L'ELECTEUR

(Catherine II)

Une télévision géante couvre presque tout le mur pan coupé gauche. Larges baies au fond. Porte au premier plan gauche (vers l'entrée) et à droite. Fenêtres à droite. Mobilier pauvre et rare.

Gus, assis sur l'unique fauteuil inconfortable, regarde l'écran : on assiste à un débat politique entre deux candidats, arbitré par une journaliste.

Gus (dépenaillé) : Connard !

La journaliste : Ah. Le système interactif nous apprend que votre point de vue est contesté, Monsieur Champfleury.

(Regard atterré de Champfleury.)

Gus : Quelle est belle, cette journaliste. A poil, la journaliste !

Bernadette (entrant, très calme, un vase de fleurs à la main) : Tu l'as déjà fait mettre à poil la semaine dernière, Gus, voyons.

Gus : Je ne m'en lasse pas.

La journaliste : Moi, si.

Gus : Toi, tu fais ce qu'on te dit. Sinon, la porte.

La journaliste : Ta gueule, chômeur.

Gus : A poil.

Champfleury (essuyant ses larmes) : Je comprends mes erreurs. Je me range au point de vue de mon adversaire.

Migros (son concurrent, goguenard) : Bravo.

Gus : Minable.

Bernadette (disposant ses fleurs) : Gus, tu te fais du mal; cesse de regarder ces émissions politiques.

Gus : Je veux voter en connaissance de cause.

Bernadette : Mais de là à tourner à l'obsession... Et puis, au moins, mets ton casque ! Que tout le monde n'en profite pas !

(Elle le lui met pendant qu'il bougonne. Désormais on n'entend plus ce qui est dit à la télévision.

Elle sort.

Les gestes et les mouvements de la bouche des trois personnages de l'écran s'accélèrent. A plusieurs reprises les uns et les autres lèvent les bras au ciel, frénétiquement.)

Gus (hurlant, le casque sur les oreilles) : Toi, tu viens de perdre encore 3 % ! 3 % de moins d'opinions favorables, 3 % de moi !

(Les deux candidats font visiblement des efforts pour sourire, pour plaire. La journaliste aussi. Les visages sont crispés. Les regards angoissés. Toujours en accéléré.)

Gus (méprisant) : Pas un argument valable... Nains... Allez, 10 % de moins.

(Brusquement les deux candidats se jettent sur la journaliste et commencent de la déshabiller. Elle se débat et crie (mais on n'entend rien). Sur le côté de l'écran on voit s'afficher, pour chaque candidat, les colonnes : opinion positive, opinion négative, et celles de l'opinion positive très basses se mettent à monter tandis que les autres descendent. La journaliste est demi-nue.

Mais à ce moment Gus appuie sur sa télécommande et arrête la télévision.)

Gus : Ils devraient changer de journaliste, celle-là se débat. Pour moi le plaisir est gâché... Et puis on finit par la connaître de A à Z... par coeur... Bernadette a raison : c'est lassant à la fin... Ces débats sont de plus en plus mauvais.

Bernadette (réapparaissant) : Ah, c'est fini, alors on va pouvoir parler.

Gus (haussant les épaules) : Tu n'écoutes pas les émissions politiques, comment pourrais-tu discuter ?

Bernadette : Mais pas de ça...

Gus : Les gens comme toi, je te le dis en mari aimant, ne devraient même pas avoir le droit de voter.

Bernadette Oui, on sait... mais...

Gus : Car c'est une lourde responsabilité. L'avenir du pays dépend de moi.

Bernadette : De moi aussi...

Gus (perfide) : C'est pour cette raison que ça va si mal.

Bernadette (après avoir levé les yeux au ciel) : Aïe aïe aïe... enfin... Gus, que remarques-tu autour de toi ?

Gus (étonné) : Autour de moi ?

Bernadette : Oui, dans cette pièce.

Gus (regardant autour de lui) : Rien de particulier. La télé fonctionne, tout va bien.

Bernadette : Tu ne trouves pas que la pièce est un peu vide ?

Gus : Ah. Nous y voilà.

Bernadette : Oui.

Gus : Encore.

Bernadette : Oui.

Gus : Tu sais pourtant les frais que j'ai en période électorale.

Bernadette : Mais tu n'es pas candidat, tes frais à toi ne sont pas remboursables par l'état.

Gus : Des frais d'information, des frais pour des réunions, des frais de soutien...

Bernadette : Mes meubles, Gus !

Gus : Plus que dix jours à tenir... et ils reviendront.

Bernadette : La dernière fois il t'a fallu trois mois pour les récupérer...

Gus : Oui mais ça ira mieux, je fais plus attention; sois tranquille, Nadette, sois mignonne. (Il l'enlace.) Ton Gus veille sur l'état, donc sur la maison, donc sur toi.

Bernadette : C'est une logique dont j'ai appris à me méfier. Depuis que l'on est ensemble, Gus, l'état est devenu mon pire ennemi.

Gus : L'état est notre père et notre mère, il ne faut pas en dire du mal, il faut lui trouver les bons gestionnaires. Tiens, je vais te dire pour qui tu dois voter.

Bernadette (se dégageant) : Non.

Gus : Mais tu ne trouveras pas toute seule, tu n'écoutes pas les émissions.

Bernadette : Pas besoin.

Gus (exaspéré) : Il y a des fois, je me demande pourquoi je t'ai épousée.

Bernadette (têtue) : Je sais ce que je veux. Je ne suis pas une girouette, moi. Toi tu es capable de changer d'opinion dix fois en dix jours.

Gus : Et alors ? Grâce à moi la campagne reste passionnante jusqu'au dernier moment. Autrement dit la démocratie a un sens. Et la télé aussi.

Bernadette : La télé foutoir et la démocratie des têtes en l'air.

Gus : Chérie, tu m'agaces. Il est l'heure de "Face à l'opinion" sur la Chaîne des sports, alors si tu permets...

(Il met la télévision en marche.)

Bernadette : Gus, je n'ai pas fini... (Mais il ne l'écoute plus.)

Le journaliste (short à fleurs, chemise jaune, encore seul visible) : Vous vous demandez tous comment M. Migros vit chez lui, comment est sa maison, ce que pense sa femme, s'ils s'entendent bien, si leurs relations sexuelles sont suffisamment positives pour que l'on puisse lui confier des responsabilités capitales dans l'état...

Bernadette : Mais non, ce n'est pas le problème...

Gus : Mais si !

Le journaliste : Cette émission s'adresse à ceux qui ont une véritable conscience politique.

Gus : Moi, moi !

Le journaliste : Oui, vous qui méritez la démocratie.

Bernadette : Non mais dites donc...

Le journaliste : Voici notre candidat à votre amour, notre candidat de ce soir, M. Migros !

(Applaudissements enregistrés - quoique l'émission soit sans public.

M. Migros apparaît souriant, chemise à fleurs, slip de bain mini.)

Bernadette (écoeurée) : Je préfère m'en aller.

Gus : C'est ça, laisse-moi travailler.

(Elle sort.)

Le journaliste : Et derrière lui, la caméra va vous les montrer, tous les membres de sa famille qui vont l'aider ce soir à vous convaincre... Mme Migros... Leur fille... Son fiancé... Et le chien Teddy !

(Applaudissements.)

Gus : Je n'aime pas cette race de chien...

(Regard inquiet de M. Migros.)

Mais j'aime bien la fille.

(Gros plan immédiat sur la fille.)

M. Migros (que l'on ne voit pas) : J'espère, chers futurs électeurs, que nous allons passer un bon moment ensemble. Hein, Minette ?

La fille (timidement) : Oui, papa.

(La caméra descend lentement sur son corps, qu'il détaille. Long silence.)

Le journaliste (que l'on ne voit pas) : Etes-vous encore vierge, Mademoiselle ?

La fille (gros plan sur ses lèvres) : Oui, Monsieur.

Le journaliste : Nous avons là, à vos côtés, votre fiancé. Avez-vous déjà eu une expérience sexuelle, Monsieur ?

(La caméra montre le groupe.)

Le fiancé : Oui, Monsieur. J'ai déjà eu une expérience.

Le journaliste : Et ça s'était bien passé ?

Le fiancé : Pas mal, oui. Je crois que je serai à la hauteur tout à l'heure.

Le journaliste (aux spectateurs) : Je vous rappelle que cette séquence sera liée à la lutte contre la codlypathie, cette terrible maladie dont la recherche a besoin de votre argent. Si vous regardez et si vous êtes satisfait, vous êtes moralement tenu de faire un don important. Le simple fait de regarder fera défalquer automatiquement de votre compte la somme de 150 F. (A la fille :) Etes-vous consciente de vos responsabilités, Mademoiselle, vis-à-vis des grands malades qui attendent le miracle ?

La fille (timidement; gros plan sur son visage) : Je ferai de mon mieux. J'obéirai en tout à mon fiancé.

(La caméra recule. Le fiancé caresse doucement les cheveux longs de la fille.)

M. Migros : Ma fille aime son pays et ses habitants. Comme moi elle fera tout ce qu'il faut pour eux.

Mme Migros : Je suis prête également à servir mon mari comme on le voudra.

Le journaliste : Un homme politique capable commence par être maître chez lui, et je crois que c'est votre cas, M. Migros.

(Applaudissements.)

Gus : Ça, si je demandais des services pareils à Bernadette, je pourrais toujours courir. Elle répondrait au journaliste : Moi j'ai autre chose à faire que participer à votre émission idiote... Aussi n'ai-je pas droit à être un politique. Juste le droit d'être spectateur.

Le journaliste (à Migros) : Eh bien, faites-nous d'abord visiter votre maison, nous vous suivons.

M. Migros : Volontiers... Par ici...

(La caméra suit M. Migros et le journaliste.)

Le journaliste : Je préviens tout de suite les téléspectateurs que c'est une maison très ordinaire.

M. Migros : Nous sommes comme tout le monde.

Le journaliste : Voici la cuisine, n'est-ce pas ?

M. Migros : Vous ne vous trompez pas, c'est bien une cuisine... On reconnaît le réfrigérateur, la cuisinière...

Le journaliste : Au gaz ?

(Regard inquiet de M. Migros.

Sa femme entre dans le champ de la caméra et lui souffle quelque chose à l'oreille.)

M. Migros : Non... A l'électricité.

Le journaliste (sévèrement) : Vous ne saviez pas M. Migros et ce n'est pas bien.

(Murmures de reproche préenregistrés.

Regard désolé de M. Migros.)

Gus : C'est bizarre une erreur pareille.

(Regard haineux de M. Migros dans sa direction.)

Le journaliste : Enfin, continuons.

M. Migros : Voici la salle de séjour. Le divan a été acheté au grand magasin Salon 3000, pour la somme de 6500 F, les fauteuils au même endroit mais pas de la même couleur parce qu'il n'y en avait plus; ils ont coûté 2750 F l'unité, comme il y en a quatre, le tout est revenu à 2750 x 4 = 11 000 F. Ils sont couverts de reps vert. La table est en aggloméré plaqué acajou, vous pouvez regarder en-dessous, ce n'est pas du bois massif.

(Le journaliste soulève la table d'un côté.)

Le journaliste : En effet.

(Applaudissements enregistrés.)

M. Migros (plus fort, gagnant en assurance) : Le buffet en mélaminé blanc a été une affaire, il était en solde, ma femme l'avait repéré; dès mon retour du travail, elle m'a traîné au magasin et vraiment je ne l'ai jamais regretté... (Enlaçant sa femme qui l'enlace :) C'est un de nos bons souvenirs. Coût : 1670 F.

(Applaudissements enregistrés.)

Le journaliste : Ah, j'entends dans mon oreillette qu'un téléspectateur voudrait savoir le nom du magasin.

(Regard inquiet de M. Migros.

La main de sa femme se crispe sur son bras.

Léger silence.)

M. Migros (d'une voix blanche) : C'était au magasin Magstool... il y a sept ans.

(Applaudissements modérés.

M. Migros respire.)

Le journaliste : Continuons.

M. Migros : Ici, les toilettes.

Le journaliste : Voyons.

(Il ouvre la porte et examine :)

Elles sont propres !

(Applaudissements fortissimo.)

Les toilettes en disent long sur les gens.

M. Migros : La salle de bains est à l'étage.

Le journaliste : Une seule salle de bains ?

M. Migros : Oh oui, nous ne faisons pas partie de ces hommes politiques de luxe à plusieurs salles de bains. Nous, nous sommes comme tout le monde.

(Applaudissements.)

Gus : J'aurais mes chances si Bernadette y mettait de la bonne volonté.

Le journaliste : Alors, à l'étage !

(Tout le groupe monte. La caméra les suit.)

Pendant que nous montons, voyons les indices de satisfaction.

(Des colonnes apparaissent sur l'écran, de couleurs diverses.)

Trois indices, je vous le rappelle : sympathie, confiance, soumission à la volonté populaire. Eh bien, j'entends que les colonnes vertes de satisfaction sont toutes plus hautes que les colonnes rouges.

(Applaudissements.

Gros plan sur le sourire ravi de M. Migros.)

Sympathie : 53 %, confiance 42, soumission : 73. C'est bien parti, je crois, M. Migros. Mais nous sommes à l'étage, je vous donne la parole.

M. Migros : Deux chambres, mon bureau et la salle de bains.

Le journaliste : Et le grenier ?

M. Migros : Petit, petit, tout petit, pas pratique; on y accède par l'échelle au bout du couloir.

Le journaliste (ton satisfait) : En effet, pas pratique, j'ai mieux que ça, moi.

Gus : Moi aussi.

Mme Migros : Nous ne sommes pas des privilégiés.

M. Migros : Nous sommes comme tout le monde.

La fille et le fiancé : Notre rôle est de servir.

Le journaliste : Voyons la salle de bains.

(Il ouvre la porte.)

M. Migros : Ah, pas de marbre, ici. Pas de marbre chez nous.

Mme Migros : Mon mari gagne bien sa vie, sans plus.

M. Migros : Baignoire en inox, évier pareil...

Le journaliste : Meubles en mélaminé blanc. Vous aimez beaucoup le mélaminé blanc ?

M. Migros : L'usine est tout près d'ici.

Mme Migros (gaffant) : Le directeur est un ami.

M. Migros (sauvant la situation) : ...du confort et des ménages.

Le journaliste : Continuons... Des secondes toilettes, M. Migros ?

M. Migros (s'excusant) : Une folie. Mais qui n'en commet pas ?

Le journaliste (ouvrant) : Très propres.

(Applaudissements.)

Et maintenant, la chambre des parents.

(Il ouvre.)

Qui nous la présente ? Ce sont souvent les femmes, je dois dire...

Mme Migros : Je ne demande pas mieux.

M. Migros : Ma femme connaît les détails mieux que moi.

Le journaliste (taquin) : Prenez garde, M. Migros, elle pourrait bien un jour se présenter à une élection contre vous.

(Rires flagorneurs de tous.)

Mme Migros : Le lit, d'abord.

Le journaliste (gaillard) : Eh oui... Mme Migros est une femme réaliste.

(Rires enregistrés.)

Mme Migros : Il est à deux places, bien sûr.

Le journaliste : Oui, les lits jumeaux, ce n'est pas votre genre.

Mme Migros : Oh non.

(Rires enregistrés.)

Le journaliste : Confortable, je suis sûr ? (Il tape de la main sur le lit.)

Mme Migros : Matelas à ressorts ensachés un à un, à la fois liés et indépendants, modèle ferme, sans plus. Assez cher : 7400 F.

Le journaliste : Faut ce qu'il faut.

(Approbations enregistrées.)

Mme Migros : Les tables de chevet ont coûté 259 F pièce; les lampes, presque assorties au dessus-de-lit et aux rideaux, 158 F.

Le journaliste : Rien n'est cher mais tout est de bon goût. Et l'armoire ?

Mme Migros : Plaquée noyer. Mais c'est de l'aggloméré. 5400 F... Pour terminer, les deux tapis, ordinaires, des soldes à l'hypermarché : 330 F chacun.

Le journaliste : Oui... ils sont rigoureusement semblables... et pas très beaux.

Mme Migros (comme s'excusant) : C'est pour marcher.

Le journaliste : Vous avez raison... Et c'est là que vous avez fait cette grande belle fille ?

Mme Migros (riant) : Eh oui...

Le journaliste : Nous allons maintenant voir sa chambre à elle, lieu, je vous le rappelle chers téléspectateurs, dans un instant de son dépucelage en direct, mais par son fiancé, la morale est sauve... Un peu émue, Mademoiselle ?

La fille : Euh... oui... un peu... Mais c'est pour la recherche... contre la codlypathie...

Le journaliste : Et le fiancé ?

Le fiancé : En forme.

(Rires enregistrés.)

Le journaliste : Pendant que nous nous rendons à la chambre de jeune fille, voyons les indices.

(Les colonnes s'affichent sur l'écran.)

Alors... Sympathie : 67 % !... Confiance : 48 %; là, vous ne décollez pas... Soumission à la volonté populaire : 84 % ! Formidable !

(Applaudissements enregistrés.

Gros plans sur les sourires heureux de toute la famille, en finissant pas la fille.)

Nous voici devant la chambre de la fille de M. Migros... Après vous, Mademoiselle... Présentez-la nous.

La fille : Eh bien... le lit.

(Rires enregistrés.

Elle rit aussi, gênée.)

Pas trop bon, je crois. (Elle rit.) Armoire comme dans la chambre de mes parents.

Le journaliste (perfide) : Oui, l'usine...

La fille : Le petit bureau où j'ai travaillé dur pendant mes études pendant tant d'années...

Le journaliste : Et le nounours, encore là, oh comme c'est mignon. Gros plan sur le nounours... (Après le gros plan :) Et vous ne connaissez pas les prix, bien entendu ?

La fille : Non, ce sont mes parents qui ont tout acheté.

Mme Migros : Mais je peux les dire.

Le journaliste : Ce ne sera pas nécessaire, Mme Migros... on vous fait confiance.

(Applaudissements enregistrés.)

M. Migros : Je les connais aussi !

Le journaliste : Encore une question, Mademoiselle. Il n'y a pas beaucoup de livres, ici ?

La fille : Oh non, je n'ai jamais aimé lire.

Les trois autres : Nous non plus.

Le journaliste : Allons, tout est parfait... Mais se demandent peut-être les téléspectateurs, où sont les télés ?

M. Migros : Dans les armoires, bien sûr.

(Il va vite ouvrir l'armoire pour la montrer.)

Le journaliste : Avec radio, lecteurs de disques, ordinateur... enfin tout le nécessaire... Parfait, vraiment parfait...

(Applaudissements enregistrés.)

Et maintenant, chers téléspectateurs, le grand moment, celui que vous attendez tous. Nous allons laisser la chambre aux amoureux, mais... (sourire complice) nous allons garder un oeil sur eux... un oeil de caméra... Montrez où sont placées les caméras automatiques.

(On voit en gros plan les six caméras.)

Je vous rappelle que les comptes de ceux qui continueront de regarder après mon "top" seront défalqués de 150 F et que si vous êtes satisfaits du spectacle vous êtes moralement tenus de faire un don. Le tout ira à la recherche contre la codlypathie... Attention... "Top"... (Aux parents :) Venez, retirons-nous... Laissons-les... se déshabiller.

(Ils sortent.)

(Plan moyen sur la fille en train d'enlever son chemisier.)

Bernadette (entrant; elle tire l'aspirateur) : Politique ou pas politique, moi je veux faire le ménage.

Gus : Pas maintenant ! Voyons, c'est l'un des sommets de la campagne.

Bernadette : M'en fous.

Gus : Mauvaise Française.

(Les caméras se complaisent en gros plan sur les lèvres de la jeune fille qu'elle entrouvre sur l'ordre de son fiancé, sur le soutien-gorge, sur la main du fiancé qui lui caresse les cheveux, sur ses mains à elle qui font glisser les bretelles du soutien-gorge, puis qui vont derrière le dos pour le détacher...)

Bernadette : Tiens, mais je connais cette tête-là...

Gus : La fille du candidat, ça m'étonnerait.

Bernadette : Mais si, attends.

Gus : Mon Dieu, quelle est belle !

Bernadette : Ah oui, quand je suis allée voir Isabelle à la clinique de chirurgie esthétique... La chambre à côté... Pour une retouche aux seins...

(Un grondement sourd de milliers de voix commence de se faire entendre dans le poste. Regard affolé de la fille.)

Le fiancé (inquiet) : N'aie pas peur... Tu vas être gentille, n'est-ce pas ?

La fille (dans un souffle) : Oui.

Le fiancé : Ça va les calmer... (La caressant :) Mets-toi nue.

(Elle commence d'obéir.)

Bernadette : Elle ne s'appelait pas Migros.

Gus : Sûrement par discrétion. Un faux nom pour se protéger des photographes.

Bernadette : Mais non. C'était une stripteaseuse de Hambourg, enfin... entre autres. Elle avait montré des photos à Isabelle !

(Le grondement devient épouvantable. C'est un ensemble de milliers de hurlements de déception, de colère et de haine.)

Gus (ébranlé) : Migros aurait fait appel à une professionnelle ?

Bernadette : Tu penses bien que des photos comme ça, on ne les avait pas faites pour cacher une identité.

(Le hurlement continue. La fille s'est arrêtée, affolée, elle ne sait plus quoi faire.)

Gus : Tu peux te tromper.

Bernadette : Appelle Isabelle... Tu sais comme elle est intéressée par certaines femmes.

(Brusque silence. Gus hésite. Des voix innombrables commencent de dire : "La preuve ! La preuve !" de plus en plus fort;

Gus décroche le téléphone, fait un numéro.

Silence total.

Apparaît dans l'écran du téléphone, le visage d'Isabelle, livide.)

Isabelle : Elle se nomme Ursula, Ursula Gianowitz. Elle a été ma maîtresse pendant six mois. Je ne savais pas qu'elle agirait contre le pays. Je ne pouvais pas deviner. Je m'excuse.

(Le hurlement jaillit, effrayant. Il ne s'arrêtera plus.

La fille ramasse ses vêtements et s'enfuit.)

Gus (hors de lui) : Alors toute la campagne était truquée ! On s'est foutu de nous !

Bernadette : C'est bien fait. Vous n'avez qu'à avoir un peu de bon sens !

Gus : Oh toi, toi !

Bernadette : Eh bien, quoi, moi ? Tu pourrais taper sur ta femme aussi, pour ta politique !

Gus (s'effondrant dans son fauteuil) : C'est l'un des plus grands scandales politiques jamais vus... Et à cause de ma femme.

Bernadette : A cause de ... (S'apprêtant à une scène :) Tiens... (Renonçant :) J'ai à passer l'aspirateur...

(Elle le met en marche.

Le hurlement continue.

Gus semble incapable de réagir.

Les caméras montrent la fille et son fiancé en fuite, la police qui arrive, la poursuite en voiture. Puis brusquement Migros.)

Le journaliste (hurlant) : Mais comment avez-vous pu faire une chose pareille, M. Migros !

Migros (le visage fou; apeuré et haineux; au public) : Vous croyez que j'allais vous livrer ma fille, ma fille ! Pauvres connards, dégénérés, c'est parce que vous le feriez, vous, que vous avez pu supposer une chose pareille. Moi, j'ai de l'honneur, jamais je ne ferais ça !

Le journaliste (hurlant) : Colonnes à zéro, toutes les colonnes à zéro ! Confiance, sympathie, soumission à la volonté populaire...

Migros (continuant) : Et vous croyez qu'il n'y a que moi qui vous trompe ? Mais non, tout le monde, tous les politiques...

Gus : Mais alors... il faut la complicité des journalistes ?

Migros (riant) : Bien sûr. Tous complices de ce côté-ci de l'écran.

Le journaliste : Je proteste. C'est pas vrai. Nous nierons tout. Les journalistes sont indépendants. L'indépendance du journaliste !

(Le hurlement de fond continue. Bernadette passe l'aspirateur.)

Migros : Et vous croyez peut-être que j'habite réellement ici ? Mais non, ce n'est qu'un décor !

Le journaliste : Je nie, je nie ! M. Migros, vous vous mettez au ban de la classe politique !

Migros : Je m'en fous ! J'y suis déjà de toute façon. Et par votre faute. C'est vous, vous qui avez suggéré cette scène idiote de dépucelage public, ce sont vos services qui ont trouvé la fille.

Le journaliste : Je nie, je nie ! Diffamation ! Procès en diffamation, Migros. On t'aura.

Migros : Si vous pensez échapper vous-même à la justice...

(L'écran se divise en deux. Pendant que Migros et le journaliste se disputent - mais on n'a plus le son -, dans l'autre fenêtre on voit l'arrestation de la fille et de son prétendu fiancé. On entend les sirènes et les bruits de la rue.)

Gus (gémissant) : Ooooh... Tout ce travail pour trouver le meilleur parmi les candidats... tout cet argent dépensé... tout ce temps devant la télé...

Bernadette (passant toujours l'aspirateur) : Mes meubles, Gus !

Gus (coupant brusquement le son, douloureusement) : La démocratie s'effondre... la crise politique va plonger le pays dans le chaos... Personne ne saura plus à qui faire confiance...

(On voit l'écran se diviser en quatre fenêtres : une pour la fuite de l'équipe des journalistes, une pour la fuite de Migros et sa femme, une pour les voitures de police qui amènent au commissariat la stripteaseuse et son "fiancé", une montre que partout le peuple indigné et menaçant descend dans les rues.)

Gus : Il faut que j'y aille. Il faut un défilé ! Il faut que l'on proteste !

Bernadette (qui arrête de passer l'aspirateur, railleuse) : Contre qui ? Contre vous-mêmes ?

Gus : Pas drôle... dans les circonstances dramatiques que nous vivons.

Bernadette (débranchant l'aspirateur) : Mes meubles, Gus !

Gus : Oui, eh bien avec la crise économique que tu viens de déclencher, je ne suis pas près de les récupérer... Donne-moi mon fusil.

Bernadette : Pour quoi faire ?

Gus : Pour aller venger le peuple !

Bernadette : De plus en plus fou.

Gus : Alors ?

Bernadette : Vendu.

Gus : Mon fusil ?

Bernadette : Et ta voiture.

Gus : Ma voiture ?

Bernadette : Dame, il me fallait bien de l'argent pour racheter mes meubles... Une bonne nouvelle, ils devraient arriver aujourd'hui...

Gus : Trahi... Par mon candidat aux élections et par ma propre femme... Mais tu ne m'empêcheras pas d'aller protester. J'y vais, à pied et à mains nues. On entendra ma voix !

(Il va pour sortir.)

Bernadette : Je m'en fous. De toute façon, moi, je sais pour qui je vais voter.

                                                                   Rideau.