter à ce que tu es.

Si une âme est en toi, laisse-la te parler. Laisse-la te dire ce que tu n'oses pas t'avouer. Tu cesseras d'être une prison pour elle. "Prison automotrice 1er choix à conscience qui reluit." L'Ordre doit bien s'amuser dans ses programmations des corps-pièges. Celui qui ne voit pas sa faute garde sa conscience nette; ainsi l'aveugle est un saint. Tu n'as pas la prétention d'être un saint ? Tu es modeste ou tu te flattes de ne pas être aveugle ?

Abandonnons nos différends. Si tu peux nous comprendre tu mettras en oeuvre ce que je t'apprends. Même un aveugle trois fois saint peut aimer les enfants. Et aider les enfants à venir au monde malgré l'Ordre. Tu ne peux pas approuver que certains soient écartés de la vie parce que, au lieu d'être une prison sûre, ils permettraient la vie de l'unité. La réalisation de l'unité avec l'âme. Nous, nous sommes marqués pour cela; ceux de la marque sont l'armée choisie de Dieu. Mais beaucoup peuvent être élus. Que toutes les villes soient comme la nôtre, que les Hommes prennent le contrôle invisible des villes ! L'intelligence, au départ simple système de gestion interne, peut être détournée, utilisée pour l'existence. La mort a une puissance limitée. Le temps est-il la punition des âmes ? Leurs fautes ne se conçoivent pas, leur nature n'est pas de la logique; notre monde n'est pas une sorte de camp infernal pour des satans en chute libre; non, pas du tout; les âmes ne sont ici ni par le hasard, qui appartient à la logique, ni pour une raison, ce qui serait de la logique, du temps. L'Ordre n'est pas le garde-chiourme des âmes. Il n'y a pas de pourquoi car il ne s'agit pas de temps. Ce n'est pas une facilité de notre part; au contraire. Seulement nous sommes réduits à l'univers que nous voyons mal et à ses lois qui sont dans nos têtes; l'espace a la logique du temps, l'espace est de la mort lui aussi. Nos âmes ne le sont pas; elles sont devenues prisonnières sans chute et sans faute, la punition est un terme limité à notre petite compréhension mais il est inadapté; celui de faute aussi; les âmes transcrivent pour nous leurs réponses dans les séances de révélation en termes de l'Ordre parce que nos intelligences ne peuvent aller au-delà; mais leur conscience morale pour nous est d'une sainteté sans aveuglement. Nous ne sommes pas dans un des mondes de Dieu, nous ne sommes donc assurément pas dans une prison de Dieu. Les âmes se retrouvent dans la logique, mais il n'y a pas de raison, ce qui serait de la logique, car elles n'appartiennent pas à l'Ordre. Nous ne pouvons pas concevoir ce qui à la fois est et n'est pas, ce qui est différent des lois qui sont dans nos têtes, alors les âmes ont inventé la faute pour nous parler; mais elles ne sont pas captives pour une raison et l'Ordre existe en Dieu sans qu'il y ait eu de la logique avant la mort.

La preuve pour nous ? C'est que nous pouvons exister; nous pensons, nous comprenons la mort, le temps, l'espace, la logique, l'Ordre; nous pensons, nous comprenons que nous pouvons exister. Par l'union avec l'âme qui est en nous, qui n'est pas limitée à la logique. Alors nous ne sommes plus limités à la logique. En termes employés pour notre faible compréhension par les âmes, nous sommes rachetés et nous cherchons l'issue pour rejoindre Dieu, afin d'avoir accès à l'existence.

 

Nous sommes. Les hommes-corps qui nous insultent, ceux qui nous espionnent, ceux qui nous menacent, ne sont pas plus que les vaches entre les piquets et les fils de fer qui entourent leurs champs. Les Elus qui parfois sont chargés de les éliminer n'ont pas de haine envers eux car ils ne savent pas ce qu'ils font, ils ne peuvent comprendre que des piquets, des fils de fer et de l'herbe. Notre sécurité, celle de nos enfants, prime sur notre générosité. Celle-ci ne sert d'ailleurs à rien, à terme il faut éliminer tous les corps-pièges de l'Ordre. Bon, n'allez pas clamer les grands mots ! Génocide planétaire, peste, inhumanité... L'humanité est formée par les Elus. Les Hommes ont une âme.

Laissez-moi vous donner un exemple de nécessité directe. On verra si vous pouvez trouver une autre solution ou si vous prétendez qu'il faut subir et laisser violer l'âme, en prétendant même peut-être que c'est au nom de Dieu qui serait amour. Comme si amour n'était pas un terme de l'Ordre, de la logique des sentiments. Comme si Dieu pouvait être une sous-catégorie de l'Ordre.

Venons-en au fait (réel, vécu). Marguerite a pour fils André; il a cinq ans; Charles est son "père" pour la loi et le compagnon apparent de Marguerite. Leur quartier est celui de la Butte, tranquille, presque campagnard avec les jardins des maisons de salariés aisés; le peuple des oiseaux y enchante les arbres avant les grandes migrations... mais la beauté du monde n'est pas ici l'affaire. Monsieur Oscar Chimsim a lui aussi un fils mais pas de femme. Son fils prends plaisir à frapper André au parc. Marguerite renonce au parc. Monsieur Oscar Chimsim plaisante grassement sur les femmes sans homme. Marguerite a besoin d'un mâle, un vrai. Elle ne sait pas encore qu'elle est à lui, c'est tout. Il s'arrange pour être sur son chemin dès qu'elle sort; elle est aimable, elle ne veut pas d'histoires; le fils du type frappe André qui est plus petit, plus faible, qui a peur. Dès qu'elle sort, le type est là. Il doit faire le guet. Il veut la femme et remplacer son enfant par le sien. Marguerite renonce d'abord à aller dans telle direction car c'est là qu'il semble l'attendre; puis elle renonce à une autre promenade. André ne veut plus sortir. Et elle n'ose plus sortir. Elle demande l'aide de Charles. Charles désormais les accompagnera. Monsieur Oscar Chimsim vient, dit-il, faire la connaissance de l'homme qui est avec son amie. Charles est poli et net : il est le compagnon de Marguerite et celle-ci veut que M. Oscar Chimsim ne l'importune plus. Le fils du type frappe André; Charles intervient; il dit à l'enfant, en l'empêchant de continuer, que ce qu'il fait n'est pas bien. Il demande au père de partir avec son fils. M. Oscar Chimsim plaisante, il rit du sérieux du "petit coq" comme il appelle Charles. "Ah ah, vous voilà bien défendue, Marguerite. Mais c'est qu'il se fâcherait ! Hein, fiston, t'as vu ça ? Il a fait le gros méchant, le monsieur. Que je ne vous y reprenne pas à vous attaquer à mon gosse ou vous verrez ça. J'te fais ton affaire l'avorton." Et passé de la blague à la rage avouée il s'en va néanmoins. On espère que c'est fini. Un jour, deux jours... rien. Le troisième, il a pris ses renseignements sur Charles, il est de nouveau là. Hargneux d'entrée. Il tutoie Charles. "Alors, le p'tit coq, tu veux encore t'en prendre à mon gosse ? J'me suis renseigné, tu gagnes quoi comme éboueur ? - Je ne suis plus éboueur, je travaille à la fabrique de moteurs. - Ah, la chaîne; quel brillant copain tu t'es trouvée là, Mag. - Monsieur, dit poliment Charles, j'aimerais que vous nous laissiez; - Non, mais tu entends ça, fiston, il nous donne des ordres avant de lancer "cocorico !" La rue  est  à tout  le  monde, bonhomme. - Nous  voulons nous promener tranquilles ! - Qu'est-ce qu'il te fait, Mag, pour que tu restes avec lui, dit Monsieur Oscar Chimsim en prenant Marguerite par la taille; le p'tit coq a des spécialités ? Hein ? Quelle spécialité il te fait le coco ?" Marguerite se débat, il rit, Charles veut le faire lâcher prise, il est plus fort que Charles qu'il repousse d'un seul bras. Son fils frappe André. Charles l'en empêche et le repousse. M. Oscar Chimsim lâche Marguerite et frappe Charles en criant qu'il maltraite son fils. Il cogne Charles qui n'a pas un physique tel qu'il ait la moindre chance. Il prend plaisir à humilier Charles devant Marguerite. "Tu vois, chérie, il vaut mieux pour toi être avec un vrai mec, qui soit capable de te défendre. Regarde ça, j'en fais ce que je veux de ton avorton. Hein, ma poule, t'en veux encore ?" La police a été alertée par quelqu'un d'invisible qui ne craindra pas les représailles de M. Oscar Chimsim. Il s'en va dès qu'il entend la sirène. Charles porte plainte. Marguerite porte plainte. Dès le soir ils sont menacés par téléphone. M. Oscar Chimsim a des amis. Il n'aura pas besoin de "faire justice lui-même" ou il aura l'alibi nécessaire. Nous décidons de changer André et Marguerite de quartier. Tout de suite. Trois jours après M. Oscar Chimsim est de nouveau sur son chemin; faute de témoins, la justice s'est contentée de l'admonester; il a fait le contrit; il s'en fout. "Alors la pute, où il est ton type ? Il  a aimé l'hosto ? Oh oui, oui ! Il a dû aimer ça. Quand j'l'ai tabassé, ça lui plaisait, j'l'ai bien vu. Hein, Mag, t'as trouvé un type, ça oui, un coco, tu veux dire. Tous des pédés les cocos; t'as besoin d'un vrai; un vrai au lit, hein ?" Il la prend par la taille. Elle se débat, elle crie. Il la lâche et part en riant. Le lendemain Charles est là. M. Oscar Chimsim vient, il se moque de Charles; le fils de M. Oscar Chimsim frappe André; Charles intervient; M. Oscar Chimsim défend son fils en frappant Charles, il prend les passants à témoin qu'il n'a fait que défendre son gosse; dans les passants, il y a ses amis. Charles réussit néanmoins à faire rentrer chez eux André et Marguerite. Il nous appelle.

Et là, je vous le demande, que proposez-vous ? Sans hypocrisie, sans faux-fuyant. Quelle est l'issue pour vous de cette histoire (vraie, réelle) ? Non, ni la police ni la justice. Elle quitte la ville ? Il la suivra. Elle ne sort plus de chez elle ? André non plus ?... Ils ressortent ? Alors vous laissez M. Oscar Chimsim tuer Charles ? Baiser Mag ? Tuer André ? Il faut pourtant une solution. Ne lisez pas la nôtre avant d'avoir donné la vôtre. Je veux votre solution. Ayez le courage d'avoir une opinion. Je répète la question : que faites-vous concrètement ?

L'honneur, ça vous dit quelque chose ? Où est celui de Charles ? Où est celui de Marguerite ?

La vie n'est pas assez difficile ? Des salauds peuvent vous la rendre épouvantable tous les jours, vous humilier tous les jours sans que ça s'arrête, sans que vous puissiez faire en sorte que ça s'arrête ?

Mais vous êtes peut-être un salaud ? Un ami, un complice de M. Oscar Chimsim ? Ou vous l'empêchez de continuer ou vous êtes son complice.

Ne vous cachez pas derrière des principes parce que l'histoire (vraie, réelle) arrive à quelqu'un d'autre. Que faites-vous concrètement ?...

Des mots...

Des mots.

Halte à la violence ? Bravo. Mais il s'en moque, lui. Ta paix est à sens unique. Ça ne va pas.

La force ne peut être vaincue que par la force.

"Vous n'allez pas le tuer au moins ! Rien n'est plus beau que la vie !" Oui, la nôtre d'abord. Ceux qui refusent de tuer les persécuteurs sont ceux qui laissent tuer les victimes.

Que feriez-vous concrètement ?...

Le Capitaine des lacs a réuni le groupe des Guerriers, ils sont allés punir M. Oscar Chimsim mais celui-ci a réussi à prévenir les siens.

Le plus fort est celui qui est prêt à aller le plus loin. Pour nous il n'y a pas de limite. Ni nos vies ni celles des autres.

Les nôtres doivent vivre tranquilles dans le monde de l'Ordre jusqu'à l'extinction du monde de l'Ordre.

Les Guerriers ont tué nos ennemis et leurs familles. Officiellement tous ont déménagé, le ménage a été fait avec soin. Ils sont partis, repartis; bref personne n'a été étonné, ils angoissaient tout le monde et personne n'osait rien dire, la "justice" ligotait la police. C'est mal de "se faire justice soi-même" mais au moins elle est faite. Les grands principes qui laissent tuer et violer sont sans conscience mais avec "bonne conscience", c'est-à-dire que c'est arrivé à d'autres, à des gens que l'on ne connaît pas.

Je ne vous demande plus : Qu'auriez-vous fait ? Je vous demande : Qu'aviez-vous fait pour qu'une telle situation ne se produise pas ? Vous êtes coupable parce qu'elle s'est produite et vous êtes coupable parce que vous ne faisiez rien pour qu'elle ne se reproduise pas. De toute façon si vous ne tuez pas M. Oscar Chimsim vous êtes M. Oscar Chimsim.

 

MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE !