IL PROFESSORE
Roman
(Paraphrase de "La Ballade des pendus" de François Villon)
I
(Première strophe)
FRERES HUMAINS QUI APRES NOUS VIVEZ
Sophie est revenue des Enfers. Elle enlève les verres, passe un coup de chiffon sur les tables. Le soleil glisse de biais jusqu'au comptoir dont le rebord aveugle. L'enfant dans son coin épelle "dessinateur" puis conjugue "Dessinater" pendant que la télévision douceâtre cause choses et d'autres, montrant plein écran par moments les paraphrases que dessine en direct un habile "dessineur". Toute langue évolue. Le grand gars à casquette, le capitaine des lacs, en fait les étangs de la région, oeuvre beaucoup en ce sens et n'hésite pas à aider l'enfant; la télé de même, courageuse auxiliaire familiale, mais elle et lui ne sont pas toujours d'accord.
Retour des verres sales à son roman; l'histoire évoque le réel qui rôde. Il cerne le bar et bat le trottoir; le parc à côté n'est pas sans danger. Mais Sophie ne vit plus la peur que dans les histoires. Les Enfers sont trop durs à vivre; les fausses blondes sont mises hors rêves les premières, la chute est dure sur le macadam. Le réel fera le trottoir sans elle. Dans le livre, Zeitlz soigne ses boucles avant de rencontrer, par un hasard révolutionnaire, le prince. Ses boucles, d'un blond norvégien presque blanc, moutonnent en charme sur sa nuque penchée. La sirène améliore la nature rose de ses lèvres et sa voix a les inflexions douces de futures mères d'harmonie et de tendresse : "Alors, ce miroir, ça vient ?" La coiffeuse trotte aux ordres; elle gagne bien sa vie, c'est une bonne citoyenne qui cherche à gagner plus pour payer plus, elle a le sens de l'effort et apporte le miroir. Zeitlz y contemple ses lèvres. Les hommes ont bien de la chance qu'elles existent.
La cas Zeitlz. Autour d'elle, l'encerclant, nous avons les discours braqués des experts,
des témoins, du juge, des médecins, des amies, des amants. Si jeune et déjà tuée
tant de fois. Résurrection par la rencontre de Prince. Résurrection un jour d'insurrection.
Dans les rues ce jour-
La porte du bar s'ouvre et se referme vite; un assoiffé de l'été demande asile. Une assoiffée, en fait. Elle fuit la sueur et ses larmes, s'essuie le front d'une main fébrile, ôte ses lunettes de soleil pour la caresse de l'ombre.
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Cette affirmation hasardeuse excluait totalitairement les cinglés de la canicule.
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Partager le savoir avec les générations nouvelles est à la fois un plaisir et un devoir des Anciens. La chaîne éternelle des temps se poursuit de bouche à cahier en belles lettres incorrectes dont l'écriture appliquée, en tirant la langue, engendre parfois des monstres.
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Sandra boira un citron pressé avec beaucoup de glaçons. On se sent bien ici. Depuis
le temps qu'elle passait devant... On passe tous les jours dans des rues qui deviennent
des inconnues familières, on se dit que l'on aimerait les explorer, mais il faut
un hasard ou on ne les connaîtra jamais. L'inconnu devient rassurant déguisé en quotidien.
Lever un coin du déguisement met face à des révélations qu'il vaut peut-
Sophie a servi et Zeitlz a souri en sortant pour aller à son rendez-
Le petite fille laisse son cahier et vient vite vers la dame pour avoir un glaçon pendant que Sophie ne la surveille pas. Elle murmure quelque chose à l'oreille de la dame puis elle rit. La dame rit aussi. La petite fille retourne vite à sa place.
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Où sont les héros ? Où sont passés les héros ? Les vaillants qui enfermaient la mort
dans des souterrains profonds, derrière des barrières inébranlables, et qui se moquaient
d'elle avec un esprit qui la rendait folle d'une rage impuissante. Des hommes forts,
fumant sans cancers cigarettes et cigarillos, buvant sans cirrhoses Beaujolais, Vodka
et Whiskey, baisant sans sida les folles de leur corps, bâfrant sans obésité les
plâtrées de bombance, enjambant les continents à la terreur d'ébola, défiant le visage
impassible les lions. Las, maintenant l'homme le plus fort craint les pollens du
printemps. Les acariens minuscules le terrorisent. La mort mange. Elle n'est jamais
à satiété de vengeance. Elle joue avec les descendants du premier jeu jusqu'à la
jouissance totale de sa perversité. N'y a-
N'avons-
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L'homme qui vient de parler, s'appelle Simon. Son activité principale consiste à supporter, soutenir, enthousiasmer notre glorieuse et chère équipe de foudeballe. Le trou dans notre local budget qu'elle creuse qu'elle creuse, n'est blâmé par personne. Mais il y va de l'honneur ! L'art de la banderole saboteuse de moral de la ville adverse atteint sa perfection en le noble Simon. Il passe des heures, des jours en méditation pour obtenir l'épure fulgurante qui galvanisera les siens, glacera l'ennemi jusque dans les tribunes chic. Ce n'est pas la saison. Il n'a rien à faire. Dès sa troisième bière il voit le monde tel qu'il est. Alors il l'explique. L'intention de propager la vérité est louable. Qui a supposé qu'elle est belle fille sous prétexte qu'elle se balade à poil ? Tous les puits sont boueux aujourd'hui.
Quand il devient la vérité il appelle Sophie "chérie". Rien n'autorise cette liberté.
Ils semblent l'un et l'autre la considérer comme payée avec la consommation. Peu
importe après tout. Donc il a lu que des savants disaient que... Des détails sur
la production agricole mondiale, sur le CO2 rejeté sans manières par des poumons
encrassés, d'où la mort des poissons... Le Capitaine des lacs dresse une tête intéressée
soudain; enfin sourd une explication. Si la petite fille était là aujourd'hui elle
approuverait sûrement; Simon regrette d'avoir un public si réduit pour des concoctions
d'une importance primordiale... Comment en est-
Il y a tout de même moins d'estropiés du cerveau dans notre ville que dans les voisines quoique, contre le bon sens, on ne gagne pas plus souvent.
Treize heures trente. La chaleur épouvantable cerne le bar aux volets clos, des humains
rôdent comme des aveugles, flairant le havre qu'ils ne trouveront pas. La canicule
charrie de l'homme et en rejette sur ses bords comme la rivière ses poissons; les
autorités veillent à rester en-
La porte s'ouvre.
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Un temps.
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Sandra boira un citron pressé. Zeitlz a les yeux de Sophie pour lui sourire.
Zeitlz escortée de ses assidus remonte pédestrement l'avenue principale en robe seyante sous une météo clémente de théâtre. Son parti trotskyste nationaliste cherche une révolution à faire. Mais le pouvoir est vacant, en attente d'un remplaçant pour longue durée; que faire jusque là ? Conduire par une propagande habile les masses plus ou moins laborieuses sur la pente de la conscience de l'aliénation politique. Quand c'est une belle fille comme ça qui distribue les tracts, on est tenté de lui en prendre un. On réalise mieux que rien ne va puisqu'on ne l'a pas et que ce sont les abrutis escorteurs qui doivent en profiter. La prise de conscience de l'injustice du monde part de son petit niveau sexuel pour s'étendre mathématiquement à tout le reste. Mais ma vie ça va déjà pas fort, si je me révolte et que j'en prends plein la gueule, ce n'est toujours pas moi qui aurai la belle fille. L'univers de Zeitlz n'est pas programmé pour que ce soit vous qui en profitiez; ni moi. Depuis qu'elle est à la tête de la section le taux d'amateurs de tracts dans les rues a fait un bond spectaculaire.
La télévision avoue à Sophie que l'actrice Danielle est bien vivante quoiqu'on ait annoncé sa mort prématurément. Néanmoins la morte n'est pas blanchie car on se demande bien où elle était passée. Des explications publiques de la survivante sont attendues, on vérifiera ses dires. Parce que c'est facile, vous savez, d'accuser la presse.
Bref tout va bien. Sophie risque un oeil par l'interstice des volets. Le parc est vide d'âmes, des grands arbres saumâtres dans la violence solaire tombent quelques feuilles qui s'effritent dans leur chute et s'évanouissent avant le sol. Le décor a trop servi. Il est là depuis si longtemps. Elle le connaît depuis toujours. Il meurt sous ses yeux. Le maire prétend qu'il faut faire table rase, que ces platanes deviennent dangereux; si les riverains s'opposent à l'abattage il fera interdire le parc; c'est son devoir, il sauve des vies. Sur le kiosque à musique il y a quelqu'un. Sophie s'efforce de voir. C'est bien la petite fille.
Essoufflée et en nage elle crie en approchant : "Mais qu'est-
Sandra est contente de revoir Elisabeth; elle, n'a pas d'enfant; elle le regrette. A peine questionnée par le Cap'taine et Sophie, elle explique. Avec les hommes ça n'a pas marché; elle a même essayé les agences, même les rencontres par internet; ça n'a pas marché; elle n'aime pas être baisée; elle aurait bien voulu des enfants; il leur faut un père, tout de même; elle a pensé à l'insémination artificielle, après tout ils peuvent se passer de père; tant qu'à être mère porteuse autant que ce soit d'un inconnu; qui ne pourra jamais lui prendre ses enfants; dont il ne connaîtra pas l'existence; elle travaille tous les jours et elle ne sait pas pour qui; pour quoi; elle se fait belle et elle n'a pas d'enfant pour lui dire "Comme tu es belle, maman"; il lui est arrivé de se saouler chez elle, elle ne sait pas pourquoi elle leur raconte ça.
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Sophie, méditative, jette un coup d'oeil à sa montre.
Compassion pour ceux qui ont souffert, compassion pour ceux qui souffrent. Vous,
les gens des temps à venir, vous qui découvrez les faits ici rapportés, n'oubliez
pas le désespoir. Tous les nôtres se sont trouvés devant des portes d'acier, ils
ont tapé les codes que leurs parents leur avaient appris, les codes que l'école leur
avait appris, les codes que leur micro-
Quatorze heures. Entre un homme d'âge mûr, à la barbe soignée, d'une tenue soigneuse, correcte, impeccable, mais avec une sorte de force vitale, d'énergie que le costume ne peut cacher, ne peut contenir, un magnétisme qui, si la parole est à la hauteur, deviendra charisme, un homme d'expérience, on le voit bien, mais dont l'expérience n'est pas forcément à partager, un homme de savoir, sûrement, car il tient une sacoche, un sac, une mallette, comme en ont les professeurs, un homme quoi.
Si l'on condamne une "solution" de vie hors norme c'est pour ne pas voir les problèmes
de ceux qui ont dû avoir recours à cette solution. Une justice qui par un jugement
remet ses oeillères à une société qui a entrevu un monde hors norme, est-
Il embrasse Sophie et Elisabeth, fait un signe à Cap, serre la main de Simon. Sophie lui présente Sandra qu'il observe avec soin, son sourire presque constant, si aimable, aux lèvres, et Sandra le trouve charmant. Puis il va s'asseoir vers une fenêtre; Sophie lui apporte un plateau, tout un repas déjà prêt. Il y a un grand silence, on ne l'entend pas manger; dans la mesure où la chaleur lourde modifie les sons et la perception qu'on en a , on peut dire que l'on entend cette chaleur qui environne le bar, l'écrase de son poids, mais bien sûr on ne peut le dire qu'avec le sourire, si aimable, du professeur. Sandra se dit qu'elle est encore en retard, elle n'a pas la force de se lever et de repartir. Après tout elle est propriétaire de son agence. Dire qu'elle était partie plus tôt de chez elle, justement... Elle finit par se demander si inconsciemment elle n'avait pas eu le but de s'arrêter ici. Pour n'avoir qu'un retard décent, il fallait bien partir plus tôt... Cette idée la décide, elle se lève, paie, dit au revoir. Elle hésite puis plonge dans la brûlure du dehors.
Pendant le court trajet elle étouffe, le soleil la marque au fer rouge comme son
bétail, elle est en nage, halète. Pourquoi cette sotte conscience professionnelle
? Le travail tue la vie. Elle était mieux là-
Il Professore a fini de manger et pendant que Sophie emporte le plateau, ouvre sa
sacoche. Son origine italienne est à peine perceptible, c'est pourtant bien un immigré
italien. Une déroute à Naples l'a mené à refaire sa vie chez nous. Les années ont
passé, il en est venu à s'occuper des déroutes des autres, une manière à lui sans
doute de payer sa dette à la ville qui l'a recueilli. L'humanitaire en général n'est
guère qu'une gestion de l'insoutenable, il aide les pouvoirs à éviter les révoltes
en évitant la multiplication des drames. Peu d'abus subsisteraient sans la générosité,
les bénéficiaires seraient morts et les futurs bénéficiaires cesseraient d'être moutons;
du moins en théorie; si les 100 000 et quelques sans domicile meurent en un hiver,
leurs remplaçants sous les ponts pourraient bien s'emparer par la force des châteaux;
il faut se méfier des théories; les chiens de garde, bien nourris, sont moins féroces
mais plus forts que les loups. Qui oserait encore faire le pari de la mort pour améliorer
l'humanité ? Les grands idéologues révolutionnaires se sont lourdement trompés, les
livres d'Histoire sont pour eux des actes d'accusation. Les bénévoles de l'humanitaire
ont peut-
Nous ne cherchons pas à le justifier; expliquer, sans plus. Le pardon est du ressort
de chacun. S'il a lieu d'être. Ce n'est pas sûr. Et il faut être satisfait de soi
pour juger, être persuadé du bien-
Il a sorti de sa sacoche un classeur à fiches. Sophie lui a raconté Sandra. Il Professore
commence une nouvelle fiche. C'est très administratif l'humanitaire. On met le prénom
au haut de la fiche -
Le pardon aux proches pour les vies brisées par leur inconscience est plus difficile
à accorder s'ils refusent d'accepter, à côté de leur monde, une micro-
La vie dans la souffrance étouffante de la canicule arrêtée aux volets du bar s'encombre d'habitudes, d'institutions, de règlements, de savoirs. Il faut la nettoyer tout doucement de ces scories comme l'archéologue avec une petite brosse ramène à la lumière un humble objet millénaire. Il Professore regarde la fiche d'Armelle. Il la relit avec plaisir pour la énième fois. Son petit garçon a deux ans. Il ajoute de sa fine écriture penchée dans la rubrique "Santé de l'enfant" déjà bien remplie : "Visite des deux ans : aucune maladie; santé parfaite." Puis il prend dans son portefeuille une photo, au format d'identité, une photo de l'enfant aujourd'hui qu'il colle au dos de la fiche après plusieurs autres depuis sa naissance. Il l'aime beaucoup. Il les aime tous beaucoup. Ce matin il a joué au ballon avec lui. Il lui apprend le foudeballe; c'était avant la montée du soleil dans le ciel, évidemment. En ce moment les enfants sortent un peu le matin et un peu le soir. Les autres ne font guère plus d'ailleurs. Comme on est en période de vacances on a juste la rancoeur de vacances foutues parce qu'il fait trop beau.
Sophie a sorti des vases à une fleur, elle met dans chacun une rose à peine ouverte qui serait morte dehors, elle met un vase sur quelques tables choisies, regarde l'effet; les assoiffés seront doublement ravis en entrant. Ce n'est pas un bar d'été; la faculté proche fermée, les bureaux d'avocats en sommeil, les banques réduites aux opérations de base, la clientèle se réduit aux amis. Le Capitaine des lacs applaudit l'effet. Simon, devenu morose, regarde sans avis. Elisabeth vient sentir chaque rose mais elles ne sentent rien, elle est un peu déçue. Sophie explique qu'elle les a prises au rosier du parc pour leur donner un jour de vie; sinon, elles se flétrissent en s'ouvrant; Elisabeth demande si elles souffrent quand elles sont coupées. "Mais non, elles sont dans l'eau, voyons."
"Armelle"... "Jeannine", "Germaine"... "Mégane"... "Suzanne", il tourne les fiches, réfléchit ou rêve sur chacune. La maman d'Elisabeth est Nathalie. Elisabeth a presque sept ans. Il réfléchit à son cadeau d'anniversaire. C'est important, sept ans. Pour nous tous. Les jours d'anniversaire on ferme le bar pour être entre nous, même les jours où l'affluence serait forte. L'argent n'est pas le principal. Des bénévoles sont si heureux du bonheur des autres. On se dit qu'on y est pour quelque chose. On ne demande rien. On a tout. On pardonnerait au monde.
Le bar est l'affaire de Sophie, il est à elle, mais on le lui a gardé, on l'a entretenu
quand elle était aux "Enfers"; il n'a jamais fermé plus d'un jour; Il Professore
lui-
Sophie vient vers lui, pose une main sur son épaule et regarde la fiche de Suzanne restée devant lui.
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Ils sont tous aussi contents que s'ils partaient eux-
Il Professore referme le classeur des fiches, il le range. Sophie et le Cap parlent
d'Eric et de Jeanne à qui il voudrait faire découvrir les lacs; la mère veut que
l'on attende la fin de la canicule, elle a raison, bien sûr. La conversation dérive
sur les unes et les autres. Tous sont en contact constant par téléphone, cartes,
internet.. Les rencontres sont quotidiennes. Aucun ne s'écarte du groupe qui permet
sa survie. La solitude mangeuse d'hommes est bannie, l'expérience a appris à tenir
à l'écart l'ennemie. A un moment la conversation tombe sur Jeannine et Il Professore
rouvre son classeur, il ajoute sur sa fiche, à la rubrique "Habitudes" : "Se rend
désormais à la messe, tous les dimanches matins. Cf. "Convictions idéologiques".
A cette autre rubrique on lisait : "Coupée de tout système. Ancienne militante de
l'Union étudiante socialiste. A rompu avec sa famille catholique." Il écrit la date,
puis : "Retour dès la mi-
Vivez. Que le sexe soit réduit à sa finalité. Nos femmes n'étaient pas des héroïnes
de films. Le cinéma, la télévision avaient distillé leurs mensonges dans des esprits
sans défense. Les médias sont comme l'école sûrs de l'impunité. Ils en profitent
pour entrer dans les cerveaux, pour y introduire par jeu des larves qui vont y croître
et s'y multiplier, par jeu sadique impuni. Les êtres hurlent. Leurs souffrances hurlent.
Mais les foules sont banales. Il n'est pas si aisé de garder le droit d'être un parmi
la foule; il faut garder l'air indifférent; il ne faut pas hurler sous peine d'être
banni; il ne faut pas souffrir, pas au-
On ne peut pas porter un jugement sur leur action sans comprendre qui étaient ces
gens -
N'AYEZ LES COEURS CONTRE NOUS ENDURCIS
Les cris des enfants résonnent, le clapotement incessant de l'eau résonne, le hangar
de piscine sonne des battements des jambes, des efforts des bras. En fait il n'y
a que deux très jeunes enfants pour faire autant de bruit. Ils sont sous la garde
de Simon. Ils s'amusent dans le petit bassin, il a un oeil sur eux mais il observe
quelqu'un dans le grand. Trop de monde pour cet espace, des nageurs se heurtent parfois;
parmi les paisibles, les non-
La femme qu'observe Simon a un bon battement des pieds, elle prend une planche et
allez, en avant; elle éclabousse tout le monde au passage sans que cela semble lui
poser un problème. Se fiche-
La belle bat des pieds avec obstination sous l'oeil attentif de son ange gardien.
Sa silhouette est fine, seules les cuisses sont un peu épaisses; robuste, elle tient
ses trois quarts d'heure de piscine. Cela ne suffit pas pour déterminer un état de
santé, mais grâce au réseau des ordinateurs des mutuelles, des médecins, de la sécurité
sociale, on a découvert son médecin traitant, lu les médicaments prescrits : rien
d'inquiétant. On dirait que seul le moral ne va pas fort. Pourquoi est-
Le corps aux jambes qui battent en mécanique énergique, aux jambes nues glissant
sur l'eau bleutée par le choc des pieds tendus, rapide, fort, et qui éclabousse des
nageurs dont le mécontentement laisse la belle indifférente, semble comme raidi,
sans souplesse, un tronc de bois animé. Il n'y a que les lèvres artificielles qui
disent son humanité. A-
Elle sort de l'eau, le dos est superbe, bien droit, largement dénudé, les côtés du maillot une pièce reliés par de fines lanières, un de ces maillots de bains qui en cachent plus que le bikini et semblent dénuder davantage. La voilà assis sur un gradin; après s'être rapidement essuyée avec une serviette à grosses fleurs jaunes et rouges sur fond bleu intense, elle prend dans son sac une revue féminine, semble oublier la piscine. Ses lèvres gonflées forment parfois des mots du texte qu'elle lit; il faudrait que Simon sache lire sur les lèvres, lire le désir de ces mots qu'elle ne peut empêcher ses lèvres de former, en pleine piscine, sans oser se les dire. C'est une femme qui devrait se lever et crier. Crier qu'elle ne veut pas pourrir. Mais on enferme les gens du cri. Frasquita est protégée du cri et de ses policiers savants, ses chiens savants, par une éducation convenable sans contraintes excessives. Elle a été parfaitement éduquée pour subir une vie louable. Elle pense qu'elle aura de l'avancement cette année. Elle aura le sentiment d'avancer dans sa vie. Douce Frasquita au corps de bois mort, à l'anglais de perroquet, aux rêves de revues formatées, à la conception de la femme avancée, évoluée, les idées justes à toi ne t'ont rien apporté, mais pourquoi ? Pourquoi ?
Simon en revient aux encombrements d'étoiles, elles brillent mal, ou pas assez, ou
pas où il faut... Tout est mélangé. Il y a des accidents d'étoiles. L'homme sur la
terre doit remédier aux étoiles. On ne peut le dire à haute voix que tout va mal
là-
Justement elle tourne la page et il voit que la nouvelle est celle de l'horoscope. L'attention de Frasquita atteint son maximum. Elle est gémeaux, il le sait. Elle n'est pas mécontente de ce qu'elle lit. Mais il sait déjà que les rencontres capitales dans sa vie ne sont pas pour cette semaine, nous ne disposons pas d'assez d'informations, les étoiles promettent juste que quelque chose se prépare pour elle, sa vie changera bientôt, bientôt.
Fini de lire; fini l'instant de repos après l'effort. Elle range la revue dans le
sac, lève les yeux, regarde la piscine, regarde les enfants. Simon lit son regard
qui s'attarde. Elle ne les a pas regardés plus tôt pour qu'ils ne touchent pas le
coeur, elle voulait les ignorer pour que le coeur ne soit pas touché; d'habitude
il n'y a pas de petits enfants ici à cette heure. Son heure. Ils sont ici et l'heure
devient la leur. Elle n'a pu éviter de les regarder jusqu'au bout, partir à temps.
Elle est leur prisonnière. Ils jouent et crient dans ses yeux. Ils n'ont pas besoin
d'elle, ils ont ce monsieur qui les surveille; il a l'air très gentil. Qu'il ne soit
pas inquiet, elle ne va pas les lui prendre; il lui a jeté plusieurs coups d'oeil,
qu'est-
Elle se lève brusquement, saisit son sac, se dirige vers la sortie "Femmes" en regardant ses pieds. Au moment de franchir le pédiluve, elle ne peut pas s'en empêcher, elle tourne la tête, elle les regarde. Et ils lui envahissent le coeur.
Simon a une idée claire de ce qu'il va mettre dans son rapport; celui-
"Allez les enfants, il est temps. Allez, allez, maman va attendre."
Sophie s'y perd un peu dans l'histoire de cette Zeitlz. Sa vie à elle est toujours
pareille, mais pas celle de cette fille et elle ne lit pas à suivre, d'un coup; quand
elle reprend l'histoire elle ne sait plus où elle en est, a oublié des trucs, et
n'y comprend plus rien. Il est question d'un héritage pour le Prince. Peu importe
de quoi ni de qui pour le moment, elle ne s'en souvient pas. Ou elle ne l'a pas lu.
Elle croyait pourtant en être restée à cette page-
Sur cette bonne vérité elle s'arrêta pour la méditation. Son regard glissa entre
les volets entrouverts pour aller vers le ciel blanc; le temps est lourd mais il
n'y aura pas d'orage; on étouffe aujourd'hui; il ne fait en réalité pas plus chaud
qu'hier, elle a vérifié sur le thermomètre; c'est une sensation de la chaleur différente
avec ce ciel. A la télé, un type peste contre l'arrêt de l'activité dans ce foutu
pays pendant les mois d'été. Des commandes attendent ! Il pourrait gagner beaucoup
plus d'argent si les gens n'avaient pas peur de la sueur. Elle, elle a une odeur.
Ou il n'a pas de nez ou il n'a pas de sueur. Sous le ciel blanc les oiseaux ne volent
pas. Ils restent dans les arbres comme si c'était la nuit. Les sons s'étouffent,
rares, lointains; en pleine ville de longs moments sont vides des hommes. Les arbres
sont comme à la fin de l'automne, leurs feuilles jonchent le parc. Mais aucun enfant
n'y donne de coups de pied pour créer des geysers de feuilles, leurs morts ne servent
à aucun jeu. Sophie est seule, absolument seule devant le parc vide. Elle voudrait
jouir de ce moment unique. Qui lui est insupportable. Sa main cherche son portable.
Pas de réponse, où est-
Tout va bien. L'étau du "tout va bien" est aussi fort que celui des problèmes. C'est
un jour comme celui-
Contre nous ne lancez pas de grandes condamnations hasardeuses. Pas avant de comprendre. Les faits ne disent rien, il faut connaître les étaux qui écrasent les vies pour comprendre la résistance. Si on ne fait pas bloc contre l'ennemi avec des moyens, des procédés, qui semblent discutables à première vue, que l'on n'utilise pas d'entrée de gaieté de coeur, qui s'avèrent pourtant nécessaires, indispensables, dont on a discuté des heures, on ne tient pas la coup. On est trop faible trop seul, sans armes. Pour ne pas être victime de votre société, nous devons créer la nôtre. Et garder nos frontières. C'est un cas de vie ou de mort. Votre société s'est accordé le droit de mort. Pour les parallèles comme nous. Le droit de tuer, plus ou moins vite, avec plus ou moins de raffinement, les résistants. Nous ne sommes pas paranoïaques. Nous n'inventons pas des menaces. Nous sommes simplement et totalement du côté du droit à la vie. Du droit à la vie des condamnés de votre société, du droit à la vie de Sandra et de tous les autres, que votre société étouffe sans scrupule et qui doivent accepter passivement une interminable agonie, une vie qui n'est de a jusqu'à z qu'une agonie. Ressentie comme telle.
Il entre, il vient s'asseoir près d'elle, la prend dans ses bras. Il chuchote quelque chose à son oreille, elle rit. La journée a encore perdu contre lui. Sophie retrouve toute la grâce de sa jeunesse. Ils vont discuter. Interminablement. Des autres.
Que de tortures pour les âmes; qui finissent par marquer les tuniques de chair. Le temps aussi les marque. Chaque visage devient le livre de ce que l'âme a subi, on ne peut pas réussir à le cacher. Pas à un oeil exercé, avisé comme celui d'Il Professore; l'oeil doit être impitoyable en fouillant les traces sur le visage, impitoyable comme l'ennemi qui torture les innocents perdus dans la vie... Pour résister il faut se cacher. Il ne faut surtout pas crier. Il ne faut pas attirer l'attention. Toutes les polices, des comportements, de la pensée, de l'être, sont à l'affût de ceux qui brusquement vont s'arrêter et se mettre à crier.
Deux dames entrent avec trois petits enfants et c'est la fête; ils courent partout en poursuivant un féroce ours imaginaire qui a voulu s'emparer du nounours du plus petit. Ils ont bien compris les leçons d'entraide de leurs mamans. Et tout seuls les joies de la chasse. Sophie offre les rafraîchissements et les gâteaux. Les petits avant de venir à table achèvent une dernière magnifique action, ils poussent des cris de triomphe : ils ont eu la peau de l'ours. Apaisés, ils viennent goûter. Tante Sophie c'est la meilleure pour les gâteaux; aucune des tantes, et ils en ont beaucoup, au point de s'y perdre, ne les fait aussi bons. Et le chocolat frais, il n'y a qu'ici. On aime bien venir. C'est une tante dont on se souvient quoiqu'elle soit la seule sans petit enfant. Le petit Pierre grimpe sur ses genoux pour faire un câlin à la pâtissière, Dieu a au moins veillé sur la pâtisserie, c'est ce qu'il a compris à ce jour aux discours sur Dieu.
Les tuniques de chair flétrissent au soleil, elles deviennent parfois si diaphanes
que l'on voit les âmes. Façon de parler, évidemment. Mais une rue animée de vêtements
divers qui travaillent, costumes, petites robes sages, jeans moulant moulés, tee-
Mais ici, dans le bar, nous sommes chez nous. En marge. Nous sommes vrais les uns avec les autres. Il n'y a pas de fard sur les mots. La conversation en vient à Sandra. Les deux dames l'ont rencontrée et donnent leur avis. Elle semble admissible. Sa vie est en marge de la sexualité, en marge de la sociabilité, elle est un automate au service d'une société qui ne se soucie pas d'elle, qui l'utilise, qui l'a chosifiée. Ses yeux ne se ferment sur aucun rêve. Mais comme elle regarde les enfants ! Elle est encore apte à la vie. Elle peut vivre si on l'aide. Nous aimons tous Sandra. L'amour se partage. Et il se multiplie.
Certes il manque des données, rappelle Il Professore, le dossier n'est pas complet,
il faut approfondir les investigations, car, pour une micro-
Les enfants et leurs mères sont partis, Il Professore aussi. Sophie met en marche la télévision. Les actualités portent sur la chaleur. Elle zappe parce qu'elle a déjà regardé par la fenêtre. Un peu partout, sur toutes les chaînes on voit la mer. C'est parce que les journalistes sont en vacances, alors la planète se tient à carreau; inutile de faire des siennes, chez nous ce n'est pas la saison. Ah, un feuilleton. Le vent rafraîchissant de la mer balance les palmiers; les héros sont presque nus, ils ont le droit d'être vers la mer sous les palmiers sans plage surpeuplée parce qu'ils sont beaux; leurs voitures sont climatisées ou décapotables; il y a une moche pour que l'on apprécie les autres...
Retour à Zeitlz plutôt. "Elle lui donnait de petits baisers fous en pleurant. Il
était comme mort, mais elle savait qu'il allait renaître. Le Prince allait renaître
des baisers. L'amour de l'outlaw rend la vie. Il pousse un léger soupir. Il respire.
Il gémit. Il souffre enfin. Ses yeux s'ouvrent. Sur Zeitlz. Il sourit." C'est une
belle histoire mais qu'est-
Elle revoit Jean, l'illuminé de la gentillesse, le sacrifié. Les coeurs endurcis
se sont moqués de lui. Il ressort de la prison, humilié. Mais il ne peut pas croire
autre chose, il ne peut pas vivre leur vie. Des enfants hurlent après lui, sur lui,
contre lui; ils croient hurler leur haine du simplet, faible; ils hurlent leur souffrance
de ne pas être dans son monde. Que votre monde serait beau s'il était pur. Comment
Jean s'était-
Sophie passe à la cigarette. Elle n'en fumera qu'une. On n'a pas le droit de fumer
dans les bars mais par cette chaleur elle ne va pas sortir, et puis il n'y a personne,
et puis il n'y a pas de criminel quand la police est en vacances. Jean, elle l'a
connu au lycée. On ne savait déjà pas ce qu'il faisait dans ce monde. Il s'asseyait
à côté d'elle; avec lui elle se sentait protectrice; c'est bien la seule fois. Ils
sont allés à des concerts ensemble. Elle a les images. Mais pour ne pas trop s'attendrir
elle repousse les images. C'était un prince sur la planète des hommes-
La chaleur ne faiblit pas alors que le soir vient. Il n'y aura pas de fraîcheur cette nuit. Pas de fraîcheur sur les fronts qui souffrent. Le parc restera vide dans la nuit; les précédentes il s'emplissait de cris joyeux à l'heure où d'habitude les enfants vont dormir. On aimerait fermer les yeux et dormir. Les yeux se rouvrent dans la nuit. Il n'y a pas de pause pour la souffrance.
Sophie regarde l'heure; oui, c'est celle du médicament. Après elle flotte un certain temps; cela ne la gêne pas; au contraire. Zeitlz sur le quai de la gare où elle a dû rattraper le chien. Sophie ne reprend pas le livre, elle préfère s'imaginer en Zeitlz qui cherche à attraper un chien dans une gare. "Protor ! Protor !" Elle court et il fuit sans ticket. Les contrôleurs crient et essaient de l'arrêter; ce minuscule caniche blanc est un éclair, sa vitesse éblouit le personnel des chemins de fer. Enfin on le saisit; un employé saisit l'éclair à pleines mains et le tient sans broncher. Le temps des héros est revenu. Protor lui aboie dessus. Elle vient débarrasser le héros. Qui rit. La gare s'emplit de rires. La joyeuse gare au chien. Protor préférait aller à Vienne à pattes, il y a tant à flairer.
Jean avait une petite automobile rouge, il la conduisait sagement en chauffeur averti
quoique sans permis. On ne peut pas tout avoir dans la vie. Il doublait rarement
et il n'accélérait pas quand on voulait le doubler. Il ne descendait pas les côtes
plus vite qu'il ne les montait. Aux feux il faisait la différence entre le rouge
et le vert. C'est au rouge que l'on ne passe pas (n'est-
Sophie décide de passer au café. Bien caféiné. Tant qu'il y a de l'hypnose il y a de la vie. Vie à Vienne. Vienne de chien éclair, il pleut en juillet. Pauvre Prince. La pluie dégouline sur ses yeux, il n'aime pas la pluie, il regrette chez lui.
Ne soyez pas dur avec elle; il faut la comprendre; elle tient un bar et elle est toute seule. Les clients ont un rôle à jouer dans vie de la tenancière; s'ils y manquent, le bar n'a plus de sens. Le monde créé pour Sophie a des ratés dus à la canicule; elle s'hypnotise pour survivre mais elle n'en fait pas plus que bien d'autres; elle est plus sensible; elle est plus fragile. Sophie a peur des Enfers. Elle est une évadée.
Le vide est revenu, le silence n'est plus rempli, il devient asphyxiant. Le temps
ne se bloquera pas deux fois. Elle met la musique. Très fort. C'est une chanson-
Jean avait le regard si triste quand il est sorti de leur prison. Les codétenus sont les assassins du système judiciaire quand il veut se débarrasser des saints. Les basses oeuvres de la justice sont commises pour elle par ceux que la peur fait mettre derrière les barreaux; elle leur livre des hommes contre lesquels elle n'a pas de lois.
Elle sent les souvenirs monter dans sa tête. La chaleur rend les morts impitoyables, même les plus doux. On ne peut plus leur imposer silence. Ils viennent en vous pour crier. Ils crient par votre bouche. Il faut refouler les morts. Sophie baise les lèvres de Zeitlz pour que leur douceur tue la peur mais Zeitlz la fuit. Elle se sent perdue à nouveau.
Son doigt tape nerveusement sur la touche de mise en marche de l'internet, elle est
impatiente; elle tape une réponse; ils sont cinq, six ? Non elle ne veut pas donner
les images de sa caméra, pas aujourd'hui... Elle change de forum, un moins risqué,
pour une vraie discussion; là chacun est vu en direct, les interventions se font
oralement, on discute sur l'épisode d'hier du feuilleton "Guerre à l'hôpital", Sophie
a une vraie culture de feuilleton, elle nourrit sa réponse de références nombreuses
et précises, elle sent au ton des autres intervenants qu'elle a impressionné, elle
se sent fière. La raison officielle de leurs présences à tous, ici, ensemble, est
leur intérêt pour ce qui n'existe pas. Pour une histoire de chirurgiens rigolos mais
géniaux. On évite toute allusion à soi, toute explication-
Qui de vous lui jettera la première pierre ? Une nouvelle fois. Sophie est sortie
des Enfers. Qui lui avait jeté la première pierre ? Où est-
CAR, SE PITIE DE NOUS PAUVRES AVEZ,
Pour Il Professore, des solutions existent mais il faut se cacher. Car si l'on est
vu, on meurt. L'univers logique où tourne notre monde logique ne doit pas sentir
notre différence, il nous faut une micro-
Sophie sort peu. Plutôt accompagnée. Elle n'aime pas sortir. Au mieux pour aller couper des fleurs dans le parc. Pour les sauver du soleil en les mettant dans l'eau de ses vases. Sortir c'est affronter le danger, n'importe qui peut être dangereux, même sans le savoir. Le destin se sert d'hommes pour créer votre destin. Des hommes qui sont comme des virus dans le monde, dans les mondes. Ils sont en sommeil et tout d'un coup leur programmation les réveille; et ils accomplissent l'ouvrage pour lequel ils ont été faits. Une mécanique se révèle soudain là où on ne voyait que du désordre, de l'hétéroclite, du pittoresque; des gens sans liens entre eux s'avèrent brusquement appartenir à une cohérence endormie jusque là, être des rouages. Sophie est seule libre dans le monde de Sophie. Elle n'échappe aux rouages des pièges qu'en se rendant invisible; que rien ne se déclenche, qu'elle ne soit pas détectée par la programmation des virus qui les réveillerait. Elle a assez souffert. Elle se raccroche au droit de vie par les autres grâce à Il Professore. Aucune paranoïa dans la méfiance de ceux qui ont déjà été happés par des rouages, qui en ont les stigmates. Ils pourraient les montrer. Comme Jean. Les montrer c'est tomber dans un nouveau piège. Chaque caméra est un appareil à broyer de l'humain, chaque appareil photographique est un appareil à exhibitions déstabilisantes, aliénantes, chaque image de soi est un mensonge qui se détache de soi, on ne le récupérera jamais, les mensonges de soi alors se mettent à proliférer, ils prennent votre place peu à peu dans votre monde, ils vous étouffent en rouages savants sans haine et sans reproches, se collent sur votre visage qui vous fuit. Pour rester soi il faut éviter de devenir des images.
Mais Sophie a été faible devant l'internet. Elle espère que l'anonymat et la fugacité des images les rendront inopérantes. Sans effet. Elle croit que des informations peuvent ne pas s'inscrire dans la mémoire du monde, le disque dur de ce monde, elle croit en somme que quelque chose peut avoir eu lieu et ne pas avoir eu lieu, que quelque fait, acte, mot prononcé, peut à la fois avoir été et ne pas avoir été. Il Professore lui a expliqué que tout est irrémédiable, rien ne disparaît, tout a donc des conséquences, tout acte devient cause, tout fait crée un effet.
Son ordinateur n'est pas si bien protégé; à cette heure d'habiles internautes essaient
de remonter des images jusqu'au bar. Se cacher dans la foule est un pis-
Seule la logique permet de se cacher. La logique de notre micro-
Etre vu c'est être nu. Si vous ôtez le social, la chasse à l'autre n'a plus d'obstacles, il n'y a plus d'arbres, plus de buissons, plus de terriers; nulle part où se cacher. La politique, avec ses assemblées, ses ministres, son président, même la plus contraire à ce que nous sommes, même la plus soupçonneuse, la politique crée les zones d'ombre dont nous avons besoin. Nous n'omettons jamais de voter car nous avons besoin des bosses et des plaies, des collines et des vallons qu'elle crée; du terrain le plus plat elle fait en un rien de temps un paysage varié avec jungle. Ce qui nous intéresse surtout dans la politique, ce sont les lois et les règlements sur la natalité. L'état nous aide logiquement à élever nos petits innocents, sans ses aides financières diverses, multiples, nous aurions du mal à jouir de notre droit à la vie. Si elles nous étaient enlevées, nous serions désespérés. Mais heureusement l'homme n'est pas nu devant l'homme; ceux qui portent la marque de naissance, la marque des condamnés, ne sont pas immédiatement identifiés.
L'espace, la conquête de l'espace nous intéresse, nous avons peur de ceux qui menacent
de l'enfant unique, ou même de l'enfant pour parents administrativement choisis,
sur des critères médicaux, génétiques, mentaux. Si ces fous triomphaient à une élection
nous n'aurions pas une chance. Bien sûr nous avons nos critères nous aussi, nos critères
d'admission, de prudence, nous aussi, on n'échappe pas au fait d'avoir des critères,
mais les nôtres sont entièrement au service de notre droit à la vie; les leurs sont
des critères de mort pour des milliards d'enfants qui espéraient leur venue au monde;
même si c'est dans celui-
Si vous êtes dotés de compassion -
Maintenant Sophie sort rarement. C'est l'autre monde qui vient chez elle. Elle est
si gentille, accueillante, jolie encore même si ce n'est plus le rêve dont ont abusé
les hommes; il n'y a pas de bar plus agréable, grâce à son hôtesse, et qui fait brasserie
à midi (elle a deux employés en fin de matinée à la cuisine); les habitués extérieurs
à notre micro-
Bien des femmes dans notre ville, dans la vôtre aussi sans doute, pleurent de leur
liberté -
Nous aussi nous éprouvons de la pitié. Nous aussi nous aidons. Si nous aimons. Dans
votre société il s'agit plus de mots judicieusement placés que de pitié réelle, c'est
une sorte de publicité pour votre société. Les bien-
Prenez garde que votre pitié ne se remarque. Employez à temps les mots qui cachent. Votre société a ses chiens en blanc, toujours à flairer chacun, soupçonneux, prêts à mordre jusqu'au sang, et à traîner leurs victimes dans les entrepôts où elles deviennent des drogués à dépendance légale. On peut se débarrasser de sa liberté autrement. Il y a des solutions comme disent vos politiques. Mais eux ne vous proposent que de nouvelles taxes. Pourtant il y a au moins notre solution. Pas pour tous. C'est évident. Beaucoup ont été sauvés.
Chacun, clos dans son monde, a des barreaux à écarter; les prisonniers de leurs mondes,
de mondes qui après une expansion illusoire se rétractent, peuvent ne pas consentir.
La pitié de soi c'est la force de fuir. Cessez d'étouffer, de croire que les parois
doivent continuer de se resserrer puis vous broyer lentement. Nous pouvons vous faire
connaître une issue. Une manière de nous rejoindre. Si vous le désirez. Notre pitié
pour vous ne peut rien sans votre pitié pour vous-
Sophie avait d'entrée été frappée par l'absence d'orgueil de Jean. Rien n'avait de
prise sur lui à cause de son humilité. Il ne croyait pas libres ceux qui le frappaient,
alors il n'aurait pu leur en vouloir; il était leur chance de comprendre, donc de
s'évader. Mais leur orgueil leur donnait des certitudes; ils répétaient la phrase-
Nous, nous n'avons pas de certitudes à vous proposer. Et puis pour des êtres drogués
d'orgueil, il peut être trop dur de ne plus être seul. On veut son monde, croire
que l'on a choisi, ou du moins croire que l'on est le meilleur des êtres possibles
pour ce monde-
Fainéant, bon-
Nous ne faisons de mal à personne. Nous ne vous ferons pas de mal. Nous ne voulons
pas vous faire de mal. Nous voulons ne pas vous faire de mal. Nous ne donnerions
pas une explication sans immédiatement passer un baume sur la plaie. On n'ouvre pas
les yeux des aveugles face au soleil, on ne torture pas avec la vérité. Car il vaudrait
en ce cas encore mieux rester aveugle, la souffrance est au-
Vous connaissez déjà notre lieu de rencontre privilégié, le lieu de Sophie. Vous
ne pouvez pas ne pas avoir un peu pitié d'elle, elle est si gentille, elle a tant
souffert, elle est encore si jolie. Avec des marques de la souffrance. Vous ne pouvez
pas ne pas avoir de sympathie pour elle, vous manqueriez de coeur; il y a des gens
comme ça bien sûr mais vous n'allez pas préférer cette collectivité-
Un père n'est pas un donneur. Les enfants ont besoin de pères. Nous ne sélectionnons
pas des étalons pour femmes en peine. Nous sommes une collectivité. L'enfant est
au centre. Pour le protéger des vôtres nous tomberons jusqu'au dernier. Savoir quels
hommes sont capables d'être élus n'est pas simple. Là aussi les fiches dont remplies
minutieusement en écartant toutes les zones d'ombre, là aussi au dernier moment parfois
on écarte quelqu'un que l'on avait déjà cru des nôtres; il faut recommencer, ouvrir
de nouveaux dossiers, subir de nouvelles désillusions. Mais on éprouve parfois le
bonheur du chercheur d'or, si j'ose dire en plaisantant; vous me comprenez ? On s'est
reconnu dans l'un des êtres étudiés. On va lui parler. Discuter avec lui. Commencer
de lui expliquer. Il va voir sa vie. Il va découvrir, guidé par nous, sa vie et notre
vie. Il ne nous trahira pas. Etape par étape on le rapproche de nous. Les risques
doivent être écartés, on ne doit absolument pas se tromper, on ne se méfie jamais
assez des suppôts de police, des espions, des déviants; si nous nous étions trompés,
il faudrait réparer, il faudrait supprimer le danger, on doit penser aux enfants
d'abord, à ceux qui sont nés, à ceux qui veulent naître malgré la marque sur eux
comme sur nous. La fin n'a pas besoin de justification pour les moyens quand elle
n'est qu'autodéfense, droit à la vie. Les lois ont été faites par les gens de la
haine pour que nous nous soumettions à la marque, ce sont leurs lois, elles dominent
parce qu'ils sont les plus forts et ils sont les plus forts parce qu'ils sont les
plus nombreux. Leurs lois ne sont pas notre droit. Nous échappons à leurs chaînes,
nous vivons cachés. Et vous ? Avez-
Même si parfois on se prend à croire que votre monde n'est que notre cauchemar, des signes trop nombreux vous donnent le poids du réel. L'audace de Jean croyant que vous alliez venir à lui s'il venait à vous, nous paraît aujourd'hui l'audace de mort. L'humilité de l'homme perdu, totale, n'en fit qu'un jouet du sadisme de votre société. Le principe "acceptez les différences", rabâché chez vous avec volupté, "chacun a droit au respect", nul homme ne peut être rejeté pour cause de croyance, d'aspect physique, de handicap", "tous les hommes sont égaux en droit"..., permet la lenteur, justifie la longueur du supplice ainsi ralenti, jusqu'à sembler pour celui qui le subit, sans fin, le supplice est des mains de l'étrangleur qui fait sa pression douce pour que le supplicié lui donne encore le bonheur de sa vie dominée. Que serait votre société sans ce bonheur quotidien qu'elle se donne. La tolérance s'offre aux pratiques échangistes, elle se donne aux fantasmes pour mieux les tolérer. Nous n'aimons pas votre tolérance; avec ceux qui ne jouissent pas de scrupules, au moins, si l'on est pris, la fin est rapide. Votre société, c'est le viol de mort. Elle laisse des chances dont elle est le véritable bénéficiaire, elle viole chaque être faible ou affaibli jusqu'à la mort.
Frasquita, ballerine de piscine, a parlé à Simon dès la troisième séance. A la quatrième
elle retournait danser dans le petit bain. Elle n'a vraiment pas résisté longtemps.
Ses belles lèvres gonflées ont retrouvé le sourire. Et même, hier, le rire. Non,
elle n'a pas d'homme sans sa vie. Elle ne sait pas, la vie s'est passée comme ça,
elle a cru mais ça ne s'est pas fait, elle ne comprend pas pourquoi, qu'est-
Sandra est un cas bien différent. Plus direct, si j'ose dire. Elle vient parmi nous
tous les jours maintenant sans nous connaître, elle vit avec nous, s'émerveille devant
les enfants, parle avec les mères, discute éducation avec les pères, elle vit avec
nous sans s'être posé les questions que d'innombrables phrases et situations auraient
dû susciter en elle mais qu'elle refoule. Sa peur de perdre le bonheur qu'elle a
trouvé si elle laisse les questions posséder son esprit est la plus forte. Elle ne
peut concevoir, à cause de sa vie passée, qu'un bonheur plus grand est à sa portée.
Faut-
Ces femmes peuvent vivre libres dans votre société tant qu'elles restent soumises au destin routinier tracé pour elles. Elles doivent subir cette liberté en souris blanche qui déambule dans le labyrinthe. Elles sont nourries et privées de vie. Mais elles peuvent ne pas le savoir. Il suffit de fermer les yeux très fort; il faut de la volonté pour être aveugle; surtout quand une voix à votre oreille vient vous insinuer que l'opération est possible, facile, rapide, simple. Ça vaut la peine, la lumière. Les risques sont pour après.
Il n'y a pas de pardon pour ceux qui ont levé les yeux, il n'y a pas de pardon pour
ceux qui ont entrevu la vérité de leur vie; les téméraires sont châtiés; et le raffinement
dans la souffrance pour les Prométhée est d'une atrocité qui nous terrorise. Nous
nous cachons. Comme si nous avions honte d'être les Hommes. Les mécaniques du labyrinthe
sont trop puissantes, la révolte n'est pas possible, la guerre n'est pas possible.
Nous vivons au milieu des autres, nous sommes comme des miroirs, nous leur renvoyons
leur image, nous leur renvoyons leurs comportements; on ne fait pas attention à un
miroir, il n'a pas d'existence, il y en a partout; il renvoie les reflets, et alors
? C'est qu'il en a la fonction; s'il a une fonction, c'est qu'il participe à l'Ordre.
Nous servons l'Ordre pour qu'il nous cache; mais il ne nous récompense pas, il ne
nous a pas programmés pour le servir ainsi et recevoir la récompense, nous sommes
les Hommes de la marque, c'est-
DIEU EN AURA PLUS TOT DE VOUS MERCIS
Sophie parle à Sandra. Elles sont dans un coin du bar, leurs verres sont vides. Sophie
parle. Sandra a le regard effrayé, elle voudrait ne pas voir. Pourtant tout ne lui
sera pas révélé aujourd'hui. Il s'agit dans un premier temps du monde tel qu'on le
voit et de Dieu. N'est-
La chaleur est aussi forte que les jours précédents, elle vide les rues et les places,
les terrasses des cafés n'ont pas de clients, on s'agglutine dans les lieux climatisés
mais leurs systèmes peinent, ils n'ont pas été prévus pour une telle canicule. On
regarde les autres villes à la télé; c'est aussi pénible ailleurs; dire que l'on
attendait impatiemment l'été; maintenant on ne cesse de prier pour qu'il finisse.
On ne voulait pas à ce point-
Sandra va emmener Elisabeth à la messe, avec la permission de maman bien sûr. C'est Elisabeth qui a demandé à Sandra. Une copine y va et elle voudrait savoir. A qui d'autre demander sinon à sa grande amie ? Elle voudrait aller là où les gens sont bons, là où la bonté se réunit; on se donne la main et on forme un cercle, la force qui en émane agit sur la cité.
La petite fille arrive en courant, protégée de la chaleur par son idée de fête. Elle s'est mise sur son trente et un et observe Sandra d'un oeil critique avant de se déclarer satisfaite. Elle a embrassé aussi Sophie, lui a remis un livre que sa maman a fini de lire et qu'elle avait promis de lui prêter.
Les voilà parties. Sophie regarde la couverture du livre, un aigle rouge avec une casquette de policier dans une de ses serres à côté d'une voiture défoncée vide. L'énigme la fatigue d'avance; elle a fait semblant d'être intéressée parce que s'était la maman d'Elisabeth; maintenant il va falloir lire parce qu'il y aura des questions. Mais si on parle pas avec les autres de ce qu'ils aiment, on ne peut pas leur parler. Le partage se fait souvent par la niaiserie. On ne communique que ce que l'on est. Mais c'est la maman d'Elisabeth.
Ce dimanche, qui viendra ? S'il y a des mariages on voit toujours quelques conviés,
plus ou moins bienveillants, mais l'on se marie peu en été; des touristes s'arrêtent
parfois, on est bien placé pour eux, mais on n'a pas la clim; pas de concert au kiosque
cet après-
Sophie regarde à l'extérieur du bar; décidément c'est un jour sans avenir. Un jour de petite mort. Un jour à enterrer. Un jour où le bar sera fermé.
C'est après la soustraction qu'il en a. Une opération anti-
-
Un monde d'additions remplace la banque, le progrès sans fin remplace les balbutiements des temps.
Faut qu'ça change. Faut qu'ça bouge. Des réformes de réformes et vite. Ça n'peut
pas durer comme ça ! Durer comme ça dure ! Le monde tel qu'il est a été façonné par
les hommes de la soustraction, des voleurs au nom de la loi. Et qu'est-
Il a dépassé la troisième bière, Simon, mais dans le bar plein de touristes perdus,
heureux de tomber par hasard sur ce refuge après avoir eu l'audace de tenter la visite
de la ville, nul contradicteur. S'ils n'avaient pas payé voici des mois, ils seraient
restés chez eux. "Vous voyez", triomphe-
Son envie de réforme du système bancaire est née d'une circonstance dramatique, un
avis de trou dans sa caisse à lui que sa banque prétend en plus lui faire payer avec
de l'argent qu'il n'a pas. Ses dépenses auraient dépassé ses recettes. Mais quand
les recettes sont nulles, comment les dépenses pourraient-
Cet été dont même les arbres meurent est d'une durée qui n'a rien à voir avec les montres, il tient de l'hallucination collective dont on cesse d'espérer sortir. La volonté ne peut rien. Frapper de toutes ses forces sur ses vitres ne les brise pas. Il n'y a personne à l'extérieur pour venir ouvrir, pour vous secourir. Il faut subir.
"Quand l'Etat est en déficit, c'est-
Le bonhomme amuse mais ne fait pas oublier la chaleur, la soif. Sophie court partout verres en main, comme insensible, et engrange les sous. On a trouvé un bar mais sans la clim, décidément aujourd'hui on n'est pas verni. Heureusement le discours du rigolo distrait un peu en attendant le car; parce qu'on a téléphoné pour qu'il vienne nous chercher; pas question de faire le chemin à pied jusqu'à son parking; ça non. Quant à la télé, devinez de quoi elle cause la télé ? Du temps qu'il fait. Comme si on ne le voyait pas. On ne le sentait pas, surtout. Ses images donnent encore plus soif. Et voir les problèmes des autres ne console pas des siens. Ne réconforte même pas. En tout cas aujourd'hui.
Simon persiste sans audience. Il ne va pas se laisser abattre pour cause de minorité. Les petits torrents font les grands fleuves. Au foot il a l'habitude des fleuves, il sait manipuler les supporteurs, être le cri de tête dans la foule. Il nous est précieux par son rôle important d'animateur de l'association pour le club local. Les banderoles sommaires peuvent cacher des forêts.
La différence est si ténue entre une idée juste mais rare et une idée courant d'air,
qui passe par la tête, fait trois petits tours et puis s'en va. L'intelligence avance
sur le sentier de la corniche au bord du gouffre. Simon a toujours eu la tête pleine
d'idées courants d'air. Il fait aussi partie des nôtres. Mais nous, nous avons des
faits, des actes. Nous avons la logique, nous sommes dans la logique, la logique
qui nous cache. Nous nous sommes loyalement demandé si nous n'étions pas une idée
à la Simon. La différence est ténue. Nous jouons collectif mais dans une si petite
équipe qu'il faut bien nous demander pourquoi elle est si petite. Croire que l'on
a raison n'empêche pas d'avoir tort. Mais les faits sont têtus contre les courants
d'air. Nous sommes dans la réalité, dans les faits. Nos enfants existent. Et nos
idées sont justes puisqu'elles ont permis qu'ils existent. Sans elles, vous allez
le comprendre, ils ne seraient jamais nés. Ils n'auraient pas eu droit à la naissance,
le droit de vivre leur était refusé. Pourriez-
Je me doute bien que vous n'allez pas vous contenter de la preuve par l'enfant. Vous êtes trop retors. La vie ne prouve que la vie. La cause et le but s'y confondent. Mais nous ne sommes pas que de la vie. Si elle ne sert pas, elle n'est pas dans la logique, elle n'est pas dans l'univers. Si elle ne nous sert pas, nous n'avons pas de raison d'exister. Autant en finir tout de suite, comme on dit. Tout se résumerait à une querelle sur les rayures du zèbre, la vie dans la mort ou la mort dans la vie ou la vie et la mort. Mais nous, nous l'utilisons, c'est un outil comme la pierre taillée ou la tondeuse à gazon. Les Hommes sont l'outil de Dieu. Cachés dans l'Ordre.
Sophie fait un tour des tables rapide avant le départ des touristes dont le car est arrivé. Elle a droit à d'innombrables plaisanteries sur les soustractions qu'elle opère; elle prend tout avec le sourire, en bonne commerçante, et les blagueurs repartent contents de leur blague en laissant un pourboire plus gros. Simon se sent incompris. Mais la car est climatisé. Penser, vrai ou faux, ne vaut pas la clim. Le chauffeur est venu prévenir qu'il fallait se hâter, il n'y a pas de parking ici, il gêne dans la rue, son moteur tourne. Bougon d'avoir dû faire ce travail en plus, mais il comprend; et il tient à sa place. Très bien ce petit bar mais trop loin de l'arrêt imposé aux cars de tourisme.
La paix retombe et la chaleur semble plus forte. Les égarés ont retrouvé le chemin du bercail. Ils n'ont rien vu de ce que nous sommes. Ils ont ajouté de la banalité à la banalité, celle du touriste assoiffé à celle du lieu, ils nous ont rendu un peu plus invisibles. Ils ne reviendront jamais. Mais ils parleront du bar, un bar sauveur au moment où on n'y croyait plus, un refuge bienheureux qui a sauvé d'une insolation certaine des touristes vaillants mais imprudents.
L'un d'eux a laissé par inadvertance un minuscule bibelot qui reproduit la porte abondamment sculptée de la citadelle, un souvenir en principe. Sophie le ramasse, l'examine. Elle n'est pas allée à cette citadelle depuis... Simon répond qu'il ne se souvient pas non plus, que cela remonte à son enfance... ou à son adolescence... il y était allé avec l'école.
Là-
La soustraction dans le temps de vie s'opère sans remords pour les délinquants et
Simon décidément morose recommande à ces absents une plainte contre leur banquier
de vie. Il faut savoir interdire les abus. C'est-
Les affaires ont été fructueuses aujourd'hui. Sophie fait sa caisse. Il y a des surprises
comme celle-
Vous existez depuis longtemps ? Comment est-
Le monde n'est plus le même, les gens se divisent simplement en trois catégories
: les Elus que vous distinguez sans peine, qui deviennent visibles pour vous, en
petit nombre dans la foule qui les cachait; les possibles, ceux qui n'ont pas la
marque mais qui sont si proches de nous qu'ils peuvent nous rejoindre; les êtres
de l'Innommable. Vous n'êtes pas si bas. Vous êtes doué de raison. De logique. Nous
aimons aussi la logique. Abstraction faite du lieu et du temps, au moins discutons.
Je ne suis pas si loin de vous que je n'entende vos pensées, un autre homme peut
toujours et partout être en symbiose avec un Homme. Etes-
Fermez les yeux, fermez très fort les yeux. Combien de temps le pourrez-
Vous êtes fort(e) ? Pas tellement ? Combien de fois avez-
Mettez au vestiaire ce moi que vous avez trahi et considérez la voie de notre collectivité. Voyez au moins ce que nous proposons. Cela ne vous engage à rien du tout. Vous pourrez toujours retourner au vestiaire et remettre l'oripeau.
Vous n'êtes pas nous mais vous pouvez peut-
Vous avez fait des efforts, j'en suis sûr, de grands efforts même, des efforts de volonté. Méritoires d'une certaine façon. C'est comme bander la corde d'un arc, de toutes ses forces. Pour atteindre la cible. Atteindre son but. La corde finit par casser. Les forces sont capricieuses; puis elles déclinent. Vous avez cru vous imposer par la force de votre volonté parce qu'on vous a laissé atteindre la cible ? Non, vous l'avez atteinte tout(e) seul(e), d'accord; une autre fois la corde a cassé; on vous donne une corde qui ne casse pas ou une corde qui casse; votre volonté dépend de la corde que l'on vous donne.
Même pour vous pendre le résultat dépend de la corde.
Par la volonté, par les efforts vous attirez simplement l'attention sur vous. Vous ne ferez rien sans qu'on vous voie; alors, en réalité, vous ne ferez rien du tout. Votre étoile a voulu briller plus, la police d'étoiles ne va pas la rater pour excès de brillance d'abord, allez allez vous êtes un petit Al Capone ou une petite Mata Hari, vous l'avez voulu, on a bien joué, on fait une nouvelle partie ? Oh, rien qu'une. Vous avez juste à vouloir. Vous n'êtes pas mauvais(e) joueur(euse), au moins ?
"Zeitlz prit son cabas, cria "tant pis pour toi !" et sortit en claquant la porte.
C'était une affaire de dignité. On ne peut pas, dans un couple, sous prétexte qu'on
aime, se laisser marcher sur les pieds. Et Zeitlz a le peton sensible. Il accourut
de la salle de bains, une serviette autour des reins, pour crier de sa porte, violemment
rouverte : "Eh bien, barre-
Sophie arrêta sa lecture pour regarder Elisabeth mais tout allait bien. La petite
était on ne peut plus studieuse. Sa messe avec Sandra n'avait pas calmé sa curiosité
religieuse, alors on lui avait donné un livre d'images, une sorte de bande dessinée
biblique, avec peu de texte, et elle inventait les dialogues pour les êtres des images.
De temps en temps tout de même elle venait trouver Sophie pour lever un aspect obscur
des mots écrits. Ceux-
Pour Sophie, sans Elisabeth ces images n'auraient rien voulu dire même avec les mots. Elisabeth trouvait le vrai sens des images et c'est le texte qui était dans l'erreur. Le dessinateur, lui, ne saurait être en cause. Il avait produit une sorte de reportage; il avait l'évidence visuelle en sa faveur; il permettait le contact direct avec des temps reculés; une chance qu'il se soit trouvé sur les lieux. Des vignettes supplémentaires auraient parfois été les bienvenues pour éclairer le destin de Pharaon mais le dessinateur ne pouvait pas "destinater" tout.
Deux autres enfants jouent dans un coin de la salle, le petit Pierre et la fille de Jeannine, Jeanne. Mais on ne les entend pas; ils sont très graves; ils ont le rôle grave d'adultes pour des poupées, le rôle grave d'être enfant. Le monde sera monde. Le parc revivra des gestes magiques qui écartent l'effrayant.
Aujourd'hui un souffle de vent fait croire à la fin de la canicule. On l'a pris pour la fraîcheur mais il souffle simplement doucement la canicule sur les visages naïfs qui s'exposent. L'espoir a encore de trop beaux jours devant lui. On déteste l'été.
Les nuits sont sans volupté au pays sans nuages, les contes se sont effrités dans la chaleur comme les feuilles tombées, les corps ont peur de la nuit et du jour, ils se dégoûtent de leur peine à respirer, les corps renoncent aux corps et à leurs contes d'amour.
Sophie ne se sent pas la force de redevenir Zeitlz, elle va prendre un glaçon qu'elle se passe sur le front. Sur tout le visage. Elisabeth accourt vite pour en profiter aussi; puis les deux plus petits qui ont abandonné la magie pour un peu de fraîcheur. On discute du goûter. Elisabeth se met à expliquer la Bible à Pierre et Jeanne; ils écoutent avec attention mais ont des doutes parfois, ils pensent que certaines choses se sont passées autrement, et ils expliquent comment à leur idée. La préceptrice ne s'énerve pas, elle dit qu'ils comprendront plus tard, quand ils seront plus grands.
Et puis sont arrivées Armelle et Josiane, avec leurs petits bien entendu; ensuite
Denise, Martine, Alexandra, et leurs petits... Jeannine... Nathalie... Beaucoup d'autres;
le bar est plein, joyeux, bruyant comme pour une fête. Elles sont venues rencontrer
Sandra. Elles sont venues en avance pour discuter à partir des informations qu'elles
ont réussi à avoir sur la nouvelle. On dirait un club féminin qui s'interroge sur
une demande d'adhésion. C'est un peu cela mais Sandra n'est pas demandeuse à proprement
parler, elle est attirée comme l'aimant attire. Sophie lui parle, ne lui confie que
ce qu'elle peut entendre à ce stade, avec les préjugés, les idées toutes faites,
les pensées standardisées qui sont naturellement les siens; Sandra hésite, s'absente,
ne peut supporter de ne pas être là, revient; alors Sophie fait un pas de plus; puis
elle attend Sandra qui finit par la rejoindre. Mais viendra-
Sophie vient embrasser Sandra qu'elle présente à d'autres encore, à toutes. Elle
était si occupée de table en table, à servir, qu'elle ne l'avait pas vue entrer.
Ces dames paient leurs consommations, elles gagnent bien leur vie, elles n'ont pas
besoin de continuels cadeaux, mais celles des enfants sont offertes par la maison.
Il ne s'agit pas d'un club, mais d'une famille. D'une seule et immense famille. Ces
enfants ont tous dans la salle des demi-
Sandra est revenue auprès de Nathalie, la mère d'Elisabeth; elles semblent bien s'entendre.
Leurs chemins jusqu'ici ont été si différents, qui aurait cru qu'elles se trouveraient
des points communs ? Nathalie raconte ses problèmes, mais Nathalie raconte surtout
Elisabeth; ce sujet-
Nathalie n'est pas discrète; quand elle se sent en confiance, parmi les siens donc,
elle dit tout ce qui lui passe par la tête. Elle adore causer pour causer. Et elle
n'a à dire qu'elle-
VOUS NOUS VOYEZ CI ATTACHES, CINQ SIX :
Ce n'est pas sans risque de vous raconter tout ça, même si vous ne connaissez pas
notre ville, même si vous croyez qu'il s'agit seulement d'une histoire. Votre intelligence
peut vous tromper et vous amener à nous chercher au lieu de faire le bien. Votre
intelligence a subi un dressage intellectuel et elle est peut-
Vous nous voyez désormais, mais vous nous voyez mal. Parce que vous n'acceptez pas
facilement de ne pas nous avoir vus jusque là, de ne pas nous avoir vus de vous-
Vous avez vu les femmes et seulement quelques-
Avant, sachez que nous ne nous soucions pas vraiment d'eugénisme. Mais la tunique de chair n'est pas sans importance pour vivre dans votre société, vous le savez bien. Les laideurs, les difformités, les handicaps physiques ou mentaux attireraient l'attention et ce ne serait pas le pire : les âmes souffrent d'être dans des corps ratés. Ce n'est pas de l'intolérance envers les défavorisés, non, il suffit d'ouvrir les yeux; laissez de côté votre discours automatique; regardez d'abord.
Tous les "pères" ne sont donc pas reproducteurs. Mais toutes les "mères" non plus, vous le savez déjà avec l'exemple de Sophie. Il y a des hommes et des femmes marqués dont le droit de vie ne peut s'exercer qu'indirectement et partiellement. Nous le regrettons. Ce n'est toutefois pas le plus important.
A notre avis, je sais que cela va vous faire bondir, une âme enfermée dans un corps
inadapté ne va pas jouir de son droit à la vie. S'il ne fait pas l'affaire, il faut
donc le remplacer. Nous n'exigeons pas la haute couture, non, mais quand c'est impossible
à porter, au lieu de sortir un discours de compassion, mieux vaut donner un costume
neuf bien taillé. L'âme dont le costume est détruit, en est délivrée et elle s'en
voit offrir un autre peu après. Parce que la vie n'est pas le corps. Le corps n'est
qu'une chimie qui habille la vie. S'il y a eu une erreur dans les gènes, on recommence,
on ne va pas condamner une âme à un habit effrayant ou grotesque. Nous ne laissons
pas un enfant souffrir -
Non, que de braves gens. Rien que de braves gens parmi les "pères" et les "mères".
Souvenez-
Les "pères" sont choisis parmi les Hommes, les Hommes sont élus par les Hommes, ceux
de la marque et ceux qui y sont assimilés. Ils renoncent à savoir quels sont leurs
enfants, ils sont pères de tous. Les masques lors des rencontres sexuelles assurent
l'anonymat de la procréation ainsi que la multiplicité des partenaires. Ceux qui
voudraient enfreindre la règle ? Ce n'est pas pensable. Mais si... quand même ? Ils
seraient bannis. Etre banni c'est être mort. On ne peut pas risquer l'avenir de nos
enfants. Toute société doit se préserver; la bonté excessive la mine, donc à terme
la détruit; comprendre certes, mais accepter ne serait-
Vous ne verriez pas de point commun si vous étiez citoyen de notre ville entre Bernard
le musicien, Louis le comptable, Charles qui tient une salle d'aérobic, André qui
travaille à la poste, Eric le dentiste, Paul le plombier, Jacques le médecin, Albert
l'électricien... Quoique sans enfants privés si j'ose dire, ils ne sont pas tous
célibataires; certains sont mariés et depuis longtemps avec une femme stérile des
vôtres, d'autres ont des compagnes diverses qu'ils refusent de féconder car l'enfant,
hybride en quelque sorte, serait à jamais hors du Jardin. Et comment être "père"
d'enfants d'une femme simple rouage de la reproduction de l'Ordre ? Un "père" doit
élever les enfants, c'est-
Donner la vie sans maîtriser la vie, c'est ne pas avoir droit à la vie. Il faut l'avoir
choisi et non pas en avoir eu l'illusion. Pour le choisir, il ne suffit pas d'aimer;
l'amour peut être un piège de l'illusion au service de l'Ordre. Il faut savoir ce
que l'on veut, pourquoi on le veut, donc qui on est et pourquoi les enfants doivent
venir au monde, pour quoi faire, comment ils devront être élevés pour le faire; chacun,
si on lui donne une tunique de chair, doit nous réaliser. L'âme née remercie du corps
par son union à la collectivité. Elle sait qu'elle naît parmi les élus d'un don volontaire.
Elle aurait pu être prise au piège par des corps de l'Ordre et être soumise comme
les hommes-
Ce n'est pas que nous soyons sans esprit de vengeance parfois contre vous tous à
cause de qui nous vivons cachés, humiliés. Si un jour nous pouvons briser vos forces
de garde, briser ce qui nous écrase, la révolte sera une jouissance; vous nous tuez
avec raffinement et ironie et vous attendriez de nous, eh bien voyons, plus de grandeur
d'âme, que nous nous montrions supérieurs à vous en étant magnanimes, que nous vous
pardonnions et vous élevions jusqu'à nous. Soyez bons avec les vaincus, vous serez
grands. Ils vous en seront si reconnaissants. Les hommes-
La vengeance ne s'oppose pas à la justice comme le pardon. On dit à juste titre qu'elle est "une justice expéditive", un raccourci illégal pour éviter les lenteurs qui en fin de compte permettent d'échapper au châtiment. Si nous avions l'occasion de maîtriser l'Ordre ce ne serait pas le moment de faire les généreux, d'avoir les nobles scrupules; pas le temps d'un procès et de nous demander si la peine de mort n'est pas contraire à l'humanité; les Hommes ne peuvent pas être contraires à l'humanité quand ils ont besoin de tuer pour se sauver de la haine et de la perversité; l'ennemi n'a pas d'état d'âme, il n'a que des âmes prisonnières, écrasées, violées, alors si on a des états d'âme, on est simplement plus faible en s'admirant de sa supériorité morale. Ce problème est de toutes les guerres, donc de la nôtre; dès que le danger est loin, l'hypocrisie condamne ceux qui ont obtenu des renseignements sous la torture parce qu'ils se sont abaissés au niveau de ceux contre lesquels ils luttaient, ou sont descendus plus bas, et que, si l'on ne se coupait pas d'eux en les condamnant, on ne pourrait s'admirer d'avoir eu la victoire; les livres d'Histoire doivent prouver aux générations futures la pureté de la gloire de ceux qui paient les livres d'Histoire, avec quelques toutes petites taches pour faire ressortir artistiquement la splendeur.
Si nous devenons assez nombreux sur cette planète pour y prendre le pouvoir, cette
planète sera notre planète. Nous ferons ce qu'il faudra. L'amour n'attend pas, il
est dévorant ou il n'est pas. L'amour des enfants exige des pères forts. Un père
fort n'hésite jamais à faire ce qu'il faut pour la liberté de l'enfant. Un père donne
sa vie et prend des vies s'il le faut. Celui qui hésite n'aime pas. Celui qui fuit
pour ne pas être celui qui tue, trahit l'amour. Un père qui trahirait serait une
âme contaminée par une tunique de chair; ses enfants seraient peut-
Nous ne sommes pas des fanatiques, si vous croyez cela vous n'avez rien compris; le fanatique est un exalté, nous ne sommes pas des exaltés; nous ne servons pas une doctrine, nous exerçons seulement notre droit de vie dans la logique malgré l'interdiction de la marque et les aléas des êtres abandonnés sur les rives de l'Ordre. Avec conséquences.
Bien sûr nous nous rencontrons mais pas en aussi grand nombre que les femmes, sauf au sein d'une fête des Autres, qui nous sert ainsi de prétexte. Notre tactique est habituellement celle de l'aiguille dans la botte de foin mais sans être jamais seul. Les amis sont présents à tout moment, réunis par le lieu du travail, le club de sport, une association de solidarité, le goût d'un même genre de spectacle, le séjour des vacances, l'aide scolaire, le syndicat, le bénévolat de pompier, la lutte contre la déforestation... Dans chaque groupe nous sommes cinq, six. Vous êtes à la fois numéro 1 du vôtre, avec classement logique des amis du plus proche au moins intime, et numéro 6, 5, 4... dans des groupes que le premier ne rencontre pas. Sauf dans les grandes fêtes évidemment; celles des Autres qui deviennent les nôtres. A leurs frais le plus souvent. L'armée invisible a une structure qui empêche les coups de filet. Si l'un est pris, son silence suffit à nous protéger; il attendra tranquillement, sans état d'âme, que nous arrivions à l'atteindre dans sa cellule pour le délivrer des souffrances et des bourreaux, le délivrer d'un corps condamné pour lui offrir une renaissance. Une âme ne peut être libre que dans un corps libre. Les chaînes des corps sont des chaînes pires pour les âmes.
On peut occuper un poste mineur, inférieur, dans votre société et simultanément être à l'affût des menaces, repérer les élus potentiels, les surveiller, veiller à la sécurité des enfants en intervenant directement au besoin même si l'on est remarqué, se sacrifier éventuellement, communiquer, échanger des informations... Chacun de nous est capital pour les autres. Car il n'est pas son apparence. C'est aussi pourquoi on peut le sauver quand les Autres croient qu'il est exécuté. Les Autres ne sont que des programmes biologiques, ils ne peuvent pas concevoir ce qu'est la liberté.
L'ami le plus proche d'Eric, le dentiste, est Bernard, le musicien. C'est justifié
par l'enfance -
Nous avons donc notre chance, grâce à l'organisation rigoureuse des cellules des pères.
Les mères aussi forment des cellules de base. Cinq, six presque toujours ensemble
ou physiquement ou par téléphone. Vous en êtes arrivés à faire croire que la liberté
de la femme passait sous le joug d'avoir très peu d'enfants et le plus tard possible.
Vous avez usé pour ce but de toute la persuasion de votre armée médiatique. Vous
avez opposé les études longues nécessaires et la maternité en empêchant les structures
logiques qui auraient permis leur accord naturel; les présidents des universités
ont utilisé leur pouvoir pour empêcher la création de crèches, les horaires de bon
sens, l'utilisation des nouveaux médias au service non plus des entreprises mais
de la collectivité. La publicité a remplacé la maternité par l'anorexie; les fast-
Nous ne nous soucions pas d'argent. Nous ne nous soucions pas de profit. Nous pensons
que la liberté consiste à avoir un enfant à dix-
Nous ne nous soucions pas de promotion sociale, nous ne nous soucions pas de comptes en banque, nous ne nous soucions pas de progrès scientifique, sauf s'il nous permet de nous trouver une planète, nous ne soucions pas de divertissements divers, sauf pour mieux nous cacher, nous sommes les hommes de l'essentiel.
Cinq, six toujours présents, toujours présentes. L'organisation des groupes des femmes
et leur articulation par numéros ressemblent à celles des groupes des hommes. Le
troisième niveau est celui des interactions entre groupes des hommes et groupes des
femmes; il y a en fait d'autres groupes des deux sexes sur les mêmes principes; l'homme
le plus "proche" d'une femme, supposé "père" par votre loi, n'est pas le père biologique,
sauf hasard -
Bernard, le musicien, est le "père" de Jeanne, fille de Jeannine. La petite sait que c'est "un des pères", elle en sait plus que votre loi. Elle sait aussi qu'elle ne doit pas le dire. Mais il vaut mieux éviter les risques; vos instituteurs sont des policiers des adultes par l'interrogatoire des enfants; ils sont trop rusés et elle est trop naïve pour qu'elle leur résiste; ils savent aussi utiliser d'autres enfants, selon le système des moutons pour les prisons, afin de dérober des confidences. Ils sont dressés comme les chiens en blanc mais pour un autre âge, pour les tout petits.
Les occasions de rencontrer d'autres enfants sont nombreuses, ceux des groupes de
la maman mais beaucoup d'autres dans les réunions pour apprendre l'art du tricot,
ou pour l'aide au tiers-
Ne vous y trompez pas, nous ne nous soucions pas de gloire, de monuments commémoratifs, de pouvoir. Nous voulons seulement la paix des âmes. Le chemin sera long mais nous la connaîtrons tous. Et quand le temps sera conquis par les âmes, que l'Ordre ne sera qu'un souvenir inutile, le temps disparaîtra. Il n'y aura plus avant ni après, le temps et dans l'éternité mais l'éternité n'est pas du temps; bien sûr. La nature des âmes seule leur permet de concevoir l'indicible. Les yeux de l'âme, si j'ose dire, voient ce que vos yeux ne peuvent voir, ce qui ne peut pas se voir. Nos cinq sens sont le ravissement des chaînes de la liberté des esclaves, ils donnent des réponses immédiates qui tuent les questions. La mort a instauré par les sens la jouissance de la marche à la mort. L'Ordre impose le plaisir.
Nous ne nous soucions pas du plaisir, nous ne nous soucions pas des sens, nous ne
nous soucions pas de sexe, nous ne nous soucions pas d'art. Les Elus sont des purs
qui refusent l'avilissement de la jouissance parce qu'ils ne craignent pas la mort.
Ils ne la craignent pas car elle ne peut s'en prendre qu'aux tuniques de chair. La
mort est une jouissance de l'Ordre, elle est l'Ordre dans sa jouissance. La mort
est un plaisir monstrueux de dévoration. C'est la possession totale d'un être soumis
par les chaînes de sa liberté ironique. Les êtres de chair viennent se livrer au
désir sans limite de la mort. Ils crient leur peur ou se donnent la fausse grandeur
du détachement de tout ou se résignent avec des adieux dignes de Socrate et de Gabrielle
-
Sauf si nous les avons libérées. Notre liberté n'est pas la vôtre. Nous avons déjà des techniques, des modes opératoires pour nous détacher suffisamment des corps, pour que les âmes ne soient pas souillées par la mort.
Pour en revenir aux enfants -
QUANT DE LA CHAIR QUE TROP AVONS NOURRIE,
Jouissez pour être malheureux. Les centres de remise en forme pullulent, l'un de
nous même en tient un. Vous allez y payer, poussés par vos prévoyants médias, vos
prévenants médias, votre sueur. Vous serez ainsi plus séduisants, n'est-
Les nuits de la chair ont la durée délicieusement interminable du désir au son de
leurs musiques lancinantes, si doucement violentes. Leur éternité cesse d'un coup;
l'aube se lève sur des têtes souffrantes aux espérances d'aspirine. Heureusement,
si les lendemains de fête chantent faux, la pharmacie remet le corps en harmonie.
Les nuits du bonheur sont ivres et tapageuses, elles insultent la peine des jours
aux images fixes, elles doivent apprendre la folie aux êtres graves, elles sont l'accès
ordinaire à l'illusion consentie; elles dressent à la soumission. Les nuits soumettent
les chairs au plaisir; leurs drogues et leurs musiques sont les fouets impitoyables
dont elles jouent sur les corps mendiants. C'est sous leurs fouets que l'illusion
de vie atteint sa plénitude; c'est quand la tromperie est la plus grande que vous
êtes le plus heureux. Si vous faites partie des choses, c'est sans autre conséquence
que le bonheur; est-
Si je vous explique tout ceci, c'est que Frasquita, contre toute attente s'est offert
une nuit de bonheur. La désillusion pour nous est forte. Ce n'est peut-
Par "nuit de bonheur" entendez l'ironie. Une nuit de chair où elle a renoncé à elle-
Frasquita s'est faite belle pour ce soir-
Un des nôtres, videur dans la boîte où elle s'est rendue, nous a prévenus aussitôt.
Elle était avec une amie dont nous nous étions méfiés depuis le début mais il n'avait
pas encore été loisible de l'écarter. Une amie moins belle et persuasive, qui comptait
sur sa proximité pour attirer aussi les regards. Frasquita s'est révélée ne pas être
qu'une danseuse de piscine. Son amie l'a présentée. C'est elle qui lui avait donné
les bons conseils pour être trop séduisante. Joyeuse Frasquita qui boit et qui danse,
depuis combien de temps n'avais-
Simon qui était chargé de l'enquête sur elle, maugréant, s'est immédiatement rendu sur les lieux. Il a attendu dans le parking et quand elle est sortie avec l'homme, vers deux heures du matin, il a suivi leur voiture. Elle était venue dans celle de son amie qui l'avait persuadée de ne pas avoir à tenir un volant après s'être amusée. L'amie, comme prévu, était bien oubliée et s'acoquinait avec les bourdons qui n'avaient pas su attraper la reine. Ils sont allés d'un parking à un autre sur l'autoroute, tout au fond. Simon a filmé et photographié d'assez loin certes mais son matériel est de pointe; le résultat ne laisse aucun doute : Frasquita s'est jusqu'au bout bien amusée.
Quand le plaisir n'a pas d'excès, il laisse le regret de ce qui aurait pu être; si
on le limite, on désire le retrouver en l'affranchissant des dernières chaînes de
la morale, du respect de soi, de la pudeur, des interdits, des tabous, de la raison.
Il est inextinguible, phénix savant; il pleure de ne pouvoir aller au-
Frasquita vit la fin de ses belles années d'une façon que nous n'avions pas prévue.
Elle se rattrape. C'est sûrement cela. Elle a eu assez vite plusieurs amants. Certes
n'était son amie bavarde sa réputation n'en pâtirait pas car elle est discrète, mais
elle devra bientôt changer de ville, se faire muter ailleurs pour échapper aux suspicions,
au constant souffle du désir qu'elle a suscité. Pour l'heure, sa fringale d'amants
lui fait oublier les vies ordinaires et elle n'est plus qu'un souvenir pour elle-
Simon filme; il la suit et filme. Il réalise une sorte de reportage sur une de nos
désillusions. On peut s'interroger sur son entêtement, son obstination; au début,
soit, on avait encore un espoir; ce n'était peut-
Selon Simon, l'oeil qui regardait Caïn était une caméra et quand on sera sorti de
ce monde on pourra visionner le film. Il en tire comme conséquence qu'il est bien
de filmer les turpitudes, un peu tout d'ailleurs, mais surtout ce que chacun voudrait
que personne ne voie. A son avis, le privé est une exhibition manquée. On n'ose pas
faire publiquement ce qui choquerait le public et qu'il achète au cinéma; mais on
le fait; et on achète. On le fait par défi ou par goût. Le défi perd son sens s'il
n'est pas vu; le goût est celui de l'insatisfaction si l'accomplissement par l'exhibition
n'a pas lieu. Le vertige de la peur d'être vu est un désir d'être vu (même pour nous).
Ne saurez-
Frasquita ne sait pas qu'elle est actrice. Frasquita jouit de sa vie. C'est son droit. Le réalisateur du film, Simon, lui, n'est pas dans son droit. Frasquita n'en est pas moins désormais actrice.
Tout le monde parmi nous n'est pas d'accord avec ces filma qu'il vend par internet;
loin s'en faut. Certes le plaisir sert l'Ordre, le commerce sert l'Ordre; et il n'y
a pas vraiment de scrupule à avoir de se servir de l'ordre contre lui-
"Les frasques de Frasquita", "Frasquita et les bâtons de chaise", "Frasquita fait
les quat'cents coups", vous les avez vus ? Pas ceux-
Tout cela, plus tard, après l'été, est remonté jusqu'à sa hiérarchie, on l'a convoquée.
Frasquita était devenue vraiment belle et côté sexe elle n'avait plus ni tabou ni
scrupule. Tout s'est arrangé. Quelques rencontres ont suffi. Mais pour calmer les
parents du collège et éviter le scandale, elle a été mutée ailleurs où elle a suffisamment
changé d'aspect pour qu'on ne la reconnaisse pas. Elle aura appris à être sur ses
gardes, à être discrète, à se méfier de tout le monde, à choisir des voitures avec
vitres teintées, à les fermer, à éviter les chambres qui ont des trous de serrure,
à chercher les micro-
Une brave fille et un brave gars ont évolué si différemment qu'il a fini par tirer
d'elle des sous non-
Nourrissons la chair par le réel de l'illusion, soyons aveugles pour être heureux.
Les cuisiniers de l'Ordre offrent des plats savoureux aux affamés. Ayez chez vous
le Guide rouge Michelin, ayez les Guides verts, ayez les Guides roses, ayez les Guides
de la nuit, les Guides des putes de l'Ordre, les Guides des parcs d'attraction...
Engraissez-
Nous ne serons pas jaloux, je vous le promets. Ou, si cela peut vous aider à vous
délivrer de vos complexes, je vous promets le contraire. Baise bien; sois sans inquiétude,
Simon filmera. L'oeil ne cessera jamais de filmer Caïn, il a le "prime time" tous
les soirs, on tue avec lui, on le tue, la planète avide baise Caïn sur ses écrans
dès la nuit tombée, ou même avant. Jouir de Caïn sans remords. La mort rit de ta
frénésie et de tes complexes. Mâle ou femelle tu vis donc tu jouis sous l'oeil inévitable;
tu es une pute de toute façon; si tu n'as pas honte de toi c'est parce que tu te
caches ce que tu es. Simon est là pour t'aider à en prendre conscience. Tu n'as pas
envie d'être aidé, cela se comprend bien; tu n'as pas envie de prendre conscience
parce que tu te doutes bien de ce qui t'attend. Et il ne suffira pas, comme l'a cru
Frasquita, de changer de ville... Il y a bien une autre solution; une solution pour
ceux qui voient; il y a notre solution. Si un dieu habite ton corps. Si tu peux le
choisir au lieu de ton corps. Si tu peux concevoir au-
Jean vivait des portes de restaurant. Il se mettait à côté, elles s'ouvraient avec de la nourriture pour lui. "Pour que tu dégages." Il avait sans droit les miettes du festin. "Il n'est pas méchant, vous savez. C'est un brave clodo." La police le relâchait, il avait bien fallu trouver une solution pratique. Sa vie de chien errant à coups de pied était supportée avec peine; mais on savait que statistiquement elle devait être courte : ce qui aide le mépris à être patient. Vous ne pouvez pas tuer un clochard, c'est interdit; la société s'en charge et vous avez le droit de regarder. On nourrit à la rue les hontes publiques, on les entretient humanitairement; elles doivent vous servir de leçon : voyez ce que vous deviendrez si vous ne marchez pas droit, n'obéissez pas volontairement, n'adhérez pas aux ordres de vie. La soumission échappe à la conscience de sa soumission par son accord total délibéré aux ordres. Jean criait aux clients : "Vivez comme moi, vous pourrez manger moins !" Ils riaient comme d'une blague. Ou vous riez ou vous comprenez, il leur fallait se protéger.
Une rue peu éclairée; Jean y fuit; il croit se cacher des jeunes banlieusards qui
le harcèlent; en fait il a été rabattu là pour le déchiquetage de la horde. La horde
exécute les souhaits apparents du système de pensée qui est celui des adultes, elle
nettoie les rues des déchets humains, des sous-
Sophie attendait Jean à la sortie de l'hôpital. Il l'a vue et il s'est mis à pleurer. Pas sur lui. Pas sur elle. Sur ce monde qui le harcelait de ses hordes de jeunes dressés à la liberté.
Sophie le prend par la main, elle lui dit d'habiter chez elle, il ne veut pas, il
veut ne pas l'entraîner dans sa fin, il veut repartir, il est une âme hors les mondes,
il ne sera jamais un corps qui survit, il ne léchera pas ses plaies, il veut qu'elles
restent ouvertes, il voit le monde enfin s'éloigner de lui quand de son bras bandé
de blanc tombent néanmoins des gouttes de sang. Elle dit qu'il est utilisé par l'Ordre
comme après le tri soigneux des déchets par les particuliers, on les traite et on
les réutilise; il est utilisé à fabriquer de la honte, il a sa place dans la chaîne;
on le jette, on le remet en état, on le réutilise; la honte est la tache visible
du complexe, il est un moyen de l'ordre, elle est la flétrissure de la soumission.
Que serait un monde sans complexes ? Une jungle autodestructrice, pensez-
Sandra entre dans le bar avec Nathalie et Elisabeth qu'elle tient par la main. Son
agence n'ouvrira pas cet après-
En attendant le club, puisqu'elle a un moment à soi, Sophie redevient Zeitlz. Sur
ses boucles pâles dans le matin de mai glisse une lumière légère et douce qui la
rend plus fragile, bibelot délicat de lumière, sous le regard du prince qui s'arrête
de lui parler. Il lui avait donné rendez-
Mais Jean lui revient encore à l'esprit. Il lui demande comment elle peut supporter
un monde qui mange. Ils ont seize ans et il est sérieux. Elle rit. Bientôt ils se
quitteront pour des années. Sans autre raison que les études divergentes. Des années
perdues parce que sans lui; elle ne le saura qu'après. Jean ne pouvait pas vivre
l'esprit vide, prendre les choses telles qu'elles paraissent, il voyait, les autres
l'évitaient; mais elle, non; il lui semblait naturel d'être avec lui; il est mort
aujourd'hui. "Bon, on y va ?" lui dit-
La porte s'ouvre; le club des spéléologues au grand complet, une trentaine de personnes. Certains embrassent Sophie, d'autres lui serrent la main, il y a surtout des saluts lointains mais sympathiques; les commandes sont passées. Plusieurs des nôtres participent à ce club, c'est pourquoi il tient ses réunions ici. Le tiers de l'effectif. Tout va être passé en revue, les moyens, la gestion annuelle, les problèmes, les projets, les regrets...
Pour être de bonne qualité la chair humaine a besoin des idées. Celles-
Voilà pourquoi nous avons donc aussi des spéléologues; les nôtres ne font pas de
dilettantisme; nous ne nous soucions pas de belles promenades sous terre; les mutations
de la vie souterraine par contre nous captivent; l'outil que nous cherchons est peut-
ELLE EST PIEÇA DEVOREE ET POURRIE
Notre histoire n'est pas celle de la première révolte. Nous le savons. Les âmes lors
des séances de dialogue direct avec elles nous l'ont dit. Elles ont fait émerger
la vérité dans nos raisons, les raisons de nos corps sont devenues les leurs, nous
avons atteint l'union. La révélation a mis fin à notre agitation de fourmi dans votre
société pour entretenir et développer la fourmilière. Nous avons le savoir de toutes
les révoltes antérieures, nous savons ce qui les a fait chuter. Nous ne tomberons
pas. Nous ne tomberons pas ! Les écueils sont connus, les pièges sont connus; nous
connaissons les emplacements des caméras, nous savons distinguer sans doute possible
qui est des nôtres, qui cherche à s'infiltrer parmi les nôtres. Les systèmes mentaux
d'auto-
Le passé en dépit des constructions savantes de vos livres d'Histoire se résume à la marche par milliards de corps jusqu'au couteau. Résignés et tendant leur gorge; ou tenus par les autres, soumis par les soumis. Les plus grotesques sont les têtes d'affiche de vos livres d'Histoire, Alexandre, César ou Napoléon qui ont immolé tant de corps à l'Ordre et cru lui échapper et devenir immortels par ces offrandes, ces sacrifices humains. Ils n'étaient que des jouets programmés, grotesques par leur prétention d'être l'Ordre qu'ils servaient. Les soumis admirent les plus grotesques d'entre eux par leur prétention, leur vanité, leur orgueil. Au niveau quotidien les soumis admirent les compétences. Qui consistent à réaliser avec effort, peine et difficulté ce pour quoi un corps a été produit. Le savant est plus admiré que le plombier car on voit moins les rouages de ses compétences, mais les favoris de l'admiration sont les acteurs, les chanteurs et les vedettes du sport. C'est logique puisque les rêves sont dans la logique, servent la logique : les parfaits dans l'utilisation du corps sont les rêves des autres, le gnome se voit sexe, Carabosse se voit fée, chacun se supporte par ses illusions et se soumet d'autant plus aisément qu'on le fait rêver. L'Ordre a programmé vos rêves. Vous avez la tête dans le ciel bleu, mais ses oiseaux gracieux sont des charognards. Chiens sur terre, charognards en l'air, votre plaisir de vivre est cerné de bonnes intentions, si j'ose plaisanter. D'intentions gourmandes. Vous êtes bouffés par vos rêves, absolument et à la lettre (comique et souvent grivoise).
Avez-
Quel rêve avez-
Regardez vos désirs et vos rêves. Leurs chenils et leurs nids ont la puanteur atroce des cadavres en décomposition. Vous les abandonnez en croyant qu'ils n'ont pas existé, mais ils sont là, leur décomposition s'agglutine à d'autres décompositions, chacun de vos pas s'enfonce dans la bouillie sanglante de vos rêves.
Renoncez aux rêves pour la vie. Nous vous montrons que la vie est possible. Les révoltes
ont obligé l'Ordre à de plus en plus de réparations, il s'épuise lui aussi, il est
une sorte de corps vivant, il se fragilise insensiblement, c'est une bête à tuer.
Nous le pourrons. Joignez-
La dévoration constante des corps dans ce monde devient-
Sophie explique à Sandra dans son coin préféré de son bar pour les entretiens privés,
que la drogue de l'oubli et de l'obéissance appelée communément "drogue du viol"
peut être utilisés à bon escient. Car pour les femmes rejetées sur les rives la volonté
ne peut être assez forte; seul l'amour, si elles en étaient capables, le serait;
mais elles n'ont pu aimer. En rêver ne sert à rien; l'amour ne viendra pas; elles
ont été laissées inaptes. Elle restera seule. Nathalie ne va pas la laisser lui prendre
Elisabeth. Qu'est-
Vous faites le(la) scandalisé(e) en lisant cette simple proposition ? En voilà de
l'hypocrisie ! Quand l'Ordre, par exemple, serre ses dents sur un coeur par à-
Nous ne nous soucions pas de ce jeu honteux de la vie, de votre vie. Parmi nous la drogue se prend avant pour briser le jeu. Sandra ne se souviendra de rien. Et elle aura l'enfant. Contre l'Ordre. Contre l'Ordre qui l'avait classée dans celles qui n'en auraient pas. Il ne l'aura pas dominée. Nous l'aurons libérée. Nos masques dans les rencontres sexuelles suppriment les souvenirs. Ce n'est pas un viol collectif car les femmes ont choisi de s'offrir; elles ont choisi la soumission limitée dans le temps avec l'oubli total qui les délivre de l'engrenage du jeu de l'Ordre. D'autre part tous les instincts sont satisfaits, il ne risque pas d'y avoir de violeur parmi les nôtres, les fantasmes de chacun sont comblés. Quant aux gardiens ils ne sont pas les organisateurs, ils ne connaissent pas les identités, personne ne rencontre personne à visage découvert; certes Sophie saura qu'il s'agit de Sandra parce que la femme a le droit de choisir comme gardien une amie ou un ami, mais elle ne reconnaîtra personne d'autre.
Quelle différence y a-
Nous voudrions toutes les libérer.
Sandra embrasse Elisabeth qui lui demande pourquoi elle a pleuré. "Ce n'est rien,
ma chérie." Sandra voudrait être la mère d'Elisabeth. Ce n'est pas possible. Même
la mort de Nathalie ne serait pas une solution. Sophie dit à Sandra que sa propre
fille attend de naître. Souhaite que sa mère lui donne le droit de vivre, le lui
transmette. A quoi sers-
La corde n'est qu'une illusion. On peut faire disparaître une illusion. Et alors
tu trouves la vie. Celle qui t'était refusée à toi. Nous te le promettons. Nous te
le donnerons. Cesse de pleurer, Sandra. La vie est là. Tu es déjà des nôtres. Un
moment de renoncement à toi, à ce faux toi qui est pour toi une telle souffrance
que parfois tu voudrais mourir, et tu auras la vie. Livre-
Le bonheur existe. Un moment de soumission acceptée te donnera la liberté; l'oubli
te libérera du jeu machiavélique de la soumission sociale de l'Ordre. Peux-
Livre une nuit de ta vie et le monde pour toi naîtra. Tu n'as pas encore existé,
tu tenais trop à toi-
Tu n'as rien. Tu le sais. Tu n'es rien. La vie est là. Nous te faisons le plus beau
cadeau que l'on puisse faire, le cadeau de la vie. Si tu n'en veux pas, pars et ne
te retourne pas. Tu n'auras pas une deuxième chance. La vie -
Sandra est revenue embrasser Elisabeth qui ne comprend pas pourquoi elle est encore en larmes. Sandra a dit oui. Elle serre très fort Elisabeth contre elle. Elisabeth lui demande si elle veut jouer aux dominos; c'est un jeu qu'elle vient d'apprendre. Sandra est surprise : "Aux dominos ?" Elle rit; la vie est déjà plus légère depuis que la décision est prise. Il y a si longtemps qu'elle n'a joué aux dominos ! Elle veut bien; pourquoi pas; ce sera amusant.
Sophie les regarde depuis son comptoir avec sympathie, avec tendresse. Elle ressent aussi une grande fatigue. Il lui a fallu toute son énergie pour la convaincre. Un moment elle a cru l'avoir perdue. Puis Sandra qui semblait partir s'est arrêtée vers Elisabeth; et elle est revenue; et elle a dit oui. Elisabeth prendra Marie sous son aile pour lui donner une bonne éducation, elle sera sa grande soeur. Le téléphone sonne. C'est Nathalie qui veut savoir. Sophie répond tout bas de sorte que Sandra bien occupée n'entende pas, que c'est oui. Nathalie va venir; elle veut apporter tout le soutien psychologique nécessaire à la future maman.
Il Professore sera content. Il a beaucoup insisté pour que Sophie dise tout à Sandra maintenant, lui fasse une proposition nette. Il avait raison, comme d'habitude; c'était le bon moment, elle était prête, attendre l'aurait mise en danger de chercher une solution à elle, une fausse solution, de chercher des rencontres coûte que coûte ou de se renfermer dans une vie autiste.
Pourtant elle est encore loin de nous sur de nombreuses idées. C'est Elisabeth qui lui a appris l'âme. La première séance de révélation à laquelle elle a participé (c'était indispensable pour nous) lui a fait peur. C'est que l'âme qui l'habite est comme mutilée; des siècles d'emprisonnement dans des corps de l'Ordre, des siècles de soumissions aux viols de l'Ordre, lui ont fait perdre toute flamme, toute révolte, toute aspiration. Jamais nous n'avions révélé une âme dans un état pareil. C'est sans doute pour cela qu'elle n'intéressait plus l'Ordre. Il l'a rejetée sur ses bords parce qu'il en avait joui jusqu'à ce qu'elle ne sente plus le viol; une âme qui n'est plus capable de souffrir ne l'intéresse plus.
Il faut réapprendre Dieu à cette âme. Seule Elisabeth en est capable. Elle a la pureté originelle et la volonté d'aider sa grande amie. Elle est allée chercher son livre d'images dans son petit sac et lui explique maintenant la vérité des images bibliques. Sandra s'amuse. L'âme d'Elisabeth entoure de sa douceur réconfortante, de sa tendresse et de sa connaissance l'âme ravagée de Sandra. Elle s'occupera aussi de Marie.
Nathalie entre en coup de vent, c'est bien le seul coup de vent de la journée, avec sa distraction habituelle pousse la porte sans la fermer et vient embrasser Sandra en de vives effusions. Elisabeth ouvre de grands yeux étonnés; qu'a donc maman ? Sophie va fermer le porte, puis, après une hésitation, les rejoint. Nathalie parle, parle. Nathalie parle de Nathalie. Puis Nathalie parle d'Elisabeth; très sérieuse en ce moment... qui essaie toujours de comprendre le déluge verbal de maman mais c'est dur; au bout de quelques minutes elle y renonce et se perd dans ses images, s'y retrouve plutôt.
Nathalie a dû téléphoner avant de venir, car le bar s'emplit peu à peu. Elle a prévenu les plus proches d'elles, qui à leur tour... de cellule en cellule. Sophie est en plein travail maintenant, elle suffit à peine à la tâche. Le bar contient difficilement les enfants, les mères et les pères; on a voulu une fête pour l'événement. Sandra a définitivement échappé à la solitude.
Les âmes sont immortelles et captives du temps trouveront l'issue. Le temps est la
mort, la mort est l'Ordre. On dit aussi que le temps est le serpent dans le Jardin.
Même une âme ravagée comme celle de Sandra peut revenir à la conscience d'elle-
Les hommes-
Autour de vous, des gens vieillissent, pourrissent lentement d'année en année, rêvent
de lutter contre le pourrissement par des injections de ceci ou de cela, par la chirurgie,
par la magie. La mort a des goûts de charognard comme des goûts de chair fraîche.
Tu as une visite chez ton médecin ces jours-
Les centres de remise en forme où l'Ordre mime Dieu ne sont pas des maisons de Dieu,
les âmes n'y sont pas libérées. Au contraire si une âme habite un corps elle sera
abusée par l'illusion de sa rapprocher de Dieu. L'automatisation sacerdotale du mime
ironique réconforte l'âme sincère qui se croit presque de retour chez elle. Quant
aux hommes-
Et toi ? Tu vas bien ? De toute façon ça ne dure pas... Ce n'est pas une raison pour
s'offrir à la mort tout de suite. Le suicide ne sauve pas. Sauf du pourrissement.
Mais tant qu'il n'est pas intolérable... Si tu es un homme-
Mais si une étincelle de Dieu est en toi, une solution existe. Notre solution. Tu
peux nous rejoindre. Tu peux le rejoindre. Le pourrissement est dans la prison du
temps; il ne nous concerne pas. Renonce aux rouages de l'Ordre : le culte des corps,
le rêve, l'espérance, l'érotisme, la tolérance, le progrès, la valorisation sexuelle,
la générosité, la liberté d'ânerie, la liberté de concoctation, la liberté de jouir,
la pitié jouisseuse, la charité, l'idéal de promotion sociale, les vacances attendues
à la mer, les vacances attendues à la montagne... Ne te laisse pas hypnotiser par
l'automatisation sacerdotale des centres de rééducation de l'Ordre. Lis et comprends.
Viens à nous. Rejoins-
ET NOUS, LES OS, DEVENONS CENDRE ET POUDRE.
Nous sommes forts parce que nous ne pouvons pas mourir. Nos squelettes, bien nettoyés
de nos chairs, peuvent être recouverts de nouvelles chairs, obéir à un nouveau programme,
ils peuvent aller se ranger dans l'armée de l'Ordre, lutter pour lui, se battre pour
lui, ils ne sont pas nous. Nos os au bout de leurs cordes se balancent sans nous
émouvoir. Ils ne nous appartenaient pas; les choses sont des créations de l'Ordre,
elles appartiennent à l'Ordre. Elles sont utilisables par détournement au service
de Dieu. Nous ne savons pas encore échapper au temps qui est la mort et nous avons
l'impérieux devoir de détourner les processus en terroristes intérieurs. Dans l'infime
nous bloquerons les mécanismes d'auto-
Le vertige logique des univers est concevable, il n'est donc pas divin; l'intelligence
est à l'image de cette logique; quand elle comprend une loi universelle, elle ne
fait que se comprendre elle-
Des âmes ont essayé de nous révéler leurs souvenirs du Jardin. Mais notre intelligence
n'a pas été capable de supporter l'illumination, nous avons dû battre en retraite
pour ne pas être détruits par sa force sans pour autant l'atteindre. L'outil dans
nos boîtes de crâne n'est pas très performant. Nous cherchons à l'améliorer. Non
que nous nous rangions du côté du progrès; nous l'utilisons (contre lui-
Nous naîtrons à la fin des temps. Nous sommes dans les Limbes. Nous sommes les Enfants de Dieu. Nous trouverons l'issue des temps et nous reviendrons les détruire. Rien, ici, n'est à nous. Rien, ici, n'est nous.
Et toi ? Tu te livres aux viols de l'Ordre ? Tu te livres à ses hordes qui déchiquettent
tes chairs ? Et tu veux des paroles de réconfort ?... Chère Madame, Cher Monsieur,
quel beau squelette t'as. Oh bô bô bô. Quelle élégance squelettaire. On reconnaît
bien l'élégance féminine dans ce déhanché du bassin. Mais si vous préférez, on peut
vous remettre de la chair dessus. De toute façon vous êtes ravissante. Et le Monsieur,
sportif. En nouvelles chairs, vous pouvez même choisir la couleur. Sur cette terre
on reste limité en évitant les plus vives; le rose pâle se porte beaucoup en ce moment,
il est très apprécié surtout pour les dames. Et il est préférable d'assortir les
cheveux. Si, quand même. Vous aimez le bleu ? Vous pourriez le réserver pour la robe.
Plutôt le blond de lin. Je vous assure. Et pour Monsieur ? Pas le dessus genou !
Oh, voyons. Du cheveu celte peut-
La canicule a battu de l'aile, aujourd'hui c'est une journée d'été. Les gens sont
sortis en foule même l'après-
Il Professore a constitué une commission de réflexion sur l'éducation. Il l'anime
lui-
Après d'âpres discussions on est arrivé à ceci : diriger, occuper tous les postes de direction et la plupart des postes d'enseignement d'un établissement scolaire public ou privé, regrouper nos enfants dans des classes, par exemple sous prétexte d'options, y mettre quelques autres enfants triés rationnellement, mais très minoritaires, et ainsi maîtriser de bout en bout leur scolarité sans que ce soit visible.
On choisit aussitôt les lieux, puis les personnes. Il faut en effet du temps pour réussir et il est bon de réaliser plusieurs tentatives simultanées pour avoir toutes les chances de notre côté. Si nous possédons plusieurs établissements, publics et privés, ou nous éparpillerons nos classes ou nous dirigerons des établissements selon les règles de l'Ordre et un seul selon les nôtres; sans que cela se remarque.
Ainsi nous sommes parfaitement intégrés.
La levée de séance a été trinquée dans la joie. Voilà nos squelettes bien habillés pour les quatre saisons. Il nous manque un hymne à nous.
Après le départ des membres de la commission Sophie s'est assise un moment en face
d'Il Professore pour parler de Sandra. Elisabeth a pris sa place derrière le bar,
elle joue à la directrice de débit de boisson, les petits sont les serveurs -
Pourquoi croire ce qui ne peut se concevoir, telle était la grande opposition de Sandra. On lui avait expliqué que les causes et les effets appartiennent à l'Ordre, ils sont liés à l'avant et à l'après, au temps, mais que la liberté n'est pas dans la vie, comme les âmes qui émanent de Dieu. La liberté est hors du temps, de la mort. Elle n'est pas dans la logique. Sandra a des entêtements car son âme violée pendant des siècles dans ses prisons de chair n'arrive pas à se regarder. Dans l'ultime séance avant de lui donner la chance de l'enfant, elle a pourtant répondu à l'appel d'autres âmes, pour la première fois elle en a reconnu certaines; la guérison sera longue mais il n'y a aucun doute sur sa réussite. La foi reviendra avec, si j'ose dire, la santé de l'âme; image absurde, évidemment, mais qui met à notre portée ce qui ne l'est pas.
Elisabeth a ouvert le livre de Zeitlz. Elle a même essayé de lire une phrase mais sans images c'est trop dur; alors, devant, elle fait semblant et quand les serveurs reviennent chercher un nouvel ordre elle leur raconte gravement ce qu'elle vient de lire.
Il Professore est d'accord : Sophie assistera Sandra; Nathalie ne serait pas à la hauteur; il peut y avoir des imprévus.
Des clients font du bruit dehors... un groupe d'hommes qui appelle sans façon. "Alors ? Ça vient ?" Il fait pourtant encore chaud, ils devraient être encore calmes. Enfin... on avait fini. Sophie va voir pendant qu'Il Professore sort ses fiches. Il doit les mettre à jour. Elisabeth rend sa place à la tante, elle va chercher dans son petit sac le livre d'images de la Bible. Elle a entrepris le grand travail de colorier Jésus sur toutes ses vignettes; les autres resteront juste en dessin.
Chacun s'affaire pendant que l'extérieur trinque. Il leur faut des sandwiches en
plus, à ceux-
Sandra lui demande "Pourquoi ?". Il pose ses mains de chaque côté de la tête de Sandra,
il dit : "Seulement jusque là." Mais elle a une tête têtue, entêtée. "Pourquoi ?"
c'est comme "Et avant ?", c'est la même question. Avant le temps il n'y a pas de
temps, il y a l'éternité qui n'est pas du temps, il n'y a pas d'"avant" qui serait
du temps; avant la logique -
Sandra renonce à se croire juge de Dieu. L'âme de Sandra sait ce que Sandra ne peut
pas savoir. Renoncer à la bêtise de son intelligence est un acte d'humilité, l'humilité
est la prise de conscience de sa mesure, de ses capacités, l'humilité est donc rationnelle;
elle permet de se cacher dans la logique en échappant à la logique. C'est-
Avant de devenir cendre et poudre Sandra va pouvoir vivre car on lui a fourni le moyen de contourner les raisonnements logiques de sa liberté sociale. Au lieu de pourrir sur les bords elle va revenir dans le cours du fleuve. L'enfant remplace le raisonnement.
Toute sa vie va prendre un sens quotidien. Un sens d'utilité directe en général joyeuse.
Et pour cela il lui aura fallu jeter un timide regard au-
Sophie est satisfaite, la rencontre de Sandra et d'Il Professore s'est bien passée. Le charisme a agi quand les capacités mentales de la jeune femme ne suivaient plus. C'est une bonne recrue même si son âme si longtemps violée par l'Ordre semble loin de participer à la recherche de l'issue. Elle s'est insérée sans difficulté dans divers groupes de notre collectivité, elle participe de plus en plus à diverses activités qui regroupent les nôtres. Son âme a trouvé l'ultime force de la faire entrer dans notre bar un jour de canicule pour pouvoir rejoindre les autres; Sandra bénit le "hasard", comme elle dit. Elle est l'élue aveugle qui guérit lentement, les contours sont encore flous mais ils deviendront nets.
Le bar est vide maintenant. Silencieux. La chaleur encore forte est presque plus pénible que la canicule, parce qu'à la résignation a succédé l'impatience de sa fin. Le soir aura la fraîcheur que l'on espère, le bar sera ouvert et travaillera jusqu'à minuit.
Sandra est repartie en cessant de donner une importance à son corps qu'elle croyait sa vie. Libérée du poids de son corps elle peut faire désormais ce qui lui était impossible avant. Il n'est plus le maître, elle ne lui obéit plus, c'est lui qui obéira à l'avenir. La programmation physique, mentale et sociale ne concerne que lui. Les chaînes ingénieuses des libertés de l'Ordre sont tombées à terre et elle avance hors des limites permises par les libertés; elle devient Sandra, mère de Marie.
Et toi ? Est-
Le livre de Zeitlz entre les mains, Sophie rêve un instant. Ce n'est qu'après la
mort de Jean et la grande crise qui a suivi, qu'elle a pu voir le monde. Jusque-
"Zeitlz avançait entre les rangées de morts, d'urnes, où elle avait peur de trouver
un nom cher. Les pins élégants obscurcissaient de leurs ombres les lignes impeccables
du rangement des morts avec des trouées de lumière aveuglante sur des inconnus; le
chant des cigales, constant, lancinant, couvrait le bruit de fond lointain de l'autoroute;
toute la colline chantait avec obstination un hymne indépendant de sa fonction actuelle.
Il n'y est pas. Elle est peut-
Zeitlz pleure de ne pas s'être trompée encore. Elle n'a pas pu s'aveugler deux fois. Elle a eu tort de l'espérer. Les cendres sont celles d'un mort qu'elle a connu avant le prince, elle avait même cru qu'ils vieilliraient ensemble. Les surprises de la vie sont des farces sinistres dont les victimes pleurent."
Jean était salement amoché contre la porte-
Quelqu'un du voisinage a appelé Sophie par téléphone, elle est venue terrorisée,
elle est venue vite, elle essayait de courir, elle n'y parvenait pas, on ne court
pas à la mort. Elle prend la main de Jean, elle veut lui parler, elle n'y parvient
pas. Est-
Elle a posé le livre. Les livres sont pleins de nos souvenirs. Il leur manque de bouger comme les images du cinéma pour qu'on arrive à les fuir. Ils sont terribles dans leur immobilité. Au mieux, au pire, on peut les contourner. Mais Sophie ne trahira jamais Jean.
Un long moment elle est dans le passé de la mort. Elle en revient lentement. Avec peine. Le silence lui semble total. Le monde s'est vidé de son sang, elle reste seule assise au comptoir de son bar... Une autre multitude l'occupe de ses coeurs qui font bouger le sang, dans un brouhaha de papotages ingénus; une foule affolée de devoirs, de règlements, d'occupations capitales, d'amours passionnés. La porte s'ouvre : "Ouh, il fait plus chaud ici", dit l'homme surtout pour la femme qui le suit. "Oui, répond Sophie, laissez la porte ouverte.
-
-
Le ciel s'est violacé de la nuit, le vert des tables semble couvert d'une ombre.
Sophie s'affaire entre les groupes de clients qui parlent à mi-
"Elle reprit le chemin, la sortie devait être de ce côté, puis le parking avec sa voiture. Elle passa sa main sur ses yeux pour y effacer les larmes que les indifférents ne devaient pas voir; les larmes sont souillées des regards des autres. La paix pour les vivants au milieu des cendres sous la chaleur pesante, dans un décor agréable de pins maritimes, ombrelles géantes, et d'azalées sanguines, avec la musique mécanique des cigales invisibles, émane de la colline habilement structurée, paysagée, aménagée. Ici la mort est sage sur ses étagères, pas dégueulasse du tout comme dans les hôpitaux, une mort revenue à la raison après de déplorables excès qui créent de l'emploi.
Zeitlz repart. La rencontre n'a pas eu lieu. Elle avait voulu y croire. Sa foi n'a même pas soulevé une colline. Elle se reproche de ne pas y avoir cru assez. C'est de sa faute; car sinon, ce serait pire; elle ne supporterait pas que ce soit pire; au moins, s'il ne lui a pas parlé, elle est coupable, elle en est responsable, elle lui avait fait tant de peine. Elle aurait tant de regrets qu'un jour il lui répondrait."
Sophie sourit en lisant ce passage. Autrefois elle aurait réagi comme ça. Il lui semble se revoir. Petite fille elle allait au palais des cendres en croyant aux présences des morts. Un jour nous serons dans un palais de marbre pour l'éternité, notre cour aura des cigales pour musiciens, des pins pour gardiens et les enfants s'avanceront dans nos allées sans ballon. Le paradis terrestre des cendres accueille les visites.
A la mort de Jean ses idées étaient déjà bien différentes. Assez floues, en fait.
Un mélange de celles d'avant et de celles de Jean, sans... consistance... Elle ne
savait pas. Bien sûr Il Professore lui avait parlé; elle n'avait qu'écouté; elle
n'avait pas compris. Sinon la grande crise n'aurait pas eu lieu. Elle croyait même
que l'on pouvait "rejoindre dans la mort". Elle n'avait pas compris ce que sont les
âmes. Pour elles l'existence n'est pas ce qu'elle est pour nous; rejoindre est un
terme logique qui n'a de sens que dans la logique; les sentiments aussi. Ils appartiennent
aux pièges de l'Ordre. Nos yeux ne voient pas l'infra-
Si ce corps n'est qu'un corps, s'il est inutile et même préjudiciable à l'âme de le conserver quand il est en mauvais état, cela ne signifie pas qu'il soit négligeable, qu'il soit inutile de l'entretenir soigneusement; les âmes ont besoin des corps pour trouver l'issue et se libérer de l'Ordre. Il n'y a pas de suicide parmi nous tant que la situation, comme on dit, n'est pas désespérée. Pas davantage de kamikaze pour ébranler l'Ordre (ce serait vain). Notre cause est la vie. On met un enfant au monde pour la vie.
Nous sommes les âmes qui vivent par nos corps au lieu d'en être prisonnières. Nous ne sommes pas deux, évidemment; ou nous ne serions en fait que des corps. L'unité est possible par la libération. On est libre quand on sait. Les chaînes de l'Ordre tombent quand on sait. L'unité c'est la liberté.
Sophie essuie une table. Il est presque minuit. Les derniers promeneurs se décident
à rentrer -
DE NOTRE MAL PERSONNE NE S'EN RIE;
On a reçu une carte postale de Victor, le fils de Suzanne; enfin la maman a dû souffler d'écrire et lui tenir la main; en tout cas c'est gentil. "Gros bisou à tante Sophie" et aussi "Salut à Cap". Le style est là, l'orthographe aussi, rien à redire au contenu, il y a des idées, il y a des sentiments. Simon, qui s'y connaît, parce qu'il crée les banderoles de l'association des supporteurs de foot, reconnaît que fond et forme sont parfaits. Ce petit a de l'avenir. L'image sur la carte est toute en bleu, mer ciel parasol maillots de bains jouets, sauf un, rouge; on ne voit pas le sable, la photo plonge du dessus d'un parasol dans le gouffre de bleu, sans issue possible. Le jouet rouge est un canard, évidemment. Le fautographe a mis l'humour. Victor, lui, a trouvé la carte jolie "pasqu'i a du ouge dans le bleu". Tout le monde a apprécié la carte.
Du coup Elisabeth a eu envie d'être là-
Elisabeth envoya une carte dès le lendemain, elle n'oublia personne, elle avait une année de plus que Victor. On parlait tous les jours des vacanciers, pas seulement ceux que je vous ai présentés, je ne peux pas vous présenter tout le monde, il faudrait que vous passiez au bar et que les Elus soient d'accord, il faudrait préalablement une enquête sur vous.
Notre vie est la vôtre, notre mal est cette vie comme la vôtre. Plus elle est banale, plus il est faible. Car nous ne le fuyons pas dans des rêves, dans des voyages, dans des chansons d'ailleurs, dans des films d'ailleurs, dans des romans d'ailleurs. Les Elus ne fuient pas, ils veulent ce monde. L'arracher à l'Ordre. Nous ajouterions plutôt de la banalité à la banalité pour en être mieux cachés. La banalité est ce qu'il y a de meilleur dans la vie. C'est l'eau pour le poisson. Quand elle diminue, que "les choses bougent", selon une expression usuelle, nous commençons d'être inquiets. L'Ordre a dû sentir quelque chose de non conforme, comme un chien; il cherche. Il a du flair, il ne faut pas mépriser l'adversaire, l'inattention serait notre perte. Quand il cherche, on s'arrête de respirer s'il est tout près, on ferme les yeux d'angoisse, les âmes sont affolées, on fait le mort. Ici, dans le bar, tout est comme partout. Pareil. Vous ne pouvez pas trouver une différence significative. Tout est conforme dans l'Ordre; il ne peut rien trouver à nous reprocher.
Mais les assurances ne peuvent rien contre le hasard, un système de l'Ordre destiné à déjouer les calculs. L'absence apparente de logique est programmée dans la logique; elle obtient des résultats. Ainsi une enquête sur un de nos enfants a eu lieu. A cause d'un chien des écoles venu fouiner sans raison parce qu'on ne lui livrait pas cet enfant; on avait beau lui répondre que la loi ceci, la loi cela, il était acharné; le chien des écoles voulait s'emparer de l'enfant. Il a fait intervenir la police, il prétendait que le père officiel avait prostitué la mère, que l'enfant n'était pas de lui mais d'un amant de passage, qu'il n'avait aucun droit réel sur l'enfant, qu'on ne pouvait même pas en laisser la garde à la mère, visiblement au pouvoir d'un proxénète... Tout un scénario qu'il avait composé à partir de quelques mots volés à l'enfant dans l'aire de jeu du square pendant que sa mère était distraite probablement par une complice. L'enquête est allée jusqu'à l'ADN. Heureusement Il Professore est justement chargé (entre autres) de ce genre de recherche dans le seul laboratoire de la ville équipé pour cela; il n'a pas trouvé ce que croyait la police; au contraire. L'échantillon envoyé ailleurs par système postal ordinaire a pu être intercepté et rendu conforme aux intérêts supérieurs de notre collectivité. Nous avons poussé des parents qui ne faisaient pas partie des nôtres à protester, à exiger le départ du chien des écoles parce que, avec un type pareil, le drame peut s'abattre brusquement sur n'importe quelle famille. Le scandale nous en a débarrassés. Il a été muté dans une autre ville.
Vous voyez à quel point le danger est constant ? Même sans faute de notre part. La banalité est essentielle mais elle ne suffit pas. Il faut noyauter tous les services ennemis. Les renseignements qui nous sont vitaux doivent nous parvenir rapidement, quitte à sacrifier l'un des nôtres.
Jacques est l'un de nos martyrs. Proche du maire il faisait partie des cinq personnes
au courant d'une rafle programmée pour trouver d'invisibles délinquants dont les
réunions mystérieuses avaient été remarquées par de braves retraités. Ce soir-
Le Capitaine des lacs est parvenu jusqu'à sa cellule et l'a aidé à se délivrer. La police a dû s'expliquer pour avoir poussé au désespoir au point qu'il se pende dans sa cellule un notable arrêté sans preuve sérieuse sous prétexte d'information à un groupe moralement douteux, sans plus, dont l'existence n'était même pas prouvée, dont l'existence était supposée à partir de propos vagues de personnes âgées, honorables certes mais âgées, méfiantes à tort et à travers, soupçonnant les jeunes notamment des pires abominations en permanence. Elle s'était trouvé un coupable pour se couvrir et l'avait poussé au désespoir. Il ne pouvait pas avouer parce qu'il n'avait rien à avouer.
L'âme de Jacques revit dans le petit Jacques, fils d'Amandine.
Nous avons dû constater que toutes nos précautions n'étaient pas suffisantes. Nous ne surveillions pas ceux qui n'avaient aucune importance; c'était une erreur. Eux ont tout le temps de surveiller. Il faut avoir des yeux et des oreilles partout. Nous avons immédiatement porté notre effort sur l'aide aux personnes âgées. Plusieurs des nôtres n'ont pas hésité, même une seconde, à changer de métier. Les remarques et les interrogations des troisième et quatrième âges passent désormais par nous et nous faisons pour notre sécurité ce qu'il faut.
Quoi, tu es meilleur(e) que nous ? Il n'y a pas de guerre de ton pays ? On n'a pas
tué pour toi ? Tu n'as pas tué par soldat interposé ? Tes petites mains sont proprettes,
tu es content de toi. C'est bien... Lâche et planqué... Oh, j'exagère, oui... Pas
tellement... Ne nous fâchons pas, je reprends mes mots. Là, ça va ?... Mais je n'en
pense pas moins... Tu fais faire le sale boulot à d'autres et toi tu te fais reluire
la conscience; comme elle brille bien. Voilà une conscience bien soignée, de premier
choix; tu veux la vendre ? Tu veux la faire défiler sur les Champs-
Ta conscience de planqué, ses jugements devraient plutôt s'adapter à ce que tu es.
Si une âme est en toi, laisse-
Abandonnons nos différends. Si tu peux nous comprendre tu mettras en oeuvre ce que
je t'apprends. Même un aveugle trois fois saint peut aimer les enfants. Et aider
les enfants à venir au monde malgré l'Ordre. Tu ne peux pas approuver que certains
soient écartés de la vie parce que, au lieu d'être une prison sûre, ils permettraient
la vie de l'unité. La réalisation de l'unité avec l'âme. Nous, nous sommes marqués
pour cela; ceux de la marque sont l'armée choisie de Dieu. Mais beaucoup peuvent
être élus. Que toutes les villes soient comme la nôtre, que les Hommes prennent le
contrôle invisible des villes ! L'intelligence, au départ simple système de gestion
interne, peut être détournée, utilisée pour l'existence. La mort a une puissance
limitée. Le temps est-
La preuve pour nous ? C'est que nous pouvons exister; nous pensons, nous comprenons la mort, le temps, l'espace, la logique, l'Ordre; nous pensons, nous comprenons que nous pouvons exister. Par l'union avec l'âme qui est en nous, qui n'est pas limitée à la logique. Alors nous ne sommes plus limités à la logique. En termes employés pour notre faible compréhension par les âmes, nous sommes rachetés et nous cherchons l'issue pour rejoindre Dieu, afin d'avoir accès à l'existence.
Nous sommes. Les hommes-
Laissez-
Venons-
Et là, je vous le demande, que proposez-
L'honneur, ça vous dit quelque chose ? Où est celui de Charles ? Où est celui de Marguerite ?
La vie n'est pas assez difficile ? Des salauds peuvent vous la rendre épouvantable tous les jours, vous humilier tous les jours sans que ça s'arrête, sans que vous puissiez faire en sorte que ça s'arrête ?
Mais vous êtes peut-
Ne vous cachez pas derrière des principes parce que l'histoire (vraie, réelle) arrive
à quelqu'un d'autre. Que faites-
Des mots...
Des mots.
Halte à la violence ? Bravo. Mais il s'en moque, lui. Ta paix est à sens unique. Ça ne va pas.
La force ne peut être vaincue que par la force.
"Vous n'allez pas le tuer au moins ! Rien n'est plus beau que la vie !" Oui, la nôtre d'abord. Ceux qui refusent de tuer les persécuteurs sont ceux qui laissent tuer les victimes.
Que feriez-
Le Capitaine des lacs a réuni le groupe des Guerriers, ils sont allés punir M. Oscar
Chimsim mais celui-
Le plus fort est celui qui est prêt à aller le plus loin. Pour nous il n'y a pas de limite. Ni nos vies ni celles des autres.
Les nôtres doivent vivre tranquilles dans le monde de l'Ordre jusqu'à l'extinction du monde de l'Ordre.
Les Guerriers ont tué nos ennemis et leurs familles. Officiellement tous ont déménagé,
le ménage a été fait avec soin. Ils sont partis, repartis; bref personne n'a été
étonné, ils angoissaient tout le monde et personne n'osait rien dire, la "justice"
ligotait la police. C'est mal de "se faire justice soi-
Je ne vous demande plus : Qu'auriez-
MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE !