IV

(Strophe 4)

 

PRINCE JESUS, QUI SUR TOUS A MAITRISE,

 

L'hiver a glissé de nous pour retourner dans son antre, il laisse derrière lui des branches cassées, des amoncellements de neige dure comme la pierre, des routes crevassées; on travaille au remplacement de conduites éclatées; l'eau de la rivière monte de façon singulière, Elisabeth a encore voulu voir mais cette fois j'ai personnellement obtenu l'autorisation de Nathalie. Au retour notre génie a décidé de passer par l'église Saint-François, qui n'est pas la plus proche de son domicile mais qu'elle affectionne, sans doute pour son silence et son architecture romane, pour sa chapelle dédiée à sainte Elisabeth aussi; c'est là qu'elle vient avec Sandra, à Noël elle a boudé jusqu'à ce que celle-ci l'accompagne pour participer à la construction de la crèche avec d'autres enfants qui ne sont pas des nôtres. Je suis passé voir le résultat. Il était curieux, Jésus bébé en costume de prince et une couronne sur la tête, maman et papa très paysans joyeux, et surtout l'incroyable ménagerie de la pieuvre à l'ornithorynque, et le tigre et le flamant rose, l'hippopotame surmonté d'un chat, et le crocodile se glissant entre les pattes de l'éléphant pour avoir vue sur le berceau, l'écureuil apportant des noix, les pandas des pousses de bambou.. On était plutôt bien en ce lieu-là; j'y suis resté un bon moment; je me suis dit que j'y viendrais avec Marie, elle aimerait sûrement participer à une aussi jolie construction (en fait Marie enfant a été du genre casseur, rien ne lui résistait ou bien elle criait, je finissais par l'aider à casser si elle n'y arrivait pas).

Le printemps a éclos insensiblement, la douceur cyclique a reverdi les arbres de notre parc, aucun n'était mort, le maire avait dit n'importe quoi pour faire l'important, tous nos arbres nous protégeraient encore.

Je suis de plus en plus occupé. La naissance de Marie est pour bientôt. On m'a chargé de tout. Je ploie sous les responsabilités. Comme on me sait sans expérience, chacun me noie de conseils, Sophie, le Cap, Simon, Murielle, Louise, Gontran... Si tous étaient d'accord, au moins. Comment s'y retrouver ? Le salut est venu d'Elisabeth; elle questionne Nathalie et son curé préféré et me rapporte les réponses au bar; nous discutons pour les adapter à nos problèmes avec quelques interventions, pas toujours pertinentes, de Sophie qui semble s'amuser extrêmement. Je crois que je serai prêt. Je suis sûr que je serai prêt. Sandra pourra s'occuper de ses affaires, moi je m'occuperai très bien tout seul de ma fille. Avec l'aide d'Elisabeth. Et le soutien de toute notre collectivité, évidemment.

Il Professore a ouvert de nouvelles fiches, j'ai souvenir de celle de Gerville (nom emprunté à "Coups de roulis"), un homme d'une quarantaine d'années qui sortait de prison après s'être battu pour garder une femme qui préférait un plus jeune. Celui-ci avait eu droit aux visites de la femme à l'hôpital. Gerville n'avait pas le droit de les approcher, à son retour de cellule. Ce n'était pas un homme violent. Mais très robuste. Pas sentimental du tout. Il tenait à ses affaires et sa femme en faisait partie, non qu'il soit contre le libre-arbitre de la belle (pas tellement belle d'ailleurs), il était seulement opposé à la direction de ce libre-arbitre; elle prenait une rue en sens interdit; elle avait, comme tout le monde, le choix entre les rues autorisées. Lui n'était qu'un honnête représentant de l'Ordre qui tenait à ce qu'on le respecte ! Il ne comprenait pas que l'Ordre s'amusait avec les sens interdits, ils ne servent qu'au jeu, ils n'ont aucune valeur; pour lui l'infraction vaut la règle, le non-respect le respect, la provocation l'acceptation. Le gorille Gerville disait drôlement : "J'ai le tournis." Il n'y comprenait rien, alors il s'entêtait, il demandait à l'Ordre qui s'en amusait la restitution de son bien, sûr de son bon droit. Son ex baisait follement dans des lieux interdits avec son amant pas robuste mais si doué; ça le renvoyait à l'hôpital; elle pensait qu'elle n'avait pas de chance.

Il Professore avait décelé l'âme en Gerville quand celui-ci, cerné par le bon droit, l'amour conjugal, la fidélité et la justice, s'était réfugié auprès de Jésus, demandeur d'asile contre les incohérences de sa vie, contre les conflits du sexe et de la vertu. Le gorille avait perdu beaucoup de poils. Il avait triste mine. Jésus le réconforta, le remit sur pied et, en quelque sorte, nous l'envoya. L'image est osée. Je veux dire que ses prêtres étaient dépassés par la soif de liberté de cette âme que l'Ordre avait ironiquement ballottée de-ci de-là, avait humiliée, qui avait seulement saisi que comprendre ce monde était inutile car la vérité n'est pas de ce monde. Ceux qui disent "comprendre" souvent veulent dire "accepter". Accepter l'inacceptable c'est ne pas exister. Le gorille n'était pas subtil mais l'âme en lui voulait la liberté. Elle vint à nous attirée par d'autres âmes qu'elle devinait en certains des nôtres, elle nous a amené Gerville, un Gerville surpris, désorienté, perplexe. Les deux autres de son histoire, vérification faite, n'étaient que des pièges sexuels.

Les âmes ne peuvent pas mourir, la logique n'a pas de prise sur elles; hors des espaces et des temps règne l'inexprimable, les mots sont des outils de torture comme la pensée, ils sont créés par l'Ordre, mais celui-ci ne se continue qu'au moyen des souffrances infligées par ses illusions, à nous ses créatures. Dans le jardin des délices sa jouissance est ininterrompue. Son existence n'a pas de raison, la raison est de la logique; la logique est un cercle illusoire et imparfait; ce cercle est dans la perfection, dans la main de Dieu, il n'est rien, il s'invente des explications, des justifications, elles ne sont qu'en lui, elles sont de la mort, elles sont la mort.

Gerville a rencontré Gontran, ils s'entendent parfaitement. Tous deux font de grands progrès dans leurs études. Chez nous il n'y a pas besoin d'être doué (mais on l'est souvent, comme Elisabeth, quand l'âme s'est unie au corps à la naissance), l'âme travaille à notre libération et ne nous demande que notre aide pour la sienne. En somme la bonne volonté suffit.

 

Gerville était sans cesse harcelé par la horde des vertus. Il avait cru au bien et le bien en profitait pour arracher de lui de la douleur. Les bonnes parties de rigolade avec Gontran ne parvenaient pas à compenser. On est sans défense contre le bien. Le Chef des meutes aurait pu intervenir, envoyer des rêves contraires à l'attaque des rêves de la rectitude morale, de l'amour sage, du conformisme social, de la sagesse populaire... Mais Il Professore ne voulut pas. Quand un homme peut se libérer seul avec notre révélation de la vérité, on doit le laisser évoluer. Cette position est un peu difficile à comprendre. Pourquoi ne pas considérer simplement le prisonnier comme un malade et le soigner même s'il ne comprend pas que c'est son intérêt ? Pour l'âme, c'est très différent. Pas d'harmonie avec une intelligence qui au lieu d'évoluer est peuplée de cadavres comme tout champ de bataille les aime. La liberté ne se construit qu'avec la liberté; nous aidons à sa construction, nous ne pouvons pas l'imposer ou nous serions l'Ordre. Le cas de Gontran était sans rapport, l'amour le poussait à souhaiter une transformation indispensable mais "normalement" impossible. Gerville restait perplexe : on ne peut pas se diriger dans un monde sans sens interdits, il faut des flèches aussi pour indiquer le sens de la circulation... Je lui demandai où il voulait aller. Il me regarda l'oeil vide. Sa volonté avait besoin de flèches qui lui indiquent une direction. Alors il foncerait. Il ferait même de l'excès de vitesse, comme quoi il n'était pas si soumis à l'Ordre ! Il Professore souriait. Il faut du temps avant de cesser de raisonner en buts, en raisons valables, en droits, en utile et inutile, en vrai et faux, en bon et mauvais. La liberté vole au-dessus de la logique. Dieu, qui sur tous a puissance, Jésus comme son envoyé, a réduit les chaînes de l'Ordre à nos forces; il a rendu chacun ou presque capable de sa libération, chacun avec âme bien sûr, et pour ceux qui seuls ne le peuvent pas il y a les Elus, prêts à agir en fonction, en proportion de la nécessité.

On ne peut pas dire que la liberté soit un but; ni un moyen; si elle se définissait elle disparaîtrait. Or elle est l'existence, elle est hors la mort. Elle n'a pas de logique pour la contenir. Elle n'est pas une espérance, elle est hors rêve. Les temps sont dans la liberté comme ils sont infimes en Dieu.

Moi je m'occupais surtout de la venue de Marie. J'arrangeais le nouvel appartement de Sandra, elle nous avait trouvé un beau dernier étage avec vue sur notre parc; après tout c'était son métier; et elle avait multiplié les indications, pour les papiers-peints, pour la place des meubles... Je n'avais contesté que sur la chambre de Marie, nous avions eu des discussions sérieuses, je ne pouvais pas lui laisser faire n'importe quoi; je l'ai emporté souvent, et quand ce n'était pas le cas et que j'avais pourtant vu juste, eh bien elle n'était pas sur place pour me surveiller, elle serait convaincue en voyant le résultat (sur ce point force est de constater que je m'illusionnais quant à sa capacité à reconnaître ses erreurs, elle a parfois défait mon travail pour revenir à ce qu'elle avait prévu). Je restais la nuit seul dans l'appartement en travaux pour m'habituer à ma nouvelle existence. Pour ma propre chambre je n'avais rien souhaité, je n'y pensais pas. C'est dans le grand salon ou dans la chambre de Marie que je passais mes nuits, les yeux ouverts sur ce qui m'attendait, sur ma nouvelle vie.

Gerville fit la une du journal local. Il s'était mis dans la tête, je ne sais par quelles cogitations, qu'il reconquerrait sa Béatrice en l'amusant, en la faisant rire, et, par des déductions qui lui avaient probablement demandé des efforts considérables, il avait adopté l'habit de clown. Il réussissait plus ou moins avec les enfants, les tout petits, les autres se moquèrent de lui, il ne s'en souciait pas. Mais un jour il balança une baffe à un hardi venu tout près parce qu'il ne répliquait jamais, ne leur courait jamais après, et une baffe de gorille... fait la une. On ne peut se moquer que des faibles. Vaut mieux se méfier de ceux qui affectent de mépriser; ils attendent l'occasion; l'indifférent est un rancunier patient. Gerville fut mené au poste où il ne fit pas rire; mais au grand dam des parents il s'en tira avec une admonestation. Le soir même il revint au pied de l'appartement de sa Béatrice; personne n'osait seulement le regarder, on rentra les gosses; le clown solitaire monta l'escalier, il avait résisté à la tentation de l'ascenseur, il se disait que chaque marche serait une tentation et que sur cinq étages elles viendraient à bout de son désir ou de la nuit. Vers deux heures du matin le gorille cassait la porte de l'appart de sa trop-aimée et s'installait dans son lit entre elle et le mince Kermao. Le couple avait heureusement un peu dormi avant. Arrivé là, couché là, sans dire mot, se contentant de rattraper de sa main puissante l'un ou l'autre désireux de s'aller promener, notre futur Elu réfléchissait. Rien ne s'était déroulé comme prévu. Il s'était encore trompé.

Les erreurs des autres nous renvoient aux nôtres, à l'impuissance de la bonne volonté, des efforts et du travail. Que ce soit notre nature ne réconforte pas. Au contraire. A quoi bon tenter si on sait qu'on finira par se tromper ? L'Ordre nous a rendus inégaux devant l'erreur. Il y en a qui paradent. Eux semblent au-dessus de la loi commune. Ils en profitent contre les autres. C'est surtout le bien qui se trompe. Vouloir bien faire et c'est le croc-en-jambe. Gerville était bourré de bien de la tête aux pieds, le gorille trop civilisé amusait l'Ordre qui se livrait à de bonnes parties avec lui, sans son accord évidemment.

Il fit de nouveau quelques semaines de taule (le clou du clown c'est qu'on le qualifia juridiquement de violent) et il revint à nous. Cette fois il savait qu'il n'avait que nous. La puissance de Dieu l'appelait à la liberté. L'erreur lui enseignait ses limites, sa prison de tête; il avait appris sa faiblesse, il avait appris que ses qualités morales étaient sans pouvoir, il avait honte de lui. Pourtant il n'avait rien à se reprocher. Il était un brave homme. Un brave homme amoureux. Il aurait pu séquestrer sa Béatrice, assommer Kermao et cacher le corps : l'Ordre s'en serait amusé; il n'avait fait de mal à personne sauf à lui-même et s'était retrouvé en taule : l'Ordre avait joué. Il commençait de comprendre les mécanismes de ce monde. Il venait d'arracher un premier barreau dans sa tête. Le bien et le mal étaient tous deux des chemins de torture, il faut y avancer, les aveugles suivent le chemin sur lequel ils sont placés, ils avancent, avec ou sans peur peu importe, et les pièges jouissent d'eux jusqu'à la mort, qui est leur mère et leur père, pièges à plaisirs de son inassouvissement monstrueux.

Il avait encore des étapes à supporter afin de voir. Mais il n'était plus seul. Nous sommes là pour aider l'aveugle, pas pour lui dire les pièges à l'avance : il n'apprendrait pas; non, pour le guérir de l'erreur. L'homme qui sait la vérité est au-dessus de sa programmation pour les erreurs. L'homme qui sait la vérité au sujet des erreurs est sur le chemin sans embûches de Dieu. Il brise un à un les barreaux de sa tête. L'erreur appartient à la logique. L'Elu ne se trompe plus, il est libre.

Tout en suivant de loin les aventures de Gerville j'ai peint en orange la chambre de Marie, j'y ai installé la caméra de surveillance, trouvé la meilleure disposition pour les petits meubles, disposé des jouets qui seraient utiles un jour... En fait elle les a tous cassés. Sandra a prétendu que j'avais multiplié les dépenses inutiles mais Marie s'est bien amusée à casser, j'en ai profité pour lui apprendre comment on casse proprement, sans risquer de se blesser, je n'ai pas perdu de vue mon rôle éducatif, d'ailleurs elle n'a jamais cassé n'importe quoi, elle a toujours méprisé l'insignifiant. Je reconnais que la note pour les jouets était un peu élevée, mais Marie devait avoir  ce qu'il y avait de mieux; tous ces jouets étaient de qualité, je les ai tous essayés; je suis du reste le seul à avoir joué avec, donc le seul capable de donner un avis sur eux. D'une certaine façon elle a joué à l'Ordre naturellement dès sa naissance; elle a voulu tout contrôler, que tout ce qu'on lui donnait (entre autres) soit vraiment à elle; or si quelqu'un peut aussi en disposer, même après vous, parce que vous ne vous y intéressez plus, cela cesse d'être à vous, votre propriété a été illusoire. Pas de possession sans destruction. Seule la mort a le pouvoir. Elle seule possède. Aucun de ses biens ne lui échappe, pas plus ceux qui pensent. Mais ceux de Marie ne pensaient pas. Elle apprenait la vie en cassant. Moi j'étais là pour l'aider; Sandra n'approuvait pas mes méthodes d'éducation, elle contestait tout, mais elle était rarement là et heureusement je pouvais appliquer des principes novateurs, hardis, dont les résultats se sont avérés en fin de compte, si j'en juge aujourd'hui désormais serein, pacifié, comme vous savez, totalement satisfaisants. Je m'étais composé une petite bibliothèque d'ouvrages de pédagogie et je connaissais mes rayons par coeur. Certes je ne me prétends pas spécialiste. Encore que bien des spécialistes que j'ai entendus à la télévision ou dans des conférences ( car je me suis aussi rendu à des conférences) disent des choses qui ne convenaient pas à Marie, ils prétendaient avoir des recettes valables pour tous alors qu'elle cassait bien mieux que les autres. J'ai fait le tour des Elus avec enfants pour ne rien ignorer, pour comparer; j'ai même fait la connaissance intéressée d'individus qui n'étaient pas des nôtres - grâce à l'église - afin d'étudier les comportements et la croissance prévus par l'Ordre; puis j'ai dû inventer pour que Marie échappe aux pièges. Ni chose, ni être n'a pu lui nuire même de loin, je vous le garantis. Sandra pouvait me faire confiance. J'ai brisé tout ce qui aurait pu blesser Marie, même du regard; l'Ordre était écrasé devant elle jusque dans ses tentatives les plus sournoises; elle a appris dès ses premiers jours à reconnaître l'ennemi, à se saisir de lui et à le détruire. Rien ne l'approche qu'elle ne contrôle. Et pourtant elle sait se glisser dans la vie des foules sans être perçue comme étrangère; je n'ai jamais vraiment réussi cela, moi; elle peut aller partout, se faire accepter partout. L'Ordre ne la flaire pas. Grâce à son éducation, j'ose le dire, elle est trop en-dehors de lui. Elle joue avec ses pièges, elle se déplace au milieu d'eux en les évitant tous, ironiquement; elles s'en amuse. Qui d'autre peut cela ?

De ce fait elle n'a pas le besoin de se cacher comme nous. Elle peut se montrer. Elle peut être vue. Les projecteurs éclairent des tentations que représentent des vedettes; elles minaudent devant les caméras et les objectif photographiques. Notre réaction est la répulsion. Elles s'affichent sur des revues, sur des podiums, dans des films... ces êtres prostitués à tous ceux de l'ombre sourient fièrement, hantés par la peur de l'ombre et de ses êtres; les machinistes de l'Ordre font descendre les décors, décor mer et palmiers, décor cimes enneigées avec soleil, décor mer déchaînée, décor fond de mine de charbon, fond de mine de diamants, décor forêt vierge, décor banquise...; les musiciens de l'Ordre claironnent le tube nouveau, tube d'amour tube de t'jours, tube énervant tube rage de dents, tube bordel tube ciel, tube misère tube grand-mère... La vedette sourit. Son décor s'en va, elle sourit pour en avoir un nouveau... Les spectateurs attendent le moment où l'Ordre n'en enverra pas. La mort est le couronnement du spectacle. Elle est le spectacle. Il n'y en a jamais eu d'autre. Mais Marie peut supporter les projecteurs. Sans décor et sans musique même : cela ne la tuera pas. La puissance de Dieu qui est sur tous, sera la liberté pour tous; l'Ordre n'a pas su être libre, il s'est refermé sur lui-même, il est tautologique, ne pas être libre c'est être imparfait, c'est avoir une faille. Personne mieux que Marie ne représente  la faille car elle se rit des illusions; sous les projecteurs quand l'Ordre retirera le décor, quand il stoppera ses musiciens, avec elle il ne se passera rien; en partie grâce à mon éducation elle est allée plus loin que quiconque dans la liberté; l'Ordre se heurte au réel qui surgit en lui. Il ne peut rien. Petit à petit il se retrouvera sans ses décors, sans ses musiciens. L'Ordre sera vu. Alors les âmes reviendront et ce sera la fin des temps.

Marie est née et ce fut un jour de fête pour les âmes. Je n'étais pas sans appréhension mais je me suis montré à la hauteur. Tout le monde l'a reconnu. D'ailleurs j'ai les photos pour le prouver. J'ai distribué des dragées aux enfants et j'ai offert le champagne aux grands (Sandra a grimacé sur la facture - un mois plus tard). Elisabeth était venue à la maternité avec Nathalie, elle a fait au bébé les premières recommandations, Marie l'a écoutée, mais oui, gravement, puis s'est endormie. Une nouvelle période de ma vie commençait. J'étais super entraîné et hyper informé. Aucun père n'aurait pu gagner dans une confrontation avec moi. Jamais je n'avais voulu faire quoi que ce soit, parce que moi je ne sers pas l'Ordre. Mais travailler à sa fin, voilà une tâche pour laquelle je pouvais me dévouer totalement. Il est vrai que grâce aux âmes nous sommes sûrs que nos enfants ne nous trahiront pas. L'Ordre ne trouvera pas de collabos en eux. Ils sont dignes de nos dévouements. Nous sommes les Elus, nous sommes les Hommes en Dieu, les barreaux se cassent entre nos mains, mais il y en a tellement, l'Ordre les a tellement multipliés pour se protéger... Il a créé ce système complexe de protection parce qu'il sait qu'il est imparfait; alors il sait qu'il finira. Les remparts sont vains, les illusions ne sont plus en nous, ma certitude n'est pas une espérance et elle n'a pas de charité, elle est libre des faiblesses qui la condamneraient à l'échec et permettraient à l'Ordre de se maintenir.

Sandra a pu reprendre son travail très vite. Sa vie était heureuse maintenant. Elle avait tout ce qu'elle avait souhaité et elle savait que cela durerait tant que je serais là; et je suis toujours là. Ma vigilance n'aurait pas de faiblesse, pas un instant. Jamais. Parce que ma conscience de l'importance de mon rôle, de ma tâche plutôt, car moi je ne joue pas, fusionne avec ma vie terrestre. L'inutile de l'Ordre est devenu essentiel. Je ne suis pas un maillon dans une lutte, je suis librement le père de Marie.

 

GARDE QU'ENFER N'AIT DE NOUS SEIGNEURIE :

 

Aucune peur ne subsiste en moi. A l'époque déjà les contes et légendes de l'Ordre étaient sans prise sur mon intelligence. Il n'était pas capable de créer un Enfer, je le savais, car il est la mort. La terre d'ailleurs est au-delà de l'Enfer qui n'en est qu'une image simplifiée pour être plus frappante; la mort brûle tous les jours des êtres dans des incendies et pour eux l'instant et l'éternité se confondent brusquement révélant leur équivalence; le point est le cercle, le temps n'a en apparence ni début ni fin, le point est partout et le cercle n'a pas de centre.

J'ai dû prendre le chemin des tortures comme tout le monde mais tel le soldat en reconnaissance, je l'ai balisé pour Marie; je connais l'Ordre jusque dans ses moindres perversions, j'ai passé ma vie à l'observer, à l'épier, à l'étudier. Il me flairait, il me harcelait, mais le voyeur a une âme, la vue des horreurs ne l'a pas fasciné, le réel a démontré l'illusion.

Je fais le bilan et globalement je suis en accord avec moi-même. Certes je n'ai pas vraiment eu à me sacrifier pour notre but car j'étais marqué. Ce que Gerville ou Sandra comprennent et acceptent avec difficulté était pour moi une évidence. Tout de même il m'a fallu du courage pour explorer ce monde, fouiller ses repaires à rats, nager dans ses égouts. Mon dos est couvert des plaies du fouet dont j'ai dû sentir les coups pour le plaisir du maître. Bientôt il ne le sera plus, il ne l'a jamais été dans ma tête, j'ai brisé tous les barreaux; certes je vais subir la mort mais l'âme me gardera en elle; je ferai partie de l'armée de la fin des temps.

J'aurai été un homme de réel dans la torture des illusions, j'ai traversé les rêves qui suppliciaient tant d'autres, je les ai notés, j'ai décrit leurs systèmes, j'ai analysé leurs développements. A moi aucun ne m'obéit, seul le Chef des meutes a le pouvoir d'en engendrer et de les diriger, il faut être à la limite entre eux et le réel pour cela, se tenir sur le bord et sans être attiré. Jusqu'où va le pouvoir de Marie, notre fille qui ne craint pas la lumière ? Le cercle des âmes est un berceau pour elle. Tout ce que je sais, je le lui ai appris, elle le sait. Mais dans sa vie il n'y paraît pas. Tout ce que savent le Cap, Simon et bien d'autres des  nôtres, elle le sait; ils le lui ont appris. Il Professore aussi l'a rencontrée souvent, il lui a donné des explications, fait faire des expériences de l'âme dont je n'ai pas idée; il l'a emmenée loin, très loin. Qu'est-ce qu'ils se disent aujourd'hui lors de leurs rencontres "de travail" ? Sans doute est-elle le successeur qu'il attendait.

Cela m'amuse de me remémorer comme j'étais affairé au printemps de la naissance de Marie. Sandra me gourmandait d'un côté, Elisabeth me conseillait de l'autre, Sophie surgissait à côté de ma chaise pour me demander si je n'avais vraiment rien à faire et j'avais toujours aussitôt un sursaut : mais oui, comment avait-elle deviné ? Elle n'avait pourtant pas de mérite car je n'étais plus seulement le scrutateur de l'Ordre mais le père de Marie, alors je croulais sous les responsabilités. Du reste bien nourri et logé par Sandra; quand elle a constaté que dans l'appartement ma chambre seule était vide, elle a plissé les yeux, un instant silencieuse, puis elle m'a dit : "Viens" et nous sommes allés acheter des meubles. C'est la seule fois où nous sommes allés ensemble faire des achats importants. Elle les a fait installer elle-même à son idée. Je n'ai jamais changé les places. Elle m'a dit : "Tu savais bien que dans l'argent auquel je t'avais donné accès pour arranger l'appart il y en avait aussi pour toi !" J'ai dû lui expliquer que j'en avais eu besoin pour les jouets de Marie, déjà qu'elle avait tiqué quand elle avait vu les prix... Elle a secoué les tête et on n'en a plus parlé.

Dans le contrat de mariage je n'ai pas fait inclure cinq semaines de congé et un treizième mois pour pouvoir en profiter; je ne me laisserais pas écarter de mes fonctions sous prétexte que j'aurais besoin de vacances ! Si vous exigez sur papier vos droits théoriques, certaines risquent de les détourner et d'en abuser en pratique. Le droit pue l'Ordre, si vous voyez ce que je veux dire; il vous met en confiance pour se moquer de vous. Rien de plus rigolo que le type indigné fort de son bon droit et si faible devant les avocats friqués de son adversaire, devant le juge des naïfs; il paraît qu'il y a un poste spécial dans chaque tribunal, les magistrats se font la guerre pour l'avoir. Quoi qu'il en soit, moi, ni droits ni maître. Je savais; donc je savais ce que j'avais à faire. Remarquez qu'il ne s'agissait pas d'un devoir, d'un contraire; pas du tout; mon choix de protéger Marie était hors droit et hors devoir, un choix de l'âme.

Je m'apprêtais à partir; du reste le parc était enchanteur, de toutes petites feuilles dardaient des bourgeons en une invraisemblable gamme de verts et les jardiniers venaient de planter les premières fleurs dont j'allais découvrir l'effet de près. Or Sophie avait à son bar le sourcil froncé en regardant... son livre habituel pourtant. Je me suis approché discrètement, j'ai jeté un coup d'oeil par-dessus son épaule, elle l'a senti et a tourné la tête vers moi : "Il y a du rififi au château", m'a-t-elle révélé avant de retourner aider Zeitlz. Ça oui, cris et fureurs; hurlements et pleurs. Le prince subordonnait la procréation à la réparation du toit. Réparer d'abord; procréer ensuite. Zeitlz fulminait contre cet ordre mâle. La femme ne s'est-elle libérée que pour dépendre davantage des lois économiques ! A quoi ça sert, nom de Dieu, d'être devenue Danièle si le coït n'est pas engendrement ! Un éboueur peut valoir mieux qu'un prince ! Là-bas, je voyais virevolter à allure folle les premières hirondelles. Le prince de ses rêves l'avait bien déçue. Son château était crevé et nul bambin ne courait d'un seau anti-pluie à une serpillière. Tes nobles ancêtres ne doivent pas être fiers de toi, tu ramènes une femme et tu baises sans conscience dynastique. C'est ainsi que finissent les élites... pour avoir trop réfléchi. Fais l'enfant d'abord et pense après. Voilà l'ordre naturel; le moins mauvais. Mais Monsieur calcule ! Monsieur cogite ! Le sexe de la bête jouit sans rien offrir en échange à la mort. Il veut attirer le malheur sur eux ? C'est ça ? Comment obtenir des répits si on ne participe pas à la reproduction du troupeau ? Certains ne le font pas et vivent très vieux et très heureux ! C'est qu'ils font partie des pièges pour te torturer d'espérances. On doit payer le prix en enfants à la mort. La loi commune doit être respectée ou la punition sera si longue, si raffinée que l'on deviendra l'exemple du châtiment pour les autres. Zeitlz n'a-t-elle tant fait pour son prince que pour se retrouver au piloris à cause de lui ? Est-ce la place d'une noble famille ! Le toit du château cessera de fuir, mon chéri, quand l'enfant paraîtra. L'Ordre satisfait donnera une subvention, une pluie de subventions remplacera l'autre et tellement plus agréable. Mon chéri, dit en substance Zeitlz, protégeons le patrimoine.

Je vais rejoindre les hirondelles et faire le printemps. Les enfants fictifs ne m'intéressent pas. On ne sait même pas si l'enfant de Zeiltz aura une âme. Ce bouquin aurait besoin de son "Vingt ans après". Je jette un dernier coup d'oeil à Sophie en ouvrant la porte : clients s'abstenir, elle n'a vraiment pas le loisir de s'occuper d'eux; le Cap est à sa place avec son verre vide depuis pas mal de temps mais il ne dérange pas, il sourit, amusé de l'air préoccupé de la lectrice; Simon, lui, est tout à sa création du texte de sa prochaine banderole, il sue sang et eau pour innover, le match a lieu dans une ville lointaine où la concurrence entre supporteurs est vive, là-bas aussi ils ont leurs créateurs, l'inspiration ne suffit pas, le travail sur la forme est essentiel.

Gerville arrivait; je m'écartai pour le laisser entrer mais il me dit : "C'est toi que je voulais voir." Ah bon. Avec tout ce que j'ai à faire... Il va m'accompagner... Soit... Il m'annonce d'abord qu'il a rencontré par hasard Kermao. Mais il ne l'a pas cogné. Il s'est maîtrisé en pensant qu'il perdrait des points pour son entrée au paradis. Je le regarde à la dérobée. Il a quelque chose de changé, d'inspiré; le gorille joue au saint; son oeil est fixe mais s'efforce à la douceur; ses gestes sont retenus, mesurés. Pas de doute, il est entré dans une nouvelle période. Oui, m'explique-t-il, il a conscience de ses fautes, en intention surtout heureusement, c'est moins grave; un jour, là-haut, s'il est méritant... il retrouvera Béatrice. Ben oui, je n'y pensais pas, c'est elle le paradis. Je lui demande, rigolard, à combien de points elle est. Il hoche la tête avec tristesse : "Tu plaisantes, me dit-il, mais c'est le seul espoir qui me reste." Qu'il le bazarde donc, son sale espoir, au lieu de me casser les pieds avec. Alors voilà, il voulait me demander quelle est notre conception du paradis. Ma conception d'un contraire ! Il Professore dit que le paradis c'est soi-même devenu l'Ordre. Même si on s'imagine bienveillant, tellement bon pour les autres que le maître nouveau se fait l'égal de l'esclave et que l'esclave se croit l'égal du maître, grâce à sa toute-puissance l'égalité ne dure que le temps qu'il veut, sous la forme qu'il veut. Béatrice au paradis servira enfin de tout son coeur et par choix le maître qui la laissera libre. L'égalité est une façon de jouir de l'esclave qui, comble d'amusement, se croit parfois maître du maître. Le piège du paradis est le plus subtil des rêves de torture. Je regarde Gerville; que ne ferait-il pas pour atteindre son rêve ? Je lui dis : "Pour l'Ordre, ce monde est son paradis. Il se mire dedans. Sa satisfaction est totale." Mais pas celle de Gerville, évidemment. Il renâcle; son paradis serait en tout cas un Ordre nouveau, pur, oui, épuré. Il doit exister, sinon à quoi bon bien agir ? Le paradis est narcissique; il s'admire; l'Ordre se complaît à se regarder. Il s'hypnotise lui-même. De lui-même. Il est ce serpent au regard si puissant qu'il le trouve merveilleux et ne peut détourner le sien. L'Ordre est son propre paradis parce qu'il est son propre serpent; il ne peut échapper à lui-même, c'est là sa faille. Il est fermé, en boucle, il n'est pas libre et, fasciné, ne peut s'en rendre compte. Gerville n'est pas content de ma façon de voir, il la trouve bien sombre. "Même ce monde peut changer", affirme-t-il, en repli de son au-delà pris dans ses désirs. Mais le paradis est statique, l'Ordre hypnotisé ne se mettrait pas en danger. Le jardin des délices utilise son énergie à se perpétuer. Et nous sommes de l'énergie. Nous servons, dans son plaisir, à le perpétuer. Grimace du futur saint. Il renoncerait à la sainteté que ça ne m'étonnerait pas. Devais-je lui parler ainsi ou le laisser perdre son temps avec les contraires, ce piège de l'Ordre pour l'intelligence ? Si on n'éclaire pas, on n'agrandit pas la faille. Qu'il viole sa Béatrice, même tous les jours, ou qu'il l'adore à distance, ne changera rien. Je rectifie à son air effondré : "Hors de ce monde. Parce qu'ici, pour toi - et pour elle -, bien entendu..." Il cogite profond; est-ce qu'il va me lâcher ? J'ai à faire, moi; le paradis peut attendre. Enfin il s'en va. Il ne me dit même pas merci. L'ingratitude des gens. Alors, le lait d'abord... ne pas se tromper de marque...

Dans la rue les belles quasi-nues des publicités, rigidifiées en photos brillantes, agrandies démesurément, les devantures aux mille produits nouveaux, tentants de leur nouveauté, les décors somptueux des édifices publics de prestige, des centres de grandes sociétés... dédoublent l'Ordre qui se regarde en eux, fasciné de lui-même, rêve de lui-même. Au moment de sa destruction, il redeviendra un. L'image rejoindra la chair, rejoindra les carrières de pierre, les usines de ciment, rejoindra les matières brutes; le désir sera réel; les ressemblances se superposeront, les choses se décomposeront de leurs ressemblances; l'Ordre sans mirages sera peu à peu sans couleurs, il deviendra sans formes. Nous, ses créatures à plaisir, qu'il se projette dans ses écrans de télévision, ses cinémas, qu'il se feuillette dans ses revues, créatures à peine supérieures aux autres espèces pour ses délices, espèce évoluée donc, évoluée à son service, nous servons Narcisse dans sa chambre des miroirs. La chambre est un bordel, l'esclave s'y prostitue sans fin, son refus entraîne des horreurs plus fortes, le viol soumet les résistances; des souffrances naissent les souffrances, du désir naît le désir, du plaisir naît le plaisir; la destruction engendre la naissance, chaque fin est un commencement; il n'y a ni sadisme ni masochisme, il y a la mort.

Bon, le lait... maintenant le pain... Ce n'est pas Gerville là-bas perché sur une borne... avec des gens devant... ? Ma parole, il prêche !... Je m'approche, je ne veux pas manquer ça. Le gorille fait des discours aux badauds ébahis. En termes enflammés il leur cause de la fin des temps et du paradis. Le paradis nouvelle version ressemble moins directement à Béatrice, elle n'est plus l'ange d'accueil à la réception, mais ce paradis est femelle, voluptueux des caresses de ses palmes et de ses chants; les gagnants (par tirage au sort ?) qui y sont entrés comme dans un grand magasin éblouissant où tout est à portée (y a-t-il des soldes pour les autres ?) sont gavés de satisfaction, aucun ne hurle. Le gorille sur une borne hurle son rêve aux passants curieux. Plusieurs s'approchent et lui mettent une pièce dans la main : est-ce le droit d'entrée ? Se prend-il pour le gardien de la porte ? Son curé devrait le recycler. Il vient à moi très fier. "Je crois qu'ils ont compris, me dit-il,_mêmes, s'améliorer pour mériter." Pauvre Béatrice; si elle doit satisfaire tant de monde dans l'au-delà le bordel de la terre est encore préférable pour elle. Plein de sa nouvelle importance, il décide de m'accompagner à la boulangerie. Je ne suis pas vraiment réjoui d'être avec ce fanatique. En plus il est voyant, il se fait remarquer. Comme ombre j'en préférerais une plus discrète. File d'attente à la boulangerie; la langue le démange; il se met à discuter de Dieu avec les clients ennuyés, il en traite deux ou trois de sataniques, ben voyons; la boulangère, vaguement inquiète, me demande s'il est avec moi, je réponds que je ne le connais pas. Mais quand je ressors presto, il me colle au train; cré crampon, va; comment s'en débarrasse-t-on ? Je suis malade de mon ombre. Deux poivrots s'apostrophent et font mine de se battre, j'exhorte Gerville à intervenir. "A quoi bon ? me répond-il, seule la souffrance peut leur enseigner le chemin du salut. Moi c'est ce qui m'a sauvé. Il vaut mieux pour eux qu'ils se fassent mal." Je reste confondu de ses raisonnements; en ce monde toute vérité a son contraire et l'erreur n'est qu'un contraire, à égalité avec la vérité; le grain ne se sépare pas de l'ivraie. "Tu me fais chier, lui dis-je. - Ah, réplique-t-il, tu commences de faiblir. Prends garde, je gagne du terrain. - Crois ce que tu veux mais tire-toi." Il s'en va enfin. Excusez-moi de ces termes vulgaires mais je n'en pouvais plus. Ce paradis m'horripilerait même prononcé par les lèvres suaves d'une mignonne pétasse, alors proféré par un gorille... il serait à tuer s'il n'était pas le plus fort... J'ai le pain... et le lait... c'est l'essentiel... Qu'est-ce qu'il y a maintenant sur la liste ?

La boucherie. Pourquoi Sandra tient-elle à ces adresses ? On va à l'hyper et il vous livre. Me voilà acheteur-livreur. Mais le commerce de proximité sera peut-être plus chaleureux pour l'enfance de ma fille; bientôt je l'amènerai ici; elle se sentira en sécurité dans tout le quartier, elle y connaîtra chacun. "Salut et paradis", me dit aimablement le boucher à mon entrée. Je retiens une grimace. "Il a du bagout votre ami", reprend-il; "comme camelot au marché il vous vendrait n'importe quoi." J'entre dans son jeu : "C'est vous qui avez acheté le paradis ? Vous êtes sûr que la transaction est légale ? - Faut dire qu'il n'était pas cher. A ce prix-là on n'est pas regardant. - Oui, ce n'est pas comme le prix du bifteck, je vais être regardant, moi." J'ajoute que Gerville n'est pas mon ami. De sa boucherie cet homme voit tout, il entend tout; un boucher omniscient, ça agace. "Et rendez le paradis, lui dis-je en partant, sinon vous allez faire des jaloux." Une petite vieille arrivée après moi en profite : " Moi j'en veux bien..." Je perds la suite. Dehors le printemps reprend ses droits. Un pigeon roucoule avec énergie. Un chat perché sur une voiture garée sur le trottoir observe en amateur éclairé l'oiseau chanteur. Ooh, Gerville là-bas vers l'arrêt de bus, tournons à droite, à droite toute, ce sera plus long mais mon paradis passe par ma tranquillité. Evitons les mauvaises fréquentations. Le paradis des uns fait l'enfer des autres; boum, je n'ai pas pu m'empêcher de blaguer sur ce pauvre Gerville.

S'il cessait de se croire capable de comprendre, le gorille évoluerait mieux et plus vite. Mais il croit d'abord aux capacités de sa bonne grosse cervelle. Où prend-il une telle suffisance ? Assurément pas dans ses exploits passés. Pour aller de Rome à l'âme il a choisi le chemin le plus lent. Tous les chemins appartiennent à l'Ordre, il les crée sous vos pas au fur et à mesure que vous avancez et vous êtes sûr que vous découvrez des chemins inconnus. Même ceux pavés de bonnes intentions, cernés de fleurs aux couleurs merveilleuses, que l'on suit avec la certitude que l'on ne peut pas s'être trompé, n'ont d'existence que le temps qu'il nous faut pour passer; rien ne subsiste derrière nous. On ne passe pas deux fois par le même chemin. Ils ont des buts mais il n'arrivent nulle part. L'usager est le vrai but du chemin. Aucune créature n'est abandonnée à elle-même; il y a toujours un chemin pour vous récupérer, il s'ouvre devant le désespéré, personne n'échappe, une progression est inévitable pour chacun, personne n'est assez stupide pour ne pas évoluer.

Les années m'ont traversé en me changeant à leur façon sans que ma volonté puisse s'y opposer. Je serais façonné par elles comme de la glaise entre les mains du sculpteur si je n'étais pas une âme. Il Professore m'a aidé avec Jean à trouver ce qui en moi ne dépend pas de l'Ordre. La marque me désignait pour la liberté.

Je rapporte les courses - Sandra fait l'inventaire, je n'ai rien oublié, ouf - et je vais prendre mon temps de repos au bar; un peu de calme après l'effort. En arrivant je demande des nouvelles de Zeitlz. Tout a dû s'arranger car les verres sont pleins. Sophie m'apprend que le prince est devenu raisonnable. Elle me semble vraiment très heureuse. Au château le paradis est revenu, comme le beau temps revient à son tour. Fait un petit tour et puis s'en va. Pauvre prince. Je me demande si avant ma fin je dirai un jour à Sophie que malgré le nom sur la couverture c'est moi qui ai inventé son prince; j'ai écrit ça il y a si longtemps; seul Il Professore doit le savoir; sans Sophie j'aurais oublié même l'histoire. Une de mes tentatives après la peinture. Mais sans suite. Jusqu'à aujourd'hui et, en quelque sorte, ma mission avec cet écrit je ne m'étais plus efforcé de fixer l'Ordre en phrases, si j'ose dire. Cela en effet ne pouvait me servir à rien.

Il fut une époque où j'ai joué la sensibilité contre la raison sans voir sa logique interne, la supposant libre de l'Ordre qui n'aurait maîtrisé qu'une partie du monde. Je m'étais réfugié au sein des associations de sensibles après avoir écumé les squats des marginaux; nulle part on ne voyait en moi un frère. Et je ne l'étais pas. Un visiteur plutôt. Un visiteur très curieux. Je sentais à les étudier qu'ils étaient nécessaires, qu'ils avaient un rôle dans une organisation générale; ils s'illusionnaient sur leur opposition. Pourtant je m'accrochais à eux; aucune autre issue ne m'apparaissait, je voulais qu'il y en ait une ici. Mais la volonté n'y peut rien. Je me débattais. Je me suis débattu tant et si bien que j'ai cru m'évader dans l'imaginaire; n'allais-je pas enfin réaliser ce qui ne dépendrait que de moi ? Ce moi ne pouvait créer que l'imaginaire compatible avec ce qu'il était; l'imaginaire était comme un ballon au bout de son fil; j'ai coupé le fil, le ballon s'est envolé selon les lois qui régissent le vol des ballons. L'imagination n'était que le lien entre deux aspects de la logique, raison et sensibilité étaient deux barreaux de la même cage. J'avais cohabité un temps avec les prosélytes de l'enfer et du paradis. Ils m'avaient paru réussir à voir au-delà des mondes, détenir une vérité venue d'ailleurs. A bien l'observer je l'ai reconnue comme venue d'ici; l'Ordre l'avait révélée ironiquement comme solution à l'Ordre. L'enfer était une association de malfaiteurs, rassurante en ce sens qu'on ne s'y sentait pas seul et où on serait ensemble, je ne peux m'empêcher de plaisanter, bien au chaud; le paradis était un contraire, il revenait donc au même, une association de mal voyants chanteurs unis par les liens sacrés de la logique spirituelle. Alors personne ne pouvait être libre ? Jamais ? Une prison a une issue car, puisqu'elle est une prison, elle n'est pas parfaite. La perfection est sans barreau, elle n'en a pas besoin. L'Ordre se garde. La mort se gave de ses plaisirs monstrueux. Saturne trompé avalera des pierres au lieu de ses enfants avec âmes, les autres lui donneront le plaisir jusqu'à sa fin. L'horreur est quotidienne. La banalité révolte mécaniquement au point de vouloir la fuir dans l'imaginaire et dans le progrès qui ne sont pas différents; l'enfer et le paradis sont deux aspects de l'Ordre qui lui procurent d'égales jouissances.

 

A LUI N'AYONS QUE FAIRE NE QUE SOUDRE.

 

La paix du bar vient en moi; je regarde le parc joyeux sous le soleil caressant. Dans le fond il n'est pas plus beau qu'en plein hiver, sans feuilles et sans vie, ou que sous la pluie, mais il procure une sensation différente, que l'on qualifiera d'agréable; euphorisante plutôt. L'excitation dans le parc, mesurée et joyeuse, ne correspond qu'à un léger taux d'alcoolémie. La nature n'a que l'équivalent d'un petit verre, elle n'est pas encore saoule, ça viendra, l'Ordre la grise lentement, ses créatures rient déjà en évitant de se demander pourquoi, il y a une poussée de paradis sur terre, une violence de paradis dans les têtes qui en sont toutes troublées. Il éprouve un plaisir à saouler doucement ses mondes sans défense possible; les télévisions, les cinémas, les revues prêchent la soumission aux délices qui grisent, à l'ivresse qui envahit. Pourquoi résister au bonheur ? Laissez-vous aller et vous serez heureux. Le monde a été créé pour votre bonheur. Croyez-vous que votre créateur pourrait avoir le coeur dur au point de ne pas aimer ses créatures ? Vous êtes à son image, il est à votre image; vous, vous n'avez pas le coeur impitoyable, n'est-ce pas ? Vous aimez. Votre tête est pleine de désirs. Vous êtes un désir. Un désir désiré. Pouvez-vous recevoir et ne pas donner, posséder et ne pas vous livrer ? Amour, sexe et volupté; vous n'obtiendrez pas le droit au plaisir sans vous laisser saouler; l'Ordre d'une façon ou d'une autre jouira par vous et de vous, sans restriction aucune. Vous paierez le prix du plaisir que vous croirez avoir désiré. Le prix payé et le désir acheté se confondent. L'Ordre narcisse ne se dédouble que pour se rejoindre. Sans cesse. A l'infini la division, à l'infini l'union. L'Ordre jouit de l'Ordre. Supplices et plaisirs se confondent. Le jardin des délices vous offre en décor l'illusion ironique de ses fleurs si fragiles.

Elisabeth ressort de la cuisine en grand tablier de Sophie; elle tient une assiette sur laquelle elle a placé les disons gâteaux secs qu'elle vient de disons cuire. Car elle s'essaie à la cuisine en vue de l'anniversaire de maman. Connaissant Nathalie je prévois sans peine que ça va mal se passer, elle se fâchera en considérant la quantité de bons produits perdue. A moins que Sophie ne la prévienne, ne lui explique. Et donne à Elisabeth les ingrédients nécessaires. La distribution est sans exclusion (mais Sophie est encore dans la cuisine); le Cap, Simon, Sandra et moi; bébé Marie seul, vu son âge, échappe à la gastronomie. La cuisinière attend le verdict. Pour être sec c'est sec. Dur seulement au centre. Pas trop sur les bords. Le goût est... on sent bien la farine. Le travail en somme a surtout consisté à rendre la farine dure. Le Cap qui a de bonnes dents déclare que ça se mange sans effort; Simon souligne que ces biscuits lui rappellent ceux de sa grand-mère, sans entrer dans les détails; Sandra joue à la bonne épouse et après une phrase vague me demande mon avis, maligne va. Je prends mon temps, je goûte de nouveau, eh oui i faut, je médite, enfin je prononce : "Presque parfait sur les bords, mais tu dois travailler le centre." Elisabeth se veut réceptive aux critiques. Elle prend un gâteau et le goûte - elle nous avait réservé la primeur - avec réflexion : "E vre-ai, dit-elle la bouche pleine, sauf au... au... centre." Sophie lui apporte un verre d'eau sauveur. Et elle ? Quoi donc ? Elle n'a pas goûté ! Elle se fie à l'avis général. Pas question ! Sophie se livre avec le sourire au supplice sous les regards goguenards. "Même avis que les autres, dit-elle à Elisabeth; tu me passes ton verre d'eau ?"

Je demande à Elisabeth avec un air innocent quelle opération chimique peut bien réaliser la cuisson pour changer sa préparation en gâteau. Notre génie ouvre de grands yeux. Le rapport entre la cuisine et la chimie lui avait échappé. Elle va chercher un de ses livres à images derrière le comptoir de Sophie, lequel lui sert accessoirement de bibliothèque, et se plonge dans des études mal-de-tête. Nous voilà à l'abri d'une seconde fournée. Je sens aux sourires l'adhésion générale à mon idée. Et après tout le rôle d'Elisabeth dans notre collectivité ne sera pas celui de cuisinière.

Bébé Marie va être conduite chez notre pédiatre tout à l'heure. Nous ne pouvons pas confier nos enfants à n'importe qui à diplômes. Il faut être des nôtres pour être capable de s'occuper d'eux. Il faut tromper l'Ordre, il faut tromper la mort. Les Hommes font cercle autour de leurs enfants pour que le monstre ne les flaire pas. Sandra a pris sur son temps si occupé pour nous accompagner; c'est une mère sérieuse, qui d'ailleurs a choisi avec soin le père de son enfant, elle ne néglige rien et veut éviter le reproche plus tard de ne jamais avoir été là quand il fallait, éviter aussi le déséquilibre qui résulterait de la prépondérance paternelle. Marie n'aime vraiment que moi mais elle sourit à tout le monde, y compris sa mère; un bébé politique.

Gerville entre. Il s'est confectionné une sorte de soutane, s'est rasé la tête et a l'air carrément halluciné. Il salue chacun gravement; regarde le livre d'Elisabeth, critique sa lecture comme inutile magré son air indigné; enfin vient s'asseoir près de Marie, Sandra et moi. Il fait d'abord semblant de s'intéresser au bébé puis en vient à son idée. "Je travaille à une synthèse des religions, nous explique-t-il, c'est très fatigant. Il faut lire les textes, il faut comparer. J'ai la tête dans un état, je ne vous dis pas. Comme si j'avais bu. Bu, pas de l'eau, hein ? Vous me comprenez ? Le pire se trouve dans l'aberration d'une religion nationaliste dérivée de la nôtre et qui se prend néanmoins pour une révélation. Les gens peuvent vraiment croire n'importe quoi. Ils sont comme les criquets ou les sauterelles, en masse une vraie plaie... Je cherche à établir les ressemblances, à superposer ce qui peut l'être pour écarter tout le reste; vous voyez ?... Mais comment faire comprendre aux criquets que le reste n'est pas bon ?"

En réalité tout est bon pour les criquets pourvu qu'ils mangent, des idées ou des plantes. Gerville se veut criquet de tête, à l'avant du peuple, il montrera le chemin. Je crois que notre gorille est en train de forger de ses mains puissantes une nouvelle religion. Un prophète gorille nous est né. La vérité lui est apparue, lui a été révélée, sur le tard, parce que sa femme l'avait exagérément cocufié. Sandra répète pour la troisième fois : "Il faudrait partir." On a cent mètres à faire et le rendez-vous est dans presque une heure, je m'amuse plus ici que dans une salle d'attente ! Je demande innocemment à Gerville ce qu'il va faire pour ceux qui végètent en enfer; son regard reste serein : "On va les tirer de là, sois tranquille. Quoi qu'ils aient fait sur cette terre, s'ils demandent sincèrement pardon, ils seront pardonnés. On ne laissera pas des frères dans le besoin éternel. Dieu nous écoutera." Voilà Dieu bien chapitré en tout cas, il a intérêt à filer droit, Dieu, ou les adeptes changeront de religion. Je me résous à annoncer notre départ imminent indispensable. Gentiment il décide sans invitation de nous accompagner.

Rêverait-il de nous inscrire comme les premiers adeptes de la nouvelle Vérité ? Le prophète dans un bar irradia de sa lumière le premier couple avec enfant de l'ère promise - et enfin d'actualité - par Dieu à Adam et à Eve. Le choix du gorille reste impénétrable.

Je connais bien les sectes; après les squats, la peinture et l'écriture je les ai explorés avec le soin du spécialiste en papillons qui sur sa planche recouverte d'un tissu noir les fixe les uns à côté des autres après les avoir étudiés soigneusement. J'ai partagé ma science des papillons avec une journaliste qui n'y connaissait rien et voulait écrire sur la question. Les bonnes pages sont de moi.

Nous longeons le parc prêts à traverser la rue. L'air est d'une douceur envoûtante; Marie sourit dans son berceau; à côté de nous des pensées, des tulipes, d'autres fleurs dont je ne retiendrai jamais les noms forment une étonnante cascade chutant d'un monticule artificiel, venant bouillonner en mélanges savants jusqu'au petit grillage à nos pieds. Je sors Maris du berceau pour la lui montrer; Sandra regarde sa montre; Gerville tourne la tête de tous côtés à la recherche de futures victimes - en vain, j'ai constaté chez le boucher que sa réputation est faite, sa religion nouvelle crée le vide autour de lui.

Enfin nous le laissons à son rêve et entrons dans l'immeuble du pédiatre avec trente-cinq minutes d'avance.

Petit à petit il découvrira que notre collectivité a étendu les limites de l'humanité; ou plutôt l'a rendue hors limites. L'Ordre ne peut plus nous contenir, nous retenir. Son au-delà n'était qu'un contraire dont les peintures ont été lacérées par nous, puis arrachées. A la place d'être ici ou d'être ailleurs, il y a l'existence. Elle n'est pas de ce monde. Elle est hors la mort, ses lois, sa logique, ses temps, ses espaces, sa répétition, son inassouvissement. Elle est hors les rêves. N'est vrai que ce que je ne conçois pas. Il y a Dieu ou il n'y a pas d'existence. Le vol des papillons est une beauté sur mesure qui n'hypnotise que ceux qui refusent de prendre en compte cette mesure. Le vol des papillons fascine le gorille qui tend la main pour les saisir, il en attrape un, il ouvre la main pour y voir la beauté, il y voit la mort.

Dans la salle d'attente je dis tout cela à Marie mais Sandra me demande de me taire : elle a besoin de téléphoner. Et voilà, ma petite Marie, l'histoire retiendra que ta mère jusque chez le pédiatre s'occupait avant tout de ses affaires. Rien ici ne rappelle qui nous sommes; les espions de l'Ordre peuvent y venir, ils en repartent sans matière à rapport; un cabinet anonyme dans une ville anonyme pour vous mais qui nous cache ainsi dans la banalité.

A notre sortie - tout allait bien, aucun problème pour Marie, rassurez-vous - Elisabeth est là, venue du bar pour savoir, laissant sa chimie. Avec Gerville. A son air éberlué je comprends qu'elle l'a pris en main; elle nous révèle qu'elle lui a promis de lui montrer ses livres d'images. Probable que le prophète n'a pas eu à demander. Il me semble d'ailleurs vaguement qu'il était plus ou moins iconoclaste. Sandra promet à notre génie de nouvelles couleurs et en profite pour filer; moi je fais le lien entre les couleurs et la chimie, je m'achemine doucement avec Marie vers le bar où je fais une entrée triomphale encadré par la science et la religion. Elisabeth va chercher des livres dans sa bibliothèque derrière le bar et entreprend illico l'éducation du prophète. Cela ne se passe pas sans problèmes. Il conteste. Le livre manque de gorilles sans doute, il ne s'y reconnaît pas. Et la langue sacrée, la langue gorille, où est-ce qu'il en est question ? Elisabeth doit se fâcher. Eh oui, quand la vérité résiste à la vérité, la sainte colère a recours à son diable pour régler ses comptes. Après quoi dans le noble but d'ajouter des preuves à la vérité elle sort ses livres de physique et l'obscure clarté qui tombe des étoiles anéantit Gerville. Il dort. Elisabeth satisfaite estime avoir remporté la victoire.

Qu'il est difficile de prendre une idée, une conviction au sérieux quand on a longtemps observé les gens. Que reste-t-il alors de tous leurs discours passionnés, de tous leurs raisonnements les plus hardis et même de leurs folies ? L'enthousiasme est le linceul de leurs croyances, elles se lovent en lui pour ne plus lui échapper. Je regarde par la fenêtre notre parc et, dans ces personnes qui sont préoccupées ou sereines, souffrantes ou débordantes d'énergie, sérieuses ou joyeuses... je ne vois d'ici que des danseurs. La danse a d'innombrables faux buts, elle n'a pas de but. Dans ces mondes il n'y a pas de but possible car ils sont à la mort; et le but n'est que de la logique, que de la mort. Pour l'âme ce mot n'a pas de sens. La fin des temps n'est qu'un moyen.

Combien de jours encore avant de poser ce stylo... Marie sera là, j'en suis sûr. Si je fais le bilan, je constate que toute ma vie a été consacrée à ma libérer, la seule tâche dont on puisse être fier. Seule l'enfance est sérieuse, c'est là que perd ou gagne la mort contre l'âme; j'ai su lui cacher les enfants, elle n'en a repéré aucun; j'ai su être Homme invisible parmi les hommes. Au nom des Elus, au nom de tous les miens, j'adresse à Dieu cette prière hors les temps : que votre volonté soit faire, que la liberté arrive pour nous comme au ciel, que le jardin des délices disparaisse, que ses illusions s'éteignent l'une après l'autre comme les lumières après le spectacle, qu'il y ait plus qu'une paix dans l'éternité, que ces contraires s'éteignent, qu'il y ait plus que le bonheur éternel, qu'il s'éteigne aussi. Je suis autre qu'une pensée close dans les temps, je n'ai pas besoin de la pensée car je n'ai pas besoin des rêves. Les rêves se sont déjà éteints pour moi. L'espérance en l'au-delà a été le dernier piège des temps pour me couper de Dieu, je l'ai écarté.

Le gorille avait bougé, il se réveillait. Il nous regarda avec surprise, comme s'il revenait d'un seul coup de très loin. Son regard se posa sur Marie, elle lui sourit. Puis il dévia vers Elisabeth toujours plongée sur ses livres et son sourcil se fronça légèrement, se fronça d'abord se défronça ensuite. Ses lèvres s'étirèrent lentement vers la droite... le gorille avait réappris à sourire. Le prophète avait cessé de croire en lui-même, il avait désappris sa confiance en lui-même, au bout des certitudes effondrées il y a la Vérité. Il Professore a raison, Gerville finira par rejoindre les Elus. Mais il a encore tant d'erreurs à franchir, à enjamber en rejetant les peurs et les scrupules. Il est dur de ne pas être naïf. La naïveté met les oeillères qui empêchent de voir le précipice dans lequel la mort va s'amuser à vous pousser. La naïveté s'éteint; le précipice apparaît, disparaît.

Si l'on amplifiait le bruit de tous les coeurs qui battent ce jour dans le bar, quel tonnerre ! Quel tonnerre et quelle absence d'harmonie ! Ils ne battent pas à l'unisson. Leur bruit n'est pas celui des bottes d'une armée en marche. Le tonnerre est fou. Il s'est libéré des lois de l'harmonie. Le tonnerre des coeurs ne se soucie pas de la protection des oreilles. Ni de l'amour ni de l'humanité. Il ne se soucie pas de la vie. Le coeur fuit la vie. Il abrutit les têtes quoique les hommes se bouchent les oreilles pour ne pas l'entendre; en vain il est en eux. La terre entière pulsée de la batterie des coeurs, de son  invraisemblable cacophonie, crie de douleur; les vies crient de la vie, la douleur est dans chaque battement. La liberté n'est pas un contraire, elle est hors les contraires; ce n'est pas le piège de l'Ordre qui laisse sortir de prison - la porte s'ouvre et vous êtes dans une prison plus grande, vous n'en voyez pas les limites, mais vous savez bien qu'elles existent. Non, la liberté ne naît pas de l'Ordre, c'est lui qui est en elle puisqu'il est en Dieu. Cela ne peut expliquer son existence parce qu'une explication est de la logique et que la logique est interne à l'Ordre. Quand on croit l'expliquer on ne fait que l'expliquer par lui-même.

Le seul intérêt commun à tous les hommes est l'explication impossible de l'Ordre. Rien d'autre n'est important. Rien d'autre ne fascine les prisonniers. Les enfants de la mort entendent battre leurs coeurs, la prison crie de leurs coeurs; ces battements, ces cris nourrissent la mort. La liberté n'a pas engendré son contraire qui serait l'Ordre, car la liberté alors serait l'Ordre, Dieu serait l'Ordre, la liberté serait un rêve qui aurait engendré un rêve. Mes souffrances ne sont pas une illusion, au pays des illusions elles sont seules réelles, alors l'Ordre en ce sens est réel, lui et ses barreaux peuvent donc disparaître; quand les rêves meurent, la liberté commence. Non mea culpa, ce n'est pas ma faute, je ne suis responsable de rien parce que je suis humain; je ne demanderai pas pardon à la mort; je serai libre en l'âme parce que j'ai su ne pas croire, ne pas croire aux mimes de Dieu, pour trouver la vérité des âmes, l'existence ne peut être que hors la réalité, c'est-à-dire hors le jardin de la mort.

Ce printemps fut pour moi le plus beau des printemps car il fut celui de la naissance de Marie, oui. Je pensais aussi aux affirmations sur son avenir de Gédéon notre sage des forêts, je vivais les époques à venir en joyeux voyageur du temps sûr de son fait. Les épreuves n'avaient plus d'importance. Gerville m'amusait car il passait par des étapes que je connaissais toutes, mais on ne peut pas aider quelqu'un en le transportant à un stade plus avancé par-dessus les peines et les tourments de sa vie, on ne peut pas supprimer une partie de sa vie pour lui éviter les peines et les tourments, enfin si, on peut, mais enlever sa vie à quelqu'un sous prétexte de lui être utile, par bienveillance, par gentillesse, par pitié, par charité... c'est l'amputer d'une partie de lui-même, lui arracher de sa vie. Il Professore ne veut pas cela. Il a raison. Sauver par amputation au point que le patient, larve sur son lit, n'est plus lui-même, n'est pas sauver. Le Chef des meutes ne doit pas aider n'importe qui n'importe quand. Le conseil des âmes seul peut ne pas se tromper en une telle matière. Accueillir Gerville torturé par la mort est la seule aide valable pour lui permettre de suivre son chemin de croix. Pour être un Elu, il faut trouver l'âme. Les épreuves servent à éliminer la sagesse, le gain n'est pas mince; leur lavage de cerveau entraîne la logique, la mort logique aliène, le cerveau vide de l'amnésique est prêt pour la Vérité. Il ne faut pas chercher un sens à un carrefour, il n'a qu'un ordre de passage. L'Ordre n'a pas de sens, il n'en est que l'illusion.

Gerville ayant raté sa carrière de prophète n'en était pas moins obsédé de prosélytisme. Il se mit en tête de prêcher la chasteté à sa Béatrice et à Kermao. Prêcher était déjà difficile car ils avaient une nette tendance à le fuir, mais les convaincre ! Convaincre de la chasteté le lapin et sa lapine ! Ils péchaient frénétiquement. Leur ardeur au péché de chair était sans égale. Kermao avait trouvé une justification ingénieuse qui laissa le gorille coi quelques temps : affirmer sa liberté ne peut se faire que par le retour délibéré au péché originel, au lieu de le condamner on recommence. Le plus souvent possible. C'était roublard mais Gerville remarqua que cette liberté n'était pas pour lui puisque Béatrice ne voulait pas. Il ne pouvait pas être libre sans elle; Adam est tenté par Eve et voilà qu'elle ne vous donne pas la pomme et qu'elle ne veut pas du serpent. Elle s'est trouvée à la place un lapin au paradis. Paradis dont elle refuse de sortir. Eve, sacrée salope, servait l'Ordre en esclave sexuelle douée et ravie. Gerville dut remplacer la persuasion par la coercition. Il les attacha, nus comme au premier jour, à deux bouts de leur chambre, à deux bouts de leur paradis; dans son idée à lui ils allaient ainsi pouvoir méditer. A quoi peut bien ressembler une méditation de lapin ? En tout cas lorsque la police les a libérés (Gerville de retour en taule), ils ont recommencé. Il n'avait pas réussi à les éduquer. Aussi de simples corps ne s'éduquent pas à ne pas être des corps. Ces acharnés du paradis y retournèrent illico, toute l'armée des anges n'aurait pu les en empêcher, ils rentraient à la maison, innocents pornographes vus baiser aux quatre coins du jardin. C'est alors que la mort joua d'eux. Elle les fit crier de souffrance par une maladie inoculée à Kermao. Béatrice souffrait de sa souffrance. Le crabe le rongeait sans répit. Les médecins pleins d'importance jouissaient de se voir octroyé par l'Ordre du pouvoir sur lui; ils ne l'aimaient pas; ils avaient de la jalousie en eux; la réussite de ces deux machines sexuelles jusqu'ici méritait à leurs yeux une longue dégénérescence médicalement assistée. Gerville ressorti ne voyait pas pourquoi sa Béatrice ne lui revenait pas puisque le Kermao était inutilisable. Cet homme ne comprenait pas le bonheur. Cet homme ne comprenait pas que l'on ne renonce pas à avoir été heureux. Les deux amants échappèrent à Gerville et aux médecins, discrètement, sans avertir, sans la compassion publique même posthume créée par la presse, sans Corneille ni Shakespeare. Ils mouraient d'une seule maladie. Eux ne pouvaient mourir qu'une fois et ils le savaient; mais Gerville s'était lourdement trompé, les lapins aussi peuvent s'aimer d'amour tendre. La mort aime le mélo. Nul n'est à l'abri de ses jeux. C'est la roulette russe; pour vous ou pas ? Tirez-vous un mélo dans la tête. Rien n'est plus banal que le drame mais le mélo le transforme en tristesse pour tous, en tendresse de tristesse partagée. Ceci dit Béatrice et Kermao n'étaient ni très jeunes ni très beaux et quant à l'intelligence mieux vaut n'en rien dire.

Gerville nous revint donc, et encore plus abruti. On aurait dit un boxeur qui a pris un coup de trop sur le ring. A certains moments il semblait hébété. Après plusieurs tentatives de questions, je finis pas me rendre compte qu'il se sentait coupable de la mort des deux amants. Coupable d'un cancer à évolution rapide; l'absurdité ne l'effleurait même pas. Je lui fis remarquer que s'il les avait tués par jalousie il leur aurait évité bien des souffrances. Il me regarda l'air vide; il devait se demander pourtant si je plaisantais; enfin il me dit le fond de sa pensée : "Elle était à moi. Il n'avait pas le droit de l'emmener." En somme on était revenu au point de départ. Mais maintenant, au lieu de vouloir la rejoindre dans sa chambre, il était sûr qu'elle l'attendait dans l'au-delà. De l'autre côté de la mort elle avait compris qui l'aimait véritablement, pas celui qui l'avait laissée mourir avec lui, en égoïste, elle avait retrouvé leur passé, elle aimait son gorille, elle l'attendait. Il fallut veiller à ce qu'il n'aille pas y voir en mettant fin à ses jours.

L'habitude charlatanesque de la sublimation le dévia vers les mathématiques. Il se réfugia dans leur abstraction au vide sonore. Là tout n'était que calme, progrès et volupté. Est-ce qu'il y comprenait grand chose ? On ne saurait le dire. Ça m'étonnerait. Mais comprendre ou ne pas comprendre la prison ne change rien, on y est toujours enfermé; ce qui compte c'est de s'évader. La sublimation est la collaboration anoblie avec l'Ordre. Le prisonnier croit comprendre si bien religieusement ou scientifiquement ou esthétiquement (ou même les trois) la prison qu'il est en plein accord avec le geôlier; ce serait dommage qu'une si belle prison existe et qu'il n'y ait personne dedans; l'esclave justifie le maître. Que serait le monde sans les esclaves ? Un vaste désert. Les penseurs justifient les délices par le jardin.

 

HOMMES, ICI N'A POINT DE MOQUERIE;

 

Peut-être Gerville en était-il arrivé là par l'influence d'Elisabeth. Mais Elisabeth n'avait aucun rapport avec les mécanismes savants, les rouages à jouir de l'Ordre. Il n'avait pas de prise sur elle; elle n'avait donc pas de réaction à son oppression, il n'avait pas pu l'amputer d'une partie d'elle-même qu'elle chercherait désespérément à compenser par les sciences exactes, l'art ou la religion. Elle était un être complet. Tout simplement. Sans manque, sans lacune. Les possibilités totales de la matière humaine pouvaient être utilisées par l'âme. Si j'ose dire, notre génie est imputrescible, ignifugé et inoxydable. Du premier choix de génie. Mais elle se remarque immédiatement comme différente. Aucun groupe sauf le nôtre, aucune association ou organisation ne peut l'accepter longtemps, le rejet ne tarde pas, elle est ressentie partout comme un élément étranger. Pas Marie. Elle, tout au contraire, peut devenir miss monde, barman, professeur, chef d'entreprise, ouvrière à la chaîne... n'importe quoi et en apparence n'importe qui. L'Ordre n'a pas prise sur elle non plus car il ne la sent pas. Elle s'assimile à l'environnement, se fond dans le paysage. Marie est innombrable, je le comprends maintenant. On ne peut pas l'attraper car elle devient les mains qui tentent de l'attraper. La possibilité d'être toujours ordinaire dans l'ordinaire est en elle seule; à la fois partout reçue avec plaisir et partout invisible; elle pourra faire la une des médias en y restant invisible, elle peut devenir n'importe quelle partie de l'Ordre.

Mais en ce qui concerne Gerville, il lui fallait de l'application, de la sueur, pour se sublimer en équations. A mon avis, il n'y comprenait rien. Mais il croyait comprendre, ce qui, pour lui, revenait au même. Il m'expliqua un jour qu'il n'avait pas renoncé à sa religion unique, non, pas du tout, ce qu'il cherchait, eh bien c'était l'équation de Dieu. L'équation originelle. Celle d'avant la faute. D'avant l'erreur de calcul appelée péché communément. Sa fameuse synthèse tiendrait en une ligne; moins qu'une ligne, même. Certes personne d'autre que lui ne pourrait la comprendre, sans doute; mais lui saurait; alors il expliquerait. Bref on en était revenu à son ambition de prophète. Tant de détours apparents pour du sur place. En tout cas il était sorti de sa dépression. Le gorille calculait, plein d'ardeur, avec une frénésie digne du péché originel, un vrai lapin des maths - qu'est-ce qu'il y comprenait ? ça... Mais je le vois encore entrer victorieux dans le bar et montrer une feuille à Marie dans son berceau : "J'ai réussi, dit-il, je tiens la formule de l'enfer." La feuille était couverte de gribouillis, tous les signes mathématiques étaient dessus, il n'en manquait pas un, je risquerai la blague que c'était donc suffisant; il nous expliqua le sens des gribouillis en termes ad hoc, donc aussi clairs; ce gorille m'était décidément sympathique. Maintenant il allait s'attaquer à la formule du paradis. Le travail serait considérable, il le savait, mais le bonheur de l'homme en dépendait.

Moi aussi je suis dévoué à l'humanité d'une certaine manière. Notre manière n'inclut pas l'adoration des sexes, ni le respect des sexes; nous plaçons la dignité humaine ailleurs que dans l'entre-jambes, nous trouvons que ce n'est pas un endroit pour elle; nous n'avons pas non plus une manière à prodigieuses sublimations, le merveilleux est bon pour les enfants, les rêves n'entrent plus chez nous, même comme hypocrites demandeurs d'asile, le cheval de Troie ne dupe que les naïfs, les rêves sont morts pour que l'humanité vive. Le gorille en est encore aux explications, il ne sait pas qu'elles appartiennent au chenil et aux nids, la raison piège la raison, le savant est un agent de l'Ordre. Pourquoi sourire de la cogitation gervilienne nobélisable qui permettrait, dans l'absolu (comment retenir la plaisanterie ?), de breveter l'enfer, le paradis, ce qui pourrait rapporter gros. Dieu, lui, reste libre de tous droits malgré les nombreux prétendants à sa propriété.

Qu'as-tu fait pour l'âme, toi que voilà ? Tu te moques de nous, tu te crois supérieur parce que tu lis au lieu d'être écrit, mais tu es écrit ici; tu es la machine qui se glorifie de n'avoir que la coque humaine ou tu es des nôtres. Tue les rêves pour devenir un Homme. Il faut pouvoir regarder sans le piège de l'émotion se flétrir les fleurs adorables du jardin. Adam, victime des illusions de l'enchantement qui a servi pour le torturer, pleure de les voir disparaître. Eve voit le bouquet dans ses bras s'effacer.

Je suis allé jusqu'au comptoir regarder ce que devenait Zeitlz. Elle vit heureuse au château avec ses enfants sous les toits qui fuient. Le prince est un bon père gentil et joyeux qui a le mal des toits. Sophie a fermé le livre et l'a rouvert au début, elle m'a expliqué qu'avec son travail elle avait survolé ou passé tant de passages que pour comprendre l'histoire elle était obligée de recommencer. Je ne lui ai rien dit sur l'auteur et finalement je ne lui dirai rien. C'est sans importance.

Les danseurs du parc dans le printemps s'enivrent de couleurs et de lumière, ils se livrent volontairement à l'Ordre en échange d'un peu de plaisir. Mais lui seul aura la jouissance véritable, après les supplices l'orgasme de leur mort. La volonté programmée a servi le maître dans la liberté illusoire du jardin. Les souvenirs volent dans les têtes qu'ils déchirent de leurs becs; les désirs offrent, implorent la possession; les espérances formulent de timides souhaits dont la raison calcule le prix. Et l'on finit par croire qu'il y a une justice à payer. La justice est l'Ordre qui est aussi l'espérance et aussi le prix. Tu ne veux que ce qu'il veut.

Nathalie vient d'entrer en coup de vent. Non, pas vu Elisabeth aujourd'hui. En fait je sais bien où elle est. Dans le cadre de ses études elle a décidé de filmer les allées et venues de la place centrale afin de calculer les flux humains. Bon. Je ne la laisse pas sans surveillance, vous pensez bien. Comme je suis très occupé avec Marie je lui ai offert (avec l'argent de Sandra) un téléphone visiophone et je contrôle en permanence, le Cap vient jeter un coup d'oeil aussi, en cas de problème on sera là-bas en moins que rien, Sophie surveillera le bébé. Autonomie et technologie semblent nécessaires au développement d'Elisabeth. Je n'ai pas décidé seul. C'est l'avis d'Il Professore. On ne doit rien négliger. L'Ordre développe de nouvelles idées pour ses plaisirs du monde enchanté, on ne peut pas se cacher en lui sans les utiliser; il faut être âne parmi les ânes, onde parmi les ondes, image parmi les images. Pour survivre en l'âme, vivons caché. Si on écoutait Nathalie sa fille ne ferait jamais rien; détruire l'Ordre n'est pourtant pas si simple; et pour ce qui est d'attendre tout bonnement la fin des temps... l'Ordre a inventé l'éternité. Nous sommes un peu pressés. Nous préférons détruire. Si nous pouvons. Et nous pourrons. Les âmes réclament que la faute des temps s'efface.

Le seul péché est la mort. Elle est la faute et le châtiment. La faute pour être le châtiment. Le plaisir est totalitaire. On ne peut pas le fuir sur terre. Mais il n'y a pas vraiment de terre et vraiment de ciel.

Je m'adresse aux Hommes, c'est-à-dire à ceux qui ont une âme, à tous le Hommes de bonne volonté. Que la chaîne de nos mains se fasse, que la liberté des âmes soit. Dieu n'a pas besoin de ton autorisation pour régner; si tu ne nous comprends pas, tu ne le conçois pas, enfin le mot est impropre, forcément, Il n'a pas été conçu, il n'est pas dans l'espace, l'espace est infime en lui; incréé est encore du sens et il faut aller au-delà du sens, hors la logique et la sensibilité, leurs forces réunies n'engendrent que des monstres, des rêves de l'Ordre qui torturent en son nom.

Marie et moi allons nous acheter nos revues de la semaine. Pour les journaux Sophie offre ce qu'il faut. Une promenade tranquille qui en vaut une autre. Je vais bifurquer vers la grande place, voir où notre génie en est de son expérience sur l'humain. Depuis que je suis rentier du mariage, mes responsabilités sont capitales; je sais l'importance de mon action pour la collectivité. Je ne participais plus à des expéditions du Cap et de Simon; je ne m'ennuyais pas comme je le craignais après tant d'années si agitées, j'étais serein. Passant devant une Maison de la presse dans laquelle je n'entrais jamais, j'aperçus Gerville en grande discussion. Il me tournait le dos. La curiosité me fit pousser la porte. Après tout je n'étais pas obligé d'acheter là, je pouvais me contenter de regarder. Et d'écouter. Face à face devant le juge vendeur Hercule et Goliath, deux proprios de Dieu, se démontraient la nullité de leurs actes de propriété. Hercule brandissait sa feuille de l'équation de l'enfer, Goliath vociférait que l'humanité naquit d'un Gros Boum de non-matière originelle qui engendra la matière logique dont l'homme est le fier fleuron qui pense le bien et qui pense le mal, qui mérite librement par sa raison ou qui reste de terre, alors les raisons méritantes deviennent des âmes et échappent à la matière, elles ont gagné Dieu. Cette variante, intéressante d'ailleurs à mes yeux comme toutes les autres, mettait la liberté où elle ne peut pas être, les contraintes psychologiques, sociales, mentales, physiques, matérielles, historiques... disparaissaient; l'Ordre avait inventé cette variante qui supprimait l'Ordre, ainsi ceux qui ne voulaient pas de lui étaient contents et ils le servaient dans une ignorance heureuse. Mais ce qui fâchait Hercule c'était la disparition de l'enfer; ses calculs devenaient absurdes. Or ils lui avaient coûté tant d'efforts ! Si les hommes avaient inventé Dieu comme modèle à atteindre et Satan à leur image, ils n'allaient pas renoncer à leur image pour une fiction ! Que passerait-on à la télé si Satan n'y est pas ? Promenons-nous dans les bois-médias. Hercule ne goûta pas la goguenardise goliathesque et lui flanqua un coup à la mâchoire qui ne laissa pas le cogné indifférent. Une réplique sismique de moindre ampleur me fit conduire l'enfant à l'abri et aller acheter ailleurs.

Revues dans le cabas nous arrivâmes à la grand'place piétonnière. D'abord je ne vis pas Elisabeth et, inquiet, parce que, en chemin pour venir la rejoindre, j'avais négligé de vérifier qu'elle y était toujours, je lui téléphonai sur-le-champ. Elle était là. A trente mètres. Elle s'était cachée dans l'entrée de la mairie, assise sur une marche avec son cahier posé à côté pour y écrire à sa manière des notes à sa manière, mini-caméra au poing. Nous la rejoignîmes. Elle m'annonça la nécessité d'un questionnaire distribué aux passants pour qu'ils déclarent sans secret dans l'intérêt de la science d'où ils venaient et où ils allaient. Les gens qui marchent pour n'aller nulle part sont suspects, l'Ordre adorerait les résultats d'une telle étude : j'expliquai à Elisabeth qu'il fallait un système plus élaboré pour protéger de l'Ordre les êtres les plus libres de lui, il finissait toujours par se servir pour ses buts des recherches faites dans des buts divers. Il fallait que ceux qu'il n'avait pas vus lui restent invisibles, il fallait les effacer des résultats de l'observation ou, mieux, ne jamais les y inscrire. C'était contraire à l'esprit scientifique, bien sûr. Alors elle m'écouta et n'en tint pas compte. A défaut de formulaires elle sortit de son petit sac une de ses poupées qu'elle alla poser à un endroit soigneusement choisi sur une dalle de la place (toutes ces expériences vaguement liées à une conversation entre le Cap et moi qu'elle avait entendue au bar). Son but était l'étude de la modification des flux par la simple présence d'un élément nouveau et imprévisible. Caméra au poing Elisabeth enregistrait avec passion la modification globale de la liberté de passage et au niveau individuel les libertés de réaction des passants d'ailleurs vite répétitives. Au bout de dix minutes, elle s'arrêta de filmer et retourna chercher la poupée héroïne intacte des pieds mais menacée par le regard fasciné d'une petite fille que sa mère retenait : "Tu vois, lui dit celle-ci, cette poupée est à quelqu'un." Elisabeth déclara qu'en dix minutes on avait tout vu, le catalogue des réactions et des mimiques était vraiment limité. Je lui fis remarquer que les notes de la gamme l'étaient aussi et que l'on pouvait inventer une infinité de morceaux étonnants, parfois très beaux pour toutes les oreilles de toutes les cultures. Les jours suivants elle se mit donc à composer des mimes avec son sérieux habituel. Le premier s'intitula "Les passants et la poupée". Elle tenta même de recruter des bambins de notre collectivité pour le jouer, mais ils ne comprenaient rien à rien, elle dut nous le jouer toute seule au bar en interprétant donc tous les rôles. Le filon épuisé elle songea à ajouter des paroles. Mais elle était encore trop jeune, même avec mon aide elle ne pouvait faire parler que ses poupées.

Gerville peinait avec l'équation du paradis; il avait sa photo (celle de Béatrice) certes, toutefois mettre une photo en équation est plus dur qu'un ignorant des maths ne le croirait. Peut-être aussi était-il à la base trop restrictif pour atteindre l'idéal général. Je lui tendis une brochure pour des vacances aux Seychelles sans qu'il daignât lui accorder le moindre intérêt. Cet attachement dépourvu même de bon goût vu le physique quelconque de son Eve m'agaçait. Encore s'il s'était épris follement d'un être exceptionnel, d'un piège de l'Ordre bien grossier mais visuellement satisfaisant et excitant ! Alors pour rire je lui dis comme ça que sa Béa m'est apparue en rêve. Et voilà qu'il  me croit ! Le gorille  croit  en  moi. Est-ce qu'elle  m'a  parlé ? Bien sûr qu'elle m'a parlé ! Qu'est-ce qu'elle serait venue faire sinon me parler ? Ah, les femmes, faut qu'ça cause. Et qu'est-ce qu'elle m'avait dit ? Je m'attendais à la question subsidiaire. On ne me prend pas au dépourvu si aisément. Béa m'avait parlé du paradis. Du paradis ? Eh oui. Elle avait voulu s'adresser à lui directement mais perdu dans ses maths il ne l'entendais pas, elle s'était résolue à s'adresser à moi. La liberté n'a pas de lois; Béa l'a dit. La liberté ne se calcule pas, elle n'a pas de matière, elle n'a pas de corps; Béa l'a dit. Le paradis n'est pas à la mort; Béa me l'a bien répété. Le gorille croit mais m'avoue qu'il ne comprend pas. Marie en rit en son berceau. Allons, écoute-moi, j'explique. L'homme qui marche est si sûr d'être qu'il prend l'Ordre pour la liberté; si on attaque l'Ordre, ou même s'il soupçonne que l'on veuille l'attaquer, il le défend; il exécute pour lui les basses oeuvres d'espionnage et de dénonciation; il devient l'instrument des tortures et l'assassin pour le sauver. Si Dieu n'est pas l'Ordre, les Hommes de Dieu sont des terroristes. Le chemin du paradis est hors la mort. La liberté est hors chemins... En fait sa Béa n'avait pas d'âme, j'en étais sûr, mais de petits mensonges, même en religion, peuvent produire d'excellents résultats, et en ce qui concerne le gorille ce fut spectaculaire : il demanda l'enseignement des âmes. Il cessa de se voir prophète, il souhaita devenir libre.

Les mauvaises raisons qui font bifurquer vers la vérité valent les bonnes. Habillé de lumière le matador des rêves renonce aux couleurs, si séduisantes, aux formes innombrables et toujours renouvelées, si fascinantes, il sort du tableau et le regarde... les sensations disparaissent... tout s'efface. Nous ne pouvons pas concevoir ce qui est au-delà de nous. Mais ici nous n'avons pas d'existence; le pari est la seule solution; la liberté est la seule possibilité qui ne soit pas humiliée par la logique. La mort règne dans les mondes de la mort sans pitié et sans partage. La révolte dans les murs de la prison en exigeant de la direction la co-gestion est un piège ironique. La fin de la prison est le pari des Hommes. Rien ne nous retient de tuer le père, l'Ordre est un Saturne impitoyable, il n'a même pas la capacité d'épargner l'enfant; mais nous ne cherchons pas à le remplacer car ce serait le perpétuer. La fin des temps et des espaces est la foi des Hommes. Notre vie ne prend un sens que par ce qui échappe à la vie. La mort la crée sans cesse à sa merci, elle renouvelle le jardin des délices et nous programme à l'embellir; aucune autre bête ne subit des tortures aussi longues, aussi raffinées, aussi atroces que la bête humaine. Elle est le chef-d'oeuvre de le mort. Celle qui dès sa naissance la prévoit, attend, essaie de penser à autre chose, tente de fuir. Il n'y a pas de fuite possible sans la fin de l'Ordre. Que les temps disparaissent. La beauté hypnotise les résignés, Méduse pétrifie aussi ceux qui croient en eux-mêmes, la prétention est une ironie de la mort. Je peux regarder la beauté en face, elle est sans puissance sur moi car je vois l'Ordre en elle; le jardin des délices n'est plus un foisonnement d'illusions pour celui qui sait; si le corps ne peut échapper à la torture jusqu'au fond de ses neurones, les Hommes de la marque ne se soumettent pas, l'âme en eux ne se soumettra jamais. Il n'y a pas de résistance possible pour l'esclave. La bête à plaisirs est soumise dans les raffinements sordides; ses pleurs et ses hurlements entretenus par le maître ne risquent pas de le toucher; elle est la seule à pouvoir être humiliée, encore et encore, elle est tenue en vie tant qu'elle peut ressentir l'humiliation.

J'ai raconté une de nos années, simple et essentielle, pour ceux qui peuvent comprendre, ou plutôt dépasser le fait de comprendre, dépasser la logique, la mort. Dans le plus banal réside l'horreur longtemps invisible qui jaillit brusquement et vous supplicie en pleine rue tandis que les autres détournent le regard parce que regarder l'insupportable c'est déjà le subir. La vie est l'horreur que l'ironie logique travestit en don de Dieu. Mes souffrances ne me rachètent pas car je n'ai pas de dette, la vie est le prix de la vie, le péché originel est la mort qui engendre de la mort, la vie n'a pas existé avant la mort car la chair ressent et ne peut donc être libre. La chair n'a de sens que pour les supplices du jardin. Mais l'éternité n'est que de la logique. Elle ne désespérera que le prisonnier sans âme, celui-là ne comprend pas, si l'on peut employer ce mot - en fait on ne peut pas -, qu'il est dans une prison immonde aux décors fabuleux. Les rêves nous entourent, ils entrent dans nos têtes, terrains de jeux et d'horreurs, ils s'amusent de nous, de nos peurs, de nos naïvetés, de nos désirs, la bête humaine est un désir torturé. Mais je ne crierai pas.

J'arrive à la fin de ce qui deviendra mon passage sur terre. Mes forces ont disparu. Je m'endors souvent, malgré mes efforts, et au réveil, vaseux, je me demande si je ne suis pas désormais en l'âme. Je m'endors en plein bar et Sophie ne vient plus me gourmander, c'est mauvais signe, au sens traditionnel de l'expression parce que pour moi... pour nous... L'Ordre ne me torturera plus et la mort n'aura plus de prise sur moi. Le moment de sa jouissance ne sera pour elle qu'une illusion. Ce rêve agrandira la faille dans ses rêves. La liberté est toute proche, la fin des temps arrive mais ils ne la flairent pas. Je ne crierai pas. Je ne veux pas non plus m'endormir simplement. Je veux regarder l'ennemi dans les yeux en mon dernier instant. Je suis irréductible jusque dans ma fin. La mort ne possédera que l'illusion de ma mort. Elle ne percevra pas la faille.

... J'ai dû m'endormir; tout à coup Elisabeth me tenait la main, l'air inquiet. Non, pas en dormant. Elle est retournée à sa table à elle et pour une fois au lieu de lire ses livres elle fait semblant de jouer avec une de ses poupées; Sophie fait semblant d'essuyer des verres et ne me quitte quasiment pas de l'oeil; le Cap fait semblant de boire - je lui ai demandé de me confier à ses carpes; Simon reste sans inspiration devant son projet de banderole. Je tourne la tête vers le parc, je n'ai toujours eu qu'à le regarder pour que l'ennui s'enfuie; les silhouettes sont merveilleuses dans les jeux d'ombre et de lumière au milieu des fleurs sous la protection des arbres géants.

Marie vient d'entrer, l'air inquiet elle aussi; Sophie a dû l'appeler. Je savais qu'elle serait là. Elle ne pouvait pas ne pas être là. Tout ce que j'ai fait est justifié puisqu'elle est là. Je ne m'étais trompé sur rien malgré Sandra. Je ne me suis pas trompé. Elle m'a pris la main gauche tandis que je continue d'écrire avec la droite; je vais aller jusqu'à la fin de cette tâche aussi. Je n'y croyais pas trop, mais m'y voilà. Elisabeth, Sophie, le Cap, Simon se sont rapprochés, ils m'entourent.

Les Elus seront libres dans les âmes. Je sais. Nous ne nous quitterons jamais - ce mot ne convient pas, bien sûr, il appartient aux temps. L'Ordre est l'horreur dont on veut être absous pour accéder à la liberté. Si vous ne comprenez pas, vous subirez seulement le jardin des délices. Le cercle des âmes accueille celui qui n'a aspiré qu'à la liberté, le bonheur est la vérité. Pour ceux qui restent, pour les Elus et les hommes prêts à les rejoindre, que d'épreuves encore

 

MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE !