III
(Strophe 3)
LA PLUIE NOUS A DEBUES ET LAVES,
Que reste-
Il s'agit pourtant de faire comprendre que nous ne nous réfugions pas dans un rêve
d'au-
Les âmes ne sont pas une promesse, elles essaient d'écarter le rideau afin que nous puissions regarder hors de ce monde, nous percevons juste assez le réel pour refuser de vivre l'Ordre ou de nous suicider. Même nous, êtres infirmes engendrés par la mort à la mesure de ses plaisirs, sommes capables de nous échapper et d'être libres. Nous libérons les âmes et elles nous libèrent. Le suicide, lui, n'agrandirait pas la faille, tout continuerait. Je ne dirai pas à l'Ordre "Que votre volonté soit faite"; Dieu n'es pas un homme, il ne se réduit pas à la volonté ou quoi que ce soit de l'Ordre; selon les âmes le mot qui est le plus proche serait liberté si ce mot n'était pas un contraire et ne faisait pas supposer une égalité avec l'Ordre, une force antagonique qui lutterait avec lui; mais les temps sont en Dieu, pas à côté ou en face.
Laissons ces généralités, je préfère vous faire découvrir le chemin par le récit
de nos vies; du moins les fragments de quelques-
La fin de l'automne se passa si bien dans les pluies que personne ne fit attention au calendrier. On ne se rendit pas compte du changement de saison. La routine des imperméables et des parapluies, des courses pour venir jusqu'au bar sans être mouillé continua et aurait pu éternellement continuer. Le décor du parc peut hypnotiser des heures; on ne se lasse pas de sa répétition, au contraire. Toute la pluie des temps ne lavera pas le sang des mains de lady Macbeth, toute la pluie des temps ne lavera pas le sang des mains de la mort. Nous nous rejoignons dans notre refuge, nous la regardons de là, nous échappons à ses systèmes de culpabilisation qui visent à la faire accepter, à soumettre. Les Elus sont sans péché. Le péché est l'Ordre. Les Elus sont purifiés de l'Ordre. Du moins le plus possible. C'est variable, je le sais, selon chacun. Et suivant les moments de sa vie.
Sandra a eu chaud, si j'ose dire, hier. A un passage piéton qu'elle traversait au
rouge lasse d'attendre un vert inutile puisqu'aucune voiture n'apparaissait, une
moto surgie de nulle part brusquement fonça sur elle. La victime aurait eu sa part
de responsabilité. Sandra veut courir vers l'avant, la moto dévie dans sa direction;
elle recule d'un saut, la moto esquisse un mouvement impossible dans sa direction
et passe. Une voiture alors arrive par-
Simon revient d'un cabinet d'ophtalmologiste. Il réconforte à sa manière Sandra par
le récit de ce qu'il vient de vivre de son côté. Le cabinet se trouve dans un immeuble
ancien au bord de la place Joffre, séparée d'elle par une rue assez passante. On
cherche en vain sur la liste de la sonnette avant de s'apercevoir que le nom d'un
seul des docteurs y est inscrit et, cela va quasiment de soi, pas de celui que l'on
va consulter, seul présent aujourd'hui. L'ascenseur vétuste décourage, on monte les
deux étages par l'escalier, propre mais les peintures datent. Sur la porte l'habituelle
plaquette : Sonnez et entrez. La secrétaire, jeune et jolie, a les traits particuliers
des habitants de Villers; elle va s'avérer la petite-
La ruse du temps pour entrer dans les corps par le biais de l'attente érode, corrode les courages, elle s'amuse des résistances et des décisions. Simon, aveuglé dans la salle des attentes peuplée d'inconnus, sent s'effriter en lui Simon. Le jouet se sent jouet. Il comprend qu'il doit s'en aller. Mais il est aveuglé par les gouttes dans les yeux. Il craint la rue. La musique crée une ambiance ironique, sans rapport avec la vie ici. La vie ici pour Simon devient ces splendides cuisses croisées femelles. Chaque jouet sent s'écouler en lui chaque grain de sable, sans aucune indication sur le nombre de grains de sable. S'il part, il ne sera pas soigné; ce sera pire; ou il faudra recommencer. L'ophtalmologiste profite sans vergogne du jeu de la mort; il s'enrichit pour bons et loyaux services; il aveugle les jouets, les paralyse à moitié et les laisse. La secrétaire revient. Elle remet des gouttes dans les yeux de Simon. Elle n'est plus jeune et jolie, le flou dans lequel elle apparaît ne laisse que les caractéristiques de Villers, le reste était donc l'illusion qui devait atténuer sa méfiance, on ne se méfie pas trop d'une jolie fille même quand on sait que c'est une ennemie. La salle est de plus en plus fermée, la fenêtre est devenue si aveuglante que sa lumière est le pire des murs. La rue doit être entièrement de la lumière, pour lui elle serait désormais invivable; le supplice de la salle d'attente paraît encore préférable à la violence déchirante de la lumière.
Trois personnes sont arrivées ensemble. Une jeune femme qui porte des lunettes noires,
faussement naturelle, une autre femme, un peu grosse, jeune aussi, qui lui parle,
cherche à la distraire, un homme jeune, taciturne, qui prend une revue et la feuillette.
Simon les distingue en plissant les yeux; le trio d'abord installé assez loin se
rapproche lorsqu'un nouveau nom est appelé et qu'un subtil jeu de chaises se produit.
Simon sent le regard de la femme aux lunettes noires sur lui; il veut la fixer; elle
rit doucement, sa voisine aussi. Il cherche les cuisses de sa bien-
La dernière arrivée est appelée avant lui, il comprend que l'on se moque de lui;
il n'en a pas la preuve. L'autre femme l'a accompagnée; seul reste l'homme dont le
but semble être d'épuiser le stock de revues périmées sur les autos, sur la mode,
sur l'actualité, sur la décoration, sur les coucheries des people... Ceux-
Simon devient Samson. Il est dans le temps. Il tourne la roue. Ils lui ont coupé la langue pour qu'il ne puisse plus crier. Il arrête de pousser sur la barre qui fait tourner la roue. Ils le frappent, le frappent. Il a arrêté le temps. Malgré la souffrance il ne pousse plus la roue. L'attente commence pour tous.
Où sont les forces de Simon dans un lieu désormais sans désirs ? Le désir n'a pas de sens dans une salle d'attente. Le corps n'y est qu'un sablier. Les amis sont absents. Mon ennemi est plus proche de moi que mon ami; la haine peut seule servir de béquille quand on est ainsi enfermé.
La vie d'un Elu se voue entièrement à la libération; pour l'atteindre il se décante
en somme; il rejette hors de lui les vices, les peurs, les espérances, les ambitions.
La connaissance de la vérité est le seul objet de la mémoire; tout le reste, tous
les savoirs ne sont que des outils pour agrandir la faille. Simon, aveuglé, prisonnier
d'un rouage de l'Ordre, contraint à la perception de la chute de chaque grain de
mort sur une musique de cabaret, à l'impression d'une régression lente, à chaque
grain, vers celui qu'il était avant, l'impression que les chaînes se rétablissent,
qu'elles chargent son cou, ses bras; il est dans un centre de rééducation de la mort,
il doit être humilié; Simon perd la mémoire de Simon malgré tous ses efforts, l'âme
hurle, lui hurle le piège; aveuglé il ne réagit plus. Simon se réduit à l'attente.
L'âme n'est plus entendue. En lui les années avant d'être des nôtres ont été réimplantées
par l'attente; il a cessé d'être lui-
Depuis combien de temps est-
Il faut de la force pour renoncer à être soigné, un grand courage, et la capacité de fixer la limite de sa vie au lieu de l'attendre. Simon réunit ses forces pour partir. Alors on l'appelle.
Sur la gauche il distingue un type qu'il a déjà aperçu, celui qui crie les noms comme des ordres. Il fait semblant de regarder tout le monde sauf Simon; il le connaît donc. Simon hésite, se lève. Il va vers lui quand même. Entré dans une salle dont la porte est laissée ouverte... cette femme a aussi les caractéristiques de Villers... l'homme, plus jeune, a une petite queue de cheval, plutôt de rat, son regard évite Simon, il a l'air ironique... ce collabo de Villers monte un coup pour ses maîtres... Simon sent le piège se refermer... mais quel piège ? ... il ne le comprend pas. L'homme à la queue de rat photographie le fond des yeux de Simon qui sent la venue et la progression de chaque éclair; l'Ordre a sa lumière, celle des savoirs qui ne sauvent pas mais promettent, celle qui fera prolonger l'attente dans la déchéance. Puis la femme. Elle lui pique la main et injecte un liquide dont elle lui annonce qu'il lui rendra les yeux et la peau jaunes sans doute. "Ce n'est rien, soyez tranquille." Le jouet sait qu'il n'est rien ici, il ne peut donc pas être tranquille; s'il devient tranquille toute possibilité de se libérer est anéantie. Simon fait l'effort de vivre ces riens comme un drame. Il ne se soumet pas. Il n'y a pas d'insignifiant.
Simon sent la tête lui tourner, autour de lui on rit de lui; le docteur vient, il
est de Villers -
Simon est guidé jusqu'à l'entrée où il est assis. C'est là cette fois qu'il attendra
le bon-
Le jouet n'a pas envie de jouer. L'Ordre lui donne de petits coups de patte mais
celui-
L'aveugle est dans le temple de l'Ordre, relégué sur une chaise du vestibule, méprisé; tu n'es rien; tu n'es plus rien; on rit de toi; on fait de toi ce qu'on veut; quelqu'un le bouscule et ne s'excuse même pas; tu as cru exister; tu prends ta mesure; le bon ophtalmologiste de l'Ordre aveugle ses clients pour leur enseigner à être des patients par l'attente.
Dans une lumière réglée des ombres marchent. Leurs buts sont limités : les renseignements
auprès de la secrétaire, les toilettes, les entrées et les sorties du cabinet du
médecin. Parfois la secrétaire se lève et va aveugler dans la salle de soumission;
parfois la porte d'escalier s'ouvre et une lumière plus forte vient brûler les yeux,
une personne, deux... Il n'y a absolument rien à faire. Vous êtes pris en charge.
Vous êtes une charge, certes, pour la société mais elle ne va pas vous abandonner.
Au contraire. Renoncez donc à vous pour qu'elle puisse mieux gérer la charge que
vous représentez -
La sablier se crut une âme mais la médecine sait l'en soigner; ses yeux souffrent,
la mort a d'abord choisi ses yeux. Le jeu est une torture dans laquelle le jouet
est demandeur, il implore que l'on joue de lui; pour obtenir un délai il faut s'offrir
au jeu. Vous êtes consentant dans le jardin des délices. Vous êtes ça. Dans votre
programme est incluse la certitude que ça est l'existence, eh ben dis donc, accroche-
Simon se lève pour partir. Alors on l'appelle.
Soudain le docteur est à côté de lui, la secrétaire aussi qui lui prend la main et
le conduit vers le cabinet. Simon étouffe. L'aveugle est conduit maternellement par
ses ennemis de Villers au diagnostic logique. Le cabinet est modeste, lui semble-
Et Simon sentit monter en lui l'envie de vomir. Il pensa que non, que ce n'était
pas possible. Simon le ça vomit dans le temple du savoir, il vomit sur le temple
: "Je suis désolé", dit-
ET LE SOLEIL DESSECHES ET NOIRCIS;
Aucun endroit ne me semble aussi paisible que notre bar, le bar de Sophie en fait.
Elle lisait puis a dû aller servir un client. Alors je me suis rendu au comptoir
pour savoir ce que faisait Zeitlz. Sophie a penché la tête vers son épaule droite
et levé un sourcil, le tout avec une moue mi-
"Zeitlz imagina pour le prince d'être Danièle puisque la présence de celle-
Sans aller jusqu'à se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, on peut, réellement,
être pour une femme, pour un homme, quelqu'un d'autre que celle, celui que l'on est
sûr(e) d'être. En amour par exemple chacun va aimer la même femme sous plusieurs
apparences; la première est en fait la dernière. Mais celle-
Notre attention avait été attirée au cours de l'été par l'une des nôtres sur un individu
assez coureur, séducteur, qui l'avait prise pour cible et ne la lâchait plus. L'importun
désolait l'Elue qui avait son idée sur l'engagement maternel et un goût pour le sexe
très réduit. Avant d'intervenir, Il Professore, toujours circonspect, décida de s'informer.
Qui es-
On commença par établir uns sorte de portrait-
Le Cap venait d'entrer. Il n'avait pas l'air de bonne humeur. On se réunit autour
de lui. Je crois que je vais laisser le problème là-
C'est avant l'été que Brissac était devenu violeur de la neuro-
On dirait que c'est sérieux là-
L'Elue séductrice de Brissac, involontaire c'est vrai, très chatte, maniérée, avec
de grosses bagues, des bracelets qui tintent, un collier de plaquettes réfléchissantes,
autant de miroirs d'acier (en apparence), plaisait souvent et d'abord à elle-
Pour Brissac, pas spécialement rongé par la morale, se l'approprier ne nécessitait
pas son consentement. Il avait fait ses preuves entre autres à l'hôpital. Celle-
J'allai là-
La police a décidé de vider l'étang des plus belles carpes, elle cherche un enfant perdu et a trouvé tout près une de ses sandales. Cruelle dérision. Si quelqu'un est protecteur des enfants, c'est bien le Cap, bien plus que la police. Les enfants ne se perdent pas chez nous. Tout cela est un coup monté de l'Ordre, il a senti que l'étang jouait un rôle contre lui, il ne sait rien, il a flairé, il cherche perpétuellement les opposants. Léviathan ne connaît pas le repos.
Le Cap a obtenu un délai pour déménager les carpes centenaires mais il faut penser au stress de ce déménagement pour elles. Et au fond de l'étang. Il ne serait pas séant que l'on trouvât des tas d'os. Et un plongeur doit faire une première tentative demain. Mais le fond est trop opaque pour que le danger soit grand. On le suppose. Ensuite sous couvert de transfert des carpes, on s'occupera du nettoyage des sols; il faudra opérer vite. Gédéon prête sa maison pour de grands travaux, on peut débarquer nombreux avec le matériel de l'un des nôtres qui a une petite entreprise de bâtiment. La solidarité est un fleuron de l'humanité.
A l'occasion les étangs servent aussi de cimetière pour nous. Certains donnent leur
corps aux carpes comme d'autres à la science; dans les deux cas ce curieux cadeau
est bien reçu; et utile. Avec la science on sert l'Ordre qui prend le masque de l'humanitaire;
l'avantage avec les carpes c'est qu'elles sont stupides, la mort ne peut pas vous
dépecer pour rejouer des parties avec votre foie ou votre coeur. L'humain-
Ris ! Ris de nous ! Regarde-
Mais Brissac n'était pas un tueur d'enfant. Il y avait en lui une âme assez forte
pour l'essentiel. Cela rendait plus opaque le reste de son comportement. Quand on
le mit en situation -
Il s'écarta de l'Elue protégée par le rempart des innocents. Il la regardait de loin
comme la terre promise. Mais elle n'était pas pour lui. Il dépérissait. Qu'en faire
? On ne pouvait pas le rapprocher directement de nous, son état mental devait d'abord
être suffisamment décanté. Le soleil de l'été l'avait préparé. Il évolua vers l'immobilisme.
L'absence de réaction. Pris entre son obsession de Louise et une obligation intérieure
de pureté il ne pouvait plus agir. On aurait pu le laisser ainsi. L'automne arriva,
passa. Il nous faisait un peu de peine. Si Louise n'existait plus, il aurait fallu
l'inventer. Il le fallait. Ou sa vie à lui est neuro-
Oui, j'irai participer au nettoyage du bassin, plus exactement je monterai la garde;
j'ai l'air de ce que je suis : un homme tranquille en paix avec lui-
Le silence revint. Le Cap a bu un verre au comptoir, ce qui est exceptionnel, il a recruté les troupes, il est reparti. La paix du parc envahit le bar. Par la fenêtre je vois des gens pressés courir sans bruit de pas, leur course est du silence; quelqu'un lève les bras, sa bouche s'ouvre, sa bouche est du silence; des enfants tapent du pied dans un ballon, le match du siècle se déroule par eux ici, eux seuls entendent les acclamations des gradins, ils reproduisent et ressuscitent le passé du match gagné, mais le ver est dans le fruit, ceux qui ont gagné perdent, les gradins se sont tus, les gamins consternés subissent leur silence, l'un des avants prend un gadin, il se redresse, il veut continuer, il veut recommencer.
Les regarder m'amuse moins désormais, me fatigue même. Sophie lit Zeitlz. Je n'irai pas voir ce qu'elles font. On peut l'imaginer. Zeitlz n'a pas pris l'apparence de Danièle sans l'intention d'en profiter; aguicheuse dorénavant, elle doit vider le pauvre prince qui avec deux femelles en une se demande s'il va survivre. Zeitlz est une tueuse par le sexe, elle réduit les mâles à une écorce, décharnés ils finissent par s'effondrer, la femelle épanouie triomphe et prend la direction des affaires : il faut augmenter la production de mâles pour la satisfaire. La mort aguicheuse fait la pute pour piéger par le désir, la bête jouit du client naïf, les rêves lâchés en lui le ravagent, l'orgasme est une aliénation, la peur saisit l'acheteur de plaisirs, les rêves sont inassouvis, ils ne peuvent pas être assouvis, ils dévorent de l'intérieur, Zeitlz triomphe du prince qu'elle détruit comme la charognard cherche encore à se nourrir du corps ravagé; Zeitlz est le rêve sexuel du prince, il ne peut pas lui échapper, il ne peut pas le rejeter, il ne peut qu'en mourir. Du moins si Sophie, une nouvelle fois, ne s'est pas trompée de page. Elle a bien dû se retrouver trois ou quatre fois à la page de la première rencontre, elle la reconnaît mais la relit, elle raffole de la première rencontre, du premier baiser, de la première nuit; les secondes fois ne l'intéressent pas, elle préfère répéter les premières.
Revenons à Brissac. Où en étais-
C'est un rêve terrible celui qui nous maintient dans la mort, faisant du passage
l'éternité. Les êtres de chair sont toujours des êtres de chair; ils attendent près
de l'embarcation, la précieuse pièce à la main, avec la peur de la perdre et l'espoir
de l'au-
Brissac est donc resté parmi nous. Sans séquelle après sa tentative absurde d'évasion.
La punition aurait pu être cruelle. Mais la mort privilégie ceux qu'elle estime être
ses meilleurs instruments et il est vrai que jusqu'ici elle semblait avoir raison.
Nous savions désormais qu'il n'en était rien. Cet homme-
Lui chercher Louise quand il croyait l'avoir trouvée parmi nous était une tâche considérable
au résultat douteux. Il n'y avait pourtant aucune autre solution. Moi je n'avais
pas vraiment le temps mais une cellule de recherche fut constituée, la plus acharnée
y fut l'Elue si ressemblante qui craignait qu'on lui demande de coucher pour sauver.
Peut-
La pitié des hommes pour les hommes n'est qu'un piège du monde; un baume sur la plaie
pour la jouissance de la rouvrir; nous n'avons pas de pitié, nous voulons sauver
les âmes pour détruire ce monde, nous voulons la fin des temps. Je le répète, oui,
parce que la vie est constituée de mirages destinés à nous faire oublier la vérité.
Ou du moins à nous la faire perdre de vue. Entouré d'illusions on ne sait plus où
elle est. L'Ordre ne peut pas la supprimer, sa suppression n'est pas possible, mais
il peut la cacher, l'ensevelir. Madame doit promener son petit chien, Monsieur doit
aller chercher le pain, Madame doit emmener l'enfant à l'école, Monsieur doit ramener
l'enfant de l'école, l'enfant a faim, Monsieur fait la cuisine à son tour, Madame
passe l'aspirateur à son tour, l'enfant fait ses devoirs, Madame fait les devoirs
de l'enfant, Monsieur fait aussi les devoirs de l'enfant... la vérité est la surface
? Si Monsieur plonge pour découvrir les grands fonds, l'enfant restera à l'école,
il ne pourra pas rentrer chez lui, il sera très malheureux, Madame quittera Monsieur;
si Madame plonge, l'enfant ne pourra pas aller à l'école, son avenir sera compromis,
ce sera la faute de maman, Monsieur sera révolté d'avoir confié la procréation à
une mère indigne. Un grand pédagogue athée a déclaré que l'on ne devait absolument
pas laisser l'enfant s'ennuyer -
PIES, CORBEAUX NOUS ONT LES YEUX CAVES,
L'hiver est vraiment arrivé cette fois. Le parc est sous le givre. Ce qui reste de lui après les épreuves passées brille de milliards de paillettes incendiées par le soleil levant. Le ciel est aussi bleu que lors de la canicule. Mais le silence est différent. Pas lancinant, ni menaçant. Il n'a pas de poids. Il laisse les épaules libres dans le sage feu des paillettes. Le givre a couvert les plaies des arbres de sa délicate apparence, tout est beauté unifiée, pacifiée. Les pleurs se taisent sous le givre glacé. Le monde ce matin est apaisé esthétiquement par une morphine savamment dosée, l'unique passant lève la tête vers les fenêtres aux rares lumières, il n'attend rien ni personne, il ne cherche pas, il se contente de regarder, il se limite à son regard.
J'aime beaucoup maintenant marcher seul dans le matin, très tôt; les noctambules se sont effondrés, les magasins les plus matinaux ne sont pas encore ouverts, la ville n'est éclairée que pour moi. Il n'existe plus personne mais il n'y a jamais eu personne, les murs sont de carton, l'homme qui marche voit se dresser tout à coup un immeuble géant qui n'était pas là hier, d'autres éléments du décor ont été enlevés, il ne passera plus par là, il passera par ici, il faut bien suivre les rues même si on peut se payer l'arrogance de marcher en plein milieu. Aucun sens interdit n'a de sens, aucun stop, aucun signe du code de la route : la logique aussi était de carton. La vérité de la ville n'apparaît que dans la solitude pour l'homme qui marche. Au bout d'une heure ou deux, elle devient insupportable; alors je ferme les yeux et des gens vont commencer d'exister, ils vont allumer des lumières, se lever, aller au travail...
Cet hiver-
Tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait au cours de ma vie, j'ai besoin de
le classer soigneusement, sinon tout se mêle, aujourd'hui et autrefois, vous avez
peut-
Je me demande parfois si le souci de m'aider à entretenir ma mémoire n'a pas été
pour Il Professore à la base de ma désignation au noble poste d'historiographe. D'autres
auraient convenu, mieux peut-
Enfin, revenons aux carpes. Le plongeur de la police ramena un crâne à la surface,
quelques os aussi. La presse locale en fit sa une, la nationale ne nous loupa pas.
A l'évidence si les os sont biodégradables ce n'est qu'à très long terme comme les
déchets radioactifs. Et ils nous embêtaient bien plus. La date pour vider le bassin
fut rapprochée sous pression médiatique malgré les protestations du Cap. Les restes
du représentant de l'humanité chez les carpes furent conduits à l'institut médico-
Ainsi depuis des siècles -
Il était vraiment urgent pour nous de nettoyer le fond du bassin. Il Professore n'avait
pu, à cause d'une surveillance scientifique rapprochée, découvrir qu'il s'agit d'un
celte probablement victime d'un sacrifice -
Vu des années après, l'essentiel ne fait plus son important. Les morts-
Le passé est d'une certaine manière, aussi, effrayant par le vide qu'il représente.
Si je jette un coup d'oeil derrière moi, il n'y a rien; quand on a peur du vide,
on a intérêt à avoir de la mémoire, ainsi on ne le voit pas. Derrière, rien; devant,
rien, l'Ordre et sa répétition masquée par le progrès illusoire. Une vie en chambre
ou une vie d'action, économique, sportive, politique... le bilan est le même. Il
est plus facile pour l'agité de ne pas s'en apercevoir; il meurt en faisant le modeste,
tout gonflé de son importance, il a bien servi le maître, il survivra, pense-
La vérité existe pour qui écarte les illusions. Il faut retourner la logique contre
elle-
Notre collectivité oeuvre à l'essentiel, agrandir la faille inhérente à ce qui n'est pas Dieu. Il n'y a rien à accepter de ce monde. Je le refuse tout entier, dans tout ce qu'il est. Le monde de la mort a pu me créer, par l'âme je ne suis pas sa chose. Personne ne me convertira en plaque de rue.
L'éternité, l'infini, le même mur de prison sous deux noms pour nous persuader que
ce n'est même pas la peine d'essayer de nous évader. Les représailles habilement
annoncées par voie indirecte, livres, articles, mimes de Dieu, sont si redoutables
que les héros restent comme devant la Gorgone. Mais il n'y a pas d'autre solution
que l'évasion, si vous avez une âme; sauvez-
Je crois que j'ai de nouveau glissé de l'hiver de cette année que j'ai choisi de
raconter. Tout se tient, du reste. En fermant les yeux j'entends encore la respiration
de cet hiver-
Les cauchemars ont longtemps énucléé les plus perspicaces, ils approchaient de la vérité, la mort leur a envoyé des cohortes de corbeaux qui sommeil après sommeil se sont repus de leurs yeux que leurs victimes trouvaient la force pourtant de recréer à l'aube. Elles ont cru triompher de la nuit, mais le jour est tout autant la création de l'Ordre, l'issue est un piège, les contraires sont les deux faces d'une même médaille, la gravure y est juste inversée, elle représente ce que vous voulez au moment où vous le voulez, alors vous prenez le piège de l'illusion pour votre puissance sur le monde. Les pies viennent emporter les amours, les joies, les souvenirs, les objets auxquels vous tenez, vous tendez les mains pour les retenir, elles ne vous laissent rien; les corbeaux reviennent et reviennent, ils sont insatiables. L'aube se lève mais cette fois vous ne la voyez plus. Vous n'avez plus de souvenirs d'amour, de joie, d'objets pour ressusciter la lumière, vos droits n'étaient que le calvaire. Les jours ultimes seront une orgie de votre corps, les corbeaux se repaissent sans répit, le supplicié appelle de ses voeux son ennemie, il implore la mort; jusqu'au bout il accomplit son programme par ses choix.
Donc on a vidé l'étang. Je revois Elisabeth avec un os presque aussi haut qu'elle,
elle ne se décidait pas à le jeter dans la benne, elle était persuadée qu'elle avait
découvert un os de mammouth. Nathalie l'avait envoyée promener avec ses questions,
naturellement, et Sandra avait été exemptée de la corvée matinale, si bien qu'elle
vînt me demander. J'examinai gravement l'os en expert; elle pouvait bien avoir raison,
oui; ou alors un os d'ours des cavernes. Ces ours-
Les recherches de la police qui suivirent les nôtres, s'avérèrent à peu près vaines.
Elle trouva quelques os, sûrement du même corps que... les analyses le confirmèrent.
Les carpes moralement tinrent le coup contre ce double transvasement, quelques-
Des gens viennent d'entrer, ils pestent contre le temps, c'est sinistre, ils ont
froid, ils rêvent de vacances aux Caraïbes. C'est leur Louise à eux, en somme. Pour
Brissac il ne suffisait pas de se pointer dans une agence : 'Vol pour Louise, siouplaît
?" Eh non. L'agence répond : "Louise ? Où elle est celle-
L'ingrédient religieux comptait plus qu'on ne croyait. Le dosage nous avait échappé.
Dieu est souvent où on ne l'attend pas. La femme morte était une femme d'âme et aucune
coque vide ne séduirait le chevalier fou de l'aimée en cendres. Un vrai casse-
Vers cette époque-
Est-
Mes souvenirs sont trop vagues pour que je puisse vous raconter ces moments d'éducation à la peur, le réel de moi se retire avec ses souvenirs. Néanmoins j'insiste sur la préférence pour le couteau. Silencieux, maniable, écoeurant. Un couteau quotidien, banal, pour légumes, viandes, fruits. Un neuf ne convient pas. Il n'est pas encore réel.
Tu as déjà eu peur ? Pas autant qu'eux. Ce n'était pas ton tour. C'est peut-
Quand j'ai un coup de réel dans la tête je hante les rues, pas seulement les nôtres,
jusqu'à Villers, et d'autres villes. La réalité me guide vers les héros pour qu'ils
apprennent la vérité. J'ai plusieurs couteaux, de tailles diverses, pour des enseignements
divers. D'après les journaux j'ai parfois laissé aller certains après quelques scarifications,
douloureuses, ineffaçables. J'aime qu'on me supplie, que les héros reconnaissent
leur nullité à mes pieds. Je deviens leur dieu car ils n'ont pas la foi. Je dois
leur expliquer qu'il n'en est rien, qu'il est donc inutile de prier pour obtenir
quelque chose de moi. Me supplier, j'aime bien. Ce plaisir peut entraîner loin. C'est
presque de la provocation. La victime qui supplie est au-
Tout le monde devrait avoir peur et tout le temps. Ne pas avoir peur revient à n'avoir
rien compris. A être stupide. Une vache dans son pré. La peur enseigne. Le réel enseigne
le réel. Il s'incarne. La bête hurle sous les couteaux mais je peux lui couper la
langue et continuer à deux pas de la ronde des braves gens qui cherchent "Le Fantôme
des horreurs" comme j'ai lu dans un journal. On caresse doucement les cheveux du
supplicié qui entend ses amis le chercher, on regarde ses yeux; s'il n'espère pas,
je vais peut-
Multiplier l'éclairage la nuit n'est qu'une coûteuse naïveté, vous ne chasserez jamais
toute l'ombre. De toute façon la lumière est le réel aussi, on peut vous brûler les
yeux en vous faisait fixer le soleil, les langues se coupent en plein jour, les rondes
de jour ne vous sauveront pas plus que les rondes de nuit. Mais l'Ordre, pour l'autogestion,
laisse aller au travail sans peur, il s'incarne rarement dans un chasseur de jour;
naturellement il tue lui-
Tout cela est loin. Voilà qui est expliqué. N'y pensons pas plus qu'aux autres morts.
Je n'ai pas la prétention d'avoir été le seul à incarner le réel et je suis peut-
ET ARRACHE LA BARBE ET LES SOURCILS.
Hou-
"Un café siteplé... Chaud."
La paix est sûre pour ceux qui se serrent les uns contre les autres au sein du froid;
le bar est le refuge au bord du parc que ne trouvent que les initiés et les gens
rejetés là par le hasard, mais il n'y a pas de hasard. Les logiques qui se sont croisées
pour en donner l'illusion ont noué leurs fils d'un noeud si embrouillé qu'il est
impossible à défaire. On peut couper. L'être du hasard est ainsi coupé de son passé,
car on ne pourrait pas isoler ce fil-
Dans la tête de Brissac le Chef des meutes a trouvé des noeuds, il n'a pas de possibilité actuellement de couper l'un ou l'autre.
"Ce qu'il faut, explique Il Professore, c'est mieux comprendre Louise."
Même sa mort n'est pas claire. On la croyait une passionnée, on la découvre coureuse. Les rapports présentés par les membres de la cellule laissent perplexe par l'écart avec les certitudes de Brissac. Il ne l'a pas vue comme nous la voyons. Mais nous ne la voyons qu'à travers des enquêtes, exercices à trous. Sous ce scalpel elle est froide, elle ne crie plus, elle ne va pas avouer.
Dans le bar on peut enlever les manteaux maintenant. Des rapports, tranches de Louise, s'ajoutent aux autres, je me sens gagné par la somnolence. Mais je la vois très bien, très bien.
Elle se promène dans la galerie marchande d'un hypermarché, la main dans la main
d'un homme grand, sportif, pas son officiel, celui qui nous préoccupe, un autre.
Il se penche vers elle, lui dit... ah, c'est obscène... elle rit. L'obscène fait
rire l'icône de Brissac. Ils vont s'asseoir à la terrasse, intérieure évidemment,
d'un café; c'est toujours là qu'elle vient s'asseoir avec eux; elle vient montrer
le nouveau à sa galerie. Le garçon du café témoigne : "La p'tite chatte, là, et même
lala, une habituée... Elle s'affiche, hein ? Elle aime qu'on sache. En général quand
une fille change d'homme, elle change de café; pas elle." Sa tournée de la galerie
comprend l'arrêt au café, la photo de couple heureux, l'achat du souvenir de ce jour
unique -
"Dans ce couvent elle devait avoir des amies !"
Quel couvent ? Je crois que j'ai eu une absence. Des regards ironiques, d'autres
courroucés coulent vers moi. Sa photo est là, sur la table. "Ah... oui... c'est bien
celle..." Je m'arrête avant de dire "de mon rêve" et j'enchaîne en coupable pressé
de faire oublier sa culpabilité par un aveu : "Je l'ai vue souvent, autrefois, à
l'hypermarché du quartier est." Effet. Une Elue fait remarquer sur un ton pincé que
j'aurais pu le dire plus tôt. Mais moi je n'avais pas réalisé qu'il s'agissait de
la même. Jamais vu Brissac par contre. "Une sacrée pute, celle-
Le bonheur nécessite la liberté, le bonheur vrai; pour un ersatz de bonheur, un ersatz de liberté suffit. La mort a une faille car elle n'est pas Dieu, elle n'est donc pas libre. Son plaisir atroce, effréné, n'est qu'une fuite en avant; ne pas s'arrêter pour oublier que la faille est obligatoirement là. Le bonheur n'existe que pour l'âme; elle seule est libre en Dieu.
Louise avait sa lutte personnelle avec ses moyens de petite femelle. Ne peut-
Donc on avait trois Louise. Selon mon ordre à moi celle de l'hyper, celle de Brissac
et celle du couvent. Mais j'avais raté la dernière. Pas forcément moins intéressante
même si je fréquentais plus les demi-
"Café, siteplé." Sophie ironiquement pose la cafetière juste devant moi "Bien fort",
dit-
Me voici seul à ma table maintenant. Je crois que je vais dormir.
Une Louise en double n'était pas réfugiée dans les locaux proches de Dieu. La demandeuse d'asile la plus ressemblante au modèle présentait des différences inquiétantes. Mais il ne s'agissait que de procurer un ersatz de bonheur pour sauver une âme, voire deux.
Cette Louise-
Jusqu'à l'arrivée du geôlier, l'âme n'avait guère été entendue. L'amour raté à répétition occupait son temps libre de boulot, occultait l'essentiel; les fenêtres n'ouvraient que sur les sourires de Gontran, sur les joies de Gontran, sur les actes de Gontran, sur les trahisons de Gontran, sur les départs de Gontran, sur les nouveaux Gontran. C'était limité mais enfin elles ouvraient. On peut souhaiter paysage pus vaste mais la suite avait été pire.
Attendre qu'ça change avait en somme été son occupation de loisir.
L'espérance avait permis la prolongation des tortures douces. Le geôlier s'était moqué des espérances. Beaucoup plus tard elle avait fui.
Des gens marchent encore quand le temps a arraché une à une chaque espérance; il
a arraché un cheveu puis un autre, les barbes et les sourcils; Belles et Beaux arborent
des faces lisses aux petits yeux, leurs trognes roses s'allongent dans une recherche
sans but, ils se souviennent juste qu'il faut chercher. Quoi ? Ils fouillent partout,
les pièces des maisons, les rues, les poubelles. Ils achètent des revues-
Marie (pas la mienne) avait renoncé. Elle avait renoncé à Gontran, c'est-
Et puis, il y avait la honte. Ce qui l'avait prise par la main pour l'amener au couvent, oui, la honte. Avoir été la poupée des Gontran; la main passe. Ne pas avoir trouvé Le Gontran, Le Gontran des Gontran, l'original dont les copies l'ont possédée; la poupée des copies non conformes gît sur le lit d'amour, la rivalité des mâles l'a fait crier, ils l'ont laissée. Pourtant Marie a tenté de construire sa vie. Elle y a employé toute sa raison, toute son énergie. Le résultat, elle n'en supporte pas l'image, le souvenir. S'assumer n'a de sens que si on a été plus fort que les événements, les problèmes, du moins si on peut le croire. Assumer ce que votre programmation a fait de vous, si vous sentez que la vie imposée n'est pas vous, permettrait, lâchement, de se sauver de la honte. Le confort intellectuel passe par la lâcheté. La honte est une torture lancinante; submergée par les distractions quotidiennes elle remonte toujours à la surface; ce peut être n'importe quand, n'importe où. Brusquement Marie prenait conscience de ce qu'elle était. Elle ne savait plus quelle raison opposer au geôlier qui la battait.
L'Ordre jouit de la honte de ses créatures, de ses jouets; pour ce délice il est nécessaire qu'elles soient capables de se rendre compte de ce qu'elles sont, de ce qu'il leur fait faire, de ce qu'elles font. La honte est un viol des esprits. Il faut la subir. On peut trouver un système mental pour s'aveugler, pour ne pas être pleinement conscient, elle revient, ne pas savoir, ne pas voir, elle revient, penser à autre chose et l'appeler penser, elle revient... Devant sa glace, se raser les sourcils, les cheveux, devenir nue, enlever charme et beauté. Les espérances étaient vaines, les espérances restent enfermées dans le passé, Marie descend dans la rue. Son geôlier rit d'elle. On rit d'elle de tous côtés dans la rue. Elle va aux rencontres des faces nues; le geôlier rit d'elle; il la retrouve, il la reprend, il la bat. L'absence d'espérances ne sauve pas.
Cette affligeante Marie décidément était assez loin de Louise. Tout de même un jour l'âme l'avait emporté. L'avait emportée. Après avoir renoncé aux espérances, Marie a renoncé à la ville. Ses règles, ses distractions, ses fuites de la vérité, ses oeillères, ses jeux de miroirs truqués, elle avait fait le tour des illusions et elle se voyait toujours, sans sourcils, cils, ni cheveux, ou peinturlurée, avec une perruque rousse pour s'offrir au geôlier afin de ne pas être battue, geôlier qui, hilare, avait un plaisir plus grand à la battre, elle se voyait. La honte revenait, la saisissait, jouissait d'elle. La soumission n'entraîne aucune reconnaissance du maître. La soumission n'entraîne que la soumission. La révolte n'entraîne que la soumission. L'espoir n'entraîne que la soumission. Le désespoir n'entraîne que la soumission. Jouer au maître n'entraîne que la soumission. Jouer à l'homme libre n'entraîne que la soumission...
L'âme de Marie était plus forte que les espérances, que le désespoir, que les jeux et les vices. Marie a tout laissé, elle a traversé la ville, elle a frappé à la porte d'un couvent. On l'attendait.
Le geôlier rôde autour du couvent. Il est la hyène qui ne lâchera pas sa proie.
Le Cap fait ce qu'il faut. Il est brutalement persuasif avec son commando; la force cède à la force.
Marie ne nous connaît pas encore. Sandra est chargée de l'approcher, de lui parler.
En pleine forme, Sandra, mais plutôt occupée de sa Marie à elle, la nôtre, la mienne,
la vraie. Expliquer à l'autre qu'elle doit devenir Louise ne va pas être facile.
Expliquer à Brissac qu'il doit devenir Gontran ne le sera pas non plus; enfin, avec
lui, il ne s'agit pas d'expliquer, le Chef des meutes a bien montré qu'il est au-
J'ai l'impression que la chaudière faiblit à nouveau. Sophie soupire, pose Zeitlz et repart pour la lutte dans les profondeurs du bar. Les moins chanceux sont ceux qui restent et qui n'ont rien à faire. Bouger. Quelques pas. On ne court pas dans un bar, il n'y a pas la place, c'est ridicule. Le ridicule réchauffe. En ce cas soyons ridicule. Le ridicule vaincra le froid. Sophie remonte, l'air mécontent, elle fait un numéro de téléphone. Elle appelle le réparateur. Pas trop tôt.
Cette planète est vraiment inhospitalière pour ses enfants. Les enfants n'ont pas eu le choix d'être là ou pas; ils subissent; ils ont été faits là pour subir. Lutter contre c'est se permettre de continuer de subir; plus longtemps; le but de l'enfant est réduit à reculer le plus possible dans la survie; il ne peut rien d'autre.
L'Ordre place devant vous un obstacle, alors vous luttez pour passer l'obstacle, c'est lutter ou ne rien faire, lutter pour rien ou ne rien faire. Qui peut ne rien faire ? Vous avez l'action dans le sang, pas vrai ?
Sandra arrive, elle dit "Brououou". Eh oui, mais moi j'avais prévu de passer ma matinée
au bar. On l'a prévenue que Sophie devait lui parler. Qu'est-
Sandra maugrée. Sa tâche ne lui plaît guère. Sûrement le résultat de la panne de la chaudière car le froid décidément s'installe. Il va faire fuir les clients; moi d'abord. Elle boit un petit verre de réconfortant offert par la maîtresse des lieux; j'en pendrais bien un aussi; je fais partie des murs froids sans doute ?
Je décide d'accompagner Sandra qui part, j'ai des choses à lui dire, des conseils dont elle va profiter, j'ai bien connu Louise, moi.
JAMAIS NUL TEMPS NOUS NE SOMMES ASSIS :
Le temps a des ratés de chaudière, il tombe du froid en avalanches; il mord des vieux dans leurs chambres pour une ultime horreur de la mort. J'ai passé des heures dans les grands magasins; sans rien acheter. C'est pire que la canicule; et l'inverse; ou pareil et le contraire. On finit par envier les gens qui travaillent; pas les assis, non, les inférieurs. Dans l'un des grands magasins j'ai vu une jeune vendeuse qui m'a beaucoup plu; si j'ai à nouveau un coup de réel dans la tête, je veux commencer par elle.
Nos vies habituelles se disloquent sous l'effet d'une panne de chaudière. Notre volonté de maintenir nos activités quotidiennes n'a pas tenu longtemps, le froid a un fouet terrible, il dresse le plus rebelle, cet aspect du maître est doté d'une brutalité sauvage. Un tremblement de froid est un tremblement de peur qu'on ne s'avoue pas. Le petit enfant est laissé par ses parents nu seul dans le froid du parc, il crie, ils regardent depuis une fenêtre autour, lui ne le sait pas, il ne sait pas où ils sont, qu'ils sont là et regardent agir le froid sur lui. Le sadisme de cet avatar du maître est sans répit. Les cris, les pleurs du petit enfant sont un besoin du maître. Les parents regardent, les habits de l'enfant encore dans les mains, ils ont gagné de la chaleur en faisant cet enfant pour la mort. L'humanité tout entière est ce petit enfant.
Gloire à vous, mes chéris des temps passés, vous tous qui avez souffert et pleuré,
perdus et nus dans le froid sans âme, soyez bénis et que le règne des temps s'achève,
que l'Ordre miné par son imperfection s'effondre sur lui-
Je serai toujours cet enfant qui pleure et crie nu dans le froid qui le détruit, je serai toujours du côté des enfants qui pleurent et crient dans l'horreur du froid; le maître est sans pitié, on le sait mais on ne peut pas s'empêcher d'implorer sa pitié. Il est si dur de ne pas espérer. Pourtant il faut d'abord renoncer à implorer la pitié qui n'existe pas. Surmonter les pièges de l'ironie qui accorde des délais pour qu'on puisse continuer de croire à la pitié.
Les notes que j'utilise aujourd'hui je les écrivais assis sur un banc dans une galerie marchande d'hypermarché au pied d'un escalator. Tous ces gens qui passent et ont un but, servent. Ils servent l'Ordre. Ils sont soumis aux baisers dévorants du froid qu'ils fuient; ils finissent par lui livrer l'enfant.
Le viol de l'enfant dans le parc déserté et ses pleurs convulsifs qui sont bus avidement par le froid sans pitié, au centre de toutes les fenêtres sans lumière, sous les regards de tous qui l'ont tous, d'une manière ou d'une autre, livré, sous les regards de tous qui ont gagné un délai en faisant ou en laissant faire, affirment la loi, la loi du plaisir écoeurant du maître, du plaisir total sur l'innocence, de la possession jusqu'à la mort de l'innocence, car l'Ordre jouit sans frein, sans limite, la logique ne crée les êtres que pour sa jouissance, l'enfant est créé pour hurler sa peur dans les larmes voulues par le bourreau.
Seul le maître a le silence. Il le plaque sur les bouches et les nez de victimes pour les voir suffoquer, elles s'agitent naïvement, elles voudraient supplier, demander pardon, elles pourraient croire qu'il accordera le pardon pour les fautes qui n'ont pas été, elle ne trouvent plus l'accès à l'espoir, les yeux supplient, qu'il va crever, et la mort s'insinue en eux révulsés, sans qu'ils puissent autre chose que gigoter vaguement par secousses sous sa possession, jusqu'à la domination totale.
Le silence et le froid dans le parc sont l'attente du maître. On pense à autre chose, n'importe quoi. N'importe quoi autre mais pas ce qui nous attend. Et l'humiliation. La honte de ce que l'on est si on se regarde. L'écoeurement d'être cette chair à viol. Où se trouve ce qui échappe à cette horreur qu'est la vie, cette construction logique de matière avec ses briques et leurs assemblages savants ? "Se trouve" n'est pas le mot qui convient, car il implique un lieu alors que Dieu n'est pas l'espace et les temps qui sont dérisoires en lui, mais nous n'avons que des mots de la logique, des mots qui sont limités à la logique, des mots qui ne conviennent pas.
Refuser. Mais refuser ne suffit pas. Refuser c'est s'asseoir, sans attente et sans espérance, ne plus bouger jusqu'à la fin après s'être vidé de tout. Refuser d'obéir revient à laisser commander. Refuser se limite à soi, donc laisse faire pour les autres. Qui n'ont qu'à refuser. Mais lutter pour vaincre est supérieur; un Dieu, pas de maître: on peut sortir de l'Ordre et accéder à l'existence.
Notre collectivité atteindra ce but. Et pour cela toutes les âmes sont capitales.
Etant donné le froid du bar, persistant par la mauvaise volonté d'une chaudière que
Sophie décide enfin de remplacer -
Pour Il Professore l'âme justifie tous les efforts.
"Bon", soupire Sandra, "on y retournera."
Sophie sert les grogs.
Sa farceuse de chaudière a enrhumé tout le monde.
Agir pour l'âme est évidemment supérieur à agir pour agir. Nous ne sommes pas des
hommes-
Sandra retourne au couvent accompagnée d'Elisabeth. La grande désespérée ne s'attendait
pas à cette seconde visiteuse, et si jeune. La voilà toute émue. Les Gontran n'ont
pas fécondé leur poupée. Les poupées ne servent pas à cela. Elisabeth adore parler
religion, Marie est bien un peu étonnée de sa façon de raconter et d'expliquer la
Bible mais... somme toute... ses variantes en valent d'autres... Marie réapprend
à sourire avec Moïse et Jésus. L'enfant prodige Elisabeth assise sur ses genoux la
met en communication avec la vérité au moyen d'un beau dessin qu'elle réalise en
utilisant les moyens du bord, un simple stylo bleu et une feuille de bloc-
Difficile de faire comprendre à qui vient de célébrer avec les religieuses Dieu le
Père, que Dieu n'est pas le père, que le père c'est l'Ordre, que Dieu n'aurait pas
envoyé son fils pour libérer le monde de son père, de lui-
Elisabeth est retournée à son oeuvre de conversion, avec Sandra bien sûr, son carton
à dessins sous le bras et des explications nouvelles qui ont afflué dans sa tête
prêtes à l'attaque. D'après mes renseignements -
Mais tout cela dans le but de la liberté, notre but, le seul véritable. Notre civilisation
est la dernière. On dit que les civilisations meurent, en réalité elles s'autodétruisent.
Elles s'autodétruisaient quand elles comprenaient ce qu'elles étaient, de simples
constructions dans l'Ordre qui joue avec ses créatures, quand elles voyaient l'Ordre
et ce qu'il est. Les civilisations sont toujours mortes du désespoir de la lucidité
enfin acquise sur elles-
Donc la vérité recrutait. Sans avoir de bureau officiel en ville pour cela. Elle
avait une chaudière contre elle. Une chaudière visiblement passée à l'ennemi. On
n'aurait pas cru cela d'elle. Le marchand qui devait la remplacer était sûrement
un auxiliaire de police, il demandait à demi-
Jamais nul temps nous ne sommes en repos. Au bout de vos ficelles, boulot boulot,
hein ? Saligauds. Bien pires que moi. Les chirurgiens chirurgient des patients attachés
ou endormis qui se réveilleront en leur pouvoir définitivement; les médecins médecinent
de leur autorité des clients perdus qui se raccrochent à cette corde de pendu; les
employeurs empilent les médecinés et les charcutés dans des usines méritantes car
elles offrent de l'emploi à tous sans discrimination; les policiers policent, les
révoltés révoltent; les soumis vont et viennent en s'humiliant devant le policier,
le révolté, le médecin, le chirurgien, l'employeur, le boucher, le pâtissier, le
djournaliste, la nymphomane, l'artiste d'bel art, l'artiste d'la charité bien ordonnée,
l'électricien, le plombier, le militaire et le conducteur d'train, le pilote, l'astronote,
le capitenote, le chefnote et plein et plein plein plein. Tout le monde s'humilie
devant tout le monde. Petit salut, je m'humilie, petit salut, tu t'humilies; petit
salut, il s'humilie; petits saluts, salauds, nous nous humilions; petits saluts,
salauds... Au bal pseudo-
On ne peut aller nulle part sans avoir envie d'y apporter un peu de vérité. Avec
moi le coup de réel n'est jamais loin. Enfin à cette époque-
Donc je ne travaillais pas en-
Quoi ? Je suis obsédé de l'ordre, de la domination, de la soumission, de l'âme...
? Eh oui, forcément. Je suis un obsédé de la vérité. Et toi tu n'es pas un obsédé
? Obsédé par ton travail peut-
Moi je ne paie rien. En-
J'erre des heures dans la ville avant de revenir dans ma tanière glacée. Et là je
pense à ceux du dehors, à ceux des maisons, à ceux des appartements aux normes. Même
quand ils auront crevé ils auront droit à un emballage certifié conforme. Ne pas
être comme eux. Ne pas être comme eux ! J'ai dû redevenir une bête sauvage pour échapper
à leurs contrôles. Contrôle médical, contrôle alcootest, contrôle technique de votre
voiture, contrôle radar, contrôle de compétences, contrôle de sociabilité, contrôle
fiscal, contrôle du compteur électrique, contrôle de votre passeport, carte d'identité,
permis de conduire, contrôle vous donnerez un acte de naissance... est-
PUIS CA, PUIS LA, COMME LE VENT VARIE,
Quelle horreur, quelle horreur que ce monde ! Pourquoi est-
Ici on ne peut que servir l'Ordre et attendre son tour à l'abattoir, ici on n'existe pas. Et si pouvoir exister n'était qu'une illusion de plus incluse dans notre programmation ? Mais non, l'Ordre n'est pas Dieu puisqu'il n'est pas libre, il n'est pas libre puisqu'il ne peut que se répéter, il est son propre maître, il a donc encore un maître, la logique. Le serpent se mord la queue, il n'est que Léviathan.
Quand je suis rentré dans le bar, une semaine s'était écoulée; ma tête était confuse,
j'étais sûr de ne pas avoir eu de coup de réel, oui; mais j'avais été ballotté ça,
là, par les haines contre le non-
Il fait bien chaud. La chaudière nouvelle est arrivée, à l'évidence. J'irai la voir.
J'espère que Sophie n'a pas lésiné sur la qualité. Personne ne m'a rien dit, on ne
m'a pas regardé, à mon avis ils ont dû faire un effort pour cela, je n'ai pas dit
bonjour. Tout ce que je voulais c'était m'asseoir à ma table. Etre là. Au bout d'un
moment je me suis rendu compte que j'étais en nage, à cause du manteau et aussi des
trois tricots, des deux pantalons enfilés l'un sur l'autre, j'en ai ri tout seul.
J'ai ôté le manteau et je suis allé aux toilettes pour le reste; dans la glace mon
visage paraissait celui d'un autre tant il était gris, maladif, ravagé. Sophie avait
peut-
Quand je suis revenu à ma table, Sophie y avait posé un grog dont la vapeur montait tant il était bouillant. Et il était si rhumé que j'ai cru exploser. J'en ai ri. Alors Sophie, le Cap, Simon et Elisabeth ont ri aussi. Et je me suis senti joyeux.
Sandra est passée : "Ah, tu es là enfin", a-
Bien sûr des barreaux elle en trouverait d'autres à l'extérieur, on échappe à une cellule étroite qui est dans une plus grande, laquelle est dans une plus grande etc... Mais pas à l'infini, ou seulement jusqu'à l'infini, comme vous pensez. Rester dans la première cellule en disant que l'on n'arrivera jamais à toutes les forcer c'est croire en l'Ordre, c'est nier Dieu. Là, Sandra a glissé la charité. Et Marie a fait une première sortie du couvent.
Moi aussi j'aide les autres, ceux qui ont une âme. La preuve. A ma manière. Un peu
spéciale, assurément. Mais s'il est besoin d'un artificier pour la fin des temps,
je suis prêt. Et toi ? Qu'est-
Notre collectivité a arraché la culpabilité d'elle-
L'Ordre avait prévu pour moi d'être la victime poursuivie dans la peur par d'innombrables chasseurs, d'être le lièvre. Mais je suis le chasseur. Le chasseur avec une incroyable abondance de gibier partout. Il n'y a qu'à tirer pour tuer. Jouer au jeu de massacre désolerait tant ce serait facile. Et on ne servirait que la mort. On se croirait libre et on remettrait en place ses barreaux. Notre collectivité, au contraire, sert la vérité.
Donc la chaleur était de retour, moi aussi, et Marie avait fait sa première sortie.
Elle avait du chemin à parcourir avant de devenir Louise, mais un pas en entraîne
un autre. Est-
Brissac était un peu impressionnant pour un Gontran. Plus grand, plus fort et surtout
plus brutal. Marie était fade pour une Louise. Si elle ennuyait un Gontran, plus
enclin au laisser-
Des barreaux, oui, mais les siens. La répétition est la reconnaissance de sa cage.
On est la cage et le prisonnier -
Le Chef des meutes commença la guérison de Brissac. Il envoya un rêve nouveau, qui
se faisant passer pour ancien permit rapidement d'en enlever un autre, d'origine
celui-
Je ne suis certes pas partisan de l'expérimentation humaine. Nous n'avons rien à
voir avec les monstres de l'Ordre, Staline, Hitler, Mao... tout l'escadron de la
mort. Notre connaissance de la nature véritable des hommes-
Et pour cela ils doivent devenir Gontran et Louise. Un transfert de cellule n'est pas si grave pour des prisonniers. L'erreur introduite dans la répétition les fera s'échapper de l'aliénation. Pour une cellule plus grande. Une cellule à deux. Après tout c'est reproduire l'aventure de la monogamie. A toute petite échelle. Le bonheur résulte de calculs complexes et d'applications simples, il n'a pas de prix pour ceux qui en bénéficient, ils ne se posent donc pas la question du prix et des causes, dont la réponse serait le ver dans le fruit.
Le rêve de Brissac qui revenait chaque nuit le mettait en présence sur un fond sombre
qui s'éclairait peu à peu pour laisser apparaître un parc, d'une jeune femme triste,
inconnue, assise sur un banc. Elle ne bougeait pas, le regard fixe sur le noir, elle
ne le voyait pas. Que faisait-
Ce rêve était trop précis pour ne pas être en partie en souvenir. Le Chef des meutes
l'aidait à chercher. Etait-
Une photo de Marie était nécessaire pour que dans la tête de Brissac son visage puisse devenir celui de l'inconnue. Mais avant une petite intervention sur les lèvres et le nez était indispensable afin d'obtenir une parenté avec Louise. Il n'est pas aisé de convaincre une femme qui vient de faire sa première sortie du couvent d'aller sous le bistouris. En plus les seins devaient prendre du volume et les cuisses devenir plus fines.
C'est alors que Marie eut un accident de voiture. Pas grave et sans autre témoin
que moi. Et pour cause. Cette initiative de ma part fut louée par tous. Sandra fut
impressionnée par mon inventivité et ma capacité d'action (elle jugea que j'apporterais
beaucoup en tant que modèle à sa fille). Le choc avait été si léger -
Marie-
En tant que coupable je lui rendis visite plusieurs fois à la clinique. Pour elle, et elle le crut toujours, c'est là que je rencontrai Sandra, ma future femme. Elle disait souvent, plus tard, que notre bonheur était dû à son accident, le croire participait au sien. Ce n'était d'ailleurs, tout bien pesé, pas si faux. Quoique faux.
Enfin sa satisfaction rendait difficile de la convaincre d'avoir recours à une aide
psychologique pour s'habituer à son visage et à son corps améliorés. Brissac état
un baiseur difficile et le physique ne suffirait pas; le mental de Marie, devait
être "amélioré". Dans le sens, spécial, de Louise, bien entendu. En tant que coupable
du drame, je mis en avant au maximum mon sentiment de culpabilité : je me sentais
tellement désolé, déprimé par toutes les conséquences possibles, elle croyait qu'elle
allait bien mais on ne se rend pas compte soi-
Naturellement il était indispensable de retoucher aussi le physique de Brissac. Il
fallait adoucir ce visage trop volontaire. Qu'il n'effarouche pas Marie-
Brissac n'était pas narcissique, il ne s'était jamais trouvé beau, d'ailleurs il
ne l'était pas, et ne tenait donc pas exagérément à son apparence passée. Disons
qu'il était contrarié dans son habitude de sa personne. Il parla d'abord avec hostilité
du type dans la glace, puis, comme il n'était pas homme à s'y regarder souvent, il
n'y pensa plus que quand on lui en laissait le temps, c'est-
Ce nouveau Gontran manquait encore de bonnes manières. Mais ce point fut considéré
comme secondaire. L'amour peut passer par-
Il faut bien s'adapter aux circonstances, pas vrai ? Tout le monde fait ça. Même
l'adaptation s'adapte, comme la flèche de la girouette. Ici, puis par là, toujours
dans le sens du vent. Bêler avec les moutons, hurler avec les loups, aboyer avec
les chiens, meugler avec les caches, chuinter avec les chouettes... Si vous êtes
en retard quand on change d'espèce dominante, vous allez avoir des ennuis. Personne
n'aime les ennuis. Sauf les masochistes. Le problème de Brissac résidait dans son
côté chêne. Incapacité psychosociale d'adaptation. Le vent soufflait, il s'en fichait.
Il n'était pas du genre à savoir qui dirigeait l'état, pour qui les citoyens avaient
voté, ce qui venait en premier dans les sondages d'opinion, ce qui faisait la une
des journaux.... ah non, vraiment; les autres étaient les figurants de la belle histoire
de Brissac et de Louise, la planète tournait pour la belle histoire, elle créait
les décors animés par ses animalcules. Egocentrique, si vous voulez; disons un myope
très myope à qui nous devions procurer des lunettes. Chaque fois que le Chef des
meutes essayait, il le retrouvait dans la blanchisserie en train de plus ou moins
violer une infirmière. (Comment réussissait-
En attendant d'améliorer les résultats de l'adaptation, on mit sous les yeux du myope
la photo de la nouvelle Louise. Il fut intéressé tout de suite. On avait vu juste.
Il demanda si c'était la nouvelle infirmière et quand elle arrivait. Signe d'un indéniable
ancrage dans la réalité. Le problème du psy était de la lui faire voir dans son rêve.
Qu'il l'identifie comme la fille de son souvenir. Ce ne fut pas si difficile. Quelques
séances d'hypnose suffirent. Dans sa tête, à force de chercher, le souvenir se précisait.
Oui... oui, c'était bien elle ! Il se sentait joyeux de retrouver la mémoire. Il
avait la preuve que son travail sur lui-
Alors commença le travail de vérité. Le passé prit forme pour Brissac. Il se souvenait
! A partir de la petite enfance, le refoulé remontait et les idées fausses descendaient.
Quand il avait trop le mal de mer on faisait une pause et on lui laissait une infirmière.
Je ne sais pas si elles avaient des maris. Peut-
Certes Brissac, à mon sens, était dingue; mais dingue de Louise; si on lui fournissait
une Louise, il devenait ipso facto parfaitement inoffensif et inséré socialement.
Par amour, comme c'est touchant, il ferait tout ce qu'il faudrait pour garder son
amour; bref il marcherait droit le Brissac, il se comporterait comme tout le monde.
Petit chantage social implicite : si tu n'obéis pas aux règles socio-
Il la croyait morte. On le rassura. -
Son état s'améliora alors rapidement. Les crises du malade s'espacèrent et la blanchisserie ne lui servit plus que rarement. Le pronostic de sortie clignota à l'orange puis passa au vert.
A SON PLAISIR SANS CESSER NOUS CHARRIE,
Il faisait bien chaud dans le bar, tout allait donc bien; je me contente de peu. On annonce la neige. Comme tous les ans. Mais nous sommes en mesure de tenir même des semaines; je suis descendu à la cave voir la nouvelle chaudière, superbe, rouge avec ses petits clignotants jaunes et verts; je n'ai touché à rien; j'ai vérifié le niveau de son carburant. Nous défions le froid sibérien ! S'il attaque le parc, il restera à la porte de notre bar.
Elisabeth est plongée dans un livre d'astrophysique, enfin elle regarde les images.
Parfois elle se lève, vient jusqu'à ma table, met son livre devant moi et me regarde
gravement : une explication d'une importance capitale est attendue. Sophie quitte
Zeitlz et glisse un oeil vers moi, le Cap abandonne ses carpes, Simon ses projets
de banderole-
En avons-
L'Ordre a ses plaisirs, j'ai les miens. Plutôt que de rapporter des ragots sur lui : il est comme ci, il est comme ça, je préfère mettre mes inventions à la place des siennes; seulement en paroles, je n'ai pas le pouvoir de réaliser. "Tant mieux", raille le Cap. On peut toujours plaisanter; si j'étais l'Ordre, je ne serais pas pire que l'Ordre. Et puis mon but n'est pas là, mon but est notre but, il ne s'agit pas de remplacer le père. Plus de mère, plue de père. La paix des sexes passe par la suppression des sexes. Le plaisir n'est que de la logique. Il n'est qu'un moyen de gestion. Seule la mort possède le plaisir total. La nature entière produit le plaisir. Elle est une jouissance dans chacun de ses brins d'herbe, dans chacune de ses molécules. Le plaisir est la mort puisqu'il est l'Ordre. Nous refusons de servir au plaisir.
Sans cesse le fouet frappe; au hasard qui n'est hasard que pour les bêtes apeurées; et elles finissent par se faire croire que le fouet est bon puisqu'elles sont sûres de ne pas pouvoir lui échapper; ce qui est bon donne du plaisir; le fouet est l'Ordre; l'Ordre est le plaisir. Le sexe est l'essentiel de la vie puisque par le plaisir il donne la vie. Il faut vénérer la vie car on doit vénérer l'Ordre. Le désir sert. La mort jouit de ses enfants, monstruosité écoeurante et sans fin tant que les mondes seront. Le sexe est pervers, il soumet à la mort, son plaisir prépare à être le plaisir. La victime n'est qu'un produit. La conscience de soi sert à augmenter la jouissance de sa possession.
Mes contes ne sont pas des rêves. Ils sont un Ordre parallèle qui ne se réalisera pas. Les Hommes de la faille sont des hommes sans rêves. Ils ont domestiqué les chiens, les corbeaux, les vautours. Les Elus agrandissent la faille parce qu'ils ne rêvent plus.
La cruauté de l'Ordre torture partout, dans les hôpitaux, dans tous ses cabinets de médecin, d'ophtalmo, de dentiste, dans toutes ses pharmacies, dans toutes ses histoires d'amour, espaces de liberté, dans toutes ses usines, ses bureaux au travail forcé, dans ses accidents de voiture, dans ses embouteillages de voitures, dans ses retards de trains, dans ses efforts sportifs, dans ses efforts d'honnêteté, dans ses efforts scolaires, dans ses efforts de gentillesse... La générosité vous caresse pour vous préparer pour la cruauté et son plaisir ignoble. Tu n'échapperas pas. Tu as été fait pour servir. Pour servir de plaisir dans le consentement honteux ou le viol.
Marie-
Marie-
Il fallait veiller au grain. On ne s'était pas donné tout ce mal pour rien. Elle était façonnée pour Brissac, pas pour un autre. Certes elle pouvait s'amuser un peu avant le grand amour mais sous surveillance rapprochée. De distraction en distraction le Chef des meutes allait la conduire à son idéal. Quelle belle période que celle où l'on se découvre ! Louise vivait une seconde jeunesse, avec la certitude de se trouver enfin. Elle vivait exaltée.
Ses rêves lui montraient un homme aux traits imprécis (elle ne perdait rien pour attendre), il était brusque dans sa façon d'aimer, plus fort que les hommes qu'elle rencontrait, d'une force plus séduisante, elle n'aurait su dire pourquoi (le Chef des meutes ne le lui avait pas encore implanté), on aurait dit qu'il était l'archétype dont elle rencontrait les images approximatives.
Elle eut alors, sur le parcours du couvent au cabinet de son psy, un arrêt sexuel
avec un type émerveillé de pouvoir s'envoyer une femme pareille; il était toujours
en forme; elle faisait un arrêt à l'aller et un arrêt au retour. Il pouvait s'émerveiller
de sa chance deux fois dans la même journée. A lui le bonheur sexuel lui suffisait.
Il fallait veiller à ce qu'il n'en soit pas de même pour Juliette. L'âme somnolait
au couvent et s'endormait carrément dès la sortie. Voilà qui n'allait pas. Pas du
tout. Sandra fut chargée d'expliquer le monde à une Louise de prime abord peu réceptive;
son centre d'intérêt avait glissé en-
Le don sexuel qui n'est pas dons de vie sert le plaisir qui prépare la bête à faire
jouir la mort; elle avait doué le type et rien n'existe pour rien. Simon aborda son
enquête avec un maximum de préventions; il ne se déçut pas; le mec de Louise n'avait
pas de qualités, il était uniquement animal et s'en glorifiait. Maintenant Simon
se souvenait l'avoir vu à des après foot, dans les interventions musclées de la troisième
mi-
Louise du reste trouvait d'autres tentations sur sa route. Elle n'y résista pas longtemps.
Le Chef des meutes devrait ultérieurement renforcer considérablement ses mécanismes
de résistance. Comme elle savait bien se relever, elle tombait volontiers. Il devenait
urgent de limiter ses chutes. Sandra commença de lui expliquer le monde. Louise ouvrait
des yeux immenses. Pour une fille à qui ses habitudes nouvelles en-
Dire que l'on est ça; c'est assez déprimant à regarder, s'pas ? Enfin tant que la
chaudière fonctionne... Dans le parc c'est le bal des pressés. Tous fuient le froid,
ils courent ils courent, il les rattrape tous. Soyez prudent, couvrez-
Parfois les problèmes s'accumulent par une incroyable aimantation. Ils n'ont pourtant rien à voir les uns avec les autres. Ils se tiennent compagnie, en somme. Ils s'agglutinent en vous, contre vous, autour de vous; vous appelez à l'aide. Moi, pour éviter qu'ils me repèrent, maintenant, je bouge le moins possible. Mais on ne peut pas être inexistant. Il y en a toujours un qui finit par vous flairer. Ils trouvent en vous ce qui leur ressemble et ils s'unissent à ce qui est eux en vous. Ce sont des chiens mais à l'état libre, des rêves sans propriétaires; le chien demande le maître, le maître ne peut pas échapper au chien. Vos problèmes sont des rêves envoyés par la mort. Les tortures sont les banderilles qui vous préparent à la fin dans l'arène peuplée de vos semblables, une arène silencieuse, muette.
Même notre génie peut être piégé. Nul n'échappe. Un matin, Sandra au téléphone est
chaudement remerciée par Nathalie pour la somme qu'elle a donnée à Elisabeth afin
de s'offrir le microscope de ses rêves. Vraiment il ne fallait pas. Surprise de Sandra.
Ma future épouse et la diplomatie... En femme d'affaires, oui; mais pour le reste...
Il y a eu scène à la maison pour Elisabeth; il y a eu scène dans le bar. Et moi,
qui avais voulu bien faire, j'en ai pris pour mon grade. Nathalie est une bonne mère
dans les exigences, mais pas dans la surveillance. Naturellement une fois sa fille
dans le bar nous sommes tous ses parents, nous agissons en parents, nous sommes ravis
qu'elle soit là. Mais elle avait parfaitement compris, malgré son tout jeune âge,
qu'entre sa maison et le bar le court trajet pouvait occuper un temps indéterminé.
Pas excessif, sinon Sophie posait des questions, connaissant suffisamment les habitudes
de Nathalie pour prévoir approximativement l'arrivée de sa fille. Mon attention avait
été attirée par ses joues plus roses et son air plus innocent quand elle entrait.
J'ai l'habitude d'observer les gens. J'ai senti qu'elle jouait son entrée. Elle la
jouait bien mais ce n'était pas son entrée "normale". Je n'ai rien dit, comme je
l'ai expliqué à Nathalie, à Sandra, à Sophie, parce que je n'étais pas sûr; on n'affirme
pas une chose si on n'a pas une preuve. Je fais partie des pères et j'ai agi en père.
Donc, malgré le froid, et ça mordait, je me suis mis en planque et quand le génie
est sorti je l'ai filé. Son microscope en tête, elle avait imaginé un système de
financement. Elle prenait les moyens de transport et faisait la manche. Tel que je
vous le dis. Pour ne pas être repéré je me tenais trop loin pour entendre son petit
discours, mais d'après ses aveux, elle expliquait aux gens compatissants que sa maman
était au chômage, que son papa était mort et qu'elle avait faim. La rage de Nathalie
qui se tuait au travail ! Il est vrai qu'elle était incapable d'agir autrement. Bref
la charité avait procuré l'argent du microscope. Et l'ire maternelle. J'ai eu du
mal à expliquer que je n'aie pas prévenu tout de suite. Tellement de mal que l'on
m'a envoyé en pleine figure que l'on ne comprenait pas mes explications... Amusé,
je regardais faire la petite fille. Elle ne risquait rien, j'étais là. Une fois un
importun a voulu l'ennuyer, elle a couru, il m'a trouvé sur son chemin. Il m'a accusé
de faire mendier la gosse, de profiter d'elle; ça m'était égal. J'étais fasciné par
l'ingéniosité d'Elisabeth; pour moi elle méritait bien son microscope; je ne voulais
pas intervenir avant qu'elle l'ait gagné. Mais pour après je peaufinais mon discours
moralisateur. Qui n'a pas servi, hélas. Finalement j'ai été plus engueulé qu'elle;
cela nous a unis et elle m'a raconté pendant des années des secrets à jamais ignorés
de tous les autres. Le problème second était que Nathalie refusait d'affecter l'argent
gagné à sa destination première. Le regard d'Elisabeth en devenait tout noir devant
tant d'injustice. Elle l'avait doublement gagné : par son travail et par le fait
d'avoir été disputée. J'ai alors tenté une intervention de bon sens qui m'a valu
une salve de propos que je m'abstiens de noter. On alla jusqu'à téléphoner à Il Professore
pour avoir un avis sur un problème pareil ! Enfin, après d'âpres disputes, concessions,
cris et larmes, on parvint à cette solution : Sandra offrirait à Elisabeth son microscope
mais l'argent indûment gagné irait aux enfants déshérités. Puis elles s'embrassèrent
toutes, me laissant seul dans mon coin comme ultime coupable. Heureusement, après,
Elisabeth vint dans mes bras pour me réconforter; elle m'expliqua que sa maman ne
comprenait pas tout et qu'il ne fallait pas lui en vouloir. On parla d'études et
des mondes. Nous en créâmes plusieurs auxquels la mère n'aurait jamais accès. Du
reste quelque temps plus tard celle-
Assurément nul ne craint moins les juges que moi. Longtemps avant la grande séance,
mais je vous ai raconté, vous savez, qui m'a purifié et rendu l'amour de Marie, je
me les imaginais comme quatre statues, assis aux quatre coins cardinaux, impassibles
bien sûr, aux regards de glace, aux longues mains décharnées, bref toute une imagerie
naïve que j'avais fixée sur toile dans ma phase peinture. A l'époque les amateurs
de ce genre venaient acheter vers un pont le samedi matin, et les braves gens faisaient
un détour pour éviter l'exposition des bizarres, malgré leurs chiens qui les tiraient
pour faire leurs besoins aux endroits habituels. Ma série des juges a trouvé preneurs
sans longue attente, à croire que beaucoup ont envie d'être jugés, et d'être jugés
en permanence. Je me demande où ils ont accroché mes tableaux. Leur jugement n'a
pas d'intérêt sans leur punition. S'ils cherchaient à être acquittés ils n'auraient
pas besoin de juges chez eux pour recommencer sans cesse le jugement. L'acquittement
apaise celui qui a craint d'avoir été fautif, il ne demande pas à être rejugé parce
qu'il a été acquitté à juste titre. Du moins le cas est trop rare pour créer un marché
de la peinture. Le juge ne rappelle pas l'acquittement, le juge rappelle la punition.
Mes tableaux des juges sont forcément chez des flagellants. J'ai côtoyé donc un certain
temps cette catégorie, dirais-
Au fur et à mesure que ma considération pour mes clients avait évolué dans le sens que je viens d'indiquer, d'une part j'avais pris de la distance avec mes idées premières qui me semblaient désormais naïves, simplistes, d'autre part mes peintures étaient devenues de plus en plus érotiques. Je peignais ce que je pensais d'eux et après un pic des ventes qui correspondit au début del'érotisation, la chute fut vertigineuse. Je cessai de peindre car le jugement avait tué la clientèle. Je m'interrogeai sur ce meurtre involontaire qui asséchait mes finances. A terme il me sembla que j'avais dû tirer d'eux trop de plaisir, les juges des peintures avaient joui des flagellants offerts, la possession par le juge ne permet plus d'autre punition, le juge est corrompu, il ne peut plus juger, il ne peut plus punir; le juge est mort, alors le flagellant est mort. Donc plus de client.
L'Ordre n'est pas un juge. La faute pour lui est égale à l'innocence, la différence
n'est que la variété. L'humiliation est pour tous, elle n'a pas ses martyrs, elle
n'a pas ses élites, il n'y a rien à regretter alors il n'y a rien à célébrer. Vous
n'échapperez pas au supplice, qu'il soit déguisé en punition, en hasard, en accident...
on n'a encore jamais échappé au temps. Il nous a fait; il nous a fait pour lui. Il
est le père et la mère. Il survit en se nourrissant de ses enfants. Nous tous, enfants
de l'Ordre, jouets de son plaisir, ballottés au bout de nos ficelles, avec des mots
qui sortent de nos bouches en permanence comme l'eau d'une fontaine qui pourrait
croire qu'elle produit l'eau, des mots que l'intelligence range en rangs raisonnables,
enfants harcelés par les rêves incessants, flagellés implorant par vice ou par peur,
par désespoir ou par folie, nous tous, nous dont l'âme étouffe de prison en prison
dans les mondes de la mort, nous les Elus, les Hommes de la faille, nous sommes unis
pour la lutte au-
Sandra apprenait à Louise l'unité derrière les apparences. Habituée à son mime de
Dieu celle-
PLUS BECQUETES D'OISEAUX QUE DES A COUDRE.
Quelle paix. Quelle paix sur le parc. Les sons se sont envolés. Les arbres brillent de leurs brindilles de glace. Le blanc dans la lumière va faire plisser les yeux. Les êtres ont disparu...
Quelle paix sur ce monde avant qu'il renaisse. C'est l'instant avant que les souffrances
ne renaissent. Les jeux des enfants ne crient pas encore. Les parents ont encore
les yeux ouverts sur la nuit. D'autres rêves les préparent aux rêves du réel. Dans
un instant ceux-
Pour ma part je nie toute responsabilité dans ce que je fais. Hors la lutte contre
l'Ordre, diriez-
Et toi ? Quel rêve sers-
Sophie est très affairée; à midi, en fait vers une heure et demie, après le service
normal, grand déjeuner pour la réception de Louise que Sandra et Elisabeth amèneront.
Il paraît qu'elle a réalisé de grands progrès, qu'elle comprend, qu'elle sait. La
raison raisonnée par Sandra et les rêves implantés par le Chef des meutes se sont
unis pour le meilleur et les yeux d'une victime viennent de s'ouvrir sur la réalité
de l'Ordre. Elle vient aux Elus. Elle sort du cycle infernal de l'éternel retour
(des saisons, des quatre âges, des bonheurs et malheurs, des apaisements et des angoisses,
des certitudes et incertitudes...), elle le voit de l'extérieur; elle le voit. Les
possédés agissent des vices du maître qui les taraude sans fin; les possédés marchent
dans les rues au pas de la raison et la mort les ronge à chaque seconde de leur progression
dont ils s'enorgueillissent; le bétail a des conviction, il les répète, il les met
en strophes, en litanies, il refuse les âmes de la connaissance, il se veut sans
Dieu pour être davantage à son maître, il se dit libre de n'appartenir qu'à son maître,
libre s'il appartient à la mort. Les possédés de l'éternel retour trouvent un sens
à leur vie dans les modèles proposés par la logique. Mais le sens n'est que de la
logique, c'est-
Louise est arrivée un peu craintive, forcément. Découvrir les seuls amis possibles
génère l'angoisse de découvrir en eux celui que l'on devient. On aurait pu penser
qu'il fallait attendre son union avec Brissac avant de l'introduire parmi nous, mais
comme c'est elle qui doit nous l'amener, justement, il faut qu'elle soit des nôtres
avant de le rencontrer lui. Sandra avait pris soin que je sois bien habillé pour
une fois; elle voulait lui présenter son fiancé, comme elle disait, elle voulait
lui prouver que nous n'étions pas si différents des gens qu'elle avait connus. Je
m'tenais à carreaux, vous pensez; faire bonne impression, sur Sandra en réalité,
lui prouver que je savais me comporter, que l'on pouvait compter sur moi en société.
Oui, je trouvais en quelque sorte un emploi fixe et mon embauche définitive dépendait
de l'impression produite de ce déjeuner. Elisabeth m'a donné un coup de main heureusement;
elle m'a tendu les perches pour que je sache quoi dire; un muet à table aurait fâché
Sandra; moi d'habitude quand il y a à manger, je mange, cette occupation se suffit;
je n'ai jamais été un bavard, la langue ne dépasse guère les banalités qui ne valent
pas la peine d'être dites; mais avec les femmes il faut les dire. Je ne me souviens
que vaguement des autres à ce déjeuner. J'étais trop occupé à tenir un rôle tout
nouveau pour moi. J'ai réussi à donner pleinement satisfaction. Pour le reste...
Tout a dû bien se passer, sinon... Rien en mémoire sur Louise... donc elle aussi
a dû bien dire les banalités qui convenaient et on a dû les lui dire; les liens se
sont tissés, les femmes ont été contentes. Voilà comme je reconstitue l'ensemble.
Par contre j'ai un souvenir précis de ce qui suit parce que, en tant que fiancé de
Sandra -
De l'autre côté la préparation de Gontran était en voie de finition. On le peaufinait
pour le fameux jour de la fameuse rencontre. Jamais un coup de foudre n'a été si
bien préparé. Pour le grand but, le Chef des meutes n'avait pas lésiné; des hordes
de chiens avaient harcelé Brissac jusque dans ses bastions les plus cachés, des nuées
d'oiseaux avaient fondu sur lui, les murs ne les arrêtaient pas, ils sortaient des
trous à rats, des buffets, des éviers, des conduits d'aération. Le résultat d'une
action si judicieusement menée devait être un étonnant gruyère. Mais remplacer du
Brissac par du Gontran en quantité suffisante pour que le miracle de l'amour renaisse
sauvait tout de même deux êtres; et deux êtres avec âmes. Les avis restaient partagés
sur leurs opérations de chirurgie physique et mentale, les uns les plaignaient à
cause des risques d'échec quoiqu'on les arrache à l'Ordre, les autres pensaient surtout
aux potentialités et refusaient les nuages. Nos comiques y allaient de leurs plaisanteries
sur l'orang-
Les êtres sont mal conçus en ce sens qu'ils ne sont pas conçus pour eux. Ils assistent à ce que leur programmation leur fait accomplir et ont juste assez d'intelligence pour sentir qu'ils pourraient devenir autres s'ils coupaient les ficelles. Ils sont conçus par la mort pour la mort. Leurs vies sont trop brèves pour que la prise de conscience dépasse le jeu cruel, elle ajoute de la cruauté au jeu du chat. Pour l'amateur les souffrances ont une musique. L'horreur se chante, elle a ses notes, ses croches et ses clés, elle a son chef d'orchestre et la mise en scène au fond des caves ou sur une plage, dans la solitude ou la foule, offre la victime dans des inventions toujours nouvelles. Il y a le choeur de tous ceux qui demandent à mourir pour que leurs souffrances cessent, de l'attente torturée de qui la mort jouit d'une volupté d'esthète. Sur fond de choeur à musique inhumaine se joue la scène finale des gens, leur domination complète, qu'ils se répètent évitable pour conjurer l'horreur, l'humiliation d'avoir été créés. Vivre avec de la chair, avec du sang, regarder en eux le temps accomplir le meurtre, sentir la mort partout en soi, à l'oeuvre incessante partout en soi, la mort dévorante qui jouit de cette chair et de ce sang immondes, rendus performants au point d'avoir une conscience de ce qui leur arrive, de ce qu'ils subissent, vivre est une programmation, une loi sans dérogation, un cycle qui se prend pour une ligne ascendante, un ordre inévitable car les temps sont la mort.
On avait eu des réunions pour faire le point sur l'état des futurs amoureux. On les sentait prêts. Mais il fallait le feu vert d'Il Professore. A l'évidence il hésitait. Il aurait même provoqué une séance du cercle des âmes pour avoir leurs conseils. L'enjeu était grand. Il aurait été dommage (et bien plus) de tout gâcher par précipitation. Enfin le signal fut donné.
Quelle attente. Pas d'eux; ils n'étaient même pas au courant. Mais de toute notre collectivité. Nous vivions pleinement leur histoire d'amour pas encore commencée.
On organisa la rencontre dans notre parc. J'ai tout très bien vu de ma fenêtre du bar. Mais les nôtres étaient partout, sur les bancs malgré le froid, dans des voitures qui oubliaient de passer, dans des appartements avec vue dont celui de Nathalie qui, conseillée par Elisabeth, avait acheté gâteaux et boissons pour une véritable réception; c'était plein à craquer chez elle. Jamais première rencontre d'amoureux ne fut plus attendue, plus regardée.
Les héros avaient belle apparence. Sandra qui chaperonnait Louise lui avait choisi une robe beige valorisant l'ondulation de ses formes; évidemment, étant donné le froid, la robe était couverte d'un manteau, de même couleur, de coupe élégante mais on perdait de l'effet. Lui, conseillé par le Cap qui n'est pourtant pas exactement un expert en modes, était en costume sombre rayé de blanc; on avait préféré ignorer la cravate pour plus de naturel dans la rencontre; mais là aussi le manteau avait été nécessaire, de belle laine noire.
Le scénario était simple. Louise devait rejoindre Sandra au bar, elle devait donc
traverser le parc; à ce moment le Cap lâchait Gontran qui était dans sa voiture,
sous prétexte que l'on n'avançait pas et arriverait en retard au rendez-
Les héros n'avaient plus vingt ans mais ils avaient le mérite en plus. Qui aurait le coeur assez endurci pour ne pas leur souhaiter le bonheur ? Les épreuves traversées, dans un monde où les peines seraient compensées, où les bonnes intentions seraient récompensées, les rendaient dignes de l'amour. Et tout naturellement les Elus corrigeaient le monde de l'Ordre autant qu'il était possible avant de pouvoir enfin le détruire.
Nos coeurs battaient de leur amour futur. C'était à tous la première rencontre secrète,
celle que le hasard a la responsabilité de préparer, suppléé par nous en l'occurrence
pour cause de choix inappropriés à répétition. Nous aurions notre premier regard.
Nous aurions notre premier baiser. Tout notre travail allait être transcendé dans
la félicité de l'amour. Un sentiment privé était ainsi vécu collectivement. Les acteurs
n'étaient que la partie visible de la rencontre; les metteurs en scène, les costumiers,
les figurants, les acteurs secondaires, tous avaient droit à leur part de succès.
Et puis n'oublions pas qu'il s'agissait d'une noble entreprise de réinsertion. On
doit aider son prochain, c'est-
Nous y avions tellement pensé à ce grand jour, il nous importait tellement que nous
en avions oublié qu'il s'agissait d'apporter un peu de perfection dans ce monde sans
Dieu. Nous corrigions deux aberrations de l'Ordre en lui arrachant deux bêtes à plaisir.
Nous avions utilisé au maximum la logique mais contre elle-
Et ce fut la rencontre de Louise et de Gontran. Ils allaient d'un pas rapide à cause
du froid prenant à des rendez-
J'aime regarder les photos de la rencontre, ils ont été contents qu'un amateur passionné
par notre parc l'ait mitraillé à ce moment-
L'entrée dans le bar se fit, vous le devinez, malgré une remarquable affluence sans
être remarquée. Sandra leur a dit d'enlever leurs manteaux -
Quand je me replonge dans les événements de cette période, je les revis sans difficulté;
du moins ceux des autres. J'ai plus de facilité à vivre la vie des autres que la
mienne, alors je suis assez peu dans mes souvenirs, j'y tiens peu de place. J'ai
intégré beaucoup de vies dont je ne vous dirai rien -
Donc ce fameux jour je suis allé au cinéma. J'ai suivi les amoureux. On ne m'avait
pas chargé de leur protection; j'étais attiré par leur bonheur autant que s'il n'avait
pas été artificiel. Vraiment cela ne faisait aucune différence. Comme j'avais participé
à sa création, j'avais droit tout naturellement aux miettes. La fille me plaisait
beaucoup. Beaucoup. Elle n'était pas plus jolie que Sandra, non, mais tellement plus
chaleureuse, plus gentille... et câline. Il est difficile de filmer dans les salles
obscures (j'étais nanti du matériel adéquat), d'ailleurs ils sont restés très calmes,
corrects, mais j'ai tout de même leur premier baiser. Le premier baiser de Louise
et de Gontran. Et ils allaient rester amoureux ces deux-
Nous avons déambulé de rue en rue, ils se montraient des endroits secrets essentiels dans leurs vies d'avant; enfin ils le croyaient, leur vérité n'était plus celle des temps. Nous avons visité des petits magasins, de souvenirs, de vêtements, de design, bien d'autres, sans nous lasser. Et puis nous sommes rentrés chez nous et je suis resté à la porte.
Dès le premier soir Louise est allée chez Gontran comme si elle rentrait chez elle et elle y est restée. Sandra leur a procuré très vite un autre appartement car Gontran n'avait qu'un studio, un appartement très grand en prévision des enfants. Nous ne nous étions pas donné tout ce mal pour ne pas avoir d'enfants. Des enfants avec âmes.
Il restait à faire expliquer par Louise à Gontran dans quel monde il vivait, lui expliquer l'Ordre, lui expliquer l'âme, lui expliquer notre collectivité. Le Cap, devenu un proche, veillerait au grain. Les pantins améliorés devaient marcher vers la liberté.
NE SOYEZ DONC DE NOTRE CONFRERIE,
Que serions-
Nous sommes les Elus, nous sommes les Frères. Rien de ce qui est humain ne nous est acceptable. Si nous sommes les Hommes, ce n'est pas au sens des temps, car nous sommes les Hommes de la fin des temps. La connaissance est close, elle est limitée à l'étendue de la prison, elle a une étendue donc elle n'est pas la connaissance. Savoir n'appartient qu'à l'âme, mais nous ne pouvons avoir une idée de ce que cela peut être car le mot "savoir" appartient à la logique, il ne convient pas, il est limité à la logique, il appartient à la prison, c'est un mot de la mort; dans la mort il n'y a rien d'autre à savoir que la mort.
Nous serons hors des temps mais ce futur employé ici lui-
Vous comprenez l'importance des âmes ? Que nous devons les libérer pour qu'elles nous libèrent ? Sans elles nous ne sommes que du plaisir rendu capable de la honte pour augmenter le plaisir. Le maître est sans pitié; nous n'échapperons au maître que par l'âme.
Gontran aimait Louise qui était déjà des nôtres. L'amour lui expliquait l'âme. Il
apprenait comme l'enfant apprend les premiers mots. Il découvrait que la vie n'est
pas l'existence et que ses enfants devaient pouvoir devenir libres. Il apprenait
à voir. Le décor de ce monde est beau comme notre parc où glissent les passants sur
le verglas qui préoccupe les mortels depuis ce matin. Nathalie ne laissera pas venir
Elisabeth. Sandra ne viendra pas non plus, dans son état ce serait stupide. Je devrais
peut-
Sandra en a profité pour me donner une liste de courses pour elle, Sophie va me prêter l'argent, elle la remboursera. L'exploitation de l'homme par la femme commence. J'avais des tas de choses à faire, moi. Lesquelles ? je ne le saurai jamais avec toutes ces courses. Il faut que je prenne des forces. Sophie a rejoint Zeitlz. Elles rentrent de Vienne la bague au doigt. Zeitlz s'appelle Danièle, elle a un prince à son doigt, il fera les courses. On ne peut jamais être tranquille. Dans un instant je vais me lever et marcher.
Toute ma volonté s'apprêtait à m'arracher à ma chaise, ma table et ma chaudière quand la porte s'ouvrit et que Gontran entra.
Il rayonnait. Tous les Gontran imparfaits rencontrés et aimés par Louise qui n'était encore que Marie rayonnaient en lui. Il avait atteint leur perfection. Quel bonheur de se trouver et de croquer enfin l'existence à pleines dents. Très rapidement et sans aucun rejet ses composants divers s'étaient intégrés et il était devenu unique. L'amour était du tout descendu dans chaque partie. Gontran était bardé d'amour de la tête aux pieds. Louise l'avait envoyé faire des courses. A cause du verglas. Elle aurait risqué de se casser un os quelconque, l'amour aurait vécu un drame. Une femme hors service c'est une panne d'amour. Il avait donc renoncé à tout ce qu'il avait à faire (Quoi ? il ne le saurait jamais) et avait retrouvé la joie enfantine des glissades. Au passage il venait dire un petit bonjour et s'informer de l'âme. Louise lui en parlait souvent mais la sienne, s'il en avait une, lui restait inconnue; c'était une âme muette. Que faire, docteur ? Il m'amusait le colosse à l'âme endormie. Je lui conseillai le réveil en douceur, avec de nombreuses étapes. Pas de précipitation; qu'il profite de l'instant présent. Sophie opina. Comme toujours j'étais de bon conseil. On peut se fier à moi. Nous sommes partis ensemble pour le tour des magasins de ces dames. Jamais je n'ai eu compagnon plus joyeux. Il riait et s'amusait de riens comme les enfants. Il me laissa même un moment pour faire des glissades avec eux; il joua aussi au ballon sur glace; il aida plusieurs personnes qui auraient mieux fait de rester chez elles. Je maugréais un peu quand il fallait l'attendre; mais juste un peu. Car j'étais curieux de ce drôle de rêve qu'il était en ce monde.
Déjà à l'époque, et cela s'est amplifié considérablement depuis, j'avais tendance à voir dans un être mes souvenirs d'autres êtres présentant à un instant donné une concordance. J'avais rencontré tant de gens. J'avais observé tellement d'heures des passants qui finissaient par repasser et repasser... et qui ne quitteraient plus ma tête. D'innombrables en moi s'envolaient et venaient se poser délicatement sur toute nouvelle rencontre. Du moins en général. Mais pour une fois, l'être batifoleur du verglas qui m'accompagnait était sans référence. J'étais avide de découverte de ceux qui ne me rappelaient personne. Car il n'était pas les Gontran que j'avais pu emmagasiner. C'était un unique. Refait, corrigé, arrangé, tout ce que vous voulez, mais, finalement, unique. Un être neuf. Un sou neuf. Brillant parmi les autres; un sou à mettre dans une collection.
Il revenait essoufflé vers moi. "Quelle belle journée !" me cria-
Pendant ce temps Zeitlz aidait le Prince à débarquer les bagages sur le quai de la
gare. Comment avait-
De mon côté je croulais sous les paquets, simple image d'ailleurs car il s'agissait
de sacs en plastique pleins à craquer -
Gontran était parti de son côté en glissades, rien ne pouvait arrêter sa bonne humeur
(c'est le privilège des êtres trafiqués, moi je suis plutôt de nature irritable,
voire hargneuse), il avait tout l'amour devant lui. Aucune action n'était pour lui
une corvée. L'ennui, la dépression, la colère n'avaient plus de prise sur lui. Un
imbécile heureux est forcément enviable. En outre celui-
Sandra me reçut par ces mots : "Ah, enfin ! Mais qu'est-
L'hiver habillait la ville d'un vêtement si étroit que tout mouvement devenait sportif ou comique. Ou les deux. J'avais payé tribut et j'aspirais au retour à la chaudière. Sur le chemin du bar je méditais en glissades d'une idée à une autre, tous mes raisonnements gelaient instantanément, se fendillaient, éclataient en débris coupants. Le règne des âmes ne sauverait pas les mondes, ils sont la création de l'Ordre, ils ne peuvent exister sans lui, leur survie artificielle ne serait plus la vie. J'avançais précautionneusement dans la beauté des glaces et des neiges éclatantes, j'absorbais cette beauté comme un aliment merveilleux, je ralentissais ma marche pour être plus longtemps en elle. Et je me disais pourtant qu'une simple modification de mon sens visuel pour la perception de la lumière ou des couleurs la ferait disparaître, qu'elle n'existait que pour les sens pour lesquels l'Ordre l'avait conçue, que je chérissais une illusion raffinée destinée à voler mon adhésion au monde, aux monstruosités de l'Ordre. Mais j'en profitais un max et je ne donnerais rien en échange. Le voleur serait volé. Le tueur serait tué. Qui choisit le glaive subit le glaive. Sauf les âmes parce qu'elles ne sont pas du temps.
Qu'aurais-
Si vous ne nous comprenez pas, tant pis pour toi et les tiens, pitres d'une illusion
dans la chambre des tortures. Ne soyez donc de notre confrérie, les pendus de l'Ordre
n'ont de frères qu'en âmes. Regarde-
J'ai tout de même été content de retrouver ma chaudière. J'ai failli demander qu'on
la monte d'un ou deux degrés mais un regard de Sophie m'en a dissuadé; elle avait
anticipé ma demande, peut-
Cet hiver pour moi fut l'attente de Marie. Les projets que j'ai pu échafauder ! Eh
bien, d'une certaine façon j'ai égrené tous les pois de ces cosses. J'ai vécu des
années de cet hiver. Jamais je n'ai renoncé à quoi que ce soit. Mon âme a parlé à
celle de Marie et Marie de nouveau m'a appelé "papa", comme autrefois. La mort n'aura
que les cosses désormais vides. En moi il n'y a plus que le vide de la fin des temps.
Quand il me tuera l'Ordre verra en moi ce qui l'attend. Son cercle a une faille;
l'arène est silencieuse quand il égorge ses victimes; un jour les Hommes de l'arène
hurleront; le silence de l'arène face aux martyres; l'arène de marbre éclatera en
poussière; quand personne n'adhérera plus à l'Ordre, il sera condamné; personne avec
âme s'entend. Il faut sauver les âmes pour que disparaissent les mondes. Nous serons
sauvés en elles, j'échapperai enfin aux prisons, nous découvrirons ce qui est au-
De ma fenêtre je vois les hardis glisser et se casser leurs gueules de hardis; rien ne sert d'être fort et sûr de soi; il faut être joueur comme Gontran ou méfiant comme moi pour rester sur ses deux jambes. En fait Gontran était tombé, cela me revient; j'avais dû me raccrocher à lui comme mes pieds allaient brusquement plus vite que le reste de mon corps; moi je m'étais rattrapé. De justesse. Il avait ri, bien sûr.
Que des hommes au bar, aujourd'hui. Voilà Antonin, mais oui. Ah, moi, j'ai déjà fait
les courses. Il n'est pas long à trouver un autre compagnon de magasins. Qu'est-
Il va vraiment s'en aller sans rien me dire.
Dehors le parc est vitrifié et des êtres raidis dansent une gigue saccadée avec de
grands gestes. Les arbres sont beaucoup embrassés. Notre mère la terre aussi. L'homme
du verglas est amour. Où vont-
Nous rentrons quand je m'aperçois qu'elle commence néanmoins d'avoir froid. Avant
de rentrer chez elle, elle veut passer dire un petit bonjour à Sophie. Nous arrivons
au bar, Nathalie est là, les bras croisés, les yeux fixés sur nous. "Oïe", dit sobrement
Elisabeth. Je ferme la porte en prenant mon temps. Elisabeth adopte le parti de la
vérité : "On est allés voir la rivière, explique-
Me voici de nouveau à ma place, royalement installé. J'ai commandé un grog. Le contrecoup après tous ces efforts, uns somnolence m'abrutit; il faut résister; Sophie ne supporte pas que l'on s'endorme dans son bar, elle vous secoue et dit : "Allez, ouste, va dormir chez toi." Chez moi on n'était pas bien comme ici. Pas dormir pour continuer d'être bien. Faudrait plus de rhum. Oh je me sens partir. Non, je remonte, les fées me remontent à la surface, ma tête sort de la flaque, je revois les neiges; je crois que je vais m'en tirer. "Ouste", dit Sophie en me secouant, "on ne dort pas ici, tu vas faire fuir les clients." Les fées me quittent; je me lève la tête encore embrumée. S'il y avait eu plus de rhum... Dehors le froid est terrible, il attend des dormeurs mais ils ne se réveilleront jamais. Je respire fort; un coup, deux coups; ça va maintenant; je titube, je me sens glacé. Brusquement Sophie est à côté de moi, elle a l'air inquiète : "Bon, rentre, après tout ce n'est pas si grave; viens." J'ai peine à y croire; je la suis; tout timide. J'ai enlevé mon manteau mais je n'ose pas m'asseoir, j'ai peur que ça ne recommence; marcher dans le bar de long en large ne se fait pas; mes forces ne reviennent pas. Le Cap me fait un signe de la main, il veut me parler, que je vienne à sa table. Le bar m'accueille à nouveau. Je souris.
MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE.