La Fuite éperdue de Charles-Marie Ange

   (Marina III)

Hallucination comique

 

(La seule pièce au monde où il faut être hué à la fin pour faire un succès.)

 

1

Une place semi-piétonne étroite, en triangle. Des commerces divers dont un magasin de vêtements. Pas vraiment au centre, sur une petite plate-forme, une statue d'homme "célèbre" oublié : en costume, assis, un télescope à côté (dans lequel donc il ne regarde pas), des livres à ses pieds, un stylo dans une main et un papier dans l'autre.

Entre Charles-Marie Ange, costume gris, mallette grise.

Charles-Marie (regardant la plaque de la rue) : Place Saint-Martin. C'est pas ici. (Découragé :) Ce n'est nulle part... Quelle heure est-il ? Neuf heures. Voilà. De toute façon je serai en retard... Tant mieux... Je ne ferais pas exprès d'être en retard, mais si ce n'est pas ma faute, alors... tant mieux. (Un silence.) Quelle vie de merde... (Il semble très énervé et danse littéralement sur place, d'un pied sur l'autre.) J'ai vraiment fait l'impossible. Cette rue est introuvable. Ce n'est pas ma faute... (Un silence. Il "danse".) Je n'ai pas de plan mais j'avais regardé un plan... Sur le papier, tout était simple : tout droit, puis à gauche, puis à gauche, tout droit, et... Eh non.

La statue (aimablement et ironiquement) : Vous êtes bon danseur.

Charles-Marie (grincheux) : Occupe-toi de ton télescope.

La statue (logique) : On ne voit rien dedans, l'objectif est en bronze.

Charles-Marie : Où est la rue Karl Marx ?

La statue : ...

Charles-Marie : Les rues devraient venir à nos rendez-vous.

(Entre Anabela, auburn, plantureuse. Elle est vêtue d'une jupe très courte, chère, et d'un chemisier blanc. Elle court presque.)

Anabela (qui arrive devant la boutique de vêtements) : Ah il n'a pas ouvert ! C'était bien la peine de me presser... Bon sang, je m'assiérais bien un peu. (Elle regarde autour d'elle pour trouver un endroit propice. Ses yeux s'arrêtent un instant sur Charles-Marie qui danse d'exaspération, puis sur le piédestal de la statue vers lequel elle se dirige.)

Charles-Marie : Pardon, la rue Karl Marx, vous connaissez ?

(Anabela allait s'asseoir mais sous le regard de Charles-Marie elle trouve le piédestal trop bas pour sa jupe.)

Anabela : Non, ici, c'est la place Saint-Martin.

Charles-Marie (sèchement) : Je sais.

(Elle a regardé la statue et a brusquement une idée. Elle monte sur le piédestal et va s'asseoir sur les genoux de la statue. Air mi-scandalisé mi-réjoui de celle-ci.)

Anabela : Je suis vendeuse dans le magasin de vêtements, là.

Charles-Marie (cessant de danser, la détaillant) : Vous devez attirer le client.

Anabela : Je n'ai pas eu le temps de me changer avant de venir... la nuit a été... youpi !

Charles-Marie (indifférent) : Ah.

Anabela : Vaut mieux faire envie que rester toute seule, s'pas ?

Charles-Marie : J'ai une femme.

Anabela (qui s'en fout) : Dans l'arrière-boutique je garde une robe pour les cas comme ça, une robe de vendeuse, vous voyez ?

Charles-Marie (ironique) : Et pour l'employeur c'est peut-être préférable...

Anabela : Oh, entre nous c'est du passé. Non, mais que les clients n'aillent pas se faire des idées... des idées de nuit en plein jour. On tient un magasin correct, vous comprenez ?

Charles-Marie (ironique) : Oh.

Anabela : Pourquoi est-ce qu'il n'ouvre pas !

Charles-Marie : J'sais pas où aller, j'sais pas quoi faire.

(Il danse d'énervement.

Un silence.)

La statue : C'est un jour férié.

Charles-Marie et Anabela (en prenant conscience que la statue a parlé) : Hein ?

La statue : C'est le jour de l'armistice.

Charles-Marie : Quel armistice ?

La statue (fâchée) : J'peux pas tout savoir.

Anabela : Ah oui ! Oh... j'ai trop... cette nuit... Comment est-ce que j'ai pu oublier ça ! Et je me suis dépêchée en plus !

Charles-Marie Anabela) : Quel armistice ?

Anabela (fâchée de la question) : T'as vu la taille de ma jupe ?

Charles-Marie : ... Quel rapport ?

La statue (lui soufflant) : Ce n'est pas une intellectuelle.

Charles-Marie : Et puis ? Ça n'empêche pas de savoir des choses.

Anabela : Seulement celles qui m'intéressent. (La statue, hilare, lui pose une main sur une cuisse.) Hé, tu enlèves ta main, toi !

La statue (hilare, enlevant) : Eh oui, le jour est levé.

Charles-Marie : Alors on m'a roulé en me donnant un rendez-vous capital pour aujourd'hui ?

Anabela (compatissante) : Ces gens s'étaient peut-être trompés. Sûrement.

La statue (amusée) : Tu parles.

Charles-Marie (recommençant à danser) : Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais faire ?... Je ne veux pas rentrer à la maison et dire ça à ma femme, aux gosses. Ils vont... Non, non. M'humilier à ce point.

Anabela : Et eux, ils ne pouvaient pas savoir que c'était férié ?

Charles-Marie : ... Je revois leurs regards moqueurs quand je suis parti pour le grand contrat...

La statue : Belle famille.

Anabela (à la statue) : Cesse de bouger que je reste un peu assise tranquille.

La statue (railleuse) : Je suis de bronze, pas de bois.

Anabela : Ah... bon. (Elle se lève. La statue rit.)

Charles-Marie : Je me perds... Je suis un jour et j'sais pas quand. L'endroit : Saint-Martin; qui c'était ? (Anabela et La statue regardent ostensiblement ailleurs.) Avec une statue de qui ?

La statue : C'est écrit, là.

Charles-Marie (lisant tandis qu'Anabela vient lire aussi) : Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, 1772-1844. Qui c'était ?

La statue (fâchée) : J'peux pas tout savoir ! (En confidence :) Je n'ai que six mois.

Charles-Marie : Six mois ?

Anabela : En tout cas, il n'est pas là depuis longtemps.

La statue : Non, un mois; d'abord on m'a inauguré à un carrefour, puis il a été question de réaménager le coin, je ne sais quoi, bref on m'a posé là.

Anabela : En petit, mais c'est à peine gravé : Zoologiste.

La statue : M'étonnerait, j'aime pas les bêtes, elles viennent toutes faire leurs besoins contre moi.

Charles-Marie : Et puis il a un télescope.

Anabela : Pourtant c'est écrit.

Charles-Marie (vérifiant) : Oui.

La statue (venant vérifier) : J'avais jamais remarqué ça. C'est sûrement une erreur. Je me vois plutôt astronome, moi. J'aime pas les chiens. Photographe d'étoiles, j'ai dû être quelque chose de ce genre. Si j'avais vécu c'est ce que j'aurais voulu être : photographe d'étoiles.

Anabela : Moi, j'aurais voulu être policier.

Charles-Marie (rectifiant machinalement) : Policière.

Anabela (têtue) : Non, -cier. Policier. Avec des gros muscles et un torse en béton. Pour taper ! (Stupéfaction des deux autres. Expliquant :) J'aime taper. Mais vu mon état femelle c'est surtout moi qui prend.

Charles-Marie et La statue : ... ?

Anabela Charles-Marie) : Et toi ?

Charles-Marie : Hein ?

Anabela : Qu'est-ce que tu aurais voulu être ?

Charles-Marie : Mais... je ne sais pas... rien.

La statue (ironique) : Alors il a gagné.

Charles-Marie : Je n'ai jamais eu d'aspirations spéciales... (Regardant Anabela :) Ni très spéciales... Non... La vie s'est passée comme elle s'est passée... C'est tout.

La statue : Et maintenant ?

Anabela : Finalement, tu rentres chez toi ?

Charles-Marie (se remettant à danser d'énervement) : Je ne veux pas... Je ne supporterais pas ça, cette humiliation. Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais faire ? Je ne veux pas rentrer. Ma femme, dès qu'elle ouvre la bouche c'est pour m'humilier, elle dresse les gosses contre moi. Qu'est-ce que je vais faire, ô mon Dieu, qu'est-ce que je  peux faire ? (Il est au bord des larmes et de la crise de nerf.)

Anabela (trouvant une idée pour le calmer) : Renseigne-toi sur les vies de ceux qui ont de vraies vies, elles te donneront peut-être une idée pour la tienne.

La statue : Oui, fais le tour du monde.

Anabela : Je pensais plutôt à acheter quelques magazines croustillants, si tu vois ce que je veux dire ?

La statue : ... ? ... Je n'ai que six mois.

Charles-Marie : Je suis perdu, perdu. Il n'y a plus d'issue. Aucune issue. Je voudrais fuir cette vie, m'en aller de cette vie de merde, mais comment, comment ?

(Tout d'un coup il se met à courir droit devant lui, sort de le place.)

Anabela (inquiète) : Attends. Je ne peux pas courir comme ça avec cette jupe ! (Elle sort en courant plus ou moins.)

La statue : Tant pis pour ma fonction publique, j'y vais aussi. (Il se met à trotter pesamment dans la même direction que les deux autres.)

 

2

Dans une rue-couloir. L'eau au bout avec une péniche. Un autre accès, une rue invisible à gauche.

La scène est vide.

Charles-Marie entre en courant, visiblement très essoufflé.

Charles-Marie (s'arrêtant) : Ah, je n'en peux plus... (Il respire fort, met la main sur son coeur qu'il écoute.) Au moins je suis bien perdu cette fois. Sans plan, je ne m'y retrouverai pas... (Toujours essoufflé il va voir la plaque.) Rue Saint-Genis ! Je suis à côté de chez moi ! Oh !

Anabela (entrant dans la rue, essoufflée, elle le voit et s'arrête) : Première fois que je cours après un homme. D'habitude j'ai juste à raccourcir la jupe.

La statue (entrant à son tour, évidemment pas essoufflée du tout) : Ah vous voilà. C'est que je ne saurais pas retourner à mon socle sans vous. Où sommes-nous ?

Charles-Marie : Vers chez moi.

Anabela (regardant la plaque) : Tiens, c'est vers chez moi aussi.

La statue (montrant du menton) : C'est là qu'on vous coiffe comme ça ?

Anabela (pas contente) : Comme quoi ?

Charles-Marie : Ma femme aussi vient là. Vous vous êtes peut-être rencontrées. Une brune de ma taille, l'air revêche, très mince, avec un ton péremptoire...

Anabela : Et le souci constant de la taille des jupes des autres. Ouais, je vois... Je lui ai même dit ses vérités un jour...

Charles-Marie : Oh. Alors c'est vous qu'elle appelle la...

Anabela (levant un oeil irrité) : La quoi ?

Charles-Marie : ... Elle vous juge très dévergondée.

La statue : Oui, mais la quoi ?

Anabela : En somme vous êtes une victime de mon ennemie. Je me sens envers vous un devoir de solidarité.

La statue : Je sais, moi, à peine né, que la femme légitime a la morale pour elle.

Anabela : Eh bien un devoir immoral.

La statue : Qu'est-ce que c'est qu'ça ?

Charles-Marie (recommençant à danser sur place d'énervement) : Qu'est-ce que je vais faire ! Qu'est-ce que je vais faire !

La statue (montrant Anabela) : Elle va trouver.

(Mémère aux bigoudis arrive par la rue de côté avec Gandin et Greluche, leurs grands enfants.)

Mémère aux bigoudis (à ses enfants) : Qu'est-ce que je vous disais ? Il est là, le grand travailleur. Hélène ne s'est pas trompée.

Greluche : Alors, papa, tu fais de belles affaires les jours fériés ?

Gandin (d'un ton suffisant) : Même moi, à l'école, j'ai entendu parler du 8 mai.

Anabela : Et qu'est-ce que tu en sais, du 8 mai ?

Gandin : ... ?

Mémère aux bigoudis : Et en plus il est avec la...

Anabela (menaçante) : La pute ! C'est ce que tout le monde dit. La pute !

Mémère aux bigoudis : Eh bien, si tout le monde le dit...

Gandin (se penchant pour regarder sous la jupe) : Ça vaut le coup d'oeil.

Greluche : Pauv'mec.

Anabela Charles-Marie) : Avec des tarés pareils, je comprends que tu préfères partir.

Mémère aux bigoudis : Partir ? Où ça ? Tu t'imagines que je vais te laisser piquer les sous ?

Charles-Marie : Il faut que je m'en aille. (Il danse sur place d'énervement.)

Mémère aux bigoudis : Pas question. Allez, ouste, à la maison !

Gandin et Greluche : A la maison !

Charles-Marie (cherchant une issue, à la statue) : Par là ?

La statue : On en vient.

Charles-Marie (montrant le côté vers l'eau) : Alors par là ?

Anabela : Y a rien par là.

Mémère aux bigoudis (hurlant) : Oh vous, mes amies, mes semblables, montrez-vous ! (Aussitôt, aux fenêtres, paraissent des êtres aux visages de chouettes, une quinzaine - on emploie des masques, bien sûr.) Cet homme, jugez-le. Il m'a menti, il m'a trompée ! Il disait : Avec toi je conquerrai le monde. On vit dans un trois pièces minable ! Il disait : J'ai plein d'idées dans la tête. Il ne sait même pas quel jour on est ! Il disait : Notre amour sera éternel. Et il essaie de se tirer !

Les Chouettes (hululant, chuintant, comme vous voulez) : Ouououh.

Mémère aux bigoudis : Je vais rester toute seule avec les gosses, sans un rond !

Les Chouettes (hululant) : Ouououh.

Charles-Marie (essayant de se défendre) : C'est pas ma faute. On dit ce qu'on croit. On dit ce qu'on pense. Et rien ne se déroule comme prévu.

Première Chouette : Menteur !

Deuxième Chouette : Lâche !

Troisième Chouette : Saligaud !

Toutes les Chouettes (hululant, chuintant) : Ouououh !

Charles-Marie : Laissez-moi ! De quoi vous mêlez-vous !

Mémère : Mes affaires ce sont leurs affaires ! Je veux qu'elles te jugent !

Charles-Marie : Je veux partir. Je veux partir ! (Il regarde du côté d'où il vient.)

La statue : Mais non. Par là on revient ici.

Anabela (montrant la rue d'où est sortie Mémère et ses enfants) : Venez chez moi, j'habite juste là.

Première Chouette : Le demeuré et la pute ensemble !

Deuxième Chouette : On devient envahies par les dégénérés.

Anabela : Ni pute ni demeuré, tas de Chouettes ! On sait rêver, nous. Voilà la différence.

Première Chouette : Et le rigolo, là, qu'est-ce que c'est ?

La statue : Geoffroy de Saint-Hilaire, Madame, spécialiste en télescope, photographe des étoiles.

Troisième Chouette Mémère) : Si tu dois  laisser  ses amis  s'installer chez toi, ils  finiront par te chasser !

Mémère : Sûrement pas !

Deuxième Chouette : Il va falloir raccourcir ta jupe pour lui plaire !

Mémère : Y a pas d'risque !

Première Chouette : Ils vont grimper dans les étoiles à trois, sans toi !

Mémère : J'aurais pu être star de cinéma, star de la chanson, star de la télé, je lui ai tout sacrifié et il m'abandonne !

Les Chouettes, Gandin, Greluche (hululant) : Ouououh !

Mémère : S'il avait un accident, il se rachèterait, j'aurais les indemnités.

Charles-Marie : Quoi ?

La statue : Il vaut combien.?

Mémère (sortant  de son sac  une  liste  à la fin de laquelle La statue regarde un chiffre) : T'as l'argent ?

La statue : Je n'aurais pas cru qu'il valait quelque chose.

Anabela (regardant aussi) : Elle le fait cher son moins-que-rien. C'est le prix d'un magasin.

Mémère : Et alors ? Faut qu'on vive une fois débarrassés de lui.

Anabela : Il y a le divorce.

Première Chouette : Il ne paierait pas !

Deuxième Chouette : Pas assez.

Troisième Chouette : Le laisse pas filer !

Mémère : Il faut le juger !

Greluche : L'obliger à rester !

Gandin : L'attacher !

(Les premières Chouettes sortent dans la rues. Elles bouchent le côté par lequel Charles-Marie est arrivé.)

Première Chouette (encore en haut, hurlant) : Je juge qu'il va avoir un accident ! (Elle descend.)

Toutes les Chouettes (joyeuses, hululant) : Ouououh.

Deuxième Chouette (sortant) : Cet homme était un monstre.

Mémère : Il m'a trahie. Il n'a pas réussi dans la vie !

Les Chouettes (menaçantes) : Ouououh !

(Toutes les Chouettes sont sorties. Elles avancent sur le trio.)

Charles-Marie : Qu'est-ce que vous voulez ?

Anabela : Vous êtes devenues folles !

Première Chouette : Il voulait abandonner sa famille !

Deuxième Chouette : Eh bien on va l'aider.

(Charles-Marie, Anabela et La statue reculent.)

La statue : Mesdames, je vous en prie, restons humains.

Les Chouettes (de plus en plus excitées, haineuses, crescendo) : Ouououh.

Troisième Chouette : Mais t'es en quoi, toi ?

La statue (vexée) : Pour être de bronze, ne n'en suis pas moins homme.

Troisième Chouette : Un robot ?

La statue (vexée) : Je ne suis pas programmé, moi, je suis un bronze libre.

Anabela Charles-Marie) : Elles vont vous tuer !

Les Chouettes (devenues folles, crescendo) : Ouououh !

Charles-Marie (éperdu) : Où ? Mais où ?

Deuxième Chouette : Il se moque de nous !

Première Chouette : Alors ce sera la dernière fois !

 (Elles foncent sur Charles-Marie que La statue et Anabela cherchent à protéger.

Arrivé au bout de la rue, il saute sur la péniche, rejoint par les deux autres.

Minette - tenue type de marin - sort de sa cabine, un fusil en joue sur les Chouettes.)

Minette (aux Chouettes) : N'essayez pas. Vous sautez sur ma péniche, je tire. (Les Chouettes s'arrêtent.) N'y pensez même pas. Je leur accorde le droit d'asile... Filez !

(Les Chouettes commencent de reculer.)

Mémère (hurlant, à Charles-Marie) : Je te retrouverai !

Première Chouette : On ne le lâchera pas.

 

3

Dans la péniche. Deux vaches, chacune dans un box. Bien sûr des bidons de lait.

Charles-Marie est seul.

Anabela (entrant essoufflée) : Capitaine ! Capitaine ! Tempête de force 2 ! Qu'est-ce qu'on fait ?

Charles-Marie (se levant, calme, d'un air grave) : Ça m'ennuie à cause de la traite...

Anabela : Mais il y a des vagues !

Charles-Marie (pensif) : C'est embêtant, évidemment.

Minette (entrant, apeurée) : Le bateau va couler, c'est sûr.

Anabela : Mon métier, c'est vendeuse, pas matelot.

Minette : Moi, je suis la propriétaire mais je n'avais jamais quitté le quai. Je sers juste à faire joli à la barre.

Charles-Marie : L'équipage doit se montrer à la hauteur dans l'adversité... Je vais mettre la casquette. (Il va la chercher dans un placard.) Voilà... Je me sens capitaine...

Anabela : Et alors ?

Charles-Marie : La science des astrolabes et des fonds marins irradie en moi.

Minette (allant s'effondrer sur la banquette) : Oh ! ça balance...

Anabela : Ici, pas trop, mais là-haut !

Charles-Marie : Je préfère ne pas aller y voir.

Minette : On va couler, c'est sûr.

Anabela Charles-Marie) : Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

Charles-Marie : Selon moi... votre capitaine... coopté je le rappelle... guide suprême à bord...

Anabela : Oui, mais je trais les vaches.

Charles-Marie : Elles semblent satisfaites (Il les consulte du regard.) Oui.

Minette : Charles-Marie, tu arrêtes le tangage et je te nomme amiral.

Charles-Marie : Pas de familiarité quand j'ai la casquette.

Anabela : Mais décide ! Puisque c'est toi la casquette ! Tu as dit que tu savais naviguer.

Charles-Marie : N'exagérons pas... Depuis que Paris est au bord de la mer, j'ai étudié... dans les grandes lignes...

Minette : Ooooh

Anabela : Enfin, tu as le permis de mer ?

Charles-Marie : Ah oui ! Pas tellement cher d'ailleurs. Bon bougre, l'autorité maritime...

Anabela (plantée devant lui) : Je vois. Alors, la tempête...

Charles-Marie : Elle finira par se fatiguer. On l'aura à l'usure... Mais ça m'ennuie pour la traite.

Anabela (allant s'effondrer sur la banquette) : Que je regrette mon magasin minable.

Charles-Marie : Voyons... ô marins... ayez du coeur...

Minette : Ooooh

Charles-Marie : D'autres que vous ont affronté les terreurs des mers !... avant... et en ce moment d'autres... Vaillants sur leurs insubmersibles !... Moi je n'ai pas le mal de mer parce que je suis le capitaine... Soyez courageuses, pensez à votre devoir et ne vomissez pas sur la moquette... Où le destin fou nous mène-t-il au vent de la tempête ? Ne trouvez-vous pas cette errance exaltante ? Si loin que nous soyons emportés nous aurons toujours du lait frais. Acapulco ? Nuevo Yorko ? Berlino ? Tout est possible.

Anabela (qui n'éprouve pas les difficultés de Minette) : Mais non, Charles-Marie. Il y a simplement des choses plus probables que d'autres. Et la plus probable, c'est de couler.

Charles-Marie : Adorables négatives... vous êtes des infirmes de l'imagination. Sans moi vous seriez restées à quai. Vous seriez restées prisonnières de vos vies monotones.

Anabela : Elle n'est pas monotone, je vends des robes.

Minette : Moi j'aime la monotonie.

Charles-Marie : Tiens... Enfin l'important est que nous sommes ici.

La statue (entrant, un appareil photographique au cou) : Elles sont là ? Ah, j'en étais sûr. Je ne maîtrise plus rien, là-haut... Ton équipage féminin perd la boule.

Charles-Marie : As-tu bien tout photographié ?

La statue : Mais non, j'étais à la barre.

Charles-Marie : Beau résultat de t'avoir remis l'appareil photographique du bord.

Minette : Le mien.

Anabela : Tout de même il faut quelqu'un à la barre ! J'y vais.

(Anabela sort. La statue prend sa place sur la banquette.)

Charles-Marie : Elle a tort de vouloir diriger le bateau au lieu de le laisser obéir aux forces qui nous dirigent.

La statue : Encore tes sornettes !

Charles-Marie : Sornettes ? Du tout... Ma vie m'a prouvé qu'il faut pratiquer la non-intervention dans sa vie ! Chaque fois que j'ai voulu réussir quelque chose, paf ! Aussi ne fais-je plus rien.

Minette : Eh bien moi je travaille pour remplir le frigo. Je ne vois pas d'alternative.

Charles-Marie : Tu n'apprends pas. Et pourtant tu es ici, sur la mer !... En somme, tu es ordinaire.

Minette : A trente ans je commence de le craindre.

Charles-Marie : Ta mère, comme la mienne, a dû être bien déçue.

Minette : Mais non. Elle est normale elle aussi.

Charles-Marie : L'hérédité est un lourd fardeau.

Minette : ... J'aime raconter ma vie, je peux ?

Charles-Marie et La statue : Nan.

Minette : L'un de vous serait-il assez aimable pour m'apporter un remontant ?

Charles-Marie La statue) : Donne-lui un verre de lait, va. Il faut être bon.

Minette : Avec du rhum dedans.

Charles-Marie : Non. Le rhum est réservé aux vaches.

(Rentre Anabela.)

Anabela : Capitaine ! Terre en vue !

Charles-Marie (satisfait) : Quelle distance ?

(Brusquement un choc et un grand bruit.

Les quatre manquent de tomber.)

Anabela : On y est.

Charles-Marie (se redressant) : Mais je nous croyais en pleine mer !

Minette : Je m'en souviendrai de cette croisière.

Anabela : Charles-Marie, tu t'es encore gouré !

Charles-Marie : Les calculs scientifiques prévoient toujours une marge d'erreur... Comment vont les vaches ? (Les vaches lèvent une patte en signe que tout va bien.)

Minette (aigrement) : Elles vont mieux que moi, mais elles on s'en occupe.

Anabela : Mais elles, elles donnent du lait, ma chérie.

Charles-Marie : Elles sont utiles à la collectivité.

La statue : Moi je ne bois pas.

Charles-Marie : Je propose une mission d'exploration animée par notre photographe. Je garderai le bateau.

Anabela : Je vais jeter un coup d'oeil.

Charles-Marie : Est-ce que je suis calme ? (Il sort une petite glace d'une de ses poches.) Si, je suis calme. (Satisfait :) Je suis un modèle pour tous... Nous venons d'aborder une terre nouvelle, j'entends oeuvrer au rapprochement des peuples. Les pensées dans ma tête forniquent, elles enfantent d'audacieux projets. Une ère nouvelle commence.

Anabela (rentrant) : Des autochtones s'approchent ! Charles-Marie, Minette, où sont les armes ?

Charles-Marie : Les armes ?

Minette : J'ai bien une baïonnette outre mon fusil... que je garde pour moi... C'est une baïonnette de collection, ça m'ennuie de la prêter... même pour une réception.

Anabela : Alors ?... Remuez-vous ! Qu'est-ce que vous proposez ?

Charles-Marie (agacé) : Cette perpétuelle question des femmes.

La statue (hypocrite) : Cette manière de croire que l'on est sur terre pour régler leurs problèmes !

Minette : Eh là, c'est le vôtre aussi !

Anabela : Et puis le capitaine est responsable de tout ce qui pourrait nous arriver !

Charles-Marie : C'est vrai. J'en suis conscient.

La statue (ironique) : Oh ?

Charles-Marie : Si, si... Des circonstances  angoissantes pour des femmes surgissent et créent d'innombrables possibilités dont le viol et l'assassinat. Faisons le point. La fuite est impossible. La lutte est impossible. En fait, nous ne pouvons rien du tout. C'est pourquoi je décide de laisser aller, on verra bien.

Anabela : Je m'attendais à la conclusion.

Charles-Marie : Que font les gouvernements de tous les pays sinon aller dans le sens de l'Histoire ! L'Histoire ! ce destin de l'humanité incompréhensible et inexorable...

Anabela : J'aime encore mieux aller aux nouvelles que d'entendre ça. (Elle sort.)

Minette : Je ne veux pas être assassinée à cause du sens de l'Histoire...

Voix d'Anabela : Au secours. Ils veulent m'enlever !

La statue : Cela devient intéressant pour le photographe mais il aurait fallu me prévenir. (Il sort en courant.)

Charles-Marie : Ils n'en sont peut-être qu'à une civilisation pré-médiatique ?

Anabela : A l'aide !

Minette (prenant son fusil et sortant) : Voilà !

Voix de Minette : Attention je vais tirer ! Reculez ! Laissez-la.

Voix de La statue : De profil maintenant s'il vous plaît. Mais... Vous n'allez pas attaquer la presse ? On n'a pas le droit d'attaquer la presse ! Vous aurez de mauvais articles  !... Ah !... Au secours !

(On entend un coup de feu.)

Anabela, La statue, Minette : Au secours, Charles-Marie !

(Nouveau coup de feu.

Puis le silence.)

Charles-Marie (distraitement) : En attendant notre tour, au travail. Je suis tout seul pour la traite.

 

4

Côté droit la cellule de Minette et Anabela, puis le mur avec une fenêtre aux gros barreaux, et de l'autre côté la place devant la prison.

Minette semble dormir, Anabela marche de long en large.

Dehors un marchand de fruits, un type sur un banc qui lit son journal, un jeune homme qui regarde les fruits avec suspicion - il se mettra brusquement à marcher de long en large parallèlement à Anabela.

Anabela : Sales sauvages ! Dommage que tu n'aies eu le temps d'en liquider que deux !

Minette (d'une voix faible) : Je suis un assassin...

Anabela : Mais non. Des sauvages ça ne compte pas.

Minette : Ça n'a pas l'air d'être leur avis.

Le marchand : Fruits frais. Sans colorants. Sans sucre ajouté.

Anabela : Et qu'est-ce qu'ils ont fait de Geoffroy ? Pauvre statue.

(Le jeune homme regarde sa montre et commence de faire les cent pas parallèlement à Anabela.)

Le marchand : Achetez les alicaments. Garantis cent pour cent comestibles.

Anabela : Et tu crois que Charles-Marie va agir pour nous ?... On ne peut compter que sur lui... L'avocat qu'on nous a promis n'est toujours pas venu...

Le marchand : Bon, alors ? Personne ne veut acheter ?

Charles-Marie (entrant sur la place, il regarde un plan) : Voilà. Ici la rue Saint-Jean, là rue Saint-Luc, donc j'entre sur la place Saint-Marc et devant moi c'est la prison Saint-Matthieu... Ils auraient mieux fait de lui construire une cathédrale... (Au marchand :) Bonjour, vous n'avez pas de cathédrale à visiter chez vous ?

Le marchand : Non, pour quoi faire ? Il n'y a pas de touristes.

Charles-Marie : C'est la prison ?

Le marchand : Inutile d'y penser, vous n'avez pas de chance, elle est déjà pleine.

Anabela Minette) : Ecoute...

Charles-Marie (d'un ton engageant) : Etampes est une belle ville.

Le marchand : ...

Charles-Marie (au type qui lit son journal) : Les nouvelles sont intéressantes ?

Le type : ...

Charles-Marie (dernière tentative avant le découragement, au jeune homme qui marche) : Et vous allez où comme ça ?

Le jeune homme (agrippant brusquement le col de la veste de Charles-Marie) : Ah Monsieur, que j'ai peur ! C'est la première exécution à laquelle je vais assister. Je me sens perdu. Mais an tant qu'avocat je suis obligé. On ne peut pas laisser des coupables sans assistance. Ces deux filles tueuses m'auront flanqué l'insomnie peut-être pour la vie. Trois jours que je ne dors pas. Quels monstres !

Anabela (qui écoute) : Qu'est-ce qu'ils disent ? (Minette se rapproche pour écouter.)

Le jeune homme : D'habitude je n'ai que des affaires d'héritage. J'arrive après la mort. Mais on m'a commis d'office. J'espère qu'elles me demanderont de régler leurs héritages... Est-ce que ça fait mal ?

Charles-Marie : Quoi ?

Le jeune homme : La mort.

Charles-Marie : Est-ce que vous ne devriez pas d'abord les défendre ?

Le marchand : Elles ont tué mon beau-frère. S'il les défend, je lui fais la peau.

Charles-Marie : Mais on écoute les gens avant de les condamner ! (Au jeune homme :) Voyons, parlez, dites qu'elles ont droit à un procès équitable.

Le type au journal : Il la ferme. Elles ont tué mon cousin. S'il parle, je lui fais la peau.

Charles-Marie (au jeune homme) : Qu'est-ce qu'elles vous ont dit quand vous êtes allé les voir ?

Le jeune homme : Aller les voir ? Des tueuses ! Pour être tué ?

Charles-Marie : Les pauvres, leur cas est vraiment désespéré...

Le jeune homme, le type, le marchand (en écho) : Désespéré.

Anabela (paniquée) : Désespéré ?

Minette (en larmes) : Désespéré...

Anabela (hurlant) : Charles-Marie, sors-nous de là !

Minette (hurlant) : Sors-nous de là !

(Tous les entendent.)

Le jeune homme, le type, le marchand (regardant Charles-Marie) : Dé-ses-pé-ré.

Charles-Marie : Les pauvres... Je vais les réconforter. (Criant :) La traite a été bonne ! Je répète : La traite a été bonne !

Le marchand (inquiet) : Un message codé ?

Anabela (ahurie) : Qu'est-ce qu'il dit ?

Minette : C'est quand même une consolation.

Charles-Marie : Voilà, j'ai fait tout ce que j'ai pu, je me sens mieux.

Le jeune  homme : Pas moi.

(Anabela et Minette écoutent, attendant d'autres paroles, en vain.)

Charles-Marie (au marchand) : Si je pouvais amener les vaches pour qu'elles les voient dans leur dernier moment, elles m'en seraient reconnaissantes, je pense.

Le type au journal : Pfff. La reconnaissance, je n'y crois pas. Mon cousin a acheté sa maison grâce à moi et il a été tué sans me rembourser.

Le marchand : Mon beau-frère m'avait juré une reconnaissance éternelle pour lui avoir prêté l'argent de sa voiture, et il est parti aussi.

Le jeune homme : Mais dans l'autre monde !

Le marchand (menaçant) : Tu ne peux pas t'empêcher de défendre, toi !

Le type : Il cherche à s'attirer des histoires.

(Entre La statue.)

La statue (furieuse) : Dans une cave, moi ! Comment est-ce que je peux m'instruire dans une cave ? (Il fait une photo de la place.) Je n'ai que six mois, on ne met pas les enfants dans une cave ! (Il fait une photo du marchand et de son étal portatif. Au marchand :) Et vous savez ce qu'ils ont trouvé comme justification ? Qu'ils n'ont pas de musée ! Sauvages.

Charles-Marie : Et pas de cathédrale non plus.

La statue (le découvrant) : Vous êtes vivant ! Quelle surprise ! (Il fait une photo.)

Charles-Marie : Tu veux dire : Quelle joie !

La statue : Je ne sais pas.

Charles-Marie : Elles sont là. (Il montre le mur.)

Anabela et Minette (criant) : Sortez-nous de là ! Sortez-nous de là !

Le marchand, le type, le jeune homme (tons divers) : Dé-ses-pé-ré.

La statue (frappant le mur à plusieurs reprises, dans lequel une brèche s'ouvre) : Ce n'est qu'un mur.

Anabela (sortant) : Fuyons d'ici.

Minette (sortant, un débris à la main) : Le premier qui bouge, gare, je ne suis plus à un près.

Charles-Marie (très Général) : Retraite sur la péniche !

La statue : Vivement chez soi.

Le marchand (criant) : Achetez au moins quelques fruits ! Pour la route. Sans colorants. Sans alcool.

 

5

Retour à l'intérieur de la péniche.

Trois Chouettes attendent silencieusement. Posés près d'elles, une baïonnette de collection, un crochet en fer et un couteau.

Elles ont bâillonné les vaches.

Entre Minette, suivie d'Anabela, Charles-Marie , puis La statue.

Première Chouette : Les voilà. (Elles prennent les armes.)

Deuxième Chouette : Enfin.

Troisième Chouette : Haut-les-mains !

Minette (découragée) : Allons bon.

Anabela : Ah ! Encore elles ! Mais où faut-il aller pour en être débarrassées !

Charles-Marie (très noblement) : Que signifie cette intrusion ?

La statue (prenant une photo) : Souriez. (Les Chouettes sourient, l'effet n'est pas heureux.)

Charles-Marie : Et elles ont bâillonné les vaches !

Première Chouette : On est venues exécuter les sentences.

Deuxième Chouette Anabela) : On va te rallonger ta jupe, toi !

Troisième Chouette Charles-Marie) : Mémère sera bientôt là pour la condamnation à l'accident.

Première Chouette Minette) : La tueuse sera passée par la baïonnette.

Les Chouettes (hululant doucement) : Ouououh. Justice sera faite !

Charles-Marie : Libérez les vaches au moins ! Le lait est une grande cause humanitaire.

Le marchand (entrant sans façon, son étal portatif devant lui tenu par une bretelle à son cou) : Et les pommes ? Les fruits ! Je vous ai apporté votre commande à domicile.

Le jeune homme (entrant sans façon, à Minette et Anabela) : Retournez en prison, je vous en prie. Croyez-moi, je suis votre avocat, c'est dans votre intérêt.

Le marchand (bousculant les Chouettes dépassées) : Je ne bougerai pas d'ici avant d'être payé !

Le jeune homme (essayant en vain de prendre les armes des Chouettes ahuries) : Nulle ne doit se substituer au châtiment de chez nous. (Aimablement à Minette :) Guillotine ? Injection létale ? Chaise électrique ?

Le marchand : Avant, mangez des pommes. Sans colorants. Excellentes pour la santé.

(La statue a libéré les vaches qui lèvent la patte avant droite pour manifester que tout va bien.)

Charles-Marie : ... Tout s'arrange : l'humanitaire est sauf, (Montrant La statue :) l'art est sauf, (Montrant la jupe :) les femmes sont toujours excitantes, et l'homme enfante l'aventure. (A Minette :) Largue les amarres ! Nous prenons le large !

Minette (sortant pour s'exécuter) : C'est Mon bateau ! Pourquoi est-ce que je lui obéis ?

Les Chouettes (ahuries, doucement) : Ouououh.

Première Chouette : Charles-Marie, tu négliges tes devoirs de mari, tu négliges tes devoirs de père, tu négliges tes devoirs de citoyen, tu négliges tes devoirs de travailleur, tu négliges tes devoirs d'employé, tu négliges tes devoirs d'employeur, tu négliges tes devoirs d'assuré, tu négliges tes devoirs pour les impôts locaux, pour les impôts départementaux, pour les impôts régionaux, pour les impôts nationaux, tu négliges l'amour conjugal, tu négliges la fidélité conjugale, tu négliges l'amour paternel, tu négliges la fidélité paternelle, tu négliges l'équilibre familial, tu négliges la facture d'électricité, la facture des poubelles, la facture de l'eau, tu négliges le loyer, tu négliges le clergé, tu négliges les élections, tu négliges...

Deuxième Chouette (la coupant brutalement) : Et tout  ça  pour quoi ? Pour suivre une jupe trop courte !

Troisième Chouette (haineuse) : Charles-Marie, tu es un vrai demeuré !

Le marchand (regardant ses fruits) : Pourtant ils sont sûrement bons. Pourquoi est-ce que personne n'en veut ?

Anabela : D'abord c'est la jupe trop courte qui le suit.

Minette (rentrant) : C'est fait, c'ptaine. J'ai mis le pilote automatique.

Anabela ; Ensuite j'espère bien que ça s'inversera.

Charles-Marie : ... ?

Le jeune homme (à voix basse, à Minette) : Venez à côté de moi, je suis votre avocat.

Anabela : Et vous les sales Chouettes, vous continuez, je vous fais mettre par La statue à fond de cale ! Compris !

Le jeune homme Minette) : Elle devrait vous prêter une jupe, ça vous irait bien.

Minette (indignée) : Dites donc !

Anabela : Compris ?

La statue (perplexe) : Mais on est à fond de cale.

Première Chouette (maussade) : On va loger où en attendant l'arrivée de Mémère ?

Deuxième Chouette : Je refuse de coucher sur le pont.

Troisième Chouette : J'pourrai tenir la barre ?

Anabela : Charles-Marie, fais-leur un discours explicatif.

Charles-Marie (ravi) : ... Bienvenue sur le yacht de Minette. Nous sommes heureux d'accueillir des invités supplémentaires inattendus. Quand y en a pour quatre, y en a pour neuf. En plus maintenant on a des fruits. La croisière sera longue, périlleuse et pleine de dangers : on va bien s'amuser. Si je dois faire mon autocritique, voilà : je ne suis pas parfait mais je suis mieux qu'ça. On m'a complexé partout parce que ceci parce que cela. Aujourd'hui je m'en fous, je vais de l'avant, c'est bien mieux que d'être parfait. J'aime aussi les décolletés profonds mais on ne peut pas tout avoir dans la vie. Etampes était un port trop proche, ces gens ont même une prison. Allons découvrir de nouvelles contrées. Nous sommes sur la mer du bonheur et nous flottons et nous naviguons au hasard mais droit devant. La mer nous livrera un jour le secret du bonheur et personne n'aura plus besoin d'être parfait.

 

6

Un tribunal dans l'esprit des "Prisons" de Piranèse. A Orléans. Cujas, barbe et chevelure longues, grises; yeux de feu. Assis sur le trône de la loi.

Devant lui, debout, Mémère aux bigoudis et ses deux enfants.

Cujas : Un juge n'est pas  une assistante sociale, Madame. Le père de vos enfants est en fuite, soit. Et alors ? Moi, Cujas, juge suprême de la côte, je n'ai pas de transport express pour vous aider à le rattraper. Suivant !

Mémère aux bigoudis : Juge, tu dois assistance aux pauvres femmes sans défense. Sauve-nous.

Gandin et Greluche : Sauve-nous.

Cujas (énervé) : Et de quoi, bon sang ? De quoi ?

Mémère aux bigoudis (s'agenouillant) : De la solitude, de la marginalisation, de la misère.

Gandin et Greluche (s'agenouillant aussi, en écho) : De la misère.

Mémère (à genoux) : Rends-nous notre guide naturel, le phare de nos vies, le garant du paiement de notre loyer.

Gandin (à genoux) : La rue, c'est dur à seize ans.

Greluche (à genoux) : Il fait si froid dehors.

Mémère, Gandin, Greluche (en larmes et ensemble) : Sauve-nous !

Cujas (écoeuré) : Vous êtes bien venus jusqu'ici, vous pouvez bien le poursuivre plus loin.

Mémère (à genoux) : On a ramés.

Gandin (à genoux) : Dans une petite barque.

Greluche (à genoux) : J'ai tout mal aux bras. Regardez.

Mémère : Mais on n'en peut plus.

Gandin : On est fatigués.

Greluche : J'ai des bleus partout, vous pouvez voir.

Cujas : Mais qu'est-ce que vous voulez, à la fin !

Mémère (se relevant, imitée aussitôt par ses enfants) : L'intercepter dès qu'il arrivera.

Greluche : Leur escale à Etampes a été un désastre, ils sont repartis, ils vont arriver ici, à Orléans, bientôt.

Cujas : Vous êtes arrivés avant eux ? Vous ramez vite.

Gandin : Il est parti avec une pute à son âge, alors que c'est à moi maintenant d'en profiter.

Cujas (se levant, en colère) : Ah ! Dieu ! Pourquoi me fais-tu perdre mon grand âge à ces médiocrités ! Donne-moi un grand criminel, femelle ou mâle, peu importe, un criminel digne des annales, qui me permette enfin de me faire un nom, un criminel digne de moi. Je n'ai pas les coupables que je mérite.

Mémère : Mais ...

Cujas (furieux) : Paix ! Un juge ne peut prouver ses mérites qu'à condition de rencontrer l'Affaire ! L'Affaire à journalistes ! A moi alors de la faire traîner des années, de rédiger des montagnes de dossiers illisibles, à moi la célébrité, la rencontre des vedettes, les plateaux de télévision ! Mais sans un grand criminel... (Déprimé; tombant sur son siège :) je ne suis rien.

Gandin (dans un souffle) : Mais ils ont tué deux personnes à Etampes.

Cujas (reprenant vie) : Vraiment ?... Enfin ça ne compte pas trop. A Etampes ce sont des sauvages... Ils ne m'envoient jamais de belles affaires à traiter.

Greluche : Ils se les étaient réservées, ils voulaient les exécuter sans ton jugement.

Cujas (revigoré) : Ohoh, un retour  à une société pré-judiciaire. (Se dressant, terrible :) Injure à la justice ! Insulte à magistrat !

Mémère, Gandin, Greluche : Bravo !

Le jeune homme (entrant en coup de vent) : Le juge est là ? Ah. J'ai besoin de votre aide.

Cujas : Je ne suis pas assistante sociale...

Le jeune homme : J'ai pu m'échapper un moment. (A Mémère :) Excusez-moi, Madame, de passer devant vous mais je suis très pressé.

Cujas : Nom. Prénom. Date de naissance.

Le jeune homme : Je suis l'avocat des tueurs d'Etampes.

(Un silence.)

Cujas : Rêvé-je ? Dieu a-t-il enfin jeté un regard sur cette cité maudite ?

Le jeune homme (dont Mémère, Gandin et Greluche se sont rapprochés pour l'examiner de tout près comme une curiosité) : Donnez-moi des gendarmes pour les ramener à Etampes.

Cujas : Où on a commis un délit contre moi ?

Le jeune homme : Quel délit ?

Cujas : Je dois le juger !

Le jeune homme : Ah ? Je suis commis d'office, voyez-vous. D'habitude je m'occupe des héritages.

Minette (entrant) : Comment ce dadais peut-il espérer trouver une bouée ici ?

Le jeune homme : Voici ma cliente.

Cujas (qui s'est levé pour l'examiner) : Elle fera bien sur les photographies.

Minette : Dites donc, vieux taré !

Cujas (joyeux) : Insulte à magistrat !

Minette : Tu me touches, je te fous une baffe.

Cujas (joyeux) : Insulte à magistrat encore ! Cette fille est un rêve. Je vous arrête !

Minette : Ah oui ? Et comment ? (Elle va vers la sortie.)

Le jeune homme Minette, à voix basse) : Voyons, Minette, on ne parle pas comme ça à un juge. Je l'ai lu dans... quelque part.

Mémère Cujas) : Appelle tes gardes, vite, elle va filer.

Cujas (distribuant des étoiles de shériff à Mémère, Gandin, Greluche) : Je vous engage comme auxiliaires shériffs de la loi. Arrêtez-la !

(Mémère, Gandin et Greluche se précipitent sur Minette à qui Le jeune homme barrait le chemin. Ils l'arrêtent, se saisissent d'elle, la ramènent les mains derrière le dos, bâillonnée.)

Mémère : La voilà. Maintenant livre-moi mon mari.

Cujas : Il faut que je les juge, tous, d'abord.

Gandin : Ce sera vite fait ?

Cujas (levant un sourcil irrité) : La justice doit se rendre dans la sérénité.

Greluche : Et alors ?

Cujas : La sérénité exige le recul. La distance avec les faits. Il faut du temps. Et des journalistes.

Mémère : Mais combien de temps à peu près ?

Cujas : Je ne sais pas, moi. Cinq, dix, quinze , vingt ans. Le temps nécessaire. L'affaire est grave, je dois aussi juger Etampes. Et la criminelle est superbe, ce qui aggrave son cas. Les complices seront bientôt pris, on verra ce qu'ils valent... Enfin je ne vais pas bâcler l'affaire de ma vie !

Le jeune homme (tendrement, à Minette furieuse) : J'ai hâte de vous défendre.

 

7

Le quai à Orléans, la péniche, puis dans le fond les autres bateaux, une pagaille de petits et de gros.

Greluche et Gandin, armes à l'épaule, font les cent pas.

Greluche (de mauvaise humeur) : C'est très fatigant d'être auxiliaire shériff.

Gandin (de mauvaise humeur) : Pire que de ramer. J'envisage la désertion.

Greluche : On ne peut pas, Cujas a gardé maman.

(La tête d'Anabela apparaît.)

Anabela (à quelqu'un qui est à l'intérieur de la péniche) : Ils sont toujours là.

Greluche (agressive) : Evidemment qu'on est toujours là. Par votre faute ! On devrait être à l'école à cette heure !

(Anabela sort.)

Anabela : Qu'est-ce que tu étudies ?

Greluche : Hein ?

Gandin (à part) : Quelle belle femme. Juste celle qu'il me faudrait pour un début.

Anabela : Tu travailles bien au lycée ?

Greluche (abasourdie) : J'sais pas. Y a la pédagogie moderne, main'nant.

Gandin (s'avançant) : Moi j'ai de grandes difficultés à cause du contexte parental difficile. J'ai droit aux études surveillées tous les soirs, ce qui me fatigue beaucoup et aggrave mes difficultés.

Anabela : Pauvres enfants.

Voix de Charles-Marie : Des jean-foutre flemmards ! Je leur ai tout passé, voilà le résultat.

Anabela : Ah. Vous avez des notes lamentables, quoi.

Greluche (s'étranglant) : Des notes lamen... avec toutes les difficultés qu'on a ! Il ne manqu'rait plus qu'ça !

Gandin : Vous seriez du mauvais genre à décourager les élèves, vous. N'était votre physique.

(Entre Cujas, suivi de Minette tenue en laisse par Mémère, du jeune homme et des trois Chouettes, toutes auxiliaires-shériffs, deux armées, une qui écrit.)

Cujas : Voici donc le bateau du crime. Ah, je sens les émanations du Mal. Les ondes du cauchemar en jaillissent continûment et pénètrent les âmes de ceux qui s'en approchent. Satan est face au juge. Tu ne m'échapperas pas !  Cujas te jugera ! (A  la  Troisième Chouette  qui écrivait :) Tout le discours est noté ?

Troisième Chouette : Vous allez trop vite, maître, je n'ai pas l'habitude d'écrire, vous savez.

Cujas (jetant un coup d'oeil) : Pas de d au bout du mot "cauchemar". Ça ira. (A Mémère :) Débâillonnez la criminelle.

Minette (débâillonnée) : Salaud.

Cujas (ravi) : Elle m'insulte. C'est un vrai monstre.

Minette : Détache-moi, je te fais la peau.

Cujas (ravi) : Ooooh. Cette affaire est historique ! Mais où sont les journalistes ?

La statue (sortant la tête de la péniche) : Je suis là. Mandaté par l'agence Europe-presse. Je peux prendre une photo ?

Cujas (posant) : Bien sûr. (Photo.) Et des films, vous filmez ?

La statue (évasive, pas au courant) : Sûrement. C'est un bon appareil.

Cujas (d'une voix forte) : Nous sommes ici pour la reconstitution des crimes d'Etampes. Là-bas deux morts, dix blessés graves, cinquante blessés légers...

Minette : Hein ?

Cujas : A la suite d'une nuit d'ivrognerie consacrée à une messe noire et à la luxure, la possédée a froidement assassiné... de simples sauvages certes... des Etampouahs ce n'est pas une perte, ils ne m'envoient rien à juger... Mais il faut penser aux familles, à ceux qui restent, qui vaudront peut-être mieux que leurs parents. Soyons humains. Tout le monde est là ?

(Les deux Chouettes armées ont grimpé sur le bateau, elles sont descendues dans son ventre. Charles-Marie et le marchand - avec son étal en bandoulière - sortent les mains levées sous la menace de leurs armes.)

Charles-Marie : Je proteste.

Le marchand : Et moi plus.

Cujas (à la Troisième Chouette) : Notez.

Le marchand : Aucun colorant dans mes fruits. Aucun conservateur. Ils se conservent longtemps uniquement grâce à des modifications génétiques. Ces gens ne veulent pas payer leur commande, c'est pour ça que je suis là.

Cujas : Très bien, un non-coupable, vous ferez l'un des morts : je manque de personnel. (A la Troisième Chouette :) Non, là, tu n'écris pas. (A La statue :) Prêt à filmer ? (A Mémère :) Détache le monstre à face humaine !

(Mémère le fait peureusement. Minette délivrée pousse de grands cris mi-rage mi-soulagement, remue dans tous les sens ses bras ankylosés. Mémère et la Chouette-scribe reculent, effrayées.)

Cujas (pour la postérité) : L'animal féroce est toujours aussi dangereux pour l'homme. Il montre par son attitude son refus de la civilisation.

(Brusquement Minette se jette sur Le jeune homme qu'elle tente d'étrangler.)

Le jeune homme : Voyons, Minette, vous aggravez votre cas.

Minette (acharnée) : Ta gueule, salaud !

Le jeune homme : Mais... je suis... votre avocat.

Minette : Faut me payer pour être mon avocat. Nullard !

Cujas (ravi) : Moi non plus je n'aime pas les avocats.

Charles-Marie : Moi non plus.

Anabela : Moi non plus.

Mémère : Ce n'est vraiment pas une femme convenable.

Le marchand (descendu du  bateau ainsi que La statue qui photographie) : Moi je n'en voudrais pas.

Première Chouette : Elle ne sait pas se tenir.

Deuxième Chouette (hululant) : Ouououh.

Minette (donnant de petits baisers au jeune homme) : Salaud, salaud, salaud.

Cujas Mémère) : Passons à la reconstitution.

 (Brusquement Minette se relève, s'empare de l'arme de Greluche, tire sur la Deuxième Chouette (armée) qui tombe, tire dans le genou de la Première Chouette, qui laisse tomber son arme, grimpe sur la péniche.)

Minette Charles-Marie) : Mets le moteur en marche ! (A Anabela :) Toi à la barre !

(On entend le moteur démarrer. Elle tient ceux de la rive en joue.)

Cujas (ravi) : Une évasion. Elle aggrave son cas ! Bravo. (A La statue :) C'est filmé ? (A la Troisième Chouette :) C'est écrit ?

 

8

Un coin de campagne désert; la nuit tombe. Quelques arbres sans feuilles. Au fond à droite le gibet de Blois.

Cujas en tête, suivi de mémère, de la Chouette-scribe, du marchand, plus loin La statue, ensuite Gandin, puis Greluche, en dernier la Chouette qui avance sur une jambe - l'autre est pansée - avec une béquille; ils arrivent par la gauche.

Cujas : Ah, le gibet, j'étais sûr qu'on n'était plus très loin. Courage, mes amis !

Mémère (crevée) : Y a plus de courage.

Le marchand (toujours avec son étal portatif pendu à son cou) : Ça veut dire quoi "plus très loin" ?

Mémère : Que je regrette de m'être mariée. Courser un mari qui a la santé, c'est trop fatigant. Je n'en peux plus.

Cujas (à la Chouette-scribe) : Mais non, tu n'écris pas ça.

La Chouette-scribe : Pourquoi ? On voit comment le mari torture sa femme en l'obligeant à des marches forcées...

Cujas : Tu as raison; écris. Ce type est un vrai bourreau.

La statue (arrivant, se lamentant) : Où ils sont ? Pourquoi on ne les attend pas où on était ? Je ne comprends pas. Pourquoi est-ce qu'ils m'ont laissé ?

Mémère (hargneuse) : Personne ne t'a demandé de nous suivre. On n'a pas besoin de toi.

Le marchand : Tu n'as pas de facture à te faire payer, alors ? Prends du bon temps !

La statue : Je ne peux pas rester tout seul. Pourquoi est-ce que vous n'êtes pas gentils ? Je ne comprends pas.

Cujas : N'embêtez pas la presse. (A La statue :) Tu as filmé les efforts de la Justice pour rattraper les coupables ?

La statue (mentant) : Ouioui. (Plaintif :) Il faudrait m'expliquer : je n'ai que sept mois ! Même pas tout à fait.

Cujas : Expliquer ? Expliquer le crime ? (Posant :) Expliquer l'horreur ? Le mal était tapi en eux, peut-être sous forme de gènes, de chromosomes; il a sournoisement cancérisé les organes vitaux; il a transformé leurs cerveaux en éponges; il a pris leur place en eux. Désormais il agit par leurs corps.

La statue (horrifiée) : Est-ce qu'on peut les guérir ?

Cujas : La Justice est présente partout; elle peut tout; inlassable elle poursuit le crime, il tremble devant elle, il tremble devant moi; le criminel, le mal qui habite le criminel, sait qu'il ne m'échappera pas. Je l'atteindrai. Je l'extirperai. Je le vaincrai ! Etre juge, mon ami, c'est un sacerdoce. J'ai fait don de ma personne à la loi pour être le plus fort.

La statue (admirative) : Vivement que ce soit fait. Je ne saisissais pas bien. Je n'ai que sept...

Gandin (arrivant, se laissant tomber) : Oh !

Cujas Chouette-scribe) : Tout est écrit ?

Chouette-scribe (énervée) : Non, vous allez trop vite !

Cujas (énervé) : Donne ! (Il prend le stylo, le cahier, et écrit rapidement.)

Greluche (arrivant, se laissant tomber) : Ah ! Maman, je n'en peux plus.

Mémère : Oui, ma chérie, on va camper ici.

Cujas (levant un oeil) : Pas question.

Le marchand : En ce qui me concerne, mes fruits sont longue conservation, je ne suis pas si pressé.

Mémère : La jupe d'Anabela peut bien encore raccourcir, je suis trop fatiguée pour la lui rallonger maintenant. Je veux me reposer.

Cujas (levant un oeil tout en écrivant) : Pas question !

Gandin (montrant le gibet) : Qu'est-ce que c'est, là-bas ?

Cujas (qui a fini d'écrire) : Le gibet de Blois... Il ne sert plus.

Gandin : Ah ? Pourquoi ?

Cujas : Il n'y avait plus de public, les gens ne s'intéressent qu'au foot.

Chouette-scribe : Le juge doit souvent se sentir bien seul.

Cujas : Oh oui.

La statue : Comme moi, alors ?

La Chouette blessée (arrivant) : Oh. Oh. Je souffre trop. Achevez-moi.

Cujas : Interdit.

La statue (naïvement) : On ne pourrait pas utiliser le gibet ?

La Chouette-blessée : Je n'irai pas plus loin. Je veux dormir. Dormir. Mais je ne pourrai pas, j'ai trop mal. (Elle s'écroule et se met à geindre.)

Cujas : Vous voyez, si vous restez ici, elle vous empêchera de dormir. Et puis vous prendrez froid.

La statue : Moi je suis en bronze.

(Arrive par la droite un paysan ivre avec sa bouteille.)

Le paysan ivre : Tiens... oh... des pendus.

Cujas : Quoi ?

Le paysan ivre : C'est qui... qui vous a décrochés ?

Cujas : Je suis le juge, brave homme.

Le paysan ivre : Ah ? Je retourne en taule ?

Cujas : Tu nous montres le chemin.

Le paysan ivre (triste) : Bon, eh ben c'est par là.

(Il repart vers la droite, suivi de Cujas. La statue se précipite. Chouette-scribe suit. Mémère se décide, suivie de ses enfants. Restent le marchand et la Chouette blessée.)

 

9

Blois. La montée vers le château, une rue qui se divise avant le fond entre un escalier et une voie ordinaire.

Charles-Marie, Anabela et Minette viennent de débarquer.

Charles-Marie : Pas de police pour nous attendre en tout cas.

Minette : Tu crois vraiment que le Roi va nous recevoir ?

Anabela : Encore une de tes idées fumeuses.

Charles-Marie : Il faut bien tenter quelque chose. Et où est le problème ? c'est désert.

(Aussitôt sortent des maisons les Chouettes et les Hiboux, mâles et femelles de toutes les espèces, qu'ils regardent en silence.)

Anabela : Elles sont aussi là.

Charles-Marie : La rue est à tout le monde.

Minette : Ils ne font peut-être pas attention à nous, on n'en a peut-être que l'illusion.

Charles-Marie : Bien sûr. (A Anabela :) Tire sur ta jupe, tu vas nous faire remarquer. (Anabela tente de tirer.)

Anabela : Avec leurs regards fixes on ne sait pas ce qu'ils pensent.

Minette : Peut-être à rien. Ce sont sûrement des gens comme nous.

Charles-Marie : Avançons tout doucement. Montrons que nous n'avons pas peur. (A Anabela :) Tire sur ta jupe. (Anabela tire.)

Anabela : Ça ne sert à rien. Elle refuse de s'allonger.

 (Ils avancent lentement vers la montée.

Un temps.

Les Chouettes et les Hiboux ferment l'issue derrière eux et les suivent lentement.)

Minette : Je crois tout de même qu'ils nous ont vus.

Anabela : Pourquoi est-ce que les Chouettes regardent en haut et les Hiboux en bas ?

Charles-Marie : Ayons l'air de ne nous apercevoir de rien. Ce sont des gens normaux, nous aussi, donc nous sommes frères. Tout va bien se passer. (A Anabela :) Tire sur ta jupe.

Anabela : Ah, tu m'agaces. (Elle le fait quand même.)

(Un temps.)

Minette : Si on courait ?

Charles-Marie : Il vaudrait mieux que je leur parle. Quand les hommes se parlent, ils se comprennent. Si chacun reste dans son coin, s'il n'y a pas de dialogue, si personne ne prend l'initiative d'échanger les idées, alors l'incompréhension s'installe. Et l'ignorance de l'autre engendre la violence.

Anabela : Cela ne me paraît pas une bonne idée, Charles-Marie.

Charles-Marie : Tire sur ta jupe et tais-toi.

Minette : Vas-y. Explique-leur.

Charles-Marie (d'une voix forte, claire) : Citoyens de Blois, frères blésois, nous sommes de simples marins venus implorer le Roi. Nous venons de loin, d'au-delà les mers, mais notre bateau a un moteur. Vous et nous, nous sommes pareils. Nous nous intéressons aux mêmes choses, nous avons également l'esprit ouvert aux différences. Et même si vous pouvez nous apparaître un peu originaux, un peu bizarres, je ne doute pas un instant que nos ressemblances l'emportent pour nous comprendre. Contre une modique somme je peux faire visiter notre bateau. Nous manquons d'argent. Je compte sur votre bon coeur pour nous procurer tout ce qu'il nous faut. Amis, que le miel de l'harmonie coule dans les flûtes de la paix !

(Grand silence.

Tout à coup :)

Chouettes et Hiboux : Wouou-ouh ! (Avec une cacophonie violente et épouvantable, sur des tons divers, Chouettes et Hiboux se mettent à pousser leurs cris.)

Minette : Courons !

(Ils se mettent à courir poursuivis par quelques Chouettes et Hiboux; arrivés à la bifurcation, Minette et Charles-Marie prennent l'escalier tandis qu'Anabela suit la voie plane, poursuivie par le plus grand nombre.

Les autres Chouettes et Hiboux, restés immobiles, crient encore.

Quand poursuivis et poursuivants disparaissent, le silence tombe brusquement.)

La statue (arrivant par le bas à gauche) : Je suis tout seul, je suis perdu. Où sont mes amis ? Pourquoi ils m'ont laissé ? Je veux retrouver le ventre de la péniche. (Aux Chouettes et Hiboux :) Vous n'avez pas vu passer une péniche conduite par une jupe courte ? Les vaches me manquent elles aussi. J'essayais d'établir le dialogue avec elles. Je leur parlais, elles m'écoutaient attentivement. Je crois qu'elles m'aimaient bien. Mais ils m'ont abandonné. Je ne sais pas quoi faire. Pas quoi faire... (Grand silence. Chouettes et Hiboux se sont regroupés autour de La statue.) Je me nomme Goeffroy, Geoffroy de Saint-Hilaire, astronome, photographe d'étoiles. Je suis aussi grand reporter; je peux vous photographier ? (Il le fait.) Cujas m'a dit que je faisais une enquête sur le crime organisé. Est-ce que vous êtes des criminels ? Je ne veux pas dire que vous ayez des têtes de criminels... quoique je ne sache pas à quoi ressemble un criminel...

(Soudain on entend des coups de feu, puis chanter; et redescendent d'un pas martial, en cadence, par la voie plane Anabela, Minette - un revolver à sa ceinture - et Charles-Marie.)

Anabela, Minette, Charles-Marie (chantant) :

Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine,

De ce conflit nous sortirons vainqueurs.

Tala-lala-lalala.

Vous serez les perdants de cette guè-è-erre !

Nous foulerons vos drapeaux et percerons vos coeurs.

(Imitant les trompettes :) Tatatatata !

(Chantant :) Vous n'aurez pas...

La statue : Mes amis ! Ce sont mes amis !

Anabela, Minette, Charles-Marie : ... l'Alsace et la Lorraine,

De ce conflit...

La statue : Je peux venir ? Je peux venir ?

Anabela, Minette, Charles-Marie : ... nous sortirons vainqueurs !

Tala-lala-lalala.

La statue (des larmes dans la voix) : S'il vous plaît ?...

Anabela, Minette, Charles-Marie : Vous serez les perdants...

La statue (désespérée) : Ils ne veulent pas de moi ! Ils ne veulent plus de moi !

Anabela, Minette, Charles-Marie : ... de cette guè-è-erre !

Nous foulerons vos drapeaux...

La statue (désespérée) : Je  vais rester tout seul ! Ils ne veulent plus de moi !

Anabela, Minette, Charles-Marie : ... et percerons vos coeurs.

(Imitant les trompettes :) Tatatatata.

La statue : Je voudrais mourir, je ne veux pas rester seul.

Anabela, Minette, Charles-Marie : Vous n'aurez pas...

Charles-Marie (à la statue en passant) : Mais viens, idiot !

Anabela, Minette, Charles-Marie : ... l'Alsace et la Lorraine,

La statue (joyeuse) : Ah ! (Emboîtant le pas, chantant aussi gaiement :)

Les quatre : De ce conflit nous sortirons vainqueurs.

Tala-lala-lalala.

Vous...

(Ils disparaissent en chantant.

Silence.)

Chouettes et Hiboux (chuintant, huant doucement) : Ouououh.

(Entre Cujas avec Chouette-scribe.)

Cujas : Enfin Blois !

Chouette-scribe (joyeuse) : Et des gens normaux ! Ça change du paysan saoul. (Elle se précipite vers les habitants, ils se font des bisous dans un hululement doux, agréable. Revenant vers Cujas :) Ils disent que les criminels viennent de leur échapper. Ils ont à peine d'avance.

Cujas : Où sont-ils allés ?

Chouette-scribe : Ils veulent voir le Roi. Le Roi est à Amboise.

 

10

Même décor.

La Chouette blessée est sur un brancard, entourée des Chouettes et des Hiboux.

A l'écart, assis, l'arme à l'épaule, Mémère, Gandin, Greluche.

Un peu plus loin, seul, le marchand avec son petit étal portatif.

Chouette-blessée : Minette la Folle, on l'appelle; elle tire, même sans raison. Ainsi moi j'avais une arme mais je ne la menaçais pas. Froidement, sans hésiter, pour le plaisir de faire mal, elle m'a tiré dans le genou.

Un Hibou : Trois morts ici. Trois familles détruites.

Chouette-blessée : C'est l'escalade. Ils ne s'arrêteront plus de tuer. Ils ne peuvent plus.

Une Chouette : Mais pourquoi les deux autres la suivent-ils ?

Chouette-blessée : Sans doute la fascination de la folie. Et puis le mal attire certains humains comme la lumière attire les lucioles. Ils ne peuvent plus s'en dégager. Il faut malgré eux qu'ils aillent jusqu'au bout et qu'ils se brûlent vivants.

Une Chouette : C'est quand même triste pour eux.

Le Hibou : Et pour nous alors ? Trois morts ! Trois innocents assassinés pour absolument rien !

Chouettes et Hiboux (chuintant, huant) : Ouououh.

Chouette-blessée : Minette la dingue, elle a le goût de tuer, le goût du sang. Elle aime la mort.

Chouettes et Hiboux (chuintant, huant) : Ouououh.

Mémère aux bigoudis (intervenant) : Si je ne peux pas récupérer mon mari, je veux le descendre moi-même. Qu'on me le laisse ! (Applaudissements des Chouettes et des Hiboux.) Que les enfants voient que les abandonner se paie ! Qu'il y a une justice sur cette terre ! (Applaudissements des Chouettes et des Hiboux.) Le bras armé de la Justice éteindra l'incendie des fous qui ravage nos ports. Le calme, la paix, la sécurité seront retrouvés. Nous verrons leurs cadavres livrés aux becs des corbeaux ! (Applaudissements des Chouettes et des Hiboux.)

Le marchand : Fruits frais ! Fruits bien frais ! Aucune tache dessus; vous pouvez regarder. Pommes de nos jardins. Poires d'autres jardins, ainsi que fraises saignantes, cerises noires, de Calabre, je crois, et oranges du Minnesota, je crois. La Géographie par les fruits : excellent pour les petits enfants comme pour les grands.

Gandin Mémère) : Maman ? Tu vas vraiment tuer papa ?

Chouette-blessée : Moi je n'aime pas les fruits.

Un Hibou : J'allais vous en proposer un.

Une Chouette (au Hibou) : Oh, voyons. (A voix presque basse :) C'est comme offrir des fleurs.

Le Hibou : Ah oui ?

Gandin : Maman ? Réponds-moi !

Greluche : Elle ne va pas répondre à une question aussi idiote. Bien sûr que non.

Le marchand : Garantis sans colorants. Et en solde. Des prix très intéressants. 20 % en-dessous des prix du marché. (Quelques Chouettes commencent de s'approcher.) 30 % . (D'autres Chouettes s'approchent.) Allez, parce que vous m'êtes sympathiques : 50 %. (Les Chouettes se ruent vers lui. Les Hiboux suivent.) Doucement, doucement, il y en aura pour tout le monde.

Chouette-blessée (désormais seule) : Le mystère, c'est la raison pour laquelle La statue les protège. Et avec sa bonne couche d'anti-corrosion on ne peut rien contre elle.

Cujas (rentrant par la droite, suivi de Chouette-scribe) : Ce Amboise n'est nulle part. C'est à n'y rien comprendre.

Chouette-scribe : Il suffirait de longer la côte puisque c'est un port.

Cujas : Mais c'est trop long, on ne les rattraperait pas ! On arrivera encore après leur départ !

Chouette-scribe (apercevant Chouette-blessée et courant à elle) : Oh, ma chérie, j'étais si inquiète ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? (Voyant Mémère et ses enfants.) Et eux ?

Chouette-blessée (grincheuse, montrant un panneau) : J'attends le bus.

Chouette-scribe : Quel bus ?

Chouette-blessée : Le bus pour Amboise.

 

11

Tours. Place de la cathédrale.

Entrent Charles-Marie, Anabela, Minette, La statue.

La statue (en dernière position, geignard) : Je ne peux pas rester toujours habillé comme ça. Je ne suis pas à la mode d'aujourd'hui.

Charles-Marie : Mais tu es né avec des habits ! Pourquoi est-ce que tu te soucies de t'habiller ?

La statue : Je veux être joli.

Charles-Marie : Un photographe d'étoiles n'est pas joli.

La statue (maugréant) : La peste soit de l'avarice et des avaricieux.

Charles-Marie : Quoi ?

La statue : Je disais : pitié pour un pauvre nécessiteux.

Minette (qui avec Anabela regarde un guide touristique puis la cathédrale) : Rien de pareil à Amboise. Non. On a dû se tromper.

Anabela : Pourtant j'avais bien donné le cap.

Charles-Marie : Geoffroy n'a pas dû tirer la péniche tout droit.

La statue (geignarde) : Avec ça que c'est facile, marcher au fond de la mer avec un câble pour faire avancer le bateau. Il n'y a pas d'indicateur au fond. La direction n'est pas indiquée. Si vous aviez pris de l'essence pour le moteur...

Charles-Marie : Oui oui

La statue : Et comment on est remercié ? Même pas de quoi s'acheter des vêtements secs.

Minette (qui feuillette son guide) : Tu ne peux pas te mouiller.

Charles-Marie : Oh, qu'il m'agace. (A Anabela :) Donne-lui un peu d'argent qu'il nous foute la paix.

Anabela : Ah, parce que c'est moi qui dois payer ? Et pourquoi ?

Minette : Parce que tu es la seule à en avoir encore. Allez. Rends-nous la paix.

Anabela (fouillant dans son sac, avec mauvaise grâce, à La statue) : Combien est-ce qu'il te faut ?

La statue : Combien vaut ta jupe ?

Anabela : Rêve pas. Tiens, voilà cent euros. Je ne peux pas donner plus.

La statue (qui n'a aucune idée de la valeur de l'argent, joyeuse) : Ah. Je crois que je vais épater la bonne ville de Tours.

Minette (estomaquée) : Tours ! (Elle feuillette fébrilement tandis que La statue s'éloigne.)

Anabela : La capitale des fringues à bon marché.

Charles-Marie : Il nous a amenés là exprès.

Minette : Tours, j'y suis. Je veux dire, dans le livre. Et en vrai aussi. Ah oui. Pas de doute. On y est.

Charles-Marie (regardant le livre) : Oui, c'est bien la cathédrale.

Minette : Mais je devais voir le Roi.

Anabela : Eh bien tu verras les Grands magasins...

Charles-Marie Minette) : S'ils découvrent que tu es recherchée, ils en profiteront pour leurs publicités, on aura des tas de choses gratuites.

(Sortent de la cathédrale, en deux rangées, les pénitents blancs.)

Première rangée des pénitents : Dominus.

Seconde rangée : Agnus dei.

Première rangée : Dominus.

Seconde rangée : Credo.

Première rangée : Dominus.

Seconde rangée : Et spiritus dei.

(Ils ont encerclé Charles-Marie, Anabela et Minette.)

Le Pénitent porte-parole : Que demandez-vous ?

Anabela : Rien, je ne vous connais pas.

Le Pénitent : Que demandez-vous ?

Minette : Rien. Le premier qui m'approche, je le descends.

Le Pénitent : Que demandez-vous ?

Charles-Marie : Je suis Charles-Marie Ange. Nous sommes poursuivis par ma femme et Cujas. Je demande l'asile pour mes amis et moi.

Le Pénitent : Et tu le mérites ?

Charles-Marie : Je ne sais pas. Je commence d'en avoir assez de fuir. Je suis fatigué. Je voudrais réfléchir.

Le PénitentAnabela) : Et toi ?

Anabela : Je l'accompagne, c'est tout.

Le Pénitent : Tu ne fuis pas ?

Anabela : Je ne peux pas fuir parce que je ne crois à rien.

Le Pénitent Minette) : Et toi ?

Minette : Rien. Ton Dieu est mort et moi j'ai le revolver.

Le Pénitent : Si Dieu est mort, alors la machine qu'il a construite est folle, il n'y a plus ni conducteur ni mécanicien à bord; elle va droit devant, comme vous; et c'est tout; sa vitesse grandit de jour en jour... Mais vous vous êtes arrêtés ici.

Charles-Marie : Donne-nous asile.

(Une volée de Chouettes et de Hiboux s'abat sur la place avec des cris violents.)

Une Chouette : Les voilà, j'étais sûre qu'ils avaient évité la justice d'Amboise.

Une autre Chouette : Le marchand n'est pas avec eux.

Un Hibou : Saisissez-les !

(Ils vont pour s'en emparer mais Minette sort son revolver. Chouettes et Hiboux hululent de rage sans oser s'approcher.)

Les Pénitents (sur fond sonore de ces cris) :

Que le Seigneur accorde l'Esprit.

Seigneur, aie pitié de nous.

Que le Seigneur nous donne la force.

Seigneur, aie pitié de nous.

Une Chouette : Assassins !

Un Hibou (aux Pénitents) : Ils ont semé la mort partout sur leur passage !

Tous les Chouettes et les Hiboux : Livrez-les-nous !

Les Pénitents (sur fond sonore de leurs hululements de rage) :

Dieu voit les coeurs.

Que Dieu nous juge.

Seigneur, toi seul vois les coeurs.

Seigneur, aie pitié de nous.

Une Chouette (hurlant) : Pourquoi est-ce que l'on protège les criminels ici !

Le Pénitent porte-parole Charles-Marie, Anabela et Minette) : Vous avez l'asile. Nul ne peut mettre la main sur vous tant que vous êtes dans la ville.

 

12

Une rue marchande de Tours, au loin on aperçoit la cathédrale.

Charles-Marie, Anabela et Minette y sont seuls.

Charles-Marie : Ils ont tous disparu.

Anabela : Ils ne nous suivent plus, ouf. Qu'ils nous escortent sans cesse, partout, je ne supportais pas.

Minette : Dès que l'un d'eux a vu les prix ici, hop, plus personne. (Elle rit.)

Anabela : On va pouvoir se balader tranquilles.

(On commence d'entendre les douze coups de midi.)

Charles-Marie (déjà ennuyé) : Où allons-nous ?

(Entre La statue, habillée de couleurs vives, vert cru, rouge vif, jaune - pour le béret et les souliers.)

La statue : Ah mes amis, que je suis heureux !

Charles-Marie, Anabela, Minette (le découvrant) : Oh.

La statue : Et que je suis joli. Regardez. (Il virevolte.) Joli. Joli. J'aurais voulu naître comme ça. Mon papa, M. de Saint-Hilaire manquait de goût. J'ai corrigé ma nature.

Charles-Marie : Tu as l'intention de te présenter devant les vaches ?

Anabela : Rends-moi l'argent qu'il te reste.

La statue : Plus d'argent, plus d'pognon. J'avais même pas assez, mais j'ai dit que j'étais avec la tueuse...

Minette : Quoi !

La statue : Oui, tout le monde te connaît. J'ai dit que tu passerais faire quelques photos dans le magasin et on m'a relâché.

Minette : Des photos ! Pas question !

La statue : Mais, Minette, je me suis engagé. J'avais pas assez d'argent. ( A Charles-Marie :) Dis-lui toi.

Charles-Marie (pince-sans-rire) : Il n'avait pas assez d'argent.

Anabela (pince-sans-rire) : C'était ma faute.

La statue : Oui. J'ai eu envie de tellement de choses ! (Fier.) Mais j'ai réussi à faire un choix.

Minette : Pas de photos !

Anabela : Bof, j'irai moi. (A La statue dubitative :) Ah, parce que je ne suis pas assez bien pour eux ?

(Au douzième coup de midi soudain sortent des magasins Chouettes et Hiboux, tous fringués clinquant, du vert, du jaune, du rouge, du vif, du cru.

Ils s'admirent les uns les autres.)

Chouettes et Hiboux (s'admirant) : Joli. Joli !

La statue (admirant les autres) : Joli.

Chouettes (aux Hiboux) : Jolis !

Hiboux (aux Chouettes) : Jolies !

Tous (joyeusement) : Joli, joli, joli !

Une Chouette (stoppant net devant la jupe d'Anabela; ébahie) : Oh.

Tous les autres Chouettes et Hiboux (regardant où elle regarde, ébahis) : Oh.

Tous les Chouettes et Hiboux (lentement d'abord  et  bas, puis crescendo et plus vite; presque chanté) : Combien ça vaut ? Combien ça coûte ? Combien ça a coûté ... ? (Bien étirer, traîner le é final - à chaque fois.) Combien ça vaut ? Combien ça coûte ? Combien ça a coûté ? (Changeant de ton :) Cardin ? Cartier ? Saint-Laurent ? Hechter ? Lagerfeld ? Dior ? Lanvin ? Chanel ? Christian Lacroix ? Jean-Paul Gaultier ? (De  plus  en  plus fort :) Combien ça vaut ? Combien ça coûte ? Combien ça a coûté ? Cardin ? Cartier ? Saint-Laurent ? Hechter ? Lagerfeld ? Dior ? Lanvin ? Chanel ? Christian Lacroix ? Jean-Paul Gaultier ?

Anabela : Rêvez pas les Chouettes, ce n'est pas dans vos moyens !

Chouettes (hululant) : Ouououh.

Hiboux : Oh.

(Chouettes et Hiboux commencent de se rapprocher.)

Chouettes et Hiboux : Combien ça vaut ? Combien ça coûte ? Cardin ? Cartier ? Dior ? Combien ça a coûté ? Saint-Laurent ? Chanel ? Christian Lacroix ? Jean-Paul Gaultier ?

Anabela : D'ailleurs elle est trop courte pour vous.

Chouettes (hululant en cri strident) : Ouououh.

Hiboux : Ooooh.

Minette Charles-Marie) : Ils sont trop nombreux; s'ils attaquent, qu'est-ce qu'on fait ?

La statue (regardant de près la jupe d'Anabela) : C'est vrai que c'est joli.

Chouettes et Hiboux : Joli !

Chouettes (cri aigu) : Joli !

Hiboux (cri grave) : Joli!

Chouettes et Hiboux (reprenant leur lente progression vers Anabela) : Qu'est-ce que ça coûte ? Qu'est-ce que ça vaut ? A qui tu l'as volée ? Cartier ? Cardin ? Dior ? Chanel ? Où tu l'as prise ? Où tu l'as chipée ? Qui te l'as donnée ? Saint-Laurent ? Jean-Paul Gaultier ? Lagerfeld ? T'as des amants ? Ils te l'ont payée ? T'as combien d'amants ? Combien ça vaut ? Combien ça coûte ? Combien ça a coûté ?

Les Hiboux : Joli !

La statue : Ça oui.

Les Chouettes : Joli !

Minette : S'ils approchent de moi, j'en descends, je tire dans le tas.

Charles-Marie : Reste calme, tu vois bien qu'ils ne menacent qu'Anabela.

Anabela (aux Chouettes et Hiboux) : Rien que mon travail ! Rien que mon argent. Quoi ! Je dépense mon argent comme je veux.

Chouettes (chuintant d'envie) : Ouououh !

Hiboux : Ooooh.

Chouettes et Hiboux : C'est à elle.

Chouettes : C'est pas à nous.

Hiboux : Joli !

La statue : Ah oui.

Chouettes et Hiboux : C'est à elle. C'est à  nous. Combien  tu  vaux ? Combien  elle coûte ? Cardin ? Dior ? Saint-Laurent ? Combien ça vaut ? Combien ça coûte ? Combien ça a coûté ?

Anabela (levant les bras, avec un déhanchement mannequin, criant) : Chanel ! Sept cent cinquante euros !

Chouettes et Hiboux (se jetant sur elle, criant, chuintant, huant) : Oh. Ouououh. Oh. (Vacarme assourdissant.)

(L'action est très rapide. Chouettes et Hiboux se retirent tout aussi brusquement. Anabela apparaît en slip, la jupe a été arrachée. Les Chouettes et les Hiboux l'emportent en triomphe.)

Anabela : Oh !

La statue (mettant son vaste béret jaune devant le slip d'Anabela) : Ne regardez pas ! Ne regardez pas !

Anabela : Au voleur !

 

13

Amboise. La place au pied du château.

Cujas marche de long en large. Chouette-scribe se tient prête à écrire tout mot tombé de sa bouche. Plus loin Chouette-blessée semble particulièrement renfrognée.

Cujas : Tout va mal. Je quitte Orléans, je ne juge pas à Blois. Je vais voir le Roi, il est à Amboise; je cours à Amboise, il est reparti à Blois. Et moi, je ne juge toujours pas. La Justice subit l'enfer. Les forces démoniaques ont pris possession du monde. (A Chouette-scribe qui note frénétiquement :) N'écris pas ça.

Chouette-scribe (protestant avec véhémence) : Le futur a le droit de savoir. Il faut des documents signés par vous pour qu'il comprenne ce que nous avons vécu.

Cujas : Tu as peut-être raison.

(Arrivent dans un brouhaha hululant des Chouettes et des Hiboux, dont un seul est habillé à la façon de Tours, avec Le jeune homme, Mémère et les enfants.)

Une Chouette : Maître, les coupables ont pu refaire le plein à Tours.

Le Hibou de Tours : Je vous remets solennellement la seule prise que nous ayons pu effectuer.

Cujas (l'examinant) : ... C'est une jupe...

Le Hibou de Tours : C'est "sa" jupe.

Mémère : Oui, je la reconnais. C'est elle, je le jure.

Chouette-blessée (haineuse) : C'est la jupe de la traînée. C'est à cause d'elle que tout est arrivé. A cause d'elle que je ne peux plus marcher.

Cujas : Il serait quand même souhaitable pour le procès qu'il y ait la fille dedans. Ce serait plus conforme à la procédure.

Mémère : On peut toujours juger par contumace.

Cujas (bavant d'envie) : C'est vrai.

Le Hibou de Tours : Vous ne les rattraperez plus.

Le jeune homme : En tant qu'avocat de la défense, j'ajoute que j'ai hâte d'en finir. Je suis commis d'office et j'ai des héritages qui m'attendent.

Cujas (indécis) : ... Et le marchand ?

Une Chouette : Toujours pas trace. Mais il faut séparer les affaires.

Cujas : Il s'agit de la même équipe.

Le jeune homme : Mais il n'a pas d'avocat.

Cujas (réfléchissant) : ... Ma foi... Eh bien soit... On la juge !

(Des cris de joie accueillent sa décision. Chouettes et Hiboux arrangent la place pour le tribunal.)

Cujas (assis royalement) : Accusée, levez-vous. (La jupe se lève - un système de fils serait peut-être nécessaire; de toute façon les esprits chagrins refuseront d'y croire.) Vous êtes accusée entre autres de deux meurtres de sauvages, de simples Etampouahs, et de six morts d'honnêtes gens à Blois.

La Chouette-scribe (soufflant) : Trois.

Cujas : Reconnaissez-vous les faits ? (On attend. Aucune réaction de la jupe.) C'est une criminelle endurcie. (A la Chouette-scribe :) Appelez le premier témoin.

Chouette-scribe (mécontente) : Je n'arrive déjà pas à tout écrire.

Cujas : Premier témoin !

Mémère aux bigoudis (s'avançant, comme accablée de douleur) : Je la suis, Monsieur le Président. La première, hélas, c'est moi. J'étais à Paris dans notre deux pièces, paisible, travailleuse telle la fourmi et l'abeille en même temps, mon mari rentrait à l'heure, mes enfants allaient quotidiennement à l'école. Pour ce qu'ils y foutaient, ça... Nous étions une famille unie. Dans notre petit logis sous les toits...

Cujas (énervé) : Passons, passons.

Mémère (changeant de ton, polémique) : Il faut bien que je campe le décor, les circonstances...

Le public des Chouettes et des Hiboux : Passons, passons.

Mémère (vexée) : Soit. La pute elle m'a piqué mon mari au moyen de la criminelle que vous avez devant vous.

(La jupe fait l'étonnée - par un mouvement saccadé vers la gauche puis vers la droite.)

Le jeune homme : C'est cohérent.

Cujas : Tous ces morts pour si peu de tissu.

Le Hibou de Tours : Oui, mais faut voir combien ça coûte.

Cujas : Silence !

Le Hibou de Tours : Mais...

Le public des Chouettes et des Hiboux : Passons, passons.

Mémère : Et mes enfants ! Les enfants abandonnés !

(Gandin et Greluche s'avancent en larmes.)

Gandin : A-ban-don-nés !

Greluche : Tout seuls !

Gandin : Plus d'argent de poche.

Le public (compatissant) : Oh.

Greluche : Pas de cadeaux à mon anniversaire.

Le public (compatissant) : Oh.

Mémère : Il nous a trahis !

Greluche et Gandin (pleurant) : Ayez pitié !

Cujas (au jeune homme) : L'avocat de la défense ?

Le jeune homme (en larmes) : C'est trop horrible. Je ne peux pas.

Le public : Passons, passons.

Cujas : Deuxième témoin !

Chouette-blessée (s'avançant péniblement) : Oh, mes soeurs, oh mes frères, dans quel état elle m'a mise. (Montrant la jupe du doigt :) C'est elle, je la reconnais. (Dénégation frénétique de la jupe.) Vous, simples gens honnêtes et naïfs, vous ne concevez pas la perversité des êtres dont nous jugeons le guide. Ils ont même embrigadé deux vaches. Pour moi, je revois la scène qui a fait basculer ma vie; le film ne cesse de repasser dans ma tête...

Cujas : Ecourtons.

Chouette-blessée : Elle s'avance avec sa jupe ultra-courte, sa mitraillette et ses chiens policiers qui m'ont donné la chasse... et là, moi à terre, immobile sous la menace des chiens, elle tire. Elle fait de moi une infirme ! Pour le plaisir de détruire.

Cujas : C'est épouvantable. Que peut dire l'accusée ? (La jupe hausse les épaules - en quelque sorte.) La criminelle est d'un cynisme ! Troisième témoin. (A la Chouette-scribe :) A toi.

Chouette-scribe (qui n'a pas cessé d'écrire, ulcérée) : Je ne peux pas tout faire ! J'écris !

Cujas : Pas de troisième témoin. Avocat de la défense ? A vous.

Le jeune homme (se levant, timide) : A moi ? Je ne pourrai jamais...

Cujas : C'est la loi.

Le jeune homme : Bon... Oïe oïe oïe, quand ça m'est tombé dessus cette affaire, j'ai senti que les ennuis commençaient.

Le public : Passons, passons.

Le jeune homme : Et à cause de qui ? A cause d'elle ! (La jupe hausse les épaules - en quelque sorte.) Mesdames et messieurs les jurés... tiens, où sont-ils au fait ?

Le public : C'est nous !

Le jeune homme : Ah ?

Cujas : Oui, ce sont eux.

Le jeune homme : Bon... Reprenons l'historique des crimes.

Cujas : Passons.

Le public : Passons, passons.

Le jeune homme : Ah ?... Bon... L'accusée ici présente possédée par Satan s'est écourtée pour prendre l'argent de poche et les cadeaux des enfants. Mémère n'a plus un bigoudi à se mettre. Et je ne parle pas des morts... parce qu'ils n'ont pas pu venir témoigner. Il y a peut-être des gens qui les regrette, ça arrive. Une Chouette a été blessée au genou avec une sauvagerie étampouahse, c'est sans doute là, dans ce port, qu'il faut chercher la source du mal.

Une Chouette : Mais non !

Chouettes et Hiboux (hululant) : Ouououh !

Cujas : La criminelle a droit à une défense !

Le jeune homme (criant) : Minette est une belle femme, au corps magnifique...

Cujas : Passons.

Le jeune homme : J'irai la retrouver dès que je serai débarrassé de cette affaire.

Les Chouettes et les Hiboux : Passons, passons.

Le jeune homme : Mais pour cette criminelle le mieux c'est d'éviter les récidives ! Voilà. J'ai fini.

(Ebahissement de la jupe - tension vers l'avant avec mouvement vers la gauche, puis vers la droite comme si elle regardait.)

Cujas : Plus la défense fait court plus elle a l'adhésion de la majorité du public... Jugeons. Quel est l'avis des jurés ?

Chouettes et Hiboux, Mémère, les enfants (cris, hululements de toutes sortes, vacarme) : Ouououh

Cujas (se levant) : Je déclare... la criminelle... coupable. (Vacarme enthousiaste.) Elle sera guillotinée !

(Vacarme assourdissant des Chouettes, des Hiboux, de Mémère et des enfants.

La jupe s'effondre d'un coup.)

 

14

Le pont de la péniche à quai dans le port de Saumur.

Anabela et Minette sont sur le pont, La statue fait les cent pas sur le quai; ils (elles) attendent.

Minette : Qu'est-ce qu'il peut bien faire ?

Anabela (nouvelle jupe courte mais bon marché; énervée) : Tu vas arrêter de poser cette question !

(Un temps.)

La statue : Qu'est-ce qu'il peut bien faire ?

(Regard excédé  d'Anabela.

Un temps.)

Minette (qui semble angoissée) : Où est-ce qu'on va aller, maintenant ? On n'est plus en sécurité nulle part. Peut-être que je n'aurais dû tuer personne.

La statue : Les remords ça ne sert qu'à se complexer.

Anabela : Saumur n'est pas précisément une ville accueillante, il doit y en avoir où on ne nous prie pas de décamper dès notre arrivée.

Minette (en larmes) : Ma vie est une catastrophe.

Anabela : Pas mieux.

La statue (humoristiquement, pour montrer qu'il a appris) : Atout bronze.

(Le jeune homme arrive en courant.)

Le jeune homme (soulagé de les trouver enfin) : Ah.

Anabela (qui s'était redressée) : Ce n'est pas le bon.

Le jeune homme (allant vers Minette, s'arrêtant face à Anabela et lui serrant la main avec componction) : Elle n'a pas souffert.

Anabela (ahurie) : Hein ?

Le jeune homme : J'étais là dans son dernier moment. Elle a été courageuse jusqu'au bout.

Anabela : Quoi ?

Le jeune homme (débarrassé de la corvée, allant à Minette) : Minette, je suis André; André, c'est moi. Je suis de retour.

Minette : Est-ce que tu as des sous ? On n'en a plus.

Le jeune homme : Un peu. Est-ce que c'est un obstacle à notre amour ?

Minette : Donne toujours. (Il lui donne son portefeuille.) De toute façon je suis toujours toute seule, alors pour une fois que j'en trouve un.

Le jeune homme : Comment est-ce possible ? Une femme telle que toi ! Il aurait dû y avoir une file d'attente.

Minette (timide) : C'est parce qu'au début les hommes me faisaient peur si bien que je les flinguais systématiquement. Mais sans méchanceté... Ça s'est su. Ça m'a fait une mauvaise réputation. Les types se sont comportés en lâches.

Le jeune homme (la serrant contre lui) : Ma pauvre chérie.

Minette Anabela) : Deux cent trente euros, c'est tout ce qu'il a sur lui.

La statue (émue) : Dire que je ne connaîtrai jamais ça.

(Arrive le marchand à toute allure. Il saute sur la péniche, regarde derrière lui.)

Le marchand : Vite, démarrez. Démarrez !

Anabela : On ne peut pas. On attend Charles-Marie.

Le marchand : Oh, mais ils vont venir. Ils vont me rattraper ! Vous m'emmenez n'est-ce pas ? Je ne sais pas combien j'ai d'avance. Ils me pourchassent.

Anabela : Et pourquoi ?

Minette : Qu'est-ce que vous avez fait de votre étal ?

Le marchand (effondré) : Oh, mon étal...

La statue (voulant le réconforter) : Il était très seyant.

Le jeune homme : Il a vendu les fruits, à Amboise.

Anabela et Minette (applaudissements) : Vendu les fruits !

Le marchand (effondré) : Oh, les fruits...

Le jeune homme : C'est là que le bât blesse. Vingt-six morts.

Minette (impressionnée) : Vingt-six !

Le jeune homme : Les Chouettes et les Hiboux ne sont pas contents. Forcément.

Minette (épatée) : Il a fait pire que moi.

Le marchand (se défendant) : Je ne savais pas ! Ils étaient si beaux, ces fruits. Sans colorants. Sans sucre. Sans alcool. Je les croyais comestibles ! Moi je n'aime pas les fruits, je n'en mange pas, j'en vends c'est tout. D'habitude ceux que j'avais pourrissaient sur mon étal, ils attiraient les guêpes, parfois elles me piquaient et personne ne voulait manger des guêpes. Quand j'ai découvert l'existence de ceux-là, sans une tache, impeccables, qui ne vieillissaient pas, qui repoussaient d'eux-mêmes les insectes, et sans conservateur, j'ai cru au retour du paradis sur terre.

La statue : Je ne vois pas d'erreur de raisonnement. Ou est l'erreur ?

Anabela : Vingt-six.

La statue : Ah oui. Moi je ne mange pas de fruits non plus.

Minette : Vous avez de l'argent ?... Pour payer votre transport. Ce n'est pas gratuit.

Le marchand (rechignant) : Et la solidarité des criminels ?

Minette : Non, j'ai un amoureux maintenant.

Le marchand (donnant son portefeuille) : Voilà l'argent du crime.

Minette : Trois cents euros et trente centimes. Pffft. Enfin.

(Charles-Marie arrive tranquillement avec des provisions.)

Charles-Marie : Tiens, ils sont de retour. En route.

Anabela (sans bouger) : Bonjour... chéri.

Charles-Marie (hésitant) : Bonjour... chérie.

Anabela : Où est-ce que l'on va aller ?

Charles-Marie : J'ai découvert l'existence d'une île, assez isolée, loin de tout.

Anabela : Et tu crois qu'ils voudraient bien de nous ?

Charles-Marie : Les Chouettes et les Hiboux disent que là-bas ils sont si bizarres qu'ils nous ressemblent.

Minette : Donne toujours les provisions. J'ai faim.

Le jeune homme (qui a faim) : La guillotine ça creuse.

Le marchand : J'ai un remords à entretenir.

La statue : Moi je vais faire comme manger.

(Ils entrent dans le ventre de la péniche, sauf Charles-Marie et Anabela.)

Anabela : Elle s'appelle comment ton île ?

Charles-Marie : L'île de Nantes... (Geste vague :) Cap ouest.

(Un temps.)

Anabela : Tu m'embrasses ? (Il lui donne un petit baiser sur les lèvres. Souriante :) En route pour Nantes.

 

15

Le quai de l'île de Nantes, avec la péniche et sur le quai une banderole : "Charles-Marie au Grand conseil", une petite estrade et une longue table sur laquelle Anabela est en train de disposer un buffet.

Charles-Marie (sortant la tête de la péniche) : Toujours rien ?

Anabela : Mais non, voyons, je te préviendrai.

Charles-Marie (déçu) : Bon. (Il disparaît.)

La statue (entrant par la gauche avec un cabas) : Tout y est, cette fois. Ce n'est pas parce que je ne fatigue pas qu'il faut m'exploiter.

Anabela : T'exploiter ? Voilà un nouveau mot. Et où l'as-tu pris ?

La statue : Au club des statues unies.

Anabela : Ah. Ton club.

La statue : Oui, mon club. Je ne suis pas seul de mon espèce ici. J'ai des semblables moi aussi. On veut des droits.

Anabela : Puisque Charles-Marie l'a promis.

La statue : Il faudrait déjà qu'il soit élu. Les conservateurs sont allés jusqu'à prétendre que je n'avais pas d'âme. Pas d'âme ! Qu'est-ce qui meut mon bronze alors ?

Anabela (distraite) : Oui. Aide-moi donc.

La statue (obtempérant de mauvaise grâce) : On m'exploite.

Anabela (ironique) : Ouioui. Entre nous, moi aussi il m'exploite. Regarde tout le travail que je fais. Enfin avec l'aide d'un autre exploité je le suis un peu moins.

La statue (naïvement) : On a intérêt à se serrer les coudes.

(Un flot de gens parfaitement normaux - sans masques de Chouettes ou de Hiboux - entre par tous les côtés.)

Anabela : On dirait que l'annonce est proche. Bonjour. (Répondant :) Bonjour.

La statue : A moi personne ne me dit bonjour. On veut des droits.

Anabela : Oui.

Minette (arrivant en coup de vent) : Alors ? Ah, on ne sait pas encore. J'ai pu laisser la crêperie un moment mais avec André seul je ne suis pas tranquille.

Le jeune homme (arrivant) : J'ai pensé que...

Minette : Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu devais garder la crêperie !

Le jeune homme : Oui mais j'ai pensé que Charles-Marie aurait sûrement besoin de moi.

Minette : Et pourquoi ?

Anabela : Franchement on se le demande.

Le jeune homme : S'il n'est pas élu, avec son histoire de droits des statues, il sera poursuivi pour tentative de déstabilisation de la République.

Anabela : Allons donc.

Minette : C'est vrai qu'on l'entend dire.

La statue : On veut des droits.

Anabela : La bêtise des rumeurs.

(Trois statues apparaissent timidement au fond. Geoffroy va leur serrer la main solennellement.

Sur une bicyclette, en uniforme du gouvernement, arrive le marchand.)

La foule : Ah. - Enfin. - Ils ne se pressent pas au Grand conseil. - On va savoir. - Ça tombe bien, je commence d'avoir faim. - S'il ne l'est pas, on file ? - On mange d'abord. - Moi j'ai mis quelques trucs dans mes poches, je suis paré...

(Le marchand a tiré une grande enveloppe d'un sac. Il se plante au beau milieu de l'assemblée. Il déchire lentement l'enveloppe.)

Minette Anabela, à voix basse) : Un petit pincement au coeur, Anabela ?

Anabela : Quand même, oui.

Le marchand : Etienne Lambre : trois voix; Jacques Vuibert : quinze voix; Charles-Marie Ange : ... six cent cinquante-quatre voix ! Charles-Marie Ange est le septième membre du Grand conseil !

Anabela (courant à la péniche) : Chéri ! Elu !

Charles-Marie (sortant noblement) ! Ah mes amis ! Ah, ma chérie ! Quelle aventure. Quelle merveilleuse aventure ! Je trouve des gens comme moi et je vais leur être utile. La vie existe, elle est ici, je l'ai rencontrée. Je le disais aux vaches il y a un instant : vous allez retrouver la liberté, l'espace, l'air vivifiant. Ah mes amis, quel lait elles vont donner ! Je ne vous trahirai pas. Au Grand conseil je serai votre voix. Et même votre porte-voix. (Applaudissements.) Cette nuit, j'ai fait un rêve, magnifique bien sûr, mais moins que notre réalité. Pourtant on m'y a donné le secret du bonheur. Il est tout simple. Le bonheur, son secret c'est... (Laissant retomber ses bras, comme surpris :) J'ai oublié.

Tous sauf Anabela : Ouh.

Le public : Ouh.

(Charles-Marie fait de grands gestes pour montrer qu'il est désolé.)

Charles-Marie (très fort) : Mais ça va me revenir ! Je vous le dirai demain ! Vive le droit des statues ! Vive la République !

(Applaudissements.)

 

RIDEAU