III

(Strophe 3)

 

LA PLUIE NOUS A DEBUES ET LAVES,

 

Que reste-t-il de nous dans ce que j'écris ? Réduire la vie, la concentrer en un petit nombre de pages, c'est la perdre ou du moins la transformer. Je relis et à chaque page je vois tout ce qu'il faudrait ajouter pour que nous soyons vraiment là; ce n'est pas possible. Du reste seuls ceux qui sont capables de nous rejoindre se rendront compte des approximations. Les autres, cela fait sourire, critiqueront, ils emploieront des termes littéraires.

Il s'agit pourtant de faire comprendre que nous ne nous réfugions pas dans un rêve d'au-delà mais que l'illusion est les temps, elle est ici. Je rabâche, bien sûr, tout le monde rabâche, le conducteur qui reprend la route de son travail, le juriste qui réutilise les lois, le journaliste qui adapte son article d'il y a dix ans aux variations de la réalité, le clochard qui fait son tour des poubelles, le policier qui l'arrête... La répétition est un rouage de l'Ordre et nous sommes dans l'Ordre. Mais nous ne faisons pas un saut dans l'irrationnel pour fuir ce monde, l'irrationnel n'est qu'un contraire, il est dans la logique, dans les temps. Quant aux mimes de Dieu qui poussent à croire que Dieu ne serait pas tout-puissant si nous étions libres, ils assimilent Dieu à l'Ordre, ils cachent que la toute-puissance n'est qu'une expression royale, impériale de la logique; toute-puissance, cela sent l'Ordre; elle n'est que dans les temps, minuscule en Dieu.

Les âmes ne sont pas une promesse, elles essaient d'écarter le rideau afin que nous puissions regarder hors de ce monde, nous percevons juste assez le réel pour refuser de vivre l'Ordre ou de nous suicider. Même nous, êtres infirmes engendrés par la mort à la mesure de ses plaisirs, sommes capables de nous échapper et d'être libres. Nous libérons les âmes et elles nous libèrent. Le suicide, lui, n'agrandirait pas la faille, tout continuerait. Je ne dirai pas à l'Ordre "Que votre volonté soit faite"; Dieu n'es pas un homme, il ne se réduit pas à la volonté ou  quoi que ce soit de l'Ordre; selon les âmes le mot qui est le plus proche serait liberté si ce mot n'était pas un contraire et ne faisait pas supposer une égalité avec l'Ordre, une force antagonique qui lutterait avec lui; mais les temps sont en Dieu, pas à côté ou en face.

Laissons ces généralités, je préfère vous faire découvrir le chemin par le récit de nos vies; du moins les fragments de quelques-unes. Mais il faut bien aussi expliquer ce qui justifie nos actes.

La fin de l'automne se passa si bien dans les pluies que personne ne fit attention au calendrier. On ne se rendit pas compte du changement de saison. La routine des imperméables et des parapluies, des courses pour venir jusqu'au bar sans être mouillé continua et aurait pu éternellement continuer. Le décor du parc peut hypnotiser des heures; on ne se lasse pas de sa répétition, au contraire. Toute la pluie des temps ne lavera pas le sang des mains de lady Macbeth, toute la pluie des temps ne lavera pas le sang des mains de la mort. Nous nous rejoignons dans notre refuge, nous la regardons de là, nous échappons à ses systèmes de culpabilisation qui visent à la faire accepter, à soumettre. Les Elus sont sans péché. Le péché est l'Ordre. Les Elus sont purifiés de l'Ordre. Du moins le plus possible. C'est variable, je le sais, selon chacun. Et suivant les moments de sa vie.

Sandra a eu chaud, si j'ose dire, hier. A un passage piéton qu'elle traversait au rouge lasse d'attendre un vert inutile puisqu'aucune voiture n'apparaissait, une moto surgie de nulle part brusquement fonça sur elle. La victime aurait eu sa part de responsabilité. Sandra veut courir vers l'avant, la moto dévie dans sa direction; elle recule d'un saut, la moto esquisse un mouvement impossible dans sa direction et passe. Une voiture alors  arrive  par-derrière  dont  le conducteur  heureux de l'occasion l'insulte : "Et le rouge, connasse ! tu ne peux pas faire attention au lieu de provoquer des accidents !" Sandra est parvenue au bar en larmes, près de la crise de nerf. Sophie lui apporte un remontant, Elisabeth est horrifiée du récit du piège de la mort. Entre "rien n'a de sens" et "tout est un signe" il y a de la place pour le hasard, la chance, le malheur, le bonheur, les destin tant que nous y sommes, la providence au besoin, la course aveugle et affolée des étoiles vagabondes, le marc de café docile, les lignes de la main hypocrites... Mais la mort n'a qu'une intention; ses plaisirs infiniment variés la servent produits par l'activation des rouages savants et la logique ne tue pas si l'Ordre s'en amuse. Il Professore est rassurant. Sandra a juste été jouet. Cela arrive à tout le monde.

Simon revient d'un cabinet d'ophtalmologiste. Il réconforte à sa manière Sandra par le récit de ce qu'il vient de vivre de son côté. Le cabinet se trouve dans un immeuble ancien au bord de la place Joffre, séparée d'elle par une rue assez passante. On cherche en vain sur la liste de la sonnette avant de s'apercevoir que le nom d'un seul des docteurs y est inscrit et, cela va quasiment de soi, pas de celui que l'on va consulter, seul présent aujourd'hui. L'ascenseur vétuste décourage, on monte les deux étages par l'escalier, propre mais les peintures datent. Sur la porte l'habituelle plaquette : Sonnez et entrez. La secrétaire, jeune et jolie, a les traits particuliers des habitants de Villers; elle va s'avérer la petite-fille du docteur auquel Simon a été adressé, il ne le sait pas encore, on le fait attendre pour vérifier son rendez-vous, il attend. "Vous êtes de Villers ?" dit-il, elle ne répond pas, elle vérifie ses coordonnées. Elle lui demande de passer dans la salle où l'on attend. La salle est pleine. Le docteur n'appartient pas au secteur bien remboursé de la Sécurité sociale, Simon avait cru avoir droit à des avantages particuliers en échange du surplus d'argent dépensé, il a été trompé. La salle est pleine de jouets humains aveuglés. La secrétaire ou quelque chose comme ça vient et met des gouttes dans les yeux de Simon. Il regarde dans un flou grandissant, la lumière de la fenêtre devient aveuglante. Des jouets se déplacent. On n'entend rien. Les jouets ont des contours flous. Simon se rend compte que certains sont accompagnés, c'est-à-dire amenés là, remmenés ensuite. Il distingue les cuisses croisées magnifiques d'une accompagnatrice; la jupe est courte, le regard flou caresse les cuisses très haut; elles deviennent pour Simon ce qui le raccroche à l'extérieur parmi les jouets aveuglés. Rien ne se passe. L'attente a le but de l'attente : le jouet la subit, la mort joue, il subit quand il croit que le jeu n'est pas commencé; le docteur s'enrichit par la multiplicité des attentes, plus il sert le jeu plus il est riche. Soudain une musique se fait entendre, une musique "d'ambiance". Le jeu a droit à sa musique aléatoire, c'est-à-dire d'une logique interne à l'appareil qui la distille, sans lien direct avec la logique du jeu de ce cabinet. Un nom est crié quelque part. Des ombres se déplacent sur une musique imposée. Elles obéissent au cri.

La ruse du temps pour entrer dans les corps par le biais de l'attente érode, corrode les courages, elle s'amuse des résistances et des décisions. Simon, aveuglé dans la salle des attentes peuplée d'inconnus, sent s'effriter en lui Simon. Le jouet se sent jouet. Il comprend qu'il doit s'en aller. Mais il est aveuglé par les gouttes dans les yeux. Il craint la rue. La musique crée une ambiance ironique, sans rapport avec la vie ici. La vie ici pour Simon devient ces splendides cuisses croisées femelles. Chaque jouet sent s'écouler en lui chaque grain de sable, sans aucune indication sur le nombre de grains de sable. S'il part, il ne sera pas soigné; ce sera pire; ou il faudra recommencer. L'ophtalmologiste profite sans vergogne du jeu de la mort; il s'enrichit pour bons et loyaux services; il aveugle les jouets, les paralyse à moitié et les laisse. La secrétaire revient. Elle remet des gouttes dans les yeux de Simon. Elle n'est plus jeune et jolie, le flou dans lequel elle apparaît ne laisse que les caractéristiques de Villers, le reste était donc l'illusion qui devait atténuer sa méfiance, on ne se méfie pas trop d'une jolie fille même quand on sait que c'est une ennemie. La salle est de plus en plus fermée, la fenêtre est devenue si aveuglante que sa lumière est le pire des murs. La rue doit être entièrement de la lumière, pour lui elle serait désormais invivable; le supplice de la salle d'attente paraît encore préférable à la violence déchirante de la lumière.

Trois personnes sont arrivées ensemble. Une jeune femme qui porte des lunettes noires, faussement naturelle, une autre femme, un peu grosse, jeune aussi, qui lui parle, cherche à la distraire, un homme jeune, taciturne, qui prend une revue et la feuillette. Simon les distingue en plissant les yeux; le trio d'abord installé assez loin se rapproche lorsqu'un nouveau nom est appelé et qu'un subtil jeu de chaises se produit. Simon sent le regard de la femme aux lunettes noires sur lui; il veut la fixer; elle rit doucement, sa voisine aussi. Il cherche les cuisses de sa bien-aimée, elle est partie; il ne l'a pas vue partir. La solitude totale vient peser avec l'attente. Par les lunettes noires l'autre contemple l'effritement du fier jouet. Il aurait dû suivre la belle fille, il n'a pas su agir à temps. Il aurait dû tenter de lui plaire dans l'escalier, la violer si nécessaire jusqu'à ce qu'il voie à nouveau; toutes ces revues sur cette table devraient être des revues pornographiques; qu'il y ait de la pute nue offerte partout; qu'elles couvrent les murs de leurs images. Mais il n'y a plus rien. Que les grains de sable dans leur ralenti insupportable sur petite musique guillerette allegro presto.

La dernière arrivée est appelée avant lui, il comprend que l'on se moque de lui; il n'en a pas la preuve. L'autre femme l'a accompagnée; seul reste l'homme dont le but semble être d'épuiser le stock de revues périmées sur les autos, sur la mode, sur l'actualité, sur la décoration, sur les coucheries des people... Ceux-là Simon se met à les envier, s'abrutir vaut mieux que souffrir; il se met à songer à Frasquita, vraie bête de film; il fait un effort pour fixer son esprit sur le football mais Frasquita revient s'offrir, avec insistance. Toutes celles qu'il n'a pas eues, il aurait dû passer son temps à se les approprier d'une façon ou d'une autre. Et puis il revoit les possessions des femmes masquées qui ont bu la potion de l'oubli, les délices de leur soumission, les délices ont lavé en lui, nettoyé les vices, ceux-ci reviennent dans l'attente programmée. Simon aveuglé souhaite retrouver la pluie sur ses yeux que la lumière brûle.

Simon devient Samson. Il est dans le temps. Il tourne la roue. Ils lui ont coupé la langue pour qu'il ne puisse plus crier. Il arrête de pousser sur la barre qui fait tourner la roue. Ils le frappent, le frappent. Il a arrêté le temps. Malgré la souffrance il ne pousse plus la roue. L'attente commence pour tous.

Où sont les forces de Simon dans un lieu désormais sans désirs ? Le désir n'a pas de sens dans une salle d'attente. Le corps n'y est qu'un sablier. Les amis sont absents. Mon ennemi est plus proche de moi que mon ami; la haine peut seule servir de béquille quand on est ainsi enfermé.

La vie d'un Elu se voue entièrement à la libération; pour l'atteindre il se décante en somme; il rejette hors de lui les vices, les peurs, les espérances, les ambitions. La connaissance de la vérité est le seul objet de la mémoire; tout le reste, tous les savoirs ne sont que des outils pour agrandir la faille. Simon, aveuglé, prisonnier d'un rouage de l'Ordre, contraint à la perception de la chute de chaque grain de mort sur une musique de cabaret, à l'impression d'une régression lente, à chaque grain, vers celui qu'il était avant, l'impression que les chaînes se rétablissent, qu'elles chargent son cou, ses bras; il est dans un centre de rééducation de la mort, il doit être humilié; Simon perd la mémoire de Simon malgré tous ses efforts, l'âme hurle, lui hurle le piège; aveuglé il ne réagit plus. Simon se réduit à l'attente. L'âme n'est plus entendue. En lui les années avant d'être des nôtres ont été réimplantées par l'attente; il a cessé d'être lui-même.

Depuis combien de temps est-il là ? Plus d'une heure... Presque une heure et demie. Il vient d'entendre un accompagnateur répondre : "Midi vingt."

Il faut de la force pour renoncer à être soigné, un grand courage, et la capacité de fixer la limite de sa vie au lieu de l'attendre. Simon réunit ses forces pour partir. Alors on l'appelle.

Sur la gauche il distingue un type qu'il a déjà aperçu, celui qui crie les noms comme des ordres. Il fait semblant de regarder tout le monde sauf Simon; il le connaît donc. Simon hésite, se lève. Il va vers lui quand même. Entré dans une salle dont la porte est laissée ouverte... cette femme a aussi les caractéristiques de Villers... l'homme, plus jeune, a une petite queue de cheval, plutôt de rat, son regard évite Simon, il a l'air ironique... ce collabo de Villers monte un coup pour ses maîtres... Simon sent le piège se refermer... mais quel piège ? ... il ne le comprend pas. L'homme à la queue de rat photographie le fond des yeux de Simon qui sent la venue et la progression de chaque éclair; l'Ordre a sa lumière, celle des savoirs qui ne sauvent pas mais promettent, celle qui fera prolonger l'attente dans la déchéance. Puis la femme. Elle lui pique la main et injecte un liquide dont elle lui annonce qu'il lui rendra les yeux et la peau jaunes sans doute. "Ce n'est rien, soyez tranquille." Le jouet sait qu'il n'est rien ici, il ne peut donc pas être tranquille; s'il devient tranquille toute possibilité de se libérer est anéantie. Simon fait l'effort de vivre ces riens comme un drame. Il ne se soumet pas. Il n'y a pas d'insignifiant.

Simon sent la tête lui tourner, autour de lui on rit de lui; le docteur vient, il est de Villers - implanté dans notre ville il y a fait venir en masse sa famille. Simon détourne la tête, par la porte ouverte il découvre une femme en costume de Villers un appareil photographique à la main, enfin il n'en est pas sûr mais elle semblait le photographier, le filmer. Ce n'est pas qu'il soit paranoïaque, simplement il est entouré des gens qu'il déteste le plus et ce sont eux qui sont censés le soigner... et ils savent que Simon est leur pire ennemi...

Simon est guidé jusqu'à l'entrée où il est assis. C'est là cette fois qu'il attendra le bon-vouloir du médecin. La sueur coule de son front, de son cou. Il respire avec peine. On passe et repasse devant lui comme s'il n'existait pas. Il attend.

Le jouet n'a pas envie de jouer. L'Ordre lui donne de petits coups de patte mais celui-là n'est pas très amusant. Qu'est-ce qu'il se croit pour ne pas être plus obéissant ? Il n'est pas soumis comme il faut. Il fait le fier, ma parole ! Ses chaînes sont pourtant bien replacées.

L'aveugle est dans le temple de l'Ordre, relégué sur une chaise du vestibule, méprisé; tu n'es rien; tu n'es plus rien; on rit de toi; on fait de toi ce qu'on veut; quelqu'un le bouscule et ne s'excuse même pas; tu as cru exister; tu prends ta mesure; le bon ophtalmologiste de l'Ordre aveugle ses clients pour leur enseigner à être des patients par l'attente.

Dans une lumière réglée des ombres marchent. Leurs buts sont limités : les renseignements auprès de la secrétaire, les toilettes, les entrées et les sorties du cabinet du médecin. Parfois la secrétaire se lève et va aveugler dans la salle de soumission; parfois la porte d'escalier s'ouvre et une lumière plus forte vient brûler les yeux, une personne, deux... Il n'y a absolument rien à faire. Vous êtes pris en charge. Vous êtes une charge, certes, pour la société mais elle ne va pas vous abandonner. Au contraire. Renoncez donc à vous pour qu'elle puisse mieux gérer la charge que vous représentez - ce n'est pas un reproche, ne vous énervez pas, sinon il vous faudra un sédatif, un régulateur de patience, un régulateur d'attente pour que vous ne perturbiez pas la gestion de la salle. On va bien s'occuper de vous. On est là pour ça. On est ça là. Attendez mais il n'y a pas de but. Simon voit les ombres, des toilettes au bureau de réception, à la salle d'attente, au cabinet du bon docteur. Les autres comprennent qu'on veut les guérir, les soigner, les sauver; pourquoi ne comprenez-vous pas que l'on veut vous sauver ? De son coin, par en-dessous, la secrétaire surveille Simon; elle n'est pas contente du comportement de cet individu. Simon n'a ni besoin de renseignements, ni besoin d'aller aux toilettes, ni besoin de se lever, ni besoin d'être assis. Il n'y a pas de but possible. Le jouet ne joue pas, il ne résiste pas, il n'obéit pas; le jouet fait le mort dans la mort; c'est un cas contrariant.

La sablier se crut une âme mais la médecine sait l'en soigner; ses yeux souffrent, la mort a d'abord choisi ses yeux. Le jeu est une torture dans laquelle le jouet est demandeur, il implore que l'on joue de lui; pour obtenir un délai il faut s'offrir au jeu. Vous êtes consentant dans le jardin des délices. Vous êtes ça. Dans votre programme est incluse la certitude que ça est l'existence, eh ben dis donc, accroche-toi vieux, va pas glisser, quarante étages de vide en-dessous, tiens bon. Les ombres sont des êtres dont les contours, les certitudes disparaissent; chaque seconde les force un peu plus à s'avouer qu'ils sont des choses programmées dans l'illusion de liberté; illusion que l'on joue à leur enlever, chaque grain de sable qui tombe est un fragment de cette illusion, chaque grain de sable qui s'effondre en vous dans un ralenti ironique, vrai triomphe du temps, vous enlève les oripeaux d'humanité et la chose que vous êtes vous apparaît. Le jouet se découvre jouet, il voit ses fils, il ne peut les couper. La vérité n'existe que dans la liberté; pour les Hommes libérés. Les pantins prennent les fils pour l'être.

Simon se lève pour partir. Alors on l'appelle.

Soudain le docteur est à côté de lui, la secrétaire aussi qui lui prend la main et le conduit vers le cabinet. Simon étouffe. L'aveugle est conduit maternellement par ses ennemis de Villers au diagnostic logique. Le cabinet est modeste, lui semble-t-il; la richesse du docteur n'est pas utilisée ici. On fait asseoir Simon. Il se relève. Il sent le piège; il n'y a pas de piège ? accepter d'être ça, chose-là à qui on dit, à qui on dicte les ordres du savoir, pour le bien de la chose de chair que vous êtes, n'est-ce pas ? que vous êtes; apprenez à accepter des ordres plus directs qu'avant, soyez plus réceptif, la révolte est négative, elle dérange la gestion des ça, et quel peut être son profit ? il n'y a pas de profit possible. Tandis que nous, les savoirs des sciences, nous vous offrons un délai car la mort aime jouer avec les ça. Ayez donc un peu de bonne volonté, on fait tout ce qu'on peut pour vous, voyez les autres comme ils sont dociles, pourquoi êtes-vous récalcitrant à la bonté, à la générosité, au docteur ?

Et Simon sentit monter en lui l'envie de vomir. Il pensa que non, que ce n'était pas possible. Simon le ça vomit dans le temple du savoir, il vomit sur le temple : "Je suis désolé", dit-il. Il ne l'était pas. Il demanda où étaient les toilettes, s'y précipita. L'envie de vomir avait disparu. Il revint dans le vestibule où les Villièrois fâchés étaient réunis. "Je suis désolé", répéta-t-il, mais en lui l'aveugle discernant les Villièrois qui n'osaient dire leur mécontentement, médecine oblige, les Villièrois à leur tour contraints de subir, en lui il sentait monter un sourire. "Je suis désolé. Je suis malade. Il faut que je parte. Maintenant." Simon se dirige vers la porte mais la secrétaire l'attrape pendant que l'infirmière, un seau et une serpillière à la main, va nettoyer dans le cabinet : le patient doit payer. Il sort sa carte de crédit. Non, en liquide ou par chèque. Il s'étonne : partout on prend les cartes de crédit. Soi-disant le lecteur ne fonctionne pas. "Je veux partir ! Maintenant !" On lui donne un papier, il devra envoyer le chèque. Simon sort. Il s'évade. Deux étages qu'il descend la vue brouillée, les marches s'entrechoquent sous ses pieds. La porte de la rue; la rue où la lumière hurle, il essaie de protéger ses yeux de la main, il plisse les yeux pour distinguer les ombres, quelqu'un le heurte et dit "excusez-moi", Simon connaît la rue, il la remonte en attendant qu'elle redevienne visible, que les yeux ressuscitent les apparences. Là-bas il y a des bancs, sans dossiers, en pierre, là-bas c'est la place, la place principale de la ville. Avec de l'attention il finit par trouver un banc, il manque s'asseoir sur une jeune fille : "Hé là ! Faites attention ! - Pardon, je n'y vois pas très clair. - Ben oui, mais ce n'est pas une raison !" Assis, il attend la levée des ombres. Il les regarde partir, puis la lumière modèle des êtres sur elles. Un petit choc sur la main... une goutte... d'autres... la pluie doucement se met à tomber. Les dernières ombres fuient, Simon reste seul assis sur un banc de la place, il reste seul dans la pluie, elle glisse sur son visage, elle lui lave les yeux de la science des hommes, des savoirs de l'Ordre, c'est comme un nouveau baptême; Simon le ça se redresse, se lève; dans l'illusion rétablie que ses yeux enfin voient distinctement il est l'homme qui marche, il n'est que l'homme qui marche en apparence dans le monde aux ordres de la mort, mais il le sait; il sent craquer les dernières chaînes, il redevient aussi libre qu'un homme peut l'être, il redevient un Elu, un Homme pour qui seul compte de sauver les âmes en lesquelles nous reviendrons provoquer la fin des temps.

 

ET LE SOLEIL DESSECHES ET NOIRCIS;

 

Aucun endroit ne me semble aussi paisible que notre bar, le bar de Sophie en fait. Elle lisait puis a dû aller servir un client. Alors je me suis rendu au comptoir pour savoir ce que faisait Zeitlz. Sophie a penché la tête vers son épaule droite et levé un sourcil, le tout avec une moue mi-irritée; "C'est pour être exact", lui ai-je expliqué. Elle a ri.

"Zeitlz imagina pour le prince d'être Danièle puisque la présence de celle-ci était indispensable afin de recevoir l'héritage. Comme elle avait le modèle sous la main, elle put étudier sa propre transformation autant que nécessaire et copiant l'oeuvre faire aussi bien tant c'était la même. Zeitlz habitait donc l'apparence de Danièle. Le prince appréciait, parce que Danièle avait, comment dire, elle n'était pas plus jolie, elle était moins jeune, mais avait des manières de s'habiller, d'être, de faire, plus excitantes. Beaucoup plus. Il est vrai aussi qu'elle était d'une vulgarité snob qui l'agaçait et à laquelle la nature directe de Zeitlz remédiait."

Sans aller jusqu'à se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, on peut, réellement, être pour une femme, pour un homme, quelqu'un d'autre que celle, celui que l'on est sûr(e) d'être. En amour par exemple chacun va aimer la même femme sous plusieurs apparences; la première est en fait la dernière. Mais celle-ci ne le sait pas. Elle ne sait pas qui elle est pour vous. Et vous ne savez pas qui vous êtres pour elle. Deux inconnus, aveugles qui voyaient clair, s'aimaient d'amour tendre. Ça fornique mieux avec de la belle qui est à la fois une autre et elle-même; on ne s'embête pas. Du moins en principe. Gontran et Louise s'étaient perdus et se sont retrouvés mais il n'étaient ni Gontran ni Louise. Ce conte d'hiver n'est pas un conte de Noël, il a beaucoup d'âme pourtant.

Notre attention avait été attirée au cours de l'été par l'une des nôtres sur un individu assez coureur, séducteur, qui l'avait prise pour cible et ne la lâchait plus. L'importun désolait l'Elue qui avait son idée sur l'engagement maternel et un goût pour le sexe très réduit. Avant d'intervenir, Il Professore, toujours circonspect, décida de s'informer. Qui es-tu, ô toi que voilà, qui nous casse les pieds ? On le découvrit dans le passé d'une autre de nos Elues, une de nos premières mortes, puis, grâce au fichier de la police, dans la passé de plusieurs femmes qui avaient porté plainte pour coups et blessures, puis, grâce au fichier de l'armée qu'il y avait été jugé pour fornication avec l'ennemie, puis grâce au fichier de la Sécurité sociale, qu'il avait été chassé d'un hôpital où il était gracieusement hébergé pour problèmes non démontrés à la suite de viols répétés sur une très-patiente à l'état neuro-végétatif; le rapport psychiatrique notait seulement qu'il avait été très affecté par la mort de sa femme dans un accident de voiture; pour lui elle était une fugueuse; elle était en fuite de lui; il tentait de la rattraper dans une sorte de course infernale où elle se cachait sous des aspects divers. Mais il avait une autre caractéristique, une force en lui le ramenait toujours ou vers les églises ou vers d'aberrants mimes de Dieu ou vers nous. Une force en lui le poussait à être. Quoique sa volonté fût employée à servir un seul but, la résurrection d'une femme morte, elle finissait par céder à cette force; momentanément. Au lieu de lui faire administrer une bonne volée par le Cap, Il Professore ouvrit une fiche. La persécutée devint notre enquêteuse privilégiée et le poursuiveur devint sa cible. Comme au théâtre municipal Suzy et Poulo chantaient "Les Mousquetaires au couvent", l'homme fut nommé Brissac et sa femme morte, ainsi que ses femmes suivantes, Louise.

On commença par établir uns sorte de portrait-robot de Louise ante-et-post-mortem. On fit un tableau des Louise dûment numérotées, on y colla les photos, on y nota les indications comportementales susceptibles d'enrichir le descriptif et on aboutit à notre Elue qui aurait fait une Louise très convenable si elle avait pu ou du moins voulu partager l'obsession de Brissac. Mais c'était une Elue à principes sévères. Anti-matrimoniaux et même anti-couples. En temps qu'enquêtrice, rien à lui reprocher. Elle vous a confessé le type sans même qu'il s'en rende compte; il lui a tout raconté sur lui, au point qu'Il Professore, pour sa fiche, a eu un gros travail de tri. Après l'avoir confessé elle aurait bien voulu s'en débarrasser. Seulement ce n'était pas facile, il la croyait même amoureuse de lui et préparait, en secret mais joyeusement, leur mariage...

Le Cap venait d'entrer. Il n'avait pas l'air de bonne humeur. On se réunit autour de lui. Je crois que je vais laisser le problème là-bas.

C'est avant l'été que Brissac était devenu violeur de la neuro-végétative. A mon avis il était bon à interner, grêlé du ciboulot; mais la justice lui flanqua trois mois de prison - seulement - avec obligation de consulter un spécialiste-ciboulot. Dès sa sortie, il fit pire. Et il y retourna. Enfin il rencontra, plaisanterie de l'Ordre, notre Elue. Immédiatement il glorifia Dieu d'avoir créé une si mignonne et de la lui avoir pour ainsi dire livrée en la mettant sur sa route. Il la considéra comme un bien personnel avec l'accord divin. Mais pas avec celui de la divine comme je l'ai précédemment indiqué.

On dirait que c'est sérieux là-bas... Le ton est vraiment animé... "carpes"... "coup du sort"... "police"... Est-ce que les carpes auraient manqué d'appétit ?

L'Elue séductrice de Brissac, involontaire c'est vrai, très chatte, maniérée, avec de grosses bagues, des bracelets qui tintent, un collier de plaquettes réfléchissantes, autant de miroirs d'acier (en apparence), plaisait souvent et d'abord à elle-même. Le parfait accord avec soi-même exclut les autres. Elle avait réuni les opposés, aboli les contraires, réunifié l'être : elle était femelle et mâle en même temps, l'androgyne de l'amour reformé, et, parfaitement monogame, elle s'était fidèle, si j'ose dire, elle n'aurait pu envisager sans horreur de se tromper, avec homme ou femme peu importe. L'amour parfait est exclusif. Ils (elle) eurent néanmoins trois enfants car elle (ils) en avait toujours désiré et notre collectivité n'avait pas eu pas besoin d'une longue enquête pour reconnaître en elle un être de la marque.

Pour Brissac, pas spécialement rongé par la morale, se l'approprier ne nécessitait pas son consentement. Il avait fait ses preuves entre autres à l'hôpital. Celle-ci serait plus remuante que l'autre, la différence s'arrêtait là. On craignit aussi pour les enfants. Ce type pouvait être un tueur d'enfants, il fallait avant tout le savoir...

J'allai là-bas. On n'aurait pas compris que je reste à l'écart quand il y avait  un problème...

La police a décidé de vider l'étang des plus belles carpes, elle cherche un enfant perdu et a trouvé tout près une de ses sandales. Cruelle dérision. Si quelqu'un est protecteur des enfants, c'est bien le Cap, bien plus que la police. Les enfants ne se perdent pas chez nous. Tout cela est un coup monté de l'Ordre, il a senti que l'étang jouait un rôle contre lui, il ne sait rien, il a flairé, il cherche perpétuellement les opposants. Léviathan ne connaît pas le repos.

Le Cap a obtenu un délai pour déménager les carpes centenaires mais il faut penser au stress de ce déménagement pour elles. Et au fond de l'étang. Il ne serait pas séant que l'on trouvât des tas d'os. Et un plongeur doit faire une première tentative demain. Mais le fond est trop opaque pour que le danger soit grand. On le suppose. Ensuite sous couvert de transfert des carpes, on s'occupera du nettoyage des sols; il faudra opérer vite. Gédéon prête sa maison pour de grands travaux, on peut débarquer nombreux avec le matériel de l'un des nôtres qui a une petite entreprise de bâtiment. La solidarité est un fleuron de l'humanité.

A l'occasion les étangs servent aussi de cimetière pour nous. Certains donnent leur corps aux carpes comme d'autres à la science; dans les deux cas ce curieux cadeau est bien reçu; et utile. Avec la science on sert l'Ordre qui prend le masque de l'humanitaire; l'avantage avec les carpes c'est qu'elles sont stupides, la mort ne peut pas vous dépecer pour rejouer des parties avec votre foie ou votre coeur. L'humain-chose est l'humain-puzzle. Les sérieux ont créé des banques de bons bouts utiles à ceux qui pour des délais s'offrent sur les billards des opérations. Les victimes supplient qu'on leur inflige les supplices, subtilité d'intoxication mentale; l'esclave à genoux baise les pieds du maître pour qu'il ne le libère pas et implore la torture pour que le maître hanté de ses vices affamés le garde. Les vices sont les rêves qui hantent la mort. La maladie, la vieillesse, la folie, la bonne conduite, la brutalité, la douceur... sont des vices de la mort. Elle joue en vous, dans chacun de vos organes, dans chaque partie de votre tête; chaque cellule est dans le jeu, chaque atome.

Ris ! Ris de nous ! Regarde-toi; ris plus fort. Si tu n'es pas des nôtres, tu n'es que de la mort. Tu offres ta bouche à la mort pour rire, tes yeux brillent de son éclat, ta peau cache ses jeux dans le puzzle que tu es; elle est ton illusion dans ta glace, tu es ton rêve de toi, ton rêve de toi te fait t'offrir à ses rêves à elle, tu n'es qu'un jeu pour elle, d'autant plus performant que tu aimes ton reflet dans la glace, plus tu tiens à toi plus le jeu a de piquant. L'homme qui marche croit que Prométhée lui a donné la marche mais il s'est débarrassé en lui des vautours qui perpétuellement le dévorent. La bonté est le baiser calmant sur la plaie qui va permettre à la souffrance de la rouvrir. Les insoumis eux donnent le plaisir effréné du viol total. L'inassouvissement est dans chacun des rêves, dans chacun des vices donc, dans chacune des têtes de la mort; chaque être est le terrain de jeu; les têtes le déchiquettent, c'est à celle qui se gavera le plus de vous, vous n'êtes que le témoin passif du jeu que vous subissez...

Mais Brissac n'était pas un tueur d'enfant. Il y avait en lui une âme assez forte pour l'essentiel. Cela rendait plus opaque le reste de son comportement. Quand on le mit en situation - contrôlée, je vous rassure - de perpétuer un forfait sur les enfants de l'Elue (qui n'avait accepté le piège qu'à contrecoeur), il n'eut pas de tentation. Nous étions prêts à le tuer. L'âme le protégeait du vice de la mort qui est l'attaque des innocents. L'Elue fut contente de lui et si elle n'avait pas été en elle-même un couple fidèle l'aurait sûrement choisi. Lui alla se plaindre de l'absurdité des hasards dans une église. Son cas était vraiment remarquable. Il Professore le classa comme une priorité.

Il s'écarta de l'Elue protégée par le rempart des innocents. Il la regardait de loin comme la terre promise. Mais elle n'était pas pour lui. Il dépérissait. Qu'en faire ? On ne pouvait pas le rapprocher directement de nous, son état mental devait d'abord être suffisamment décanté. Le soleil de l'été l'avait  préparé. Il évolua vers l'immobilisme. L'absence de réaction. Pris entre son obsession de Louise et une obligation intérieure de pureté il ne pouvait plus agir. On aurait pu le laisser ainsi. L'automne arriva, passa. Il nous faisait un peu de peine. Si Louise n'existait plus, il aurait fallu l'inventer. Il le fallait. Ou sa vie à lui est neuro-végétative ou Louise existe. La mort jouissait de lui à chaque seconde. Il Professore décider de chercher Louise...

Oui, j'irai participer au nettoyage du bassin, plus exactement je monterai la garde; j'ai l'air de ce que je suis : un homme tranquille en paix avec lui-même, si un gêneur surgit il se laissera plus facilement aborder, il m'écoutera, on discutera...

Le silence revint. Le Cap a bu un verre au comptoir, ce qui est exceptionnel, il a recruté les troupes, il est reparti. La paix du parc envahit le bar. Par la fenêtre je vois des gens pressés courir sans bruit de pas, leur course est du silence; quelqu'un lève les bras, sa bouche s'ouvre, sa bouche est du silence; des enfants tapent du pied dans un ballon, le match du siècle se déroule par eux ici, eux seuls entendent les acclamations des gradins, ils reproduisent et ressuscitent le passé du match gagné, mais le ver est dans le fruit, ceux qui ont gagné perdent, les gradins se sont tus, les gamins consternés subissent leur silence, l'un des avants prend un gadin, il se redresse, il veut continuer, il veut recommencer.

Les regarder m'amuse moins désormais, me fatigue même. Sophie lit Zeitlz. Je n'irai pas voir ce qu'elles font. On peut l'imaginer. Zeitlz n'a pas pris l'apparence de Danièle sans l'intention  d'en profiter; aguicheuse dorénavant, elle doit vider le pauvre prince qui avec deux femelles en une se demande s'il va survivre. Zeitlz est une tueuse par le sexe, elle réduit les mâles à une écorce, décharnés ils finissent par s'effondrer, la femelle épanouie triomphe et prend la direction des affaires : il faut augmenter la production de mâles pour la satisfaire. La mort aguicheuse fait la pute pour piéger par le désir, la bête jouit du client naïf, les rêves lâchés en lui le ravagent, l'orgasme est une aliénation, la peur saisit l'acheteur de plaisirs, les rêves sont inassouvis, ils ne peuvent pas être assouvis, ils dévorent de l'intérieur, Zeitlz triomphe du prince qu'elle détruit comme la charognard cherche encore à se nourrir du corps ravagé; Zeitlz est le rêve sexuel du prince, il ne peut pas lui échapper, il ne peut pas le rejeter, il ne peut qu'en mourir. Du moins si Sophie, une nouvelle fois, ne s'est pas trompée de page. Elle a bien dû se retrouver trois ou quatre fois à la page de la première rencontre, elle la reconnaît mais la relit, elle raffole de la première rencontre, du premier baiser, de la première nuit; les secondes fois ne l'intéressent pas, elle préfère répéter les premières.

Revenons à Brissac. Où en étais-je ? Ah oui. L'été l'avait rendu comme un arbrisseau mort, desséché et noirci; mais pas aussi mort, nous pouvons beaucoup afin de sauver une âme. Pour survivre il s'était endetté au-delà du possible envers les rêves, il était allé les chercher, il les avait payés avec des reconnaissances de dette croyant les acheter, et puis ils avaient exigé qu'il les satisfassent, encore et encore, il fallait les payer maintenant aussi pour qu'ils arrêtent un instant leurs tortures, qu'ils fassent semblant un instant, laissez-moi, qu'ils jouent à accorder un répit pour mieux planter leurs becs, qui fouaillent, leurs crocs qui déchirent, les rêves inassouvis exigent, imposent, ordonnent, je vous en supplie, les vices de la mort sont un délire de plaisirs en l'être qui après les avoir payés sur le trottoir, pour un apaisement s'est offert à eux sans comprendre la loi du maître. Tout plaisir jouit de celui qui l'éprouve, toujours inassouvi malgré les répits il dévore celui qui l'a ramassé sur son trottoir, il ne partira plus, il refuse de quitter le corps à aimer jusqu'à sa destruction complète, aucun exorcisme ne le chassera, il défie Dieu au nom de l'Ordre, il rit de bonheur par la bouche de son acheteur, il se livre à lui pour le posséder tout entier. Le bonheur de la mort est dans nos rêves dont les promesses nous laissent sans défense sous son baiser. Céder ou refuser ne change rien, ce ne sont que des aspects du jeu. Mais Brissac ne veut plus jouer. C'est un méchant. On s'éclatait et maintenant il ne joue plus. La mort est infantile. Elle enrage. Il doit payer. Lui ne veut plus payer que le nocher pour passer le fleuve des morts. C'est un rêve comme un autre. Elle rit. Elle s'amuse. Elle va jouer.

C'est un rêve terrible celui qui nous maintient dans la mort, faisant du passage l'éternité. Les êtres de chair sont toujours des êtres de chair; ils attendent près de l'embarcation, la précieuse pièce à la main, avec la peur de la perdre et l'espoir de l'au-delà. Au-delà de ce fleuve d'une largeur immense ou de ce bras de mer existent des îles, une terre, où les corps ne servent pas à la mort. Brissac veut y aller. Il est sûr d'y retrouver Louise. Il attend. Le bateau ne vient pas. Il n'y a pas d'heure indiquée. On attend, c'est tout. Chacune des personnes présentes ici a renoncé au reste. Elles ont renoncé d'abord à gagner, puis à trouver le bonheur, puis à elles-mêmes. Elles n'existent pas, donc elles veulent sauver la chair en dépit de tout, leur entêtement les fixe dans une idée : passer la mort en restant en vie. L'autre côté est ce côté amélioré; on a bien mérité d'y aller; surtout elles qui n'en peuvent plus de celui-ci et ont choisi de précéder l'appel. La mort sera éternelle alors on ne pourra pas y mourir. Le bateau accoste sans aucun bruit, la mer aussi est un silence. Le nocher prend les pièces et laisse monter; il regarde Brissac, il sourit ironiquement; Brissac sent sa main s'ouvrir malgré sa volonté, la pièce tombe, elle roule dans l'eau. Le bateau s'éloigne. Et soudain il entend les hurlements. Les hurlements de désespoir qui lui parviennent depuis le bateau. Du nocher ont jailli des milliers de têtes atroces, il est une sorte de pieuvre géante avec ces têtes avides au bout de ses tentacules, les vices de la mort jaillissent dans le rêve des suicidés, leurs corps ont payé pour être livrés aux tortures des plaisirs que la mort leur inflige, l'illusion de lui échapper est un de ses raffinements, la surprise terrible des évadés est un délice, le bateau des tortures ne connaît pas d'îles où mener des corps qui ont concocté avec tant de peine une illusion naïve qui s'était changée en certitude. Les corps sans âme se plaignent et pleurent. Il les entend implorer. Supplier. En vain. Ils doivent servir au plaisir pour lequel ils ont été créés. Il n'y a pas besoin d'îles merveilleuses. La partouze des rêves avec une imagination sans cesse renouvelée jouit sans frein des passagers, elle change le bateau en nef des délices, les cris fuient sur la mer qui ne connaît jamais le vent, les demandes de pardon des victimes augmentent le plaisir du maître, la soumission devient totale. Heureusement qu'il n'y a pas d'éternité dans la mort. Heureusement que la chair pourrit.

Brissac est donc resté parmi nous. Sans séquelle après sa tentative absurde d'évasion. La punition aurait pu être cruelle. Mais la mort privilégie ceux qu'elle estime être ses meilleurs instruments et il est vrai que jusqu'ici elle semblait avoir raison. Nous savions désormais qu'il n'en était rien. Cet homme-là était prêt à nous rejoindre. Mais les conditions particulières de son obsession amoureuse bloquaient toute approche. Le rêve était trop fort dans sa tête pour qu'il nous entende.

Lui chercher Louise quand il croyait l'avoir trouvée parmi nous était une tâche considérable au résultat douteux. Il n'y avait pourtant aucune autre solution. Moi je n'avais pas vraiment le temps mais une cellule de recherche fut constituée, la plus acharnée y fut l'Elue si ressemblante qui craignait qu'on lui demande de coucher pour sauver. Peut-être se sentait-elle coupable ? En fait on ne risquait pas de lui demander ça, les fondements mêmes de notre collectivité s'y opposaient, le sexe n'y sert pas à piéger, en aucun cas. Notre solidarité concerne les Elus avant de concerner d'autres âmes.

La pitié des hommes pour les hommes n'est qu'un piège du monde; un baume sur la plaie pour la jouissance de la rouvrir; nous n'avons pas de pitié, nous voulons sauver les âmes pour détruire ce monde, nous voulons la fin des temps. Je le répète, oui, parce que la vie est constituée de mirages destinés à nous faire oublier la vérité. Ou du moins à nous la faire perdre de vue. Entouré d'illusions on ne sait plus où elle est. L'Ordre ne peut pas la supprimer, sa suppression n'est pas possible, mais il peut la cacher, l'ensevelir. Madame doit promener son petit chien, Monsieur doit aller chercher le pain, Madame doit emmener l'enfant à l'école, Monsieur doit ramener l'enfant de l'école, l'enfant a faim, Monsieur fait la cuisine à son tour, Madame passe l'aspirateur à son tour, l'enfant fait ses devoirs, Madame fait les devoirs de l'enfant, Monsieur fait aussi les devoirs de l'enfant... la vérité est la surface ? Si Monsieur plonge pour découvrir les grands fonds, l'enfant restera à l'école, il ne pourra pas rentrer chez lui, il sera très malheureux, Madame quittera Monsieur; si Madame plonge, l'enfant ne pourra pas aller à l'école, son avenir sera compromis, ce sera la faute de maman, Monsieur sera révolté d'avoir confié la procréation à une mère indigne. Un grand pédagogue athée a déclaré que l'on ne devait absolument pas laisser l'enfant s'ennuyer - il risquerait de se mettre à penser. A penser à Dieu. Il y a les mimes bien entendu pour ceux que les illusions de la logique n'ont pas hypnotisés. La logique n'a pas négligé la divinité. On va alors croire au mal et au bien, aux grandes oppositions qui rationnellement justifient la torture. Le bien torture le mal, il doit le vaincre, le convaincre, et la bonne parole n'a pas suffi, c'est regrettable, les fins imposent des moyens condamnables mais c'est l'autre qui a commencé à la façon des rayures du zèbre, la cour de maternelle est la pensée rationnelle. Plonger en eau profonde c'est plonger en eau trouble, on ne voit plus les illusions, on se sent très seul, la solitude est par notre programmation plus effrayante encore que l'ennui, la peur envahit celui qui comprend, il peut remonter, il doit remonter pour respirer, il peut encore s'offrir aux tortures, implorer le maître de ne plus le laisser penser, le bon pédagogue est là pour ça, le bon samaritain aussi, et le bon employeur, et le bon politique, et le bon commerçant... Le jardin est merveilleux où la bonté s'extasie livrant aux vices avides les corps reconnaissants. La laideur et la beauté ne sont que des variantes pour les plaisirs. Quand l'esclave terrifié, en larmes, supplie par des cris et des promesses, il offre des délices qui ne peuvent même pas être éteints par toutes ses souffrances, sa substance.

 

PIES, CORBEAUX NOUS ONT LES YEUX CAVES,

 

L'hiver est vraiment arrivé cette fois. Le parc est sous le givre. Ce qui reste de lui après les épreuves passées brille de milliards de paillettes incendiées par le soleil levant. Le ciel est aussi bleu que lors de la canicule. Mais le silence est différent. Pas lancinant, ni menaçant. Il n'a pas de poids. Il laisse les épaules libres dans le sage feu des paillettes. Le givre a couvert les plaies des arbres de sa délicate apparence, tout est beauté unifiée, pacifiée. Les pleurs se taisent sous le givre glacé. Le monde ce matin est apaisé esthétiquement par une morphine savamment dosée, l'unique passant lève la tête vers les fenêtres aux rares lumières, il n'attend rien ni personne, il ne cherche pas, il se contente de regarder, il se limite à son regard.

J'aime beaucoup maintenant marcher seul dans le matin, très tôt; les noctambules se sont effondrés, les magasins les plus matinaux ne sont pas encore ouverts, la ville n'est éclairée que pour moi. Il n'existe plus personne mais il n'y a jamais eu personne, les murs sont de carton, l'homme qui marche voit se dresser tout à coup un immeuble géant qui n'était pas là hier, d'autres éléments du décor ont été enlevés, il ne passera plus par là, il passera par ici, il faut bien suivre les rues même si on peut se payer l'arrogance de marcher en plein milieu. Aucun sens interdit n'a de sens, aucun stop, aucun signe du code de la route : la logique aussi était de carton. La vérité de la ville n'apparaît que dans la solitude pour l'homme qui marche. Au bout d'une heure ou deux, elle devient insupportable; alors je ferme les yeux et des gens vont commencer d'exister, ils vont allumer des lumières, se lever, aller au travail...

Cet hiver-là n'a pas été spécialement dur, pas très froid, il est représentatif de notre travail pendant tant d'années. Avons-nous beaucoup progressé toutefois ? J'ai choisi de ne pas en douter.

Tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait au cours de ma vie, j'ai besoin de le classer soigneusement, sinon tout se mêle, aujourd'hui et autrefois, vous avez peut-être remarqué ces dérapages ? On dirait que le temps a besoin de ma logique pour exister; en cette occasion - et en celle-là seulement - je l'en nourris volontiers. Je ne suis pas ma mémoire, sinon je serais bien peu et je devrais me courir après en permanence pour rattraper des bouts de moi en goguette. Ma bibliothèque de moi est incomplète ou même, probablement, fragmentaire. Espérons que l'âme en sait plus sur moi que moi-même ou elle aura du mal à me reconstituer en bouchant les vides comme les archéologues pour des statues ou des monuments, de façon vraisemblable. Pour elle je suis tout de même plus important qu'un simple monument. Mais l'existence est à venir.

Je me demande parfois si le souci de m'aider à entretenir ma mémoire n'a pas été pour Il Professore à la base de ma désignation au noble poste d'historiographe. D'autres auraient convenu, mieux peut-être.

Enfin, revenons aux carpes. Le plongeur de la police ramena un crâne à la surface, quelques os aussi. La presse locale en fit sa une, la nationale ne nous loupa pas. A l'évidence si les os sont biodégradables ce n'est qu'à très long terme comme les déchets radioactifs. Et ils nous embêtaient bien plus. La date pour vider le bassin fut rapprochée sous pression médiatique malgré les protestations du Cap. Les restes du représentant de l'humanité chez les carpes furent conduits à l'institut médico-légal avec obligation de résultat rapide. Encore heureux que le nôtre soit une référence. Imaginez si on avait expédié les restes de notre bassin à Villers. Il Professore se chargea spécialement de tous les examens, à la grande satisfaction de ses supérieurs hiérarchiques et de la presse.

Ainsi depuis des siècles - c'est ce qu'il découvrit - attendait là un homme gardé par des carpes, il était l'homme-mystère, un homme du XIVème siècle, vers la fin du XIVe plutôt, un brave homme qui avait de braves os et qui avait résisté au temps pour parvenir jusqu'à nous. Pourquoi ? Seule l'étude des archives de la ville permettrait de le savoir. C'est dans une telle occasion que l'on comprend pleinement l'utilité, l'efficacité, la nécessité des archivistes et des historiens. Un seul homme avait mystérieusement disparu à l'époque indiquée, et d'après l'examen du crâne démontrant un choc violent sur l'occiput, M. Tronchin avait été assassiné ! Prodige de la science ! Justice serait rendue après des siècles ! Le mort avait attendu pour parler, les carpes l'avaient protégé. On identifia en un rien de temps les criminels, ceux qui avaient bénéficié de sa disparition et on pensait à de belles funérailles méritées des restes quand un membre nouveau du personnel de nettoyage commit une horrible erreur très humaine et les envoya à la décharge. L'affaire était éclaircie, c'était l'essentiel.

Il était vraiment urgent pour nous de nettoyer le fond du bassin. Il Professore n'avait pu, à cause d'une surveillance scientifique rapprochée, découvrir qu'il s'agit d'un celte probablement victime d'un sacrifice - ce qui aurait justifié ses p'tits frères d'étang.

Vu des années après, l'essentiel ne fait plus son important. Les morts-choses sont oubliés des leurs ou presque, seuls les nôtres ne sont pas leurs os, ils parlent avec nous lors de séances spéciales du cercle des âmes. Je n'ai jamais été très disert, je le serai peut-être plus après qu'avant ? Je serai peut-être le mort bavard ? Ça m'étonnerait. Mon esprit a du mal à se fixer sur le passé. J'ai même du mal à le prendre au sérieux; puisqu'il a eu lieu, il n'a plus lieu et son souvenir ne sert à rien. C'est comme les livres d'histoire, on n'apprend pas des erreurs du passé à ne pas les répéter, l'homme avec mémoire agit comme l'homme sans mémoire, savoir n'est pas faire.

Le passé est d'une certaine manière, aussi, effrayant par le vide qu'il représente. Si je jette un coup d'oeil derrière moi, il n'y a rien; quand on a peur du vide, on a intérêt à avoir de la mémoire, ainsi on ne le voit pas. Derrière, rien; devant, rien, l'Ordre et sa répétition masquée par le progrès illusoire. Une vie en chambre ou une vie d'action, économique, sportive, politique... le bilan est le même. Il est plus facile pour l'agité de ne pas s'en apercevoir; il meurt en faisant le modeste, tout gonflé de son importance, il a bien servi le maître, il survivra, pense-t-il, par une plaque commémorative. Il aura sa rue; petite action, petite rue; grande action, grande rue. Les plus proches en sensibilité des poètes sont les scientifiques; le beau et la connaissance calment la peur; mais le scientifique ne produit du beau que par des calculs savants. Il n'y a jamais rien eu à faire que provoquer la fin des temps. Dieu ne serait pas tout-puissant si en lui nous n'étions pas totalement libres, il ne serait que l'Ordre, que les temps, alors il n'y aurait pas d'âmes et le sens serait la mort.

La vérité existe pour qui écarte les illusions. Il faut retourner la logique contre elle-même. Elle se fragmente, se décompose, réussit à revenir, se dissout. Le vide sans la logique est d'abord terrifiant mais très vite on dépasse la programmation, imparfaite sur ce point tant elle était sûre de son efficacité, on avance dans le vide accepté, on s'aperçoit que l'on existe sans elle, hors d'elle, et même, en fait, que l'on commence à exister, on sait Dieu, on sait hors la loi.

Notre collectivité oeuvre à l'essentiel, agrandir la faille inhérente à ce qui n'est pas Dieu. Il n'y a rien à accepter de ce monde. Je le refuse tout entier, dans tout ce qu'il est. Le monde de la mort a pu me créer, par l'âme je ne suis pas sa chose. Personne ne me convertira en plaque de rue.

L'éternité, l'infini, le même mur de prison sous deux noms pour nous persuader que ce n'est même pas la peine d'essayer de nous évader. Les représailles habilement annoncées par voie indirecte, livres, articles, mimes de Dieu, sont si redoutables que les héros restent comme devant la Gorgone. Mais il n'y a pas d'autre solution que l'évasion, si vous avez une âme; sauvez-la et elle vous sauvera.

Je crois que j'ai de nouveau glissé de l'hiver de cette année que j'ai choisi de raconter. Tout se tient, du reste. En fermant les yeux j'entends encore la respiration de cet hiver-là, une respiration parfois précipitée... la fin des Elus une fois de plus peut-être, la victoire railleuse de la mort ? ... Mais, comme vous le constatez, elle ne nous a pas trouvés. Cette fois elle n'en a pas été capable. Cela ne signifie pas forcément qu'elle s'épuise; pour elle la faille est le point aveugle, celui qu'elle ne peut pas voir; nous coïncidons désormais exactement avec la faille originelle. Nous respectons toutes les règles de la logique, nous sommes à la base de la logique physique, nous y sommes cachés, notre mort sera réelle en apparence, la mort sera à son tour victime d'une illusion.

Les cauchemars ont longtemps énucléé les plus perspicaces, ils approchaient de la vérité, la mort leur a envoyé des cohortes de corbeaux qui sommeil après sommeil se sont repus de leurs yeux que leurs victimes trouvaient la force pourtant de recréer à l'aube. Elles ont cru triompher de la nuit, mais le jour est tout autant la création de l'Ordre, l'issue est un piège, les contraires sont les deux faces d'une même médaille, la gravure y est juste inversée, elle représente ce que vous voulez au moment où vous le voulez, alors vous prenez le piège de l'illusion pour votre puissance sur le monde. Les pies viennent emporter les amours, les joies, les souvenirs, les objets auxquels vous tenez, vous tendez les mains pour les retenir, elles ne vous laissent rien; les corbeaux reviennent et reviennent, ils sont insatiables. L'aube se lève mais cette fois vous ne la voyez plus. Vous n'avez plus de souvenirs d'amour, de joie, d'objets pour ressusciter la lumière, vos droits n'étaient que le calvaire. Les jours ultimes seront une orgie de votre corps, les corbeaux se repaissent sans répit, le supplicié appelle de ses voeux son ennemie, il implore la mort; jusqu'au bout il accomplit son programme par ses choix.

Donc on a vidé l'étang. Je revois Elisabeth avec un os presque aussi haut qu'elle, elle ne se décidait pas à le jeter dans la benne, elle était persuadée qu'elle avait découvert un os de mammouth. Nathalie l'avait envoyée promener avec ses questions, naturellement, et Sandra avait été exemptée de la corvée matinale, si bien qu'elle vînt me demander. J'examinai gravement l'os en expert; elle pouvait bien avoir raison, oui; ou alors un os d'ours des cavernes. Ces ours-là étaient des géants. Et je me mis à lui raconter les luttes prodigieuses, spectaculaires, de ces êtres qui étaient des essais de la nature, de la mort, pour atteindre l'être à auto-gestion, l'homme-chose actuel. Je lui expliquai la sélection des espèces, les mutations, les transformations génétiques pour aboutir au meilleur résultat possible sans s'apercevoir bien sûr qu'elle progressait en même temps vers ceux qui agrandiraient la faille, vers nous, aboutissement de l'évolution mais aussi point aveugle pour l'Ordre. Je revins assez vite aux combats des géants qui la passionnaient. Raconter m'a toujours plu; les histoires invraisemblables m'ont toujours enchanté, j'en invente facilement et un auditoire comme Elisabeth est si rare qu'il est excusable d'en profiter même en pleine action de croque-mort. Tous les beaux mots scientifiques, qui excitent si délicieusement l'imagination : pléistocène, décor pariétal, Grand Boum de départ de notre univers, capacité crânienne, dinosaures en séries, ascendants de l'oiseau... avec définitions s'il vous plaît, vinrent enchanter l'os que tenait fermement contre elle Elisabeth. Il était tout mouillé et vaseux mais elle l'avait sauvé de l'oubli. Heureusement que maman l'avait couverte d'un sureau d'ailleurs trop grand pour elle. L'opération terminée - on était combien, deux cents ? plus ? -, le Cap s'est approché, il voulait l'os mais elle lui a expliqué (à sa façon) ce que je lui avais expliqué; elle avait un devoir de mémoire, son os ne pouvait pas aller avec les autres os. Il sourit. D'abord il objecta que le même géant avait peut-être d'autres restes dans la benne. Elle ne croyait pas. Non, pas du tout. Il a facilement la larme à l'oeil avec les enfants, le Cap. Il est allé chercher une pelle, il a pris Elisabeth par la main et à quelque distance de l'étang il a creusé un trou. "Oui, a-t-elle dit, il sera bien là." Elle a déposé précautionneusement l'os, puis a prononcé quelques paroles solennelles qu'elle nous avait entendus prononcer. Le Cap a recouvert de terre et a tassé. Elle a mis dessus deux brindilles. Je les avais suivis pour voir. Elle est venue jusqu'à moi me demander si c'était bien; "Parfait", répondis-je. Tout heureuse elle est retournée mettre sa petite main dans la grosse patte du Cap, il s'est penché pour l'embrasser et nous avons rejoint les autres. A moi il ne m'a pas jeté un coup d'oeil. C'est vrai que ne n'ai pas été d'une grande utilité ce jour-là. Entièrement dans mes histoires, un gêneur aurait pu approcher - j'étais au guet - et même un escadron de gêneurs, je ne m'en serais pas aperçu. Quant à l'action de patauger dans l'étang, mon dos fragile me l'interdisait. Somme toute ce fut une belle journée. Elisabeth ensuite, au bar, vint souvent jusqu'à ma table me parler de notre ami enterré là-bas, un ami d'un autre âge, si ancien; le Cap, qui n'est pas rancunier, ne pouvait retenir un sourire amusé. Elisabeth allait aussi lui demander si les brindilles étaient toujours sur la tombe. Un jour il lui dit que le vent les avait emportées mais qu'il en avait placé deux autres, exactement pareilles. Et sincèrement, je crois qu'il l'avait fait.

Les recherches de la police qui suivirent les nôtres, s'avérèrent à peu près vaines. Elle trouva quelques os, sûrement du même corps que... les analyses le confirmèrent. Les carpes moralement tinrent le coup contre ce double transvasement, quelques-unes donnèrent des signes de dépression cependant, le Cap eut besoin de beaucoup d'attention, de soins, pour les aider à passer ce moment difficile : sans doute avaient-elles vaguement saisi ce qu'est réellement une carpe. Mais la bonne nourriture aide à surmonter la clairvoyance.

Des gens viennent d'entrer, ils pestent contre le temps, c'est sinistre, ils ont froid, ils rêvent de vacances aux Caraïbes. C'est leur Louise à eux, en somme. Pour Brissac il ne suffisait pas de se pointer dans une agence : 'Vol pour Louise, siouplaît ?" Eh non. L'agence répond : "Louise ? Où elle est celle-là ? Pas sur la carte." Oïe. Quel casse-tête. Moi j'aurais laissé tomber ce Brissac. Les âmes à sauver ne manquent pas, autant se consacrer aux cas simples. Mais Il Professore n'était pas de cet avis. Il lui fallait cette âme. La cellule de recherche ne trouvait rien. Une intervention du Chef des meutes parut nécessaire pour mieux comprendre le rêve de la femme morte. A quoi tenait-il particulièrement ? Quels étaient les composants du filtre d'enchantement ? Suite à sa tentative d'évasion on fit donc transférer Brissac à l'Institut pour une aide médicalisée.

L'ingrédient religieux comptait plus qu'on ne croyait. Le dosage nous avait échappé. Dieu est souvent où on ne l'attend pas. La femme morte était une femme d'âme et aucune coque vide ne séduirait le chevalier fou de l'aimée en cendres. Un vrai casse-tête. Le Chef des meutes ne pouvait changer le rêve sans désastre, celui-ci venait de l'âme de Brissac elle-même, elle interférait avec l'intelligence pour sortir de son isolement, mais nous elle ne pouvait pas nous voir et Brissac ne pouvait pas nous comprendre. Les recherches s'orientèrent donc, sans grand espoir, vers les centres des mimes de Dieu. Pas seulement au niveau de notre ville; pour avoir une chance, il fallait ratisser large.

Vers cette époque-là j'eus un nouveau coup de réel. Ça me prenait de temps en temps, rarement. Difficile à expliquer. Alors, il vaut mieux ne pas me rencontrer au coin d'un bois. La nuit venue surtout. Si vous voyez ce que je veux dire ? On a souvent peur quand le soir tombe et que le lieu est désert, on presse le pas; mais certains sont forts, ils ne sont pas angoissés... Ils sont forts mais ils ont tort. Personne n'est assez fort pour refuser l'aide de l'angoisse. Le réel en moi déteste particulièrement l'insolence de ceux qui me méprisent puisqu'ils méprisent les dangers cachés dans l'ombre. Enfin, pendant quelques jours on n'a pas pu mettre la main sur moi; même pas me localiser. Le coup de réel est difficile à expliquer. L'imperfection est une généralité, comme chacun sait, seul Dieu est parfait; l'Ordre a sa faille originelle, cette imperfection n'est pas la mort, ne jouons pas sur les mots, la fin des temps n'est pas une mort, la mort est l'Ordre. Mon imperfection à moi, homme d'âme, c'est, par crises en somme, de devenir le réel, l'Ordre si vous voulez. Il descend en moi et je l'incarne. Je deviens le réel et j'agis selon mes lois. C'est la raison pour laquelle je  ne  tolère  pas  l'absence  d'angoisse, elle  m'irrite, elle  me  met  hors  de moi - en fait j'y suis déjà -, la colère et la haine me secouent, j'en bave comme un enragé. Après, quand on m'a récupéré, je lis la presse et c'est amusant car plus rien n'est vrai. Pour vivre le réel, il faut le faire. Vous voyez ? La torture est le réel. Il vaut mieux que nos explosifs soient sous clef et la clef hors d'atteinte, hors de la loi du réel qui m'habite; vous ai-je déjà dit que pour le bien de la collectivité je suis devenu expert en explosifs ? Je tire remarquablement aussi, au fusil et au pistolet. Néanmoins le couteau reste essentiel pour travailler la bête blessée. L'angoisse est un supplice qui peut sauver d'autres supplices. Inutile d'en rajouter prématurément; il faut la faire partager aux réfractaires. Le réel se partage. Quand le réel en moi occupe ma place, l'âme affolée s'en cache. En fait il n'y a plus vraiment de hors moi, l'extérieur si j'ose dire n'est plus hors de moi; il est dans le réel, forcément; la barrière entre moi et le reste n'existe plus. Je suis le couteau et je suis la plaie. Je hurle par la bouche de la bête qui apprend la peur et la souffrance de mes mains.

Est-ce que vous allez sortir ce soir ? Un  p'tit tour d'ombre ? Si le réel vous attend au coin de la rue, prier l'Ordre ne suffira pas; prier l'Ordre c'est prier le réel, c'est le supplier de vous épargner, ça va m'amuser. Moi aussi j'aime jouer. Le  réel  est  très  joueur. Comme  le chat. Vous n'avez pas peur, au moins ? Vous êtes courageux, c'est bien... Plus risqué aussi. Forcément. Mâle ou femelle si tu t'exposes au viol, tu joues à la roulette russe avec l'ombre. Tu as déjà joué ? Mais si. Tout le monde a déjà joué. Alors, eh bien c'est la règle, tu vas perdre - un jour - peut-être - ou ton voisin de pallier - on se racontera comment à deux pâtés de maisons d'ici... elle sortait le chien - il faut sortir le chien - l'ombre attend.

Mes souvenirs sont trop vagues pour que je puisse vous raconter ces moments d'éducation à la peur, le réel de moi se retire avec ses souvenirs. Néanmoins j'insiste sur la préférence pour le couteau. Silencieux, maniable, écoeurant. Un couteau quotidien, banal, pour légumes, viandes, fruits. Un neuf ne convient pas. Il n'est pas encore réel.

Tu as déjà eu peur ? Pas autant qu'eux. Ce n'était pas ton tour. C'est peut-être pour tout à l'heure. Attends la nuit. Viens me défier. Viens si tu n'es pas un lâche. Et puis ce n'est peut-être pas pour ce soir. Pas encore. Tu rentreras en héros. Tu auras vaincu l'ombre. Tu auras vaincu la peur.

Quand j'ai un coup de réel dans la tête je hante les rues, pas seulement les nôtres, jusqu'à Villers, et d'autres villes. La réalité me guide vers les héros pour qu'ils apprennent la vérité. J'ai plusieurs couteaux, de tailles diverses, pour des enseignements divers. D'après les journaux j'ai parfois laissé aller certains après quelques scarifications, douloureuses, ineffaçables. J'aime qu'on me supplie, que les héros reconnaissent leur nullité à mes pieds. Je deviens leur dieu car ils n'ont pas la foi. Je dois leur expliquer qu'il n'en est rien, qu'il est donc inutile de prier pour obtenir quelque chose de moi. Me supplier, j'aime bien. Ce plaisir peut entraîner loin. C'est presque de la provocation. La victime qui supplie est au-delà du consentement; pour que s'arrêtent les supplices des couteaux elle s'offre à tout ce qu'on veut; c'est comme un appel. Difficile de résister à cet appel.

Tout le monde devrait avoir peur et tout le temps. Ne pas avoir peur revient à n'avoir rien compris. A être stupide. Une vache dans son pré. La peur enseigne. Le réel enseigne le réel. Il s'incarne. La bête hurle sous les couteaux mais je peux lui couper la langue et continuer à deux pas de la ronde des braves gens qui cherchent "Le Fantôme des horreurs" comme j'ai lu dans un journal. On caresse doucement les cheveux du supplicié qui entend ses amis le chercher, on regarde ses yeux; s'il n'espère pas, je vais peut-être le laisser.

Multiplier l'éclairage la nuit n'est qu'une coûteuse naïveté, vous ne chasserez jamais toute l'ombre. De toute façon la lumière est le réel aussi, on peut vous brûler les yeux en vous faisait fixer le soleil, les langues se coupent en plein jour, les rondes de jour ne vous sauveront pas plus que les rondes de nuit. Mais l'Ordre, pour l'autogestion, laisse aller au travail sans peur, il s'incarne rarement dans un chasseur de jour; naturellement il tue lui-même à toute heure. L'éducation, elle, est plutôt dans le temps libre; après la sortie du travail. Ce choix est logique si on considère l'ensemble des nécessités de régulation du système. La panique de la foule dans un hypermarché ne doit être qu'un délice occasionnel. Et le drame sera perçu comme un hasard malencontreux non susceptible de se reproduire. Quoique les annales prouvent que cela se reproduit. L'impression de sécurité a son utilité, mais elle ne doit pas empêcher de voir le réel, la bête qui ne sait rien n'a pas peur, elle n'offre pas grand plaisir. Il faut donc enseigner la peur. Il faut enseigner le réel. La logique se soucie des sentiments, elle les crée, elle les peaufine. Le contentement de soi, la satisfaction, le bonheur... préparent au viol. Les nuits de réel sont enchanteresses dans la douceur des espérances du printemps; en hiver l'apprentissage est plus violent, "plus atroce" disent les médias, le froid glacial vient mordre les plaies maintenues ouvertes.

Tout cela est loin. Voilà qui est expliqué. N'y pensons pas plus qu'aux autres morts. Je n'ai pas la prétention d'avoir été le seul à incarner le réel et je suis peut-être lu par qui l'a incarné sans s'en apercevoir, ni s'en souvenir, voire en plein jour, dans son bureau de petit chef par exemple, un chef est toujours petit même (et surtout) s'il croit le contraire, et fier d'avoir torturé avec un prétexte, lui; il y a des bourreaux qui se croient sauvés parce qu'ils se raccrochent à des prétextes ! Ils feraient mieux d'avoir peur. Ils auraient mieux fait d'avoir peur. La peur peut sauver. Elle aurait pu les sauver. Les forts ont tort. S'ils sont attrapés au coin d'une rue, il n'y a pas besoin de leur couper la langue; ils hurlent, ils supplient, la ronde passe, sciemment elle ne les entend pas.

 

ET ARRACHE LA BARBE ET LES SOURCILS.

 

Hou-ou-ou... Il fait froid ici ce matin. Sophie doit avoir un problème avec sa chaudière. Où est-elle d'ailleurs ? Un bar sans personne, on pique et on s'tire ? Ah la voilà ! Elle est en grande tenue sale de réparateur de chaudière. "Ça va repartir", dit-elle. Elle suppose. Je n'ai pas envie de me geler toute la matinée; il y a une réunion avec Il Professore sur Brissac. Pourquoi tient-il tant à ce Brissac ? Elle s'en agace. Modérément; Sophie est toujours modérée. On va poser les mains sur les radiateurs. Pour le moment... rien. "C'est trop tôt." Bon. Dans le froid, une réunion, ce sera gai. Je  retourne  poser  la main. Ah ?... Il me semble... Elle vérifie sur un autre. Oui, la chaudière repart.

"Un café siteplé... Chaud."

La paix est sûre pour ceux qui se serrent les uns contre les autres au sein du froid; le bar est le refuge au bord du parc que ne trouvent que les initiés et les gens rejetés là par le hasard, mais il n'y a pas de hasard. Les logiques qui se sont croisées pour en donner l'illusion ont noué leurs fils d'un noeud si embrouillé qu'il est impossible à défaire. On peut couper. L'être du hasard est ainsi coupé de son passé, car on ne pourrait pas isoler ce fil-là, pas plus qu'un autre; il serait à peine lui. Il respirerait avec peine, comme une carpe du Cap lors du transvasement, étonné. Il est plus sécurisant d'accepter les noeuds.

Dans la tête de Brissac le Chef des meutes a trouvé des noeuds, il n'a pas de possibilité actuellement de couper l'un ou l'autre.

"Ce qu'il faut, explique Il Professore, c'est mieux comprendre Louise."

Même sa mort n'est pas claire. On la croyait une passionnée, on la découvre coureuse. Les rapports présentés par les membres de la cellule laissent perplexe par l'écart avec les certitudes de Brissac. Il ne l'a pas vue comme nous la voyons. Mais nous ne la voyons qu'à travers des enquêtes, exercices à trous. Sous ce scalpel elle est froide, elle ne crie plus, elle ne va pas avouer.

Dans le bar on peut enlever les manteaux maintenant. Des rapports, tranches de Louise, s'ajoutent aux autres, je me sens gagné par la somnolence. Mais je la vois très bien, très bien.

Elle se promène dans la galerie marchande d'un hypermarché, la main dans la main d'un homme grand, sportif, pas son officiel, celui qui nous préoccupe, un autre. Il se penche vers elle, lui dit... ah, c'est obscène... elle rit. L'obscène fait rire l'icône de Brissac. Ils vont s'asseoir à la terrasse, intérieure évidemment, d'un café; c'est toujours là qu'elle vient s'asseoir avec eux; elle vient montrer le nouveau à sa galerie. Le garçon du café témoigne : "La p'tite chatte, là, et même lala, une habituée... Elle s'affiche, hein ? Elle aime qu'on sache. En général quand une fille change d'homme, elle change de café; pas elle." Sa tournée de la galerie comprend l'arrêt au café, la photo de couple heureux, l'achat du souvenir de ce jour unique - ce qui demande du temps et un examen approfondi de tous les magasins -, des achats pour le repas du soir et le grignotage, une bouteille de champagne. Il est important qu'une aventure amoureuse ou simplement sexuelle soit ordinaire; ce qui en fait le prix est le rite. Le plaisir est répétitif; les mêmes causes produisent les mêmes effets pour la même personne; le bonheur tient en équilibriste sur le fil à ne pas casser. Chez elle Louise a son tiroir à photos qu'elle aimerait exposer sur ses murs, elle le fera un jour quand elle sera vieille et que la collection sera complète; elle mourra, du moins elle veut le croire, entourée de ses amants toujours jeunes. Elle seule aura vieilli.

"Dans ce couvent elle devait avoir des amies !"

Quel couvent ? Je crois que j'ai eu une absence. Des regards ironiques, d'autres courroucés coulent vers moi. Sa photo est là, sur la table. "Ah... oui... c'est bien celle..." Je m'arrête avant de dire "de mon rêve" et j'enchaîne en coupable pressé de faire oublier sa culpabilité par un aveu : "Je l'ai vue souvent, autrefois, à l'hypermarché du quartier est." Effet. Une Elue fait remarquer sur un ton pincé que j'aurais pu le dire plus tôt. Mais moi je n'avais pas réalisé qu'il s'agissait de la même. Jamais vu Brissac par contre. "Une sacrée pute, celle-là." Ce jugement expéditif ne plaît pas autour de cette table. Je descends de ce cheval et j'en enfourche un autre : "Un esprit libre dans un mignon corps libre." Ça passe mieux. "Ce que je disais avant, c'était le jugement de la rue, de la rue intérieure de l'hyper. C'est ce qu'on y disait. Elle devait bien le savoir. Si elle s'exhibait comme ça, tu parles d'une innocente. Elle le cherchait bien, va, ce jugement-là." Le "comme ça" n'éclaire personne car personne n'a vu les images-souvenirs de mon rêve. Je raconte. On me rappelle de ne pas broder. Dommage. Oui, elle venait le chercher ce  jugement. Forcément. En ce cas, faire l'amour après avec le type photographié revenait à le faire avec le jugement, avec tous ceux qui avaient craché le jugement sur la fille qui s'y offrait à la terrasse (intérieure) du café. Si la liberté s'expose elle finit en partouze. Grimaces sur cette idée autour de la table. Changeons à nouveau de canasson. Haute-voltige. "On ne peut pas être libre, relativement cela va de soi, dans le système de l'Ordre, sans défier." Action vaine, naturellement; le défi est une chaîne, elle a juste remplacé une chaîne à son cou par une autre et elle a pris cela pour la liberté... C'est bon de se sentir approuvé par tous dans une discussion.

Le bonheur nécessite la liberté, le bonheur vrai; pour un ersatz de bonheur, un ersatz de liberté suffit. La mort a une faille car elle n'est pas Dieu, elle n'est donc pas libre. Son plaisir atroce, effréné, n'est qu'une fuite en avant; ne pas s'arrêter pour oublier que la faille est obligatoirement là. Le bonheur n'existe que pour l'âme; elle seule est libre en Dieu.

Louise avait sa lutte personnelle avec ses moyens de petite femelle. Ne peut-on dans cette société se sentir libre que sous les crachats ? Quand on n'a pas rencontré les Elus; quand on ne connaît pas la vérité.

Donc on avait trois Louise. Selon mon ordre à moi celle de l'hyper, celle de Brissac et celle du couvent. Mais j'avais raté la dernière. Pas forcément moins intéressante même si je fréquentais plus les demi-putes que les courants. Je fais un gros effort cérébral pour suivre la pensée d'Il Professore qui semble sûr de lui. Pute Louise et sainte Louise se seraient unies en Louise de Brissac; elle avait ainsi atteint sa liberté la plus grande dans l'amour avec bague. Je lâche une plaisanterie, pour détendre l'atmosphère d'ailleurs pas tendue, sur le centre de détention du mariage dans l'île du bagne avec bonheur sexuel imposé sous l'oeil froid des geôliers. Changeons de canasson. Pauvre Louise, son âme à la recherche éperdue de la liberté utilisait ce corps-prison sans frein, sans limite; Louise était une souris de laboratoire, en somme, utilisée dans un but supérieur. Le but justifiait l'expérience animale. La bête Louise faisait la rue (intérieure) de l'hypermarché pour y récolter de la liberté sexuelle à laquelle elle ne pouvait pas échapper; son labyrinthe était fermé à chaque extrémité; elle était exposée par sa liberté et recevait les crachats de ceux qui n'étaient pas libres de ne pas lui cracher à la figure. C'était une liberté limitée à une rue. Et les crachats c'est désagréable. L'âme a cherché d'autres labyrinthes pour sa souris. D'où les couvents. D'où l'amour de Brissac.

"Café, siteplé." Sophie ironiquement pose la cafetière juste devant moi "Bien fort", dit-elle. Deux trois tasses s'explosif de tête. Je deviens café. Café pense fort par ma tête. J'enfourche cheval de race grand galopeur, je comprends les arcanes, je piaffe à la porte-cochère d'un couvent convenable (le propre des couvents selon mes renseignements), j'explore les possibles, le chaman brise les sceaux, il se rit des sens interdits, il se gondole des stop, il triomphe des nuits sans étoiles. "Il faut chercher dans les couvents. Juste là. Il faut qu'elle en soit à cette étape, sinon elle ne peut pas évidemment passer à celle de Brissac." L'ordre de l'évolution de Louise n'est pas celui de ma découverte de Louise; l'histoire de l'âme est essentielle ici; sans elle on ne comprend rien. Il Professore d'accord. Il me demande quels couvents. Ceux qui reçoivent pour des retraites. La recherche ne sera pas longue. Quelle magnifique arrivée en tête !

Me voici seul à ma table maintenant. Je crois que je vais dormir.

Une Louise en double n'était pas réfugiée dans les locaux proches de Dieu. La demandeuse d'asile la plus ressemblante au modèle présentait des différences inquiétantes. Mais il ne s'agissait que de procurer un ersatz de bonheur pour sauver une âme, voire deux.

Cette Louise-là s'appelait Marie, pas la mienne, c'était avant, rien à voir. Elle avait mal vécu avec beaucoup d'efforts et son honnêteté n'avait pas été récompensée. En amour sa fidélité avait été déçue, si bien qu'on aurait pu croire qu'elle aimait changer de partenaire alors que c'étaient eux qui aspiraient au changement. Marie (pas la mienne) aimait les Gontran. Ils ne s'attardaient pas avec elle et un Gontran la refilait assez vite à un autre Gontran. Elle en souffrait mais baisait, se disant avec philosophie d'entre-jambes qu'elle avait au moins ça. Selon eux, nous avons des témoignages sérieux, elle n'était pas un bon coup. De loin elle faisait illusion, elle était tentante; de tout près, rapidement décourageante. Le détail graveleux des raisons importe peu. Longtemps elle fut une désespérée pragmatique; quand on a un bon boulot, que l'on peut sauter de case en case comme au jeu de l'oie - et puis elle s'est trouvée à la case prison, en fait case sans aucun Gontran, case avec un geôlier qui aimait la battre. Marie attendait le chevalier Gontran pour la délivrer. Elle pouvait toujours attendre, son idéal avait un tempérament de jouisseur sans tracas; ne pas se casser la tête et bien vivre de bonnes filles jolies; la castagne n'est pas son fort. Le geôlier triomphe; il bat l'innocente qui croit à la belle histoire d'amour. Gontran réfléchit à une attaque du château pour délivrer la chérie, mais les murs sont gênants, l'occupant des lieux est gênant, le combat est gênant. Il se trouve d'autres Marie (pas la mienne), des ersatz qui l'aident à attendre dans la réflexion. La prisonnière crie "A l'aide !" Le chevalier cire "Attends !" Le roman tourne mal pour l'amoureuse à l'Idéal paresseux. Le salaud à biceps avait de beaux jours devant lui. Belle fuit le château où la Bête reste la Bête malgré tous les baisers et gâteries, elle fuit une nuit d'étoiles filantes, bien cachée parmi ses soeurs, et atteint le havre de l'âme, essoufflée et peureuse.

Jusqu'à l'arrivée du geôlier, l'âme n'avait guère été entendue. L'amour raté à répétition occupait son temps libre de boulot, occultait l'essentiel; les fenêtres n'ouvraient que sur les sourires de Gontran, sur les joies de Gontran, sur les actes de Gontran, sur les trahisons de Gontran, sur les départs de Gontran, sur les nouveaux Gontran. C'était limité mais enfin elles ouvraient. On peut souhaiter paysage pus vaste mais la suite avait été pire.

Attendre qu'ça change avait en somme été son occupation de loisir.

L'espérance avait permis la prolongation des tortures douces. Le geôlier s'était moqué des espérances. Beaucoup plus tard elle avait fui.

Des gens marchent encore quand le temps a arraché une à une chaque espérance; il a arraché un cheveu puis un autre, les barbes et les sourcils; Belles et Beaux arborent des faces lisses aux petits yeux, leurs trognes roses s'allongent dans une recherche sans but, ils se souviennent juste qu'il faut chercher. Quoi ? Ils fouillent partout, les pièces des maisons, les rues, les poubelles. Ils achètent des revues-poubelles. Quoi ? Chercher. On saura quoi quand on aura trouvé. Les revues-poubelles sont riches de détritus et de boue; on peut s'y vautrer, les trognes porcines caressent les pages. Quoi ? Hein ? Se vautrer dans le bonheur supposé des autres, s'y tourner et retourner; mais le délice ne vient pas. Ils auraient de quoi être déprimés s'ils avaient espéré; ils sont têtus sans le but. Hein ? A la soupe. Quoi ? Manger c'est penser. Baiser. Bon. Hein ? Cochons et Cochonnes se klaxonnent à la nuit tombée en voitures les plus attrayantes possibles; ils ont mis des perruques, des sourcils, des barbes, ils se sont donné les airs de ceux qu'ils furent au temps des espoirs. Quoi ? Qui cherche trouvera. Les corps gras se pressent en une masse informe. Les véhicules tonitruent de grognements extatiques. Quoi ? Quoi ? Les groins grognent sous les perruques en folie. Hein ? Madame remet ses sourcils et ses cils, Monsieur récupère barbe et moustache. Y avait rien là. Quoi ? Au bout du parcours est l'arrivée, chacun le sait; il suffit de chercher pour arriver. Quoi ? Hein ? Tout fonctionne poubelle; rose est la vie quand l'urinoir fonctionne; vider poubelle; remplir, à ras bord; poubelle contente; porcs contents, tout propres pour partouzes. Grand gala, grande soirée ! On mettra des sourcils verts, très écologistes, on mettra des barbes à la taille impeccable, les Belles auront des cheveux roux très longs, les Beaux mettront des chevelures à reflets dorés dans du noir, des chevelures de nuit et d'étoiles où les Belles viendront se faire prendre. Gala de bienfaisance; pour soi d'abord. Les poubelles sont prêtes. Les plus belles poubelles de la planète. Y a d'quoi. De quoi à qui; de qui à quoi. Hein ? La pensée doit être oblitérée, oblitérée poubelle pour ne pas être illégale, révolutionnaire réactionnaire; elle pourra être ramassée au petit matin avec les autres détritus. Partouze pensée au Gand Gala avec poils. Les photos témoignent, nul groin n'y échappe. Quoi ? Quoi ? En tout cas on a bien cherché. Rien à se reprocher. D'ailleurs pourquoi se reprocherait-on quelque chose ? Sur quelle base ? Dites un peu. Culpabiliser n'est pas jouer. Faux-cul. Mauvais payeur, mauvais baiseur. La pensée coule à flots des bouteilles de champagne, moins des bouteilles de pinard, question de moyens ma Belle. Les groins démunis cherchent sans idées, les groins pétillants sont amusants, si pleins d'esprit, si drôles, hein ? Ils vont trouver, c'est sûr. Et alors on saura quoi.

Marie (pas la mienne) avait renoncé. Elle avait renoncé à Gontran, c'est-à-dire pour elle à tout. Venue en visiteuse à un mime de Dieu, elle osa se regarder. Celle qu'elle voyait n'était plus elle. A quoi bon se regarder si on risque de se découvrir. Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis la même et pour toujours. Mais il éteint l'image de Marie, les fantômes ne vivent pas dans les miroirs, les souvenirs y sont morts, ils sont tous à couvrir d'un crêpe noir. Les espérances folles et les espérances sages ont également vieilli; leurs traits sont sinistres pris dans le masque des rides, de la peau flasque, des taches; quand on a tout perdu on est comme étonné d'être encore là. Pour longtemps peut-être.

Et puis, il y avait la honte. Ce qui l'avait prise par la main pour l'amener au couvent, oui, la honte. Avoir été la poupée des Gontran; la main passe. Ne pas avoir trouvé Le Gontran, Le Gontran des Gontran, l'original dont les copies l'ont possédée; la poupée des copies non conformes gît sur le lit d'amour, la rivalité des mâles l'a fait crier, ils l'ont laissée. Pourtant Marie a tenté de construire sa vie. Elle y a employé toute sa raison, toute son énergie. Le résultat, elle n'en supporte pas l'image, le souvenir. S'assumer n'a de sens que si on a été plus fort que les événements, les problèmes, du moins si on peut le croire. Assumer ce que votre programmation a fait de vous, si vous sentez que la vie imposée n'est pas vous, permettrait,  lâchement, de se sauver de la honte. Le confort intellectuel passe par la lâcheté. La honte est une torture lancinante; submergée par les distractions quotidiennes elle remonte toujours à la surface; ce peut être n'importe quand, n'importe où. Brusquement Marie prenait conscience de ce qu'elle était. Elle ne savait plus quelle raison opposer au geôlier qui la battait.

L'Ordre jouit de la honte de ses créatures, de ses jouets; pour ce délice il est nécessaire qu'elles soient capables de se rendre compte de ce qu'elles sont, de ce qu'il leur fait faire, de ce qu'elles font. La honte est un viol des esprits. Il faut la subir. On peut trouver un système mental pour s'aveugler, pour ne pas être pleinement conscient, elle revient, ne pas savoir, ne pas voir, elle revient, penser à autre chose et l'appeler penser, elle revient... Devant sa glace, se raser les sourcils, les cheveux, devenir nue, enlever charme et beauté. Les espérances étaient vaines, les espérances restent enfermées dans le passé, Marie descend dans la rue. Son geôlier rit d'elle. On rit d'elle de tous côtés dans la rue. Elle va aux rencontres des faces nues; le geôlier rit d'elle; il la retrouve, il la reprend, il la bat. L'absence d'espérances ne sauve pas.

Cette affligeante Marie décidément était assez loin de Louise. Tout de même un jour l'âme l'avait emporté. L'avait emportée. Après avoir renoncé aux espérances, Marie a renoncé à la ville. Ses règles, ses distractions, ses fuites de la vérité, ses oeillères, ses jeux de miroirs truqués, elle avait fait le tour des illusions et elle se voyait toujours, sans sourcils, cils, ni cheveux, ou peinturlurée, avec une perruque rousse pour s'offrir au geôlier afin de ne pas être battue, geôlier qui, hilare, avait un plaisir plus grand à la battre, elle se voyait. La honte revenait, la saisissait, jouissait d'elle. La soumission n'entraîne aucune reconnaissance du maître. La soumission n'entraîne que la soumission. La révolte n'entraîne que la soumission. L'espoir n'entraîne que la soumission. Le désespoir n'entraîne que la soumission. Jouer au maître n'entraîne que la soumission. Jouer à l'homme libre n'entraîne que la soumission...

L'âme de Marie était plus forte que les espérances, que le désespoir, que les jeux et les vices. Marie a tout laissé, elle a traversé la ville, elle a frappé à la porte d'un couvent. On l'attendait.

Le geôlier rôde autour du couvent. Il est la hyène qui ne lâchera pas sa proie.

Le Cap fait ce qu'il faut. Il est brutalement persuasif avec son commando; la force cède à la force.

Marie ne nous connaît pas encore. Sandra est chargée de l'approcher, de lui parler. En pleine forme, Sandra, mais plutôt occupée de sa Marie à elle, la nôtre, la mienne, la vraie. Expliquer à l'autre qu'elle doit devenir Louise ne va pas être facile. Expliquer à Brissac qu'il doit devenir Gontran ne le sera pas non plus; enfin, avec lui, il ne s'agit pas d'expliquer, le Chef des meutes a bien montré qu'il est au-delà de la raison. L'âme de Marie doit en sauver une autre et elle sera sauvée elle-même; la raison de Marie (pas la mienne) doit le comprendre pour que ce soit possible.

J'ai l'impression que la chaudière faiblit à nouveau. Sophie soupire, pose Zeitlz et repart pour la lutte dans les profondeurs du bar. Les moins chanceux sont ceux qui restent et qui n'ont rien à faire. Bouger. Quelques pas. On ne court pas dans un bar, il n'y a pas la place, c'est ridicule. Le ridicule réchauffe. En ce cas soyons ridicule. Le ridicule vaincra le froid. Sophie remonte, l'air mécontent, elle fait un numéro de téléphone. Elle appelle le réparateur. Pas trop tôt.

Cette planète est vraiment inhospitalière pour ses enfants. Les enfants n'ont pas eu le choix d'être là ou pas; ils subissent; ils ont été faits là pour subir. Lutter contre c'est se permettre de continuer de subir; plus longtemps; le but de l'enfant est réduit à reculer le plus possible dans la survie; il ne peut rien d'autre.

L'Ordre place devant vous un obstacle, alors vous luttez pour passer l'obstacle, c'est lutter ou ne rien faire, lutter pour rien ou ne rien faire. Qui peut ne rien faire ? Vous avez l'action dans le sang, pas vrai ?

Sandra arrive, elle dit "Brououou". Eh oui, mais moi j'avais prévu de passer ma matinée au bar. On l'a prévenue que Sophie devait lui parler. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Marie-Louise ? Depuis qu'Elisabeth a commencé une formation religieuse, Sandra a beaucoup appris; elle a des contacts, des relations dans ce monde particulier. Sa mission est, il faut le reconnaître, assez délicate : convaincre une âme d'en sauver une autre; néanmoins qu'est-ce qu'une âme peut faire de mieux ? N'est-ce pas une tâche exaltante ? Vu sous cet angle, et c'est le bon angle pour Marie, l'action s'impose même. Elle ne demande ni espérance ni volonté. Juste la charité. Marie en bénéficie, donc elle doit en faire bénéficier. Inutile d'insister sur les particularités du futur bénéficiaire; les exploits de Brissac, à l'hôpital par exemple, ne sont pas de nature à enthousiasmer les esprits généreux; la charité non plus. Mieux vaut insister sur l'amour. En ce qui concerne Louise il n'est pas davantage nécessaire d'insister sur la période de l'hypermarché. La réduction de la vérité permettra une meilleure perception du devoir à accomplir. Que Marie ne risque pas d'être perdue dans les détails. Ça ne sert à rien, les détails. Elaguons. Brissac lui apparaîtra comme un arbre du parc en hiver. Dépouillé, noble, grand dans son dépouillement. La femme peut recréer le printemps pour le mâle désolé. Il peut reverdir. La vie infernale peut avoir un nouveau cycle, puis un autre... N'est-ce pas mieux qu'être un sexe inutile dans un couvent écarté ?

Sandra maugrée. Sa tâche ne lui plaît guère. Sûrement le résultat de la panne de la chaudière car le froid décidément s'installe. Il va faire fuir les clients; moi d'abord. Elle boit un petit verre de réconfortant offert par la maîtresse des lieux; j'en pendrais bien un aussi; je fais partie des murs froids sans doute ?

Je décide d'accompagner Sandra qui part, j'ai des choses à lui dire, des conseils dont elle va profiter, j'ai bien connu Louise, moi.

 

JAMAIS NUL TEMPS NOUS NE SOMMES ASSIS :

 

Le temps a des ratés de chaudière, il tombe du froid en avalanches; il mord des vieux dans leurs chambres pour une ultime horreur de la mort. J'ai passé des heures dans les grands magasins; sans rien acheter. C'est pire que la canicule; et l'inverse; ou pareil et le contraire. On finit par envier les gens qui travaillent; pas les assis, non, les inférieurs. Dans l'un des grands magasins j'ai vu une jeune vendeuse qui m'a beaucoup plu; si j'ai à nouveau un coup de réel dans la tête, je veux commencer par elle.

Nos vies habituelles se disloquent sous l'effet d'une panne de chaudière. Notre volonté de maintenir nos activités quotidiennes n'a pas tenu longtemps, le froid a un fouet terrible, il dresse le plus rebelle, cet aspect du maître est doté d'une brutalité sauvage. Un tremblement de froid est un tremblement de peur qu'on ne s'avoue pas. Le petit enfant est laissé par ses parents nu seul dans le froid du parc, il crie, ils regardent depuis une fenêtre autour, lui ne le sait pas, il ne sait pas où ils sont, qu'ils sont là et regardent agir le froid sur lui. Le sadisme de cet avatar du maître est sans répit. Les cris, les pleurs du petit enfant sont un besoin du maître. Les parents regardent, les habits de l'enfant encore dans les mains, ils ont gagné de la chaleur en faisant cet enfant pour la mort. L'humanité tout entière est ce petit enfant.

Gloire à vous, mes chéris des temps passés, vous tous qui avez souffert et pleuré, perdus et nus dans le froid sans âme, soyez bénis et que le règne des temps s'achève, que l'Ordre miné par son imperfection s'effondre sur lui-même, que les espaces cessent, que les têtes de la mort soient coupées. Que les âmes soient libérées, que l'éternité et ses infinis, en fait dirai-je désormais atomes en Dieu, disparaissent, que la volonté de Dieu soit faite, qui est la liberté.

Je serai toujours cet enfant qui pleure et crie nu dans le froid qui le détruit, je serai toujours du côté des enfants qui pleurent et crient dans l'horreur du froid; le maître est sans pitié, on le sait mais on ne peut pas s'empêcher d'implorer sa pitié. Il est si dur de ne pas espérer. Pourtant il faut d'abord renoncer à implorer la pitié qui n'existe pas. Surmonter les pièges de l'ironie qui accorde des délais pour qu'on puisse continuer de croire à la pitié.

Les notes que j'utilise aujourd'hui je les écrivais assis sur un banc dans une galerie marchande d'hypermarché au pied d'un escalator. Tous ces gens qui passent et ont un but, servent. Ils servent l'Ordre. Ils sont soumis aux baisers dévorants du froid qu'ils fuient; ils finissent par lui livrer l'enfant.

Le viol de l'enfant dans le parc déserté et ses pleurs convulsifs qui sont bus avidement par le froid sans pitié, au centre de toutes les fenêtres sans lumière, sous les regards de tous qui l'ont tous, d'une manière ou d'une autre, livré, sous les regards de tous qui ont gagné un délai en faisant ou en laissant faire, affirment la loi, la loi du plaisir écoeurant du maître, du plaisir total sur l'innocence, de la possession jusqu'à la mort de l'innocence, car l'Ordre jouit sans frein, sans limite, la logique ne crée les êtres que pour sa jouissance, l'enfant est créé pour hurler sa peur dans les larmes voulues par le bourreau.

Seul le maître a le silence. Il le plaque sur les bouches et les nez de victimes pour les voir suffoquer, elles s'agitent naïvement, elles voudraient supplier, demander pardon, elles pourraient croire qu'il accordera le pardon pour les fautes qui n'ont pas été, elle ne trouvent plus l'accès à l'espoir, les yeux supplient, qu'il va crever, et la mort s'insinue en eux révulsés, sans qu'ils puissent autre chose que gigoter vaguement par secousses sous sa possession, jusqu'à la domination totale.

Le silence et le froid dans le parc sont l'attente du maître. On pense à autre chose, n'importe quoi. N'importe quoi autre mais pas ce qui nous attend. Et l'humiliation. La honte de ce que l'on est si on se regarde. L'écoeurement d'être cette chair à viol. Où se trouve ce qui échappe à cette horreur qu'est la vie, cette construction logique de matière avec ses briques et leurs assemblages savants ? "Se trouve" n'est pas le mot qui convient, car il implique un lieu alors que Dieu n'est pas l'espace et les temps qui sont dérisoires en lui, mais nous n'avons que des mots de la logique, des mots qui sont limités à la logique, des mots qui ne conviennent pas.

Refuser. Mais refuser ne suffit pas. Refuser c'est s'asseoir, sans attente et sans espérance, ne plus bouger jusqu'à la fin après s'être vidé de tout. Refuser d'obéir revient à laisser commander. Refuser se limite à soi, donc laisse faire pour les autres. Qui n'ont qu'à refuser. Mais lutter pour vaincre est supérieur; un Dieu, pas de maître: on peut sortir de l'Ordre et accéder à l'existence.

Notre collectivité atteindra ce but. Et pour cela toutes les âmes sont capitales.

Etant donné le froid du bar, persistant par la mauvaise volonté d'une chaudière que Sophie décide enfin de remplacer - ça va prendre combien de temps encore ? - elle installe des radiateurs pour arrêter la fuite des clients - je déambule sans cesse et je suis allé jusqu'à la porte du couvent de Marie pour cueillir Sandra à sa sortie et avoir les nouvelles. Voilà les primeurs, quasi congelées : l'approche a été délicate car Marie est telle un oiseau blessé, l'idée de ressortir de sa prison volontaire la terrorise, elle ne croit pas que le geôlier ait cessé de rôder, d'être à l'affût d'elle, qu'il ait cessé d'attendre la proie. Une proie, pense-t-elle, ne peut pas être libre, ou elle obéit ou elle s'enferme elle-même pour être protégée par les barreaux de sa prison. Les cages servent aux faibles pour s'y enfermer quand les prédateurs sont trop nombreux pour être enfermés dans les cages. Sandra a pris contact, sans plus. Est-on sûr de vouloir aller plus loin, faire du chemin avec Marie ? Les difficultés seront sans nombre.

Pour Il Professore l'âme justifie tous les efforts.

"Bon", soupire Sandra, "on y retournera."

Sophie sert les grogs.

Sa farceuse de chaudière a enrhumé tout le monde.

Agir pour l'âme est évidemment supérieur à agir pour agir. Nous ne sommes pas des hommes-choses. Marie doit comprendre que dans sa prison elle est elle-même toujours une prison. Ses prières ne vont qu'à l'Ordre, elle vont au geôlier en croyant s'adresser à Dieu contre le geôlier, les prières ne servent qu'à rassurer ceux qui les font sous le regard ironique de l'Ordre.

Sandra retourne au couvent accompagnée d'Elisabeth. La grande désespérée ne s'attendait pas à cette seconde visiteuse, et si jeune. La voilà toute émue. Les Gontran n'ont pas fécondé leur poupée. Les poupées ne servent pas à cela. Elisabeth adore parler religion, Marie est bien un peu étonnée de sa façon de raconter et d'expliquer la Bible mais... somme toute... ses variantes en valent d'autres... Marie réapprend à sourire avec Moïse et Jésus. L'enfant prodige Elisabeth assise sur ses genoux la met en communication avec la vérité au moyen d'un beau dessin qu'elle réalise en utilisant les moyens du bord, un simple stylo bleu et une feuille de bloc-notes. Tant pis pour les jolies couleurs. Mais si tante Sandra l'amène de nouveau, elle apportera son carton avec ses réalisations récentes, sur beau papier à grains que l'on peut sentir sous le doigt, et non seulement les couleurs sont obtenues en employant des crayons mais aussi l'aquarelle. Elle a des pinceaux, des petits pots, enfin tout ce qu'il faut, et les êtres avec âme sont en rose et bleu, les autres, les hommes-choses, en marron; quand ils servent de prison on voit une lumière rose et bleue dedans. Marie retrouve son enfance, elle retrouve Marie petite fille. Comme elle l'a trahie. Des larmes lui en viennent aux yeux. Elle s'excuse auprès d'elle; mais elle était si fière de grandir qu'elle avait oublié l'essentiel. Sandra lui explique l'importance de nos enfants pour nous - sans entrer dans les détails qui, à ce stade, pourraient choquer un esprit empêtré de logique élémentaire.

Difficile de faire comprendre à qui vient de célébrer avec les religieuses Dieu le Père, que Dieu n'est pas le père, que le père c'est l'Ordre, que Dieu n'aurait pas envoyé son fils pour libérer le monde de son père, de lui-même. Il va falloir un peu de temps pour que la vérité prenne la place de l'habitude dans sa tête, la place de la logique apprise. Au début il y a des réticences, c'est normal; petit à petit les hommes qui vont mourir et qui le savent (les hommes-choses qui ont vu mourir, qui ont lu qu'ils mourraient, qui en discutent même, continuent d'agir et d'être comme avant car ils ne "savent" toujours pas) entendent l'âme, l'Ordre devient visible, il est partout, ils sont l'Ordre, il ordonne les battements des coeurs, il règle et dérègle leurs pulsations, il est le neutrino qui traverse la terre, il est le jeu des galaxies dans le vide immense, il ne serait pas tout s'il n'était aussi les contraires, il est aussi l'antimatière, la générosité, le don de soi, il est la mort qui a besoin des larmes.

Elisabeth est retournée à son oeuvre de conversion, avec Sandra bien sûr, son carton à dessins sous le bras et des explications nouvelles qui ont afflué dans sa tête prêtes à l'attaque. D'après mes renseignements - de première main par Sandra, forcément; c'est à la suite de mon aide précieuse dans ces circonstances qu'elle m'a choisi comme père de Marie, la vraie - Marie n'a pu s'empêcher de proposer à Elisabeth quelques ajouts par-ci, quelques modifications par-là, et à elles deux, Sandra souriante s'embêtait ferme, elles ont retouché, embelli avec les crayons apportés par Sandra, puis elles se sont lancées dans une oeuvre nouvelle à quatre mains, oubliant tout, dont Sandra. J'ai vu les oeuvres, je peux vous dire que Marie avait un joli coup de crayon; pour le choix des couleurs Elisabeth était intransigeante, parfois Marie tentait une rébellion mais elle revenait vite à la raison des couleurs d'Elisabeth. "Joli", "pas joli", ces deux jugements de notre prodige étaient définitifs. Le résultat avait une fraîcheur naïve qui m'enchanta moi-même. Sandra maugréait; elle avait du travail, elle; la collectivité semblait ne pas le comprendre, mais elle ne pouvait pas passer des après-midi à persuader de la vérité. Ma future épouse ne manifestait aucun intérêt pour les arts; elle se révéla plus tard, mais elle avait déjà commencé en fait, une femme d'affaires déterminée, rusée, manipulatrice, sans plus de scrupules que les lois, bref douée. Alors elle fit semblant de se passionner pour les arts et lettres afin de se rapprocher de nouvelles cibles à profit; les milieux les plus aisés sont évidemment ceux qui rapportent le plus. A ce moment-là, grâce à Elisabeth elle était nantie de solides connaissances qui permettent de se faire craindre.

Mais tout cela dans le but de la liberté, notre but, le seul véritable. Notre civilisation est la dernière. On dit que les civilisations meurent, en réalité elles s'autodétruisent. Elles s'autodétruisaient quand elles comprenaient ce qu'elles étaient, de simples constructions dans l'Ordre qui joue avec ses créatures, quand elles voyaient l'Ordre et ce qu'il est. Les civilisations sont toujours mortes du désespoir de la lucidité enfin acquise sur elles-mêmes. Leurs morts sont toutes des suicides. Mais le suicide de la nôtre sera aussi la fin des temps.

Donc la vérité recrutait. Sans avoir de bureau officiel en ville pour cela. Elle avait une chaudière contre elle. Une chaudière visiblement passée à l'ennemi. On n'aurait pas cru cela d'elle. Le marchand qui devait la remplacer était sûrement un auxiliaire de police, il demandait à demi-mot des pots-de-vin pour se dépêcher; Sophie : "Pas question"; donc de chaudière, toujours pas; enfin on peut aller admirer l'ancienne à la cave, on hésite pour elle entre la casse et le musée; Sophie n'a pas tort de refuser du fric en dessous-de-table, mais ses radiateurs électriques pour remplacer se laissent sûrement soudoyer par le marchand-chauffeur, la morale est de notre côté et le froid du sien. J'ai tenté d'expliquer à Sophie que ruser évite de subir, le froid est un avatar de l'Ordre, payer ses sbires ce n'est pas plier devant lui, c'est être plus malin que lui; elle m'a envoyé promener. A le lettre; fait pas assez chaud là-bas. J'erre beaucoup. Je suis retourné voir la vendeuse à laquelle je m'intéresse, en voilà une que je convertirais bien. Y a du chaud chez toi pour l'hiver ? A cette époque je ne vivais pas encore chez Sandra - est-ce que je vous ai raconté la naissance de Marie ? J'y assistais évidemment, j'y participais. Tout de suite c'est moi qu'elle a préféré. Sandra en a toujours été jalouse. -, oui à cette époque mon chez moi était réduit à une pièce franchement démoralisante, et pas chauffée du tout. Le travail est une aliénation qui ne m'a pas aliéné. Avec moi il a lamentablement échoué; trop doué pour lui. La carotte et le bâton sont pour les hommes-choses. De temps en temps, afin de servir la cause, j'ai pris des boulots, je m'adapte très vite à condition de voir la sortie dès l'entrée; je suis un claustrophobe du travail; comptez sur moi pour m'intégrer à une entreprise sur laquelle vous avez des vues, pour y jouer au passe-muraille, pour agir au moment prévu - boum ! de préférence.

Jamais nul temps nous ne sommes en repos. Au bout de vos ficelles, boulot boulot, hein ? Saligauds. Bien pires que moi. Les chirurgiens chirurgient des patients attachés ou endormis qui se réveilleront en leur pouvoir définitivement; les médecins médecinent de leur autorité des clients perdus qui se raccrochent à cette corde de pendu; les employeurs empilent les médecinés et les charcutés dans des usines méritantes car elles offrent de l'emploi à tous sans discrimination; les policiers policent, les révoltés révoltent; les soumis vont et viennent en s'humiliant devant le policier, le révolté, le médecin, le chirurgien, l'employeur, le boucher, le pâtissier, le djournaliste, la nymphomane, l'artiste d'bel art, l'artiste d'la charité bien ordonnée, l'électricien, le plombier, le militaire et le conducteur d'train, le pilote, l'astronote, le capitenote, le chefnote et plein et plein plein plein. Tout le monde s'humilie devant tout le monde. Petit salut, je m'humilie, petit salut, tu t'humilies; petit salut, il s'humilie; petits saluts, salauds, nous nous humilions; petits saluts, salauds... Au bal pseudo-humain des Lamerde on y danse on y danse. On s'fout à quat'pattes devant tout le monde. Les Lamerde sont en joie, ils s'humilient à tout va, au whiskey, à la vodka, au champagne, et surtout boulot boulot, fric à gogo, à encaisser, à débourser, pour la masse surtout à regarder filer, tu parles si c'est la vraie vie. Lamerde p'tit chef, rampe un peu, tu jouiras plus après; faut connaître le plaisir que tu donnes aux autres, pas vrai ? Qu'est-ce que tu aimes le plus, Lamerde, être humilié ou humilier ? Vraiment on peut se poser la question quand on voit la gestion du monde, de la planète, "notre belle planète" comme on dit dans les cocoles.

On ne peut aller nulle part sans avoir envie d'y apporter un peu de vérité. Avec moi le coup de réel n'est jamais loin. Enfin à cette époque-là. J'ai rendu de nombreux services à la vérité, notre collectivité le sait, j'y suis honoré comme il est normal, respecté. Nous fûmes les pionniers, les nouvelles âmes savent qu'elles nous doivent leur liberté. J'ai servi et utilement servi.

Donc je ne travaillais pas en-dehors de mes heures de service commandé, demandé plutôt par les forces de Dieu. Je vivais chichement. Petits besoins, avec une tendance à partager le bien d'autrui, sans son consentement si vous voyez ce que je veux dire. La fourmi mérite le parasite, il lui rappelle qu'elle est une fourmi et qu'elle doit travailler plus; et avec moi inutile d'attendre comme avec les cigales le remerciement de la zizique des cymbales. Je n'ai rien à donner et tout à prendre. De la chaleur en l'occurrence.

Quoi ? Je suis obsédé de l'ordre, de la domination, de la soumission, de l'âme... ? Eh oui, forcément. Je suis un obsédé de la vérité. Et toi tu n'es pas un obsédé ? Obsédé par ton travail peut-être; tu sais que tu devrais faire plus d'efforts pour le conserver... tu risques la rue... et si tu as une famille, tu vas lui présenter comment ton échec ?... le fait que tes enfants aient un parent si nul... Obsession. Obsession. Obsédé de l'évasion en skis, en bateau, en motos de courses, en voitures puissantes ? Quelle obsession te permet de fuir l'obsession de ton travail ? L'obsession à deux cents à l'heure sur un circuit protégé... ou une autoroute à policiers. Tu es peut-être un obsédé du P. V., un de ceux dont on ne sait s'ils commettent le délit pour braver et s'affirmer ou pour être punis. Tu ne tiens pas à connaître les causes inconscientes de tes obsessions ? Hein ? Moi au moins je suis libéré de  tout ça. Et  le  sexe, tout  va bien ? Pas trop de dépenses ? En jolies tenues qui attirent pour Madame, en signes virils de sports et études pour Monsieur; avec vous les accessoiristes ont de beaux profits devant eux. Quand tu t'ennuies, allez, un iota de franchise, si tu es un homme, un vrai, un vrai de vrai, tu as la tête envahie de belles, de leurs formes arrondies, de leurs caresses toujours plus osées, toujours plus affolantes jusqu'à ce que tu les veuilles à tout prix... elle t'a coûté combien ? Etait-ce la somptueuse blonde pulpeuse désirée ou un ersatz ? L'obsession de la belle blonde est plus rarement récompensée que l'obsession du travail. Si tu es une femme un peu mûre, tu es peut-être allée dans une de ces maisons où les femmes paient pour être traitées en putes. Quand on ne peut lus se vendre, il reste à savoir acheter des acheteurs. Si on a les moyens de ses obsessions. Il faut que tu te sois beaucoup vendue pour pouvoir beaucoup les acheter. Enfin on peut se passer de sexe, quantité de gens le peuvent, certains pas; et toi ? L'obsession de pantalon élève  à la philosophie et à la religion d'entre-jambes. La pensée s'érotise et jouit de l'étude des comportements. Elle calcule l'augmentation de la productivité en relation avec le bien-être de l'employé. Tout employeur qui veut augmenter le profit doit augmenter la participation du dominé au plaisir. Il propose scientifiquement une armée de satisfactions, nourriture ou pourriture, voiture ou cheval, soleil ou pôle, bio ou cocaïne... une armée de putes qui par l'obsession de la jouissance obtiennent de toi le paiement de ton travail pour leur souteneur. Tu paies une obsession par une autre.

Moi je ne paie rien. En-dehors de notre collectivité les gens ne m'aiment pas. Ils sentent que je ne suis pas comme eux, que je ne paie pas. Voyageur sans billet je prends sans scrupule. Les hommes-choses sont tenus par quelques obsessions simples cachées sous la complexité illusoire du monde, ils sont dotés d'un programme de reconnaissance de l'intrus, du non-conforme dont la présence risquerait de leur faire prendre conscience de ce qu'ils sont, de perturber leur bon fonctionnement. Les obsessions sont des putes de premier choix avec des fragilités inhérentes à l'illusion de liberté, il faut qu'elles soient détruites parfois et qu'elles puissent l'être à tout instant pour qu'elles semblent ne pas avoir été imposées. Ce n'est ni le client qui crée la pute, ni la pute qui crée le client, c'est le profiteur qui crée tantôt d'abord la pute, tantôt d'abord le client. Et le profiteur, c'est l'Ordre. Bon, oui, mon obsession, d'accord ! Mon obsession englobe toutes les tiennes. Mais elles sont semblables. Tes obsessions et mon obsession sont la mort. Tu travailles trop pour tes putes, tu n'as pas le loisir de t'en rendre compte; et puis c'est sans importance si tu n'as pas d'âme.

J'erre des heures dans la ville avant de revenir dans ma tanière glacée. Et là je pense à ceux du dehors, à ceux des maisons, à ceux des appartements aux normes. Même quand ils auront crevé ils auront droit à un emballage certifié conforme. Ne pas être comme eux. Ne pas être comme eux ! J'ai dû redevenir une bête sauvage pour échapper à leurs contrôles. Contrôle médical, contrôle alcootest, contrôle technique de votre voiture, contrôle radar, contrôle de compétences, contrôle de sociabilité, contrôle fiscal, contrôle du compteur électrique, contrôle de votre passeport, carte d'identité, permis de conduire, contrôle vous donnerez un acte de naissance... est-ce que vous êtes vraiment né ? Pas moi. Les papiers je les tous flanqués à leur place : la corbeille à papiers. Et inutile de contrôler si j'ai payé mon loyer. Je ne mets pas d'argent dans la poche des autres. Je ne participe pas à "tu en mets dans ma poche, j'en mets dans sa poche, il en met dans ta poche". Je ne participe à rien. Du moins je ne participais à rien avant le rassemblement par Il Professore de notre collectivité.

 

PUIS CA, PUIS LA, COMME LE VENT VARIE,

 

Quelle horreur, quelle horreur que ce monde ! Pourquoi est-ce que je suis là ? Non, je sais, la question n'a pas de sens, elle est de la logique. On m'a fait pour la ressasser, la question est un barreau pour m'empêcher de m'évader. Ces pensées automatiques dans ma tête me dégoûtent, je ne peux pas ôter ces automatismes, ils sont ma tête. Ce corps me dégoûte avec ses contraintes, ses maladies, ses exigences. Je ne suis ni ce corps ni ces pensées. Ce sont des barreaux. Ce sont des barreaux pour m'empêcher de m'évader. Le suicide ne sauve pas, il sert la mort. Je refuse d'avoir été fabriqué. Les hommes se mangent les uns les autres, ils ont remplacé le cannibalisme direct par le cannibalisme du travail, de l'emploi et de la dépense. Ils se dévorent sous forme d'argent, la mort est dans chacun de leurs actes; Monsieur et Madame s'achètent enfin l'auto tant désirée, ils la paient d'une livre de chair. L'homme est un monstre engendré par la mort. La mort dévore ses enfants. Elle ne les a engendrés que pour les dévorer. Quelle horreur ! Dieu, je t'en prie, écarte les barreaux !

Ici on ne peut que servir l'Ordre et attendre son tour à l'abattoir, ici on n'existe pas. Et si pouvoir exister n'était qu'une illusion de plus incluse dans notre programmation ? Mais non, l'Ordre n'est pas Dieu puisqu'il n'est pas libre, il n'est pas libre puisqu'il ne peut que se répéter, il est son propre maître, il a donc encore un maître, la logique. Le serpent se mord la queue, il n'est que Léviathan.

Quand je suis rentré dans le bar, une semaine s'était écoulée; ma tête était confuse, j'étais sûr de ne pas avoir eu de coup de réel, oui; mais j'avais été ballotté ça, là, par les haines contre le non-conforme, les haines qu'il faut fuir pour mieux revenir les attaquer, j'avais attaqué les chasseurs, ils me croyaient devant poursuivi par leurs chiens et j'étais derrière eux, je les ai harcelés comme ils me harcèlent, mais je n'ai pas servi la mort, je suis resté dans les principes de notre collectivité jusqu'à ce que ma tête se souvienne de l'endroit où est le bar et que je le retrouve enfin. Je n'ai rien à regretter dans mes actes. De toute façon toutes mes violences sont de l'autodéfense. Il faut repousser les monstres.

Il fait bien chaud. La chaudière nouvelle est arrivée, à l'évidence. J'irai la voir. J'espère que Sophie n'a pas lésiné sur la qualité. Personne ne m'a rien dit, on ne m'a pas regardé, à mon avis ils ont dû faire un effort pour cela, je n'ai pas dit bonjour. Tout ce que je voulais c'était m'asseoir à ma table. Etre là. Au bout d'un moment je me suis rendu compte que j'étais en nage, à cause du manteau et aussi des trois tricots, des deux pantalons enfilés l'un sur l'autre, j'en ai ri tout seul. J'ai ôté le manteau et je suis allé aux toilettes pour le reste; dans la glace mon visage paraissait celui d'un autre tant il était gris, maladif, ravagé. Sophie avait peut-être changé la glace en même temps que la chaudière ? Un brin de toilette a suffi à me rendre à moi-même. Rentrer chez moi me permettait déjà de reprendre des couleurs.

Quand je suis revenu à ma table, Sophie y avait posé un grog dont la vapeur montait tant il était bouillant. Et il était si rhumé que j'ai cru exploser. J'en ai ri. Alors Sophie, le Cap, Simon et Elisabeth ont ri aussi. Et je me suis senti joyeux.

Sandra est passée : "Ah, tu es là enfin", a-t-elle dit. Elle voulait me remercier pour un conseil que je lui avais donné au sujet de Maris. (Quand ? Aucune idée. Absolument aucun souvenir.) J'appris ce que je luis avais appris. La culpabilité qui est tapie en chacun de nous, inhérente à notre espèce (chacun qui doit selon la logique de l'Ordre pour le renouvellement des générations prendre la place du père par le meurtre symbolique ou non), accouche du sentiment de responsabilité qui dans la gestion de l'espèce pousse à aider l'autre, à la générosité, à la charité. Dans les victimes affaiblies par définition, il est plus facile de faire affleurer la culpabilité : tu as été victime, s'il y en a d'autres sans que tu aies rien fait tu en seras coupable. Avoir été victime impose la responsabilité d'empêcher que d'autres subissent la même violence. Marie, enfermée en son couvent, fuyait sa responsabilité. Le geôlier chassé par le Cap elle devenait coupable de rester enfermée derrière ses barreaux.

Bien sûr des barreaux elle en trouverait d'autres à l'extérieur, on échappe à une cellule étroite qui est dans une plus grande, laquelle est dans une plus grande etc... Mais pas à l'infini, ou seulement jusqu'à l'infini, comme vous pensez. Rester dans la première cellule en disant que l'on n'arrivera jamais à toutes les forcer c'est croire en l'Ordre, c'est nier Dieu. Là, Sandra a glissé la charité. Et Marie a fait une première sortie du couvent.

Moi aussi j'aide les autres, ceux qui ont une âme. La preuve. A ma manière. Un peu spéciale, assurément. Mais s'il est besoin d'un artificier pour la fin des temps, je suis prêt. Et toi ? Qu'est-ce que tu fais ? Ça ne me regarde pas ? Tu aides l'Ordre dans la gestion du troupeau par ta générosité ? En fait de la sorte tu n'aides personne. Tu apaises la faim de ta culpabilité inhérente, tu la gaves peut-être, voilà une culpabilité bien nourrie, l'Ordre te félicité, il te donnera peut-être une médaille. Oui ? Une culpabilité médaillée, toute fiérote de montrer sa médaille aux copines.

Notre collectivité a arraché la culpabilité d'elle-même, elle l'a extirpée et l'a jetée loin. Ce n'était pas facile, certes pas. L'opération chirurgicale a été longue, douloureuse; il n'y avait pas d'anesthésie possible. Pour devenir un Homme, il faut tuer cette partie de notre programmation. C'est la première cellule. Fouiller en soi avec ses mains pleines de sang, trouver la bête, l'arracher dans la souffrance. Cette libération permet les autres. Mais attention ! L'Ordre flaire le non-conforme. Les hommes-choses vous sentent. Il ne faut pas vous laisser repérer, il faut vous déplacer, changer de place constamment. Et lorsque vous êtes identifié quand même par l'un d'eux, faire ce qu'il faut.

L'Ordre avait prévu pour moi d'être la victime poursuivie dans la peur par d'innombrables chasseurs, d'être le lièvre. Mais je suis le chasseur. Le chasseur avec une incroyable abondance de gibier partout. Il n'y a qu'à tirer pour tuer. Jouer au jeu de massacre désolerait tant ce serait facile. Et on ne servirait que la mort. On se croirait libre et on remettrait en place ses barreaux. Notre collectivité, au contraire, sert la vérité.

Donc la chaleur était de retour, moi aussi, et Marie avait fait sa première sortie. Elle avait du chemin à parcourir avant de devenir Louise, mais un pas en entraîne un autre. Est-ce que Sandra avait l'intention de l'amener au bar ? Ah... Forcément... Ben oui... Qu'on me laisse le temps de m'y préparer. De me réparer.

Brissac était un peu impressionnant pour un Gontran. Plus grand, plus fort et surtout plus brutal. Marie était fade pour une Louise. Si elle ennuyait un Gontran, plus enclin au laisser-aller, à la facilité, qu'à l'action, elle ne pouvait même pas intéresser un Brissac. Le pari d'Il Professore de restaurer l'amour entre deux êtres dont chacun serait d'abord réduit aux souvenirs et aux espérances de l'autre, semblait quasi impossible. Mais lui savait déjà la fin quand nous en étions encore à évaluer les difficultés. Il souriait en nous écoutant. Il savait déjà que l'amour renaîtrait à l'identique. Son atout majeur, c'était, je l'ai compris plus tard, la répétition. L'homme est un être qui se répète. Il tente de s'échapper parfois, il va ici, il va là, et puis le vent l'emporte, le fait se perdre, le vent varie et le voilà emporté d'un autre côté... mais il se retrouve lui-même par la répétition, elle le rend à lui-même, il redevient celui qu'il croit ne pas avoir cessé d'être.

Des barreaux, oui, mais les siens. La répétition est la reconnaissance de sa cage. On est la cage et le prisonnier - l'onde et le corpuscule, la forêt et la perroquet. Transférer Brissac dans la cage de Gontran n'était pas possible à cent pour cent. Pour Marie en Louise, pas davantage. Il fallait créer des hybrides. Il fallait un peu de chirurgie mentale ajoutée à la chirurgie esthétique indispensable pour obtenir une ressemblance vague mais suffisante.

Le Chef des meutes commença la guérison de Brissac. Il envoya un rêve nouveau, qui se faisant passer pour ancien permit rapidement d'en enlever un autre, d'origine celui-là; on commençait par remplacer des barreaux de la cage. Passer de l'obsession pathologique de Louise à l'amour conjugal ordinaire imposait des chemins de traverse dangereux; notre pervers serait guéri quand il serait transformé, c'est-à-dire transféré, quand il serait dans une cage pour deux. Y enfermer Marie avec lui et jusqu'à leur mort (commune, forcément) s'obtenait par une manipulation pour fausser les répétitions. Introduire l'erreur qui convenait. L'erreur du bonheur. L'erreur corrigeait la programmation, Brissac et Marie ne pouvaient être heureux que transférés.

Je ne suis certes pas partisan de l'expérimentation humaine. Nous n'avons rien à voir avec les monstres de l'Ordre, Staline, Hitler, Mao... tout l'escadron de la mort. Notre connaissance de la nature véritable des hommes-choses n'entraîne aucune tentative d'exploitation de notre part, nous ne voulons pas le pouvoir, nous ne voulons pas de richesses; ils ne peuvent pas devenir libres, seules les âmes peuvent devenir libres, mais ils entretiennent la mort, ils la servent, ils se gèrent pour elle et notre devoir, à nous Elus, est de libérer les âmes. Pour le but il n'y a pas de loi qui tienne, car la loi est l'Ordre, il n'y a pas de limites, les limites sont l'Ordre. Libérer c'est briser la loi. Nous l'utilisons contre elle. Nous utilisons la logique pour libérer les âmes de Brissac et de Marie.

Et pour cela ils doivent devenir Gontran et Louise. Un transfert de cellule n'est pas si grave pour des prisonniers. L'erreur introduite dans la répétition les fera s'échapper de l'aliénation. Pour une cellule plus grande. Une cellule à deux. Après tout c'est reproduire l'aventure de la monogamie. A toute petite échelle. Le bonheur résulte de calculs complexes et d'applications simples, il n'a pas de prix pour ceux qui en bénéficient, ils ne se posent donc pas la question du prix et des causes, dont la réponse serait le ver dans le fruit.

Le rêve de Brissac qui revenait chaque nuit le mettait en présence sur un fond sombre qui s'éclairait peu à peu pour laisser apparaître un parc, d'une jeune femme triste, inconnue, assise sur un banc. Elle ne bougeait pas, le regard fixe sur le noir, elle ne le voyait pas. Que faisait-elle là ? Le froid était terrible le jour de ce souvenir. Quand était-ce donc ? Les traits étaient réguliers, le nez court, le front avec une ligne qui évoluerait en ride, les lèvres gonflées exagérément; mais le visage quoique joli ne restait pas en mémoire, il disparaissait avec le rêve alors que tout le reste survivait à la nuit, devenait de plus en plus présent. Quand cela s'était-il passé ? Aucun effort de mémoire ne parvenait à combler ce vide. Et puis qui était-ce ? Dans le rêve l'impression de la reconnaître se faisait de plus en plus impérieuse; lorsqu'il s'approchait; lorsqu'il lui touchait l'épaule; il lui parlait; tenté par sa passivité il caressait sa joue avec le dos de sa main, alors les yeux prenaient vie et ils se fixaient sur lui, s'attachaient à lui, l'étrange fille perdue s'accrochait à ses yeux sans qu'il puisse désormais reculer; il lui parlait; elle se mit à dire des mots qu'il ne comprit pas tout d'abord; elle répétait ses paroles. Il restait surpris de cet écho. Il écoutait ses mots dans sa bouche, les lèvres douces formaient lentement les sons. Il la levait du banc. Il se tenaient debout l'un en face de l'autre, elle continuait de dire ses mots, ceux mêmes du début quand il croyait qu'elle ne l'entendait pas. Brusquement elle se mettait à hurler, à hurler, les yeux dans ses yeux. Il ne bougeait pas. Sans détacher ses yeux des siens, sur le pourtour, il s'apercevait que des gens s'étaient attroupés, ils étaient en nombre croissant. Il mit une main sur le cou de la fille et il serra brutalement. Le sang jaillit des yeux et du nez. La foule applaudit puis se dispersa.

Ce rêve était trop précis pour ne pas être en partie en souvenir. Le Chef des meutes l'aidait à chercher. Etait-ce un de ses forfaits ? Refoulé avec soin ? Comment retrouver l'inconnue ? Le Chef des meutes le ballottait de l'un de ses souvenirs à un autre; il était là puis dans un autre temps, les époques de sa vie se mêlaient, finalement toutes présentes simultanément. Quelle Louise était-ce ? Parfois ces traits lui disaient quelque chose; puis plus rien. Pour être si insaisissable l'épisode devait avoir eu une grande importance.

Une photo de Marie était nécessaire pour que dans la tête de Brissac son visage puisse devenir celui de l'inconnue. Mais avant une petite intervention sur les lèvres et le nez était indispensable afin d'obtenir une parenté avec Louise. Il n'est pas aisé de convaincre une femme qui vient de faire sa première sortie du couvent d'aller sous le bistouris. En plus les seins devaient prendre du volume et les cuisses devenir plus fines.

C'est alors que Marie eut un accident de voiture. Pas grave et sans autre témoin que moi. Et pour cause. Cette initiative de ma part fut louée par tous. Sandra fut impressionnée par mon inventivité et ma capacité d'action (elle jugea que j'apporterais beaucoup en tant que modèle à sa fille). Le choc avait été si léger - vous pensez bien que je n'allais pas faire courir un risque à Louise ! - qu'elle n'était pas inconsciente et se relevait déjà - j'ai juste eu le temps de lui faire perdre connaissance par un coup approprié avant qu'elle ne se rendre compte qu'elle était indemne.

Marie-Louise fut très reconnaissante au chirurgien qui avait à temps par la magie de son art corrigé le drame de la vie. Non, vraiment, elle ne trouvait rien à redire au résultat, et même - là, elle ne pouvait s'empêcher de sourire - elle en était assez contente. Elle était plus jolie qu'avant, elle se plaisait beaucoup.

En tant que coupable je lui rendis visite plusieurs fois à la clinique. Pour elle, et elle le crut toujours, c'est là que je rencontrai Sandra, ma future femme. Elle disait souvent, plus tard, que notre bonheur était dû à son accident, le croire participait au sien. Ce n'était d'ailleurs, tout bien pesé, pas si faux. Quoique faux.

Enfin sa satisfaction rendait difficile de la convaincre d'avoir recours à une aide psychologique pour s'habituer à son visage et à son corps améliorés. Brissac état un baiseur difficile et le physique ne suffirait pas; le mental de Marie, devait être "amélioré". Dans le sens, spécial, de Louise, bien entendu. En tant que coupable du drame, je mis en avant au maximum mon sentiment de culpabilité : je me sentais tellement désolé, déprimé par toutes les conséquences possibles, elle croyait qu'elle allait bien mais on ne se rend pas compte soi-même, comment agirait-elle quand des hommes d'un genre nouveau, qui ne lui prêtaient pas attention auparavant, la défigureraient, oh quel mot, je voulais dire... c'est moi malheureusement qui... jamais je ne me le pardonnerais... je ne pouvais même plus supporter de prendre un volant. Marie-Louise me voyant si désespéré me réconfortait. Sandra aussi. Elle disait à son amie que, après tout, si cela ne lui faisait pas d'bien, cela ne lui ferait pas d'mal. La chirurgiée nous aimait bien, elle résistait encore. Une visite d'Elisabeth emporta l'accord indispensable. J'inventais des plaisanteries : si elle ne savait pas agir pour écarter les hommes, son couvent serait bientôt cerné par les mâles les plus audacieux et sans scrupules, qu'allaient en penser les religieuses ? Sandra me grondait : Pas devant Elisabeth ! On riait et elles me disaient : "Chuttt". Enfin mes angoisses furent apaisées, Marie-Louise accepta l'aide d'un spécialiste ami de Sandra - en fait le Chef des meutes.

Naturellement il était indispensable de retoucher aussi le physique de Brissac. Il fallait adoucir ce visage trop volontaire. Qu'il n'effarouche pas Marie-Louise. Comme on l'avait sous la main à l'Institut il ne fut pas difficile de le droguer et sa chute dans un escalier contraignit à une opération bénigne. Le chirurgien travailla le menton, le nez, les pommettes, les oreilles; on le reconnaissait encore très bien, enfin assez bien. Sa colère quand il se découvrit fut retentissante malgré les calmants dont on avait pris la précaution de le bourrer. Quelle énergie ! On le réintégra rapidement à l'Institut où le Chef des meutes allait avoir du travail.

Brissac n'était pas narcissique, il ne s'était jamais trouvé beau, d'ailleurs il ne l'était pas, et ne tenait donc pas exagérément à son apparence passée. Disons qu'il était contrarié dans son habitude de sa personne. Il parla d'abord avec hostilité du type dans la glace, puis, comme il n'était pas homme à s'y regarder souvent, il n'y pensa plus que quand on lui en laissait le temps, c'est-à-dire rarement, finalement il cessa d'enrager parce que ce qui est fait est fait.

Ce nouveau Gontran manquait encore de bonnes manières. Mais ce point fut considéré comme secondaire. L'amour peut passer par-dessus les détails.

Il faut bien s'adapter aux circonstances, pas vrai ? Tout le monde fait ça. Même l'adaptation s'adapte, comme la flèche de la girouette. Ici, puis par là, toujours dans le sens du vent. Bêler avec les moutons, hurler avec les loups, aboyer avec les chiens, meugler avec les caches, chuinter avec les chouettes... Si vous êtes en retard quand on change d'espèce dominante, vous allez avoir des ennuis. Personne n'aime les ennuis. Sauf les masochistes. Le problème de Brissac résidait dans son côté chêne. Incapacité psychosociale d'adaptation. Le vent soufflait, il s'en fichait. Il n'était pas du genre à savoir qui dirigeait l'état, pour qui les citoyens avaient voté, ce qui venait en premier dans les sondages d'opinion, ce qui faisait la une des journaux.... ah non, vraiment; les autres étaient les figurants de la belle histoire de Brissac et de Louise, la planète tournait pour la belle histoire, elle créait les décors animés par ses animalcules. Egocentrique, si vous voulez; disons un myope très myope à qui nous devions procurer des lunettes. Chaque fois que le Chef des meutes essayait, il le retrouvait dans la blanchisserie en train de plus ou moins violer une infirmière. (Comment réussissait-il à les entraîner sans qu'elles crient, ce point n'a pas été éclairci. Ce n'est apparemment l'intérêt de personne.)

En attendant d'améliorer les résultats de l'adaptation, on mit sous les yeux du myope la photo de la nouvelle Louise. Il fut intéressé tout de suite. On avait vu juste. Il demanda si c'était la nouvelle infirmière et quand elle arrivait. Signe d'un indéniable ancrage dans la réalité. Le problème du psy était de la lui faire voir dans son rêve. Qu'il l'identifie comme la fille de son souvenir. Ce ne fut pas si difficile. Quelques séances d'hypnose suffirent. Dans sa tête, à force de chercher, le souvenir se précisait. Oui... oui, c'était bien elle ! Il se sentait joyeux de retrouver la mémoire. Il avait la preuve que son travail sur lui-même ici n'était pas inutile. Il faisait des progrès. Ah ! Il se souvenait d'elle à présent... Dans les différentes histoires des différentes Louise que Brissac lui avait racontées le Chef des meutes avait soigneusement fait un choix. Il avait écarté les plus sordides, puis dans les autres celles que Brissac pourrait vérifier à sa sortie, puis celles que le hasard, toujours prêt aux crocs-en-jambe, pouvait ramener par un biais quelconque dans sa vie, et enfin gardé parmi celles qui ne nécessitaient pas trop de gommage d'épisodes douteux, la plus romanesque. Celle qui plairait le plus à Marie.

Alors commença le travail de vérité. Le passé prit forme pour Brissac. Il se souvenait ! A partir de la petite enfance, le refoulé remontait et les idées fausses descendaient. Quand il avait trop le mal de mer on faisait une pause et on lui laissait une infirmière. Je ne sais pas si elles avaient des maris. Peut-être que le Chef des meutes les soignait aussi.

Certes Brissac, à mon sens, était dingue; mais dingue de Louise; si on lui fournissait une Louise, il devenait ipso facto parfaitement inoffensif et inséré socialement. Par amour, comme c'est touchant, il ferait tout ce qu'il faudrait pour garder son amour; bref il marcherait droit le Brissac, il se comporterait comme tout le monde. Petit chantage social implicite : si tu n'obéis pas aux règles socio-écoco, on te prend Louise. Le chêne pouvait tout supporter sauf de perdre son roseau. (Encore une plaisanterie que j'aurais dû éviter.)

Il la croyait morte. On le rassura. - Pas celle-là ! - Vraiment ? - Elle s'est même informée auprès de la clinique pour savoir si vous allez mieux. - Ah oui ? - Elle est venue plusieurs fois !

Son état s'améliora alors rapidement. Les crises du malade s'espacèrent et la blanchisserie ne lui servit plus que rarement. Le pronostic de sortie clignota à l'orange puis passa au vert.

 

A SON PLAISIR SANS CESSER NOUS CHARRIE,

 

Il faisait bien chaud dans le bar, tout allait donc bien; je me contente de peu. On annonce la neige. Comme tous les ans. Mais nous sommes en mesure de tenir même des semaines; je suis descendu à la cave voir la nouvelle chaudière, superbe, rouge avec ses petits clignotants jaunes et verts; je n'ai touché à rien; j'ai vérifié le niveau de son carburant. Nous défions le froid sibérien ! S'il attaque le parc, il restera à la porte de notre bar.

Elisabeth est plongée dans un livre d'astrophysique, enfin elle regarde les images. Parfois elle se lève, vient jusqu'à ma table, met son livre devant moi et me regarde gravement : une explication d'une importance capitale est attendue. Sophie quitte Zeitlz et glisse un oeil vers moi, le Cap abandonne ses carpes, Simon ses projets de banderole-football, ils ont tous un petit sourire que je juge agaçant. Heureusement mon esprit n'est jamais aussi inventif que dans les contraintes. Aucune image ne me laisse muet. Et avec moi les sciences rejoignent les contes. Je me plais à croire que notre génie a puisé dans mes explications, disons mes récits plutôt, sinon des connaissances précises en accord avec celles qu'elles maîtrisera plus tard, du moins le goût des explications. Il n'y a qu'avec moi que les comètes frappent à la porte et attendent poliment qu'on leur dise "entrez". Aucun livre scientifique n'en parle ! Quelques nuages de doute se dessinaient épisodiquement sur le front de notre génie, alors je me surpassais, tous les univers venaient dans mes mains et elle voyait fascinée, devant elle, le jongleur des mondes. Zeitlz en personne sortait sa tête de son livre à côté de celle de Sophie pour m'écouter, les carpes dans leurs étangs m'écoutaient par les oreilles du Cap, dans des stades de football complets les joueurs stoppaient pour vivre par mes contes l'histoire des univers - car Simon c'est des stades entiers et des matches permanents, sans trêve, un jeu total de mort et de haine qui n'a pas de répit - ou rarement, grâce à moi.

En avons-nous lu Elisabeth et moi des livres auxquels je ne comprendrai, moi, jamais rien et sur lesquels j'ai créé pour elle. Avec Marie (la vraie) plus tard, ça n'allait pas comme ça. Je m'étais pourtant bien entraîné. Elle, elle disait : "Oh papa ! tu m'casses les pieds avé tes histoires ! On va acheter des gâteaux ? T'avais promis !" J'avais promis pour après. Finalement c'était avant. Et quand elle me montrait un livre elle exigeait de savoir vraiment ce qu'il y avait dedans. Si je ne trouvais pas, pour me vexer, elle allait demander à Elisabeth. Qui trouvait toujours.

L'Ordre a ses plaisirs, j'ai les miens. Plutôt que de rapporter des ragots sur lui : il est comme ci, il est comme ça, je préfère mettre mes inventions à la place des siennes; seulement en paroles, je n'ai pas le pouvoir de réaliser. "Tant mieux", raille le Cap. On peut toujours plaisanter; si j'étais l'Ordre, je ne serais pas pire que l'Ordre. Et puis mon but n'est pas là, mon but est notre but, il ne s'agit pas de remplacer le père. Plus de mère, plue de père. La paix des sexes passe par la suppression des sexes. Le plaisir n'est que de la logique. Il n'est qu'un moyen de gestion. Seule la mort possède le plaisir total. La nature entière produit le plaisir. Elle est une jouissance dans chacun de ses brins d'herbe, dans chacune de ses molécules. Le plaisir est la mort puisqu'il est l'Ordre. Nous refusons de servir au plaisir.

Sans cesse le fouet frappe; au hasard qui n'est hasard que pour les bêtes apeurées; et elles finissent par se faire croire que le fouet est bon puisqu'elles sont sûres de ne pas pouvoir lui échapper; ce qui est bon donne du plaisir; le fouet est l'Ordre; l'Ordre est le plaisir. Le sexe est l'essentiel de la vie puisque par le plaisir il donne la vie. Il faut vénérer la vie car on doit vénérer l'Ordre. Le désir sert. La mort jouit de ses enfants, monstruosité écoeurante et sans fin tant que les mondes seront. Le sexe est pervers, il soumet à la mort, son plaisir prépare à être le plaisir. La victime n'est qu'un produit. La conscience de soi sert à augmenter la jouissance de sa possession.

Mes contes ne sont pas des rêves. Ils sont un Ordre parallèle qui ne se réalisera pas. Les Hommes de la faille sont des hommes sans rêves. Ils ont domestiqué les chiens, les corbeaux, les vautours. Les Elus agrandissent la faille parce qu'ils ne rêvent plus.

La cruauté de l'Ordre torture partout, dans les hôpitaux, dans tous ses cabinets de médecin, d'ophtalmo, de dentiste, dans toutes ses pharmacies, dans toutes ses histoires d'amour, espaces de liberté, dans toutes ses usines, ses bureaux au travail forcé, dans ses accidents de voiture, dans ses embouteillages de voitures, dans ses retards de trains, dans ses efforts sportifs, dans ses efforts d'honnêteté, dans ses efforts scolaires, dans ses efforts de gentillesse... La générosité vous caresse pour vous préparer pour la cruauté et son plaisir ignoble. Tu n'échapperas pas. Tu as été fait pour servir. Pour servir de plaisir dans le consentement honteux ou le viol.

Marie-Louise n'était pas encore consciente de la vérité, il n'était pas temps de la lui expliquer. Elle se rendit, accompagnée gentiment par l'aimante Sandra, chez son psy diplômé. Il allait l'aider. D'abord elle croyait ne pas en avoir besoin, le premier boulot consistait à la persuader du contraire. La malheureuse était dans un état ! Bien sûr elle se  le cachait à elle-même. Certes un médecin ne connaît pas la pitié, il ne connaît que son devoir, mais là, franchement... Pauvre petite. Tout s'arrangera, vous verrez. Vous êtes entre de bonnes mains. Qui vont vous palper là où ça caresse. Vous en redemanderez. Vous allez devenir accroc au psy. Le Chef des meutes, ma poulette, a pour ta petite tête les rêves qui feront de toi celle que tu ne savais pas vouloir être. Ils vont te révéler à toi-même, en somme, si on peut dire. Tu vas avoir une sacrée surprise.

Marie-Louise ayant pris du charme du bistouris plaisait à plus d'hommes. Son parcours du couvent jusqu'au cabinet du psy  (l'Institut est à Villers, le cabinet dans notre ville) lui parut vite plein d'intérêt, surtout lorsque Sandra ne l'accompagnait pas. Enfin elle commença d'arriver en retard et on comprit que Louise l'emportait sur Marie.

Il fallait veiller au grain. On ne s'était pas donné tout ce mal pour rien. Elle était façonnée pour Brissac, pas pour un autre. Certes elle pouvait s'amuser un peu avant le grand amour mais sous surveillance rapprochée. De distraction en distraction le Chef des meutes allait la conduire à son idéal. Quelle belle période que celle où l'on se découvre ! Louise vivait une seconde jeunesse, avec la certitude de se trouver enfin. Elle vivait exaltée.

Ses rêves lui montraient un homme aux traits imprécis (elle ne perdait rien pour attendre), il était brusque dans sa façon d'aimer, plus fort que les hommes qu'elle rencontrait, d'une force plus séduisante, elle n'aurait su dire pourquoi (le Chef des meutes ne le lui avait pas encore implanté), on aurait dit qu'il était l'archétype dont elle rencontrait les images approximatives.

Elle eut alors, sur le parcours du couvent au cabinet de son psy, un arrêt sexuel avec un type émerveillé de pouvoir s'envoyer une femme pareille; il était toujours en forme; elle faisait un arrêt à l'aller et un arrêt au retour. Il pouvait s'émerveiller de sa chance deux fois dans la même journée. A lui le bonheur sexuel lui suffisait. Il fallait veiller à ce qu'il n'en soit pas de même pour Juliette. L'âme somnolait au couvent et s'endormait carrément dès la sortie. Voilà qui n'allait pas. Pas du tout. Sandra fut chargée d'expliquer le monde à une Louise de prime abord peu réceptive; son centre d'intérêt avait glissé en-dessous de la ceinture; il s'agissait de le remonter singulièrement. Simon de son côté eut à étudier le cas de l'infâme séducteur; il craignait d'assister à la conversion, si j'ose dire, d'une nouvelle Frasquita; il y a des types produits par l'Ordre pour ça.

Le don sexuel qui n'est pas dons de vie sert le plaisir qui prépare la bête à faire jouir la mort; elle avait doué le type et rien n'existe pour rien. Simon aborda son enquête avec un maximum de préventions; il ne se déçut pas; le mec de Louise n'avait pas de qualités, il était uniquement animal et s'en glorifiait. Maintenant Simon se souvenait l'avoir vu à des après foot, dans les interventions musclées de la troisième mi-temps. Un gaillard qui n'aurait pas été capable de vous rédiger une banderole. A plus forte raison incapable d'élaborer les provocations pour gagner le match hors terrain. Juste un animal de modèle primitif. On pouvait laisser Louise s'amuser. Il n'y aurait pas de conséquences. Au bistrot il racontait sa bonne fortune en termes dithyrambiques : sa princesse l'attendait au coin d'une rue mémorable pour se faire foutre, l'amour descendait des palais pour la baise avec Tarzan - c'était là la poésie d'un homme ébloui. Mais il ne serait pas déprimé et violent lors de la rupture. Il racontait encore mi-rieur mi-étonné comment, quasi en ménage avec une certaine Brigitte, il l'avait oubliée, le mot est juste, une quinzaine de jours et avait folâtré avec une autre durant tout ce temps, et comme Brigitte l'avait viré, le mot est juste, pour ce simple trou de mémoire. Vivre le grand amour exige d'être capable de s'en souvenir en continu. Gars sympa d'ailleurs.

Louise du reste trouvait d'autres tentations sur sa route. Elle n'y résista pas longtemps. Le Chef des meutes devrait ultérieurement renforcer considérablement ses mécanismes de résistance. Comme elle savait bien se relever, elle tombait volontiers. Il devenait urgent de limiter ses chutes. Sandra commença de lui expliquer le monde. Louise ouvrait des yeux immenses. Pour une fille à qui ses habitudes nouvelles en-dessous de la ceinture paraissaient un progrès, la prise de conscience de la réalité s'avérait rude. Pour elle le sexe était bon et ça suffisait; il était la raison; quel intérêt un monde ou un après-monde sans sexe ? Jouir c'est être; profiter de la vie; non, elle n'avait pas encore essayé à plusieurs, c'était comment ? Sandra, facilement énervée, finit par lui flanquer quelques calottes, Louise s'indignait, Sandra s'excusait, on s'embrassait, le cours recommençait. Le Chef des meutes aurait mieux fait de s'occuper de tout; mais Il Professore tenait au travail sur la raison.

Dire que l'on est ça; c'est assez déprimant à regarder, s'pas ? Enfin tant que la chaudière fonctionne... Dans le parc c'est le bal des pressés. Tous fuient le froid, ils courent ils courent, il les rattrape tous. Soyez prudent, couvrez-vous bien.

Parfois les problèmes s'accumulent par une incroyable aimantation. Ils n'ont pourtant rien à voir les uns avec les autres. Ils se tiennent compagnie, en somme. Ils s'agglutinent en vous, contre vous, autour de vous; vous appelez à l'aide. Moi, pour éviter qu'ils me repèrent, maintenant, je bouge le moins possible. Mais on ne peut pas être inexistant. Il y en a toujours un qui finit par vous flairer. Ils trouvent en vous ce qui leur ressemble et ils s'unissent à ce qui est eux en vous. Ce sont des chiens mais à l'état libre, des rêves sans propriétaires; le chien demande le maître, le maître ne peut pas échapper au chien. Vos problèmes sont des rêves envoyés par la mort. Les tortures sont les banderilles qui vous préparent à la fin dans l'arène peuplée de vos semblables, une arène silencieuse, muette.

Même notre génie peut être piégé. Nul n'échappe. Un matin, Sandra au téléphone est chaudement remerciée par Nathalie pour la somme qu'elle a donnée à Elisabeth afin de s'offrir le microscope de ses rêves. Vraiment il ne fallait pas. Surprise de Sandra. Ma future épouse et la diplomatie... En femme d'affaires, oui; mais pour le reste... Il y a eu scène à la maison pour Elisabeth; il y a eu scène dans le bar. Et moi, qui avais voulu bien faire, j'en ai pris pour mon grade. Nathalie est une bonne mère dans les exigences, mais pas dans la surveillance. Naturellement une fois sa fille dans le bar nous sommes tous ses parents, nous agissons en parents, nous sommes ravis qu'elle soit là. Mais elle avait parfaitement compris, malgré son tout jeune âge, qu'entre sa maison et le bar le court trajet pouvait occuper un temps indéterminé. Pas excessif, sinon Sophie posait des questions, connaissant suffisamment les habitudes de Nathalie pour prévoir approximativement l'arrivée de sa fille. Mon attention avait été attirée par ses joues plus roses et son air plus innocent quand elle entrait. J'ai l'habitude d'observer les gens. J'ai senti qu'elle jouait son entrée. Elle la jouait bien mais ce n'était pas son entrée "normale". Je n'ai rien dit, comme je l'ai expliqué à Nathalie, à Sandra, à Sophie, parce que je n'étais pas sûr; on n'affirme pas une chose si on n'a pas une preuve. Je fais partie des pères et j'ai agi en père. Donc, malgré le froid, et ça mordait, je me suis mis en planque et quand le génie est sorti je l'ai filé. Son microscope en tête, elle avait imaginé un système de financement. Elle prenait les moyens de transport et faisait la manche. Tel que je vous le dis. Pour ne pas être repéré je me tenais trop loin pour entendre son petit discours, mais d'après ses aveux, elle expliquait aux gens compatissants que sa maman était au chômage, que son papa était mort et qu'elle avait faim. La rage de Nathalie qui se tuait au travail ! Il est vrai qu'elle était incapable d'agir autrement. Bref la charité avait procuré l'argent du microscope. Et l'ire maternelle. J'ai eu du mal à expliquer que je n'aie pas prévenu tout de suite. Tellement de mal que l'on m'a envoyé en pleine figure que l'on ne comprenait pas mes explications... Amusé, je regardais faire la petite fille. Elle ne risquait rien, j'étais là. Une fois un importun a voulu l'ennuyer, elle a couru, il m'a trouvé sur son chemin. Il m'a accusé de faire mendier la gosse, de profiter d'elle; ça m'était égal. J'étais fasciné par l'ingéniosité d'Elisabeth; pour moi elle méritait bien son microscope; je ne voulais pas intervenir avant qu'elle l'ait gagné. Mais pour après je peaufinais mon discours moralisateur. Qui n'a pas servi, hélas. Finalement j'ai été plus engueulé qu'elle; cela nous a unis et elle m'a raconté pendant des années des secrets à jamais ignorés de tous les autres. Le problème second était que Nathalie refusait d'affecter l'argent gagné à sa destination première. Le regard d'Elisabeth en devenait tout noir devant tant d'injustice. Elle l'avait doublement gagné : par son travail et par le fait d'avoir été disputée. J'ai alors tenté une intervention de bon sens qui m'a valu une salve de propos que je m'abstiens de noter. On alla jusqu'à téléphoner à Il Professore pour avoir un avis sur un problème pareil ! Enfin, après d'âpres disputes, concessions, cris et larmes, on parvint à cette solution : Sandra offrirait à Elisabeth son microscope mais l'argent indûment gagné irait aux enfants déshérités. Puis elles s'embrassèrent toutes, me laissant seul dans mon coin comme ultime coupable. Heureusement, après, Elisabeth vint dans mes bras pour me réconforter; elle m'expliqua que sa maman ne comprenait pas tout et qu'il ne fallait pas lui en vouloir. On parla d'études et des mondes. Nous en créâmes plusieurs auxquels la mère n'aurait jamais accès. Du reste quelque temps plus tard celle-ci n'y pensant plus, les enfants déshérités continuèrent de l'être sans l'argent d'Elisabeth qui finit par pouvoir en disposer; elle acheta les produits nécessaires à ses expériences. En ce qui me concerne l'effet ne fut pas négatif car, quelques jours plus tard, passés sans me parler, Sandra qui se savait peu apte à la surveillance, leva brusquement de son verre la tête vers moi et me dit : "Enfin... tu étais là." Et je compris que, de sa part, le compliment était immense. Elle ne s'était pas trompée; jamais je n'ai un instant perdu de vue Marie (la mienne). Ma vie a été à ma fille dès sa naissance.

Assurément nul ne craint moins les juges que moi. Longtemps avant la grande séance, mais je vous ai raconté, vous savez, qui m'a purifié et rendu l'amour de Marie, je me les imaginais comme quatre statues, assis aux quatre coins cardinaux, impassibles bien sûr, aux regards de glace, aux longues mains décharnées, bref toute une imagerie naïve que j'avais fixée sur toile dans ma phase peinture. A l'époque les amateurs de ce genre venaient acheter vers un pont le samedi matin, et les braves gens faisaient un détour pour éviter l'exposition des bizarres, malgré leurs chiens qui les tiraient pour faire leurs besoins aux endroits habituels. Ma série des juges a trouvé preneurs sans longue attente, à croire que beaucoup ont envie d'être jugés, et d'être jugés en permanence. Je me demande où ils ont accroché mes tableaux. Leur jugement n'a pas d'intérêt sans leur punition. S'ils cherchaient à être acquittés ils n'auraient pas besoin de juges chez eux pour recommencer sans cesse le jugement. L'acquittement apaise celui qui a craint d'avoir été fautif, il ne demande pas à être rejugé parce qu'il a été acquitté à juste titre. Du moins le cas est trop rare pour créer un marché de la peinture. Le juge ne rappelle pas l'acquittement, le juge rappelle la punition. Mes tableaux des juges sont forcément chez des flagellants. J'ai côtoyé donc un certain temps cette catégorie, dirais-je, de pervers esthètes et d'esthètes pervers. Ils se sont fait punir par mes juges, ils en ont eu pour leur argent. C'étaient pourtant des gens sans signes distinctifs, de toutes les classes sociales, en bons manteaux bien chauds l'hiver, parfois dont mon regard sentait le prix qu'ils avaient coûté (alors le prix de mes peintures montait), et ils venaient à la vue de tous se payer des images qui dans l'intimité chez eux les puniraient. Ces juges détachés de moi, nés de mes doigts, ont été objectivés sur la toile pour devenir de glace, les juges insensibles, et insensibles veut dire que le flagellant supplie, il supplie pour obtenir la punition-délice, il supplie même d'être flagellé pour les autres, d'être puni à la place des autres, il s'humilie devant le juge pour toucher le juge, le flagellant implore devant mes juges, il a honte de lui-même et se flagelle de la honte ressentie en s'abaissant devant eux, en demandant pardon, le pardon des fautes qu'il faut commettre pour pouvoir s'humilier, mais la faute pour eux est sans plaisir, seule la punition compte; certains n'osent pas la faute, ils supplient, mais les juges ne sont ni bons ni mauvais, ils ne punissent pas, ils regardent l'abjection sans rien ressentir, ils ne disent rien, ils n'attendent rien, le flagellant finit par aller commettre la faute pour avoir le droit de s'agenouiller sous le fouet.

Au fur et à mesure que ma considération pour mes clients avait évolué dans le sens que je viens d'indiquer, d'une part j'avais pris de la distance avec mes idées premières qui  me semblaient désormais naïves, simplistes, d'autre part mes peintures étaient devenues de plus en plus érotiques. Je peignais ce que je pensais d'eux et après un pic des ventes qui correspondit au début del'érotisation, la chute fut vertigineuse. Je cessai de peindre car le jugement avait tué la clientèle. Je m'interrogeai sur ce meurtre involontaire qui asséchait mes finances. A terme il me sembla que j'avais dû tirer d'eux trop de plaisir, les juges des peintures avaient joui des flagellants offerts, la possession par le juge ne permet plus d'autre punition, le juge est corrompu, il ne peut plus juger, il ne peut plus punir; le juge est mort, alors le flagellant est mort. Donc plus de client.

L'Ordre n'est pas un juge. La faute pour lui est égale à l'innocence, la différence n'est que la variété. L'humiliation est pour tous, elle n'a pas ses martyrs, elle n'a pas ses élites, il n'y a rien à regretter alors il n'y a rien à célébrer. Vous n'échapperez pas au supplice, qu'il soit déguisé en punition, en hasard, en accident... on n'a encore jamais échappé au temps. Il nous a fait; il nous a fait pour lui. Il est le père et la mère. Il survit en se nourrissant de ses enfants. Nous tous, enfants de l'Ordre, jouets de son plaisir, ballottés au bout de nos ficelles, avec des mots qui sortent de nos bouches en permanence comme l'eau d'une fontaine qui pourrait croire qu'elle produit l'eau, des mots que l'intelligence range en rangs raisonnables, enfants harcelés par les rêves incessants, flagellés implorant par vice ou par peur, par désespoir ou par folie, nous tous, nous dont l'âme étouffe de prison en prison dans les mondes de la mort, nous les Elus, les Hommes de la faille, nous sommes unis pour la lutte au-delà de l'espérance, la liberté pour que la mort disparaisse, la liberté pour que le règne de Dieu arrive, que sa volonté soit faite, que les âmes soient purifiées des temps. Résurrection !

Sandra apprenait à Louise l'unité derrière les apparences. Habituée à son mime de Dieu celle-ci se rebellait contre la vérité, les rêves implantés dans sa programmation la ramenaient sans cesse à ses habitudes, à ses comportements de "victime qui s'assume", pour reprendre une expression ironique d'Il Professore; la victime se déclare responsable de ce qu'elle subit, elle s'affirme par la volonté, elle fait la fiérote. Jusqu'à ce qu'elle hurle sa peur sous le fouet, pleure sous la possession, agonise dans l'acceptation ou le viol.

 

PLUS BECQUETES D'OISEAUX QUE DES A COUDRE.

 

Quelle paix. Quelle paix sur le parc. Les sons se sont envolés. Les arbres brillent de leurs brindilles de glace. Le blanc dans la lumière va faire plisser les yeux. Les êtres ont disparu...

Quelle paix sur ce monde avant qu'il renaisse. C'est l'instant avant que les souffrances ne renaissent. Les jeux des enfants ne crient pas encore. Les parents ont encore les yeux ouverts sur la nuit. D'autres rêves les préparent aux rêves du réel. Dans un instant ceux-ci vont prendre le relais, vont prendre leur contrôle; ils vont se dresser; les rêves de ce monde vont s'exécuter, se réaliser par eux. L'homme qui marche tient debout par le rêve, se meut par le rêve, trouve un but par le rêve. Debout pour faire ! Le monde doit être nettoyé, rangé, bichonné sous l'oeil du maître qui rit. Le monde doit être productif, créatif, évolutif; le rêve manipule ses créatures pour contenter l'Ordre; l'homme qui marche est fier de ce qu'il exécute contraint par sa volonté dirigée. La volonté sert à cacher les ficelles; elle rend l'exécutant responsable de ce qu'il exécute.

Pour ma part je nie toute responsabilité dans ce que je fais. Hors la lutte contre l'Ordre, diriez-vous, mais elle est hors responsabilité, car la responsabilité est de la logique, elle est un élément du système de l'Ordre; la lutte contre lui n'est pas son contraire; le bien et le mal sont dans l'Ordre, sont des masques de l'Ordre: les contraires sont de la logique, ils sont toujours l'Ordre. Pas nous. Pas moi.

Et toi ? Quel rêve sers-tu aujourd'hui ? Il n'est pas trop méchant avec toi ? Tu ne résistes pas, au moins ? Il ne faut pas fâcher les rêves. Tu subirais plus, ce serait pire. Sois un rêve qui se réalise. Sois. A moins que tu aies une âme ? Inutile de chercher; si on en a une, on n'a pas besoin de chercher. Si tu as une âme, tu es des nôtres. Sinon, sois un rêve et subis la mort.

Sophie est très affairée; à midi, en fait vers une heure et demie, après le service normal, grand déjeuner pour la réception de Louise que Sandra et Elisabeth amèneront. Il paraît qu'elle a réalisé de grands progrès, qu'elle comprend, qu'elle sait. La raison raisonnée par Sandra et les rêves implantés par le Chef des meutes se sont unis pour le meilleur et les yeux d'une victime viennent de s'ouvrir sur la réalité de l'Ordre. Elle vient aux Elus. Elle sort du cycle infernal de l'éternel retour (des saisons, des quatre âges, des bonheurs et malheurs, des apaisements et des angoisses, des certitudes et incertitudes...), elle le voit de l'extérieur; elle le voit. Les possédés agissent des vices du maître qui les taraude sans fin; les possédés marchent dans les rues au pas de la raison et la mort les ronge à chaque seconde de leur progression dont ils s'enorgueillissent; le bétail a des conviction, il les répète, il les met en strophes, en litanies, il refuse les âmes de la connaissance, il se veut sans Dieu pour être davantage à son maître, il se dit libre de n'appartenir qu'à son maître, libre s'il appartient à la mort. Les possédés de l'éternel retour trouvent un sens à leur vie dans les modèles proposés par la logique. Mais le sens n'est que de la logique, c'est-à-dire du temps; ils trouvent leur place dans la mort, voilà tout.

Louise est arrivée un peu craintive, forcément. Découvrir les seuls amis possibles génère l'angoisse de découvrir en eux celui que l'on devient. On aurait pu penser qu'il fallait attendre son union avec Brissac avant de l'introduire parmi nous, mais comme c'est elle qui doit nous l'amener, justement, il faut qu'elle soit des nôtres avant de le rencontrer lui. Sandra avait pris soin que je sois bien habillé pour une fois; elle voulait lui présenter son fiancé, comme elle disait, elle voulait lui prouver que nous n'étions pas si différents des gens qu'elle avait connus. Je m'tenais à carreaux, vous pensez; faire bonne impression, sur Sandra en réalité, lui prouver que je savais me comporter, que l'on pouvait compter sur moi en société. Oui, je trouvais en quelque sorte un emploi fixe et mon embauche définitive dépendait de l'impression produite de ce déjeuner. Elisabeth m'a donné un coup de main heureusement; elle m'a tendu les perches pour que je sache quoi dire; un muet à table aurait fâché Sandra; moi d'habitude quand il y a à manger, je mange, cette occupation se suffit; je n'ai jamais été un bavard, la langue ne dépasse guère les banalités qui ne valent pas la peine d'être dites; mais avec les femmes il faut les dire. Je ne me souviens que vaguement des autres à ce déjeuner. J'étais trop occupé à tenir un rôle tout nouveau pour moi. J'ai réussi à donner pleinement satisfaction. Pour le reste... Tout a dû bien se passer, sinon... Rien en mémoire sur Louise... donc elle aussi a dû bien dire les banalités qui convenaient et on a dû les lui dire; les liens se sont tissés, les femmes ont été contentes. Voilà comme je reconstitue l'ensemble. Par contre j'ai un souvenir précis de ce qui suit parce que, en tant que fiancé de Sandra - elle a annoncé la nouvelle officiellement à tous vers la fin du déjeuner; quel moment ! -, comme Sandra ne se sentait pas les forces de la raccompagner, elle m'en a chargé. En somme j'entrais en fonction. Il s'agissait d'éviter à Louise des tentations sur le parcours du retour, je l'avais bien compris. Mais que lui dire sur tout un  parcours ? Elisabeth n'était plus là pour me tendre des perches. Comme elle me demandait si elle connaissait tout le monde, du moins les plus importants, je lui objectai d'abord que personne n'était plus important qu'un autre chez nous même si sa fonction dans la collectivité le mettait plus en évidence, puis j'en vins à parler d'Il Professore qui avait jugé sa présence prématurée et qu'elle rencontrerait sans doute bientôt. Il était difficile d'expliquer que son rôle essentiel n'était pas, du point de vue de l'âme, de l'importance : la vérité efface les hiérarchies logiques. Il faut cesser de raisonner pour appréhender la vérité; sans la mort il n'y a plus rien qui soit "important", il n'y  plus que de l'être.

De l'autre côté la préparation de Gontran était en voie de finition. On le peaufinait pour le fameux jour de la fameuse rencontre. Jamais un coup de foudre n'a été si bien préparé. Pour le grand but, le Chef des meutes n'avait pas lésiné; des hordes de chiens avaient harcelé Brissac jusque dans ses bastions les plus cachés, des nuées d'oiseaux avaient fondu sur lui, les murs ne les arrêtaient pas, ils sortaient des trous à rats, des buffets, des éviers, des conduits d'aération. Le résultat d'une action si judicieusement menée devait être un étonnant gruyère. Mais remplacer du Brissac par du Gontran en quantité suffisante pour que le miracle de l'amour renaisse sauvait tout de même deux êtres; et deux êtres avec âmes. Les avis restaient partagés sur leurs opérations de chirurgie physique et mentale, les uns les plaignaient à cause des risques d'échec quoiqu'on les arrache à l'Ordre, les autres pensaient surtout aux potentialités et refusaient les nuages. Nos comiques y allaient de leurs plaisanteries sur l'orang-outan travesti et la nymphomane des forêts, le tsar de banlieue et la cavale au grand coeur... Plus c'était douteux plus c'était amusant. Pauvre Louise, si elle avait entendu ces propos... Y a-t-il vraiment quelque chose de regrettable à ne plus être soi-même quand on devient mieux que soi ? On s'attache à sa personnalité, on a ses habitudes. On a souvent de mauvaises habitudes. On y tient quand même; par peur du nouveau. La peur du pire engendre le rejet du meilleur. Plus becquetés que dés à coudre les deux pantins s'apprêtaient au bonheur. Ils iront en costumes de mariés au-devant de l'espérance devenue réalité juste pour eux, juste à leur taille. Le bonheur taillé sur mesure par notre plus grand couturier va habiller les humiliés de l'Ordre. Il les avait battus, jetés à la rue, dégradés, déshumanisés, désertifiés, anéantis; ils reviennent, par nous, en grand habit de cérémonie, habités d'une dignité plus grande, plus haute, ils sont ceux que leur programmation les empêchait d'être, ils sont des Hommes. Avec retouches, évidemment. Mais quoi, on ne fait pas du grand art sans le grand travail qu'on oublie après.

Les êtres sont mal conçus en ce sens qu'ils ne sont pas conçus pour eux. Ils assistent à ce que leur programmation leur fait accomplir et ont juste assez d'intelligence pour sentir qu'ils pourraient devenir autres s'ils coupaient les ficelles. Ils sont conçus par la mort pour la mort. Leurs vies sont trop brèves pour que la prise de conscience dépasse le jeu cruel, elle ajoute de la cruauté au jeu du chat. Pour l'amateur les souffrances ont une musique. L'horreur se chante, elle a ses notes, ses croches et ses clés, elle a son chef d'orchestre et la mise en scène au fond des caves ou sur une plage, dans la solitude ou la foule, offre la victime dans des inventions toujours nouvelles. Il y a le choeur de tous ceux qui demandent à mourir pour que leurs souffrances cessent, de l'attente torturée de qui la mort jouit d'une volupté d'esthète. Sur fond de choeur à musique inhumaine se joue la scène finale des gens, leur domination complète, qu'ils se répètent évitable pour conjurer l'horreur, l'humiliation d'avoir été créés. Vivre avec de la chair, avec du sang, regarder en eux le temps accomplir le meurtre, sentir la mort partout en soi, à l'oeuvre incessante partout en soi, la mort dévorante qui jouit de cette chair et de ce sang immondes, rendus performants au point d'avoir une conscience de ce qui leur arrive, de ce qu'ils subissent, vivre est une programmation, une loi sans dérogation, un cycle qui se prend pour une ligne ascendante, un ordre inévitable car les temps sont la mort.

On avait eu des réunions pour faire le point sur l'état des futurs amoureux. On les sentait prêts. Mais il fallait le feu vert d'Il Professore. A l'évidence il hésitait. Il aurait même provoqué une séance du cercle des âmes pour avoir leurs conseils. L'enjeu était grand. Il aurait été dommage (et bien plus) de tout gâcher par précipitation. Enfin le signal fut donné.

Quelle attente. Pas d'eux; ils n'étaient même pas au courant. Mais de toute notre collectivité. Nous vivions pleinement leur histoire d'amour pas encore commencée.

On organisa la rencontre dans notre parc. J'ai tout très bien vu de ma fenêtre du bar. Mais les nôtres étaient partout, sur les bancs malgré le froid, dans des voitures qui oubliaient de passer, dans des appartements avec vue dont celui de Nathalie qui, conseillée par Elisabeth, avait acheté gâteaux et boissons pour une véritable réception; c'était plein à craquer chez elle. Jamais première rencontre d'amoureux ne fut plus attendue, plus regardée.

Les héros avaient belle apparence. Sandra qui chaperonnait Louise lui avait choisi une robe beige valorisant l'ondulation de ses formes; évidemment, étant donné le froid, la robe était couverte d'un manteau, de même couleur, de coupe élégante mais on perdait de l'effet. Lui, conseillé par le Cap qui n'est pourtant pas exactement un expert en modes, était en costume sombre rayé de blanc; on avait préféré ignorer la cravate pour plus de naturel dans la rencontre; mais là aussi le manteau avait été nécessaire, de belle laine noire.

Le scénario était simple. Louise devait rejoindre Sandra au bar, elle devait donc traverser le parc; à ce moment le Cap lâchait Gontran qui était dans sa voiture, sous prétexte que l'on n'avançait pas et arriverait en retard au rendez-vous dans une agence pour louer un appartement, en fait l'agence de Sandra, ce qui l'amènerait à parcourir le même chemin que Louise en sens inverse.

Les héros n'avaient plus vingt ans mais ils avaient le mérite en plus. Qui aurait le coeur assez endurci pour ne pas leur souhaiter le bonheur ? Les épreuves traversées, dans un monde où les peines seraient compensées, où les bonnes intentions seraient récompensées, les rendaient dignes de l'amour. Et tout naturellement les Elus corrigeaient le monde de l'Ordre autant qu'il était possible avant de pouvoir enfin le détruire.

Nos coeurs battaient de leur amour futur. C'était à tous la première rencontre secrète, celle que le hasard a la responsabilité de préparer, suppléé par nous en l'occurrence pour cause de choix inappropriés à répétition. Nous aurions notre premier regard. Nous aurions notre premier baiser. Tout notre travail allait être transcendé dans la félicité de l'amour. Un sentiment privé était ainsi vécu collectivement. Les acteurs n'étaient que la partie visible de la rencontre; les metteurs en scène, les costumiers, les figurants, les acteurs secondaires, tous avaient droit à leur part de succès. Et puis n'oublions pas qu'il s'agissait d'une noble entreprise de réinsertion. On doit aider son prochain, c'est-à-dire un être avec une âme.

Nous y avions tellement pensé à ce grand jour, il nous importait tellement que nous en avions oublié qu'il s'agissait d'apporter un peu de perfection dans ce monde sans Dieu. Nous corrigions deux aberrations de l'Ordre en lui arrachant deux bêtes à plaisir. Nous avions utilisé au maximum la logique mais contre elle-même, contre sa jouissance, nous avions fait du hasard, rencontre complexe de logiques, nous avions corrigé les erreurs qui donnent le plaisir au temps. L'ambition humaine prouvait sa puissance.

Et ce fut la rencontre de Louise et de Gontran. Ils allaient d'un pas rapide à cause du froid prenant à des rendez-vous en traversant le grand parc du centre-ville, et puis - mais ils avaient failli ne pas se voir - chacun dans ses pensées - brusquement leurs yeux s'ouvrirent - Louise était là, elle allait passer ! - elle avait reconnu Gontran; ce n'était pas possible ! - elle se retourna, il était resté pétrifié dans l'allée, à demi tourné vers elle qui s'éloignait - elle est arrêtée aussi - ils se regardent - ils se découvrent - ils se savent - Gontran se rapproche de Louise, d'un pas hésitant, avec deux arrêts - elle est pétrifiée à son tour - les rêves dominent la terre - il est là - tout proches maintenant - un temps, un silence - elle tend la main, elle lui touche le bras du bout de ses doigts - il ne trouve pas ses mots - il ne peut que dire enfin : "Bonjour Louise", elle sourit en répondant : "Bonjour Gontran" - ils entendent leurs nouveaux noms, leurs noms pour la première fois - ils savent aussitôt que ce sont leurs vrais noms - "Où allais-tu ?" lui demande-t-il, et le tutoiement ne les surprend pas et la question ne semble pas indiscrète - elle ne sait plus, lui non plus d'ailleurs, ils en rient ensemble - Gontran, cérémonieusement, offre le bras à Louise pour aller ils ne savent où - à ce moment là-bas vers un bar une femme crie "Louise !" - c'est vrai, on l'attendait là-bas, elle se souvient maintenant - "Tu viens ? Je te présenterai." - Bien sûr; Gontran ne peut pas se séparer de Louise - et ils s'acheminent vers le bar tout doucement en se chuchotant des riens.

J'aime regarder les photos de la rencontre, ils ont été contents qu'un amateur passionné par notre parc l'ait mitraillé à ce moment-là. Ils sont parfaits tous les deux, vraiment parfaits. Jamais l'Ordre sans doute n'avait réussi une première rencontre d'amoureux comme nous. Elle est historique dans les archives du bonheur. Car il s'agit bien de bonheur, et long et fécond (quatre enfants bien de lui). J'y ai contribué, donc en regardant les photos j'en prends ma part. Je suis heureux du bonheur des autres, ce qui n'est pas si fréquent; il se communique à moi.

L'entrée dans le bar se fit, vous le devinez, malgré une remarquable affluence sans être remarquée. Sandra leur a dit d'enlever leurs manteaux - ils n'y pensaient pas - ils se découvrirent dans des vêtements comme ceux qu'ils avaient imaginés pour l'aimé(e) -  ils se regardaient, souriants, saisis de joie - on eut du mal à ne pas se taire - Sandra dut les prendre par la main pour les faire asseoir - puis elle commanda pour eux à Sophie opportunément accourue - ils commencèrent à se parler, à se demander des nouvelles comme s'ils se rencontraient après une longue absence - Sandra sirotait son verre avec application, s'appliquait à ne pas être là - leurs banalités ne pouvaient être passionnantes que pour eux, pourtant tout près je me laissais emporter par elles - quel dommage que Sandra et moi n'ayons pas bénéficié d'un tel traitement, de l'aide au bonheur - ils s'étaient pris la main - Sandra, un peu gênée, les laissa sous un prétexte qu'ils n'entendirent pas - ils se donnaient leurs adresses quand ils constatèrent qu'ils n'avaient rien à faire de la journée et décidèrent d'aller au cinéma ensemble - Sandra était venue à ma table, muette et visiblement assez agacée, elle avait commandé un autre verre - je lui parlai de Marie (la nôtre) à naître et enfin elle me sourit.

Quand je me replonge dans les événements de cette période, je les revis sans difficulté; du moins ceux des autres. J'ai plus de facilité à vivre la vie des autres que la mienne, alors je suis assez peu dans mes souvenirs, j'y tiens peu de place. J'ai intégré beaucoup de vies dont je ne vous dirai rien - pas le temps; et puis trop loin du but de cet écrit - et je vais par la mémoire de vie en vie comme si elles m'appartenaient. Je suis dans le bar, les yeux ouverts, je vois d'autres lieux, d'autres êtres. Il n'est pas exclu que j'invente par-ci par-là, que je brode sur la trame, mais je garde la ressemblance; en gros, c'est ça; pour le reste il y a une part d'incertitude. Mais par pour ce que je vous raconte.

Donc ce fameux jour je suis allé au cinéma. J'ai suivi les amoureux. On ne m'avait pas chargé de leur protection; j'étais attiré par leur bonheur autant que s'il n'avait pas été artificiel. Vraiment cela ne faisait aucune différence. Comme j'avais participé à sa création, j'avais droit tout naturellement aux miettes. La fille me plaisait beaucoup. Beaucoup. Elle n'était pas plus jolie que Sandra, non, mais tellement plus chaleureuse, plus gentille... et câline. Il est difficile de filmer dans les salles obscures (j'étais nanti du matériel adéquat), d'ailleurs ils sont restés très calmes, corrects, mais j'ai tout de même leur premier baiser. Le premier baiser de Louise et de Gontran. Et ils allaient rester amoureux ces deux-là. Comme quoi, donner aux gens qui voient bien des verres déformants peut les aider. Se rendre au mariage par de petits chemins pittoresques et étranges réussit mieux que l'autoroute. Chacun d'eux avait ses obsessions devant lui en chair et en os, ses obsessions à portée de baiser. C'est en tenant compte de ces rêves que nous les avions faits l'un pour l'autre. J'essayais de m'imaginer le monde vu par leurs yeux, j'essayais de voir par leurs yeux, je me heurtais à ma lucidité, à ma connaissance des choses et des êtres, comme à une barrière. Le Chef des meutes m'a dit un jour que ses chiens et ses oiseaux avaient peur de moi; il plaisantait; Il Professore avait ajouté en souriant que je ne pouvais être sauvé que par ma fille, que par Marie. N'étaient les règles de la collectivité je me serais peut-être approprié Louise mais par dépit, car elle n'aurait pas été câline. Elle ne peut l'être que pour ses obsessions, elle les caresse, elle se livre à elles, sans pudeur ni retenue; Louise modifiée est désormais pleinement elle-même. Ses obsessions sont les maillons indestructibles des chaînes qui la lient à Gontran. Pareil pour lui. Evidemment il avait fallu rendre leurs obsessions compatibles. L'art de l'orfèvre donne son sens à l'or.

Nous avons déambulé de rue en rue, ils se montraient des endroits secrets essentiels dans leurs vies d'avant; enfin ils le croyaient, leur vérité n'était plus celle des temps. Nous avons visité des petits magasins, de souvenirs, de vêtements, de design, bien d'autres, sans nous lasser. Et puis nous sommes rentrés chez nous et je suis resté à la porte.

Dès le premier soir Louise est allée chez Gontran comme si elle rentrait chez elle et elle y est restée. Sandra leur a procuré très vite un autre appartement car Gontran n'avait qu'un studio, un appartement très grand en prévision des enfants. Nous ne nous étions pas donné tout ce mal pour ne pas avoir d'enfants. Des enfants avec âmes.

Il restait à faire expliquer par Louise à Gontran dans quel monde il vivait, lui expliquer l'Ordre, lui expliquer l'âme, lui expliquer notre collectivité. Le Cap, devenu un proche, veillerait au grain. Les pantins améliorés devaient marcher vers la liberté.

 

NE SOYEZ DONC DE NOTRE CONFRERIE,

 

Que serions-nous sans la fraternité ? Des prisons de chair qui hurlent quand elles comprennent, qui sont pleines de dégoût quand elles se regardent, ravagées de honte quand la mort joue. La conscience de soi est la défense qui multiplie la jouissance de sa perversité. L'homme est livré par ses rêves au plaisir monstrueux. Ses fils le font courir ou l'immobilisent sur une chaise roulante; il ne s'appartient pas; chacune de ses molécules, chacun de ses atomes subit, donne les délices, dans ce monde au décor si beau où les cris et les pleurs seuls ne sont pas une illusion.

Nous sommes les Elus, nous sommes les Frères. Rien de ce qui est humain ne nous est acceptable. Si nous sommes les Hommes, ce n'est pas au sens des temps, car nous sommes les Hommes de la fin des temps. La connaissance est close, elle est limitée à l'étendue de la prison, elle a une étendue donc elle n'est pas la connaissance. Savoir n'appartient qu'à l'âme, mais nous ne pouvons avoir une idée de ce que cela peut être car le mot "savoir" appartient à la logique, il ne convient pas, il est limité à la logique, il appartient à la prison, c'est un mot de la mort; dans la mort il n'y a rien d'autre à savoir que la mort.

Nous serons hors des temps mais ce futur employé ici lui-même n'a pas de sens pour l'âme. Les temps sont infimes en Dieu, si l'on veut donner une image; inadéquate, bien sûr. J'aime bien les images, les sculptures, les tableaux, ils me rappellent mes limites par leur enchantement; leurs créateurs, tous, essaient de dire, de dépasser les murs, l'image du Christ par exemple est celle qui nie le mieux toutes les barrières de la logique, son image rappelle que rien n'est la vérité dans le jardin des délices.

Vous comprenez l'importance des âmes ? Que nous devons les libérer pour qu'elles nous libèrent ? Sans elles nous ne sommes que du plaisir rendu capable de la honte pour augmenter le plaisir. Le maître est sans pitié; nous n'échapperons au maître que par l'âme.

Gontran aimait Louise qui était déjà des nôtres. L'amour lui expliquait l'âme. Il apprenait comme l'enfant apprend les premiers mots. Il découvrait que la vie n'est pas l'existence et que ses enfants devaient pouvoir devenir libres. Il apprenait à voir. Le décor de ce monde est beau comme notre parc où glissent les passants sur le verglas qui préoccupe les mortels depuis ce matin. Nathalie ne laissera pas venir Elisabeth. Sandra ne viendra pas non plus, dans son état ce serait stupide. Je devrais peut-être lui téléphoner ? Mais qu'est-ce que je vais lui dire ? Est-ce que l'intention ne pourrait pas suffire ? Non, à coup sûr; c'est bien dommage, j'ai tellement de bonnes intentions. Sophie dit : "Allons, décide-toi." Si Elisabeth était là, elle me soufflerait des mots. Enfin...

Sandra en a profité pour me donner une liste de courses pour elle, Sophie va me prêter l'argent, elle la remboursera. L'exploitation de l'homme par la femme commence. J'avais des tas de choses à faire, moi. Lesquelles ? je ne le saurai jamais avec toutes ces courses. Il faut que je prenne des forces. Sophie a rejoint Zeitlz. Elles rentrent de Vienne la bague au doigt. Zeitlz s'appelle Danièle, elle a un prince à son doigt, il fera les courses. On ne peut jamais être tranquille. Dans un instant je vais me lever et marcher.

Toute ma volonté s'apprêtait à m'arracher à ma chaise, ma table et ma chaudière quand la porte s'ouvrit et que Gontran entra.

Il rayonnait. Tous les Gontran imparfaits rencontrés et aimés par Louise qui n'était encore que Marie rayonnaient en lui. Il avait atteint leur perfection. Quel bonheur de se trouver et de croquer enfin l'existence à pleines dents. Très rapidement et sans aucun rejet ses composants divers s'étaient intégrés et il était devenu unique. L'amour était du tout descendu dans chaque partie. Gontran était bardé d'amour de la tête aux pieds. Louise l'avait envoyé faire des courses. A cause du verglas. Elle aurait risqué de se casser un os quelconque, l'amour aurait vécu un drame. Une femme hors service c'est une panne d'amour. Il avait donc renoncé à tout ce qu'il avait à faire (Quoi ? il ne le saurait jamais) et avait retrouvé la joie enfantine des glissades. Au passage il venait dire un petit bonjour et s'informer de l'âme. Louise lui en parlait souvent mais la sienne, s'il en avait une, lui restait inconnue; c'était une âme muette. Que faire, docteur ? Il m'amusait le colosse à l'âme endormie. Je lui conseillai le réveil en douceur, avec de nombreuses étapes. Pas de précipitation; qu'il profite de l'instant présent. Sophie opina. Comme toujours j'étais de bon conseil. On peut se fier à moi. Nous sommes partis ensemble pour le tour des magasins de ces dames. Jamais je n'ai eu compagnon plus joyeux. Il riait et s'amusait de riens comme les enfants. Il me laissa même un moment pour faire des glissades avec eux; il joua aussi au ballon sur glace; il aida plusieurs personnes qui auraient mieux fait de rester chez elles. Je maugréais un peu quand il fallait l'attendre; mais juste un peu. Car j'étais curieux de ce drôle de rêve qu'il était en ce monde.

Déjà à l'époque, et cela s'est amplifié considérablement depuis, j'avais tendance à voir dans un être mes souvenirs d'autres êtres présentant à un instant donné une concordance. J'avais rencontré tant de gens. J'avais observé tellement d'heures des passants qui finissaient par repasser et repasser... et qui ne quitteraient plus ma tête. D'innombrables en moi s'envolaient et venaient se poser délicatement sur toute nouvelle rencontre. Du moins en général. Mais pour une fois, l'être batifoleur du verglas qui m'accompagnait était sans référence. J'étais avide de découverte de ceux qui ne me rappelaient personne. Car il n'était pas les Gontran que j'avais pu emmagasiner. C'était un unique. Refait, corrigé, arrangé, tout ce que vous voulez, mais, finalement, unique. Un être neuf. Un sou neuf. Brillant parmi les autres; un sou à mettre dans une collection.

Il revenait essoufflé vers moi. "Quelle belle journée !" me cria-t-il. "J'ai hâte de raconter tout ça à Louise. Dommage qu'elle soit si fragile, nous aurions pu faire de bonnes parties de glissade." Il riait. J'essayais de m'imaginer en Gontran et Sandra en Louise; ça ne fonctionnait pas. Encore un bonheur que j'étais condamné à seulement regarder. Je n'ai jamais beaucoup raconté, sauf à vous parce qu'Il Professore m'en a chargé. Dans une journée, sur la journée je n'ai rien à dire à personne. Je regarde mes souvenirs se modifier dans des êtres qui surviennent brusquement. Raconter une rencontre impliquerait de raconter tous les souvenirs qui la composent avec leurs transformations dans des rencontres précédentes; je n'y arriverais pas. Ma vie est devenue trop complexe pour la parole. Alors je ne dis rien; je me limite aux propos nécessaires. Pour une fois mes rapports avec quelqu'un étaient simples, il n'était pour moi personne d'autre. Pour lui non plus. Les courses devaient être une galère et en réalité elles furent très divertissantes.

Pendant ce temps Zeitlz aidait le Prince à débarquer les bagages sur le quai de la gare. Comment avait-elle pu tant acheter ! Elle qui, célibataire, se contentait d'un jean même d'apparence neuve. Son changement de nom s'était accompagné d'un changement de comportement. Mais elle se sentait toujours elle-même. Du moins le plus souvent. Le Prince vivait un rêve qui lui faisait porter les valises. Et il y en avait... Il faut reconnaître qu'elle achetait aussi beaucoup pour lui. Elle lui achetait des vêtements qu'elle aimait. Lui, pas toujours. Un prince ne s'habille pas comme un berger. O dures contraintes de son rang ! Comme les photographes n'étaient pas là,  elle prit les photos elle-même, pendant qu'il finissait les travaux du porteur. Puis elle alla elle-même chercher les chariots - photo du couple glorieux à côté des chariots grâce à un ultime passager lambin -, et on s'achemina sereinement vers les taxis. Il fallut le type minibus pour se rendre au château. Ils le découvraient; le fleuron de l'héritage, rongé de maux, faisait encore le brave; il avait fière allure quoique les rats y pullulent, les tableaux d'ancêtres tenaient le coup sous le toit qui fuyait, un oeil fixé sur les exploits du passé, un oeil fixé sur le toit, et l'argenterie n'avait pas été volée malgré les années où le château avait été désert. La chambre à coucher éblouit Zeitlz. Ça valait la peine d'être devenue Danièle. Les ors et les pourpres envahissaient les yeux. Les personnages des tentures peuplaient en silence les jours et les nuits d'une Renaissance fastueuse aux rêves antiques. Zeitlz et le Prince venaient se nicher au sein du passé, bien à l'abri des crises boursières et des attentats sauvages, perdus par choix en un temps qui les protégerait du leur, qui leur accordait l'asile socio-politique en échange de travaux d'entretien. Il faut soigner ses rêves si l'on veut qu'ils durent. Mais cette volonté n'est qu'un choix de la peur. La peur a toujours raison. Le courage ne sert à rien contre la mort, il la sert, elle peut jouer à des jeux raffinés dans lesquels le jouet se croit prince. Bayard défie; Bayard meurt. Les héros sont admirables en tapisserie car les couleurs y sont enchanteresses. N'empêche que les cheminées ne fonctionnaient pas et que dans le château il faisait froid.

De mon côté je croulais sous les paquets, simple image d'ailleurs car il s'agissait de sacs en plastique pleins à craquer - et dont l'un craqua. J'ai dû ramasser les choses sur le trottoir et les répartir dans les sacs déjà obèses posés contre un mur. Et le baudet repart. J'avais mal aux mains et aux bras; dure tâche du fiancé ! Mais je pensais à Marie qui naîtrait bientôt.

Gontran était parti de son côté en glissades, rien ne pouvait arrêter sa bonne humeur (c'est le privilège des êtres trafiqués, moi je suis plutôt de nature irritable, voire hargneuse), il avait tout l'amour devant lui. Aucune action n'était pour lui une corvée. L'ennui, la dépression, la colère n'avaient plus de prise sur lui. Un imbécile heureux est forcément enviable. En outre celui-ci était sur le chemin de l'âme. Sa belle l'y conduisait par la main au milieu des glissades et des jeux de ballon des enfants.

Sandra me reçut par ces mots : "Ah, enfin ! Mais qu'est-ce que tu fabriquais !" Je me suis défendu, j'ai dressé la liste des pièges de l'hiver; finalement je lui ai parlé de Gontran. Elle a plissé les yeux, comme elle fait toujours lorsqu'elle a le sentiment de comprendre, et a dit : "Ah, c'est ça. Tu regardais."

L'hiver habillait la ville d'un vêtement si étroit que tout mouvement devenait sportif ou comique. Ou les deux. J'avais payé tribut et j'aspirais au retour à la chaudière. Sur le chemin du bar je méditais en glissades d'une idée à une autre, tous mes raisonnements gelaient instantanément, se fendillaient, éclataient en débris coupants. Le règne des âmes ne sauverait pas les mondes, ils sont la création de l'Ordre, ils ne peuvent exister sans lui, leur survie artificielle ne serait plus la vie. J'avançais précautionneusement dans la beauté des glaces et des neiges éclatantes, j'absorbais cette beauté comme un aliment merveilleux, je ralentissais ma marche pour être plus longtemps en elle. Et je me disais pourtant qu'une simple modification de mon sens visuel pour la perception de la lumière ou des couleurs la ferait disparaître, qu'elle n'existait que pour les sens pour lesquels l'Ordre l'avait conçue, que je chérissais une illusion raffinée destinée à voler mon adhésion au monde, aux monstruosités de l'Ordre. Mais j'en profitais un max et je ne donnerais rien en échange. Le voleur serait volé. Le tueur serait tué. Qui choisit le glaive subit le glaive. Sauf les âmes parce qu'elles ne sont pas du temps.

Qu'aurais-je fait si je n'avais pas rencontré Il Professore ? S'il ne m'avait pas rencontré, pour être exact. La marque était sur moi, l'Ordre me sentait, il me traquait. Jamais je n'ai été en repos. Dès mes premières années je me suis acharné à couper mes fils, à briser mes chaînes; je me suis évadé cent fois, pour sortir dans de  nouvelles prisons; l'issue n'est pas dans le système logique; la logique est un labyrinthe, un piège pour nous limiter au rationnel; mais la faille existe, nous sommes la faille.

Si vous ne nous comprenez pas, tant pis pour toi et les tiens, pitres d'une illusion dans la chambre des tortures. Ne soyez donc de notre confrérie, les pendus de l'Ordre n'ont de frères qu'en âmes. Regarde-toi; si tu peux être content de ce que tu es, alors tu n'es rien.

J'ai tout de même été content de retrouver ma chaudière. J'ai failli demander qu'on la monte d'un ou deux degrés mais un regard de Sophie m'en a dissuadé; elle avait anticipé ma demande, peut-être lui avais-je déjà joué ce tour, oui il me semble, c'est ça, elle s'y attendait. Je ne suis pas plus répétitif qu'un autre mais comme je parle peu on s'en rend compte plus facilement si je ne me surveille pas. Faire attention. Dommage car un ou deux degrés de plus...

Cet hiver pour moi fut l'attente de Marie. Les projets que j'ai pu échafauder ! Eh bien, d'une certaine façon j'ai égrené tous les pois de ces cosses. J'ai vécu des années de cet hiver. Jamais je n'ai renoncé à quoi que ce soit. Mon âme a parlé à celle de Marie et Marie de nouveau m'a appelé "papa", comme autrefois. La mort n'aura que les cosses désormais vides. En moi il n'y a plus que le vide de la fin des temps. Quand il me tuera l'Ordre verra en moi ce qui l'attend. Son cercle a une faille; l'arène est silencieuse quand il égorge ses victimes; un jour les Hommes de l'arène hurleront; le silence de l'arène face aux martyres; l'arène de marbre éclatera en poussière; quand personne n'adhérera plus à l'Ordre, il sera condamné; personne avec âme s'entend. Il faut sauver les âmes pour que disparaissent les mondes. Nous serons sauvés en elles, j'échapperai enfin aux prisons, nous découvrirons ce qui est au-delà du sens : la liberté.

De ma fenêtre je vois les hardis glisser et se casser leurs gueules de hardis; rien ne sert d'être fort et sûr de soi; il faut être joueur comme Gontran ou méfiant comme moi pour rester sur ses deux jambes. En fait Gontran était tombé, cela me revient; j'avais dû me raccrocher à lui comme mes pieds allaient brusquement plus vite que le reste de mon corps; moi je m'étais rattrapé. De justesse. Il avait ri, bien sûr.

Que des hommes au bar, aujourd'hui. Voilà Antonin, mais oui. Ah, moi, j'ai déjà fait les courses. Il n'est pas long à trouver un autre compagnon de magasins. Qu'est-ce qu'il devient ? Murielle lui a donné une liste impressionnante. "Tu devrais l'accompagner pour l'aider à porter tout ça", dit Sophie sans rire. Elle a saisi que j'avais soif d'informations, son oeil s'amuse. Je maugrée. Le froid est plus fort que la tentation.

Il va vraiment s'en aller sans rien me dire.

Dehors le parc est vitrifié et des êtres raidis dansent une gigue saccadée avec de grands gestes. Les arbres sont beaucoup embrassés. Notre mère la terre aussi. L'homme du verglas est amour. Où vont-ils tous ces danseurs ? Tiens, serait-ce... oui, une femme. Une guerrière. Une sans peur. Ah, elle a visé un frêne géant mais elle arrive trop tard, il est déjà embrassé; l'homme qui le tient entre ses bras n'est pas pressé de partir; elle a réussi à rester debout, elle hésite, un autre pas loin, en marchant sur le bord de l'allée parce que dessus... ses jambes se lancent vers l'avant, le buste revient de l'arrière à temps, penche à gauche, fléchit à droite et... non elle embrasse son arbre. Il n'y en a plus que quatre d'inoccupés. Les enfants ont intégré dans leurs jeux le plus grand nombre. Pour les adultes certains avant de repartir doivent attendre le dégel. Oh mais, c'est Elisabeth ! M'étonnerait que Nathalie ait donné son autorisation. La gosse a encore filé. Pas grave, je suis là; elle va jouer avec... Où est-ce qu'elle va ? Hé ? J'ai juste eu le temps d'attraper mon manteau pour ne pas la perdre. Qu'est-ce qu'elle a encore en tête ? Bon sang, et tous les dangers partout pour les petits de cet âge... Elle m'attendait derrière le coin de la rue où je l'avais vue disparaître avec angoisse... "Tu m'emmènes voir la rivière ? m'a-t-elle dit d'un ton suppliant (elle sait que je n'y résisterai pas). - Et maman ? - On lui expliquera que j'ai joué dans le parc." Je maugrée, je suis ravi; je prends sa petite main et nous dansons jusqu'à la rivière. Notre génie a raison, la rivière sous les neiges et les glaces avec ses trous d'eau noire frissonnante perd ses limites avec les terres et les immeubles autour semblent onduler sans raison autour de flaques. Elisabeth me demande comment les fées des eaux y vivent dans les temps de glace. Ça tombe bien, je suis un expert, entre autres, en fées des eaux. Je les connais toutes intimement. J'ai même recueilli leurs confidences. Je me suis assis sur une borne dont j'ai chassé la neige; quand je raconte, j'oublie le froid. Elle s'est assise sur mes genoux et elle voit le fond des eaux, ses fées et ses monstres, toute la ville a son double sous les glaces, et la ville elle-même se peuple de fabuleux, la ville se rêve par ma voix jusqu'au fond de ses eaux. Pour mon unique public je recrée l'Ordre en brisant ses limites imposées, je délivre de ses classements, de ses règles et de ses lois, je supprime ses menaces, ses mépris, ses rigueurs, ses peurs obligatoires, ses joies obligatoires, ses peines obligatoires; le magicien des mondes recrée les mondes au désir d'une seule, je donne les mondes à Elisabeth, tous les mondes, je sais que je peux lui faire confiance, elle jouera sagement avec, sans les horreurs.

Nous rentrons quand je m'aperçois qu'elle commence néanmoins d'avoir froid. Avant de rentrer chez elle, elle veut passer dire un petit bonjour à Sophie. Nous arrivons au bar, Nathalie est là, les bras croisés, les yeux fixés sur nous. "Oïe", dit sobrement Elisabeth. Je ferme la porte en prenant mon temps. Elisabeth adopte le parti de la vérité : "On est allés voir la rivière, explique-t-elle. - Et ma permission ? répond mais sans colère celle-ci. - On n'a pas eu le temps ! " réplique notre génie. Sophie me lance un coup d'oeil ironique; à l'évidence elle a tout arrangé avant mon retour, elle avait compris, elle avait dû apercevoir Elisabeth elle aussi, de toute façon qu'est-ce qui pourrait me faire quitter ma chaudière aussi vite à part l'intérêt de nos enfants ?

Me voici de nouveau à ma place, royalement installé. J'ai commandé un grog. Le contrecoup après tous ces efforts, uns somnolence m'abrutit; il faut résister; Sophie ne supporte pas que l'on s'endorme dans son bar, elle vous secoue et dit : "Allez, ouste, va dormir chez toi." Chez moi on n'était pas bien comme ici. Pas dormir pour continuer d'être bien. Faudrait plus de rhum. Oh je me sens partir. Non, je remonte, les fées me remontent à la surface, ma tête sort de la flaque, je revois les neiges; je crois que je vais m'en tirer. "Ouste", dit Sophie en me secouant, "on ne dort pas ici, tu vas faire fuir les clients." Les fées me quittent; je me lève la tête encore embrumée. S'il y avait eu plus de rhum... Dehors le froid est terrible, il attend des dormeurs mais ils ne se réveilleront jamais. Je respire fort; un coup, deux coups; ça va maintenant; je titube, je me sens glacé. Brusquement Sophie est à côté de moi, elle a l'air inquiète : "Bon, rentre, après tout ce n'est pas si grave; viens." J'ai peine à y croire; je la suis; tout timide. J'ai enlevé mon manteau mais je n'ose pas m'asseoir, j'ai peur que ça ne recommence; marcher dans le bar de long en large ne se fait pas; mes forces ne reviennent pas. Le Cap me fait un signe de la main, il veut me parler, que je vienne à sa table. Le bar m'accueille à nouveau. Je souris.

 

MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE.