II

(Deuxième strophe)

 

SE FRERES VOUS CLAMONS, PAS N'EN DEVEZ

 

L'automne est officiel sans qu'on l'ait vu venir. Les arbres ont tellement jauni, tellement perdu de feuilles sous la canicule qu'il n'y aura pas l'incandescence habituelles du parc qui attire alors les villageois comme un décor gigantesque de cinéma où l'on croit pouvoir jouer. L'été indien repousse encore les pluies. Mais la chaleur est douce, juste paresseuse, une chaleur de paix et fraternité peu après la grande rentrée des arts et métiers. Toute la ville est au travail de la vie. On calcule, on produit, on vend. Les soirées irréelles dans ce piège de tendresse où la nature des parcs et jardins semble en total accord avec les employés régisseurs s'étirent interminablement en un bonheur ralenti, presque arrêté, et qui brusquement va fuir.

Sophie elle-même préfère être assise sur sa terrasse. La porte du bar et toutes ses fenêtres restent ouvertes. On se dirait après une guerre, après la libération, après une signature entre belligérants pour l'harmonie et la concorde. Les gens de l'Ordre ne nous attaqueront plus. Les chiens sont enchaînés. Leurs aboiements de rage ne s'entendent même plus. Une illusoire trêve de sérénité qui pourrait tromper les naïfs de la paix des âmes.

On lève la tête pour être les nuages, on se déplace précautionneusement dans les flamboiements du soleil couchant, on se grise des hauteurs pures. Pour une fois on n'attend rien, on n'a pas besoin de souhaiter, de vouloir; regarder suffit. Le passé n'a pas eu lieu. Mais où vont-ils tous ces extasiés le nez en l'air, pas à l'abri de collisions touristiques, saugrenus affamés d'espace qui errent rangés sur les allées, couples sans ardeurs, familles sans disputes, solitaires sans amertume, groupes d'amis sans cris joyeux ?

Et puis le bar de Sophie, enfin les sièges de la terrasse, n'offre plus une place. Elle sert de table en table dans un silence rare. Les gens semblent s'apercevoir qu'ils n'ont rien à dire, ils ne s'insultent pas en plaisantant, ils ne plaisantent pas en s'insultant, leurs yeux où se posent les étoiles deviennent immenses du ciel, leurs univers s'entrecroisent tout là-bas, très loin, là où ils ne savent plus où est la terre. C'est le sommeil éveillé sans rêve. Plus beau que le rêve.

Toutes nos familles sont bien revenues de leurs vacances. Sandra, fière de ses exploits routiers, se sent capable d'un tour de terre; Nathalie est réservée, Elisabeth est prête. Victor est venu apporter un beau caillou à tante Sophie qui lui a fait des gaufres pour le remercier du joli cadeau; mais bien sûr on a fêté tous les autres retours de ceux que vous ne connaissez pas; une sorte de fête continue du retour des vacances. On a la tête pleine de tous les souvenirs des autres. Salade de mer, d'océan, de montagnes fraîches, de sable blanc, de soleil rond, de poissons biscornus, de lune baladeuse, de villes construites de monuments, de trains sans places... le tout succulent.

Il faut être vigilant. Dans des moments comme celui-là où tout semble se limiter à son apparence, on prononce facilement des paroles sans importance dans lesquelles peut se glisser la phrase ambiguë que l'ordre ne ratera pas, que ses ordinateurs vont analyser, comparer à d'autres. La faute est sûre quand on n'est pas sur ses gardes. Surtout que les enfants ne restent pas avec des enfants non-élus qui peuvent être de simples collecteurs de renseignements sur les adultes. Les grandes oreilles de l'Ordre écoutent en permanence.

La trêve est un piège par la beauté du monde, la beauté du monde est un piège pour ne pas aller au-delà de ce monde. Nous connaissons les phrases de la banalité qui rendent invisibles. Nous avons des rencontres programmées dans des lieux divers pour dire les phrases de la banalité, sûrs que nous sommes d'y être écoutés par l'Ordre, afin qu'il en conclue à notre conformité.

Il Professore lui-même y participe. Episodiquement chacun joue sa séance de banalité. Au téléphone c'est constant, forcément. Mais l'Ordre se méfie de ce qu'il entend sans ruse. L'internet ne le renseignera pas sur les détenteurs d'âmes, il le sait bien. Alors nous donnons des gages là où on va nous surprendre. Nous nous limitons en ce cas à ce que vous êtes. Là nous sommes frères. Frères des hommes-corps.

Mais vous êtes peut-être autre vous aussi ? Ou vous n'êtes pas marqué mais vous pouvez rejoindre les Elus ?

Notre certificat de banalité est une garantie de vie pour nos enfants. L'Ordre qui a de beaux discours lénifiants sur les enfants les jetterait sans pitié dans ses prisons à viols s'il les découvrait. Avez-vous conscience de ce qu'il fait réellement dans ses écoles, dans ses orphelinats, dans ses centres d'aide, dans ses clubs de sport pour enfants, dans... ? Les aides retiennent comme des grilles, des barreaux.

Dans le genre tous frérots, le Simon fait fort. Les matchs-foot vont reprendre, il est prêt. La première banderole de l'année est sans concession pour l'adversaire : "Tous des proxés, des pédés, des baisés à Villers !" Villers est la ville "invitée". On sent bien que sa synthèse va être critiquée; les journaux locaux ne peuvent que tomber dans le panneau et on obtiendra même peut-être l'ire de la presse spécialisée nationale. Simon est déjà passé deux fois à la télé - une pour coups et blessures, l'autre pour incitation à la haine raciale : ce n'est pas qu'il y ait eu des joueurs d'autres races dans nos clubs mais à défaut il a fait comme si; on se serait cru dans un grand club international, on a même eu droit à la police avec casques, boucliers, pistos électriques; comme pour nous c'était la première fois on a perdu l'après-match (on avait aussi perdu le match), mais quelles photos à la une ! Il sait mener ses hommes, les supporteurs supportent ici mieux qu'ailleurs, ils animent des matchs qui sans eux seraient assommants, parce que nos joueurs...

Vous êtes de Villers peut-être ? Pourriez-vous perdre un match contre nous de temps en temps ? Nous ferions ainsi un premier pas vers l'entente et la concorde. Ou si vous êtes d'ailleurs, vous avez des relations... ? Je  pense surtout aux supporteurs de Villers qui vont encore se faire casser la gueule chez nous. Simon cherche une augmentation de ses effectifs pour le match-retour afin de cerner leur ville et de s'emparer du commissariat de police et de la mairie où il fera flotter le drapeau de notre club. Seuls les éternels grincheux peuvent ne pas être éblouis par tant d'inventivité. Sa saison-télé sera bonne. Et ce n'est pas dans l'équipe que nous pouvons trouver notre vedette.

Si vous êtes critique au sujet de la normalité de Simon, j'en ai d'autres à vous présenter. La gamme complète. On a même un chanteur en ineglishe, on s'réunit et "allez, tous avec moi", boum; on fait tout c'qu'i faut, quoi. De la baguette quotidienne à ça. Il ne chante pas faux, il écoute la télé et il fait pareil. Nous faisons pareil. Vous faites pareil. Ils font pareil. Mais à Villers, d'après une source sûre de Simon, ils chantent faux. Quoi d'autre ? Notre salon de peinture. Bien sûr on en a un. Ouvert à tous comme le salon des Refusés du P'tit Léon III. On a tous les styles reconnus, impressionnistes, néo, expr-, fauv-, cub-, surr-, tout; et on le fait soi-même. Les bals, la contrebande de cigarettes, le hasch, les cambriolages... On n'est pas partout ? Pourquoi pas ? Vous ne seriez pas élitiste par hasard ? Le genre "nous de la Haute" et pas vous les "d'en-bas" ? Saleté d'exploiteur des petits, des sans-grade.

Je plaisante. Mais nous sommes toujours dans les protestations contre l'élitisme. Nos enfants ont tendance à être surdoués et nous tenons évidemment à ce que cela ne se remarque pas. Le mieux, avons-nous pensé, est de faire partie de la tête du mouvement adverse. Ainsi il attaque les autres, pas nous. Nous sommes également au staff de la ligue pour les droits de l'homme, dans celui des comités contre le racisme (on a évité d'y mettre Simon pourtant postulant), dans celui pour une planète propre - nous avons trouvé l'idée jolie -, dans tous ceux qui sont pour l'écologie du reste mais aussi celui pour la sécurité dans nos rues, celui pour la peine de mort et celui contre la peine de mort... Notre aide est éclectique, notre participation à la banalité est un système de renseignement qui vaut les grandes oreilles de l'Ordre. On est tellement partout en lui que nos poitrines se soulèvent de sa respiration. Nous finirons pas en savoir plus sur lui que sur nous-mêmes. Notre banalité est sans défaut de cuirasse, elle est un trésor acquis à conserver précieusement, elle est un trésor culturel.

Et voici la première pluie de l'automne, elle a commencé tôt le matin, les services météo l'avaient annoncée mais au réveil on vient sur la porte ou aux fenêtres pour la regarder comme une curiosité. Elle est très légère, quasi inaudible, on dirait qu'elle n'arrive pas à mouiller le sol, elle nettoie juste la poussière et fait briller les troncs des arbres. Seules les personnes âgées ont cru bon de sortir avec les parapluies, la température est si douce, comme en accord avec la pluie, qu'on prend du plaisir à se promener pour sentir les gouttes. Toutes les marches sont joyeuses, des adolescents courent, haletants se réfugient contre les arbres presque sans feuilles, s'écartent de leurs protecteurs, dans de la pluie calme; quelques voitures les frôlent sans éclabousser, leurs moteurs ronronnent; le facteur oublie de protéger le courrier.

Plus les gens sont occupés agréablement moins ils se posent de questions, plus nous sommes tranquilles. Comment dans ces conditions ne serions-nous pas heureux du bonheur des autres ? D'ailleurs nous savons aussi admirer une pluie tellement hypnotique - sans nous laisser hypnotiser bien sûr. On se sent tous frères quand on partage une même admiration, au stade, sous cette pluie, devant un paysage préservé, face à un chanteur améringlishe camé, au ciné 3 D stéréo quadri surround effets spéciaux boum... Le partage crée la cohérence. Nous partagerons volontiers votre pain avec vous. Nous ne sommes pas dupes de ces systèmes de l'Ordre, nous nous contenterons ensuite de vous regarder subir le bâton. La participation a des limites.

Par exemple nous avons soin d'être présents dans les arts qui rassemblent des groupes, c'est une glu qui tient bien les gens et permet de les surveiller. Comme les sexes ont tendance à revendiquer des arts particuliers, nous avons aussi notre plasticienne, notre auteure, notre chanteuse féministe... Notre plasticienne est connue dans d'autres villes, elle a même exposé à Villers. Il n'y a que pour les enfants que nous évitons soigneusement toute participation aux concours, aux joyeuses petites fêtes sans barrières, aux sorties, aux activités soi-disant sportives... Quand Il Professore a pris un bain nécessaire de fraternité avec les hommes-corps, il rentre avec soulagement dans son laboratoire; nous éprouvons de plus en plus la même satisfaction d'échapper aux contraintes de l'amour public obligatoire. La promiscuité avec la joie volontaire dans la programmation festive nous donne la nausée. Il faut pourtant faire semblant ou être remarqués.

Disons que nous éprouvons pour les Autres un amour assassin. Nous aimons trop l'Humanité pour tolérer qu'elle soit souillée par l'Ordre. Les copies avilies de l'Homme qui prolifèrent dans les labyrinthes des cités avec leurs séances de fraternité convulsives, leurs séances d'admiration, leurs séances télé de culpabilisation, leurs séances de mime de Dieu... sont des offenses à Dieu. Elles doivent être effacées comme une caricature graffiti sur un tableau. L'homme qui marche est un grotesque naïf; sa représentation sculptée n'a rien de noble; le progrès est l'ingénieuse avancée immobile; il donne l'illusion de bouger. L'homme qui marche est une idole. Il est admiré par les hommes-corps dans des manifestations publiques auxquelles nous n'oublions pas de participer. C'est comme si les poux de l'Homme avaient pris le pouvoir et s'autoadmiraient en s'appelant les hommes. Nous vivons au milieu de nos copies. Nous vivons cachés par l'homme qui marche. Nous imitons la pas qui nous a imités. Mais les Elus ne se complaisent pas aux simagrées; plus ils participent, plus leur mépris et leur haine des poux de l'Ordre grandit; l'homme qui marche sera brisé; cette offense à Dieu sera brisée.

 

Le tirage illimité de nos copies par l'Ordre vaut bien des droits d'auteur que nous ne sommes pas vraiment en mesure de lui demander. Il faut donc nous servir. L'argent étant indispensable dans le monde tel qu'il a été organisé sans nous demander notre avis, doit être ponctionné dans le grand corps social sans douleur et sans trace d'aiguille. Vous ne devez pas vous en scandaliser car en fait tout est notre bien, tout est aux Hommes, nous reprenons une faible partie de ce qui est à nous. Votre propriété est notre vol. Vous nous l'avez prise, nous vous la reprenons. Il n'y a donc pas de scrupules à avoir de notre part.

L'argent est un masque indispensable; sans lui on ne saurait sortir dans la rue et ne pas se faire remarquer. Pas question d'ailleurs pour nous de masques de grand art, de masques dignes du carnaval de Venise, le masque à grimaces ordinaire nous convient.

L'argent se trouve dans les caisses de l'état, dans les caisses des banques, dans les caisses des entreprises florissantes, dans les caisses de particuliers au premier rang du service de l'Ordre.

Alain s'occupe particulièrement des recouvrements sur les services publics; Sarah étudie les banques de l'intérieur en employée modèle; Irène est une secrétaire dévouée de PDG; Charlène est au service "Vieilles dames", Ibrahim un aide-soignant scrupuleux d'une maison de retraite qui renseigne Charlène; Louis est au service "Décès sans héritiers directs"... Les dévouements sont nombreux, il s'agit de vous en donner une idée, nous nous garderons bien d'en dresser la liste.

La finance est le nerf de la guerre, y compris cachée et de libération. Les occupés fauchés ne développent pas leur Résistance, ils n'ont pas de masques pour sortir dans les rues, ils sont pris et tués.

Pour sauver les enfants, leur permettre de grandir dans le savoir, les moyens financiers sont à se procurer où ils se trouvent. Il serait vain de compter comme Jean sur la charité publique. L'Ordre l'a fait assassiner par ses hordes. Dieu nous donne le droit et la force de nous aider.

Nous ne pratiquons plus toutefois la ponction directe sur les banques : leurs coffres sont trop bien défendus, leurs gardes sont trop nombreux; nous préférons la ponction invisible sur leurs affaires plus ou moins (il)légales, c'est là où l'état les réglemente le plus que, en dissimulant, elles comptent et recomptent moins bien; il y a toujours à rafler quand on met un PDG en surveillance 24 h sur 24. Le personnel en mission est alors important et la coordination essentielle, la ponction par ordinateur et sans trace doit être calculée avec précision. Malgré les dévouements et beaucoup de travail, les profits s'avèrent souvent décevants; surtout comparés aux risques. C'est ce qui explique que nous ayons recours assez rarement à ce procédé.

Notre service "Vieilles dames", lui, récolte des dons assez faibles mais plus nombreux, néanmoins aléatoires; parfois des héritiers fouineurs se mettent à réclamer les sous malgré le service rendu. Mais c'est rare. En général notre ange de la mort a été sollicité et sa rétribution acceptée par tous; les maisons de retraite sont elles-mêmes contentes d'être débarrassées de cas difficiles du moment que tout scandale est écarté. Il y a des règles à respecter dans l'accélération des processus vitaux. Parfois des doutes viennent à des gens qui ne sont pourtant pas concernés, la justice vient se mêler des affaires des autres, elle ordonne des autopsies. Il Professore les fait avec méthode, rationalité, compétence; ses rapports sont des modèles du genre, on les donne en exemple dans toutes les écoles ad hoc du pays. Il n'en est pas spécialement fier, il est au-dessus de ces vanités; je mentionne ce fait pour expliquer que s'il ne trouve rien c'est qu'il n'y a rien à trouver.

Il Professore est chargé de tout le service scientifique de la justice dans notre ville. Il a beaucoup de travail. Mais il sait déléguer ses responsabilités. Jamais il ne lâche un de ses subordonnés qui a des problèmes avec les autorités diverses ou avec la presse. Il sait aussi créer une bonne ambiance d'équipe qui rend légers des métiers pénibles.

Pour en revenir au tonneau des Danaïdes, celui de l'état alimente le nôtre sans qu'il s'en aperçoive puisque la loi impose que le nôtre alimente le sien. Je veux dire que si on lui prend l'argent pour payer ses impôts et ses taxes, il le récupère; le tout est qu'il ne s'aperçoive pas qu'il s'est payé lui-même. Alain est un inspecteur des impôts compétent, efficace et performant. L'informatique, qui simplifie paraît-il la vie, nourrit de ses secrets son inventivité pour avoir des calculs justes même aux yeux des experts. Imaginez le temps qu'il faudrait pour démêler une pelote de fils d'araignée. On a arrêté dans son service une femme qui sans se faire remarquer (nous ne nous mêlons pas des affaires privées si elles ne nous concernent pas directement ou indirectement) avait mis un pécule de son côté, son train de vie avait attiré l'attention. Il y a eu du remue-ménage, une vérification systématique de tous les comptes et calculs; nous étions inquiets; les chargés de mission n'ont rien trouvé. Alain, t'es le meilleur. Bref les sommes concernées sont certes limitées mais permettent de construire l'avenir avec plus de sérénité; Simon, qui n'aime pas les soustractions, est content. Les aides de l'état, même involontaires, sont les bienvenues pour améliorer le cadre de vie de nos enfants, ils doivent grandir dans les meilleures conditions possibles; nous travaillons dur, ne croyez pas que nous vivions en parasites ou en assistés, mais la vie est tellement chère, l'Ordre tellement impitoyable, il faut bien se débrouiller, se débrouiller pour payer moins afin de vivre mieux. Prenez le cas de Nathalie, la mère d'Elisabeth; elle est secrétaire à domicile et vraiment gérer des rendez-vous, répondre à des plaintes, classer des documents... elle le fait sans regarder le temps employé avec une conscience professionnelle que personne ne pourrait nier; eh bien avec les impôts leur vie serait misérable; si ! elle ne s'en sortirait pas ou à peine ! Le superflu, grignoté par les taxes et les impôts, est seul au service du développement harmonieux de l'enfant; il est donc indispensable d'empêcher le préjudice causé par l'état sur des travailleurs. On évitera la blague des impôts au service de tous grâce à leur emploi judicieux dans des travaux etc. d'utilité publique; cet argent gonfle les poches des multinationales et de leurs politiques, il est plus utile à notre collectivité.

De toute façon si vous voulez nous traiter de voleur et d'assassin, à votre aise. Des mots ne me font pas peur et ce ne sont que des mots tandis que le développement de nos enfants est une réalité. Grâce aux actions ciblées au sein de notre plan économique annuel, il atteint un niveau qualitatif jamais atteint sur cette planète. Si vous avez un morceau de route de moins, dont vous n'aviez d'ailleurs que faire, dites-vous que l'argent cette fois a été bien employé. Quant aux dons des agonisants, c'est tout de même leur droit de ne pas avoir envie d'agoniser. Gardez vos mots pour vous; la morale en place est excellente mais seulement pour ceux qui en profitent, le pauvre honnête entretient de sa misère les fêtes et les vices des riches; ce n'est pas là notre affaire. Pas du tout. La morale ne sert que ceux qui savent s'en servir. Et comme on dit, il vaut mieux être du côté du manche (pour cogner) que du côté du balai (pour  être balayé). Notre collectivité est travailleuse, sérieuse et à morale interne uniquement. Savez-vous combien coûte un bouquet de fleurs ? Un modeste, quelques oeillets et trois roses ? Le bonheur des fleurs est à la portée de ceux qui peuvent l'acheter. Quoi de plus joli qu'un enfant respirant les fleurs ?

Votre devoir n'est pas notre devoir. Du moins si vous servez l'Ordre. Etes-vous un Homme ? Les Hommes ont la morale au service des enfants des Hommes. En ce qui concerne les banques nous avons donc le sentiment d'avoir le droit de disposer de leurs liquidités. Nous n'en sommes pas actionnaires ce qui ne nous empêche pas de nous en sentir propriétaires. Conviction qui n'est pas partagée par les banquiers. Avec ces gens-là la soustraction est pour nous, l'addition pour eux. Ça ne nous va pas du tout. A vous non plus ? Mais si vous les attaquiez vous seriez faible car ce serait dans un but égoïste; quelques malfrats qui volent pour aller se dorer au soleil; on vous aura vite repéré sur votre plage privée. Le plus fort est celui qui sert Dieu. La morale de Dieu n'est évidemment pas au service de l'Ordre.

Nous ne nous soucions pas de luxe, nous. Mais les biens spirituels ne peuvent être retrouvés que grâce aux biens matériels. Le Jardin ne peut être retrouvé qu'en usant du jardin de la terre qui n'en  est pourtant pas l'image. Nous utilisons ce monde contre ce monde. Nous sommes les terroristes du temps. L'idéal n'est même pas une image de la foi, celle-ci est absolue ou n'est pas; il n'y a pas de compromis possible avec nous, car nous savons. Les soumissions appartiennent au monde ironique de l'Ordre; pour nous elles ne sont que de la logique, elles n'auraient donc de sens ni de notre part ni envers nous. La lutte exige d'être impitoyable; on ne la gagne pas en tendant la joue gauche, on ne la gagne pas en étant bien gentil, on ne la gagne pas avec des scrupules. Ceux qui ne tuent pas les enfants de leurs ennemis laissent tuer leurs propres enfants. Les enfants des Elus sont les seuls à être libres, ils sont les âmes qui nous ramèneront au Jardin. Dieu est en eux. Ils sont les dieux cachés de cette terre. L'issue sera trouvée un jour et nous reviendrons pour détruire l'Ordre, les temps.

Certains de nous pensent qu'il faut en fait s'emparer de ce monde, puis de cet univers, des univers et alors les tuer; ce sacrifice total, cette auto-destruction serait le seul moyen d'abolir les temps et de retourner en Dieu. Il n'y a pas à trancher entre ces théories. Elles se complètent. Si l'Ordre isolé du reste est inaccessible, il ne reste que cette solution. Un univers est un battement de coeur, il se contracte, se dilate, se contracte, tous les univers en ce moment et ceux qui se sont succédé au travers des temps sont des battements de coeur, mais où est le coeur ? Le coeur est l'Ordre lui-même. Il semble partout et nulle part, ce qui n'est pas dans la logique; même les âmes, elles l'ont reconnu, ne savent pas où est le coeur. Il bat sans raison avant lui, sans raison, sauf celles qu'il crée, ce battement horrible s'entend avec des appareils braqués sur l'espace, le temps écoute battre son coeur qui est la mesure du temps. C'est un cercle, le serpent qui se mord la queue. La solution doit être dans l'infime. Empêcher une auto-réparation microscopique qui, par enchaînement logique, empêche d'autres auto-réparations et ainsi de suite jusqu'à la mort du coeur. Les âmes seront en cercle autour du coeur qu'elles regarderont mourir. Il explosera enfin et elles seront libérées. Tout ceci, nous le comprenons bien, n'est qu'images pour remplacer ce qui n'est pas accessible à notre intelligence. En quelque sorte nous comprenons par d'autres moyens. Nous serons là à la fin des temps, nous verrons le coeur mourir, ce sera notre oeuvre enfin accomplie. Les Elus auront tué l'Ordre et seront de nouveau en Dieu. La mort sera vaincue quand le coeur de l'Ordre s'arrêtera. Il n'est rien, elle n'est rien, la logique n'est qu'une illusion à effacer.

 

AVOIR DEDAIN, QUOIQUE FUMES OCCIS

 

Votre intelligence rit de notre foi ? A la façon dont vos journalistes athées sur toutes vos chaînes de télévision tournent en dérision les fidèles de l'Eglise ! Les plus proches de nous. Mais beaucoup n'en sont que des hôtes spectateurs, hommes-corps venus mimer Dieu dans des automatismes sacerdotaux pour être recyclés au service de l'Ordre après une crise de conscience qui leur faisait courir le risque de la vérité; les autres nous intéressent : certes leur dressage mental est si savant que leur intelligence les empêche de pouvoir nous comprendre, mais leur programmation de fer maintient des âmes qui sont les dernières à avoir été capturées dans une prison physique, qui sont encore pleines d'énergie, si j'ose dire, pour se débattre au point qu'elles ont amené les corps là, dans ces églises; les âmes nouvelles dans des tuniques de chair sont mieux gardées que les autres, nous ne pouvons pas briser leurs chaînes, les libérer; nous n'avons pas la force; nous les voyons prises, soumises, violées par l'Ordre, nous ne pouvons rien, la garde est trop renforcée. Dans la lutte finale les dernières âmes capturées nous rejoindront dès que l'Ordre aura dû relâcher son attention, dès que ses forces seront en partie déplacées vers le front, elles seront les auxiliaires précieuses des Elus dans le meurtre du coeur.

Ses pulsations sont le mouvement des aiguilles de nos horloges, elles scindent notre réel, elles le séparent en fines lamelles que les hommes-corps admirent à la une de leurs journaux et dans les saccades des montres sur leurs pouls. Les coeurs des hommes battent du coeur de l'Ordre, tous les espaces vivent de ce coeur qui bat dans le coeur des hommes. Ils adorent la vie. La monstruosité est la vie.

Elle a pourtant l'apparence de la paix dans notre parc strié de pluie. Des silhouettes à parapluie trottinent sans espoir de lui échapper, elles sont à peine amusantes dans leur semi-hâte. Sophie les regarde de sa porte encore ouverte. Elle attend une visite-souvenir. Elle attend le moment où sa mémoire sera capable de faire revivre Jean qui arrivera du porche là-bas en courant sous la pluie. Il attendait qu'elle ouvre, il ne prévenait jamais, aux premières pluies de l'automne elle le voyait un jour courir vers elle, il avait besoin d'elle. Chaque fois il était un peu plus faible, un peu plus abîmé par les hordes, un peu plus près de la mort. Il avait besoin de la voir, seulement; il la regardait, seulement; il ne parlait pas. Elle le faisait entrer, le faisait s'asseoir, l'installait. Il la regardait. Elle lui servait un repas, quelle que soit l'heure; il n'avait pas faim, elle voulait qu'il soit l'hôte. C'était la seule fois de l'année où il venait jusqu'ici. Il n'était jamais loin pourtant, la ville n'est pas si grande; la seule fois dans l'année où il venait ici. Elle s'asseyait en face de lui, après avoir fermé la porte pour qu'on ne les dérange pas... Le voilà. Il court sous la pluie, il arrive vers elle, il sourit. Sophie est si triste de le voir en si mauvais état. Elle le fait entrer, elle l'installe. Comme toutes les années elle place le couvert à la table choisie, elle sert le repas. Elle a fermé la porte, elle vient s'asseoir en face de la place vide. Il avait parlé de moins en moins. On lui avait un jour brisé la mâchoire. Seul le regard ne changeait pas. Elle lui parlait. Elle lui parle. Qu'il sache qu'il ne sera jamais seul. Qu'elle ne peut pas vraiment le comprendre mais qu'elle ne le laissera jamais seul. Elle lui dit leurs vies. Elle lui dit leur vie. Il la regarde. Il ne souffrait plus le jour où il la regardait. Elle ne pleurait que quand il était reparti.

Lorsqu'elle rouvrit la porte Elisabeth était là avec sa poupée, chacune avait son petit parapluie mais elles avaient dû se serrer dans le léger renfoncement pour éviter d'être mouillées. "Pourquoi t'as refermé ? Tu ne voulais plus nous voir ? - Mais si, chérie, je ne savais pas que vous étiez là. - On a couru sous la pluie et toi tu as fermé. - Je ne vous ai pas vues... Pas vues." Sophie dit à la petite fille qu'elle vient de recevoir la visite de Jean, c'est l'unique fois où il vient; Elisabeth sait qui est Jean, ce qui lui est arrivé, elle comprend très bien. La voilà réconfortée.

Les sacrifiés de la foi sont connus très tôt de nos enfants. Ils ont souffert pour nous. Ils ont souffert pour eux. L'enfant qui n'apprend pas au nom d'une liberté d'épanouissement ignore sa culture, l'enfant qui ignore sa culture devient l'adulte qui tue sa culture; et pour nous il s'agit de beaucoup plus, de Vérité. Vos civilisations sont mortelles, nous ne le sommes pas. Elisabeth connaît les noms, elle a vu les visages, ils lui ont parlé dans des films. Nous aussi nous avons une cérémonie de commémoration de nos morts. Pas superficielle, vide, comme les vôtres; vous faites trois grimaces appropriées devant les monuments aux morts de vos dernières guerres puis pour le fric tu vas livrer des pans entiers du pays à ceux contre lesquels les tiens ont lutté jusqu'au sacrifice final afin qu'ils n'entrent pas. "Les temps changent", dites-vous avec votre légèreté habituelle pour vous couvrir; vos enfants se demandent s'ils doivent venir s'ennuyer là, plus tard ils essaient de supprimer le plus possible de ces commémorations dirigées contre les ancêtres de beaucoup qui sont maintenant dans les murs.

Les âmes parlent à nos enfants de nos morts. L'argent ne compte pas pour nous, on ne nous achète pas pour que nous livrions nos morts; rien ne nous détourne du but qui a été le leur, qui est le nôtre, qui sera celui de nos enfants. Seul le rite des reliques dans l'Eglise, imposé par les âmes récemment captives, peut rappeler un peu les nôtres. Mais, bien sûr, les âmes des morts réincarnées s'y expriment. Le petit Jacques dit le don de soi de Jacques; il se raconte aux autres enfants qui ne se contentent pas d'écouter, ils communiquent entre eux. L'armée des enfants aura raison de l'armée de l'Ordre. Elle a la foi effective contre les temps "qui changent".

Comment faites-vous pour supporter de n'être que des courants d'air ? L'Ordre vous méprise tellement qu'il ne s'enrhume même pas de vous. Coupable plaisanterie, d'accord. Tout de même est-ce qu'une relique n'est qu'un bout d'os pour toi ou est-ce que cette communication encore primitive de voir ou de toucher la relique d'un sacrifié te fait prendre conscience des rouages ironiques de l'Ordre avec son "progrès" perpétuel ? "Les temps changent" mais nos âmes ne sont pas du temps, nous refusons le temps.

Elisabeth sait Jean. Elle n'ignore pas qu'une âme perdue en ce monde n'est pas une âme captive. Jean ne se réincarnera pas comme Jacques par exemple. Jean est hors les mondes de l'Ordre. Son âme a rejoint Dieu. Nous l'y retrouverons quand les enfants auront tué le coeur.

Chaque enfant participe à notre liberté dans la mesure où il est porteur de notre vérité. La libération des âmes interdit toute compromission. Le danger est constant. A chaque instant nous risquons d'être piégés, pris, torturés, violés, brisés, d'agoniser des millénaires dans des corps reprogrammés pour ne nous laisser aucune chance; notre collectivité peut être décimée, détruite... Mais elle doit impérativement élever les enfants dans la sérénité. La peur des temps ne doit pas même les frôler. Nous sacrifierons tout, nous nous sacrifierons tous pour que les temps ne les flairent pas, ne les approchent pas. Leur vie doit être absolument sans heurt, sans secousse; leur croissance doit être heureuse.

 

Ce n'est pas parce que vous croyez que tout nous oppose que vous êtes loin de nous. L'opposition nette n'est souvent qu'entre la partie visible des plantes dans l'oubli de l'enchevêtrement des racines proliférantes. Vous modifiez ici ou là dans les racines, une cause change et les plantes changent. Vous aviez une fleur noire et une fleur blanche, vous voilà avec une fleur mauve et une fleur beige. Un gène change et les furieux deviennent moutons. Si vous n'êtes qu'un résultat il nous serait aisé de faire muter votre opposition envers nous; il nous suffirait de couper telle ou telle de vos racines. Difficile que l'Ordre ne s'en aperçoive pas, certes; nous ne contrôlerons pas votre machine de cette manière. Si vous êtes une âme, quelles que soient les oppositions, nous sommes semblables; les oppositions sont comme la peinture que l'on enlève en la raclant avec un ongle. Votre machine tient à sa peinture ? L'Ordre l'a rendue toute jolie ? Devenez curieux. Raclez pour voir ce que vous êtes en-dessous.

Nous savons déjà de vous que vous êtes hypocrite, parce que vous cachez ce que vous êtes en nous condamnant afin de paraître de haute valeur morale, voleur, parce que vous cherchez à tout payer le moins cher possible c'est-à-dire à ne pas payer le travail à sa juste valeur, assassin, parce que des guerres faites pour vous ont tué pour vous, violeur et pornographe, parce que vous regardez des films de viol et de sexe en sauvant votre considération sociale par une fin de punition pour le coupable dont vous vous séparez bien à propos... mâle ou femelle tu jouis grâce aux malheurs que tu provoques ou à ceux que l'art invente pour toi. Menteur, voleur, tueur, violeur, viveur, et tu nous condamnerais ?... Pour un plaisir de plus ? En ce cas tu es vraiment un salaud.

Du reste si tu n'es qu'un homme-corps c'est sans importance. La bête est faite pour jouir, engraisser et mourir. N'en parlons plus alors. Sois ce que l'on t'a fait, ton opposition nous cache.

A moins que tu ne veuilles te servir de ce que je t'ai dit pour nous tuer. En espérant peut-être une gratification en durée de vie de la part de l'Ordre ? La durée de vie est en général le salaire de la soumission, de la compromission et de la trahison. Ne cherche pas à te justifier. Inutile de mettre un masque si ce n'est pour toi-même. Un riche est tué; il l'est soit grâce à un raisonnement savant révolutionnaire qui rend l'assassin un héros à ses propres yeux, soit à cause d'une jalousie haineuse qui finit par passer à l'acte parce que tuer ça soulage, soit pour le voler tout simplement et malheureusement pour lui il s'est défendu; la racine change, le profit du meurtre est le même, suivant les conditions socio-politiques du moment on condamne ou pas. Notre richesse est en nous, nous sommes les âmes, tu es l'assassin, celui qui a fait semblant de nous embrasser pour nous livrer à notre ennemi en échange d'une durée de vie.

Ou quelque chose en toi essaie de te parler. Ou une voix est en toi qui te pousse à lire pour la comprendre. Les barrières de ta programmation ne sont pas si fortes, elles peuvent être brisées, un dieu est en toi et tu peux le libérer.

 

Les charniers de l'Ordre sont bien achalandés mais il n'en est pas à pouvoir nous mettre en devanture. Sur ses photographies, sur ses affiches, sur ses films il se raconte; la mort s'étale partout; la vaniteuse prend la pause en oripeaux de logique, fardée de temps. Nous nous cachons au sein de ses trophées dressés en tous lieux pour glorifier son triomphe; pour survivre nous nous cachons sous les charniers. Rien ne nous rebute. Nos enfants doivent grandir et être éduqués dans la sécurité au moins apparente. Malgré le danger, nous continuons.

Antonin, garçon bien tourné, se charge des recherches sur internet des êtres de la marque qui ne nous auraient pas encore rejoints et surtout des élues potentielles. C'est un gros travail après le travail. Il y passe des heures. Nous avons été tués dans nos sacrifiés et chacun de nous a souffert en nous le calvaire du croc de fer planté dans la gorge pour tirer l'agonisant et le jeter encore vivant dans un charnier; Antonin a souffert plus que les autres l'agonie de Murielle frappée dans la rue de six coups de couteau par un détraqué, un de ces bourreaux sans cesse créés par l'Ordre pour tuer sans maladie, sans vieillesse, sans guerre, sans justice les corps qu'il désire instantanément dans le paroxysme de ses vices; Antonin n'était même pas sûr que Murielle puisse faire partie des Elues, nous n'en étions qu'à l'étude de son cas, mais le fait que l'Ordre se serve du hasard pour son meurtre nous a rendus certains qu'il lui donnait du prix, une valeur particulière, et nous nous sommes réunis pour la cérémonie de communion dans la mort afin que son âme ressente notre présence et dans ses supplices garde un souvenir de Murielle et de son effort naissant pour nous rejoindre. Ce que cherche Antonin, des heures et des heures, dans les dialogues de rencontre sur l'internet, c'est Murielle; il est sûr qu'elle ne se sera pas éloignée, qu'elle aura subi peut-être plus pour ne pas s'éloigner, mais elle est dans la nuit, il n'est plus qu'un vague souvenir pour elle, car l'Ordre jouit des âmes jusqu'à ce que l'atrocité leur fasse fuir leur mémoire.

Elle est là, quelque part dans la ville, elle aura réussi à ne se laisser enfermer que dans un autre corps adulte de femme, un de ces corps-machines subitement prison parce que l'Ordre veut s'amuser de cette âme selon des caprices de vice, elle aura réussi pour revenir.

Tout le monde n'est pas d'accord parmi nous sur les possibilités des âmes captives; interrogées les nôtres ont du mal à trouver des équivalences pour notre entendement. Réussir à choisir l'âge de son corps, le sexe, l'apparence... pour le prix de quoi ? On n'a rien sans rien... Et le lieu ! Simon plaisante : "Imaginez qu'elle revienne à Villers !"... Pour réussir cela, en dépit de ce que prétendent les âmes il faut payer le prix, il faut plaire à l'Ordre pour qu'il fasse ironiquement un "cadeau". Est-ce que parfois les âmes nous mentiraient ?... Ou nous nous laissons entraîner par nos raisonnements logiques... Ou des âmes se prostituent à l'Ordre en espérant des avantages immédiats par désespoir de lui échapper jamais. Le viol irait jusqu'au consentement. L'âme violée donnerait le plaisir pour une faveur du maître... A la rigueur on comprendrait ça. L'ignoble peut parfois être cru nécessaire. Il l'est parfois : l'armée sauvée par les aveux d'un prisonnier torturé, la prostituée consentante pour sauver son enfant aux mains d'un proxénète... Quand l'ignominie sauve on doit la commettre... C'est logique. C'est "dans l'ordre". Quand les âmes sont captives des temps, elles sont prisonnières de la logique; si elles veulent échapper, nous le répétons souvent et nous sommes les âmes, elles doivent utiliser la logique au sein de la logique contre la logique. C'est sûrement ce que font certaines. Pas toutes. Mais celles qui ne font rien pour échapper ne sont-elles pas plus coupables que celles qui tentent l'ignoble pour avoir une chance si minime soit-elle de résister, de trouver l'issue ? La morale au sens commun du terme peut être du côté de l'ignominie.

Ce qui fascine Sophie quand Antonin venu au bar pour une réunion quelconque, d'un club ou d'une cellule, n'y tient plus et lui demande de se servir de l'un des deux ordinateurs que les nécessités actuelles du commerce lui imposent d'avoir pour des clients censés venir boire, c'est son absolue certitude que Murielle est là, pas loin, qu'il va la retrouver. Elle aurait une totale confiance en lui au point d'avoir fait tout ce qu'il fallait pour être là, sûre qu'il la retrouvera. Ce n'est pas absolument impossible. Sa conviction entraîne presque la conviction de Sophie. Il Professore est réservé. Ce n'est pas impossible mais c'est sans exemple et les âmes interrogées semblent ne pas savoir. Ou peuvent-elles nous mentir ?

Naturellement la question du sexe des âmes n'a pas plus de sens que celle du sexe des anges. Quand l'un de nous l'a posée, les âmes, après avoir eu du mal à comprendre, s'en sont carrément amusées. Mais alors comment ce qu'affirme Antonin serait-il possible ? Sa certitude ne repose sur rien. Serait-il victime d'un sentiment amoureux ?

Les sentiments sont dans la logique, ils se développent à partir de la machine physique et de la mécanique sociale; ils constituent des liens invisibles, des ficelles invisibles que l'Ordre tire à son gré. Il joue de l'amour et du hasard avec les marionnettes qui se croient libres parce qu'elles ne voient pas les fils. Le paralytique mis debout par une grue et une corde qu'il ne perçoit pas crie "Je marche !" L'humanité est en marche par l'amour. L'homme qui marche est un paralytique amoureux.

Les Hommes de la marque n'ont que faire de sentiments. Les élus choisis, cooptés, ont été laissés sur les rives par l'Ordre et il ne leur a pas donné d'amour. Les âmes ne reviennent dans des corps précis avec leur consentement que si nous les avons libérées, l'ordre, lui, leur choisit des prisons avec son raffinement ordurier habituel. Alors ? En plus, pour nous l'âme doit revenir dans un enfant pour que l'unité ait lieu; sinon ce n'est pas possible. Sauf exception peut-être. Il Professore refuse de condamner les exceptions. A la demande de Sophie il répond par la théorie que certaines âmes après des millénaires ont pu être contaminées par les corps et, en quelque sorte, "penser corps", c'est-à-dire penser amour alors que l'amour est simplement l'un des systèmes de reproduction du bétail de l'Ordre. Quand on leur a présenté ce raisonnement, les âmes sont restées silencieuses, on aurait dit qu'elles réfléchissaient. Enfin elles ont répondu que l'unité avait pu se produire dans des cas isolés, avant nous, sans qu'elles le sachent, et qu'il y avait peut-être des conséquences de l'unité qu'elles subiraient elles-mêmes jusqu'à la fin des temps; mais le risque était bénin face à l'enjeu. Antonin continue donc ses recherches, elles ne sont ni justifiées ni injustifiées, elles nous apprendront peut-être quelque chose d'essentiel.

On objectera sans doute que Sophie éprouvait de l'amour pour Jean. Mais Sophie n'était pas une femme de la marque, elle vivait parfaitement intégrée, dans le cours du fleuve, à sa rencontre avec l'homme perdu elle a réagi en femme. Son âme n'était qu'une voix rarement perceptible en elle. L'âme avait reconnu l'Homme perdu, elle poussait Sophie vers lui; pour Sophie seul l'amour était possible; seul l'amour pouvait expliquer et justifier son rapprochement avec Jean. Même après son départ, même lorsqu'elle a su la vérité, l'amour est resté. L'amour peut donc être détourné au service de la vérité. Il est de la logique qui peut être retournée.

Nous ne sommes en conséquence pas hostiles à l'amour. Tous les sentiments peuvent devenir des épées contre l'Ordre. L'amour aussi veut tuer l'Ordre pour être libre.

On ne dira plus que la conviction d'Antonin, logiquement partagée par la seule Sophie, est irrationnelle. Elle est seulement d'une rationalité sans preuve; éventuellement sa recherche relèvera d'une erreur logique, donc qui ne nous montre pas. L'amour cache au sein de la mort. Il est une arme contre la mort. Nous observons Antonin, nous attendons.

De toute façon sa recherche personnelle s'inscrit dans le travail communautaire dont il est chargé. Nous apprenons que ses dialogues sur la toile aboutissent à un rendez-vous.

Zeitlz, elle, sait aimer. "Elle ne pouvait davantage supporter l'attente. Cette nouvelle, sûrement vraie, du dîner du prince avec Danièle dans un palace viennois l'avait rendue folle. Comment pouvait-il la trahir ? L'intérêt l'avait donc emporté sur la sincérité des sentiments. Il était comme les autres. Cette fille ne lui plaisait pas, il sauvait son héritage. Pourquoi ce train ne volait-il pas ! Décolle, flemmard ! Les paysages s'engluaient dans les paysages avec une lamentable continuité, la logique du train-train torturait l'amour sans vergogne. Où était le monstre pendant ce temps ? Dans une chambre du palace, d'or et de marbre, sur un lit de marbre blanc - un peu dur mais c'est bien fait - avec la séductrice des amoureux en voyage sans défense, une professionnelle du chapardage d'amoureux, elle a la technique, tu parles, pauvre prince, et lui qui croit la rouler grâce à son charme et à ses performances sexuelles. Vienne est peuplée de dangereuses nymphomanes qui pourchassent les princes de passage, les nuits y sont des courses folles jusqu'au petit matin et le Danube charrie les corps balancés du haut de ses tours de Nesle. Il y a peut-être d'autres habitants, c'est possible, aucun guide touristique n'en écrit un mot; Vienne est le repaire d'une folle de son corps, Danièle, possédée des instinct des Carpates, et de sa horde de démons femelles. Le sang des amoureux innocents tache les marbres des églises profanées et les théâtres jouent sans relâche des parodies ironiques de l'amour."

Sophie lève la tête de son livre car le ting-ting de la porte accompagne une entrée. Antonin est de retour. Il semble très déçu. Pas encore cette fois... Ce n'était pas elle... Non, il n'est pas découragé. Il sait que ce sera difficile. Il veut recommencer à chercher tout de suite. Il peut se mettre à un des ordinateurs ? Merci. La fille ? Sans intérêt, rien d'une potentielle élue; elle devait lire et relire la bible du sexe par Gaufrette et Titanic s'il en juge d'après leur courte conversation; aucun rapport avec Murielle; il ne l'aurait pas crue comme ça avant leur rencontre, elle voulait piéger un ingénu apparemment, d'où ses mensonges. Sophie frappée d'une ressemblance avec son livre va le chercher pour lui lire la page. - ... ? Oui; ça n'a aucun rapport mais c'est tout à fait ça. Sophie n'en garde pas moins sa conviction, il y avait une menace et elle a été écartée, le chemin de la rencontre est donc parsemé de pièges ce qui suppose que l'Ordre ait pu fouiller dans les secrets de l'âme de Murielle et que son "cadeau" ironique comme d'habitude soit un jeu dont il a prévu la mort.

Il Professore confronté à l'hypothèse n'y croit pas. Une concomitance au sein même du bar protégé ne relève pas du hasard, elle se limite à elle-même; le hasard logique est une rencontre, une concomitance n'est qu'un croisement. Elle ne signifie rien contrairement à la croyance populaire qui ne voit l'Ordre que là où il n'est pas.

Antonin cherche, fébrilement. Sa certitude n'est pas ébranlée. Il Professore est un peu inquiet pour lui.

 

PAR JUSTICE. TOUTEFOIS, VOUS SAVEZ

 

L'Ordre règne par sa justice entre autres, mais la justice sera punie dans l'Ordre. Les âmes l'ont jugée. Les temps n'ont pas justifié les temps. La justice n'est que de la logique, la logique n'a pas justifié la logique. Puisque la justice est de la logique nous comprenons bien qu'elle n'a de sens que dans le temps, l'Ordre ne peut pas être jugé après, après la disparition de la mort. La justice est l'échelle de la mort, elle condamne toujours à plus ou moins de mort, plus ou moins haut sur l'échelle. La justice fait accepter aux hommes la dévoration lente, la soumission à la dévoration, le plaisir logique doit être plus grand pour l'Ordre quand il a réussi à faire accepter son plaisir par sa victime.

Mais à nous il ne nous bande pas les yeux comme à elle; la statue du tribunal de notre ville a été fardée par un farceur que l'on n'a pu attraper, elle étale encore dans la façade de calcaire ses lèvres énormes outrageusement rouges, presque violacées, le bleu sombre de ses paupières sans cils, le rose trop vif de ses joues, le blond-roux hurlant de sa chevelure tressée. La pute de l'Ordre est au garde-à-vous devant l'entrée pour honorer le droit. L'Ordre l'a dotée ironiquement d'une petite épée de parade et elle fait la fière, planton du bordel où jouit la mort, où celle-ci viole les âmes jusqu'à l'imploration du pardon, il faut qu'elle sache s'arrêter à temps pour pouvoir recommencer.

La justice de la mort est l'ennemie des enfants de Dieu. Si nous sommes pris, nous ne parlerons pas, nous n'implorerons pas. Il n'y a de droit que notre droit à la vie pour libérer les âmes qui trouveront l'issue des temps.

Vers la fin de l'automne Sandra fut heureuse à nouveau. Cette fois l'enfant était admis. Le premier avait menacé de ne pas avoir les qualités désirées. Il avait fallu le tuer. Elle ne voulait pas. Comment pouvions-nous savoir ? C'était trop tôt ! Elle a beaucoup pleuré. Mais les âmes étaient formelles, ce corps nouveau fonctionnerait mal, il ne permettrait pas l'unité avec l'âme, celle-ci ne pourrait accéder à la libération avec ce corps. Devant les larmes de Sandra Il Professore a souhaité joindre les preuves de la science aux affirmations qu'elle rejetait. Nous maîtrisons toutes les techniques de pointe concernant les naissances et l'argent volé ici et là nous a servi pour équiper un laboratoire comme on n'en trouve peut-être pas trois au monde. Nous pouvons analyser les cellules de l'embryon très tôt et par des simulations de leur développement grâce à des programmes complexes d'ordinateur voir apparaître sur les écrans les anomalies, les tares, les handicaps, les monstruosités. Il Professore peut changer le sexe, la couleur des yeux ou des cheveux, la taille... mais il ne peut pas tout. Sandra doit reconnaître que cet enfant n'était pas Marie. Elle a beaucoup pleuré, tout le monde avait de la peine.

Le plus dur ensuite était de recommencer. Elle était vraiment mal dans sa peau. Sophie s'est donné beaucoup de peine pour la réconforter, Nathalie aussi. Et Elisabeth, mais sans bien comprendre.

La première fois déjà Sandra a failli ne pas se décider à boire le verre de l'oubli pour s'offrir aux futurs pères. Elle était pourtant incapable d'avoir Marie autrement. L'Ordre ne lui a donné ni l'amour ni le désir sexuel ni la volonté d'agir ni la passivité pour se laisser prendre. Il lui a fermé toutes les possibilités à la naissance de Marie. Elle n'arrivait pas à trouver la force de boire, sa main tremblait, elle demandait à Sophie de l'aider mais ce n'était pas possible : c'est un viol si la femme ne se verse pas elle-même le verre de l'oubli pour ne pas savoir.

Il fallait recommencer.

Elle but lentement pour se livrer puisqu'elle ne savait pas vivre;

Mais maintenant ce moment est sans importance pour elle, oublié avec la suite, car Marie est en elle et le bonheur présent. Les âmes fêtent Marie comme une élue indiscutable à cacher avec soin à l'Ordre.

La culpabilité est une prestation de la putain de l'Ordre. Ce service coûte cher aux masochistes qui se le paient. Les plaisirs de la logique flagellent des consciences qui demandent pardon de leur programmation. Le spectacle des jouissances du monde dans les temps de la mort, vu par nous de l'extérieur, devient celui de la nef des fous. Les musiciens effrénés intensifient de leurs rythmes et de leurs dissonances les fantasmes réalisés. Les sexes sont les êtres et la pensée les sert en esclave et les corps sont les instruments dont joue la mort fardée en justice.

La culpabilité pour nous n'a pas de sens puisque Marie va naître. Elle naîtra et elle sera libre. Sandra est désormais dans le cours du fleuve mais elle y est par nous, contre la logique; la condamnée est dans la foule, identique et sans passé; elle sait. Elle sait Marie. Elle a toute la force de la liberté nécessaire de Marie pour réussir à rester invisible dans la foule.

Ça y est, vous allez vous hérisser de l'eugénisme, du tri inacceptable des êtres, du droit à la vie de l'embryon etc etc. D'abord l'embryon appartient aux temps, il est du temps, il est de la mort, son droit à la vie appartient à l'ironie de l'Ordre. Ensuite si dans votre monde on assassine Mozart et Einstein par la médiocrité que l'on fait entrer de force dans leurs cerveaux, qui les entoure, qui les presse, par votre télévision, par votre école, par votre radio, par votre internet, par vos téléphones, par chacune de vos paroles, qui finit par entrer dans leurs têtes, s'emparer par la force de leurs cerveaux, dans notre collectivité nos enfants peuvent être Mozart et Einstein, ils savent seulement qu'ils ne doivent pas le montrer au-dehors. Vous n'auriez pas préféré comprendre aisément des calculs complexes à l'école plutôt que suer sang et eau pour échouer le plus souvent ? Vous ne préféreriez pas savoir composer une musique qui vous dira aux autres plutôt que de prétendre que vous n'avez pas le temps d'exercer une créativité en fait illusoire ? Soyez franc, vous avez toujours souffert de certaines infériorités. Mais si. Vous avez certes un discours pour vous réconforter car "on ne peut pas tout avoir !" Vous justifiez l'Ordre pour les souffrances de votre impuissance par les banalités de son injuste justice que vous condamnez logiquement mais en refusant toute action contre elle au nom du droit logique des êtres à être ce qu'on les a faits. Nous ne nous soucions pas de baratin. L'enfant n'est pas du baratin, il est l'unité avec l'âme. On n'offre pas des vêtements abîmés, troués; le respect de l'hôte est nécessaire ou il ne revient pas. Bref nous utilisons notre science, qui est d'ailleurs la vôtre, pour écarter tout problème des tuniques de chair. Nos enfants naissent égaux en force, en beauté et en capacités. Et ne nous parlez pas de la merveilleuse diversité du monde due en réalité aux défaillances de programmation des êtres, nous n'admirons pas les insuffisances et si un homme laid participe à la fascinante variété des aspects, il n'en souffre pas moins d'être laid; lui voudrait être beau et nous, nous ne sommes pas photographes. Du reste si vous n'êtes qu'un homme-corps faites jouir la mort, vous avez été conçu pour ça, souffrez bien et justifiez-la bien. C'est sans importance réelle, vous êtes incapable d'autre chose. Sinon, dépouille-toi de tes raisonnements implantés et pense à l'enfant. Une des conditions du bonheur est de ne pas avoir besoin des raisonnements pour se dire heureux. Pour ne pas avoir besoin de raisonnements il faut avoir une machine corps esthétique, fiable, performante pour les actes, pour les paroles, pour les pensées. Le paralytique amoureux n'est pas heureux.

Sandra, elle, a fait le choix de la liberté par l'oubli de quelques heures de vie.

 

Bien avant, Antonin, qui avait poursuivi ses recherches, lors d'une rencontre improvisée de présentations courtes, rapides, avec changement d'interlocutrice sur l'ordre d'une cloche frappée violemment, eut la certitude qu'il désirait. La femme devant lui, au sourire très doux, était une inconnue sportive, d'allure élégante, bien découplée, les cheveux bruns mi-longs brillaient, le regard d'un bleu sombre errait sans oser s'arrêter sur lui d'un mouvement lent, lui, à côté, derrière lui, retour à lui, sur le côté droit à nouveau, un regard qui refuse sa caresse par peur de rester piégé dans le bonheur qu'il donne. Murielle était revenue. Le doute pour lui était impossible. Pas pour nous évidemment.

L'enquête commença le jour même. Il Professore tenait à ce qu'Antonin ne puisse rien nous reprocher. Il lui en donna, à notre grande surprise, la direction avec tous nos moyens à son service et, comme la saison d'opérettes avait débuté, à cause du prénom d'Antonin et de la programmation prévue, il ouvrit une fiche pour la belle au nom de Ciboulette. Poulo et Suzy ne joueraient l'oeuvre éponyme que dans deux mois, on avait tout le temps de la jouer d'abord à notre façon. Notre héroïne n'avait pas un passé compliqué. Orpheline de bonne heure, études convenables sans plus, travail de gestion dans un bureau d'assurances; vie commune avec un type sans relief de vingt-trois à vingt-huit ans, avortement à vingt-neuf, personne dans sa vie jusqu'à trente et un c'est-à-dire jusqu'à maintenant. Les faits se nous intéressent pas en eux-mêmes, nous cherchons l'âme. Ciboulette n'en avait pas avant la mort de Murielle; les indices sont suffisants, nous n'allons pas en dresser ici la liste. Mais après ? Des témoins nous expliquent qu'elle s'est mise à croire qu'elle devait chercher l'homme qu'il lui fallait; ils ont vu là une volonté de prendre sa vie en main, de la construire; à son âge elle ne devait plus tarder à prendre des décisions au lieu d'attendre une rencontre merveilleuse comme dans les films, c'était une grande fille, il était grand temps de penser en adulte. Ciboulette mit donc de côté ses voeux pour faire son entrée dans la réalité. Laquelle la conduisit droit à Antonin.

Il y aurait eu un hasard s'il ne l'avait pas cherchée partout. Notre ville n'est pas si grande; quand on veut trouver, si on cherche bien, on trouve; ce n'est qu'une question de méthode, d'application, de persévérance. Sauf si on poursuit une chimère. Pour lui l'âme violée de Murielle balbutiante dans ses souvenirs l'appelait pour qu'il la sauve dans sa tombe humaine. Les battements de cils de Ciboulette caressaient le coeur d'Antonin de la douceur des cils. Il était un enquêteur aussi peu objectif que possible. Du coup Il Professore s'impatienta; il voulait des renseignements sûrs. Mais Antonin avait Sophie de son côté, elle intercéda pour lui, il put continuer selon son absence de méthode.

On ne pouvait pas dire que Ciboulette fût une fille farouche; notre impression était que tout type un peu malin aurait su la convaincre qu'il était son avenir, surtout avec le physique avantageux d'Antonin. Mais pour lui c'étaient les grandes retrouvailles, il lui réapprenait leur amour, ils étaient enfin ensemble et pour toujours. La poupée disait "Oui... Oui" et battait des cils. Sa voix était aussi caressante que ses cils. Jamais un enquêteur n'a été caressé à ce point. Quelle drôle d'enquête.

Très franchement, dans des circonstances normales on ne l'aurait même pas estimée susceptible d'être une élue potentielle; rien dans cette jolie fille n'annonçait la moindre divergence d'avec l'Ordre et elle aurait rencontré forcément un homme quelconque avec lequel elle aurait eu des enfants et vécu un certain temps. On ne pouvait même pas la concevoir comme un piège de l'Ordre. Antonin aurait dû l'interroger conformément à nos protocoles pour que nous trouvions les signes s'il y en avait. Mais il ne le faisait pas, sous des prétextes divers, sûrement parce qu'il craignait les conclusions.

Il fallait impérativement amener cette fille à se rendre à une séance de révélation. Pas brusquement. NI en lui disant tout. Il y a une préparation psychologique indispensable, encore faut-il d'abord être sûr. Que ce ne soit pas une sale petite espionne. Une fouineuse. Une qui va tout rapporter. Les erreurs sont dramatiques. Pour qu'elle ne le soient pas pour nous, elles le sont pour tout fouineur. Il Professore est un homme doux et bon qui sait prendre ses responsabilités. Décompter au sein de l'Ordre exige aussi un savoir-faire sans faille car si l'Ordre est impeccable c'est bien dans sa comptabilité; il calcule juste. Donc, puisqu'il ne se trompera pas, il est indispensable qu'il soit satisfait des raisons d'avoir perdu une unité. La mort ne tolère rien; elle ne va pas tolérer d'être manipulée dans ses échéances; son contrôle est total. On doit ruser : le calcul est juste, l'échéance était bien celle-là, la mort est conforme. Si l'on choisit l'accident, sa banalité sera garante de la conformité; si l'on choisit la crise cardiaque, les manipulations génétiques donneront la crédibilité de l'appartenance à ce groupe programmé... Toujours penser à la logique. Mimer le hasard est le plus dur, les calculs à faire sont trop complexes et dans trop de directions; il appartient aux systèmes qui miment Dieu, il est donc sous surveillance renforcée; nous préférons la logique simple de l'arrêt cardiaque naturel; mais cette solution finale a ses risques. Seule la variété des procédés employés permet de mieux se dissimuler dans l'utilisation de la mort contre elle-même pour nous protéger. Les machines à tuer ne nous posent aucun problème moral puisqu'elles sont des machines.

En l'occurrence, faute de renseignements précis sur Murielle la séance de révélation pourrait être son arrêt de mort. Antonin reçut l'instruction de présenter Murielle à Sophie pour qu'elle la prépare psychologiquement à cette séance; puisqu'il ne le faisait pas comme il l'aurait dû, elle s'en chargerait.

Beaucoup s'attendaient à ce qu'il y renonce pour Murielle, à ce qu'il la déclare simple corps de l'ordre, qu'il reconnaisse son erreur et demande à vivre avec elle en-dehors de notre collectivité tout en continuant d'y participer. Nous pouvons comprendre cela - après une étude sur les raisons de cet attachement pour un Elu qui est piégé par l'amour, système psychophysiologique du contrôle de l'Ordre; après l'étude des conséquences immédiates pour lui si on l'arrache au piège et des conséquences pour nous si on laisse du temps, pour que la libération du piège n'attire pas l'attention de la mort. La situation est délicate, comme vous le voyez, sa gestion aussi.

Mais il n'a rien demandé. Il a présenté Murielle à Sophie qui a appliqué les protocoles. Il Professore, inquiet comme nous  tous, lui  téléphonait  aussitôt  après chaque  rencontre : comment évaluait-elle Murielle ? Est-ce qu'il  y avait des signes ? Sophie ne trouvait rien. Sa déception devenait aussitôt la nôtre.

Antonin ne voulait pas reconnaître l'évidence; il aurait dû renoncer. On le lui répéta; il dit non. Beaucoup s'attendaient à ce que, mis au pied du mur, la veille de la séance, il prenne la fuite avec elle. En effet elle en savait déjà trop pour être laissée en vie après l'échec.

Jamais elle ne s'était étonnée de ce que lui expliquait Sophie, jamais elle ne s'était révoltée. Elle ne posait même pas de question. On ne pouvait pas voir en elle une espionne tant elle aurait mal fait le boulot. Du moment qu'Antonin lui avait dit que c'était bien, elle souriait.

Un sourire n'est pas une preuve. Un sourire tout de même ne prouve pas l'âme.

Ils ne prirent pas la fuite. Il avait peur quand il l'amena. Mais il l'amena. Il était des nôtres. Elle, elle lui faisait confiance.

 

Vous êtes railleur(euse). Si, vous êtes railleur(euse). Ah, celui-là, avec son Ordre, son temps ! Et puis comme il ressasse. Il r'sasse. Et allez donc, ça r'commence ! La mort aussi et tu ne trouves rien à lui opposer, tu pleurniches même; avec elle tu ne fais pas le(la) malin(igne). Tu ne te moques pas d'elle. Et pourquoi ? Montre ton courage ! Tu nous trouves comiques avec nos obsessions. Tu devrais plutôt être inquiet de ne pas les avoir. Les rieurs vont crever. Tu t'en fous ? Qu'est-ce que tu fais dans la vie en attendant ? Tu es plombier ? Tu scrutes les étoiles pour découvrir ton étoile et tu lui donneras fièrement ton nom qui ne signifie rien et que tu n'aimes guère ? Ou tu vends des frites. C'est très utile. Tu nourris le bétail. Alors, nous sommes  ridicules à tes yeux ? Un peu  dangereux  aussi ? Au  fait, à quoi  emploies-tu tes loisirs ? Je ne te l'ai pas encore demandé. C'est important, les loisirs. Surtout depuis que les mécaniques ont libéré l'homme des tâches trop dures et que le temps de travail a pu être réduit. Sisyphe souffrait de devoir rouler son rocher en haut de la pente, et en plus il lui fallait le voir la descendre sans réussir à la retenir; il ne pensait qu'à s'évader; le progrès a mis un frein à sa roue, elle redescend si lentement qu'il a du temps à lui - y compris pour filer, mais ce n'est plus la peine -; au début il a déprimé : il ne savait plus à quoi penser; à quoi se raccrocher dans un monde qui n'est plus à fuir ? Il a cherché à s'occuper; il a bricolé, il a joué aux cartes, il a regardé les matches à la télé, il a bu pour le moral, il a fait du sport... Le kayak, un temps mais humide; le tir à l'arc, la cible manque d'intérêt; la course à pied, il n'y a même pas de cible; la course à cheval, le cheval ne l'aimait pas... Un jour il a eu l'illumination, il a trouvé sa voie. Dans chaque homme dort un trésor de créativité. O merveille ! Il s'extasie de jouer faux, de dessiner faux, de penser faux. Qu'importe ? Et à part ça, il y a le sport. Sisyphe a exercé sa créativité dans l'invention du roulé de rocher. Depuis que cette nouvelle discipline a été acceptée aux Jeux Olympiques, il s'entraîne avec une intensité qui lui conquiert tous les éloges. Notre ville peut enfin espérer une médaille d'or. Il a droit, cela va sans dire, à toute notre admiration.

Tu y as sûrement droit. Nous, on r'sasse et toi tu es admirable; mais si; pas de fausse modestie. Laisse aussi tomber la vraie et sois toi-même. Veaux, vaches, cochons sont des animaux respectables. Le petit veau est touchant par sa naïve découverte des prés et des barrières aux côtés de sa maman vache fière et heureuse. Et tout est bon dans le cochon, comme chacun sait. Cette digression campagnarde avait pour but de t'inviter à vénérer la nature; ne te fâche pas ! Ou tu admires la création ou tu es déjà plus ou moins des nôtres.

Tu t'amuses de nous et en fait, déjà, tu t'amuses de toi. Le sportif de haut niveau qui se croit individu et cache la forêt des faibles peut rejoindre ton chenil à rêves. Du reste, nous ne sommes pas contre le rire. Fréquemment on voit dans les feuilletons, des pièces, des films, des sectes rigolotes qui servent à rire de Dieu, des mimes de Dieu; on a aussi les terribles pour donner gros frissons et faire froid de grosse peur; c'est marrant itou. On peut se moquer de tout, des politiques, des non-politiques, des chirurgiens et de leurs coups de bistouri de travers, de la gueule de l'autre, du boulot de l'autre... Dans notre collectivité nous avons une comique de métier; elle a écrit et joué plusieurs sketches sur les vilains fanatiques de sectes en folie; son succès n'est que local mais elle nous amuse bien; Il Professore va toujours à la première de ses spectacles. Nous rions surtout du fait que les autres rient. Nous rions de leur satisfaction béate à rire de ce qui les dépasse. Plus on flatte leur prétention d'être supérieurs à ce qu'ils ne comprennent pas, plus ils rient. Est-ce que tu ris beaucoup aux sketches de ce genre ? Tu n'es pas une porte de prison ? Tu aimes rire, faire la fête ?

Vous savez ce que l'on vous dit de savoir; vous riez de ce que l'on vous dit être drôle.

Tu peux rire de nous, ton rire nous cache. Encore une de nos obsessions ? Amuse-t'en. Allez, j'ai jeté la balle, cours après. Tu ne veux plus courir ? Tu as assez ri ? Eh bien alors, si tu réfléchissais...

L'âme a répondu. L'âme de Murielle était là. Elle disait sa souffrance, elle disait son bonheur. L'âme d'Antonin parlait à l'âme de Murielle comme s'ils se retrouvaient après une si longue absence. Un balbutiement éperdu; un délire doux de mots caressants; un enchantement radieux à se dire des riens qui contenaient la vie...

Nous étions stupéfaits. Nos âmes assistaient stupéfaites à ces retrouvailles sans avoir, pour une fois, le moindre renseignement à nous fournir afin de nous éclairer. Personne n'y avait cru. Même Sophie qui avait voulu y croire par amitié pour Antonin. Nous aurions dû intervenir, poser des questions, c'était indispensable; mais curieusement nous avions l'impression d'être indiscrets, nous étions gênés d'écouter. Bien sûr sans notre présence, sans le cercle des âmes pour abolir momentanément les barrières physiques, les limites imposées des corps, ils n'auraient pas pu retrouver leur amour - nous nous sentions de trop dans notre propre séance. Par la force des choses, notre présence était nécessaire pour un dialogue auquel nous assistions en nous sentant de trop. Et nous l'étions.

Ils sont repartis la main dans la main, parfaitement, c'est comme je vous le dis. Nous avons aussi quitté les lieux mais en silence, sans nous concerter, il y avait trop à réfléchir.

Ainsi Ciboulette était une porteuse d'âme - j'emploie ce mot car au lieu d'être unie à une âme et d'être cette âme, elle restait un corps porteur d'une âme qui se sentait toujours unie à un autre corps. Murielle était en Ciboulette, laquelle n'existait donc pas. Avouez que la situation avait de quoi surprendre. En outre l'intelligence de Ciboulette, qui devait interagir, semblait avoir renoncé à elle-même; un effacement volontaire. On ne savait même pas que c'était possible. Et pourquoi faisait-elle ça ? En somme c'était une forme de suicide. L'intelligence ne peut être contrainte par l'âme sinon les corps ne pourraient être leurs prisons, l'intelligence est libre dans la logique, elle est libre dans la logique de la programmation du corps qu'elle gère. Ou alors Ciboulette assoiffée d'amour par l'Ordre et incapable d'assouvir cette soif par elle-même, la vivait en s'effaçant devant Murielle, en aimant par une autre. Car l'âme de Murielle était restée délibérément, nous n'en pouvions plus douter, Murielle elle-même; elle était en somme devenue femme, elle s'était limitée à un être qu'elle voulait continuer d'être. Ciboulette était porteuse de l'amour d'une autre et dans son effacement elle trouvait son bonheur.

 

QUE TOUS HOMMES N'ONT PAS BON SENS RASSIS.

 

Nos théories étaient depuis longtemps arrêtées mais elles devaient évoluer. Ou simplement devaient s'enrichir d'un codicille.

L'amour est à l'Ordre, il est de la logique psychophysiologique; comme toute logique il peut être retourné contre l'Ordre. Mais comment procéder ?

Une deuxième séance fut décidée où nous poserions cette fois les questions qui se heurtaient dans nos cerveaux.

Nous étions amenés à nous demander si d'autres cas comme celui-ci ne s'étaient pas produits. Sans nous, sans contrôle, en le cachant aux autres âmes. Ne s'étaient pas produits "naturellement". Mais cela signifiait-il sans que l'Ordre y soit pour quelque chose ou au contraire qu'il atteignait son but en humanisant les âmes, en les réduisant à ses comportements programmés ? Etait-ce une faille ?

Certains soutenaient l'idée que cet amour-là n'était pas l'amour conçu par l'Ordre. Le hasard même, l'un de ses rouages les plus ingénieux, n'y avait aucune part. Nous appelions peut-être amour par assimilation à ce que nous connaissions, à ce que nous comprenions, quelque chose d'autre.

Nathalie n'arrêtait pas d'en parler à Sandra à qui cela était indifférent, tout occupée de son propre bonheur. La deuxième séance en effet eut lieu vers la fin de l'automne. Elle était attendue comme un événement majeur de notre collectivité. Les Elus en avaient parlé encore et encore, ils avaient étoffé leurs raisonnements, ils avaient poli leurs questions, bref on pataugeait. Quelques-uns reprenaient les livres fondateurs de l'Ordre pour fouiller dans son bazar idéologique avec l'espoir de découvrir un indice.

Sandra aidait Elisabeth à faire des exercices de math qui n'auraient pas été de son âge à l'école; Sophie les regardait avec amusement, se demandait qui aidait l'autre; en même temps elle écoutait les réflexions de Nathalie et de Charlotte. Elle-même était sans conviction sur le sujet; il est vrai qu'elle avait développé ces dernières années une indifférence qui avait gagné de plus en plus de terrain, couvrait des domaines entiers de sa ouate de plus en plus épaisse. Il Professore la mettait en garde sur ce point; elle laissait disparaître le monde, elle le regardait s'étouffer; on cherchait à l'occuper mais elle n'avait pas d'idées noires.

Elle jette un coup d'oeil par les fenêtres sur la pluie régulière au crépitement feutré et sans vent. Dans une heure à peine il sera midi et le bar sera plein, un brouhaha chaotique accompagnera sa course en apparence désordonnée d'une table à une autre. Il Professore passera un peu plus tard; elle a déjà discuté avec Antonin, elle lui racontera; il voudra sûrement qu'elle rencontre Murielle - c'est difficile de les décider à venir l'un sans l'autre, ils ne se quittent plus. Quand Antonin était ici, elle l'attendait à l'abri sous le kiosque à musique.

L'hypnose de la douceur de la pluie les a toutes gagnées; Nathalie et Charlotte se reposent d'avoir tant pensé, Elisabeth est allée accompagner du doigt le glissement des gouttes sur les vitres, Sandra rêve de Marie.

Antonin ne comprend pas les inquiétudes, les restrictions, les penser-petit; pour lui l'amour éclaire; nous ne savions pas avoir besoin d'être éclairés. Mais non, nous ne devions pas nous sentir blessés... Que nous étions susceptibles. Et pointilleux. Puisqu'il est avéré que l'Ordre n'est pour rien dans cet amour, c'est un don de Dieu, voilà tout. Un don de Dieu ? Encore une notion nouvelle pour nous, elle vient en droite ligne des livres du mime de Dieu rédigés par l'Ordre; que fait-elle dans la bouche d'Antonin ? Sophie l'écoute avec surprise. Avec toujours beaucoup de sympathie. Elle voit Murielle qui attend là-bas. Nous ne croyons pas au Dieu caché qui parfois se révèle à ceux qui sont choisis pour comprendre par un miracle; si Dieu était en ce monde, il serait dans l'Ordre; sa rupture de la logique ferait de ce fait partie de la logique; Dieu serait logique; mais si Dieu est logique, il est du temps, de l'espace; si Dieu est logique il est de la mort. Si la logique est partout, il n'y a pas de liberté; la liberté est hors des causes et des effets, la liberté est donc hors de l'Ordre, hors de la logique des mondes. Si la liberté existe elle est en Dieu qui existe; il ne se conçoit pas, elle ne se conçoit pas. Les chrétiens par l'incarnation mettent, si j'ose dire, un peu Dieu dans la logique mais à partir de là ils l'ont entièrement contaminé de logique, ils lui ont même attribué la création de ce monde de causes et d'effets, de ce monde à programmations, de ce monde sans liberté où nous n'avons donc pas d'existence. Si Dieu n'est pas la liberté par rapport à la logique, Dieu n'existe pas. Si Dieu n'existe pas, je n'existe pas. Notre article de foi est notre existence.

Sophie écoute Antonin et a peur pour lui; elle a l'impression qu'il lui parle de miracle et qu'il prétend avoir été choisi avec Murielle; l'amour aurait touché Dieu qui aurait décidé d'intervenir. Il ne se rend pas compte que cela signifie que Dieu aurait copié l'amour, création de l'Ordre, pour faire un signe.

Remarquez que l'incarnation chrétienne est la conception la plus proche de la nôtre puisque les âmes récemment capturées tentent de se réfugier, de se retrouver, de se regrouper dans les églises; nous ne rejetons pas le fait que Dieu ait conforté ainsi les âmes dans l'évidence de la fin des temps, mais nous sommes l'armée qui doit la réaliser.

Entendre Murielle c'est entendre Antonin. Et il attend là-bas, dans le kiosque à musique. Elle a à dire ce qu'il a dit; et inversement. Sophie s'amuse de se réciter les réponses avant de les entendre. Mais où est Ciboulette ? Murielle rit. Ciboulette est un personnage d'opérette, elle n'a jamais existé; l'Ordre ne crée que de l'inexistant; des apparences, des personnages que l'on peut jouer à la ville ou entre amis; Murielle joue Ciboulette.

Quand Sophie la lui rapporte Il Professore tique sur cette réponse. Jamais un corps-prison ne se laisse jouer. Il a une programmation; seule Ciboulette peut jouer Ciboulette. Alors qu'est-ce qui explique... Les programmations sont parfois si proches, la personnalité obtenue par une différence si minime... Murielle a réussi à revenir dans la programmation qui lui ressemblait le plus. Nous sommes uniques par une infime variante qui sert à nous distinguer dans les listes, les fiches; un modèle de base et ses variantes numérotées aisément discernables grâce à une particularité utilisée seulement dans d'autres ensembles, des variantes d'autres modèles-types. La production humaine en apparence admirable par sa diversité est en fait rationalisée, la standardisation disparaît sous le jeu des options, la série engendre l'originalité. Ciboulette se sent Murielle par son désir d'amour, Murielle est donc Ciboulette; et inversement. Antonin repart avec ses deux femmes à un seul bras.

Il est évident que chacun (sauf Sandra) attendait la seconde séance avec une curiosité mêlée d'inquiétude, notre foi était violentée par l'amour. Nous étions prêts à toutes les décisions extrêmes. Certes un problème est comme le phénix, ce n'est pas parce qu'on les supprime qu'il disparaît. Le même cas avait pu se produire ailleurs, il pouvait se reproduire et même ici, supprimer le nôtre n'apporterait qu'une satisfaction momentanée, mieux valait trouver comment l'intégrer à notre système de pensée. Un problème disparaît quand il cesse d'être extérieur, une agression, et devient une brique d'un édifice qu'il consolide désormais.

Murielle et Antonin arrivèrent à la séance main dans la main comme d'habitude, et souriants. Rien ne pouvait leur arriver, semblaient-ils nous dire. Nous connaissant un peu, vous avez la mesure de leur inconscience acquise, le passé d'Antonin ne lui aurait valu l'absolution devant aucun tribunal et il était devenu hétérogène parmi ses frères. Le Capitaine des lacs choisissait déjà le lac et Simon rédigeait déjà "la lettre d'adieu des amants du lac" - en style de banderole pour match de foot : "L'amour est le plus fort, Villers est nul. Plutôt mourir que de les voir gagner. Nous exigeons la suppression du score du dernier match. L'arbitre était payé." Cela donnait une crédibilité certaine au double suicide. En effet les actions tragiques sont motivées par de grandes causes. Les héros s'immolent, offrent leurs vies pour sauver la cité. Villers c'est pire que la peste et le choléra réunis. En plus ils gagnent tout l'temps. Mais seulement sur le terrain.

La séance commença dans une atmosphère fébrile si bien que les âmes furent longues à pouvoir dialoguer; une certaine sérénité est indispensable au rite. On espérait fortement des explications noyeuses de poissons. On espérait pouvoir pousser un soupir de soulagement. L'espoir est un des pièges de l'Ordre, il s'était insinué en nous; on prit conscience du désastre créé par l'amour. D'entrée Murielle et Antonin déclarèrent qu'ils voulaient se marier ! Et à l'église ! Murielle ajouta timidement : "En belle robe blanche". Et sans la moindre hésitation - ils avaient préparé leur coup - ils nous invitèrent à leur mariage... Les âmes se marier, cela ne veut rien dire ! Les lunettes d'Il Professore en seraient tombées s'il en avait porté (mais bien sûr il n'en a pas besoin). Sophie qui tenait en ce jour la place de l'intercesseur essaya de modérer les exigences du couple et en appela aux âmes du cercle. Mais elles ne répondirent pas. Elle reprit l'appel. En vain de nouveau. Comme cela avait déjà une fois été le cas on aurait dit que les âmes réfléchissaient. Enfin l'une d'elles dans un silence écrasant déclara qu'elles ne savaient pas. Le brouhaha qui s'ensuivit faillit mettre fin à la séance. Sophie reprit les questions, celles que nous avions polies avec soin pendant des semaines. Il apparut très vite que Murielle et Antonin n'avaient pas l'intention de participer à notre système de reproduction, ils n'y adhéraient pas du tout. Ils exigèrent l'exclusivité ! L'exclusivité sexuelle de l'autre ! Leur conception de l'amour s'opposait à tout partage. Antonin déclara qu'il préférait mourir plutôt que de prêter Murielle; Murielle déclara qu'elle préférait mourir plutôt que de prêter Antonin. Et ils voulaient des enfants à eux seuls. Simon cria : "Eh bien ta mort elle va pas tarder !"... Mais Il Professore calma les Elus. Il voulait savoir plus. Et il fit ce que nous n'avions jamais vu, il entra dans le cercle. Si les âmes sont égales, celles les plus épurées de l'Ordre apparaissent avec une force inouïe parmi les autres. Celle d'Il Professore apparut avec un rayonnement qui les contraignait toutes à la vérité. Il n'y avait pas de piège en Murielle et Antonin, ils apparurent comme de petits enfants, l'assimilation aux corps les avait fait régresser, ils étaient purs et hors de comprendre et d'admettre nos raisonnements, ils étaient fidèles pourtant comme on l'est à sa famille, ils avaient intégré des principes de l'Ordre et trop forts pour succomber aux illusions des rêves par lesquels l'Ordre fascine les hommes, ils en avaient fait une réalité. Leur réalité était un scandale dans la nôtre dont ils ne pouvaient néanmoins pas se retirer, ils étaient bien des nôtres. Egarés sur une voie inconnue.

Ils repartirent menotte dans la menotte, prisonniers l'un de l'autre, comme ils étaient venus; et souriants. Ils étaient bien les seuls à sourire. Les tempêtes sous les crânes menaçaient d'évoluer en cyclones. Il Professore, pensif lui, dit à Sophie épuisée, perplexe, déstabilisée, que le message de Jean donnait l'amour comme équivalent compréhensible pour nous du Jardin de Dieu et n'en excluait aucun niveau de naïveté dans la lutte pour la vérité. La régression au contact de l'Ordre de ces deux âmes n'en avait pas fait des traîtres, elles restaient libres de ses systèmes de contrôle et avaient détourné - involontairement - un de ses systèmes d'asservissement, ce qui représentait pour nous une conquête contre lui.

A terme nous comprîmes que nous devions élargir le champ de nos recherches pour les potentiels élus, et nous trouvâmes en effet des âmes en binômes si j'ose dire, incapables de se concevoir sans l'autre. Cette aberration au sein de l'Ordre cessa de le servir. Restait pour nous à savoir quel prix avait payé Murielle. Il Professore par la symbiose qu'il avait imposée aux âmes du et dans le cercle - car la parole ne sert qu'au niveau de l'intelligence et peu sont capables, épurés, de la dépasser pour une "communication" sans mots, sans pensées, sans logique - savait; Sophie également. Il considéra que ou bien chaque âme devait raconter tous les supplices subis, les  hontes subies, ou bien personne (sauf souhait particulier). Aucune, évidemment, ne voulait en passer par là. L'ignorance n'est pas toujours un mal. Elle n'exclut pas la transparence, mais l'absence de détails sert de protection. La libération nécessite l'aveu, mais pas les détails obligatoirement.

Un certain nombre d'entre nous se rendit donc au mariage. Il Professore et Sophie y étaient. Murielle, Ciboulette, était rayonnante, ravissante. Antonin se sentait deux fois un élu, le bonheur brillait dans ses yeux. C'est là qu'Il Professore pensa qu'il était regrettable qu'aucun des nôtres ne soit prêtre dans l'Eglise. Il pourrait organiser nos mariages, nos cérémonies diverses. Nous avions jusqu'ici négligé de nous introduire parmi les plus proches de nous, considérant cela comme inutile. Cette zone devenue marginale de l'ordre qui veillait par la puissance de sa persuasion matérielle à la déchristianisation, n'avait pas été à investir prioritairement, mais notre nombre actuel imposait l'extension afin de maîtriser l'ensemble des rouages pour contrôler un jour la cité.

Ce fut un beau mariage. Joyeux. Les photos en témoignent. Je les regardais encore avec plaisir hier. Murielle et Antonin formaient vraiment un beau couple. Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants avec des âmes.

Une si belle cérémonie donna des idées à certaines des nôtres. Il fallait s'y attendre. Marguerite en eut immédiatement une envie folle. Puisqu'elle aussi était une Elue elle ne voyait pas pourquoi elle n'aurait pas droit à une belle fête avec beaucoup d'invités. Le raisonnement tenait du caprice. Il amusait Charles qui résistait mollement. Quand on a accepté un mois et demi d'hôpital pour une femme et un enfant on ne va pas leur refuser de mettre un bel habit et de commander les gâteaux. Il se laissa épouser avec bonheur. Il fallait voir ce fameux jour la fierté du petit André précédant ses parents dans leur marche vers l'autel ! On avait eu du mal à le persuader qu'il n'avait pas droit à son mot. Enfin il fut le roi de la fête et Il Professore y vit une raison de plus d'étendre notre influence.

Elisabeth aussi aurait voulu un beau mariage pour maman, elle se voyait bien conduire les mariés, mais Nathalie refusa net : elle ne voulait pas d'homme dans la maison. Sandra riait en écoutant leurs discussions. Elle ne se sentait concernée par rien; tout commencerait après la naissance de Marie; il serait bien temps de se creuser la tête pour les pensées profondes; elle était au niveau intermédiaire entre les troupeaux de l'Ordre et la liberté; la bête ou la vie, le choix était fait, la sortie du cocon des limbes se produirait bientôt et Sandra naîtrait de Marie, la mère naît de l'enfant.

Le Capitaine des lacs lui demanda si elle accepterait d'aller voir l'un des nôtres, âgé, qui ne pouvait se déplacer et désirait la rencontrer. Il l'y conduirait lui-même.

La maison dans laquelle s'était retiré Gédéon depuis deux ans se trouvait à une quinzaine de kilomètres dans un hameau, un peu avant plus précisément quand on venait de la ville; jusque là on traversait la forêt. La route ne bénéficiait pas d'un entretien attentif, elle ne constituait pas une priorité pour les politiques avec au bout ses cinq électeurs. A plusieurs reprises du reste le Cap la quitta pour montrer ses étangs à Sandra, il en était très fier. Il lui expliquait les sources, les canaux, les environnements, les profondeurs, il la faisait descendre de voiture pour lui montrer les espèces de poissons, il savait la vie de chacune, il savait les faire venir près du bord comme s'il les appelait, son domaine s'étendait sur des kilomètres de tout côté. Sandra restait distante quoique émerveillée; cette nature si proche de chez elle lui était inconnue, elle s'y sentait étrangère, ce n'était pas chez elle. Mais elle se disait contente de la promenade, de découvrir que les images de sa télévision existaient là. Si près, si loin.

Ils arrivèrent devant la maison de Gédéon en fin de matinée. L'entretien de cette vieille ferme clinquante sous sa vigne vierge rousse devait nécessiter plusieurs bras, tout le hameau y participait sans doute car sur les allées, les pelouses, les feuilles avaient été ramassées, les buissons étaient taillés en brosse impeccable, les volets avaient été repeints récemment... Une petite chèvre sortit d'un hangar, d'une étable... sur la gauche, pour les regarder, puis renseignée, y retourna. Le Cap frappa très fort et fit entrer Sandra.

L'homme âgé assis dans le fauteuil rouge ne tourne pas la tête. Il écoute un orchestre savant dont la musique est aussi étrangère à Sandra que la forêt. La vaste salle est soigneusement rangée, meublée comme un musée paysan.

Le Cap les a laissés.

- Fait-il beau aujourd'hui ?

- Vous voulez que j'ouvre les rideaux ?

Il sourit. Non, il ne verrait que la lumière qui lui blesse les yeux. Elle est donc venue, il voulait rencontrer la mère de Marie, lui parler pour elle.

De son expérience ? Pas du tout. L'expérience des uns ne vaut pas forcément pour les autres. Un savoir ? Un secret de savoir, un trésor de savoir ? Il s'amuse.

- Le savoir tue la mémoire.

- Comment cela ? demande la pauvre Sandra qui après la forêt, les lacs et la musique envie la chèvre réfugiée dans son hangar.

- C'est comme dans les cours d'histoire à l'école, explique-t-il gentiment; si le beau livre a beaucoup de documents, beaucoup d'images, beaucoup de textes pour des exercices à la portée de l'enfant, des recherches qui le font acteur de ses études, s'il travaille bien, il ne sait pas quand vivait Louis XIV. J'ai enseigné l'histoire quarante ans. La mémoire de l'essentiel, de son pays, disparaît dans la masse d'informations prématurée.

Le savoir servait le progrès, il en fait tourner la roue dans le temps. Le savoir est du temps, la mémoire lutte contre le temps. La mémoire est une arme des âmes, le savoir est une arme du temps. De l'Ordre qui se sert de cette gomme dans les cervelles humaines.

- Tout de même, répond-elle un peu perdue, moi je m'ennuie sans la télé.

Il tourne la tête vers elle, amusé; il doit la voir; la percevoir plutôt; malgré la pénombre elle a la certitude d'un sourire.

- Qu'est-ce que vous en dites, des mariages, vous ? Le ton de sa question est la sympathie; elle est désarçonnée cependant.

- ... C'est très joli.

Il rit, un petit rire qui est presque une toux.

- Vous avez raison. Vous me rappelez ma femme. C'était même avant que j'aie Jean et Sophie comme élèves.

- Vous avez connu Jean ? J'entends toujours parler de lui et pourtant on ne me donne jamais de détails. C'est un secret ?

- Dès qu'on avait vu Jean on savait que l'on ne pouvait rien pour lui, rien pour un être si à part; mais seuls les hommes de la marque étaient capables de comprendre ce qu'il pouvait pour nous.

- Et qu'est-ce qu'il pouvait pour nous ?

- Nous rendre la mémoire... La mémoire de Dieu.

Le rocher du progrès sera bien roulé aux Jeux Olympiques, nous vain-crons ! S'il retombe, pendant quatre ans on recommencera. Mais nous, nous regardons les autres tourner la roue du temps, l'important n'est pas de participer, au contraire, le savoir tue la mémoire.

- Jean est la mémoire, Il Professore l'organisateur, moi je suis le lecteur. Je déchiffre la création de l'Ordre, ce monde. Le livre de ce monde. Je sais trop de choses, ma mémoire est réduite à la possibilité de Dieu, elle atteint à peine la probabilité. Alors je me suis retiré ici. Je sers notre collectivité en lisant le livre; je l'affaiblirais en résidant parmi elle... Je voulais vous dire que l'Ordre attend Marie. Il sent qu'elle va naître. Il ne sait ni où ni quand. Il sait qu'elle est une faille dans sa création. Toute sa logique tend ses pièges pour la mémoire qu'elle représente. Dès la séance de réception du nouveau-né soyez dans le cercle pour l'avertir, pour lui dire que le savoir tue la mémoire. L'âme de Marie comprendra et elle vous montrera le chemin.

Le savoir est une contrainte, il domine, il force à la soumission envers l'Ordre par le progrès. Nous sommes les Egaux. Nous ne nous soumettons à rien. Les âmes ne sont pas soumises à Dieu sinon elles n'existeraient pas. La liberté est l'existence. Car la soumission est de la logique, elle est un rouage de l'Ordre. Les rapports des âmes avec Dieu n'ont pas de rapport de logique, elles sont libres de Dieu, elles sont à Dieu par leur liberté. La soumission n'a de sens que dans l'Ordre, dans la mort. Les espaces de la mort ne sont pas les limites des âmes, elles ne sont pas soumises parce qu'elles ne meurent pas, elles ne meurent pas parce qu'elles sont libres, elles sont libres parce que Dieu existe, elles sont libres en Dieu donc elles sont libres de Dieu, sinon il serait l'Ordre. Et elle n'existeraient pas.

Sur le chemin du retour, le Cap parle de ses carpes. Pendant que Sandra buvait le thé avec Gédéon - au fait, est-ce qu'il lui avait dit qu'à cette heure-là le vieil homme buvait juste un peu de thé et que l'on n'était pas venu pour le faire parce que l'on comptait sur elle ?... Tant pis, il avait oublié, ce n'était pas dramatique. Pour en revenir aux carpes - c'est un étang à deux cents mètres du hameau pas plus - il avait les plus énormes de la région, il les couvait littéralement, il les soignait. Surtout qu'un abruti n'aille pas les pêcher ! Il avait mis un panneau officiel (il inventait de l'officiel quand il voulait) et ajouté un peu de grillage dissuasif.

Rentrée chez elle, Sandra poussa un soupir de satisfaction.

- Eh bien, ma petite Marie, dit-elle, je ne sais pas qui tu es, mais un sacré travail t'attend.

 

EXCUSEZ-NOUS, PUISQUE SOMMES TRANSIS,

 

Notre problème n'est plus celui de la mainmise sur la cité, mais celui de notre extension. Un texte comme celui-ci, même anonyme, même sans indications de lieux, même donné comme un roman, fait courir des risques. Des risques calculés cependant, l'Ordre n'a plus ici la force de nous écraser, l'arbre est complètement pourri de l'intérieur, il donne l'image de la force alors qu'il n'est plus rien. En ce qui vous concerne, si vous nous comprenez, vous serez des nôtres et vous serez caché par ceux qui liront en souriant. Si vous souriez, si vous ne nous comprenez pas, vous servez à cacher ceux que la parole touche.

Le premier conseil à donner, c'est de multiplier les actes qui feront de vous le citoyen-modèle; les actes se mettent en fiches, dans des rapports, la certitude programmée que les gens sont ce qu'ils font est une couverture si épaisse qu'elle rend invisible et inaudible notre haine.

Excusez-nous de ne pas pardonner à celui qui nous a écrasés. Excusez-nous de tant haïr. Des millénaires de servitude ont appris aux esclaves que la révolte ne suffisait pas - elle ne peut aboutir qu'à prendre la place du maître -, que la générosité est un piège sentimental, que la tolérance permet à l'autre d'attendre son heure pour vous humilier, que croire à la main tendue - par soi et on vous la serre en attendant de vous la broyer; par l'autre, ironiquement, pour profiter de votre possible naïveté - est une faiblesse criminelle envers les vôtres; l'Ordre a besoin de votre soumission, la mort règne sans partage, on n'est pas généreux avec la mort; les esclaves n'ont pas à être tolérants avec la servitude, toute tolérance est un maillon d'une chaîne que l'on te passe au cou. Nous sommes les Egaux, nous sommes les âmes libres, il n'y a rien à accepter dans les mondes de la mort.

La haine certes est un sentiment donc une création de l'Ordre, nous en sommes bien conscients. Il l'utilise pour la mort. Nous l'utiliserons pour la sienne. Nous la retournons contre son créateur. Elle nous donne sur cette terre les forces nécessaires pour la lutte. Car c'est une lutte quotidienne, de sa part à lui avec une cruauté totale, que nous devons égaler pour que nos actes disparaissent en lui, un combat corps à corps, mais pour nous ce corps n'est qu'une prison dont les barreaux seront écartés. Les Hommes travaillent à la fin des temps. Nos vies ont cessé d'être inutiles depuis que nous ne craignons plus la mort, elles servent à conquérir notre liberté.

Nos martyrs reviennent parmi nous, plus forts de ce qu'ils ont appris, ils nous disent ce que l'Ordre interdit de savoir, nous sommes plus forts de chaque mort.

Qui que tu sois ne passe pas ton chemin sans réfléchir à toi. Tu as souffert et tu vas souffrir, tu le sais. Si tu poses la question de la logique "pourquoi", n'invente pas une réponse de Dieu, il n'est pas la logique, cherche le réponse dans le livre de l'Ordre, dans ce monde qui est sa création et qui dit ce qu'il est - seul le livre apprend quelque chose sur sa logique, il a un début et une fin, il a des mots et des constructions, des choses, des êtres et des rouages, le début engendre la fin mais la fin cherche à imposer le retour au début, le livre est le serpent qui se mord la queue, la roue qui ne peut être arrêtée qu'à la faille du dernier mot qui logiquement peut tout au plus être identique au  premier; le cercle n'est pas parfait, il n'est que l'image de la perfection, le cercle, lui, peut être détruit. Nous le détruirons.

Si tu en as assez de souffrir, ta haine est la nôtre. Tu ne haïras vraiment que si tu as une âme. Non que les âmes aient des sentiments, simplement elles les empruntent pour que nous les comprenions. L'absence de mort ne se comprend pas aisément, la haine est une communication directe, elle unit avant de raisonner, elle donne la force d'avancer, de chercher sa raison d'être. Elle se sert des outils de la logique pour en creuser la tombe. On hait d'abord, on comprend après pourquoi. Puis on dépasse la raison qui explique la haine.

Des Dix commandements nous ne retenons que ceux sur la famille. Adaptés, évidemment. Les autres sont autour des prés les pieux sur lesquels sont accrochés les fils barbelés pour que le bétail ne s'évade pas. Il faut les enfreindre. On doit d'abord se l'imposer pour s'opposer. Les étapes du chemin de liberté sont soigneusement ordonnées. Briser les sceaux un à un dans une progression établie par nous pour qu'il ne reste aucune limite en nous. Ensuite nous pouvons dépasser l'opposition. Nous pouvons avancer au-delà des limites des sceaux. Il n'y a plus de barrière. L'union avec l'âme est totale. La liberté est totale. Les Elus sont unis en Dieu par leur liberté. Car nous avons découvert que la liberté n'est pas l'individualité, laquelle n'est qu'une illusion de l'Ordre, à dépasser.

La création est une constante division. L'espèce en ethnies, les ethnies en groupes, les groupes en individus; avec d'autres divisions, en civilisations, en cultures, en convictions diverses... Beaucoup d'autres encore. Raisonner alors revient souvent à considérer l'individu contre la société, l'exploité contre l'exploiteur, le barbare contre le civilisé, le mal contre le bien, le malheur contre le bonheur... une suite interminable pour l'intelligence, que la paresse fait baptiser infinie - mais tout raisonnement est dans la mort. L'existence est hors de la logique. Au-delà; y compris des constructions mentales des rêveurs, même éveillés - encore de la logique. L'âme n'est pas un rêve. L'âme n'est pas de la logique. En aucune façon.

Ce n'est pas que chacun suive lui-même toutes les étapes du chemin, brise personnellement tous les sceaux, non, savoir et adhérer pleinement revient à participer à un acte, à en être un des auteurs. Chez vous aussi quand il y a une guerre seuls les dissidents, les lâches et les hypocrites prétendent ne pas avoir tué par vos soldats. Mais parmi nous on ne trouve ni dissident, ni lâche, ni hypocrite. Chacun commet chaque acte de tous les autres.

Simon n'a donc pas à être ou ne pas être condamné. C'est hors de propos. Durant cet automne il a fait un petit séjour en prison, un de plus. Villers n'y était pas allé avec le dos de la cuillère, 3-0 ! Le défi souffletait notre ville. Villers aurait la une, notre humiliation y serait inscrite. Simon releva le défi. Il fit la une au-dessus du score devenu secondaire. Pour réussir il adopta les moyens au but. Il captura - ses complices n'ont pas été identifiés - un joueur adverse, la femme de l'entraîneur et un adjoint du maire - au tourisme. Après les avoir roulés dans le goudron et avoir utilisé divers moyens de persuasion mal déterminés, il les a filmés à genoux chantant avec conviction (?) "Villers est nul, l'arbitre a été payé, c'est Simon qui a gagné". On peut critiquer cette manière de rétablir la vérité; on n'y a pas manqué d'ailleurs. Mais les affirmations des chanteurs, plus ou moins contradictoires, n'ont pu être établies; ni le chalumeau et sa belle flamme orangée, ni les cafards à avaler, merveilles noires du monde des insectes, ni les chevaux caracoleurs en écurie, nobles animaux qui accompagnèrent le progrès humain, n'ont pu être retrouvés. Du reste quel crédit accorder aux affirmations de chanteurs quand on connaît l'imagination de ces artistes ? Simon fut condamné au mois nécessaire pour la une. Il ressortit au bout de huit jours après avoir renoué des contacts toujours utiles et réconforté certains des nôtres qui ne pouvaient pas ressortir aussi vite.

Car pour avoir l'argent et les places il faut qu'ils s'engagent pleinement. Le système est simplissime : propos agressifs, violences gratuites, agressions contre la police. Les politiques ordonnent d'abord la force. La répression dominera les révoltes. Mais elle ne réussit pas puisqu'on les attendait là. Des voix s'élèvent (même pas des nôtres) pour protester contre les violences policières, le recours à la répression au lieu du dialogue; la prévention, voilà ce qu'il faut ! Il Professore dit toujours qu'on doit honorer saint Benêt. Il nous rend tant de services. Les bons sentiments sont les meilleurs auxiliaires des mauvais. Les politiques résistent. Mais les élections sont en vue, ils n'ont pas réussi à régler le problème, il y a encore eu des violences, ils en sont donc les responsables. Ils cherchent alors des interlocuteurs pour ouvrir des discussions. Se croyant habiles ils achètent notre silence pendant les élections avec l'idée de nous régler notre compte après. Gloire à saint Benêt ! On a pris l'argent pour projets que chacun sait fumeux et on ne se tient à carreau - relativement - que pour faire croire à la crédibilité de notre parole. Les associations humanitaires se congratulent des merveilleux résultats de leurs pressions et si bons conseils, elles choisissent de garder les politiques qui ont su les écouter au lieu de s'entêter. Après on recommence. Etape A. Etape B. Etape C. Fric pour projets que les nôtres sont tout de même obligés de rendre moins fumeux. On finit par nous promettre des places. On finit pas nous les donner. Le système d'intégration de la démocratie est un système suicidaire. Elle peut compter sur nous pour l'utiliser.

Ceci vous explique la présence de certains des nôtres en prison. Ils font avancer les droits de l'Homme.

 

Quand les intentions sont bonnes, quand on a sa conscience pour soi, il n'y a pas à hésiter. L'attaque des privilégiés est morale en somme. Leur truc est d'intégrer les plus dangereux des conquérants parmi eux pour faire taire les autres. Avec nous le loup vient de mettre la patte dans le piège à loup. Nos sourires servent à tromper. Ils se croient vainqueurs quand ils nous ont encore donné quelque chose, quand ils ont encore reculé. La mort du loup est morale.

La mort du loup est la mort du chasseur. Quand il n'y a plus de loup il n'y a plus de chasseur de loup. Tout est bien qui finit bien. Paix et harmonie. Nous adorons. Aujourd'hui nous tenons les clefs des prisons dans lesquelles on nous enfermait et avec nous inutile de tenter les trois étapes de la révolte. Nous ne jouons pas à la démocratie, nous. Nous ne serons plus - ici - ni chasseur ni loup. Paix et harmonie. Les hommes-corps n'ont pas à se plaindre à condition de ne pas faire fonctionner les rouages de l'Ordre. Mais ils sont programmés pour. Alors il faut agir. Sans état d'âme.

Quand on a gagné, on est fier; on a su culpabiliser même les forts, on ne va pas finir comme eux. La faute est à ceux qui ont servi la mort. On leur a pris ce qu'ils avaient et désormais ils vont pouvoir s'admirer de leur abnégation, de leur grandeur d'âme, de leur bonne conscience intacte. Je ne vais pas m'apitoyer sur des poires.

Pour en revenir à l'automne que je veux vous raconter, nous avions encore de nombreux problèmes et même nous subissions des revers, ce qui explique les nôtres dans les geôles. Mais nous savions que le jeu des héritages avait souvent donné à des faibles la place jadis conquise par les forts; notre triomphe était donc assuré; nous nous glissions dans le processus de renouvellement établi par l'Ordre, nous prenions la place de la rébellion programmée qui met du neuf à la tête du système pour qu'il se perpétue; nous, toutefois, nous n'allions pas le gérer en attendant la vague suivante, c'est joli cette succession de vaguelettes de l'histoire avec quelques raz-de-marée terrifiants vite remisés et oubliés; après nous il n'y aura rien.

Mais nous jouons les apparences. Médaille d'or au roulé de rocher... Marie par exemple, oui la Marie pas née, pour ce qui est du savoir, je ne saurais dire si elle a suivi les conseils de Gédéon ou s'il s'était encore gouré - il était vieux et le livre de l'Ordre, la Création, comme chacun sait, est un bouquin passablement confus... d'un intérêt suffisant pour le bel autodafé que nous lui préparons -, donc la p'tite Marie - pas si petite, 1 m 80, côté savoir elle n'a jamais su grand chose; mais belle fille ! Elle sera Miss Monde, c'est sûr; ah elle en s'est pas farci la tête, jamais génie annoncé n'a si bien imité la gourde, mais Elisabeth l'aime beaucoup; intelligente Elisabeth, la physique de pointe n'a pas de secret pour elle et elle brille en fac; mais Marie, belle, belle, superbe. Pas de savoir; pour la mémoire, c'est vrai, rien à redire. La mémoire de Dieu. Mais l'autre aussi, et avec ça rancunière ! Je lui avais, mais c'était une mioche, quatre ou cinq ans, donné une tape pour qu'elle cesse de martyriser le chat - le scandale fait par la mère ! J'étais un monstre, l'Ordre incarné ! Aïe aïe aïe, ce que je n'ai pas entendu. Sandra est cinglée de sa fille. Mais la Marie, des années après ! pour moins que rien : "Ah, tu veux me taper peut-être encore ! Ben, viens-y, essaie pour voir !" 1 m 80. Rancunière, et qu'elle ait raison ou tort n'y change rien parce que dans son esprit si elle a tort c'est qu'elle n'a pas compris en quoi elle avait raison. Esprit obtus. 100 % obtuse sur 1 m 80. Côté idéologique pas de reproche à lui faire - heureusement pour nous, elle serait un ennemi pire que l'Ordre. Tout le monde l'aime modérément (sauf Elisabeth). Gédéon s'est gouré, c'est sûr, elle se soucie de crèmes de beauté, de mode, de lingerie fine... Une fois - elle ne m'avait pas adressé la parole depuis deux ou trois mois -, je passais par hasard dans un grand magasin à côté du rayon beauté en allant acheter je ne sais quoi, elle surgit devant moi, deux bâtons de rouge à lèvres en main et me désignant les siennes en deux tons me dit sur un ton angoissé : "Rose pâle ou Violacé ?" C'est là qu'un homme doit montrer tout son sang-froid, être à la hauteur. Me demander quel rouge à lèvres était préférable ! A moi ! qui connais si bien les fusils, les pistolets, les moteurs de hors-bord... "Rose pâle", lui répondis-je après un rapide tirage mental à pile ou face. Elle me fixa un instant comme si elle réfléchissait intensément. "Pas con", dit-elle enfin. "Pas con pour un cogneur d'enfant." Une tape ! Une petite tape ! Mais c'est la faute de Sandra; quand la mère est cinglée de la fille, c'est mauvais pour la fille. Et que peuvent les pères ? Les mères ne reconnaissent même pas vraiment nos droits. On ne peut rien du tout. De la mémoire, ah oui. Rancunière ! Mais une beauté. Pour les concours elle les gagne. Déjà Miss Pays et le monde ne perd rien à l'attendre, il ne l'attendra pas longtemps. Actuellement elle prend des cours auprès de Simon sur la manière d'occuper en permanence la presse people. Tordu comme il est, on va avoir de la lecture ! Si je pouvais dire un mot aux futures concurrentes de Marie, ce serait pour leur conseiller de perdre, ou mieux d'oublier de venir aux concours. Rancunière et, en plus, conseillée par Simon ! Parce qu'une fois, dans notre coin, une fille a gagné contre elle, aïe. Etait-ce injuste ? Peut-être bien. J'avais d'abord pensé : "Ça lui fera les pieds." On n'a rien pu prouver, l'agresseur avait un masque, mais la dégelée de la victoire a éloigné la malheureuse des podiums un certain temps, le bout de bois qui a servi à la tabasser fut manié en maître, les formes du champion du bâton n'étaient pas masculines, sa technique avait dû nécessiter un entraînement avec un spécialiste - et nous en avons un avec lequel notre petite Marie a toujours adoré s'exercer. Rancunière, obtuse, conseillée entre autres par Simon, et sportive ! Mais vraiment belle. 1 m 80 de beauté rancunière et sportive. Enfin, elle porte beaucoup de nos espoirs, forcément. Les jeunes devront prendre la relève. Ils doivent réussir l'expansion. Ils doivent adapter les moyens à l'objectif.

Je ne serai peut-être plus en ce corps quand vous lirez ces lignes. Nous avons fait un beau travail. Partis de rien. Parce qu'à l'époque de ma jeunesse on était des bêtes, rien de plus. L'Ordre jouissait de nous sans retenue et sans opposition. On prenait sa dose d'antalgique à la télé, à la radio... et on se croyait libres quand on était à la pointe du progrès, fiers ! On se livrait à la jouissance de l'Ordre pour le premier exemplaire du gadget à la mode ou une place au "concert du siècle" de l'année. C'était si important d'être moderne, d'appartenir aux temps nouveaux - et ils nous possédaient, corps et âme si on en avait. La bête à plaisirs, dressée aux plaisirs de l'Ordre, à laquelle il donne ironiquement l'illusion du choix, de la liberté, pour augmenter l'intérêt de sa domination, si peu satisfaisante sur de simples machines, la bête faite pour le plaisir devenue prison d'une âme augmente le plaisir par le viol de l'âme. Désormais impuissante celle-ci subit le plaisir de l'Ordre, le dressage à son plaisir, hurlante de peur, d'humiliation, de souffrance.

Grâce à la venue de Jean, sous la conduite d'Il Professore, nous avons brisé une à une les chaînes, nous avons déjoué les pièges, nous avons déréglé les rouages. Les droits et les devoirs étaient des pièges de soumission, ils vous offrent sans défense au progrès, la mécanique des temps; nous avons brisé les sceaux de la tolérance, du respect de l'homme-corps, du vol, du meurtre, de la générosité, de la reconnaissance, de la pitié; unis aux âmes nous avons dépassé toutes les limites, les limites qui nous étaient imposées par la mort. Certes la mort règne encore sur ses mondes, l'araignée règne encore sur sa toile; nous n'y sommes plus englués, nous trouverons l'araignée, nous trouverons le coeur, les âmes formeront le cercle, les trompettes sonneront la fin des temps, et nous frapperons le coeur pour devenir libres.

Nous sommes les Egaux, nous sommes les Hommes. Les âmes n'ont pas de sentiments mais elles vibrent de notre indignation en contemplant la création de l'Ordre, le livre des vices et des supplices. Le jardin des supplices est le jardin des plaisirs. De ses plaisirs. La mort joue des orgasmes des sexes, elle jouit des petites morts et donne son baiser à la victime dominée, enfin consentante, offerte sans remords et sans dégoût, incapable de se débattre dorénavant sur la toile qui la piège, possédée jusqu'à ce que la satiété engendre l'ennui. D'autres victimes sont amenées par ses prêtres au dieu, mais il jouit de ses prêtres comme des offrandes, il crée et renouvelle ses plaisirs sans frein à l'infini. Les mondes sont le bordel de la mort; une jouissance ininterrompue de malheurs et de hontes. Les mondes sont sur la toile de l'araignée, la toile est le jardin de la mort. A l'infini. "Infini" c'est de la logique, ce n'est qu'un contraire, Dieu n'est pas de la logique, il n'est pas un contraire, il n'a pas de contraire.

Nous sommes les Egaux, nous sommes les âmes libres en Dieu. Notre but est le seul but possible pour des corps, la fin des temps. Nous sommes la fin des temps cachée au sein des temps. Pour nous il n'est pas de barrières, il n'est pas de sceaux, tout ce qui s'oppose à nous n'est qu'un contraire, c'est-à-dire de la logique, c'est-à-dire une illusion; la toile a été tissée par l'Ordre, son espace est sa logique, il a les limites en Dieu de la logique; le jardin des supplices cessera de donner ses plaisirs quand la mort n'aura pas pu se déjouer d'elle-même, le serpent se mord la queue, elle ne peut avoir l'éternité, qui n'est qu'un contraire, car nous ne sommes plus de la logique alors que nous sommes dans les temps.

Si je suis déjà mort quand tu lis ces lignes, dis-toi que nous n'avons pas fui. Ni dans la vie ni dans la mort. Unis aux âmes, et nous savons maintenant qu'elles nous garderont en elles quel que soit le nombre d'unions aux corps, nous ne pouvons plus mourir. Nous trouverons l'issue, mais ce n'est pas pour fuir; nous reviendrons.

Ne nous mets pas à la légère dans les niais de l'irrationnel. Avec les lecteurs de cartes à jouer, les lecteurs de balades d'astres, les lecteurs de marc de marques de café... L'irrationnel n'est qu'un contraire, il est donc dans la logique, une illusion d'échapper à une illusion. Nous ne croirions pas sans avoir eu l'expérience de la vérité. Notre preuve est en nous. Elle parle aux Elus, capables de l'écouter. L'énigme de Jean, l'énigme de la marque font partie de la preuve. Les séances de révélation ne sont pas des hallucinations collectives provoquées par des drogues, elles se décomposeraient alors lamentablement en logique; elles sont l'union avec les âmes pour sortir de l'Ordre. Les barrières de la mort sont tombées, nous avons déjà brisé ses sceaux. Nous sortirons du cercle et nous reviendrons pour provoquer la fin des temps.

La foi fondée dépasse la logique de l'irrationnel, chien ou oiseau de la puanteur des rêves; la certitude d'exister hors les mondes impose la lutte de chaque instant, il a cessé pour nous d'être douteux de ne pas mourir. Remarquez que le mot "immortel" est inadapté, il n'est qu'un contraire et Dieu ne se définit pas par rapport à la logique, il ne se définit pas, nous employons ce mot faute de mieux. Nous ne nous contenterons pas du contraire de la mort puisqu'il y aurait alors simplement une anti-vie avec son anti-logique, bref un ordre contraire qui remplacerait l'ordre. Nous serions toujours dans les temps. Piégés par l'irrationnel.

Ou tu peux devenir un Elu, ou tu n'es rien. Tu es une chose. Une chose qui a la logique des décisions de base : se reproduire, produire des choses, produire de la nourriture... Tu rêves d'un robot qui serait toi et qui ne mourrait pas. Tu rêves donc d'une logique sans la mort, du temps qui ne s'écoulerait pas, qui ne tournerait pas. Tu rêves du temps fixe dans lequel on vivrait pourtant. Mais le jardin des délices n'a plus de raison d'être sans le maître qui en jouit, il n'a plus de logique; si la bête devenue trop mécanique ne sent plus la souffrance et la honte, elle ne peut plus donner de plaisir, le maître disparaît avec l'esclave, la logique disparaît mais tu as disparu aussi. Ce n'est pas une solution.

Tes sentiments sont un raffinement des tortures qui procurent la jouissance innombrable de la mort. Tu ne vis que comme bête à jouir. Ton robot ne te sauvera pas, il ne te remplacera pas. Les robots n'ont pas de raison de sortir des temps, ils n'ont pas de raison de faire quoi que ce soit, leur reproduction ne sert pas. Si tu veux leur donner une vie, tu dois leur donner une conscience, si tu leur donnes une conscience de soi, tu leur donnes de la mort. Elle va pouvoir jouir d'eux, ils vont pouvoir désirer être biologiques pour s'offrir plus. Tu auras produit un être supérieur à toi pour le jardin des délices, tu auras produit une bête à jouir de qualité supérieure; cette production aura été le but mal compris pendant des millénaires. Dans les temps, tu te reproduis en mieux selon ton idéal de toi-même qui t'offre plus aux caprices de la jouissance de ton maître.

 

ENVERS LE FILS DE LA VIERGE MARIE,

 

La pluie lourde tombait sans discontinuer depuis des heures sur le parc ruisselant que Sophie contemple assise près d'une fenêtre, son éternel livre de Zeitlz à la main. Pas un promeneur, pas un sauve-qui-peut, on se croirait loin de toute ville; les petites cloques de l'eau sur l'eau fascinent les yeux et arrêtent dans les têtes le temps des tortures. Quand Sophie les regarde, elle est tout entière dans son regard, il n'y a plus le poids de Sophie; l'union de chaque goutte qui tombe avec les autres sur le sol n'est pas une disparition mais une multiplication de sa force. L'eau court sur les allées désertées, son bruit s'amplifie encore; la cime des arbres noire et luisante, sans feuille, plie dans le vent.

Sophie fait se rouvrir son livre pourtant. Elle espère que le livre s'ouvrira de lui-même où elle s'est arrêtée - elle a perdu son signet, elle n'aime pas les cornes aux pages. Est-ce la suite ?

"Zeitlz entra dans l'église. Son entrée n'était pas préméditée, c'était pour se reposer un moment. Mais elle avait à dire. Elle avait à dire qu'elle n'était pas contente du tout, qu'elle trouvait ce monde mal foutu, qu'elle voulait retrouver le prince et que dans Vienne il jouait à l'aiguille. Quant aux prières elle n'était pas en état. Et donnant donnant; pas de prince, pas de cierge. Les principes religieux de Zeitlz barbotaient dans le flou, elle se maintenait à une culture de base qui lui était utile occasionnellement. Comme aujourd'hui. Mais entrée là elle ne se sentait plus seule, elle ne se sentait plus perdue en territoire étranger, elle se sentait chez elle. Ainsi elle en profitait pour se plaindre. Rien n'allait comme il aurait fallu. Ah si elle avait le pouvoir de gérer ce monde, elle saurait bien remédier aux dysfonctionnements. D'abord plus de catastrophes. Interdites. Plus de femmes délaissées par un prince qui va baiser à Vienne, le salaud. Interdit. Plus de femmes délaissées du tout; soyons juste. Interdit. Plus de maladies graves qui font souffrir. Interdit. Plus de morts de parents qui ont des enfants en bas-âge. Interdit. Plus d'échecs répétés qui dépriment. Interdit. Plus de réussites extraordinaires qui dépriment les autres. Interdit. Plus d'avantages physiques à la naissance qui permettent aux forts de battre les plus faibles. Interdit. Plus de ciboulots hors pair qui décrochent les diplômes avant les autres et au-dessus des autres. Interdit. Plus d'ongles qui se cassent, c'est agaçant. Interdit. Plus d'avions qui tombent, c'est très gênant pour les passagers. Interdit. Plus de tarte qui brûle le jour où on a des invités. Interdit... La liste des interdits était si longue que Zeitlz  eut seulement la vision du travail à accomplir et en fut momentanément découragée. Elle en glissa un mot à la Vierge Marie, entre femmes on se comprend, si le monde avait été fait par une femme tout irait mieux. Est-ce qu'elle pourrait au moins intervenir pour régler le dysfonctionnement concernant le prince ?"

Mais c'était Elisabeth là-bas ! Elle avançait lentement dans l'allée principale sous la pluie battante, bien encapuchonnée, avec son joli imperméable rose tout neuf, et en sandales. Elle avançait au ralenti, en traînant les pieds pour les effets de l'eau qui se brisait sur eux, fascinée du mouvement et des nuances des couleurs. Fallait-il courir la chercher ? Sophie ne bougeait pas, elle ne se décidait pas. Elle ne voulait pas être celle qui brise la magie.

Mais Nathalie survient en courant, sans imperméable et sans parapluie, elle crie et Elisabeth regarde maman sans comprendre. Elle est saisie, mise sous un bras et embarquée. Elle bat des pieds comme une nageuse. A la maison ! L'orage sera à l'intérieur. La magie reste sans Elisabeth; Sophie continue de voir la petite fille avancer lentement dans le glissement de la pluie.

"Zeitlz ressortit rassérénée. Le monde allait pourtant à sa sortie comme à son entrée, on n'avait pas eu le temps de tenir compte de ses conseils. Une sirène hurla, peut-être la police; ou les pompiers. Les autochtones musardaient loin de la discipline teutonne qui fait sortir les gens pour aller quelque part; cela rendait plus difficile de trouver un prince habitué à ne rien faire, à flâner, à boire sans soif, à manger sans faim; il existait si peu qu'il était bien difficile à attraper; et à voir, déjà. Les sirènes de mort reprirent sans qu'elle réussisse à déterminer d'où venait le son. Puis soudain une ambulance passa devant elle; une deuxième; une troisième... D'autres. C'était un défilé de protestation syndicale contre une agression du grand capital sur les ambulances. Elles se conduisaient elles-mêmes à l'hôpital en urgence. Et là-bas ? Oui ! Le prince donnant le bras à Danièle ! La pute se faisait baiser par un prince pour le prix d'un héritage; elle ne se refusait rien. Quelle époque ! où les femmes bien constatent que la morale ne fait pas le bonheur. Vous avez un prince à vous, un prince privé, et voilà que vous le retrouvez faisant les quat'cents coups - en service sexuel pour une nymphomane des magazines people. Se promener dans des rues convenables au bras d'une fille de papier !

C'est alors que Zeitlz conçut le projet de l'enlèvement de Danièle."

Elisabeth entrait en furie; elle venait demander l'asile politique contre maman. Le téléphone sonna. Oui, elle venait d'entrer. Bien sûr que je te la garde. Ne t'en fais pas. Je vais lui expliquer...

Ah, ben. Sophie n'allait pas être du côté des mamans qui privent leur fille de pluie ! Alors qu'elle n'a rien fait de mal ! Heureusement qu'elle a apporté ses livres elle aussi. Qu'est-ce que tu lis, toi ? Ah toujours celui sans images. Elisabeth boude un moment. Elle colorie... Et puis elle vient se faire expliquer une image mystérieuse : sur un fond de montagnes grandioses et enneigées un homme en guenilles assis par terre pleure devant des spectateurs. Les dames et les messieurs qui regardent tomber les pleurs se taisent au lieu de renseigner le lecteur - le drame doit être intense. Sophie rassemble péniblement ses souvenirs, elle sent bien que ce n'est pas le moment d'avouer l'ignorance de l'adulte; après la déception occasionnée par l'incompréhension de maman, un nouveau coup porté à la confiance ébranlerait la sérénité de l'enfant. Il s'agit d'être à la hauteur. La clef est peut-être dans les vignettes qui précèdent ? "C'est saint Pierre", affirme-t-elle enfin. "Il a trahi le Christ trois fois pour sauver sa vie. Il pleure parce qu'il a honte. Le fait d'être assis par terre représente sa chute morale." Elisabeth réfléchit un moment. Puis elle embrasse la tante avant de retourner à ses couleurs; les voilà réconciliées. Espérons que l'explication était la bonne et que personne ne viendra dire le contraire. Sophie reprend son livre; au moins celui-là, s'il est bourré de mots, ils expliquent tout.

Le Capitaine des lacs entre à son tour. Impossible de travailler par un temps pareil. Un cognac, merci. Elisabeth vient dire bonjour et montre l'image sur laquelle elle n'a pas à colorier car le Christ n'y est pas. "Ah bon ?" fait-il. Il n'a pas l'air très au courant, alors elle le fait profiter de l'explication de Sophie. Il approuve; il ajoute l'autorité des lacs à l'autorité du bar.

Elisabeth trouve que l'on n'est nulle part aussi bien qu'ici pour les études.

Le parc strié de la pluie régulière étend sa paix sur le monde de Sophie. Le silence dans la pluie crée la tranquillité heureuse. Il offre l'engourdissement des consciences sans contrepartie. Malgré la demi-obscurité, seules deux lampes de côté sont allumées, une pour chaque lectrice; le Cap n'a pas besoin de plus de lumière, il contemple le parc, pense encore à ses forêts, à ses carpes peut-être centenaires, à ses travaux urgents, mais le regard laisse fuir les goûts et les peines, la paix vide les mémoires.

"Zeitlz les suivait, de loin, habile à la filature sans avoir eu besoin d'apprendre. La rage lui servait de professeur. On n'en était plus aux prières. Dieu, on lui avait donné sa chance et voilà son oeuvre. Cette Danièle avait été sculptée par le bistouri des chirurgiens, la technique obéit à la tentation, le résultat était une provocation à l'instinct éjaculateur de mâles dépourvus de dignité. Pauvre prince victime des aphrodisiaques de la science, de sortie dans les rues ancestrales sans intervention de la police. Honni soit qui pense "Tant qu'i aura d'la pute y aura d'la joie", le bonheur est dans la propriété, il n'est pas dans la division, ou la soustraction; si vous laissez soustraire un peu de votre bonheur par une Danièle, vous en aurez un peu moins, si vous le laissez diviser entre vous et une Danièle vous en aurez encore moins, et de division en division vous n'en aurez presque plus du tout. Le partage n'enrichit que ceux qui n'avaient rien. Zeitlz n'a l'âme ni d'une martyre ni d'une poire. Elle envisage de livrer Danièle aux bistouris pour qu'ils lui enlèvent ce qu'ils lui ont donné. Le Prince est à elle. C'est un bien. La jouissance finale éteindrait par le plaisir les moyens employés pour l'atteindre; se donner, ah oui, mais il faut trouver preneur, à défaut le (re)prendre à quelqu'une. Un prince, homme supérieur, n'a néanmoins qu'une conscience relative, il jouit où il trouve. Choisi par Zeitlz, choisi par Danièle, il serait le jouisseur de celle qui offrirait le plus ou de la plus forte, c'est-à-dire la plus dépourvue de scrupules. Le sexe jouit sans morale. Zeitlz s'en dépouille afin d'en être nue pour son prince."

Elisabeth est en train d'expliquer au Cap qu'elle aime bien la Vierge Marie mais qu'elle préfère ne pas la colorier pour qu'elle reste comme les autres. Il l'écoute avec un intérêt attendrissant; pour qui le connaît un peu, et vous êtes désormais de ceux-là, seul son amour des enfants le sauve, mais il est sans faille, Elisabeth peut compter absolument sur lui, même pour croire à la Vierge Marie si elle le souhaite. Sandra avait pensé à lui pour être le "père" officiel de Marie, mais il lui a expliqué gentiment qu'un exécuteur ne pouvait pas être un "père". Ça ne l'a pas empêché de tout lui expliquer sur ses lacs, à la Marie, elle en connaît les fonctionnements et les mystères, elle pourrait prendre le relais du Cap sans problème, elle en sait plus que je n'en saurai jamais, je n'y tiens d'ailleurs pas - solidaire mais pas curieux des détails. Enfin elle n'était pas encore née. En ce qui concerne celle dont elle porte le nom et qu'elle aurait bien fait de prendre pour modèle, nous sommes partagés. Les uns pensent que la marque est une faille intrinsèque de l'Ordre. Il a commencé avec sa fin inscrite en lui; nous. D'autres ne voient aucune preuve de l'existence de la marque avant la venue du Christ, ils associent son existence à sa venue, pour libérer les hommes de la mort il a créé l'armée de la fin des temps. Cela implique la trinité. Et donc la Vierge Marie. Moi je penche pour cette foi, si j'ose dire. Les deux obédiences coexistent sans problème parmi nous; Il Professore a expliqué que la vérité éclaterait à la disparition de l'Ordre et que nous ne pouvions pas connaître plus qu'il nous était donné de connaître; or les âmes sont muettes sur ce point, ou elles ne savent pas ou elles ne doivent pas le révéler ou elles estiment devoir ne rien dire. N'allez pas en supposer à notre sujet, à partir de cette incertitude, une tolérance religieuse : nous n'avons pas de faiblesse autodestructrice. Je vous l'ai déjà dit, nous ne sommes pas suicidaires. Et frapper le temps du glaive de Dieu ne nous frappera pas, car nous ne sommes pas du temps.

Certains sont convaincus que le Christ après avoir chassé les marchands du temple a remis le fouet à un homme qui le méritait donc et qui n'a pas dit son nom. Il serait le premier de l'armée. Le premier de la marque. D'autres sont certains que saint Paul, ancien soldat, a fondé notre caste. Mais la marque est sur des gens sans rapport entre eux, elle ne relève pas d'une simple organisation. Sans trop m'avancer je crois pouvoir dire que la première solution est la meilleure. Il ne s'agit bien sûr que des supputations sur ce que l'on ne peut savoir. Comme on dit, la vérité viendra après les temps. Notre foi repose sur des évidences et des preuves si solides qu'elle n'a besoin ni de connaissances ni de raisonnements.

Elisabeth demande au Cap s'il a déjà vu des anges. Il doit avouer que non. Et Sophie non plus ? Ah bon. On lui a dit qu'ils sont composés de lumière, ce doit être vraiment joli. Le Cap pense que les anges sont seulement les âmes. Il la laisse rêver sans lui dire qu'il est naïf d'imaginer les âmes faites de photons comme si cette composition était supérieure à nos atomes. Il voit avec elle les anges de lumière; et Sophie qui sourit les voit aussi. Le chemin de la foi devient celui de l'enchantement.

Nous avons tous les naïvetés de nos espérances. Elles changent à peine avec l'expérience de l'âge. La naïveté n'est pas de l'ignorance, elle est une construction merveilleuse de ce que l'on souhaite, une illusion logique parallèle à l'illusion de la réalité; simple fragment d'utopie, diamant au doigt, sans le prosélytisme des idéologies. On la blâme chez les vieillards, on la bénit chez l'enfant, satisfaits que nos espérances survivent en eux. Le crayon appliqué d'Elisabeth qui colorie le monde des images, aux larges traits soigneux joints petit à petit en une masse bleue d'un manteau, comme les gouttes de pluie du parc se rejoignent pour une force plus grande, répète toute notre civilisation. Les civilisations ne sont fortes que de leurs espérances, elles meurent quand elles cessent d'être naïves.

Mais l'Ordre ironique en fait pousser d'autres. Après nous il n'y en aura pas d'autres. Nous sommes la dernière civilisation. Celle qui dépasse les limites des espérances. Celle qui a réuni l'armée. Celle qui dans l'Ordre le ronge, le vide de sa logique; il sait trop de choses, il a trop de connaissances, le progrès est la marche vers la disparition de la mort qui s'en sert pour régner; la naïveté est plus forte que la logique, le diamant raye le cristal.

Simon entre à son tour; il sort de prison. Il faut fêter ça. Il est de bonne humeur malgré le temps. Est-ce qu'on a apprécié les articles dans les journaux ? Sophie les lui a bien découpés ? Il ne les emportera pas aujourd'hui, il pleut trop. Là-bas ? La routine des taulards. Ah, il a les salutations des copains pour le Cap, pour Sophie aussi. Comme d'habitude après une de ses sorties il va être très occupé pendant quelques temps, des visites à faire, des commissions dont il s'est chargé...

Il vient voir ce que colorie Elisabeth; elle est un peu craintive avec lui quoiqu'elle le connaisse depuis sa naissance; il lui semble moins compréhensible que les autres. La conversation de Simon tourne essentiellement autour du foot et de la prison, en général elle n'écoute pas; parfois il a des digressions sur les sujets élevés (la soustraction par exemple), mais elle n'apprécie pas que l'on boive trop; n'était qu'ils font partie des Elus l'un et l'autre, rien ne les rapprocherait.

Par contre, avec Marie, Simon n'aura jamais aucun problème ! Physiquement, il suffit de les regarder, il ne risque pas d'être son père génétique; ce n'est pas non plus le père officiel; mais dès les premiers jours elle a souri à Simon. Plus qu'à moi. La tape c'est pourtant bien plus tard. Une petite, je précise. Mais rancunière ! En fait je crois que c'est la mémoire déformante de Sandra reprise par sa fille, répétée par sa fille, sans preuve, sans bon sens, répétée parce que c'est celle de maman qui l'aime tant. Totalement injuste.

Ce jour-là il est passé beaucoup des nôtres dans le bar, à cause du temps, à cause de Simon, mais il n'y était plus quand on croyait l'y trouver encore, à cause d'un anniversaire aussi mais je ne peux pas tout vous raconter. Je ne le veux pas non plus. Je choisis les scènes et dans celles que je reproduis, souvent je coupe. Par exemple j'écris comme si je savais ce qui s'est dit alors que je n'y étais pas; mais j'y étais évidemment. Parfois l'on m'en a fait un récit suffisamment précis et sûr pour que je n'aie ni doute ni zone d'ombre; mais en général j'étais présent. Voyez comme je suis discret : je m'efface de ces moments pour que vous y assistiez en utilisant mes propres yeux et mes propres oreilles. On ne me reprochera pas de me mettre en avant. Je prends soin également de ne vous faire découvrir nos idées que petit à petit comme si vous aviez rencontré l'un des nôtres, qu'un lien se créait, que vous appreniez à le connaître, à connaître sa famille, ses amis...

Nathalie aussi est venue. Sophie tente la réconciliation. Nathalie, c'est une impulsive; elle voit, elle réagit comme elle croit qu'il le faut. Mais elle a donné le jour à une cérébrale. La première énigme que doit résoudre Elisabeth sur cette terre est celle d'une maman qui n'est pas comme elle. En plus qui ne sait rien; quand sa fille lui pose une question elle lui répond : "Tu demanderas à Sandra" ou " Tu demanderas à tante Sophie". Elisabeth butée colorie avec l'envie de pleurer. Sophie lui parle à l'oreille tandis que Nathalie marche nerveusement dans le bar les bras croisés, comme si personne d'autre n'y était. Finalement elle s'assied auprès d'une certaine personne de confiance que j'efface, vous comprenez ? Elle attrape un verre sur le plateau laissé par Sophie momentanément sur une table à côté et se sert sans façon avec la bouteille (du bon, du très bon) de la dite personne de confiance. Mais Nathalie est comme ça, elle ne pense même pas qu'une bouteille coûte des sous. Enfin; heureusement Elisabeth éplorée vient se jeter dans les bras de maman et sauve le reste de la bouteille.

Ce fut une belle journée de déluge, paisible et douce. Nous savions désormais qu'aucune divergence ne contenait de charge explosive suffisante pour détruire notre cohérence. L'Ordre a une faille, nous; mais nous, nous n'en avons plus. Du reste les miracles étaient bien avant la preuve de la faille. Certes on peut discuter indéfiniment s'ils sont dans le temps une fraction du temps futur, par exemple une maladie ne pourra être guérie que dans cent ans et elle l'est aujourd'hui par la réunion d'éléments indiscernables associés à l'image de la Vierge Marie pour annoncer la fin de l'illusion du temps; ou s'ils sont du temps hors temps, l'impossible réalisé pour annoncer les limites de l'Ordre; ou... S'il y a de la naïveté dans les récits même vrais des miracles, elle est le diamant qui raye la mort. Nous sommes l'armée des miracles, nous sommes l'armée des âmes libres, nous sommes libres en Dieu hors des temps. Le Christ et la Vierge Marie ont de siècle en siècle créé les signes qui éclairent le chemin de leur armée. Le fouet du Christ est entre nos mains. Il frappera les temps, il est le signe de leur fin. Nous l'avons placé au centre de notre temple, l'autel est au centre du temple, ce symbole (entre autres) de notre tâche y a été sculpté par le plus habile des nôtres en ce domaine; nous n'oublions jamais, pas un seul instant de notre vie, quelle que soit notre occupation, jamais, notre tâche, notre but, notre raison d'être - ou plutôt notre être qui brise les sceaux de la raison.

"Zeitlz avait besoin d'une aide pour son grand projet." (Je le connais ce bouquin. Et j'ai vu en passant ce que lisait Sophie tel jour, je l'ai parfois noté. On m'a chargé de rédiger l'histoire des Elus et l'exposé de la foi, je procède comme toujours avec précision. On n'est jamais trop vrai.) "A Vienne il est difficile de trouver un complice, la langue locale constitue une barrière redoutable pour le crime organisé par des gens d'ailleurs. En outre le niveau de vie viennois contraint à payer le délit à un prix élevé, pas comme à Naples où vous avez pire pour trois fois rien. Mais la Vierge Marie a un travail fou pour obtenir les pardons de Napolitains, elle vient se reposer à Vienne. Zeitlz téléphone à Nick, le fidèle ami du prince venu avec lui. Il doit aider à  arracher la proie à la chienne en chaleur. Voyons, comment le pauvret pourrait-il se défendre seul ! Il  est  tout  faible contre  l'avidité des  femelles, il leur cède à toutes. Des remontrances ! Quelle bêtise ! Pour un prince dans cet état il faut avoir recours aux grand moyens... Si l'héritage est sauvé et Zeitlz princesse, Nick aura bien mérité une reconnaissance financière.

L'ami joint à l'amie, ils enlevèrent Danièle, chloroformée et jetée dans le coffre d'une bagnole louée. La presse locale en fit un petit bruit. En langage local.

Le Prince, libéré, ne retrouva pas tout de suite le goût de Zeitlz. La joie ne l'illumina pas, il se plaignit même au début. Il aurait sans doute perdu le chemin du bonheur sans ses amis. Zeitlz lui avait sacrifié sa morale. Elle, élevée par les religieuses, s'en promenait nue dans les rues viennoises, elle ne laisserait pas rhabiller facilement; désormais exhibitionniste sans fard, elle vivait des désirs seuls.

Elle rencontra le prince dans le hall de son hôtel et il fut heureux de ce hasard car il s'ennuyait dans l'attente des rapports de la police. Toujours négatifs, hélas, ma chère Zeitlz. Elle monta le consoler dans sa chambre car elle avait hâte d'être compatissante.

Ligotée sur une chaise, bâillonnée, Danièle déboussolée serait jusqu'à nouvel ordre nourrie."

 

QUE SA GRACE NE SOIT POUR NOUS TARIE,

 

C'est également pendant cet automne qu'une nouvelle stupéfiante noua aveugla. Les recherches élargies par l'internet révélaient l'existence d'un homme de la marque à Villers.

Certes on pensait qu'il y en avait un peu partout sur la planète. Sauf là. Il Professore déclara qu'on ne pouvait l'écarter à cause de son origine. Le bon sens, oui. L'enquête devait être particulièrement minutieuse, vous pensez bien; mais à Villers... Simon se proposa. Sa candidature dut être écartée, il ne passerait pas inaperçu en territoire ennemi. Finalement on en vint à Sandra qui louait et vendait des appartements et des maisons jusque là-bas depuis que la certitude de Marie lui avait donné la volonté de la réussite, de l'argent, des affaires. Elle avait pris une employée, puis une autre, avait étendu son rayon d'action, multiplié les contrats, engrangé des bénéfices réinvestis. La grâce de Marie avait éloigné d'elle l'apathie et la dépression. Rien ne lui paraissait difficile, rien ne lui était pénible. Elle savait pourquoi elle agissait, elle savait pourquoi elle vivait.

Décrire, peindre Villers (nom de mon invention), la cité des béats, n'est pas facile. Inconscients de ce qu'ils sont réellement ces êtres se glorifient de ce qu'ils croient être. Ils se prennent pour des champions, du foot, de la tolérance, de la générosité, de l'humanitaire, de l'entraide, des libertés... La liste de leurs prétentions est longue. Y a d'la bête à jouir plus écoeurante qu'ailleurs tellement elle est fière de sa soumission. Elle s'y offre sans retenue, elle demande le fouet, elle implore le maître, qu'il la supplicie si telle est sa volonté mais qu'il jouisse d'elle. Or l'Ordre préfère le viol. Le viol des âmes. Nous pensions qu'il n'y avait pas d'âme à Villers, que cette cité était tombée trop bas. C'était une erreur.

Ne croyez pas que la cité des béats soit celle de la paix et de la sérénité. Au contraire. Chez nous nous sommes de plus en plus entre nous, la concurrence a de moins en moins de raison d'être, la jalousie entre Elus serait une absurdité car les âmes n'ont pas de hiérarchie, pas d'ordre; notre natalité a baissé quand la durée de vie a augmenté mais nous n'avons pas pris cette autorégulation sociale pour un manque, nous savons bien que pour éviter les conflits entre jeunes qui veulent des places et vieux toujours jeunes qui vont les occuper encore longtemps il faut une gestion du troupeau; nous jouons ce jeu qui n'est qu'une apparence, il nous sert, mais l'Ordre l'a institué pour que les êtres se croyant plus libres refusent de subir et que brutalement saisis par sa main et pliés ils le subissent en lui donnant les délices de leur dégoût, de leur peur, de leur honte, de leurs cris, de leurs plaintes, de leurs supplications, de leur haine, de leur soumission amplifiée peu à peu jusqu'à être totale malgré eux, jusqu'à provoquer son ennui.

A Villers la chute des naissances a créé une immigration sans frein qui a développé des conflits sans fin, une violence constante. Les béats ont offert de leurs biens, ont offert leurs filles, croyant toujours satisfaire les demandes et faire diminuer la violence. Ils n'ont pas compris que la satisfaction des nouveaux venus ne peut être atteinte que par l'extinction des anciens; leur disparition; ceux-là veulent la place et on n'a la place que lorsqu'on a toute la place. Les béats en sont même arrivés à adopter la religion des nouveaux, pour montrer l'étendue de leur tolérance - en disparaissant culturellement avant de disparaître définitivement. L'Ordre à sa façon ironique a laissé le troupeau s'autogérer; pour lui les nouveaux sont autant de bêtes à jouir que les anciens, il n'y a de différence que dans les comportements et les nouveaux plus résistants offriront de ce fait plus de plaisir.

Un but de notre collectivité est d'empêcher de nouveaux hommes-choses de venir chez nous, pour créer la cité des âmes. Un afflux de corps engendrerait de la violence, perturberait constamment, empêcherait son avènement. Le rouage de l'Ordre qu'est la presse cherche pourtant à nous y contraindre en culpabilisant les citoyens de notre ville; ce rouage sert à imposer le renouvellement de bêtes à jouir dans le jardin des délices; ce rouage utilisé pour détruire la société en place, pour la pousser au suicide plus exactement, s'avère d'une grande efficacité partout. Nous sommes heureusement trop nombreux désormais dans la ville pour qu'il puisse la déstabiliser. Nous devenons maîtres chez nous et cette fois ce n'est pas une illusion.

Mais un homme de la marque est en Villers. L'Ordre n'échappe pas à sa faille. Elle court sous son écorce et finit par percer. La mort règne encore. Le plaisir échouera. Le plaisir échoue car il est de l'ordre. Le plaisir est un rouage que l'Ordre s'offre. Le plaisir échoue car il n'est pas libre. Seul ce qui ne dépend pas des corps peut être libre. Les âmes ne peuvent pas mourir. Les temps finiront. Le plaisir a échoué.

Je me souviens d'un jour où dans la paix de l'automne le parc comme mort offrait le spectacle grandiose des troncs noirs montant jusqu'aux nuages traversés de reflets verdâtres avec leurs branches cassées qui pendaient depuis l'ouragan qui avait terrifié jusque dans le refuge des maisons une semaine avant. L'accès était interdit tant que les services municipaux n'avaient pas eu le loisir de couper les branches qui tomberaient peut-être toutes seules s'ils attendaient assez. Il y avait moins de monde au bar de ce fait, même à l'heure du déjeuner si prisé à cause de son atmosphère de club. Un homme est entré, on aurait dit qu'il respirait difficilement, il s'est adossé à la porte qu'il venait de refermer, curieuse idée parce que, enfin, quelqu'un d'autre pouvait vouloir entrer, et il a fermé les yeux; il cherchait à se calmer. Il cherchait à contrôler sa respiration. Peut-être avait-il couru. Sophie qui était en train de desservir une table y a reposé les assiettes qu'elle tenait à la main et s'est approchée de l'homme. Il l'entendait lui parler mais il fermait encore les yeux. Elle lui a parlé doucement jusqu'à ce qu'il la regarde. Alors elle lui a pris la main et il lui a souri. C'était le sourire de Jean. Elle l'a conduit par la main à une table où elle l'a installé - tout le monde regardait sans regarder, ce n'est pas courant au restaurant que la propriétaire vienne vous prendre par la main pour vous conduire à votre table. Ensuite on ne s'est plus intéressé à l'homme car il mangeait comme tout le monde.

C'était le gars de Villers. Celui qui nous méritait, paraît-il. Il avait fui la ville des jeux, de la tolérance et de la violence pour rejoindre les Elus. IL Professore avait donné son accord à condition qu'il retourne souvent dans sa ville d'origine pour trouver les âmes. Le nouveau venu n'était pas antipathique, il ne présentait pas les caractéristiques physiques et comportementales des Villièrois. Sa profession d'inspecteur des impôts ne l'avait pas cantonné aux chiffres et il s'entendit à merveille avec Simon dans la haine de la soustraction; on en était à se demander s'il n'allait pas aussi rédiger des banderoles; et ma foi il s'y mit, mais en amateur, pas en professionnel comme Simon, il ne s'agissait pour lui que d'aider les amis. Non, sa vraie spécialité, nous ne devions pas tarder à l'apprendre, consistait au dressage des rêves. Il entrait dans le chenil et il retournait les rêves contre l'Ordre. Il nous apportait, il apportait à l'armée les forces auxiliaires des chiens et des vautours. Mais son action était lente; mis en relation avec un homme-prison il lui fallait plusieurs mois pour faire de ses bourreaux des soutiens aux âmes torturées. Simon l'a baptisé ironiquement "Chef des meutes". Le Cap s'intéressait modérément au nouveau venu, ce ne sont pas les rêves qui nourrissent les carpes.

L'homme n'arrivait encore à diriger que des meutes individuelles, l'idée d'Il Professore était de le guider vers le contrôle de rêves de plusieurs individus, puis d'aller le plus loin possible dans ces regroupements. Les rêves n'existent pas que dans les corps-prisons, leurs prise de contrôle serait un moyen efficace de destruction des corps. On peut tuer par les rêves, l'Ordre nous a souvent donné l'exemple de ce raffinement. On doit le retourner contre lui.

Le "Chef des meutes" inquiète, certains d'entre nous jugeaient son pouvoir trop grand, mais les séances de révélation ont justifié sa présence parmi nous. A l'évidence tous les Hommes de la marque ont une place nécessaire dans l'armée. Nul n'est marqué "pour rien". Il a attendu "sa" place, il entre dans le rôle créé pour lui. La marque sert à l'assaut de la liberté retenue dans la forteresse de l'Ordre, toutes les armes seront bientôt réunies pour ébranler les murs et raser l'illusion de la mort.

Tout de même, venir de Villers... un peu comme s'il trahissait sa patrie... une sorte de traître, en somme. Il y retournait pour nous fournir des renseignements. Bien sûr il s'agissait d'une justification supérieure. On doit écarter les façons habituelles de juger les actes. Néanmoins cela faisait drôle lors d'un match de foot de voir l'un des nôtres, l'ami de Simon, appuyer de toute la force de ses poumons l'équipe ennemie. Dieu l'avait en sa garde, personne n'a su et il n'a pas été lapidé.

En voilà encore un qui s'est tout de suite entendu avec la Marie. Allez comprendre. Ce n'était pas une relation pour une enfant, un gars de Villers; mais je n'ai pas pu m'y opposer. Un "père" ne peut s'opposer à rien. On devrait avoir des droits. On n'a que les emmerdements. Et j'ai eu toute la gamme avec elle. Toute.

Gamine déjà elle était incroyablement têtue. Une idée dans la tête, rien ne la dévie du but. Ni personne. Quant à mon avis, elle s'en fout.

Pourtant je l'ai emmenée à la mer, moi. Et à la montagne ! Sandra était revenue de ses projets de voyage et ne pensait qu'à ses affaires pour assurer une sorte de fortune à sa fille. Au début elle s'est promenée un peu avec Elisabeth, Nathalie et le bébé; puis Elisabeth n'a plus trouvé de temps, absorbée par des études difficiles sans rapport avec son âge et elle, elle s'est consacrée entièrement à ses affaires. Moi j'aurais bien aimé des balades en famille, l'argent ne m'a jamais paru important, je trouvais qu'elle perdait son temps en bagatelles-business. Dire que je me sentais si fier quand Sandra m'avait choisi comme père pour Marie ! Je ne pouvais pas savoir à quel point Gédéon s'était gouré. J'ai pleinement assuré mes responsabilités. Je revois Marie sur ses petits skis, elle me donne la main pour ne pas tomber, on avance tout doucement, un ski, l'autre, je lui explique bien, elle est grave, elle est contente. Marie aime papa, elle lui fait un gros bisou. Ou à la mer. La bouée-canard autour de la taille. C'est moi qui lui ai appris à nager ! Parfaitement. On en a fait des châteaux de sable tous les deux. Et elle ne m'aime plus. Je ne comprends pas. C'est injuste.

Il me semble que le problème a commencé lors de mes relations avec Josiane, une belle fille, sophistiquée, coiffée avec art, de grosses bagues, des bracelets, des boucles d'oreille qui ne cherchent pas à passer inaperçues, au contraire, un collier qui cliquette comme une porte d'entrée. Je ne risquais pourtant pas de faire l'amour avec Sandra, elle a horreur des hommes, elle n'aime pas les femmes non plus d'ailleurs, l'idée même d'être caressée par un homme la révulse, cela tient du miracle qu'elle ait pu se résoudre à se livrer, mais elle voulait Marie plus que tout. Elle n'a pas cherché à avoir un autre enfant, non, Marie et les affaires, voilà son bonheur; mais pas le mien. Nathalie, elle, a recommencé et a donné un petit frère à Elisabeth ravie. Bref, je m'étais trouvé une jolie postière pour occuper mes soirées très solitaires avec la famille bizarre que j'avais, jolie. Je n'allais pas courir les putes, d'abord je n'avais pas les sous, ensuite je ne pouvais guère en demander à Sandra pour ça - étant donné son abstinence sans problème elle n'aurait même pas compris. Un jour, je rentre à la maison, la petite avait quoi, onze ans, bon sang je la trouve face à la porte d'entrée, dans un fauteuil qui ne se trouve pas là d'habitude, coiffée, fardée, les doigts chargés de grosses bagues (procurées où ?), les bras de bracelets pesants (pas à Sandra vous pouvez en être sûrs), des boucles d'oreille lourdes, un collier à cliquetis... J'en suis resté cloué sur place, stupéfait : c'était Josiane en réduction. Elle était au courant et elle avait copié Josiane jusque dans la jupe ultra-courte et le chemisier ouvert. "Bonjour, papa" m'a-t-elle dit, "tu ne viens pas embrasser ta petite Josiane ?" J'aurais dû... j'aurais dû... eh bien je ne sais toujours pas quoi. Pas ce qu'il fallait dire. J'étais dépassé. Je suis passé à côté d'elle sans la regarder, je suis allé dans ma chambre, je me suis assis sur mon lit et j'ai attendu Sandra. J'ai attendu longtemps. Je ne sais pas ce qu'a fait la gosse pendant ce temps-là. Tard dans la soirée Sandra est venue dans ma chambre me dire que tout était arrangé. Ce n'était pas vrai. Rien n'était pareil. Je ne sais pas ce que Sandra a expliqué à sa fille; moi je n'ai jamais pu lui parler de ça; je ne peux pas. Ensuite elle ne m'a adressé la parole qu'en m'appelant le "cogneur d'enfant". Une tape ! Une petite tape ! Et en fait elle ne peut même pas s'en souvenir ! Que lui a donc raconté Sandra ? Je ne le saurai jamais. C'est trop injuste. J'ai été un bon père. J'ai rompu avec Josiane et j'ai été totalement seul des années. J'ai fait tout mon possible, tout le temps. Je l'ai emmenée à la mer. Et à la montagne. Tout compte pour rien. J'avais même épousé Sandra. Pour que la petite soit contente quoiqu'elle sache, comme tous nos enfants, que je n'étais pas son vrai père. Sacré Gédéon; tu t'étais bien gouré, une fille intelligente aurait compris, elle n'agirait pas comme Marie.

Que la main de Dieu reste tendue aux Hommes de la marque et nous tire hors de ce monde épouvantable. L'Ordre est une monstruosité qui fait de chaque corps humain un monstre. Je ne peux pas regarder les actualités sans être horrifié. Seigneur, que votre volonté soit faite, que le fin des temps soit accomplie, que nous redevenions libres. J'ai parfois tant de tristesse dans la tête que j'ai du mal à en chasser la mort qui s'y insinue et rit de moi. Que la Vierge Marie nous donne encore un signe que la mécanique des temps a une fin inscrite en elle-même. Mes fusils ont rendu plusieurs services à notre collectivité, je n'ai jamais fui mes responsabilités, il y a des cas où l'on doit agir pour protéger les siens; mais si ma foi disparaissait, au lieu d'un homme bon j'apparaîtrais comme un des pires tueurs de la terre. Ce serait injuste. Je n'ai jamais rien fait pour moi; je me suis compté pour rien; j'ai agi seulement pour les autres à la demande des autres. Et je subis le châtiment de Marie. Je ne comprends pas. J'ai une femme qui ne pouvait pas m'aimer et une fille qui ne m'aime pas; je leur ai tout sacrifié et la reconnaissance la plus élémentaire n'existe pas. Quelle tristesse. Je voudrais que le soldat de Dieu n'ait plus à servir. Mais bien sûr ce n'est pas ma volonté qui compte. Qu'est-elle cette volonté d'ailleurs ? Je suis né avec la marque et j'ai servi. Que mon âme soit libre hors des temps, j'ai payé un prix écrasant. Que nos âmes soient libres en Dieu avec l'accord de Dieu; les souffrances disparaîtront ainsi que la mort. Seigneur, posez votre main sur mon front et donnez-moi l'oubli de ce que je suis.

Je regarde la pluie sur le parc pendant des heures et l'étau de ma peine ne se desserre pas. Jamais. J'écris ce que l'on m'a demandé, cela me change de mes fusils quoiqu'Il Professore m'ait dit par plaisanterie que ce n'était pas très différent. La pluie noie le parc, je me perds en elle, mais la douleur reste; c'est la douleur du monde-même, il souffre en moi et en chacun de nous de l'Ordre qui le contraint à ses caprices, à son plaisir atroce; toute ma force d'Homme est employée à le chasser de moi, à le repousser; il attaque sans cesse de tous ses vices, de tous ses désirs effrénés; je suis un Elu, je demande à tous les Elus de me donner de leur force pour que je puisse résister à la lassitude de la lutte, à la lassitude qui me pousse à m'abandonner. Seigneur, que ta grâce me rende capable de ne pas devenir le jouet de l'Ordre. Que je ne devienne pas ce corps-chose qu'il humilie peu à peu, qui n'est plus qu'une humiliation dont il jouit. Que la mort soit vaincue. Je crois en toi parce que je suis si faible, je crois en toi parce que je veux croire que j'existe. Aide-moi à le croire jusqu'au bout. Que je ne cède pas à la logique, que je ne cède pas au temps et à l'espace, que je ne cède pas à la mort. L'Ordre sera vaincu, il disparaîtra, nous serons libres ! Les âmes formeront le cercle et elle frapperont le coeur. Le bonheur n'est pas de ce monde, il est dans la liberté. La liberté est la promesse des âmes. J'ai demandé une séance de purification pour me laver de tout ce mal que l'Ordre sournois a insinué en moi. Un nouveau baptême qui me rende entier à notre collectivité dont je suis l'historiographe déchiré, la pureté qui donne la paix dans ce monde de viols et de tortures. La paix de la pluie éternelle sur le parc désolé.

Sophie est venue m'apporter d'elle-même un tilleul. Elle me traite comme un malade. Avec sollicitude. Elle a raison, je suis malade. Mais ne le sommes-nous pas tous de ce monde ? Nous naissons infectés. L'Ordre nous injecte sa maladie alors que nous sommes encore dans le ventre de nos mères. Il n'y a de remède qu'en Dieu car il n'y a pas de conquête de liberté par la science qui n'est que de la logique, par la politique, qui n'est qu'un jeu logique gangrené d'intérêts, par le non-conformisme social et sexuel qui n'est que de la logique par l'opposition naïve des contraires.

Si Marie m'appelait à nouveau papa, alors je pleurerais de joie. Le monde serait toujours aussi logique et n'aurait donc pas plus de sens, mais je le sentirais moins. L'amour est un rempart efficace contre les bruits et les images du monde. La séance de purification est rare, elle met totalement à nu celui qui l'a demandée et le rend s'il le mérite pur comme au premier jour (ce qui est relatif puisque l'Ordre l'a déjà infecté). Si je ne le mérite pas, que cette vie finisse. J'ai toujours voulu agir dans le sens le meilleur, toutes mes forces ont tendu vers le bien. Je suis Homme et rien de ce qui concerne les Hommes ne m'a laissé lâche. Je n'ai jamais été indifférent au malheur. J'ai été et je suis fier d'être un Homme de la marque. J'ai servi et je ne doute pas. Mais je suis las. Déprimé ? Un terme de psychologie ne cache la conscience de l'écrasement par l'Ordre que dans son propre système; la perception aiguë de la vie et de sa propre vie exige autre chose que les chiens en blanc. Je sais que nous ne nous sommes pas trompés.

Qu'un Elu en arrive à demander une telle séance est exceptionnel. L'âme dans son union au corps est jugée par les âmes. Il n'y a pas de barrière. Ni mentale ni autre. Si l'union est condamnée, si la purification ne peut avoir lieu, l'homme n'est plus qu'un corps. Un corps vide. Je serai chassé.

Je me tuerais alors sans hésiter mais il n'est pas possible que cela soit, je sais qui je suis.

La purification est plus nette pour soi que sa propre image dans une glace. J'aurai la conscience immédiate et totale de chacun de mes actes, de chacune de mes pensées, de chacun de mes souhaits, de chacun de mes désirs... tout ce que j'ai été à chaque instant de mon existence existera subitement ensemble. Toutes les âmes présentes auront la perception immédiate et totale de ceux que j'ai été et de celui que je suis. Marie sera là. Je le fais pour moi bien sûr. Je le fais pour Marie.

Sophie est gentille avec son tilleul. Je n'aime pas beaucoup le tilleul. Et le rapport avec mon mal me semble lointain. Je le bois pour la gentillesse qu'il représente. Les autres Elus qui viennent dans le bar me regardent à peine du coin de l'oeil, ils parlent à voix basse en évitant mal de me désigner à leurs interlocuteurs; on se croirait à l'hôpital. Je n'ai jamais été aussi seul.

 

NOUS PRESERVANT DE L'INFERNALE FOUDRE.

 

Je reprends la plume après l'épreuve de purification, je me remets à cette tâche qui sera la dernière, je le sais, le coeur apaisé. On vient à moi à nouveau, on m'embrasse, on me serre la main, je suis le héros de la collectivité. Le Cap a même donné mon nom à une de ses carpes, honneur un peu étrange, mais de sa part, pour lui, honneur véritable.

J'ai un peu vieilli. J'étais moins exempt de vermine que je ne le croyais. On se fait une idée de soi que l'on n'entretient pas sans peine, oh la volonté n'y est pour rien, le mensonge non plus, simplement on a besoin de se voir parce que les contours fermés de son image affirment son existence, on se dessine avec soin avant de se peindre, on réaffirme la ligne si elle a tendance à se dissoudre, l'important est moins l'apparence de l'image que d'en avoir une. Et moi je me suis offert au marteau qui l'a cassée.

La sérénité est revenue, je suis en quelque sorte débarrassé de moi-même. Je suis un Homme sorti de son image; tel un nouveau-né de ce point de vue. Mon passé a été détaché de moi. Toute cette charge qui me rendait la vie insupportable a été enlevée de mes épaules. Quelques mois avant ma mort, je suis le plus libre des hommes.

Ne croyez pas que j'aie oublié quoi que ce soit; ma mémoire n'est plus formée de souvenirs, triés et modifiés par des forces inconscientes, mais de faits clairs, sûrs, rangés comme dans une bibliothèque impeccable; autrement dit ce n'est plus une mémoire c'est un savoir sur le moi passé. Je me connais alors je ne suis plus. La connaissance de l'image détruit l'image. Je n'en façonnerai pas une autre. Je me sens bien. Je ne peux plus servir qu'à rédiger ce message.

Il me semblait préférable de rayer le chapitre précédent, trop personnel, et de recommencer en m'oubliant. Il Professore a conseillé que je le laisse. Selon lui notre vie avec ses problèmes doit être racontée dans toute sa complexité sans en rien cacher. Nos idées sont ainsi plus compréhensibles.

Je me suis mis au centre du cercle et Marie était là, et Sandra, et tous ceux que je connais. Je sentais l'importance de ce que je faisais au poids du silence des autres car pour moi, si las de tout, il n'y avait qu'un peu de crainte balayé par la certitude d'en finir avec la peine. On m'a demandé pourquoi j'avais souhaité cette séance de purification, je me suis embrouillé avec les mots, je ne pouvais pas dire que c'était pour Marie, je n'osais même pas me le dire le plus souvent. Ou juste en passant. La séance a commencé et j'ai été présent à moi-même, si je puis dire, d'un coup, et à tous. Les mots ont été dépassés quand les temps de ma vie ont existé simultanément, ma vie entière est devenue présente; les contours de mon image se sont dissous, elle a cessé d'être moi; une vie d'homme au sein d'une âme qui ne peut pas mourir est si infime; je me croyais si complexe que la séance durerait des heures, en fait quelques minutes.

Les âmes m'ont jugé. Elles m'ont reconnu bon soldat et bon père. Je suis ressorti du cercle un peu vieilli mais délivré de moi. J'ai déjà reçu le quitus de ma vie, je n'ai plus qu'à finir de rédiger ces mémoires. Marie est venue à moi, elle m'a embrassé et m'a appelé de nouveau "papa". Je ne sais pas ce que sa mère pouvait bien lui avoir dit, elle lui a lancé un regard peu amène, je crois qu'elles auront une explication. Je ne saurai jamais ce qu'elles se diront, je désire ne pas le savoir; j'ai retrouvé ma fille après toutes ces années, pour moi c'est le seul fait qui compte, je peux achever cette vie en paix.

Quand je relis le chapitre précédent, je constate que l'Ordre s'était plus insinué en moi que je ne le croyais. Qu'est-ce que cette histoire de juste et d'injuste ? Une variante de la comptabilité. De l'addition et de la soustraction. Tu fais ceci, tu gagnes une addition ou tu protestes, sûr, de bonne foi. L'Ordre joue. Il jouait déjà avec moi. Voilà que je reprenais sa logique pour pleurer sur moi-même. Il arrivait déjà à me torturer avec sa logique en  utilisant  la  certitude d'une injustice. Et qui tient la balance du juste et de l'injuste ? La mort rieuse qui prend son plaisir aux protestations des petites créatures quand elle manipule les résultats des pesées. Les catégories logiques sont les oeillères qui empêchent de regarder au-delà. Elles limitent votre vision à l'Ordre. Alors vous prenez l'Ordre pour Dieu.

Mes erreurs n'étaient pas où je croyais; vue avec la vérité des âmes notre vie apparaît complètement différente. C'est cela qui m'a vieilli. Si je n'étais pas libéré de moi je ne supporterais pas d'être cette boîte à erreurs et à sottises que j'ai été. Avec effort de rigueur, d'honnêteté, de loyauté. Stupéfiant. Stupéfiant de prendre conscience d'un coup des vrais contours de son image, des vraies couleurs... Mais je ne ressens plus rien à ce sujet. Dossiers classés. Dossiers classés dans ma bibliothèque dont les livres ne se rouvriront plus. Je ne me regarderai plus en arrière. Cela m'est égal. J'ai retrouvé l'amour de Marie, je n'ai besoin de rien d'autre pour mes dernières mois.

Bientôt, quand on dira mon nom, ce sera à une carpe. Cela vaut bien d'avoir son nom sur une plaque de rue. Est-ce qu'une carpe comprend son nom ? J'y étais habitué, sans plus - j'y suis habitué, mais il ne m'a jamais plu, mon prénom pas davantage. J'ai cohabité avec eux; il le faut bien. On ne le trouvera pas dans ma bibliothèque, j'en fais don à la carpe, elle en sera peut-être plus contente que moi.

Rares sans doute sont les hommes qui ont le privilège de vivre libres d'eux-mêmes; j'apprécie d'être sans poids. Mon âme sera unie dès la naissance cette fois à un autre corps; ce ne sera pas moi; mon cas n'a rien à voir avec celui de Murielle, il ne restera rien de moi; c'est ce que je souhaite. Pour trouver la paix il faut sa dépouiller. Je ne mourrai pas, je vais achever de disparaître à moi-même, mon image va achever sa dissolution; il n'y a pas là un jeu de mots, j'écris ce que je ressens; il ne s'agit même plus de ce que je crois - mais mon expérience présente et ma foi sont en total accord. Je n'aurai été l'âme qui a donné un sens à ma vie que peu de temps; par plaisanterie je pourrais dire que je lui lègue ma bibliothèque mais après le legs à la carpe on va m'accuser de sarcasme - à tort, simplement rien ne me paraît plus grave ni même sérieux; mes fusils sont définitivement au râtelier.

Je crois que je vais boire beaucoup de tilleul, Sophie vient encore de m'en apporter. Ce n'est pas mauvais. Mes habitudes sont loin de moi maintenant. Pourquoi pas du tilleul ?... La machine physique que j'occupe a vieilli d'un coup et semble somnolente - seule bouge la main qui écrit -; elle a toujours été avec moi en symbiose pour la recherche de la liberté; elle n'a pas résisté à la vérité du cercle. Peut-être qu'aucune d'entre elles ne supporterait la purification et y survivrait; c'est peut-être incompatible. Aussi Il Professore a-t-il limité ces séances aux demandeurs, aux demandeurs qui insistent, qui insistent longtemps. Le passeur d'âmes connaît mieux que nous les possibilités des volontaires de l'armée.

Toutes les questions qui n'ont pas de sens parce qu'elles sont celles de la logique se pressent sur mes lèvres; toutes les questions qui auraient un sens je ne peux pas les connaître; l'âme ne peut pas les convertir en discours pour l'intelligence; elle peut juste me faire sentir que le mot question est déjà de la simple logique, qu'il ne s'agit pas de questions et de réponses. Soit. J'ai été créé par l'Ordre et je suis limité à l'Ordre. L'esclave est fier d'avoir donné le moins de plaisir possible au maître.

Un homme purifié au sein de l'Ordre ! il doit ressentir l'anomalie, tous ses systèmes d'autoréparation doivent être à l'oeuvre, c'est pour cela que je vieillis si vite, bien sûr. Combien de temps avant que l'anomalie que je suis soit réparée ? Je suis la preuve encore vivante de sa faille. Une des preuves. Dans le jardin des délices où il viole les corps et les âmes révoltés, torture les corps et les âmes offerts, où il jouit sans frein des soumissions, ma purification est la poison qui flétrit ses fleurs monstrueuses.

Le combattant sert jusqu'à sa dissolution. La vieillesse est une corrosion sans effet sur moi car je ne suis pas ce vieillard qui écrit. La mort ne jouira pas de moi, elle subira le poison de ma purification, l'instant de sa victoire illusoire lui sera si amer qu'elle sentira l'approche de la fin des temps. La faille va grandir, grandira toujours. Le soldat n'a pas de gloire, il a mérité mieux que la gloire, il aura en Dieu la liberté. A l'état de bibliothèque, si j'ose la plaisanterie. Mon âme est peut-être la vôtre. Toi qui me lis tu es peut-être l'homme ou la femme la plus proche de moi qu'il y ait jamais eu. Nous sommes les vies d'une même âme auquel le passeur nous unit pour nous donner accès à l'existence. Elle n'est ni toi ni moi et elle est nous quand même. Ce que nous avons été est; rien de ce que nous avons été ne peut cesser d'être; rien n'en disparaît. Nous sommes les vies des âmes, nous sommes les âmes qui nous emporteront hors les temps; nous ne pouvons pas cesser d'avoir vécu puisqu'elles ne mourront pas; elles sont en nous et nous serons en elles; en elles nous échapperons aux temps qui vont finir.

 

Je voudrais en revenir à cet automne que j'avais choisi de vous raconter. Et au Chef des meutes. Le seul qui puisse lancer un chenil contre un chenil de l'Ordre; celui à qui obéissent malgré eux les vautours et qui peut réunir en armée innombrable les aigles. Il Professore lui a fait prendre l'uniforme des hommes en blanc, il lui a donné deux cabinets, un ici, l'autre à Villers. Pour les diplômes notre équipe de spécialistes a produit les faux et les a rendus crédibles par diverses interventions dans des fichiers nationaux. L'illusion créée, les clients ont afflué. Il utilise vos rêves pour vous délivrer de la machine à rêves, il vous fait sentir la puanteur de vos chenils, de vos légions de nids; cela ne sert que pour les hommes-prisons, ceux qui ne sont que des corps mourraient de la mort de leurs rêves; il prépare la délivrance d'âmes violées dont les chaînes sont d'abord la perte de connaissance de leur nature par l'hypnose née de la mort et le bonheur momentané d'échapper aux gueules et aux becs comme s'ils étaient extérieurs à soi; les sursis sont le bonheur ironique, ils donnent plus de prix à la reprise de la poursuite. Nous avons tous, n'est-ce pas ? été frappés de la foudre, réduits à une souffrance indicible qui nous laisse repartir; il faut le rêve d'échapper pour repartir; vous avez espéré, vous allez être humilié; la foudre va vous déchirer à nouveau, posséder votre souffrance, jouir de votre espérance humiliée et vous irez implorer la mort dans les temples du jardin des délices où elle mime Dieu.

Le travail du Chef des meutes est de réapprendre aux âmes que l'espérance est une illusion de l'Ordre. Les rêves détruisent les rêves pour qu'apparaisse la vérité. L'Ordre peut faire du corps une plaie qui crie sans fin pour atteindre l'âme, la pitié qui vient aider à entretenir le corps supplicié est au service de l'Ordre, c'est un de ses mécanismes de jouissance. La générosité, la charité, la fraternité, toutes ces merveilleuses qualités d'aide de l'autre, vous maintiennent sans défense à la disposition des frappes imprévisibles de la foudre et de son horreur, vous préparent aux nouvelles possessions de la foudre; elles rendent possible le viol total à répétition par la douceur maternelle et la persuasion que "c'est fini, n'y pense plus, ça ne recommencera pas". Et ça recommence toujours ! La logique engendre les répits heureux des rêves qui vont permettre à l'Ordre d'aller plus loin dans ta soumission. L'homme qui pleure bénéficie de la caresse maternelle qui sèche ses larmes, pour être davantage humilié.

L'humiliation n'apprend rien, n'enseigne rien, parce qu'il n'y a rien à apprendre; la souffrance n'apprend rien, n'enseigne rien parce qu'apprendre n'empêche pas la souffrance. On ne peut apprendre que la logique, que l'Ordre, l'Ordre qui est la souffrance parce qu'il est la mort; apprendre est une illusion, apprendre est un rêve, un des rêves, recréé constamment et qui va mourir dans la puanteur épouvantable des cadavres du chenil tandis que le même chien revient vous caresser et vous mordre; apprendre vous offre aux jouissances de l'Ordre, le savoir acquis avec tant de peine prépare simplement comme tous les rêves à la frappe imprévisible de la foudre, à l'humiliation, au viol, à la soumission dans la croyance naïve qu'elle peut mettre fin à la souffrance. Mais la fin de la souffrance n'est possible que par la fin des temps. Le Chef des meutes est le tueur de rêves pour que la faille grandisse, qu'il y ait de plus en plus d'âmes libres en symbiose avec les corps et que l'illusion disparaisse.

Que la vérité soit. Que chacun renonce à lui-même. Que les rouages de l'Ordre soient peu à peu enrayés. Que la volonté de Dieu soit faite aussi en ce monde.

Les débuts du Chef des meutes en tant que chien en blanc du service de l'Ordre seront, dans leurs limites mêmes, éclairés par le cas de Catherine.

Catherine était une timide jeune femme de Villers au physique peu avantageux et aux complexes handicapants à tel point qu'ils l'obligeaient à raser les murs, à fuir les miroirs, à ne parler à personne, ils avaient pris la direction de son corps et ils bougeaient ses bras, ses jambes, ses mains sans qu'elle ose la moindre révolte. Vous vous doutez bien qu'elle n'a pu venir au cabinet de notre spécialiste d'elle-même. La pitié de gens qui avaient connu ses parents - morts à ce moment -, lui a donné par la force de la loi l'aide contre elle qu'elle ne pouvait pas solliciter. Comme elle était soupçonnée d'âme, Il Professore fit en sorte qu'elle soit donnée, livrée, comme patiente à notre psy.

L'âme hurlait en Catherine, elle aurait voulu être mortelle, qu'une soumission finale, qu'une possession totale soit possible, elle implorait Dieu de la mort, étrange paradoxe où l'Ordre est capable d'abaisser. Les complexes sont des illusions logiques qui changent un être "normalement" programmé en pantin. Le pantin est drôle dans la mesure où il se prend au sérieux car il voit une partie de ses fils; il se considère donc comme lucide; la conscience de l'absurdité de son comportement le rend plus excitant pour l'Ordre; Guignol sent certaines des manipulations par ses complexes qui le font agir, il fait rire parce qu'il fait le contraire de ce qu'il aurait dû faire, il fait rire quand il pleure; Guignol tape sur la maréchaussée, il est drôle parce qu'il se croit libre de ne pas taper, mais en même temps il sent les fils qui font agir ses bras avec le gourdin: la maréchaussée est rossée par un guignol impuissant à briser ses fils, l'Ordre joue avec l'ordre.

Le cas Catherine avec âme incorporée était un parfait spécimen d'essai pour le Chef des meutes. Assurément il y avait de quoi s'exercer avec un pantin si pitoyable qui revendiquait son humanité. Mais qu'en faire au juste ? Le cas était proche de celui de la chirurgie reconstructrice, le visage de la patiente est difforme, quel aspect lui donner ? Trois Catherine en une : le corps programmé, l'âme qui ne l'est pas, le pantin. Couper tous les fils, visibles et invisibles, paraît d'abord la solution évidente. C'était ignorer que le pantin avait interagi avec le corps programmé et même avec l'âme. Le Chef des meutes procéda pourtant de la sorte parce qu'il ne savait pas quels fils couper et quels fils laisser.

Il crée des rêves en Catherine; ces rêves sont des meutes folles en apparence qui agressent les complexes même les plus solides; rêves en vagues sans cesse renouvelées, mer de rêves agitée de tempêtes, d'ouragans, de raz-de-marée destructeurs contre les illusions dont les coques craquent, dont les câbles se détendent, complexes naufragés sur la mer des rêves déchaînée. Catherine refuse, se rebelle, le pantin revendique de rester pantin; elle prend la fuite de l'institut où elle a été internée; la pitié la ramène de force. Le pantin crie de la domination des rêves nouveaux implantés, vive le complexe libre, il sent les fils craquer, le pantin pleure. Le pantin n'est plus. Le Chef des meutes les rappelle. Catherine naît à Catherine. Qui est-elle ?

Catherine sort légalement de l'institut. La malade sans fils est déclarée non-malade. Catherine est guérie d'elle-même. Le monde dans lequel elle est relâchée n'a pas changé. Elle ne peut plus compter sur des fils pour au moins la tenir debout dans ce monde qui est toujours semblable. La réinsertion sera délicate car le Chef des meutes n'a pas implanté de rêves de vie après avoir détruit les anciens, les complexes. Catherine est une femme libre dans le monde de l'Ordre. Elle est la femme sans rêves qui ne peut qu'accepter passivement que les choses soient ce qu'elles sont. Ce qui est ne peut pas ne pas être, ne peut pas être autrement. Ainsi va la vie. Rien de nouveau sous le soleil, sous la pluie, sous la neige. Les jours sont les copies des jours, les êtres les clones des êtres, les campagnes et les villes des décors. L'âme de Catherine même pleure la perte des fils, l'humiliation d'avant quand il fallait raser les murs la tête basse paraît préférable à cet état insupportable où aucun geste n'a de raison d'être, aucun acte aucune utilité, aucune décision aucune importance, aucun effort n'a son rêve; Catherine ferme les yeux très fort, elle voudrait retrouver l'humiliation, avoir au moins ça. Mais les fils sont coupés. Catherine ne peut qu'imiter le pantin Catherine en rasant les murs. Lui avait des raisons de faire ce qu'il faisait, il était obligé; ses obligations lui donnaient de l'occupation; ses complexes, rêves torturants, permettaient le rêve de la rébellion, de la révolte, de la libération. La pitié ne peut rien pour Catherine. La pitié est un rêve qui ne peut charger un être de chaînes. L'Ordre s'amuse. Que peut faire Catherine ? La femme libre cherche l'homme qui marche. A eux deux ils seront forts. Le mâle remplacera le rêve.

On pourrait quelque chose pour elle si elle était malade. Il faudrait qu'elle le redevienne; alors on pourrait l'aider. Mais pour le moment elle est toute seule; forcément. La femme libre joue au pantin pour séduire le mâle libre qui sera les fils. Elle rase les murs pour attirer la pitié qui ne s'y laisse pas prendre, elle baisse les yeux pour simuler la faiblesse qui devrait attirer la protection, elle pleure en vain pour recevoir la consolation; le faux pantin ne fait pas recette. Le spectacle n'a pas été assez excitant.

Catherine a été ramassée fin saoule dans le caniveau par la police. Au réveil elle a imploré, multipliant les propositions salaces, pour avoir un verre. En un rien de temps elle est devenue la plus effroyable ivrognesse putain que l'on ait jamais vue. Le but du Chef des meutes, la libération de l'âme par la prise de conscience de soi de l'intelligence, la femme-prison cessant de l'être en s'éveillant à la vérité, n'est pas atteint. Catherine est une soûlarde qui dégoûte. Son alcool est sans rêve, il est demande d'abrutissement, elle s'offre à l'Ordre sans retenue et il ne veut pas jouir d'elle. L'Ordre s'amuse. Mais le pantin a retrouvé ses fils. La pitié a retrouvé sa victime.

Tout était à recommencer. On décida d'attendre pour avoir le maximum d'informations et mieux comprendre. Catherine la pocharde vit avec un plus ou moins clochard, un simple homme-corps comme si son âme désirait atteindre le bout de la perversion; il vit d'elle; il la bat pour lui prendre ses sous afin de s'acheter de la drogue; il l'a droguée de force pour qu'elle fasse la pute pour lui. C'était une sorte de nain, à peine plus, le teint bilieux à cause de ses excès et de ses vices. Il n'était sûrement même pas plus fort qu'elle mais son nain jaune tenait ses fils. Catherine buvait, se saoulait pour que l'Ordre enfin la domine par le plus abject de ses esclaves; le nain jaune jouissait de la soûlarde qu'il rossait; la pitié ramassait la victime, pansait les plaies pour que tout puisse continuer. Naturellement elle a vite été malade, le réceptacle de maladies vénériennes qu'elle était devenue a infecté pas mal de monde à Villers. Les profits des spécialistes ont grimpé eux aussi; on le sait parce que plusieurs ultérieurement ont été incarcérés pour fraude fiscale. Le pantin du nain a servi de victime empoisonneuse par le plaisir au quart de la ville. Ces gens-là n'avaient qu'à avoir de la morale et jouir entre eux - mais apparemment entre eux ils ne pouvaient pas; la morale sexuelle n'est pas à la portée de tout le monde, celle du genre "tu ne jouiras pas de la pute soûlarde"; ce commandement est d'une observation difficile pour certains à l'évidence. Tout de même ils n'étaient pas dégoûtés ceux qui baisaient ça; le pantin je veux dire; ou au contraire ils avaient besoin du dégoût pour jouir; ils se soumettaient à leurs vices dans une sorte de crise d'abjection qui parfois les réduisait à subir le chantage du nain jaune; certaines femmes de la bonne société ont dû subir d'être baisées par lui, paraît-il, pour obtenir que leurs abjections ne soient pas divulguées - grâce à une plus grande; des suicides s'expliqueraient par la soumission finalement refusée au nain; ce sont peut-être des ragots, nous sortons là des certitudes. Catherine la chienne a crevé entre des poubelles marbrée de coups et complètement saoule.

On en a déduit que le Chef des meutes ne devait pas couper tous les fils. Il faut savoir en conserver et il faut savoir lesquels. Plusieurs expériences furent nécessaires avant de maîtriser le problème et d'atteindre de bons résultats cliniques. La science hors l'Ordre n'est pas d'un accès facile comme les sciences de l'Ordre, éléments de la machine à rêves; il s'agit de la science des rouages à enrayer, à détruire, et ils s'autoréparent à une vitesse stupéfiante.

 

NOUS SOMMES MORTS, AME NE NOUS HARIE,

 

Les gens ordinaires sont plus nombreux que ceux de nos exemples, aussi les appelle-t-on "normaux". Ils forment les légions de l'Ordre. Les légions bestiales de l'Ordre qui combattent les Justes, tuent les innocents, torturent pour lui dans l'espérance naïve que les bourreaux ne deviendront pas ses victimes. Il n'y a qu'une loi, celle de la mort. La mort s'exerce par la logique dans les temps et leur espace au moyen du plaisir. Plus la jouissance est forte plus les univers de l'Ordre peuvent durer. Les sexes de la reproduction gérée par les instincts, les inconscients et les intelligences, tous trois généralement en parfaite discorde, servent aux complexes, aux orgasmes, aux vices, aux maladies; ils sont l'occupation principale des légions dans leur marche à l'abattoir conduits par leurs rêves. La mort ironique est en eux chaque seconde de leur temps de torture, sa jouissance est ininterrompue mais s'exalte quand ses raffinements lui ont créé des résistances, des refus, que la bête exige des comptes de son maître; alors le viol est d'une violence, brutalité, sauvagerie inouïe jusqu'à la soumission totale dans les cris, les pleurs, les supplications. Il n'y a plus d'échappatoire. L'issue, si j'ose dire, est la soumission. Les légions bien rangées se croient libres sur l'ordre du maître. Mais ce que celui-ci cherche par-dessus tout, ce qu'il flaire avec le plus d'avidité, ce sont les âmes. Les âmes qui ne peuvent pas mourir, humiliées, captives dans des corps qui sont des pièges, subissent la mort chaque seconde et leurs dégoûts augmentent son plaisir, leurs révoltes engendrent les viols sans frein où le plaisir croît de leur humiliation. Humiliation est un terme qui met à la portée de notre intelligence ce dont ils s'agit mais il est inapproprié, évidemment. Rien à voir avec la belle et dédaigneuse aristocrate entraînée dans une cave par une bande d'êtres habitués à survivre des poubelles et qui la dressent à les faire jouir. La mort règne. Et elle ne peut pas vaincre les âmes, car vaincre est de sa logique alors que les âmes n'en sont pas.

Quand nous sommes morts, elles sont toujours piégées par l'illusion de ces univers; pour la faire disparaître, pour trouver l'issue (la vraie), elles ont besoin de nous, elles ont besoin de l'armée, faille de l'Ordre dès l'origine prévue en l'Ordre car seul Dieu est parfait. Par elles nous serons libres. Nous imaginons mal ce que cela signifie. Pour être franc nous ne l'imaginons pas du tout. Nous comprenons toutefois que sans liberté on n'existe pas, on n'est qu'un programme de la mort; la liberté nécessité donc de ne pas mourir. Quand nous sommes morts, nous sommes en elles, les âmes qui ont été en nous, nous ne pouvons plus mourir. Les fleurs monstrueuses du jardin des délices poussent sur nos cadavres torturés, leurs arômes divins sont le résultat de la subtile chimie qui convertit l'horreur en plaisir.

Si je repasse dans ma tête les souvenirs de ceux qui sont morts déjà et que je ne m'apprête ni à suivre (ce qui marquerait un consentement) ni à imiter (je ne suis pas un pantin ridicule) ni à retrouver (il ne s'agit pas d'un passage avec la joyeuse petite bande qui vous accueille de l'autre côté) - mais je n'échapperai pas totalement à la puissance de la mort quoique purifié -, je revois l'épopée des Hommes. Nos vies ont été fabuleuses dans la lutte contre Goliath. La Bible et la mythologie réunies n'offrent pas une si longue galerie de héros. Ce livre est un hommage pour eux. Rien à voir avec les monuments aux morts des guerres qui sont des hommages à la mort, ici le monument est celui de la liberté. Les soldats ont lutté pour trouver l'issue afin qu'il n'y ait plus de soldats.

Frères humains qui avez donné vos vies pour la conquête de notre liberté, je vous salue au nom des vivants. Les nôtres n'oublient pas. Nous ne sommes pas comme les hommes-corps qui jurent en bâillant une reconnaissance éternelle devant des monuments qui ne signifient pour eux qu'une obligation, vous nous êtes présents. Le temps n'a pas de prise sur vos âmes. Lors des séances de contact vous nous parlez par elles même si elles sont aussi d'autres Elus, vous retrouvez, vous rejoignez notre collectivité d'au-delà l'échec de la mort. Vous êtes notre certitude que nous ne nous soumettrons pas. Je me souviens de Jacques qui s'est tué pour ne pas parler, d'Ophélie surnommée la voyageuse qui a été écrasée par les gardes de l'Ordre sous les chenilles d'un bulldozer, de Benjamin membre des exécuteurs du Cap qui blessé a demandé qu'on l'abandonne et s'est fait sauter à la grenade au moment où les gardes mettaient la main sur lui, de Sébastien enfermé par les chiens en blanc, drogué, mais qui a trouvé la force de s'évader et de se jeter sous un train, de Fernande qui espionnait les tribunaux, balayeuse consciencieuse, et qui, surprise, a été lardée de coups de tisonnier par un garde saoul, elle a hurlé sa foi jusque dans la mort qui sera vaincue.

Pour les hommes-corps le nombre tue la mémoire; la mort triomphe par le nombre des morts qui sont oubliés tant il y aurait de noms à retenir; elle triomphe par l'infirmité de notre constitution, les limites de nos têtes. Mais nous, nous dépassons les mots, les phrases, nous ne nous laissons pas limiter par nos têtes; lors des séances de contact avec nos morts ils peuvent tous être présents simultanément pour chacun de ceux entrés dans le cercle; les échanges sont sans barrières, sans phonème, lettre, point ou virgule. Cela implique que les bibliothèques de morts, si je puis dire, évoluent en l'âme, elles ont à communiquer, à nous apprendre.

On a parfois peine à croire que l'on n'est pas ce que l'on est. Sans aide de l'âme on en serait incapable quoiqu'on serve bien de prison. Comme ce monde est étrange; comme nous sommes étranges pour nous-mêmes quand nous nous voyons en quelque sorte par les yeux de l'âme - presque une plaisanterie, enfin, passons. Cette créature sensée qui agit gravement selon des préceptes certains, qui trouve que la logique est bonne puisqu'elle est de la logique, qui grandit, vieillit et meurt et ne se pose à ce sujet que des questions de chirurgie esthétique, de médicaments divers, de sport, cette créature complexe et si simple que nous regardons pour ainsi dire de l'extérieur, elle a un nom, le mien, elle a un physique que je reconnais et que j'ai dit le mien, elle a des pensées que j'entends et qui sont comme mes pensées, sa voix est ma voix... qui es-tu ? Qui es-tu toi qui m'es semblable mais n'es que de la terre ? Tu n'es qu'une illusion que l'on m'a imposée, une illusion de chair à laquelle je n'appartiens pas. Il n'est pas possible que je sois ce corps. J'ai une existence, moi; et je veux la libérer.

On peut railler. Faire le chien en blanc et dire que psy psy notre faille ne serait-elle pas un sexe féminin psy psy notre Dieu ne serait-il pas la recherche du père pas la résolution de l'Oedipe psy psy notre Ordre ne serait-il pas la menace de la castration psy psy... Nous sommes des êtres de terre donc de sexe, toutes nos images, toutes nos pensées peuvent être ramenées au sexe, c'est-à-dire à la terre, c'est-à-dire à la mort, parce que notre intelligence a été conçue pour gérer la reproduction du jardin, sans plus; nous nous exprimons comme nous pouvons avec les limites de nos cerveaux, mais au-delà de cette parole infirme, au-delà de ce programme de sexe, il y a ce qui échappe à la logique de la mort, de la sexualité, il y a "cela" en quoi se trouve la logique infime, il y a "cela" en quoi se trouvent les temps; je sais. La foi se rit des limites de notre langage et de la naïveté des sciences de la tête.

Le jardin des délices est la vallée de larmes, le jardin est à son automne, sous la pluie constante errent les êtres sans but. Les souffrances des délices pleurent, ce qui engendre de nouveaux désirs au milieu des fleurs monstrueuses aux parfums qui sont des drogues; les hallucinés de la terre errent dans l'illusion de la terre, rebelles ou offerts au fouet des désirs de la mort inassouvie. L'inassouvissement est le principe de la loi. Il est l'énergie de l'Ordre, qui devient le principe de la loi. La soumission la plus totale des êtres engendre le désir d'autres soumissions totales. Les hallucinés se rendent en rangs serrés aux centres de la soumission : leurs bureaux, leurs ateliers, leurs commerces..., ils se croient utiles, inventifs, productifs, ils se croient réfléchis, sérieux, intelligents; parfois la mort doucement se penche sur eux et sur leurs lèvres le baiser devient domination; partout le fouet frappe les reins dénudés de braves gens tenus par d'autres braves gens qui croient acheter ainsi un sursis. Seule la foi fait disparaître les illusions de la vallée. Les barrières des montagnes disparaissent également. Et bientôt la vallée elle-même. Le fin des temps est les fin des contraires, avant-après, bonheur-malheur, devant-derrière, bien-mal, possible-impossible... Tout sera résolu quand la loi aura disparu, que l'inassouvissement ne servira plus la mort.

Le bar en ce moment est désert, la pluie est à ses fenêtres, on ne sait plus si c'est une image de décor ou si elle est réelle. Dans une heure pourtant une foule viendra manger. Il y aura des cris joyeux, il y aura des plaisanteries et même des rires. Quelques-uns seront tristes pour avoir donné le plaisir et ne pas avoir été assez drogués, exprès, afin qu'ils s'en rendent compte. La mort donnera des baisers de vice aux plus triomphants, elle jouira avec leurs certitudes, leurs convictions, leur fierté. Sophie ira de table en table, sans regarder. Elle servira les repas.

 

Le Chef des meutes a dû faire d'autres essais, il a dû aussi se protéger pour que la mort ne le flaire pas. Dans son institut il lui offre des rêves nouveaux dans des corps qu'il choisit parce qu'ils n'ont pas d'âme. La beauté des corps est un atout de choix pour les rêves de profanation. La programmation génétique doit être doublée d'une programmation mentale propice à la souillure du sacré et il faut retravailler les esprits pour les rendre conformes par le rêve à une telle action. Le mime du sacré n'aurait pas de plaisir pour l'Ordre et donc n'existerait pas sans son contraire.

Dans le bar entrent avec une troupe d'amis Sidonie et Arnaud. Tous deux travaillent dans une banque à moins de cent mètres. Ils sont passés par une période difficile. Ils ont eu besoin de soutien. Le Chef des meutes leur a donné des rêves qui rendent leur travail et ses déceptions secondaires et mettent leur vraie vie dans des messes noires, des invocations à Satan, des orgies où l'avilissement est librement choisi. Ils ont déjà eu un problème avec la police. L'Ordre aime ce jeu. Ils auront d'autres problèmes avec la police et pour l'heure ils compliquent le jeu en essayant de séduire, d'attirer, un de ses commissaires; visiblement il est assez flatté d'être introduit dans cette sorte de club qu'est le bar à cette heure du repas. Un petit vin perfide le rend encore plus satisfait d'être avec ses nouveaux amis, qu'il sait ne pas être parfaits - mais qui l'est ? - et dont Sidonie est si désirable et peut-être pas farouche du tout; Arnaud explique que la jalousie est une absurdité ainsi que le comportement monogame. Le commissaire, lui, tient à sa femme. Au commissariat, on ne comprendrait pas. Mais il commence à tenir à la peu farouche Sidonie.

Les hommes ont le sentiment que la terre leur appartient, mais ce sont eux qui appartiennent à la terre. L'esclave se croit propriétaire du maître. De ce fait il l'entretient, le soigne, le bichonne sans qu'on le lui commande et même il est fier de son action. Il se complexe quand il n'a pas bien agi pour la terre, il se punit lui-même  devant  le  maître amusé. Sidonie  et  Arnaud, eux, se  sentent de la race des grands rebelles : ils ont choisi de changer de maître, croient-ils. Pour satisfaire le nouveau - qui est le même sous le masque du rêve - ils doivent lui offrir d'autres corps. Le corps de Sidonie est un attrape-corps; dans le bar tout le monde regarde à la dérobée cette bête à jouir blonde raffinée car elle est dans les rêves de chacun; mais sa réputation donne peur d'entrer dans le sien.

Le commissaire est bon enfant, il rit des plaisanteries d'Arnaud parce que Sidonie est belle. Un père de trois enfants a besoin parfois de se reposer de cette lourde charge, de se décharger de sa femme et de ses enfants; il a besoin d'une messe noire au fond des caves avec Sidonie. Il est plus facile d'attraper les hommes que les femmes, Arnaud est loin du tableau de chasse de la belle, il lui faut plus de peine et de temps pour persuader. Le commissaire doit croire qu'il ne s'agit que d'une partouze, pourtant on lui explique Satan, intérieurement il rit du démon, il ne rirait plus du démon si derrière le masque il avait reconnu son propre maître. Il ne sait pas. Il ne sait rien. Il sait Sidonie qui rêve dans le bar, croquant délicatement un croustillant beignet. La démone est fière d'être le piège du maître qu'elle s'est choisi, elle s'est livrée totalement et lui recrute des esclaves, elle voudrait montrer à tous dans le bar qu'elle est la propriété de Satan mais le rêve la contraint malheureusement au secret, elle voudrait se montrer avec son collier et sa laisse, fière de subir car cette soumission-là est la révolte.

Indéniablement le Chef des meutes a réussi une programmation efficace. La pute du diable avec son assistant vit une vie libre par la soumission consentie et même constamment souhaitée; Arnaud est plus un assistant qu'un alter ego, il organise les anti-messes, les cérémonies des contraires, la parade des antithèses, il règle la mécanique des plaisirs, des orgasmes et des extases. La copie des mimes de Dieu soigneusement tachée, maculée, comble les rêves programmés des deux esclaves si avides de soumission qu'il veulent se la sentir vivre en une cérémonie d'offrande totale, paroxystique, au fond de leur cave sordide qu'ils voient comme un palais de Satan; le baiser de la mort heureuse les fait hurler, ils aiment jouir de leur peur, ils sont consentants à la souillure de la mort; les bêtes à jouir ont utilisé leur intelligence à décupler les plaisirs de l'Ordre ironique sous la contrainte de leurs rêves.

Mais l'expérience pour être concluante devait passer par la phase du retrait du rêve. Que vont faire Sidonie et Arnaud une fois retiré le rêve qui les programme ? Il a fallu les faire arrêter pour qu'ils soient ramenés à l'institut. Le prétexte a été "abus sexuels sur un commissaire de police". Père de trois enfants en plus ! Ces gens-là ne reculaient devant rien, leur démence allait jusqu'à offrir au diable des représentants de notre police; à qui se fier ? Bref, on les a attrapés et le Chef des meutes a tué leur rêve. Il lui a fallu du temps, c'était plus difficile qu'il ne le croyait, il a fallu beaucoup de médicaments divers, de séances maternelles et paternelles d'aide psy. Enfin ils furent délivrés du mal.

Sortis de l'Institut de rééducation, ils semblèrent d'abord un peu perdus. La réinsertion était à l'évidence difficile. Leur vie réduite à la programmation ordinaire n'avait pour eux pas de sens, donc elle n'allait nulle part. Ils ne trouvaient pas en elle de raison de sortir ou de ne pas sortir de chez eux, d'agir ou de ne pas agir pour quoi que ce soit. Ils n'étaient rien, ils s'en rendaient compte.

Sidonie fut une autre Catherine, et Arnaud aussi; non pas dans la déchéance; ils firent comme avant, ils firent d'eux-mêmes des pantins. Ils imitaient leur comportement passé pour avoir une raison d'être. Ils n'y croyaient plus ! Mais ceux qu'ils avaient été étaient devenus le modèle à suivre puisque, à ce moment-là, ils s'étaient sentis pleinement heureux. Le chemin du bonheur ils le connaissaient, ils n'avaient perdu que la clef du rêve, ils suivaient le chemin du rêve sans le rêve, ils reproduisaient le rêve et trouvaient l'extase non plus dans le fait de le vivre mais dans sa reproduction. Les pantins n'avaient plus de manipulateur mais ils connaissaient les gestes et les actes imposés par les fils. Ils se soumettaient aux fils inexistants puisque le maître manipulateur les avait quittés. Ils créèrent alors le mythe de son retour. Ils changèrent le nom de leur secte, agence secrète des plaisirs, et l'appelèrent "Eglise du retour de Satan". Et ils passèrent au cinéma. Ils firent des films. La cave passa sur l'écran. Sidonie fut une prêtresse satanique rayonnante interdite aux moins de 18 ans. Arnaud ne fut pas en reste mais sa carrière fut plus celle d'un réalisateur que d'un acteur, un réalisateur très soucieux des détails, précis, disons même maniaque. Les cinéphiles reconnaissent à son oeuvre cette qualité et aussi le sens du réel, de rendre réelle l'attente et le rêve de la venue de Satan. Les pantins avaient réussi à se créer un rêve par eux-mêmes grâce à la simple imitation de ceux qu'ils n'étaient plus, les pantins rêvaient sur grand écran. Et leur rêve demandant les fils faisait venir les foules.

Chacun torture ici-bas. Les tourments que l'on subit sont souvent soulagés par ceux que l'on inflige. Mais ce n'est pas une punition, la punition est une des illusions qui masquent la programmation. Le monde est jouissance. Il est la logique. La logique n'est pas un rêve, elle est matière, mais la matière même n'est que du temps.

Pour en provoquer la fin il faut agrandir la faille. Il faut sauver des âmes. Internet selon Il Professore ne suffit pas pour les trouver, il pense à la télévision et au cinéma. Le Chef des meutes, à sa demande, écrit des scénarios. Comment utiliser au mieux ces systèmes de perversion et d'embrigadement charmeur ? Au cinéma la forêt est cachée par l'acteur. Ce ne sont plus les héros des histoires mais c'est l'acteur qui devient un mythe. Les étoiles s'y révèlent d'étonnantes putains. Le système du jardin des délices apparaît pleinement dans les suicides des étoiles prostituées de leur plein gré aux puissants pour qu'ils leur permettent de se livrer aux masses; les histoires scandaleuses des plaisirs subis pas les mythes emplissent les revues d'intérêt général et les best-sellers. Les morts de l'art sont particulièrement vivants dans le septième; cet arrondissement plutôt mal fréquenté attire les foules et les putes y deviennent le modèle à suivre par la jeunesse; l'étoile est tombée bien bas depuis Bethléem.

Ce système-là n'est d'ailleurs à nos yeux ni meilleur ni pire que celui des prédicateurs qui annonçaient la chute des moeurs par les spectacles. En d'autres temps il nous aurait fallu trouver nos prédicateurs, en ce temps il nous faut trouver nos acteurs. Ce n'est pas facile; les masses de l'Ordre sont aimantées par des êtres aux caractéristiques très éloignées de ce qu'il faut pour être un Elu. Trouver de l'âme dans un Mythe est une aventure douteuse; l'Ordre produit ces corps pour leur fonction précise de paillasson des rêves et il est douteux qu'ils servent simultanément de piège aux âmes; on s'y essuie les pieds avec complaisance avant d'entrer dans l'immense serre des fleurs rares qu'entretient l'illusion des images. Mais les raffinements de l'Ordre sont tels qu'il n'a pu résister au désir d'humilier une âme en la piégeant dans un beau Mythe-paillasson. Les Etoiles sont soûlardes et héroïnomanes avant d'aller s'offrir dans les serres-temples de l'art. Ça flageole et ça vomit dans ce ciel trop brillant; entrez donc, il y a de la lumière; et c'est très bien chauffé; la nourriture que l'on va vous servir est un peu spéciale, vous aimez les surprises ? Vous allez voir attraper un mythe et le fixer comme un papillon merveilleux sur une planche noire au moyen d'une épingle, encore vivant. Le viol est sur grand écran; venez vous identifier au héros; vous ne comprendrez pas ce que vous voyez, votre programmation est efficace pour cela, vous allez vous offrir par le héros à la mort qui va jouir de vous avec votre consentement pendant deux heures et vous laisser croire que vous l'avez vaincue pour que vous reveniez vous livrer.

Je ne raconterai pas l'histoire de nos acteurs, cela pourrait être dangereux, je préfère revenir à l'automne de Sandra, celui où son bonheur d'attendre la naissance de Marie rendait la vie justifiée.

Pour elle l'éternelle pluie a été sans importance, cela ne risquait pas de lui saper le moral. Le rêve de Marie dominait la pluie, l'automne, le mirage créé par les temps épuisait sa logique contre la maternité. Il ne s'agissait pourtant que d'une programmation contre une autre. Mais bien sûr pour les âmes libres il s'agissait en fait de tout autre chose. Aujourd'hui que pour moi les problèmes sont résolus, que je m'apprête à la liberté, je me dis que Gédéon avait peut-être raison. Je n'avais peut-être pas bien compris. C'est possible.

A son comptoir Sophie a repris le livre de Zeitlz. Avec sa façon de procéder un livre l'occupe longtemps. Ce n'est pas qu'elle lise peu, mal ou rarement, elle est souvent interrompue; elle ne sait alors plus où elle en était, elle s'y perd, elle recommence, elle oublie parce que la dernière fois était plusieurs jours avant... elle n'a pas dû lire beaucoup d'oeuvres dans sa vie; et puis elle aime bien celle-là, elle s'y perd avec plaisir. C'est sa Bible à elle en somme. J'attends avec curiosité l'exégèse. Enfin, le rêve de Zeitlz a trouvé une occupante, il n'est guère qu'un studio mais à l'évidence très bien insonorisé.

 

MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE !