La fermeture de la piscine

Tout est vrai....

ou presque.

 

Première partie :

L'ASCENSION.

 

Qu'est-ce que tu fais ? J'espère que tu es seule. Tu perds du temps à des niaiseries, bien sûr. Ne téléphone pas une fois de plus ! tu n'as rien à dire. Tu n'as jamais rien eu à dire, d'ailleurs. Ne te peigne pas; ça m'agace. Cesse d'avoir ce regard errant d'ennui, qui va attraper les mouches, qui va torturer les mouches, qui vole comme elles, immonde comme elles, ce regard qui s'est posé sur tout, les pires vulgarités, qui te font rire, les pires obscénités, qui te font juste prendre l'air indifférent, et qui t'ont donné ce vice que je lis dans ce pli au coin de ta bouche, ce pli qui apparaît parfois quand quelqu'un te plaît, quand quelqu'un t'amuse. Ne secoue pas la tête de cette façon-là; ça me plaît quand tu secoues la tête et que tes cheveux teints deviennent plus vivants que des cheveux au naturel; ne bouge pas, ne bouge plus... que je cesse de penser à toi. Je sens tes mouvements, tous tes gestes malgré les trois kilomètres qui t'éloignent. Je ne peux pas me couper de toi. Que je le voudrais pourtant, que je le voudrais. Reste sage dans la glace. Mets tes yeux dans tes yeux, que je sois tes yeux qui te regardent, que lentement tu t'hypnotises, que la force d'exister s'en aille de toi; reste figée toujours... Elle se lève ! Elle va sortir... Elle est sortie.

Alors que le monde s'anime, encore un jour.

Le conseil municipal nouveau siégeait pour la première fois. Beaucoup étaient tout étonnés d'être là, ils étaient encore sous le coup de leur élection, entre la joie du vainqueur et l'inquiétude de l'avenir. Est-ce qu'ils n'auraient pas mieux fait de rester tranquilles, chez eux ? Bibiche, Bobonne, Chatounette et les autres dignes épouses l'avaient bien dit !... Qu'est-ce qui allait leur arriver ? Où mène la folie des grandeurs... Vers quoi tu pousses ô frénétique désir du pouvoir... Quelques anciens avaient distribué le doux réconfort des bonnes paroles, mais ils étaient peu efficaces car peu nombreux : le fulgurant bond de la minorité, désormais majorité, en virant les caciques adverses de l'enceinte municipale, n'avait été obtenu qu'au prix d'une mue douloureuse, laissant sur le chemin d'éminents membres vieillissants. Le maire qu'on allait élire, pure formalité, avait vu une fois une réunion municipale à la télé. Parmi toutes nos têtes, on remarquait deux femmes : l'une, l'increvable communiste, toujours réélue et on se demandait toujours par qui; l'autre, apeurée, dans un coin, avait donc eu le droit d'entrer, mais à quel groupe pouvait-elle bien appartenir ? personne ne semblait au courant. Enfin le futur maire était allé lui serrer la main et l'assurer de sa paternelle protection. Il avait également son Noir et son Arabe, trouvés avec peine d'ailleurs, et comme ceux-ci pas tranquilles et soupçonnant les collègues de vouloir leur faire leur affaire le suivaient partout, il avança désormais avec une triple escorte. Ainsi, aux yeux de tous, il apparaissait comme le promis naturel aux hautes fonctions de maire.

Au centre de cette élection, il y l'eau. L'eau qui clapote en tendresse et qui brille gaiement sous la lumière des spots. La piscine ne voit pourtant pas foule mais elle recueille plus d'intentions de visite que tout autre lieu, même les supermarchés où chacun va chaque semaine. Les peintures disparaissent par plaques, les vestiaires sont sales de graffiti pornographiques, les cintres sont en majorité déglingués, et le grand bassin fuit. Ce n'est pas prouvé. C'est l'ancienne équipe municipale qui l'a déduit à partir de remarques diverses et des factures d'eau. Et de calculer les prix astronomiques de remise en état. Et de rêver à d'autres emplois de cet argent, après avoir constaté qu'elle ne l'avait pas. Et finalement elle l'avait utilisé; le rêve l'avait emporté, ce qui, bien sûr, en soi est très beau, mais économiquement s'avérait catastrophique. Les enfants de la cité des Mouches, qui étaient à peu près les seuls à aller à la piscine en dehors de l'école (nombreuses dispenses), voyaient maintenant entre leurs blocs des petits jeux rigolos : un champignon avec deux toboggans intérieurs, un faux rocher spécial pour apprendre les bases de l'escalade sans danger, trois bacs de sable avec murets à mosaïques multicolores, uns construction de barres innombrables sur quatre mètres de haut, un échiquier géant... Le grand bassin fuyait toujours. S'il fuyait vraiment. On ne pouvait pas payer la réparation avec de l'argent déjà employé, il aurait fallu pour cela engager des experts financiers, gens dangereux pour les ignorants des finances. Le plus simple c'était de fermer la piscine. On économisait sur l'eau, le chauffage, le personnel, l'entretien (d'ailleurs jamais fait), et on récupérait des sous pour payer le champignon à toboggans et ses compagnons. Quelle ingéniosité !

L'opposition y fut opposée. Elle était pleine de sales ambitieux qui dénigraient tout, ils ne comprenaient pas le social, ils allaient jusqu'à hausser les épaules devant le champignon, coûteux certes mais que plusieurs petits utilisaient joyeusement, cet hymne à la nature dans un monde de béton, entièrement en plastique ultra-résistant aux intempéries et garanti pour ainsi dire ad aeternam : des générations s'amuseraient dedans ! Les onze mille habitants pouvaient être fiers d'être les seuls de la vallée, et même du département, peut-être de la région, à avoir un tel bijou social que couvaient maternellement les cimes enneigées des montagnes environnantes. Donc, l'opposition faisait du maintien de la piscine son cheval de bataille arguant des tas de pseudo-idées basées sur des contre-vérités. Fuit - ne fuit pas ? Des débats passionnés eurent lieu. On ne convoqua pas de spécialiste : les uns et les autres ayant peur qu'il leur donne tort, on s'entendit tacitement sur ce point. La campagne fut si animée que même certains apolitiques en entendirent parler. Les abstentionnistes de haute tradition se plaignirent que l'on ne puisse plus avoir la paix dans cette foutue république et se créa l'embryon du parti de ceux qui n'aiment pas qu'on leur casse les pieds. Quelle belle campagne ! Quelle furie française ! Les pires traditions de l'engueulade furent retrouvées. L'équipe conquérante fit un effort financier sans précédent, son chef de file fit coller sa gueule partout, y compris et surtout où c'est interdit; on eut beau lui mettre des moustaches, des yeux au beurre noir, arracher des affiches... elles repoussaient. Le maire en place eut une colère noire, il racla les fonds de tiroir de la mairie, n'y trouva pas grand chose, mais l'utilisa pour se faire tirer des affiches plus grandes, plus colorées, mais moins nombreuses à cause du prix. Trop tard ! Les méthodes nouvelles l'emportaient, la publicité appliquée à la politique permit le changement de majorité; le bon public vota massivement pour les affiches en couleurs et en grand nombre. Le champignon entrait au purgatoire. La piscine, sûrement néo-fasciste, triomphait. Sur 3541 électeurs inscrits, près de 2000 se rendirent aux urnes, et sur 1703 suffrages exprimés, 1052 décidèrent pour les autres.

Le futur nouveau maire comptait beaucoup sur son élection pour arranger les affaires de la succursale d'assurances qu'il dirige. Elles sont souffreteuses. Pâlotes ! Ce qui est profondément injuste étant donné le mal qu'il se donne. A la direction centrale, la vraie, on n'est pas content, non, on lui a donné une dernière chance, dernière. Ainsi le mérite dépend d'une élection... amertume. Oh !... Le bon truc pour les assurances, c'est d'inspirer assez confiance pour se permettre de ne pas être les moins chères; avec une politique de sécurité grâce à des gardes municipaux payés par la commune et des pompiers bénévoles au matériel plus efficace, on peut, sans se flatter, espérer, compter sur, quasiment, un accroissement des rentrées financières et une baisse des sorties.

Le futur second adjoint est la tête d'une société de vente et gérance siégeant tristement pour l'heure au rez-de-chaussée à demi-enterré d'un immeuble qui met six étages au-dessus de lui. On descend sept marches pour accéder au hall d'entrée, puis porte à droite. Les fenêtres des trois pièces, placées haut, permettent de voir les pieds des gens dans la rue. Il faut tout de même bien sortir de là; on ne va pas passer sa vie là. Son problème ressemblait assez à celui du directeur des assurances pour qu'un rapprochement s'opère, fondé sur le désir d'une prospérité longtemps attendue.

Le futur premier adjoint opérait en professeur d'histoire près la retraite au lycée. Ses connaissances ne dépassaient guère le manuel; aussi avait-il été ravi, quoique méfiant à juste titre, des théories nouvelles qui faisaient marée noire, selon lesquelles, ce qui comptait, ce n'était pas le savoir mais la manière d'enseigner. Elèves et professeurs y trouvèrent leur compte, mais pour les professeurs il fallait être du bon côté politique - ici, socialiste -, sinon... Il enseignait comme son collègue Arthur Pration, déclaré pédagogue moderne et promis à promotions, seulement il était classé "conservateur", étiquette alors infamante qui remplaçait justifications et raisonnements. Pour lui la voie était bouchée. Il ne lui restait qu'à lutter politiquement contre ceux qui, pour se servir eux-mêmes, avaient démoli sa fin de carrière, il lui restait à suivre quelqu'un capable de le servir. Une ambition vague, une vanité sans fondement l'avaient fait membre actif du Rotary voici bien des années; c'est là qu'il fréquenta le gratin des assurances et de l'immobilier et trouva enfin, après tant de déceptions, tant d'espérances vaines, tant d'efforts confus, le requin bienveillant dont il serait le parasite heureux. Travail et ténacité paient. Pour le meilleur et pour le pire.

On ressortait de la salle de délibération. On allait faire la photo de famille, les vaincus abandonnant le perron de la mairie aux épanouis. Le maire était élu. La ville est à nous. Lentement les secondaires s'écartent et s'avance Merlet, les traits graves, le front déjà chargé des lourds soucis de la communauté; il a pris place; les journaux locaux auront une photo noble et digne. Vous avez bien choisi vos élus. Ensuite on a des petits fours, des bons, et du champagne, pas fameux. Ah ! cette élection finalement on n'y avait cru qu'en surface, en soi-même on évitait le problème, on s'était menti les uns aux autres en discours optimistes et on avait eu raison de se mentir. Le destin les avait choisis. Ils sentaient bien, mais vaguement, qu'ils étaient faits pour, oui, commander, mais le scepticisme de leur entourage, des femmes surtout, qui éprouvent toujours du plaisir à décourager les mâles, à en faire des chiffes molles, oh pardon madame, pour se moquer, dominer ces eunuques, bref le scepticisme ambiant les rongeait, sournoisement. Mais on est là ! on est bien là ! A la tienne !

Les assurances, vitaminées, reprendraient le bel air bourgeois et prospère qui donne à leurs refus de remboursement l'étiquette d'honnêteté. Quant aux pontes de l'immobilier, ils sauraient où passer à la caisse désormais. Jusqu'à la culture qui avait le devoir de se réjouir : le passé était aux commandes du présent ! On retrouvait les racines, on les soignerait pour ménager certains électeurs atteints de la maniaquerie des vieux restes, on rafistolerait par-ci par-là les témoignages précieux d'époques pas meilleures.

Merlet prit la parole. Il exposa aux journalistes, en termes mesurés, qu'il ne serait pas responsable avant longtemps de ce qui arriverait car l'héritage du parti battu était lourd, très lourd. Les épaules soulagées pour lors de ses craintes, il se plut à se mesurer verbalement aux grandes difficultés que, devant ses colistiers admiratifs, il écrasa une à une. Il en vint enfin à sa réélection dans six ans et commença tambours battants sa campagne en louant son efficacité dans la conduite des affaires.

C'est pourtant vrai, disait l'opinion Publique, que rien n'allait bien chez nous. Des chômeurs, trop; toujours trop, mais, là, vraiment trop. Des agités la nuit venue, un peu casseurs, un peu voleurs, agressifs, à éviter absolument; on ne sortait plus guère. Un tiers des habitants jaunes ou bruns, qui s'étaient fait octroyer ou non notre nationalité selon leur intérêt immédiat; nantis d'une progéniture abondante, pas reconnaissante pour un sou, ni pour cent mille, revendicatrice, insolente, hargneuse, et se plaignant en réponse aux plaintes du racisme des plaignants, tarte à la crème du parti battu.

"Regardez les Suisses !" Ce leitmotiv casse-oreilles hantait les cauchemars des dirigeants successifs, de tous ceux qui s'étaient octroyé la belle et noble appellation contrôlée de "classe politique". On s'affirmait ainsi comme poussé à de hautes fonctions par nature sinon exactement par naissance, et il était bien logique que les fistounets succédassent aux pères à la tête de leurs "fiefs" (mot employé alors par tous les journalistes). On se sentait fondateur de dynastie. Mais les Suisses voisins gâchaient la belle idée d'eux-mêmes de nos responsables. Passée la frontière, tout allait mieux. Economie florissante, monnaie dopée, scandales politico-financiers rares - Etaient-ils malins ces Suisses ! Comment faisaient-ils ? -, jamais d'affaires de moeurs - pour la gaudriole, ils venaient en France -, etc..., c'était un mauvais sujet de réflexion pour les masses laborieuses déjà trop enclines à la critique acerbe de leurs roitelets. La politique locale consistait souvent à se jeter du suisse à la tête. Et ces gens d'à-côté, on leur souriait des dents... Merlet promit des lendemains suisses à ceux qui avaient désormais la chance d'être ses administrés

Nous du gratin, entre nous, pensons. Construisons ! C'est en se retrouvant à un poste d'autorité que l'on com- prend à quel point on était fait pour ça et à quel point les autres, pauvres inférieurs envers lesquels il faut être fermes dans leur intérêt, ne l'étaient pas. Napoléon se découvre Napoléon.

Merlet, d'abord circonspect, prit vite de l'assurance. Il était vraiment fait pour commander ! (se disait-il). Seuls des jaloux médiocres s'entêtaient à se croire à sa hauteur et levaient leurs épaules sans écharpe tricolore quand il expliquait le sens et les modalités de l'action commune. Leur irrespect l'irritait. Mais il cherchait en vain dans le droit mal fait un nuage de texte lui permettant de les réduire à la raison.

Il y a "ceux qui comptent", et... Il n'est pas bon de se mêler. Le suffrage universel laisse trop croire à l'égalité. Il faut mépriser quand on ne peut se venger.

Merlet de par sa fonction et sa signature nécessaire commençait d'avoir des relations qui dépassaient son Rotary. Des gens, si l'on peut employer ce terme commun pour eux, qui l'avaient soutenu de loin, se laissaient approcher. On n'en était pas à la confiance, mais petit à petit on se reconnaissait comme de la même espèce.

C'est ainsi que Merlet fut invité au festival annuel du navet cinématographique sur l'Olympe alpin.

Il ne s'agissait pas d'un festival minable, local, où vulgus pecus se pavane en émettant de solennels avis, où vox populi se croit maîtresse, anoblie par des termes pompeux et des expressions techniques rares, non, on s'était payé un beau festival entre gens d'importance, un moment de détente dans la rude conduite des affaires, où Pierre rencontrait avec plaisir Pierre, son adversaire sur la place publique, où Paul n'avait pas le droit d'entrer. Le cadre merveilleux à pics blancs, le ski toutes pistes, quelques vedettes d'écran "invitées" cher assuraient l'affluence de journalistes prêts à faire la promotion de la station alpine sans autre cadeau que ces vacances. Le public venait s'amasser contre les barrières protectrices, envieux, et comprenait, enfin les plus doués, la petite différence entre eux et lui.

Merlet fut ébloui quand il serra la main de Claudia Carneshi qu'il avait vue déshabillée sur les écrans. Il fut à peine rouge et eut le sentiment qu'il avait un comportement remarquable puisque les autres semblaient ne pas le remarquer. Il était bien un des leurs. Dès lors il papota en se surveillant moins, sauf pour les navets, conscient que sa culture cinématographique ne lui permettait pas de les apprécier. Il croyait ce qu'on lui en disait. En particulier il abondait sans sourciller dans le sens d'un critique connu qui se fit aimable, supputant qu'un imbécile pareil pouvait, on ne sait jamais, se retrouver un jour à l'assemblée ou au sénat.

Un spectacle des plus intéressants fut une projection dans laquelle un financier impeccable faisait disparaître les obstacles humains au moyen d'un robot d'ailleurs névropathe le pauvre, fidèle et sympa, doté d'une arme inconnue qui tenait de la bombe à neutrons. Merlet faisait aisément la transposition dans le monde politique. Lui aussi, face aux cons qui s'ignorent, doit prendre les graves décisions pour les écarter; un autre, moins scrupuleux, moins démocrate, dirait : les éliminer. La vie de tous ne peut être améliorée que par le sacrifice des politiques ratés. Il y avait, au sein de l'action, une femme, bien sûr, une femme, heureusement, une belle femme, hurlante, piaillante, pleurant, aussi belle que Claudia, parfois aussi déshabillée, Claudia à trois sièges de lui, bien sage ici, mais sur l'écran géant, dominée, humiliée par le robot, mon robot, qui la plie, qui me l'amène, pour une scène palpitante, bandante, où elle implore, non sans espérer filer, la garce; on finissait par la tuer, dommage, un si beau nu si docile sous la caméra, on en trouverait une autre, car un tel film appelle une suite, des suites. En sortant, Merlet reconnaissait le surhomme en lui, il se découvrait au moyen du ciné, prenait conscience de sa force et des douloureuses nécessités du pouvoir. Il jeta un coup d'oeil vers les barrières où s'entassaient des êtres qui se croyaient peut-être comme lui et avec indulgence mentalement leur dit : "Je vous aime, ô vermisseaux, je lutterai pour vous, ma force maintiendra ce monde dans le sens du progrès." Emu il détourna la tête et vit Claudia qui avançait précautionneusement sur la neige; des applaudissements éclatèrent; elle se dirigea vers des demandeurs d'autographes.

Foin des assurances. Les tâches subalternes vous étouffent l'esprit et vous finissez par vous croire un médiocre alors que des circonstances favorables vous auraient permis d'étendre votre puissance conceptuelle à la dimension planétaire. Je hais les bureaux et les secrétaires. On n'est vraiment soi-même que sur l'Olympe face à Claudia Carneshi. Et pourtant je devrai bientôt redescendre chez les nains. Il était une fois, sur le pic des neiges bleues, pardon je ne vous avais pas vu, oui je vais au palmarès tout à l'heure... Notre dernière soirée... pour cette année.

On applaudit très fort, avec une fraternelle conviction. Grâce à nous un navet de plus obtient son passeport, passport, passaporto, pour les salles des classes laborieuses - jamais assez, la productivité traîne. Claudia avait une robe superbe de soirée de riviera, Merlet faillit applaudir la robe comme au théâtre municipal de la grande ville voisine on applaudissait les spectaculaires changements de costume. Main quasi contre main il en rougit le mal dégrossi, dans la pénombre salvatrice. La robe dégageait les épaules suaves, sans décolleté, mais avec ses vastes fleurs d'un rouge violent qui étreignaient le corps menu, elle dépassait l'érotisme des films TV tard que Merlet avait reluqués, sa femme au lit. Pour compenser, il applaudit très fort le lauréat, il estimait le choix très juste, parfaitement justifié, le sien en somme, oubliant qu'une indigestion l'avait tenu en sa chambre lors de la moitié de la projection.

Il fallut partir. Laisser les cimes.

Il retrouva sa femme. "Et alors ?" lui dit la rombière. Elle n'était plus même de seconde jeunesse, son parler n'était pas suave, ses robes ne valaient que leur bas prix et elle les jugeait adorables. Derrière elle se poussaient ses trois filles, ni beautés ni lumières, justes synthèses du patrimoine parental. Elles multiplièrent questions et sous-questions. Encore heureux qu'il ne les ait pas emmenées, il aurait été ridicule, comment se montrer à la face de Claudia Carneshi suivi de cette ménagerie ? Pourtant, il les avait aimées ? Oui ? Non ? Elles le trouvèrent bougon, elles ne comprenaient pas pourquoi. "C'est la fatigue", dit-il. Et toutes furent pleines de compassion. Evidemment avec toutes ces rencontres d'étrangers influents, pauvre papa. La rombière voulut le suivre dans sa retraite en chambre, mais il parvint à y faire obstacle par ces mots : "Occupe-toi donc des bagages !" Quelle petite chambre. Le lit et l'armoire à eux deux occupaient presque toute la place, on pouvait à peine se tourner; lui qui avait connu les grands espaces, comment pourrait-il supporter à nouveau la vie étouffée, la vie gênée aux entournures ? Alors, par besoin de respirer, secoué d'une inspiration, il ouvrit brusquement la porte et cria : "On va faire construire une maison !" Il y eut des "oh" de surprise et de joie et la rombière murmura pour elle-même : "Quand même. Il y aura mis le temps." La porte refermée, il se dit que, avec la hausse des impôts nécessaire pour payer les erreurs de son prédécesseur à la mairie, il vaudrait mieux trouver un terrain dans une des petites communes avoisinantes. Après tout il avait déjà son affaire ici, cela suffirait à justifier sa place à la mairie. Et il commença de rêver à ce qu'il appelait "la maison de Claudia".

Dès le lendemain les plans se dressaient dans sa tête et il réunit les siens en assemblée consultative. Ces quatre sous-produits de la nature ne firent que des remarques consternantes. Tout ce qui aurait plu à Claudia, elles l'assassinaient. Triste. La femme, soit. On s'était élevé ensemble dans la société, partis du néant. Mais les filles. Voilà une éducation ratée. Elles devenaient comme eux et c'était horrible. Il fallait... il fallait... la faute en était à l'enseignement public et à son melting-pot, qui tirait tout vers le bas, à la disparition des idéaux de promotion par l'éducation, à l'école socialiste changée en garderie, pour des raisons électoralistes, à l'idéologie égalitariste prise pour de la pédagogie. Il expliqua à sa femme et à ses filles que, pour se garer des méchants, il lui était nécessaire que ses filles allassent en une institution privée où on leur apprendrait autre chose que le rock, le bavardage en cours avec bonnes notes ne correspondant à rien, l'insolence, la vulgarité - elles ne pouvaient dire deux phrases sans deux gros mots -, la paresse... Son auditoire comprenait mal comment on était passé de la maison à l'enseignement privé, mais au moins il y avait du changement, donc la vie devenait excitante; pourquoi pas ? Seule la cadette avait peur de perdre sa meilleure camarade : eh bien elles se verraient les week-ends. On parvint donc à un accord familial et, triomphant chez lui, papa retourna à sa mairie.

Juste à côté de la mairie, avant une ruelle où s'accumulent des poubelles, se trouve un café, assez vaste et pas trop vieillot, siège d'Ivan le terrible. Merlet ne l'aime pas. Cet homme à barbe, bouc et moustaches, carré, massif, à la voix puissante, fort en gueule, c'est l'extrême-droite. Il appelle Merlet "poussinet", ce qui est irrévérencieux, surtout depuis la poignée de main à l'art sur les cimes alpines; il fait tranquillement, régulièrement et publiquement le compte de ses gaffes depuis la maternelle. La liste est longue. Sans lui Merlet oublierait, aurait oublié. Mais le ver est dans la ville.

Pour la première fois Ivan a eu assez de voix aux élections pour que l'un des siens soit élu. Lui-même ne se présentait pas car une image de battu n'est jamais bonne pour une entreprise de menuiserie; celle qu'il possède et dirige a beau être la seule du pays, le client moderne est vicieux et s'effraie de moins en moins des distances; prudence ! On a fêté l'élu, le vieux rat musclé Charson, qui bava à peine en liquidant son verre. Lui, élu ! il montait à la lumière ! Et depuis il ne reconnaissait rien, se perdait dans ses idées, s'embrouillait, ébloui de lui-même et de sa destinée tardivement bienveillante. Ivan s'amusait déjà en pensant aux délicieuses et inattendues interventions qui seraient celles de leur représentant à un conseil municipal ébahi qu'il accuserait le lendemain, ici-même, d'avoir essayé de démolir la contestation par des sarcasmes éculés et des propos quasiment socialistes. Les discours étaient prêts, on s'arrangerait toujours avec les faits.

Ce jour-là Ivan le terrible fit son cinéma. Tout avait été médité. Ses ouvriers avaient reçu leur plan de travail; camion et camionnettes avaient fait le plein la veille; des huissiers prirent place avec leurs chronomètres.

Les points délicats pour la circulation se situaient au pont, à cause d'un croisement, pour entrer dans le bourg et au rond-point à l'angle de la place de la mairie pour en sortir. Deux bouchons tenaces, dignes de Grenoble et même de Paris, explicables par le fait qu'il n'y a qu'un pont et que beaucoup de gens travaillant loin de chez eux et ne voulant pas payer une carte d'autoroute, doivent y passer. On avait tellement l'habitude de s'en plaindre qu'on finissait par les considérer comme normaux et éternels. Et puis ils donnaient un sentiment d'importance; n'étaient-ils pas les seuls de la vallée ? Des voyageurs venus d'un lointain coin perdu d'Europe pour skier alpinement, retenaient le nom d'ici pour y avoir été si longtemps retenu. La célébrité est-elle autre chose que l'art de s'imposer ?

Seul un esprit terroriste comme celui d'Ivan pouvait avoir l'audace de contester une longue tradition routière. Les écologistes eux-mêmes s'étaient contentés de protestations contre les gaz d'échappement des voitures sans attaquer l'organisation du trafic. Lui, mit un pied dans le plat, pataugea bien, y mit le second, se délecta de patauger, puis y mit les deux mains et envoya à la tête des passants tout ce qu'il y trouva.

Ce jour-là - et les véhicules d'Ivan n'y furent pas étrangers - les difficultés de circulation furent particulièrement horripilantes, et même insupportables. Des gens très bien se comportèrent très mal. Ceux qui rentraient déjeuner chez eux, échouant dans leur audacieuse tentative, se trouvèrent encore à l'aller à l'heure du retour; n'écoutant que leur égoïsme, ils dirent des dires désagréables sur Merlet; en plus ils s'obstinèrent à vouloir tourner parce qu'ils avaient besoin de travailler pour gagner leur vie. Le chaos atteignit son comble, les ulcères à l'estomac en profitèrent pleinement; on se sépara enfin, un peu tard mais heureux.

N'accablez pas Ivan, ce serait injuste. Il avait seulement grossi, pour que ses concitoyens se rebellent quand même, ce qui n'allait pas, ce qu'il était indigne d'accepter. Quand une population devient excessivement passive, honneur à ceux qui réussissent à la réveiller. D'ailleurs personne ne lui reprocha rien. Quand on connut les temps de ses huissiers, un vent désagréable vint déchapeauter Merlet.

Lequel réunit son état-major.

Lequel se plaignit de l'injustice publique.

Lequel demanda ce qu'on pouvait faire.

Dès le lendemain, un tract municipal était dans toutes les boîtes aux lettres accusant l'héritage de son prédécesseur et recommandant l'usage de la bicyclette. Il fut médiocrement goûté.

Mais les recherches continuaient !

A cette époque, si je me souviens bien, débarqua la poupée viennoise. On la baptisa ainsi non à cause de son origine (car native d'un département peu éloigné), ni même de ses tresses blondes délicieusement désuètes, mais par référence au nouveau nom sur la boulangerie qu'elle rachetait, "Au pain viennois", nom restrictif mais qui dans son esprit ajoutait à tout pain le rêve de l'exotisme. Quelqu'un devait bien faire ce pain, peut-être même était-elle mariée avec, en ce cas ce mari ne gênait pas pour rêver à la Viennoise mais, là sûr, c'était une femme sans intentions, qui prenait juste un plaisir de curiosité à regarder la parade des mâles. Elle secouait ses nattes soigneuses de petite femelle chatte dans un perpétuel "çà alors" qui pendant dix ans encore la rendrait à croquer avant de n'être plus qu'une sale manie. Tout de suite, la clientèle afflua. Avec son mètre cinquante, et jamais en blouse mais pimpante, dorée comme son pain - mieux que son pain, hélas -, elle avait le geste à peine imprécis qui fait paraître au client moins professionnelle que femme.

Merlet apporta pour la première fois le pain à la maison. Il pensait qu'un homme moderne ne laisse pas toutes les corvées ménagères à son épouse. Celle-ci le regarda en plissant les yeux, puis ricana en haussant les épaules. Rendez donc service.

Les égarements d'un coeur sensible ont la douceur des suffocantes nuits d'été dans l'attente d'un souffle de vent pur, le rêve enrobe l'espoir, les fantômes pâles s'enhardissent jusqu'au toucher. L'âme de Merlet en vue des cinquante ans eut des vols inoubliables, elle se paya une crise d'adolescence associée à son goût nouveau pour les films pornographiques. La Viennoise passa - cinématographiquement parlant - de drôles de moments de salopes aventures. Et le lendemain elle vous donnait le pain comme si de rien n'était !

Il y eut une réunion régionale de formation pour les cadres de son parti. On y était entre semblables et on rêvait que l'on était d'une classe à part, la classe politique - le mot "caste", plus juste, faisait peur -, une nouvelle noblesse basée sur les capacités qui pour n'être jamais prouvées ne leur en semblaient pas moins évidentes. Le baratin prétendument formateur ne servait jamais à grand chose et Merlet ne comprenait pas tout, non, l'essentiel dans ces réunions était le bouche à oreille, les tuyaux nés des expériences, en général malheureuses mais riches en enseignements, et du hasard qui votait à l'évidence pour un des partis adverses. Merlet mendiait un conseil de groupe en groupe, il racontait comme l'extrême-droite avait été méchante à son égard; sa vanité s'entremêlait de désespoir : si grande est la jalousie envers les décideurs que les êtres ordinaires peuvent vous reprocher vos gaffes jusqu'à leur dernier jour. Enfin, pour s'en débarrasser, le collègue maire d'une ville en pleine maladie de croissance éloignée d'une vingtaine de kilomètres de la nôtre, lâcha les mots : "une rocade".

Tout de suite les sons plurent à Merlet, leur sens lui échappaient en partie seulement mais il se voyait les lançant en plein conseil municipal à plus ignorants que lui, et tous seraient contraints de l'écouter, même la communiste qui d'habitude quand il parlait et malgré les rappels à l'ordre affectait de lire son journal, "L'Huma" bien sûr, insensible aux menaces d'exclusion qu'elle travestissait sur-le-champ en agressions contre le peuple qu'elle estimait être seule à représenter.

"Et, ça coûte cher ? demanda-t-il. C'est que nous n'avons qu'un budget ridicule.

- Oui, mais il y a les aides à tous les étages. Tu ouvres un grand chantier, on ne te les refusera pas."

Des centaines de millions ! Il allait gérer en chef des centaines de millions ! Une ivresse et un éblouissement lui ôtèrent un instant sa vue nette et lucide des facteurs antagonistes de la fratricide lutte économique. La décision était prise. Restaient des formalités comme l'accord des autres. Sur le chantier il ne faudrait pas oublier de mettre son casque.

Une ville ne saurait fonctionner sans associations. Du moins, bien fonctionner. Il faut, comprenez-vous, que les courants d'idées, tel le sang dans le corps, aient un mouvement, véhiculent ainsi la bonne parole nouvelle aux esprits lents. L'épouse du premier adjoint du maire, qui avait pris le parti de s'appeler maire-adjoint, était la fondatrice et la présidente du Club du tricot. Il comptait plus d'une centaine de membres. Et alors que partout la femme moderne libérée avait posé ses aiguilles, ici des gamines même, pleines de curiosité, venaient s'initier à leur maniement mystérieux, ravies à l'idée d'épater grand-mère. Il n'y avait pas plus apolitique que l'association de la femme du maire-adjoint. On y parlait de choses et d'autres. On y parlait beaucoup. Et les femmes de retour à la maison, avaient à dire ces soirs-là. On s'amusait bien entre femmes, en plus c'était gratuit, même la laine, grâce à une subvention de la mairie, on papotait sans mâles, les éternels empêcheurs de papoter en rond, et on disséquait sadiquement de minuscules, voire invisibles affaires qui se gonflaient peu à peu au point de prendre de l'importance.

Tricotons un peu.

Que devient Sandra, la pulpeuse ? Acoquinée à un gauchiste en cuir noir sur moto à bruit elle pleure aujourd'hui le laxisme de parents qui ne se croyaient que libéraux. Les yeux effrontés avec lesquels elle vous regardait au début de ses amours aujourd'hui mortes, comme si elle avait inventé la fornication... Qu'est-ce qu'elle croyait ! On a forniqué avant elle et au train où elle va, on forniquera après. Tout de même comme la beauté fuit vite la jument d'un gauchiste à moto à grand bruit; on dit qu'au nom du socialisme, du collectivisme ou je ne sais quoi, il la prêtait à des amis. - Là, une maille de sautée par la femme du maire-adjoint, c'est toujours quand la discussion bifurque ainsi que... On s'occupe un peu de mailles... - Sandra est tombée sous la coupe des types qui faisaient la sortie du lycée, elle n'avait pas seize ans. C'était une époque où on commençait de parler sans trop de gêne de préservatifs, où les radios... encourageaient à la connaissance du sexe la plus précoce possible et où la première à perdre son pucelage mettait les autres en rage d'avoir été devancées. A ses propres yeux et à ceux des copines, on constate c'est tout, la petite pute était une héroïne; elle paie maintenant la sottise de ses parents qui ont cru être modernes et ont confondu l'éducation et le laisser-aller...

Ainsi tricotait-on et suivant les sujets les aiguilles vibraient ou dansaient ou s'essoufflaient. Ou la maille filait.

De son côté l'adjoint premier avait comment occuper ses soirées et même certains week-ends. Nous avons en effet un château. Une sorte de château. Avec une demi-tour, des fragments de remparts, un corps de logis étêté et le tout en cet abominable état de ruine qui donne aux promoteurs des fourmis dans la pelleteuse et aux amateurs d'histoire l'occase de leur vie. On s'unit pour la défense du patrimoine, il fallut cotiser aussi - la ruine coûte cher... pour une ruine -, et l'achat réalisé, la chasse aux subventions commença. L'adjoint premier n'était alors que professeur d'histoire, dans ces conditions n'étaient ses connaissances du Rotary il ne serait arrivé à rien, mais grâce à elles il rafla quelques centaines de milliers de francs qui rendirent admiratifs les ploucs férus. On se plongea donc dans les grimoires. On devait retrouver l'état originel et le détail des drames palatinaux.

Les crédits ont la particularité de fondre incroyablement vite, on faisait tout soi-même et ils avaient fondu pendant ce temps-là. Jamais on n'achèverait. L'assemblée générale envisagea la dissolution. Et puis vinrent les élections et la manne publique se déversa sur l'association "Ville et Histoire". Cette fois ou alors !... il fallait, c'était la chance inespérée, il fallait refaire le toit du corps principal. En jolies tuiles vernissées qui dessineraient comme à l'origine en trois couleurs l'écusson ducal devenu celui de la ville : noir, sang et or. O bonheur du poutre à poutre, du tuile à tuile, quand grandit l'oeuvre, quand le toit se couvre et que la grue tourne élevant sa charge de nos sous publics. Des ouvriers cassaient un peu. On se relayait pour les avoir à l'oeil. Et bientôt le palais sans porte et sans fenêtres eut son toit tandis que la demi-tour remontait et était devenue une trois-quarts. Quel beau spectacle !

Et pourtant il y avait des opposants. Des esprits négatifs. C'étaient les adeptes du champignon. Ils en voulaient un autre ! L'ancien conseil municipal se rendait parfois en masse devant son champignon à toboggans généralement délaissé, son faux rocher et ses trois bacs de sable; là une petite cérémonie discrète mais pleine de dignité émue avait lieu. Dire que des gens jetaient l'argent aux ruines au lieu de faire du social, oui, du social ! De s'occuper, comme eux l'avaient fait, du mal des banlieues. Quel gaspi droitier. La revanche viendrait. Les gens rejetteraient les dépenses somptuaires pour un passé irrémédiablement mort; que l'on s'occupe des vivants; que l'argent des vivants aille aux vivants et que l'on ferme la piscine et qu'il y ait des champignons partout pour les petits enfants. On chargera les instits de l'initiation aux champignons car si cette initiative municipale est méprisée c'est la faute du corps enseignant qui se préoccupe de niveaux selon une pédagogie arriérée. Les forces de progrès, après ces délicieux échanges verbaux repartaient gonflées au maximum pour la lutte journalière contre les tuiles vernissées et la demi-tour en pleine croissance.

Est-ce que l'adjoint premier, pensaient, eux, les membres auréolés du prestige historique de l'association, ne méritait pas de devenir tout simplement le Premier puisqu'il était la tête de la municipalité ? Merlet vagabondait en permanence, il se promenait le Merlet, une secrétaire de mairie racontait qu'elle ne l'avait encore jamais vu si ce n'est en photo et qu'elle ne serait pas sûre de le reconnaître dans la rue. Merlet se débarrassa d'ailleurs d'elle habilement peu après.

L'adjoint premier, en véritable intrigant, n'hésita pas à fonder une seconde association culturelle : "Les Amis de la musique classique", à laquelle il accorda la généreuse subvention qu'elle était en droit d'attendre d'une municipalité responsable. Merlet l'encouragea sournoisement dans cette initiative qu'il jugeait casse-cou, il n'avait jamais pu écouter un quatuor sans s'endormir et, adepte de la chansonnette anglo-américaine qu'il condamnait néanmoins dans ses discours, il supposait les autres comme lui. Il se trompait. L'association poussa jusqu'à deux cents cinquante membres en une fièvre qui atteignait même la poupée viennoise. Ivan eut beau ricaner, par diplomatie il adhéra. La gauche se pinça le nez, la musique classique par définition n'était pas la musique populaire; mais quelques traîtres manquèrent au refus sacré de la culture bourgeoise. La musique peut s'avérer une arme terrible contre la lutte des classes. Le premier concert, malgré son prix élevé, malgré les locaux inadaptés, malgré l'ignorance de la jeunesse dressée à la sous-musique, fut une réussite sans, bien sûr, atteindre les masses, mais à l'échelle attendue. On devait se limiter aux petites formations, à la musique de chambre, certes... et c'était déjà très satisfaisant. La formation "invitée" comme on avait écrit sur l'affiche avait tout le talent qui force l'admiration et son succès fut juste.

Dans son parti Merlet voyait le danger grandir.

La démocratie dans un parti consiste pour les dirigeants à éliminer ceux qui ont plus de qualités qu'eux et pourraient être ainsi scandaleusement amenés à prendre leurs places. Si le hasard des connaissances, des naissances, des fortunes, des intérêts a donné le pouvoir à des médiocres - et en général les autres commencent par des travaux absorbants qui ne leur laissent pas de temps -, alors l'instinct de conservation remplaçant l'intelligence, ils couleront plutôt par tous les moyens les esprits supérieurs que de considérer l'intérêt général.

Merlet se sentait devenir un vrai politique; plus il était imbu de lui-même et plus il remarquait que certains ricanaient quand il avait sorti une de ses pensées profondes; je vous le demande, était-ce acceptable ? Il fallait prendre des mesures.

Ce n'était pas l'adjoint premier qui lui inspirait le plus de crainte, celui-là n'aurait jamais l'appui populaire qui permet d'être tête de liste aux élections, il avait trop enseigné l'histoire au lycée; ceux dont il fallait se méfier étaient de nouveaux venus, qui croyaient, les naïfs, que l'on pouvait faire de la politique comme ça, de but en blanc, sans avoir traîné de palabre en meeting pendant vingt ans; sous prétexte qu'ils étaient brillants dans leurs branches, qu'ils avaient des idées, qu'ils savaient parler et avaient le contact facile avec les gens, ils se croyaient tout permis.

Ils allaient apprendre l'importance des relations.

Merlet se fit d'abord inviter à la télé locale, que chacun ait sa gueule en tête comme le dirigeant évident de son parti puisqu'il passe à la télé; ensuite il se fit consacrer des articles dans les deux journaux locaux à l'occasion d'inaugurations qui devaient tout à son prédécesseur à la mairie. Enfin il rencontra différents dirigeants d'entreprises, directeurs d'administrations, le sous-préfet, des maires voisins... à la suite de quoi des ennuis divers churent sur de téméraires anti-Merlet, d'autres se virent offrir au contraire des promotions lointaines impossibles à refuser, d'autres encore se trouvèrent simplement surchargés de travail, moyen le plus honnête de s'en débarrasser, et bien entendu on n'aurait pas compris qu'ils refusent un surcroît de travail bénéfique pour l'entreprise.

La nouvelle réunion du parti fut d'un calme reposant. On retrouvait les séances pépères d'autrefois. Quel soulagement. Les jeunes loups avaient raté leur tentative de déstabilisation interne, annonciatrice de prise de pouvoir; ils avaient appris à leurs dépens que Merlet était un merlet retors, qui avait su rendre des services et à qui on en devait, de qui, surtout, on attendait qu'il rende encore beaucoup de services parce qu'on était sûr de lui.

"Tiens, se dit-il, je suis donc si fort !" Et il envisagea l'avenir d'une pensée mégalomane.

En attendant d'être député il fallait remuer un peu, s'occuper des petites choses que l'on remarque. Surtout il fallait que l'on remarque qu'il s'occupait des petites choses. Alors, voyons ? Des poubelles... tiens, il y en a; le salaud de prédécesseur y avait pensé aussi. Les toilettes publiques... trop cher de les arranger... et pas porteur électoralement. Mais les arbres, les arbres ! En voilà qui poussent, tranquillement; sans se soucier du changement de maire ! Eh bien, on allait les tondre. Enfin, les tailler. Et leur bois irait alimenter la chaudière de Merlet pour l'hiver.

Curieuse idée qui aurait dû lui faire plutôt du tort car ces arbres étaient magnifiques et se passaient depuis leur plantation de l'intervention humaine; mais Merlet expliqua que c'était pour "faire propre" et que d'ailleurs - car il sentait d'obscures forces récalcitrantes -, ils étaient malades et qu'une bonne taille leur sauverait la vie. Du coup personne n'osa plus rien dire de peur de les voir couper. Les services municipaux reçurent les ordres, et sans réaction car ils n'avaient aucune formation en ce domaine, passèrent le haut des troncs à la tronçonneuse.

D'abord la saison n'était pas la bonne pour la taille, ensuite le spectacle lamentable de l'avenue unique avec ces moignons serra le coeur des plus indifférents. Merlet prit peur et fit donner le bois aux pauvres, créant une mesure sociale sans précédent. Enfin, pour ne pas reconnaître sa sottise, loin de se dédire, il déclara que désormais les arbres auraient annuellement ou tous les deux ans droit à cette toilette, mais à l'automne.

Parmi les gens en place depuis peu, il y a le socialiste directeur d'un lycée qui a poussé là pour de nébuleuses raison voici une dizaine d'années. On a un mal pour le remplir ! La zone de recrutement est notoirement insuffisante et, ma foi, si ailleurs on trie, ici on racole. Le socialiste directeur appelle cela : "faire du social". Combien de réfractaires aux maths, combien de réfractaires à l'anglais passent trois ans, et souvent quatre ou cinq, à se demander ce qu'ils font là ! Eh bien ils font du social sans le savoir. En plus ils en font les frais, ce qui n'est pas le cas du directeur politique de l'établissement. Celui-ci doit son poste attribué quelques mois après les élections présidentielles et législatives - pouvoir national à gauche, avant le coup de barre local à droite - au fait d'avoir été le copain de toute la scolarité d'un fils à papa socialiste qui est devenu ministre (de l'agriculture; qu'il défendit si bien dans les négociations européennes qu'elle perdit six mille emplois avant qu'on le change de portefeuille). Le curriculum vitae de l'actuel penseur local de la pédagogie est court : devenu professeur de sciences économiques en lycée, il n'eut de cesse de passer à la formation pour adultes, là où de pauvres hères sans métier n'oseraient pas l'embêter, puis, devenu proviseur, il prit brusquement conscience de ses immenses qualités de pédagogue. S'il avait échoué autrefois, ou plutôt n'avait pas réussi, c'est que l'administration conservatrice n'avait pas compris son originalité, mais ses idées étaient évidemment bonnes puisqu'il était devenu proviseur, il les ferait appliquer, d'une manière ou d'une autre, mais il les ferait appliquer. Au fait, quelles étaient ses idées ? En résumé, ce que l'on faisait jusqu'à lui n'était pas ce qu'il fallait faire puisque c'était traditionnel et par conséquent conservateur; or lui était un homme de progrès ! Il fallait donc faire le contraire des... (moue de dégoût) conservateurs. Ils étaient attachés à la division en classes à nombre d'élèves limité ? On démolirait cette division artificielle pour créer des groupes à géométrie variable. Ils étaient sûrs de l'importance du savoir ? Mais non ! Ils ne comprenaient rien ! C'était la manière d'enseigner qui comptait ! Ils considéraient comme nécessaire que chaque matière soit enseignée pour elle-même afin que l'effort de l'élève ne se disperse pas constamment ? Foin de tout cela ! L'interdisciplinarité était la panacée... Etc. Le proviçat résumait sa pensée en cette jolie formule digne de Knock : "Le lycée existe pour l'enseignement, pas pour le savoir."

Les notes administratives des récalcitrants firent des plongeons pour de très diverses raisons, telles que retards des professeurs arrivant toujours à l'heure (mais allez prouver que les retards imputés sont faux), manque d'autorité des professeurs dont les élèves étaient d'autant moins des images qu'ils étaient des recrues de dernière minute - donc très sociales - du proviçat, manque de rayonnement enfin - ce qui voulait dire qu'ils avaient des idées "conservatrices", et donc mauvaises, et donc dangereuses.

Un type que Proviçat classa d'emblée très négatif fut le prof de musique. Proviçat lui expliqua le plus tôt qu'il put ses hautes conceptions. Il ne fallait pas être "conservateur", il fallait être "novateur", il fallait enseigner aux jeunes ce qu'ils avaient envie d'entendre; or qu'aimaient entendre les jeunes ? Du jazz, du rock, de la pop, du reggae et musics idem. Voilà ! Monsieur Chapenard le regarda d'un air ironique : "Debussy, c'est bien aussi, pas vrai ?" Ce Chapenard n'avait rien compris. Ce Chapenard était plus qu'un conservateur, ce Chapenard - et le passé soixante-huitard de Proviçat lui remonta sinon aux lèvres du moins à la tête - était un "sale réac". Debussy, Proviçat se pinçait le nez, oui voilà je me pince le nez, comme avec l'autre, un certain prof de lettres, et sa culture françouaise, oui je me pince le nez, je suis pour la culture européenne, eu-ro-pé-enne ! et elle passe par le renoncement aux vieilleries qui font perdre du temps aux jeunes pour avoir un bon métier, enfin la destruction dans leurs têtes des vieilleries françouaises, le vrai obstacle, car les cultures étrangères, bon, elles cultivent leurs différences, il faut respecter les cultures étrangères, surtout les cultures des tribus amazoniennes, capitales pour l'humanité, les ethnologues et les cinéastes de documentaires.

Au prof de lettres, le pire du genre, Proviçat expliqua, avec de grands et méritoires efforts, qu'il n'y avait aucune raison de ne pas écrire comme on parle. L'orthographe elle-même n'était qu'une utopie "conservatrice". Lui-même en avait toujours eu une mauvaise, et alors ? est-ce qu'il n'avait pas réussi dans la vie ? est-ce qu'il n'était pas le directeur ? Laissez les élèves écrire comme ils veulent, ils retrouveront de l'intérêt dans l'écriture; soyez positif, laissez-les dire ce qu'ils veulent, toute idée est valable - à condition de ne pas être "conservatrice", bien sûr -; la libre expression doit être la règle; éduquer, c'est laisser dire...

Dès qu'il apprit ces intéressantes théories, Ivan le terrible se délecta, et par le biais de son élu au conseil municipal mit Merlet au pied du mur.

Merlet, apostrophé en pleine séance, sentit, le finaud, qu'il y avait un piège. En gros il voyait vaguement lequel, le nom de Debussy ne lui était certes pas inconnu autant que sa musique et il savait que même si on ne l'écoute pas on la défend. Eh quoi, il avait tout de même comme adjoint premier le président de l'association "Les amis de la musique classique" ! Mais si la droite se devait culturelle, il ne fallait pas en être réduit à écouter des quatuors. Et puis il fallait séduire les jeunes qui voteraient bientôt; leur expliquer de ne pas devenir anglo-amerloque quand on pense à la fascination pour l'Amerloquie à laquelle les dressent les médias, serait une erreur politique, autant rejoindre le parti à jamais minoritaire d'Ivan.

Après consultation de l'adjoint premier et l'adjoint second, Merlet prit la parole. L'heure était grave. Il allait faire des choix, prendre des positions auxquels il n'avait jamais pensé :

"Mesdames et messieurs, c'est l'éducation de nos jeunes et donc l'avenir de notre commune qui est en question. Il n'est malheureusement pas au pouvoir d'un maire de renvoyer un fonctionnaire d'état. Je ne saurais donc être tenu pour responsable des égarements de l'hémisphère cérébral droit du proviçat actuel. Par ailleurs il semble normal. Bien sûr nos jeunes doivent nous continuer, sinon pourquoi faire des enfants ? Pour qu'ils nous trahissent ? Pour qu'ils nous tirent dans le dos ? Nous ne sommes pas en une commune d'Amerloquie et nous défendrons contre l'envahisseur des médias la chair de notre chair, et donc les oreilles de nos oreilles. Ceci, sans excès. C'est par la parole et par l'exemple que l'on convainc, par une judicieuse utilisation des crédits municipaux également. Nous augmenterons les subventions des groupes culturels afin que chez nous la culture soit la vie."

L'effet fut convenable;

En apprenant cette sortie, le proviçat hurla que le merlet était un sale "conservateur", un bouché qui ne comprenait pas les "novateurs". Mais on ne l'arrêterait pas comme ça ! Ah, mais non ! Il ferait, lui, oui lui, triompher le progrès. Et il alla écouter pour se remettre un vieux disque vinyle d'Elvis Presley.

Le mot "national" avait alors mauvaise presse, il suffisait de l'employer pour être regardé comme quart de nazi par des gens dont l'intelligence s'élevait jusqu'aux réactions conditionnées par une propagande socialiste présentée comme La Vérité Evidente dans les écoles et par de nombreux médias. On aboutissait à de telles absurdités que le savoir d'un professeur lui bloquait irrémédiablement sa carrière, le fait de suivre les modes sans jugeote au contraire passait pour ouverture d'esprit et ouvrait toutes les portes, à toutes les fonctions. Ainsi de Mme Marieux. Elle avait été pour la méthode globale dans l'apprentissage de la lecture, pour les maths modernes, pour la grammaire structurale (simplement parce qu'on lui avait dit qu'elle n'était pas "traditionnelle"), pour ne plus faire apprendre les dates en Histoire, pour le passage automatique des élèves de classe en classe, pour le passage automatique en lycée, pour la suppression des mentions aux examens, puis pour la suppression des examens, pour... Cette institutrice était rapidement passée dans l'administration et, devenue directrice de collège, avait été gratifiée d'un CAPES de complaisance administrative, diplôme de niveau élevé en principe gagné par concours, un ministre ayant estimé que l'autorité de ses nouveaux directeurs serait nulle s'ils n'avaient pas au moins les mêmes diplômes que les professeurs des établissements concernés. Elle voyait une belle carrière devant elle et s'indignait intérieurement qu'on ne lui ait pas déjà donné l'agrégation. Il y avait de ces injustices ! Dès l'arrivée du proviçat, elle devina en lui le type à relations; elle colla à ses points de vue avec d'autant plus de jouissance qu'ils n'étaient pas, bien sûr, "traditionnels". Lors de leur première entrevue au sommet, entre gens importants de la pédagogie, elle lui expliqua ses conceptions en matière de discipline : "L'élève qui a tort a toujours raison." Proviçat fut séduit par cette pensée novatrice. Il réalisa soudain que les professeurs qui lui étaient hostiles et qui prétendaient avoir désormais des difficultés dans leurs classes à cause de ses théories idiotes mises en pratique, étaient tout simplement de mauvais profs... qui manquaient d'autorité... d'autorité réelle, celle qui n'a jamais mais alors jamais, besoin de punitions ! Proviçat rentré à son bureau pondit une feuille corrigée par la secrétaire où il était dit que désormais seule l'administration déciderait de punir ou non, les professeurs devaient demander... ils seraient bien reçus !... En peu de temps l'autodiscipline devint un affreux bordel qu'il contempla avec la satisfaction de l'apprenti-sorcier. Il déclara qu'il était bon que les jeunes fassent l'apprentissage de la liberté.

La poupée viennoise eut peut-être une aventure. En tout cas on en parla beaucoup. La puce piqua l'oreille à cause de son air épanoui, un air de plénitude qui agaça, intrigua et en somme mécontenta. Instinctivement, on chercha. Méthodiquement. Car tous se sentaient cocus de la boulangère. Merlet prenant son pain la regardait d'un air chagrin. Si les femmes avaient un vrai coeur, elle se serait repentie. Or la vérité la plus vraie oblige à révéler qu'elle avait plutôt l'air de se délecter des regards lourds de reproches qui se posaient sur elle et moins souvent sous les vêtements que d'habitude. Cette chatte après avoir joué les sphinx revenait à sa gouttière, le matou n'était pas loin, à rôdailler en sournois, attendant qu'on ne surveille pas. Les soupçons élurent un jeune charpentier depuis peu ici, sans doute parce qu'il était blond aussi. Ils formaient un couple très réussi et qui, à mon sens, n'a jamais existé, mais le sens artistique des mâles jaloux le créa, le fignola, si bien qu'il acquit un caractère d'évidence. Le type qui se permettait de manger du pain comme tout le monde, sentait autour de lui un climat d'animosité, avec des propos ambigus envoyés en l'air, quand sa main saisissait le pain qu'Elle tenait encore, et devait s'interroger, tourner des questions dans sa tête enviée, mais comprit-il ? Une fois Merlet emportant un pain mou le croisa, lui entrant; le regard à la fois digne, scrutateur, douloureux et chargé de reproches qu'il déversa sur lui aurait dû éveiller en cet homme un juste sentiment de culpabilité, du remords. En conçut-il ? Brusquement on vit dans l'aventure un côté positif : la poupée viennoise n'était donc pas inaccessible. On gambergea.

Pour se consoler, Merlet travaillait dur à la rocade. Il s'agissait de travaux qui imposeraient son nom pour longtemps car on ne pourrait pas la défaire. Après un montage financier laborieux où on rafla au conseil général, au conseil régional et enfin dans les caisses de l'état au nom du progrès qui a bon dos, on en était aux expropriations.

L'agence immobilière de l'adjoint n° 2, n'y voyez pas de cause à effet bien sûr, commençait de faire des affaires, et de sa cave celui-ci envisageait de s'offrir un rez-de-chaussée. Le système était simple : la rocade libérerait du trafic certaines rues dans lesquelles les prix pourraient monter, d'autre part les propriétés à demi expropriées seulement, qui ne gardaient guère que leurs maisons, perdaient de leur valeur bien au-delà des dédommagements officiels et les gens pensaient à partir car c'étaient en général des gens qui avaient les moyens d'acheter ailleurs; donc on leur rachetait la maison à bas prix et on la revendait à des pauvres trop heureux avec un bon bénéfice. Ça, ce sont des affaires !

Pour s'attirer des sympathies, Merlet prévit une piste cyclable - dans un seul sens - en un joli rose sur la route élargie, qui ne se raccordait à rien ni à un bout ni à l'autre, et des panneaux préfabriqués en béton de chaque côté, avec motif décoratif crépi, rose aussi, pour casser le bruit afin de protéger les habitants des maisons, qui vivraient ainsi en prison (il n'y avait pas pour eux de sorties de ce côté et leur béton à contempler était nu).

Les premiers travaux dérangeaient tout le monde : une vraie fête. Ivan s'amusait beaucoup; il avait presque trop beau jeu; pourtant il ne pensait pas gagner des voix, le fait d'avoir toujours raison lui attirait des rancunes de ceux qui avaient soutenu tel ou tel et, au mieux, aux prochaines élections, ils s'abstiendraient. Les gens n'aiment pas voter pour ceux qui leur sont réellement supérieurs. Avec Merlet ils étaient tranquilles; somme toute une majorité l'aimait bien. Enfin il se passait quelque chose dans notre petite ville; ça bouge ! C'était une époque qui avait la manie des travaux voyants, même inutiles, la manie des réformes, même lorsqu'elles aggravaient les problèmes auxquels elles étaient censées remédier, la manie du changement pour le changement, baptisé à tort et à travers "progrès", la manie du gadget dans tous les domaines, politique, éducatif, philatéliste, économique, social ô combien, et culturel bien sûr. Merlet avait tous les défauts qu'il fallait.

L'adjoint 2 profita de la conjoncture favorable pour se marier. La politique ayant (à ses yeux) rétablit la justice des affaires, il jugeait opportune la fécondation et la reproduction par un gagneur, un décideur qui menait en malin sa barque et finirait en yacht. La harpie qu'il introduisait chez lui était une brunette délurée qui semblait douce et savait l'être éventuellement mais était dotée d'un égoïsme féroce qui lui parut naturel. Dès le lendemain du mariage elle entrait à l'officine, constatait que les deux employées prétendaient n'obéir qu'à lui et qu'il faudrait s'en débarrasser, envisageait en femme d'affaires une augmentation raisonnable - pour elle - des loyers afin d'augmenter les profits; elle ne s'était pas mariée pour moisir dans une cave. Ce fut un beau mariage, tout le conseil municipal assista à la cérémonie, la mairie offrit le buffet, mais pas le voyage de noces; tout le monde, y compris les socialistes trouva cela normal, excepté la communiste naturellement, qui protesta comme d'habitude et que nul n'écouta.

Proviçat était très excité. Il était ce jour participant d'une fiesta capitale. On se réunissait entre copains bien pensants de gauche en une auberge par un sympathisant tenue et au gueuleton on recevait... le ministre de l'éducation en personne. Celui-ci faisait une tournée de pré-campagne, destinées à consolider son courant dans le parti, il errait donc de ville en ville suivi de dossiers épineux qui ne le rattrapaient jamais. Du reste il avait l'habitude de dire que les problèmes divers étaient automatiquement résolus quand les grandes orientations étaient bonnes, or les siennes étaient celles de tout le parti, donc les problèmes s'autorègleraient.

Proviçat demanda à Femme de proviçat sa toilette des sorties parisiennes. Il tenait à se montrer sous un aspect non provincial, un aspect national d'un homme destiné aux hautes fonctions. Il se reluqua et s'admira sans complexe ni retenue. Il était le plus beau des proviçats. Son costume à rayures était d'un tissu au-dessus des moyens des professeurs donc l'administration leur était supérieure. Il raisonnait comme ça. Les chaussettes étaient en harmonie avec la cravate. Des vêtements sur-mesure. Ça coûte mais c'est un placement, la fortune sourit aux bien fringués.

Il arriva mais trop tôt en voiture lavée. Il serra les pognes d'autres élites et but l'apéro en attendant le ministre.

On serait trente-deux, la fine fleur, véritables clones dont chacun se croyait original, tous claquemurés dans les mêmes principes, les mêmes slogans, les mêmes mots d'ordre, les mêmes ignorances, les mêmes vanités; comme on se sentait bien libéré des incroyants, des infidèles - la direction politique disait "des adversaires", et Proviçat pensait "des ennemis" -, entre semblables ! Un courant chaleureux s'intensifiait à chaque goutte d'alcool et on but d'autant plus que l'un des participants rappela avec à propos la volonté ministérielle d'un repas à l'eau dans le cadre d'une campagne nationale contre l'alcoolisme. Proviçat intervint avec suffisance pour faire remarquer que cela ne pouvait concerner que la droite, qui avait bien besoin de boire pour s'oublier, la pauvre. On trinqua à cette bonne remarque.

Quand arriva le ministre, l'atmosphère était on ne peut plus fraternelle. Jozin trouva cela naturel; sa suffisance confinait à l'aveuglement.

Il fut présenté à chacun et d'un coup d'oeil voyait s'il pouvait lui être utile, jamais il n'avait raisonné autrement, ce qui ne l'empêcha pas de commencer son discours par : "Nous sommes une grande famille..." Et après tout, les autres aussi avaient été payés pour le croire. Quand l'un était récalcitrant, il suffisait de lui rappeler discrètement que sa carrière n'était pas due aux capacités pour conjurer la révolte. On était lié par le vol commis sur d'autres plus capables et dont la vie s'écoulerait misérable et sans espoir parce que sans relations, les inspecteurs de l'éducation étaient choisis soigneusement pour ce trucage ingénieux. Comme parfois il y avait sur ce point - on ne sait pourquoi - un léger malaise, Jozin sortit sa nouveauté : "Les notes des fonctionnaires doivent être moins dues à l'ancienneté et plus au mérite..." Il y eut un frissonnement d'angoisse de tous ces gras. "...Or qu'est-ce que le mérite ? Le mérite, c'est ne pas être "conservateur" mais être "novateur", le mérite c'est la conformité à notre politique !" Les applaudissements éclatèrent enthousiastes. Proviçat jubilait. Il avait compris. On ne pourrait plus dire qu'il mettait les notes administratives à la tête du client, elles seraient au mérite à la Jozin. Il était donc un honnête homme ! Cela valait bien des applaudissements nourris.

Jozin poursuivit : "En particulier, il s'agit de mettre au pas les acharnés de la culture françouaise, ceux qui enseignent la culture bourgeoise, qui créent des différences entre les élèves qui doivent être tous semblables. Est-il admissible que Pierre connaisse Pascal alors qu'Ahmed ne veut pas le comprendre ? Ces gens sont des bourgeois et des racistes. Il faut intégrer les immigrés et pour jouer ce rôle l'école ne doit pas enseigner des textes trop compliqués et en outre plus ou moins catholiques. Au XXe siècle on n'en a pas encore fini avec les églises ! Il serait temps. Moi je préfère une mosquée à une église; dans ma commune, j'ai donné des fonds pour la mosquée contre les conservateurs juste bons à ramener qu'il pleut dans l'église; tant mieux; qu'elle croule et les bourgeois avec."

Très applaudi. Proviçat en effet ne se jugeait nullement bourgeois et les autres pas davantage; dans leur tête ce mot signifiait "non-socialiste", un mendigot pouvait avoir l'esprit bourgeois mais pas eux.

"Tout ce qui est excessif est condamnable, ajouta Jozin, c'est pourquoi le militant de base que je suis resté tient à être modéré." Approbations discrètes. "Mais la culture françouaise est l'obstacle à l'intégration des immigrés et à l'Europe. Elle est bourgeoise. Elle est conservatrice. Voilà pourquoi nos réformes visent à en diminuer sans cesse l'importance. Elle est l'ennemie. Elle est le mal. Elle est le grand danger. Elle pue." Et il cria : "Je me pince le nez !" Proviçat le premier aussi debout piailla : "Je me pince le nez !" Et les autres, le choeur, levé, reprit : Je me pince le nez !" Et tous joignaient le geste à la parole, l'air dégoûté, le coude très haut, la tête rejetée en arrière, et le nez entre deux doigts pincé.

On se sépara plus unis que jamais, Proviçat se sentait jozin dans l'âme et il jozinisait en lui-même en rentrant à la maison.

Deuxième partie :

TOUT LE POUVOIR.

 

 

.Où vas-tu ? Qu'est-ce que tu fais ? Tu m'as laissé sans toi.

C'est ton profil que j'aime, c'est ton profil qui me

manque, pas tes idées stupides, ton caractère étroit. Aime-moi.

Je sens que tu te promènes, tu fais les courses sûrement; mais si je sors je ne te trouverai pas; si je te trouvais je te battrais, je te battrais pour ne pas m'être docile, pour ne pas être à moi. Et tes lèvres s'ouvrent sur des banalités et des sottises sans nombre, à hausser les épaules. Pourquoi est-ce que je me sens seul sans toi ? Tu disais que je ne respectais pas tes idées; tes idées ! Un dépotoir de mémère, tes paroles sont pires que ton haleine; et tu parles et tu parles, tu jouis de parler sans retenue, tous les mots deviennent honteux quand ils sortent de ta bouche, ils se métamorphosent tous en provocations sexuelles. Je voudrais te battre comme une fois je t'ai battue.

Tu crois peut-être que tu es heureuse. Cela, je ne pourrais pas le supporter. Mais sûrement pas; tu n'es jamais contente; lui aussi a dû en faire les frais. Chérie salope, tu es d'une abominable inutilité sur la terre et dire qu'il y a des lois pour protéger les gens comme toi. On aurait dû te mettre d'autorité dans un bordel, au moins tu aurais eu une utilité sociale.

Ne secoue pas la tête comme ça, ne plisse pas les yeux, ne bouge pas ! Ça me fait mal. Pourquoi vis-tu encore puisque je ne t'ai pas. Cette mécanique écoeurante de ton corps, qui marche dans les rues. Agent, arrêtez-la ! Amenez-la moi, que nous luttions encore une fois. Je t'ai toujours connue perverse, ça me dégoûtait, je ne comprenais pas qu'un profil aussi pur puisse cacher ça, je n'accepterai jamais que tu ne sois qu'un sexe, qu'un attrape-sexe, avec d'instinct tous les racolages involontaires, toutes les techniques les plus basses, toutes les complaisances les plus totales et tous les refus. Sois sage. Laisse-moi respirer un moment. Reste tranquille. Mais non, il faut que tu me défies ! Tu veux me mettre hors de moi ? Tu veux que je le crie ?

Alors que les pantins de cette ville paient, qu'ils paient pour toi, et que ma voix soit assez forte pour faire connaître loin leur sottise et leurs vices, que personne ne puisse plus t'aimer.

Merlet admirait la bête politique en lui. Au conseil général il venait d'être vice-président. Phoebus (le président), surnommé par les siens "l'aigle des brumes", l'avait bien jugé si mou de la cervelle qu'il ne deviendrait jamais un rival, c'est en s'entourant de faiblards que l'on a des chances de conserver sa première place : rien de pire que mettre le pied à l'étrier à un éventuel concurrent, la reconnaissance est seulement un mot. Au pays des enflés Merlet s'enflait comme ne peut le faire qu'un homme doué naturellement. Son physique s'arrondissait d'ailleurs aussi, sa femme prétendait le mettre au régime alors qu'il avait tant de dîners d'affaires, il en avait marre de la rombière mais sa carrière ne lui permettait pas de l'expédier : dures nuits, dure vie. Il s'acheta une robe de chambre kimono au décor nippon blanc, rouge et jaune, puis il médita.

Dans ces cas-là, la Viennoise s'imposait immédiatement et dans des attitudes puisées au fil des films pornos, auxquelles la rombière n'avait jamais consenti, inutile même de lui en parler à celle-là. Mais la Viennoise, ne nous leurrons pas, il faut y renoncer. L'homme qui a serré la menotte de Claudia Carneshi doit renoncer à la Viennoise ! Soupir. Phoebus avait une jeune maîtresse, comme se l'était-il procurée ? Où est le marché à jeunes maîtresses ? Il y a de plus en plus de femmes seules, pas étonnant quand on ne sait même pas où se les procurer.

La méditation dans l'impasse, il se rendit sur le chantier de la rocade. Pour un beau chantier c'était un beau chantier ! Des jardins éventrés, des débris de poulaillers, des arbres salis de poussières brunâtres collantes qui crevaient, deux maisons à demi enlevées qui offraient aux badauds les restes d'intérieurs qui avaient été des abris de bonheur et dans lesquels on voyait des papiers peints neufs choisis avec soin, des pans de moquette écrasée par les chenilles de la défonçeuse, les éviers encore en place, et partout une abominable gadoue. Selon Merlet, un décideur ne s'attardait pas aux oeufs, il ne considérait que l'omelette; devant le désastre pour ce coin où s'étaient déroulées tant de vies qui l'avaient modelé peu à peu et avaient créé son charme, il était indifférent en compagnie de sa vanité; il était celui qui doit, que voulez-vous, faire avancer les choses, bon gré mal gré, c'est cruel, bien sûr mais qu'y peut-on, le passé c'est le passé, le présent c'est le futur, on ne construit pas sans détruire, qu'est-ce que vous voulez ? le Moyen-Age ? il faut ce qu'il faut pour un monde plus moderne donc meilleur, ceux qui ne sont pas d'accord sont des passéistes, des gens qui, s'ils avaient le pouvoir, ne verraient rien en grand, des handicapés de la volonté, des merdeux. Et tout cela pour une rocade mal conçue qui ne servit jamais à rien.

Merlet visita les creux de boue et les tas de cailloux d'un air important, accompagné par les responsables du chantier. Eh oui, c'est moi qui fais tout ça. Il posa des questions pertinentes : alors, ça avance ? Pas de problèmes de retard ? Pas de problèmes particuliers ? Les autres donnaient docilement les réponses attendues, réservant pour beaucoup plus tard les justifications de l'énorme surcoût habituel, d'un tiers par rapport au devis nécessaire mais complaisant. Ne le prévoyant pas, Merlet était important et heureux; plus tard, ce serait de la faute de ses conseillers. Il prononça enfin avant de se retirer quelques phrases solennelles que la postérité n'a pas retenues.

Il retournait, en homme resté simple, à pied, vers sa mairie, quand, la découvrant en bout de place, il resta glacé. Quoi ! C'était ça la mairie du créateur de la rocade, de celui qui avait serré la menotte de Claudia Carneshi ? Qu'elle était laide. Les larmes lui en vinrent aux yeux, la déprime fondit sur son bonheur. Il se remit en marche, lentement. Autour de lui il ne voyait rien, il entendait à peine les "bonjour, monsieur le maire" auxquels il marmottait une réponse machinale, il ne voyait qu'elle, mairie, ô ma douleur ! Elle était grise, elle était sale, elle était banale. C'était encore la mairie de son prédécesseur. Il entra. D'un pas grave il visitait les différents bureaux, plissait les yeux pour supporter le spectacle tandis qu'un violent mal de tête le gagnait, hochait cette tête comme pour le chasser, repartait les mains derrière le dos. Ainsi la tâche à accomplir lui apparaissait dans sa désespérante ampleur, la rénovation était du ressort du SAMU, c'était une urgence, on avait frôlé la mort mais heureusement il s'en était rendu compte.

Dès la réunion suivante du conseil municipal, il y assena son constat, mais les yeux des inférieurs ne se dessillaient pas; l'extrême-droite pensait comme la communiste : pour une petite ville une petite mairie propre, c'est suffisant, et les inters opinaient. Qu'ils étaient médiocres. Il ironisa : "Vous ne voudriez pas un nouveau champignon à toboggans, par hasard ?" Du coup, l'adjoint premier se déclara offusqué, il y eut du brouhaha; on ne progressait pas vers la bonne solution. Astres, venez au secours de Merlet ! La révolte grondait, l'adjoint second alla jusqu'à lui reprocher la rocade, cet adjoint qui justement spéculait dessus, un comble. Alors, abandonné des siens, seul désormais sous le poivre de la tourmente, il eut la grandeur suprême : il offrit sa démission.

Tout se calma. Les amis firent leurs calculs et préférèrent que la commune perde un peu plutôt que de perdre beaucoup eux-mêmes. L'adjoint premier se remit de sa fureur, l'adjoint second envisagea la question sereinement et la majorité suivit.

La mairie est la maison de tous. Elle est payée par tous. Passant devant sa maison, chacun pourra se dire, fier : Oh, la belle mairie. Le citoyen coquet veut des lieux publics qui flattent la vanité de ses élus. Il comprendra qu'une hausse des impôts est nécessaire. Modeste, d'ailleurs. L'avarice, c'est très laid. Six pour cent dans un premier temps, sept l'année suivante. La communiste jaillit de son fauteuil : "Ce seront les impôts les plus élevés de toutes les communes de même importance de la région !

- S'il n'avait pas fallu réparer les sottises de vos amis précédemment au pouvoir, nous n'en serions pas là, répondit Merlet avec aplomb.

- Mais ça n'a rien à voir", objecta-t-elle, écoeurée.

Merlet le savait bien et affecta d'ignorer cette remarque gauchiste, sûr d'être suivi dans cette attitude même par les socialistes qu'il venait d'attaquer et qui s'en étaient tenu à quelques "oh" indignés et quelques "oh" railleurs. Toutefois il sentit qu'il fallait ajouter à son programme un passe-pilules à usage du plouc sans grandeur. Aussitôt deux additifs jaillirent en lui, évidents et heureux.

"La place de la mairie ne saurait être dissociée de la mairie elle-même. Quand il fait beau le citoyen aime à s'y asseoir. Il s'agit donc d'un ensemble. Il faut, en harmonie avec notre façade rénovée, remodeler, paysager, colorer cet espace.

- En gardant les arbres, j'espère, interrompit l'extrémiste de droite.

- Si vous voulez, dit Merlet agacé de l'interruption (et il s'en repentit car l'extrême-droite peut prétendre à bon droit dans ses campagnes avoir sauvé les arbres). Et ce n'est pas tout. Dans le même plan d'ensemble je fais entrer la réfection des toilettes publiques, toutes les toilettes publiques."

Il y eut un silence méditatif : le coup était fort. Puis on approuva majoritairement.

Merlet, en bon gestionnaire, dépensant pour la néces- saire modernisation, envisagea des économies sur des points sans intérêt pour lui. Il remarqua d'abord que, pour Noël, on mettait... puis on enlevait des guirlandes de lumières, ce qui est stupide puisque Noël a lieu tous les ans. Ipso facto à quoi bon cette dépense ? Désormais les guirlandes restent toute l'année et on les allume à Noël. Simple et économique. Deuxio, les fleurs dans les bacs coûtaient; il en fallait, oui, quelques-unes, mêlées à de braves plantes toujours vertes (la majorité rejeta les cactus), mais sans extravagance florale, sans indécente jubilation colorée. Enfin, pour l'heure car on trouvera sûrement encore d'autres économies à réaliser, la fermeture momentanée de la piscine en période non-scolaire et un peu avant et un peu après, disons de mai à octobre permettrait de mieux considérer son problème. Tollé gauchiste à cette proposition constructive. "La preuve, hurla Merlet, que je n'ai pas d'intentions négatives, c'est que je propose de tenir le prochain conseil municipal à la piscine même, en maillots de bains !" Son parti dut approuver et le fit avec des aigreurs d'estomac. "Et que vienne la presse !" ajouta Merlet triomphant. Tous partis confondus on se regarda avec angoisse. On allait avoir bonne mine. Cette assemblée de maigrichons et de bedonnants, voire les deux, ferait encore rire au-delà des frontières municipales au temps de ses petits-enfants.

"Faudra vraiment se baigner ? interrogea l'adjoint second d'une voix étranglée;

- Bien sûr", répondit Merlet avec aplomb, car n'ignorant rien des secrets d'une brasse vacancière il sentit là un avantage. "Mais, ajouta-t-il après la nano-seconde de réflexion du décideur entraîné, ceux qui ne savent pas nager pourront se contenter d'encourager les autres.

- Y aura-t-il une compétition entre nous avec des prix ?" demanda l'extrême-droite.

On ignora cette question provocatrice et chacun envisagea l'achat du maillot de bains idéal, celui qui vous donne l'air sportif. Certes chacun était bien dans sa peau, content de soi - surtout avec un costume -, capable sur une plage de s'imaginer pas si mal que ça après tout, mais... On craignait la photo.

L'annonce de cette initiative fit du bruit en ville. Pour la première fois on se souvint que les séances du conseil municipal étaient publiques et on téléphona à la mairie en masse pour demander si la vente des billets se faisait là. Les gens savaient que l'un des conseillers avait parlé de compétition et certains en étaient aux paris.

Merlet prit peur. La presse soit, il connaissait les directeurs, tous liés par quelques ficelles à son parti, mais le public, là, directement, il n'y avait pas pensé. Aussi, préférant l'impopularité passagère au ridicule définitif, fit-il placarder que, exceptionnellement, pour cause de manque de place, la séance du conseil municipal ne pourrait malheureusement pas être ouverte au public. La déception fut grande mais le peuple est sans rancune; l'extrême-droite, Ivan et Son conseiller de concert, en profita pour ricaner partout, sans effet particulier d'ailleurs. Merlet resta olympien : il pensait que, ce qui compte, ce n'est pas le nombre de coups de pied au cul reçus, mais la bonne place que l'on occupe; et il avait la meilleure; et il la garderait toujours.

En attendant la fameuse séance, il fit une reconnaissance des lieux. Quoique ayant beaucoup parlé de la piscine du temps de sa campagne, il n'y était jamais allé. Tout simplement cela ne lui était pas venu à l'idée.

Que cette eau semblait froide. Et l'on obligeait de pauvres enfants à plonger là-dedans. Il y mit un doigt pendant que le personnel ne regardait pas et fit la grimace. Il fallait absolument que l'eau soit plus chaude pour accueillir des hôtes d'importance. Il alla voir le directeur. Celui-ci glissa traîtreusement qu'il chauffait suivant les fonds fournis par la mairie, mais un ton ferme et amical à la fois bien sûr lui fit sentir son indélicatesse. Après tout ce n'était jamais qu'un employé de la mairie.

Merlet repartit en sifflotant, gaillard, jugeant l'opération presque au point. Il téléphona aux directeurs des journaux et obtint sans difficulté les photographes qu'il voulait, lesquels se chargeraient aussi de communiquer les faits marquants aux rédacteurs.

Il n'y avait plus qu'à se reposer au mieux jusqu'au grand moment.

Le budget, avec tous ses calculs compliqués, est un acte de la vie communautaire qui permet de se sentir parti- culièrement important. Surtout s'il est gros. Merlet avait lu un résumé de l'oeuvre d'un certain Keynes que, paraît-il, il fallait connaître. Il en avait retenu qu'un pays ou simplement une ville ne se gère pas en père de famille comme un budget familial, que, au contraire, un déficit, même un gros déficit, était bon pour l'économie. Or Merlet est moderne, "je suis un maire moderne", il veut faire ce qui est moderne, mais qu'est-ce qui est moderne ? Tout ce qui flattait sa vanité et son ambition lui paraissait moderne, et pour les satisfaire il fallait de l'argent. Ce Keynes avait écrit de révolutionnaires propos sensés; la preuve c'est que des Etats, dont le nôtre, dirigés par des gens parfois très bien, mettaient ses théories en application. Pourquoi pas Merlet ?

Il médita. Quelques images lubriques de la Viennoise vinrent bien se mêler de temps en temps aux astronomiques calculs, toutefois la garce fut relativement raisonnable; Merlet se concocta un déficit record avec les arguments nécessaires, lui Merlet resterait dans les annales en dépit des jaloux, il montrerait aux autres ce qu'est un maire moderne, progressiste, et à Phoebus notamment qui ne l'estimait pas à sa juste valeur, il s'en apercevait bien, lequel pourtant ne le valait pas. L'Aigle des brumes allait en prendre un coup dans l'aile quand son vice-p. apparaîtrait à tous, par son audace, comme le premier. Certains ne seraient pas longs à en tirer des conclusions.

La séance à la piscine serait parfaite pour l'annonce au conseil municipal de l'entrée dans l'ère d'une nouvelle gestion : penser autrement pour gérer autrement; formule à recaser, notons. Les esprits minus des élus parce qu'il en faut, allaient s'enfler comme des femmes en cloque, mais eux avortaient toujours, pauvre France; seulement, des êtres exceptionnels apparaissent, capables de remuer les masses engourdies, ils ont les yeux qui contemplent le ciel et leur esprit recouvre la terre de la douceur de sa neige, ils rêvent le monde, ils lui donnent le souffle de vie et si leur baiser est parfois cruel comme le froid de la mort, il annonce le printemps. Ouais, moi Merlet, je suis une sorte de printemps; pour tous, ou du moins pour une majorité; enfin pour une minorité majoritaire... si l'on peut dire... mais il vaut mieux ne pas le dire.

Ainsi une terrible concentration de forces et de projets s'opérait en lui grâce à sa retraite judicieuse avant le combat. Pendant ce temps, les autres, ceux autorisés par le suffrage universel à figurer dans le même conseil municipal que lui, vaquaient ingénument à leurs affaires, dispersant une énergie précieuse. Mais ils n'avaient pas le feu sacré de la politique, ils étaient ordinaires, pauvre verminière, va.

Le grand soir, celui du conseil en slip, il arriva, oui, et il y avait du monde pour voir les bedons. Le public sans vergogne occupait même des arbres pour avoir vue du balcon sur la verrière illuminée qui occupe tout le côté parc de la piscine, une partie préférant le parterre s'était carrément assise dans l'herbe juste devant alors que l'accès à cette zone est conditionné à l'achat du billet d'entrée, certains individus des H.L.M. voisines lorgnaient de leurs fenêtres avec des jumelles souvent neuves.

Merlet hurlait intérieurement devant ce sans-gêne du vulgus pecus; son mouvement premier faillit lui faire commettre la gaffe de sa vie en ordonnant que l'on chasse les audacieux, d'autant qu'il avait le plein accord du dirigeant socialiste, lequel, particulièrement laid en tenue d'Adonis, avait pour cette raison peur de perdre encore des électeurs. Toutefois, il se ravisa à temps. Il se dit, et le raisonnement ne manquait pas de finesse, que si son adversaire était pour, donc il était contre. O sagesse !

On passa à l'entrée devant les photographes et le directeur dont on serra la pogne et on se dirigea vers les vestiaires dans lesquels certains restèrent assez longtemps. Merlet avait à coeur d'arriver le premier dans la salle des exercices natatoires, mais, à son grand mécontentement, quand il y arriva, l'adjoint second était déjà dans l'eau. Décidément, depuis qu'il avait fait des affaires en or, celui-ci avait mauvais esprit. Il faudrait lui faire regretter son comportement actuel à la première occasion. Heureusement il nageait très mal, avec le plus grand souci de ne pas avaler la moindre goutte d'eau, ce qui l'obligeait à tenir sa tête droite d'une façon assez bizarre pour un crawleur. Mais sa dignité était impressionnante. Il devait être admiré au sein de sa famille pour sa nage et il en faisait fièrement profiter les administrés - d'ailleurs très critiques, mais des deux côtés de la vitre on avait l'image, pas le son.

Merlet, gravement, marcha un tour complet de piscine, content de son petit maillot. Puis, ayant posé sa belle serviette sur les gradins à la place centrale, il entra doucement dans l'eau à 32° par l'échelle, après avoir donné pour instruction aux trois photographes bien libres d'opérer à leur convenance de le photographier seulement lorsqu'il atteindrait le milieu du bassin. Il se lança, d'une brasse élégante, snob à piscine, tout entier à l'effort, s'encourageant en lui-même avec des "Bien ça, vas-y, fous-leur-en plein la vue", et il parcourut cinq fois la piscine dans le sens de la longueur tandis que des membres secondaires du conseil ne cessaient d'arriver en bavardant pour se donner contenance. Dehors on s'amusait bien.

Et ce fut le grand moment du conseil municipal à l'eau. Tout entier. Même ceux qui ne savaient pas nager firent trempette, de peur que des remarques pas gentilles courent le lendemain dans les rues villageoises. Le héros du stade nautique fut le représentant de l'extrême-droite, qui entra ultime, un temps après les autres, en vedette sûre de l'emporter. Ecartant sa serviette il dévoila un corps que les pataugeurs s'efforcèrent de ne pas voir, se disant que les forcenés du sport meurent souvent cardiaques les premiers, un corps qui manquait de graisse, laquelle tient chaud en hiver comme on le voit chez les phoques et les manchots des mers plus froides que cette piscine, pauvres bêtes, un corps à muscles apparents, exhibitionnistes, à l'ostentation peuple - "Populiste, va", grinça Merlet entre ses dents -, genre nouveau riche. Il fit un plongeon parfait et déroula un crawl sans éclaboussures qui charma les puristes de l'autre côté de la baie. D'abord on s'efforça de lui couper la route avec l'intention maligne de lui faire avaler de la flotte, alors il tousserait, tout rouge, alors il perdrait le bénéfice de son entrée en scène; mais il devait voir sous l'eau, pas une fois il ne fut piégé. Dans ces conditions on changea de tactique, on lui laissa la piscine pour lui tout seul; tous les élus se retirèrent dignement de l'élément aquatique à la queue-leu-leu. Seulement, on n'osa pas commencer le conseil sans lui et on resta bêtement à l'attendre et à le contempler en silence des gradins, jusqu'à ce que Merlet réagisse et hurle : "S'il vous plaît, il est temps de passer de l'amusement au travail !", plein d'espoir que l'autre continue sa nage pendant la séance et se couvre ainsi de ridicule. Mais non. Il sortit aussitôt de l'eau en disant : "Ah ! tout de même. Pas trop tôt." On ne releva pas.

Le travail à poil c'est du travail quand même. Mais sans la dignité conférée par le costume on risque plus de paraître aux autres ce qu'on est. Merlet en fut conscient et d'entrée il envoya Keynes dans les gencives des conseillers ébahis : "Keynes a dit que nous devions faire des emprunts pour financer ma politique de développement." Seul l'adjoint premier avait ouï parler de ce type-là, les autres jetèrent un coup d'oeil paniqué aux autres et se sentirent rassurés. Une ignorance commune est un savoir qui ignore. Merlet développa. Keynes est un grand homme car il a écrit et dit ce que Merlet veut lire et entendre. Bien sûr qu'il faut avoir des dettes, c'est une nécessité de l'économie moderne. Et il en faut beaucoup, sinon on est un attardé économique. Enfin quoi ! ayons les idées financières larges ! La rocade est payée, mais pas la mairie, pas les restaurations du quartier du centre, des ruines du château par exemple, pas la bibliothèque municipale moderne dont on aurait besoin, pas l'arrangement des avenues que l'on n'a même pas encore osé prévoir, pas le câblage souterrain, pas... Que de choses à réaliser ! Merlet en était ébloui, ses auditeurs atterrés. On avait vraiment pris un retard énorme sous la direction précédente. Les rescapés de l'ex-équipe municipale protestèrent, ils l'accusèrent, ces minus, de mégalomanie. "Vous n'avez, dit-il avec force, aucune culture économique, vous n'avez pas dépassé Marx, un auteur du siècle dernier." "A bas le capitalisme !" cria la communiste qui comprenait enfin le fond du problème. Du coup beaucoup pensèrent que Merlet devait avoir raison, et l'extrême-droite navrée dut l'approuver lors du vote pour l'accord aux emprunts.

L'eau était lisse, elle luisait sous les spots, transparente, comme innocente; la mairie s'y était baignée mais il ne restait pas une vaguelette. La nuit dehors enserrait de son coton d'où on distinguait seulement les yeux de quelques fenêtres, mais Merlet sentait que toute la nuit épiait et il n'était pas à son aise. Du coup il attaque la gauche qui séchait :

"Si le peuple avait eu la bêtise de vous laisser le pouvoir, vous auriez fermé sans scrupule ce temple du sport, nos enfants auraient dû faire vingt kilomètres pour apprendre à nager, les loisirs auraient été amputés de leur fleuron."

Le brouhaha gauchiste qui se déclencha mécaniquement l'encouragea à continuer chassant l'atmosphère feutrée qui le gênait tant :

"Apprenez ce qu'est une bonne gestion", hurla-t-il.

Du coup ce fut l'incident. Les pataugeurs quinquagénaires des troupes sociales se retirèrent, les propos tenus par le maire étant jugés inqualifiables, ils se rendirent à la queue-leu-leu dans les vestiaires, les bedons gélatineux tremblotant de colère. Leur chef lança en se retirant ce trait venimeux :

"Et pourtant elle fuit toujours !"

Merlet fut suffoqué presque une seconde entière, puis s'indigna de ces sous-entendus, mais en lui-même il en voulait surtout à cette piscine à qui on rendait gentiment visite et qui continuait de fuir quand même.

On parla encore un peu, de choses et d'autres, pour la forme; bientôt on mit fin au conseil et les lumières s'éteignirent sur la scène nautique de décisions décisives pour l'avenir communautaire : ultérieurement cette soirée coûterait cher en augmentation d'impôts locaux pour le contribuable victime des zèles coupables.

Proviçat était rentré de son gueuleton jozinien carrément jozin. Il voulait en découdre, bouffer du conservateur, ah ! en lui ça bouillonnait, il avait du social dans les veines. Femme de Proviçat lui dit : "Vas-y ! C'est maintenant ou jamais qu'on peut les avoir." Avanti ! Adelante ! Go ! Et surtout pas "en avant". De même Proviçat aimait à saluer par les termes "ciao", "good bye", répondre mécaniquement "OK, OK"... Son modèle social était à Moscou, mais son modèle de vie était à New York. La contradiction ne l'embarrassait pas. Si devant sa facilité vile à céder à tout ce qui était étranger on parlait d'"esprit munichois" il s'enflammait, essayait de crier plus fort pour faire taire l'opposant, car il savait vaguement que c'était insultant mais il n'avait jamais vraiment compris pourquoi. Daladier était un de ses héros avec Mendès-France.

Il avait remarqué depuis un certain temps une concordance d'idées avec le conseiller principal d'éducation qui n'avait jamais enseigné (mais devant les profs prétendait le contraire) et avait donc d'autant plus de compétences pédagogiques. Or celui-ci vint le trouver un matin qui devint beau, il aborda un problème essentiel : l'importance que devrait avoir dans les écoles le tennis de table, vulgairement appelé ping-pong. Proviçat sentit en lui l'homme convaincu, or il fallait avoir du respect pour les opinions - à condition bien sûr qu'elles ne soient pas "conservatrices" -, et par conséquent, donner sa chance à la révolution.

Il n'y avait pas d'argent pour acheter les grandes oeuvres de la littérature française - il fallait casser la culture bourgeoise pour créer le monde nouveau, le monde socialiste -, mais pour des tables de ping-pong, oui, sans problème. Les champions de ce noble sport n'étaient-ils pas les Chinois ? On allait par lui se rapprocher du grand peuple maoïste. Proviçat avait été maoïste, il ne l'oubliait pas et dans un coin de sa tête, comme tout un chacun, il restait fidèle à sa jeunesse.

Le jeune veau que le tri idéologique de Jozin avait promu conseiller principal d'éducation s'enfla de satisfaction. Enfin on reconnaissait ses mérites de concepteur pédagogue; on allait pouvoir admirer aussi ses capacités d'organisateur émérite. Le sport est essentiel. Dans le sport l'essentiel est le tennis de table. Il ne fallait pas compter sur les profs de gym pour comprendre ça, ils essaieraient de noyer le poisson en arguant du développement corporel, de la complémentarité dans la diversité des exercices physiques, etc etc... Non, lui, seul ! contre, oui, contre les autres ! les autres qui levaient les épaules quand il prétendait avoir enseigné dix ans (il finissait par croire que c'était vrai), les autres mauvais, même des socialistes disaient dans son dos que si le parti n'avait pas été au pouvoir il n'aurait jamais été nommé. Il fallait que le système éducatif change, qu'il s'ouvre à d'autres activités, il fallait qu'il s'ouvre au ping-pong.

Dans un lycée l'essentiel est le ping-pong. Les élèves doivent s'entraîner, ainsi certains, en échec scolaire, réussiront au lycée. Ils ont besoin de tournois, avec des prix, des prix conséquents, des tournois entre élèves du lycée, des tournois contre les élèves d'autres lycées, au niveau départemental, au niveau académique, au niveau national ! On serait champion au niveau national ! Et grâce à qui ? grâce à un CPE moderne, qui serait photographié pour les journaux et ainsi pourrait passer censeur. Les élèves devaient s'entraîner beaucoup. Pour être les meilleurs. Mais ce n'était pas une nouvelle forme d'élitisme, l'élitisme est mauvais, c'était la revanche des défavorisés en échec scolaire. En l'occurrence le meilleur, c'est-à-dire le plus défavorisé, s'avéra fils de médecin, mais on avait fait l'impossible en choisissant ses adversaires et en ne lui laissant comme plages d'entraînement que les pires, pour qu'il ne gagne pas; la morale sociale était sauve, mais certains des compétiteurs immigrés issus des banlieues défavorisées parlèrent de sport raciste. Comme c'était injuste.

Par ailleurs, le corps enseignant, pour garder ses prérogatives, manifestait son hostilité aux retards dans les cours pour cause de ping-pong. CPE avait certains dans le collimateur. Ils voulaient l'empêcher de passer censeur, ceux-là ! Mais lui, était un bon socialiste, il faisait les voyages payés en car pour aller applaudir les dirigeants dans les meetings, il avait des relations, lui. Le ping-pong passera.

L'enthousiasme ne gagna pas non plus les élèves. Un faible nombre seulement participait à la noble activité et l'insistance de deux surveillants sensés les fit mal voir.

Proviçat contemplait tout cela tristement et pensait que rien décidément ne s'améliorerait dans le système éducatif tant que l'on n'aurait pas renforcé les pouvoirs du chef d'établissement.

Un jour, à la réception du courrier officiel, une grande joie inonda son petit coeur de proviçat. Il était question d'une grande action nationale dans un domaine dont il avait vaguement entendu parler : l'informatique.

Voilà ce qu'il comprit : l'informatique coûtait cher, lui aurait les sous, les profs anti-proviçat seraient mis hors du programme, ils n'avaient pas assez de sous pour s'acheter le matériel eux-mêmes, ils n'auraient pas de formation, alors Proviçat et les siens détiendraient le pouvoir informatique. Ainsi on verrait la séparation entre les "novateurs" et les "conservateurs", même si ces derniers l'étaient par manque d'argent et cette fois, pour ainsi dire, de force.

Cette belle période vit l'installation du système baptisé "nano-réseau" - beaucoup d'élèves supposèrent un rapport avec "onanisme" et se méfièrent -; on installa des salles informatiques ouvertes aux gens intéressés des villes, car un autre mot d'ordre était l'ouverture des lycées à la vie extérieure, lesquels ne vinrent jamais; on créa partout des clubs informatiques, avec la complicité de professeurs attendant la récompense de la promotion, mais là aussi il fallut déchanter : rares furent les ados qui se pointèrent, et à quelques exceptions près, des laissés pour compte en mal d'affection, ils ne revinrent pas. Proviçat était effondré devant la connerie des jeunes, parfois dans son bureau luxueux cadeau de la mairie (alors socialiste) à son prédécesseur, il pleurait, oui, de grosses larmes de proviçat qui n'a pas tout le pouvoir qu'il mérite et qui reste incompris dans son génie pédagogique. Même les jeunes étaient "conservateurs", c'était la faute de tout le monde, de tout le monde. Pourtant, Jozin l'avait dit : "Il faut enseigner autrement." Et ce qui comptait c'était moins la manière que le fait que ce soit "autrement". Le problème n'était pas d'être efficace, comme le prétendaient les sales réacs, mais d'être "novateur". Parfaitement. Et lui, Proviçat 1er, l'était, et pas qu'un peu. Il était né comme ça. On ne se refait pas.

Devant l'échec de son programme, le ministère choisit la transformation : l'informatique devint obligatoire dans les classes préparant à certains bacs techniques. Ainsi il affichait sa volonté d'aller de l'avant qui noyait les erreurs utopiques du début. Ceux qui avaient eu tort avec lui continuèrent leurs belles carrières, et ceux qui avaient eu raison contre lui continuèrent à ne pas en faire, parce que, si on commence d'avoir des gens capables aux postes de responsabilité, les gaffes ministérielles apparaîtront d'entrée et ne seront pas mises en pratique, ce qui déplairait aux journaux dont le pain dépend du nouveau.

Proviçat n'était pas content. Certes on progressait vers la pédagogie du petit doigt sur la bonne touche, mais on ne faisait rien contre l'enseignement des lettres françouaises, on ne démolissait pas cette saleté de culture nationale, "je me pince le nez !" Patriotisme, nationalisme, donc pétainisme, antisocialisme, anti-société multiculturelle, xénophobie, racisme ! Racisme ! Proviçat dans son bureau en trépignait, exalté, une nouvelle fois au bord de l'hystérie. La secrétaire entrant le vit les yeux exorbités, aux lèvres de la salive tant sa haine soi-disant contre le racisme mais en fait pour tout ce qui dépassait ses petites idées simplistes était forte. Quand il eut signé sans les regarder des paperasses qui ne l'intéressaient pas, il revint à une autre de ses marottes : les agrégés (corps de tête du système éducatif) étaient des privilégiés. Le fait d'avoir plus d'intelligence et de culture que les autres ne devait pas donner des privilèges, au contraire, pourquoi est-ce qu'ils n'auraient pas les classes les plus nulles composées uniquement d'élèves pour lesquels leur savoir ne servirait à rien ? Et après on les accuserait, innocemment, de ne pas en avoir fait de bons élèves ! Ils seraient coupables, cou-pa-bles, aux yeux de tous. Et dans les bonnes classes, on mettrait des jeunes sans savoir mais socialistes. Et le niveau des meilleurs rejoindrait enfin celui des autres. C.Q.F.D., y a plus qu'à oser. L'égalité ne peut s'obtenir que par l'égalitarisme; c'est en défavorisant les meilleurs et en favorisant les autres que, par l'injustice, on crée la justice sociale égalitaire. Et puis quoi, lui, Proviçat, par un hasard historique, il était le proviçat, et, avec CPE, il allait servir les leurs. Beaucoup de ping-pong, beaucoup d'informatique, beaucoup de musique d'Amerloquie, et avec tout ça, bousiller la culture traditionnelle... bourgeoise.

La mairie enfin rayonnait sur sa place sobre de la gloire merlésienne. Sa façade, de brun rouge peinte entre les faux pilastres blancs, s'étirait noblement jusqu'à un fronton hélas vide de statues, tandis qu'à l'arrière augmenté de deux maisons annexées, de hardis passages couverts transparents à armature métallique verts prouvaient l'indiscutable esprit de modernité du Merlet de ces lieux. Le personnel ne se plaignait ni du froid ni de la chaleur dans certaines pièces qui s'obstinaient à obéir aux caprices du temps sans que les architectes aient compris comment y remédier; le chauffage s'avérait impuissant et la climatisation n'est pas en nos régions pour les infimes. Un confort excessif affaiblit les âmes de ceux qui ne dirigent pas; qu'ils gèlent et qu'ils suent, c'est ainsi que se font les grands Etats.

Merlet qui engraissait un peu ces temps-ci, exultait donc au sein de son oeuvre. Sa carrière ancrée ici devrait aller loin. Il était prêt à accepter modestement les honneurs que, il le sentait bien quoiqu'il s'en défendît parfois, les honneurs qu'il méritait. Eh oui, le mérite ! Voilà le mot qui déplaît tant aux jaloux. Car, qui avait réveillé cette ville avec de grands projets ? Qui avait serré la main de Claudia Carneshi ? Qui avait obtenu des prêts, des crédits ? Qui avait fait entrer la gestion municipale dans l'ère moderne grâce à des conceptions économiques nouvelles ? C'est moi, moi ! moi qui l'ai fait !

Une campagne électorale d'importance approchait; Merlet fut désigné comme candidat par son parti sans difficulté : si les électeurs étaient conscients de la responsabilité de leur vote, il serait bientôt à la chambre des putés. Comment ne pas le lui souhaiter ? Cela fait chaud au coeur de voir se développer une belle carrière politique.

Or donc il fallait des sous, beaucoup de sous, pour avoir de grandes photos en couleurs, seul, de face sur un fond rayonnant, de profil sur fond bleu simple mais avec un long message qu'il regarderait, enfin en groupe, montage habile, avec le chef du parti montrant la voie et lui, qui ne l'avait jamais rencontré, à côté comme un intime à la place qu'occuperaient dans toute la France tous les candidats. On fit la collecte auprès des entrepreneurs avec des promesses vagues et des menaces masquées qui l'étaient beaucoup moins. Les rentrées furent bonnes, excellentes même. Et Merlet fit coller sa face partout. Les panneaux électoraux n'étaient pas encore en place mais ils étaient bien l'espace le moins intéressant. Il s'agissait d'une campagne dite "à l'américaine", on vendait le candidat par la pub comme une boîte de conserve ou une bouteille d'huile, ipso facto on loua les panneaux mercantiles, ce qui était cher; d'autre part on colla des affiches plus petites où c'était interdit mais où cela ne coûtait rien du moment que le maire ne se fâchait pas, et en la circonstance le maire était le candidat. Les poteaux télégraphiques y eurent droit, les poteaux électriques y eurent droit, et les relais EDF, et les poubelles pour recueillir le verre, les murs de certaines maisons inoccupées y eurent droit, les murs de clôture y eurent droit, et aussi quelques arbres bien gros sur le bord de la route, et encore des revers de panneaux routiers, des piles de pont... Quelle satisfaction de se voir multiplié, d'être ici et d'être là, d'occuper le terrain entier et à soi seul. Les autres candidats n'avaient pas pensé à une telle audace, ils n'avaient d'ailleurs sûrement pas l'argent. "Je serai puté", se dit Merlet réjoui et visionnaire.

De pogne bien serrée en pogne, oh hisse, il progressa, il se sentait monter, un échelon, un autre, l'effort - toujours méritoire paraît-il - lui flanquait l'insomnie et la sueur, mais rien ne l'arrêtait, pas même le "comment allez-vous ?" à une personne qu'il n'avait jamais vue.

Les rivaux, eux, étaient pâlots. Le socialiste promettait bien un nouveau champignon à toboggans, le communiste d'envoyer les riches dans les H.L.M., l'extrême-droite d'arrêter la colonisation américaine, mais broutilles que tout cela. Merlet promettait sans compléments d'objet direct, il promettait dans l'absolu; personne ne le croyait, naturellement, mais tout de même il attirait l'attention, il secouait l'apathie électorale, les blasés finissaient par lever les yeux, stupéfaits de tant d'énormités. Ainsi va la cruche à l'eau qui jamais ne se casse. Merlet avait bien des défauts mais nul n'aurait pu lui reprocher une intelligence excessive, les citoyens se reconnaissaient en lui, il les représentait donc parfaitement; dès lors son élection ne pouvait qu'être et médiocre et assurée.

Il eut pour lui presque 55 % des 60 % de suffrages exprimés, c'est-à-dire 30 % de l'électorat.

Quelle belle victoire !

Il reverrait Claudia !

De toutes parts les félicitations pleuvaient. L'Aigle des brumes lui téléphona et tint des propos vagues mais chaleureux. La rombière était rouge d'émotion au point que l'on pouvait espérer une crise cardiaque - cette élection, c'était la sienne aussi ! Avait-elle assez baratiné partout et avalé assez de couleuvres ! -, les filles presque sages, impressionnées de se découvrir un père grand homme, qui commençait une nouvelle vie alors qu'elles croyaient les vieux finis, la Viennoise eut son ton de voix le plus doux quand il alla fièrement chercher son pain : il répondit à peine pour faire sentir que désormais il pouvait trouver mieux.

A moi, chambre des putés !

Merlet pour la première fois se préoccupa du programme de son parti. Il lut ce pensum, parfois avec stupéfaction, et se demanda s'il avait choisi le bon. Puis il réfléchit. L'essentiel est de ne pas faire de gaffe et donc de bouger le moins possible. Quand on connaît le programme, il suffit de le réciter à la moindre question. Attention aux pièges. Soyons un merlet méfiant. Tout de même il faudrait qu'on lui explique certains détails... vraiment bizarres... et le système des taxes-ceci taxes-cela... et... Oïe oïe oïe. D'un coup son moral chuta. Au bout d'un moment il prit le programme et commença de l'apprendre par coeur.

A la chambre on fit l'ouverture avec une émotion évidente pour les bleus, leurs costumes trop neufs attestaient de leurs louables intentions d'être de dignes représentants de la nation. Il y eut des discours et il y eut des petits fours. Le champagne était correct, la session serait bonne. Selon l'avis des habitués, certains illustres inconnus même dans leur département - dont Mathusalem, quatre-vingts ans, trente-huit d'assemblée, aucun discours, aucune proposition de loi, souvent absent, reconnu à l'unanimité, tous partis confondus, premier somnoleur de l'hémicycle -, les auspices étaient favorables.

Merlet suivait Phoebus prudemment, lequel ne disait rien mais avait les dents agacées. Le manège dura un certain temps, puis il y eut une mise au point, ferme, qui laissa Merlet décontenancé. Il se rendit à l'évidence : il ne serait pas ministre tout de suite. Qu'est-ce qu'il allait faire ? C'était bien la peine d'apprendre le programme par coeur. Il avait pris possession de son home, un bureau-studio dévolu à chacun dans l'enceinte législative, et avec d'autres accompli une visite des lieux sous la conduite d'un ancien. Il se méfiait du bizutage. Décidément c'était dur de servir son pays. Son petit coeur pesait si lourd qu'il téléphona à la rombière pour obtenir un peu de réconfort. Peine perdue, elle se souciait uniquement de savoir quand elle le rejoindrait à Paris. Or il ne s'était pas fait élire, il n'avait pas fait tout ce qu'il avait fait, pour supporter ça ! Il l'exhorta à penser aux filles, à leur éducation. Quand il raccrocha, à défaut de se sentir consolé, il eut le sentiment de l'avoir échappé belle.

Le soir, il fit le point. Sa première rencontre avec des Nationaux autres que Phoebus l'avait laissé perplexe; à l'évidence on trouvait deux catégories de putés, eux et ceux qui ne comptent pas, juste là pour les appuyer. Oh ils étaient très polis, mais plutôt trop, la politesse leur servait à faire observer la différence. Comment passer d'un statut à l'autre ? Il avait vu avec Phoebus combien ils étaient jaloux de leurs privilèges... Ce qu'il fallait, c'étaient des amis. Des gens comme lui, qui, au lieu d'avoir le petit doigt sur la couture du pantalon, voulaient arriver, comme lui. Pour se comprendre le mieux est d'être entre semblables. On chercherait. D'autre part, Merlet voulait apprendre Paris, en profondeur, sinon, il le sentait, on n'avance pas.

C'est ainsi que Merlet se risqua à l'Opéra. Oh, il avait longtemps hésité devant cette folie. A la maison, en cas de tentative télévisée de ce genre, paf, on change de chaîne. Mais il entendait, à droite et même à gauche, des collègues qui parlaient des dernières créations, des chanteurs célèbres ou nouveaux, des mises en scène qui les avaient marqués... Et il se sentait très con. Ce qui est douloureux, c'est de le sentir. De devoir filer devant maint sujet de conversation. Or Merlet mesurait peu à peu l'étendue de son ignorance. L'art, il ne connaissait rien, l'économie il ne connaissait rien, les sciences il ne connaissait rien, les pays étrangers il n'en connaissait vraiment aucun... on le casa dans la sous-commission du tourisme; il aurait voulu la défense.

Adonc Merlet tout beau se rendit, la place retenue, en le lieu sacré de la voix. Beaucoup d'autres gens étaient là. Il vit des putés et eut la possibilité de saluer certains : parmi eux, deux Nationaux. On jouait du célèbre, on jouait "Il Trovatore" de Giuseppe Verdi. Merlet lut le résumé du livret et resta pantois : quel affreux pays que l'Italie, dire qu'il avait failli y passer des vacances une fois. Et pas de bon policier comme dans un film américain pour pincer le mauvais riche et canarder le mauvais pauvre (avant d'aller lui-même en prison bien sûr et c'est logique). L'opéra était chanté sans sous-titres, on entendait bien les chanteurs, l'orchestre également. Sur scène, le metteur avait mis beaucoup de draps, mais pourquoi ? Les chanteurs donc chantaient - jusque là tout était dans l'ordre -, vêtus astucieusement mi-XXe, mi-renaissance, se déplaçant avec circonspection dans le labyrinthe léger du blanc; les femmes étaient superbes, à la poitrine puissante entièrement couverte; tout le monde écoutait et regardait; on applaudissait aux moments prévus et Merlet comprit vite qu'il ne devait pas s'y risquer en dehors; puis il y eut un court entracte et on toussa et on se moucha beaucoup. Ça repartit. Grosso modo avec les mêmes. Merlet tenta alors une analyse musicale. L'écriture orchestrale ne ressemblait à rien de connu : la batterie manquait de force ou même ne jouait pas; les trompettes n'avaient toujours pas de solo - mais peut-être se trompait-il d'opéra -; enfin pour le rythme, ce n'était pas franchement dansant, mais dans le choeur des bohémiens tapant sur les enclumes, zimb zimb zimb aho aho..., ça allait à peu près. Ces remarques qui, pour un autodidacte musical à ses tout débuts, ne manquaient pas d'une absence complète de sensibilité, lui prouvaient ses capacités d'adaptation rapide grâce à un jugement d'épervier, lesquelles dénotaient l'homme d'état, le décideur inné qui se cherchait et qui se découvre, radieux, aux autres qui applaudissent malgré les draps. Merlet revint à la surface à temps, les lumières se rallumaient.

Le grand entracte était le temps fort de l'opéra, il le comprit tout de suite quand un des Nationaux le rencontra et lui tint familièrement quelques propos de haute volée sur Verdi et sur ce spectacle, qu'il approuva à cent pour cent quoiqu'il ait cependant, notons-le, ses idées, ses idées à lui, des idées propres, mais on est Merlet diplomate, eh eh, on ruse.

De ce chef-d'oeuvre, il ne comprit rien, de cet art musical si puissant et si raffiné à la fois, il ne sentit rien; il jugea à son aune; content de lui comme d'habitude, plein de lui-même, il émit des critiques d'ignorance et des réflexions bornées qui firent ultérieurement l'admiration de sa femme et de ses filles.

Quand il vida les lieux, il avait décidé de soutenir l'opéra et de ne jamais y remettre les pieds - il rendrait deux services aux artistes, merci pour eux. En effet, en tant que conservateur, il devait conserver; mais en tant que modéré, il n'était pas tenu d'y retourner. Pas une fois il n'eut assez de modestie pour se dire qu'il avait peut-être à s'éduquer, que l'oreille, comme le goût, se forme et que sa vie moutonnière le préparait plus à bêler qu'à être pasteur.

Pour se remettre, le lendemain, il alla au "Cheval fou", un cabaret de nus qui valaient la peine; ils avaient là de bonnes musiques; on comprenait tout. Et là aussi il rencontra des Nationaux. Il y retrouva l'Aigle des brumes.

Pour construire un monde nouveau, construisons un système éducatif nouveau. Logique. Les hommes sont ce qu'on les fait (ah ?). La formation ad hoc résoudra les problèmes suivants - notamment - : le chômage, le racisme, la pauvreté, les problèmes familiaux, les problèmes relationnels, les divisions sociales, les accidents de la route, le SIDA, les rancunes entre peuples, les problèmes linguistiques, les problèmes ethniques, le hoquet, l'analphabétisme - si on a le temps -, les difficultés nouvelles nées des techniques nouvelles : informatique, robotique, électronique, les difficultés nouvelles nées de l'urbanisation... Quand on sait où on va, tout est tellement plus facile.

Jozin avait joziné un foutoir de programmes nationaux qui le ravissaient dans son ministériel bureau. Les collaborateurs comptaient sur le soutien sans faille des dirigeants des syndicats de gauche, 90 % de l'éducation nationale, et faisaient les paons devant la presse amie. Ici au moins tout allait bien. Tels des alchimistes les membres de la fine équipe oeuvraient au grand oeuvre, machinaient des soupes pédagogiques ultra-machinées et ils goupillaient des grenades éducatives qui allaient péter aux quatre coins de la France et dont elle mettrait cinquante ans à se rétablir. La définition de la compétence était alors simple : la compétence consistait à avoir le pouvoir. Donc ceux qui leur disaient qu'ils avaient tort, avaient tort. Il y a quand même des choses que tout le monde peut comprendre.

Combien de carrières brillantes furent brisées dans les ados grâce aux merveilles des jozinements ? Combien d'esprits étouffés par l'ignorance, l'incapacité et la paresse des autres élèves qui désormais passaient tous en seconde malgré une évidente faiblesse de résultats, entraînés par eux, ne se réveillèrent que vingt ans après, haineux ? Jozin ne pensait pas si loin, il était content; selon lui, il faisait du social.

Pour la rentrée nouvelle, Proviçat était doté d'un censeur nouveau. Il s'était méfié, il s'attendait à tout : quelque ultra qui aurait voulu de l'enseignement à l'école... O joie pour le petit coeur de Proviçat ! Le débarqué était un ancien PEGC - socialiste bien sûr - qui, passé dans l'administration des collèges parce qu'on ne pouvait vraiment pas lui confier des cours, avait, primo, profité du décret du ministre précédent, Chevillard, accordant le CAPES à tous les membres de l'administration (sinon, disait-il , ils n'ont pas d'autorité, on se fout d'eux) et, deuxio, autre cadeau de Jozin cette fois, bénéficié d'un décret supprimant les barrières administratives entre collèges et lycées de sorte que tout membre des premiers puisse exercer de hautes fonctions dans les autres. La profonde raison de ces réformes était simple : ces ministrators voulaient mettre partout des hommes à eux pour tenir le système, or ils en manquaient, ils faisaient leur pelote avec ce qu'ils trouvaient.

Censreur arriva conscient que l'on reconnaissait enfin ses mérites. Quand il avait eu le toupet de demander à codiriger un lycée, il n'y croyait pas trop, tout le monde avait toujours ricané autour de lui en le traitant de petit con, mais l'heure de la revanche a sonné, ils vont voir. On ne l'aurait pas choisi s'il n'avait pas été l'homme de la situation ! Douter de soi, ce serait douter du pouvoir, douter du droit, douter du socialisme, douter de Jozin ! Et ça, non... non. Censreur avait d'ailleurs participé à une université d'été sur les problèmes du retard du système éducatif avec des conférences d'éminents inconnus baptisés spécialistes par Jozin en personne. Aussi brûlait-il de mettre en pratique ce qu'il avait compris. Mais trouverait-il un proviçat capable ? On avait laissé tant d'incapables en place quand le socialisme avait triomphé... Quelle angoisse.

N'ayant jamais fait, et pour cause, le moindre cours en lycée, il avait pu s'inventer une idée nette de ce que les autres devaient faire. La modestie n'était pas son fort; quelqu'un qui avait enseigné là pendant vingt ans et qui n'était pas de son avis, était seulement un "encroûté", un "passéiste", un "homme dangereux". En plus, il se croyait de l'humour. Il étalait avec complaisance ses plaisanteries de cent tonnes que tout homme intelligent ne pouvait qu'apprécier, ce qui se voyait à son air ravi et s'entendait à son rire respectueux.

Le face à face Proviçat-Censreur eut lieu dans le bureau du premier. "Jozin...?" murmura-t-il tremblant en se levant de son beau fauteuil à revêtement de cuir doux; "Jozin" répondit l'autre palpitant d'émotion. Alors ils tombèrent dans les bras fraternels. Et ils se jozinèrent tendrement des jozineries en se donnant de petits baisers gentils. C'était comme s'ils s'étaient toujours connus tant le pouvoir de Jozin est grand, même sur les esprits. CPE entrant pour découvrir le nouveau se joignit à la touchante scène; quelle fine équipe on allait faire. "Mort aux réacs !" cria Proviçat, et les autres petits chefs firent chorus avec le moins petit. Puis il sortit du bar directorial le porto administratif, et ils sirotèrent tout l'après-midi en faisant des projets d'avenir.

Dès le lendemain Censreur se mit à la grande oeuvre. Il examina d'un oeil critique la grille des horaires des professeurs laissée par son prédécesseur. "Ah çà, fit-il à CPE, ne m'as-tu pas dit que ce prof-là est un conservateur ? Et il a des heures de cours bien placées ?

- C'est en effet anormal, convint CPE.

- En fin de journée, les cours de celui-là ! Je vais lui apprendre, moi. Finie la belle vie, mon gaillard. Attends un peu."

Censreur ne pensa pas une seconde aux élèves, pourtant utiles à l'existence de l'administration, et commença sans tarder la grande refonte des horaires de l'établissement, tâche colossale mais le travail ne lui faisait pas peur.

Pour la belle rentrée, on supprima aussi autoritairement les punitions déjà réduites au maximum par Proviçat; les heures de colle, le pouvoir professoral, finis ! Censreur se souvenait qu'on ne l'avait pas trouvé bon élève autrefois sous prétexte qu'il ne comprenait pas des exercices passéistes, et il empêcherait que l'on punisse les futurs censreurs, la vraie élite de l'antiélitisme pour l'avenir du pays. Un prof qui punit un élève est un prof qui manque d'autorité naturelle, mais bien sûr ! donc un mauvais prof. Un prof qui met de mauvaises notes est un prof qui n'arrive pas à bien enseigner, sinon tous les élèves seraient bons, donc un mauvais prof. L'axiome jozinien selon lequel tous les élèves sont également capables est à adorer. Et il faut faire la chasse administrative à ceux qui le contestent. Censreur était un fervent adepte de la purification idéologique.

Peu de temps avant la date d'ouverture passèrent par les bureaux les profs socialo-copains, des gens sûrs, qu'on lui présenta, qui venaient aider pour le cas où, aux horaires notamment, si lourde tâche pour les censreurs; évidemment ils virent à cette occasion quelques aménagements possibles dans leurs horaires et on s'empressa d'accorder satisfaction à des profs si serviables. Deux seulement épluchèrent les dossiers des nouveaux élèves pour voir si leur classe de seconde leur convenait; mais cela n'entraîna que des modifications mineures. Tous reconnaissaient que Censreur avait fait du bon boulot.

Censreur et Proviçat vivaient dans la chaude atmosphère de la confiance mutuelle pour la lutte finale. Ici, en ces lieux commençait, avait commencé, la révolution sournoise qui régénérerait les catégories défavorisées. Le Che aurait compris : en ces heures difficiles où la bourgeoisie trop puissante ne votait socialiste que par complexe devant la misère du monde, on n'aurait eu aucune chance par les armes, mais le jésuitisme copié et adapté à la grande oeuvre permettrait d'utiliser les structures scolaires au dressage idéologique de la jeunesse, sans pouvoir être pris. C'était affaire de doigté. On réaliserait l'égalité en défavorisant subtilement les enfants de favorisés, en obligeant les profs par contrainte mentale - ou vous faites ce qu'on dit ou vous êtes mauvais et on a les moyens d'en tirer les conséquences; mieux encore : les complexer de ne pas changer les défavorisés en bons élèves - à avantager par les notes entre autres ceux qui étaient dits (scandaleux abus de langage !) faibles.

Jozin dit : tout élève doit pouvoir passer en seconde. Et Jozin dit aussi : 80 % des élèves entrés en seconde doivent avoir le baccalauréat. Pour commencer, pensait Proviçat qui jugeait que, si les profs travaillaient bien, 100 % était le chiffre logique. On jozinait dans les bureaux, on jozinait à table, on jozinait au jogging, ah ! quelle belle période avant le retour des profs.

La pré-rentrée arriva, jour où ceux-ci sont administrativement forcés d'écouter les discours des responsables jamais coupables, eux, profs, les éternels coupables chargés de toutes les responsabilités. Censreur examinait la salle qui se remplissait, notant qu'on était très en retard et qu'ils n'avaient pas le respect du censreur. Proviçat, lui, se méfiant par expérience, attendait dans son beau bureau, guignant par la fenêtre, afin d'arriver dans les derniers. Il adorait l'idée d'une entrée remarquée, salué de part et d'autre par les subordonnés reconnaissants, mais jamais on ne l'avait accueilli comme on devait et il en concevait une légère mais bien légitime amertume. Ce serait peut-être pour aujourd'hui ?

...Donc tout le monde papotait sur le sujet des vacances passées, les administratifs s'étaient déjà mis en place et les plus veaux des socialistes s'étaient presque aussitôt assis. Proviçat avait fait trois fois hum hum mais les mauvais esprits avaient ignoré l'annonce; Censreur pensait qu'il les materait, qu'il les aurait, qu'il les dresserait au jozinisme; CPE avait serré des mains par-ci par-là essayant de se faire passer pour un ami, ça peut toujours servir. Alors Proviçat cria, un pauvre petit cri aigu : "Ceux qui n'écouteront pas les discours n'auront pas leurs horaires !" Et des grappes professorales en tombèrent assises, l'instinct grégaire en fit asseoir d'autres et les derniers par pitié pour leurs collègues les imitèrent. Proviçat, satisfait de son autorité naturelle, commença en ces termes :

"Jozin est le dieu de la pédagogie et je suis son proviçat. J'ai de grandes capacités mais de mauvais esprits à l'oeuvre parmi vous essaient de faire croire le contraire, ce sont des réacs, de sales réacs, et j'attends des syndicats une aide décisive pour les réduire et développer la rénovation pédagogique des lycées. Je vous rappelle que j'ai moi-même été un dirigeant syndical, un membre de la FEN comme la plupart d'entre vous, pendant de longues années avant d'être appelé à ce poste pour joziner."

Les premiers rangs, les fidèles, commencèrent doucement de psalmodier :

"Jo-zin-Jo-zin..."

Et c'était agréable à l'oreille de l'émotif proviçat.

Soutenu par ce fond sonore, il continua :

"Cette année sera l'année décisive...

- Tiens, comme l'année dernière, fit remarquer une voix.

- Alors, ça fait deux ? questionna brillamment une autre.

- Quand est-ce qu'on pourra enfin travailler ?" interrogea une troisième.

Proviçat fit semblant de ne pas avoir entendu, mais il notait, il notait. Il persévéra :

"La lutte en faveur des plus défavorisés va s'amplifier et ils auront le bac d'une façon ou d'une autre...

- Surtout de l'autre, fit une voix.

- Attention par là, piailla Proviçat qui en avait marre, je vous ai à l'oeil.

- Le mauvais oeil, ironisa un autre réac.

- Salauds, hurla Proviçat, salauds, vous êtes des conservateurs, des conservateurs, et moi, je suis un novateur, un novateur, c'est ça qui vous dérange. On va réussir. Tous ceux qui ne mettront pas de bonnes notes aux défavorisés sont des complices des exploiteurs capitalistes, et quand les défavorisés sont étrangers en plus des racistes. La pédagogie différenciée renforcée par les saints principes des modules joziniens et de l'ouverture à la vie par les stages et les promenades diverses doit impérativement amener à la moyenne pour tous. Sinon vous êtes des profs incapables. Désormais le mérite est pris en compte, et votre mérite c'est moi qui le détermine, et il dépendra de vos résultats."

Même les psalmodieurs en restèrent cois. Quand la bêtise est au commandement, fière d'elle par définition, incapable de comprendre les raisonnements qu'on lui oppose, le désastre est inéluctable.

Proviçat prit ce soudain silence pour un triomphe personnel, il était la lumière qui venait de frapper Saül. Il voulut alors parler avec bonté aux nouveaux cons-vertis. Le meilleur exemple qui lui vint à l'esprit, était lui-même. "Avant même Jozin, je jozinais sans le savoir, mais sans cohérence, sans rails, et tout le monde haussait les épaules quand j'expliquais mes idées; après, Jozin vint, les nuages se déchirèrent, l'air devint plus pur, la bonne parole ministérielle parvint aux oreilles des incrédules, ceux qui avaient raison eurent tort et ceux qui avaient tort eurent raison, j'étais prédestiné, je compris que je détenais la vérité pédagogique.

- Mais où est donc la photo de Dieu Jozin ? demanda hypocritement une voix.

- Dans mon bureau, répondit candidement Proviçat.

- Oh, fit une autre voix à l'évidence déçue, ne devrait-il pas être parmi nous ?

- Oh ? Vous pensez aussi ? dit Proviçat visiblement ému. Il hésita une seconde puis se décida : Je vais le chercher."

Et il y partit à toute allure.

Il y eut un flottement, un faux silence embarrassé; quelques mémères se remirent à parler des vacances... Censreur comprit qu'il devait s'adresser aux troupes, les prendre en main pendant que Proviçat n'était pas là, il fallait profiter de l'occasion. Il se leva :

"Je suis votre nouveau censreur, dit-il. Oui, votre nouveau censreur, c'est moi. Je suis venu à vous le coeur plein de confiance pour accélérer la rénovation pédagogli... pédagogique voulue par le parti du progrès. Il y a des récalcitrants parmi vous, on me l'a dit, mais j'y mettrai bon ordre. Je ne comprends d'ailleurs pas comment on peut être professeur et ne pas être socialiste.

- Ah çà ! dit une voix, mais il est pire que l'autre.

- Encore un fils à papa socialiste, ironisa une seconde voix.

- C'est pas vrai ! hurla Censreur, j'suis pas un fils à papa, c'est mon oncle qui m'a aidé.

- L'important, fit une voix conciliante, c'est d'avoir le sens de la famille.

Quelques rires sanglotèrent.

- Attendez de voir vos horaires, ricana l'adjudant administratif, bien qui rira... Et moi aussi je dis mon mot pour vos notes !

- Si on le virait ? dit une voix.

- Qui a dit ça ? Qui l'a dit ? Je veux qu'on le dénonce. Je donnerai une bonne classe à celui ou celle qui le dira !... (Il y eut un très profond silence, pour la première fois, et il tira vanité de ce qu'il jugea une première victoire.) Vous viendrez me le dire dans mon bureau, personne n'en saura rien..."

Mais Proviçat revenait, tout essoufflé, tout ému. "Le voilà", dit-il, posant l'image sainte face aux quelques croyants mais aussi face aux incrédules. Alors ce fut un charivari abominable mêlé de rires, de hi-han et de gloussements de dindon, on cognait sur les pieds métalliques des chaises avec Jozin sait quoi, un sinistre individu entonna un cantique nouvelle manière dont Proviçat intérieurement ne contestait pas le principe mais seulement les paroles, quelques femmes déversaient des grossièretés paillardes... D'abord décontenancée la tribu administrativo-jozinienne se reprit, et les trois firent une voix qui glapissait : "Réacs sales réacs, la rénovation pédagogique passera, le socialisme triomphera dans les têtes, même dans les vôtres !" Et l'intendant et l'infirmière se joignant à eux : "On vous au-ra on vous au-ra...!" Les croyants des premiers rangs s'étaient remis à psalmodier : "Jo-zin-Jo-zin-Jo-zin..."

Ça aurait pu continuer longtemps. Mais Censreur eut son idée : "On va vous distribuer les horaires !" lança-t-il. Un "ah" de satisfaction ironique lui répondit et les administrateurs se mirent avec délices à répandre le fruit de leur travail. Au fur et à mesure les mines s'allongeaient. On s'attendait à des saloperies, mais pas à ce point-là. Les forces du progrès, comme s'autobaptisaient les socialistes, s'étaient surpassées. Le silence tomba, lourd de colère; mais les délégués syndicaux avaient été gâtés, avec l'aide des fidèles de la foi nouvelle, ils tiendraient les troupes.

"A onze heures, dit Proviçat d'une voix encore un peu tremblante, nous prendrons le pot de l'amitié. Dans la cafétéria."

Et les trois administratifs s'étant pris par la main, pour créer une chaîne de solidarité, se retirèrent dans leurs locaux.

Ce jour, Merlet se sentait très merluchon car il allait poser sa question à la séance du mercredi transmise en direct de la Chambre aux salons par la troisième chaîne bien obligée. Il y a peu il regardait cette émission chez lui pour apprendre comment il ferait quand le destin se serait incliné devant lui et voilà qu'il devenait acteur. Des putés de sa connaissance lui avaient déconseillé un aussi périlleux exercice : "Des électeurs regardent, lui avaient-ils dit; ils t'attendent au tournant, les salauds. Tout ce que tu diras pourra être utilisé contre toi.

- Je ferai court", avait répondu Merlet.

Mais pour l'heure, dans la solitude caloriférée de son officiel bureau de puté, il se sentait la colique. Il se voyait sous l'oeil impitoyable des caméras offert en pâture aux remarques des méchants, livré dans sa tendre fragilité de débutant puté aux sarcasmes journalistiques des professionnels des coulisses politiciennes. Ah ! Un besoin de réconfort pressant faillit le faire téléphoner à la rombière. Mais il chassa la faiblesse. Il domina la chèvre en lui. Il se regarda dans la glace de son officiel cabinet de toilette puté : il se vit tel qu'il devait être. Son effort de volonté était aidé par la vision de deux jeunes tétons dont il avait fait la connaissance avant-hier soir; des tétons pareils, à son âge, se méritent, nom de nom ! A la Chambre ! ou c'est la vie avec les mamelles flasques de la rombière. On évoque rarement les motivations profondes des grands hommes mais il avait la certitude que les fantômes du lieu étaient pleins de compréhension à son égard, ils reconnaissaient Merlet comme l'un des leurs, ils l'adoptaient; les mânes des glorieux ancêtres soutenaient le nouveau dans ses aspirations tétonnières; il avait raison, oui, il avait raison ! Qui veut être élu longtemps n'en fait ni trop ni trop peu. Oh ! Il avait encore oublié sa question... Il garderait son papier à la main : ça fait moins bien mais on peut éviter la déroute. Le grand moment télévisé approchait. Il se rendit d'un pas mesuré sur la scène.

L'hémicycle bruissait, plein. Les têtes s'étaient faites télévisuelles. Merlet faillit s'effondrer en s'apercevant qu'il avait oublié de passer chez le coiffeur : sa coupe date de la semaine dernière. On pense aux détails et on oublie l'essentiel. D'une démarche composée il entrait sous le feu des caméras, se sentait monter jusqu'à sa place. Il s'assit en murmurant de vagues bonjours aux voisins, il voyait flou, il entendait flou, il ne comprenait rien.

Pourtant on débattait, on s'agitait. Les questions posées amenaient les ministres un à un devant un micro et là ils remuaient les bras. Ils ouvraient et fermaient aussi la bouche sur des rythmes déroutants, roulant des yeux et secouant la tête. De partout à droite on criait, on se forçait à rire, à ricaner, on se forçait à huer, on vociférait; les membres du parti socialiste au pouvoir devaient applaudir. Beaucoup regardaient leur montre.

C'était la deuxième fois que le président de l'assemblée prononçait son nom, des voisins le lui dirent, il regarda d'un air égaré ces gens qui le regardaient, il regarda l'oeil des caméras qui le visaient... Il se leva, il se sentit se lever, lourd, marcher d'une marche de machine; il fut devant le micro. "Posez votre question..." Et la voix ajouta quelque chose qui fit rire. Il parla. Il parlait ! O prodige ! Mais qu'est-ce qu'il disait ? Pourvu que ce soit bien le texte préparé, texte qu'il avait dans sa main, qu'il chiffonnait, qu'il n'aurait pu lire de toute façon, la salle entière vacillait, oscillait devant ses yeux;

"Il ne passe pas si mal à la télé, disait à ce moment une de ses filles qui le regardait.

- C'est vrai, je n'aurais pas cru", répondit la rombière.

Il avait choisi un petit ministre, pas très important, auquel personne ne posait jamais de question, afin que, reconnaissant de pouvoir, grâce à notre merlet, tenir l'écran quelques minutes et ainsi cesser d'être un important inconnu, il soit aimable, courtois, complice par-delà les partis de celui qui lui avait tendu la perche. Merlet bredouilla, se reprit, monta sa feuille froissée vers ses yeux, mais les mots écrits gros étaient petits, eut un blanc... de quelques secondes... Et soudain il vit sur l'estrade en face, à la place du président de l'assemblée et de ses acolytes, deux énormes seins, superbes, somptueux, ceux de sa nouvelle amie, voilà ce qu'il allait perdre... La mémoire lui revint. Il finit son intervention fortissimo, en orateur. Regagnant sa place, sans trembler, il entendit un voisin murmurer : "Bravo pour la fin" tandis que les putés de son parti applaudissaient bien sûr.

Le ministre interrogé était un petit con. Au lieu d'entrer dans le jeu, il voulut faire de l'ironie. On le hua férocement et il en perdit le fil. Bien fait. Au moins il aurait pu être civil. Merlet était indigné de son comportement. Du reste, le gouvernement tombé, ce maladroit retourna à son obscurité et personne n'entendit plus jamais parler de lui. Il y eut encore d'autres questions et d'autres réponses pour finir la séance. Merlet réfléchissait. Recouvrant peu à peu ses facultés mentales, il faisait le point. Pas de doute, le positif l'emportait. Il aurait pu être meilleur, mais... tout de même... Soudain son coeur fut inondé d'une joie divine : il avait réussi ! oui ! Réussi ! Merlet n'était certes pas encore un national, mais il avait cessé d'être purement local. La tronche merlésienne était apparue dans toute la France, la Fran-ce !

Parmi les trouvailles de l'impayable Jozin, il y avait le projet d'établissement. Proviçat s'y consacrait avec passion, dans le plus grand secret, après s'être entouré d'une commission que les textes l'autorisaient à composer lui-même, de vrais socialistes professeurs évidemment. Pas question d'introduire des dissidents au centre de la pensée.

L'ennui c'est que seuls ou réunis ils ne trouvaient pas quoi dire. Proviçat s'en était ouvert timidement à la régulière réunion des proviçats avec Rector III, mais celui-ci, qui ne savait déjà pas quoi mettre dans le projet rectoral obligatoire également, avait répondu vertement que, s'il donnait un modèle à adapter, dans les faits il supprimait l'essentiel du grand but jozinien : faire appel à l'invention, à la créativité, à la connaissance du marché du travail des sous-Jozin appelés aux postes de responsabilité. Proviçat était reparti son petit coeur gros et avec le sentiment vague mais pesant d'être incompris. Censreur et CPE qui l'attendaient avec impatience furent atterrés, ils n'avaient jamais bien su écrire ni l'un ni l'autre et la perspective d'avoir en charge la création ex nihilo d'un document de plusieurs pages que des étrangers pourraient lire, leur sapait le moral. On avait bien quelqu'un au lycée qui serait capable de faire ça, mais c'était un dissident justement, et les notes et les inspections truquées ne le poussaient certes pas à rendre service. Que faire ?

On se réunit à nouveau, douze purs de Jozin.

- En tout cas, dit CPE, il faut y mettre le ping-pong.

- Et l'informatique, dit Proviçat.

- Et que le censreur peut faire les horaires comme il veut sans rendre de compte à personne, dit Censreur.

Un silence tomba.

On souffrait beaucoup.

Mais c'était pour une grande cause.

La lumière viendrait et rayonnerait sur eux, sur cet établissement scolaire, sur la région !

Le budget de l'éducation socialiste était devenu le premier des budgets nationaux : un pays doit s'occuper de sa jeunesse, son avenir, et puis il fallait se donner les moyens de la grande rénovation idéologique; "alors, clamait Jozin des tribunes, oeuvrons à la rédaction de projets ! projétisons pour mieux convaincre, je donne des moyens; il faut que les gens de mérite ! les emploient ! pour rénover ! comme nous voulons. Chers camarades ! lancez ces pavés ! à la face ! de nos adversaires ! comme en 68 !"

Quand il faisait un discours Jozin flanquait des points d'exclamation partout, cinq ou six à l'intérieur d'une phrase lui paraissaient logiques et raisonnables; Proviçat y pensa et jugea que ce serait d'un bel effet dans un projet.

- Il sera écrit tout en jozin, dit-il languissamment.

Les autres émirent de doux bêlements approbateurs car ils étaient gens de mérite, et Proviçat nota qu'ils étaient constructifs. Pas comme certains, heureusement écartés du projet.

CPE proposa un titre : "Animation culturelle" pour le ping-pong. Et on écrivit ceci :

"Il faut introduire la vie à l'école ! Pour cela des activité/e/s (à vérifier dans le dico) extérieures doivent être introduites à l'intérieur/e (à vérifier dans le dico) ! Par exemple, une activité/e qui n'a l'air/e (à vérifier) de rien : le ping-pong. Joué dans le monde entier, il ne l'est guère au lycé/e ! car les élèves n'en comprennent pas toute l'importance ! Ils ne s'ouvrent pas au monde ! Il faut les y obliger !"

On relut et on ne fut pas satisfait. C'était bien, certes. Enfin c'était de CPE à la base, collectif pour la mise en forme. Donc c'était bon... Mais... Imaginez ce texte entre les mains d'un incroyant : sa lèvre à la lecture se retrousse en un rictus caustique (chercher le mot dans le dico), il se lèche ses sales babines de réac, il cherche la faille, il la trouve ! Oh !

Quel cauchemar !

Un si beau texte devrait pouvoir rester secret.

"C'est trop court, fit remarquer un socialiste professeur avec lucidité.

- Ce n'est qu'un paragraphe, évidemment, convint Proviçat.

- J'enlèverais la fin, dit quelqu'un de douteux.

- Moi aussi, avoua Proviçat.

- Non, dit fermement CPE. Elle prouve que nous savons aussi faire preuve d'autorité.

- Je crois que je... oui... j'en tiens une, s'écria brusquement Censreur. Ecoutez ça !

Il jubilait. Le dynamisme de cet homme faisait plaisir à voir. L'enthousiasme est une des clefs du système éducatif.

Les autres l'écoutèrent, hochant du chef en mesure. Puis on rédigea le nouvel article. En jozinien toujours.

"L'ouverture est le contraire de la fermeture. D'où on déduit : premièrement, il faut ! que les jeunes ! sortent des écoles ! qu'ils voyagent ! Le bon professeur est celui qui fait faire au moins un voyage an/nuel/le (à vérifier dans le dico) à ses élèves ! plutôt deux ! Il est très bon quand il en fait faire trois ! Un lycé/e (vérifier dans le dico) doit être ! une agence ! de voyages ! Les parents doivent payer, sinon ils sont de mauvais parents. Ils marginalisent leurs enfants ! Ils sont réacs ! On doit éduquer les jeunes ! Les arracher aux idées réacs ! Deuxièmement ! Le professeur achètera aux frais de l'établissement ! des cartes postales ! que ses élèves (1 l ou 2 ? à vérifier) ! colleront sur des panneaux ! On appellera cela : une exposition ! Le bon professeur ne perd pas son temps/tant/t'en à des cours magistraux, il voyage ! et il fait des expos !"

On relut et on constata que l'on était en progrès. Cela prenait forme finalement, le tout était de se lancer. Et le style était si beau. Il ferait passer n'importe quoi. N'était-ce pas de Jozin que l'on avait dit qu'il n'était pas seulement capable de lire l'annuaire du téléphone mais même de l'écrire ?

Deux paragraphes, déjà ! L'ivresse de la rédaction administrative les prit, ils s'emparèrent tous des feuilles et chacun cot-cot couvrit cot-cot de fébriles jambages l'espace anté-jozinien cot-cot-codac ! On s'envoya les tirades à la figure, on s'approuva chaleureusement les uns les autres, c'était l'euphorie. Proviçat surtout se tailla un beau succès. Levé, il déclama, imitant à la perfection même l'accent de dieu Jozin :

"Il faut ! pour la ! rénovation ! des lycé/e/s (à vérifier dans le dico) de l'informa-! tique ! Beaucoup !"

Applaudissements. Et pour la suite, on se tape dans les mains, allez, chaud chaud !

"Il faut ! des sta-! ges ! dans les entre-! prises ! pour les profs et les élèves (1 l ou 2 ? toujours aussi emmerdants ceux-là) ! Moins ils passeront/s de temps/tant/t'en au lycé/e moins il y aura (t?) de problèmes dans le dit lycé/e ! (Quelle phrase bon dieu ! d'un bloc ! Magnifique !) Il faut ! que le bac ! soit attri-! bué ! par les profs du lycé/e eux-mêmes ! Pour éviter des dénigrements étrangers qui ne manqueraient pas si des réacs ! de sales réacs ! avaient le droit hou ! de noter ! des élèves (1 ou 2 ?) si bien formés par des profs si jozins ! dirigés si bien par des ! administratifs joziniens !"

On l'applaudit par justice et en tapant des deux pieds. L'hommage était spontané envers le premier de la clique. Les capacités, voyez-vous, sont aisées à discerner, il avait le don, ça ne se discute pas. Enfin, s'il occupait le poste qu'il occupait, c'est bien parce que des gens nommés par Jozin même, l'avaient reconnu comme (pour reprendre une expression célèbre de Lui) "l'hameçon que je plante dans le système éducatif pour n'avoir plus qu'à tirer la ligne et à le recueillir dans le parti."

Les secrétaires recopieraient et corrigeraient les fautes.

Recteur III avait exigé que tous les projets lui soient communiqués avant d'être rendus publics. Une idée comme ça, un instinct rectal. Mais quand il les vit, quand il les lut, eh bien, Jozin lui pardonne, il douta. Il se demanda si pour être recteur il n'était pas allé trop bas. Est-ce qu'on ne risquait pas un jour de le passer en jugement ? Il se voyait sur le banc des accusés entourés d'agents contents de le voir là, eux sur qui il avait si gaiement balancé des pavés au beau temps de sa jeunesse, et c'est rancunier un agent. Que faire ?

Finalement il agit. Il renvoya aux proviçats non pas leurs projets respectifs, mais un projet unique sur lequel il avait travaillé dur avec son équipe, châtré de tout militantisme pétaradant, et pour que nul ne constate la multiplicité de ce qui devait être local, il interdit pour cette année seulement, année de mise en place de la réforme, la communication du texte qui définissait la conduite à suivre dans chaque établissement. "Quant aux journaux, se dit-il, j'en fais mon affaire. Les journalistes aussi ont besoin de manger."

Lorsque Proviçat reçut son projet revu, il fut un peu étonné, tout de même, mais pas trop. Il constata une nouvelle fois que Recteur III était un tiède, quelqu'un qui ne comprenait pas les problèmes et qui par conséquent refusait les vraies solutions. Il fallait le changer. Ce n'était pas un pur. Qu'est-ce qu'il faisait là ? A ce poste, Proviçat aurait déjà fait sa révolution.

Les syndicats collabos faisaient admirablement leur tra vail. Proviçat coulait donc des jours heureux démolis- sant les carrières de ceux qui avaient misé leur vie sur leur métier et gratifiant de merveilleuses notes administratives les profs voyageurs amateurs des stages les plus saugrenus, cachant leur manque de savoir derrière leur courant d'air. Trois mois après la rentrée, certains de leurs ballottés d'élèves ignoraient encore le nom des héros de la pédagogie jozinienne qui les avaient en charge et même n'étaient pas sûrs de les reconnaître.

Un prof de french très aimé de Proviçat était une vieille laideronne qui, grâce à une utilisation habile d'Amnesty international, ayant pour amis les membres de son groupe local, avait gravi les échelons cadeaux de certifié, puis d'agrégé, et passait ses cours, rares car elle était souvent en stage, à expliquer le bien-fondé de l'extraordinaire réforme de Jozin, cet homme que chaque élève devait admirer ou gare, sale réac, et à préparer quelque voyage, ou à passer quelque film car il faut être moderne, le cinéma est l'art d'aujourd'hui, un professeur de littérature moderne doit bien utiliser 50 % de son temps de cours à passer des films. Le nom de cette femme admirable n'est malheureusement pas passé à la postérité.

Certains parents s'alarmèrent. Ils avaient d'abord traité leurs gosses de cancres avant de s'apercevoir que la faute était à chercher dans la modernisation de l'enseignement qu'ils avaient naïvement cru ne pouvoir être que positive. Ils firent une délégation auprès de Proviçat qui les reçut avec sa superbe et son inconscience ordinaires. Il leur expliqua gravement qu'il n'était pas étonnant que, eux parents, aient du mal à suivre le rythme étonnant de la rénovation pédagogique des lycées et croient leurs gosses ignorants alors qu'ils étaient simplement modernes. "A quoi ça sert, par Jozin, de connaître Racine, Corneille et d'autres morts ? C'est pas eux qui vont leur donner à bouffer ! Tout ça, c'est juste du conservatisme, du rabâchage fran-çou-ais. A balayer par la culture universelle, c'est-à-dire américaine ! J'ai personnellement insisté auprès des professeurs de french pour qu'ils se mettent à la langue d'aujourd'hui au lieu de s'enfermer dans le passé..." A la fin de la rencontre Proviçat, content de lui comme d'habitude, jubilait; les parents sortirent consternés. Comment tant de sottise était-elle parvenue au pouvoir ? Pouvoir qui s'exerçait sur leurs enfants.

Ils demandèrent rendez-vous à l'Inspec d'Acad. Celui-ci, vieux routier socialiste, les rassura tout de suite. Il ferait en sorte pour le bac que les correcteurs et les examinateurs réputés les plus larges soient affectés aux classes progressistes, réservant les plus sérieux et ceux qui notaient n'importe comment pour les autres. Ils n'auraient pas à se plaindre des résultats, au contraire. Il leur garantissait un taux de réussite au BAC jamais atteint. Ils verraient aux résultats de l'examen que la réforme était bonne. Quelques parents, encore récalcitrants, objectèrent qu'un cancre bachelier n'en était pas moins un cancre. Il balaya l'objection d'un geste large : "L'égalité c'est la démocratie, c'est le progrès; nous réalisons l'égalité avec d'abord 80 % de réussites au BAC et bientôt 100 %. L'objectif à atteindre est grisant pour tous ceux attachés aux valeurs sociales. Dans la balance, un peu plus de Corneille ne pèserait pas lourd et d'ailleurs Corneille ennuie les élèves, c'est prouvé...

- Par qui ? interrogea un parent.

- Par les profs de la rénovation, répondit naïvement Inspec d'Ac.

- Et quels élèves ? insinua un autre.

Inspec d'Ac se pinça les lèvres. Un raciste ! Il en était sûr. Ceux qui n'étaient pas d'ac. avec le programme jozin, il l'avait remarqué depuis longtemps, étaient tous racistes.

- Vous préféreriez sans doute que l'on continue d'enseigner dans les colonies africaines que les Celtes sont les ancêtres des Noirs ?

- Ça n'a rien à voir, objecta le parent, logique.

- Si, ça a à voir. Parce que les immigrés sont les descendants de ces Noirs ou de ces Arabes, et vous voudriez leur imposer votre culture dépassée au lieu de respecter la leur. Ils doivent pouvoir pratiquer pleinement leur culture dans leur nouveau pays ! C'est ça la tolérance, Monsieur. C'est ça la société multiraciale, Monsieur. C'est ça la société multiculturelle, Monsieur !

- Prévoyez-vous l'enseignement de l'Islam dans nos écoles ? demanda un autre parent enchanté du discours irresponsable d'Inspec d'Ac dont il allait tirer le plus grand profit dès le lendemain.

Inspec d'Ac sentit le piège. Il répondit finement :

- L'école doit rester laïque. Ni Islam ni, surtout, christianisme."

A l'issue de cette réunion qu'il baptisa ultérieurement, selon la terminologie à laquelle il restait attaché, "réunion de concertation", deux heureux faisaient plaisir à voir : lui d'abord dont l'administration jouit de la belle humeur, et le représentant de l'extrême-droite qui fila informer Ivan, lequel prépara soigneusement un affrontement au conseil municipal. En même temps il faisait circuler la toute fraîche et succulente information.

Merlet coulait des jours heureux en son exil parigot. Il craignait seulement les retours à la maison. L'Aigle des brumes lui avait fait faire la connaissance de sa propre maîtresse et comme lui-même avait rajeuni jusqu'à une beauté de vingt-cinq ans, on allait souvent à quatre dans les bons restos ou aux spectacles marrants. Sa Mélinda chérie était une spécialiste en putés, elle était auparavant avec un de gauche que les élections avaient renvoyé à sa bourgeoise, elle était ravie du remplacement, le changement c'est la vie, "et puis tu sais, ses idées je n'en avais rien à branler, je fais pas de politique".

Quand on a une femelle comme ça, toujours prête à vous lâcher, et qu'on a la cinquantaine, on comprend qu'il faut lutter dur pour être absolument réélu. Alors il y a des nécessités, comme aller de temps en temps présider son conseil municipal... Il y alla.

Quand il découvrit l'ordre du jour, il frémit. "Quel est l'imbécile qui a laissé s'établir un ordre du jour pareil ?" demanda-t-il peu diplomatiquement à l'adjoint premier. "Si vous veniez plus souvent, répondit aigrement celui-ci, vous seriez plus au courant de ce qui se passe ici, vous auriez sans doute résolu les problèmes."

"Mélinda, Mélinda."

Mélinda disait qu'elle préférait les putés aux hommes d'affaires parce que les putés ont aussi le fric des hommes d'affaires. Bien sûr c'était exagéré. Elle raisonnait en petite garce sympa qui regarde trop la télé. Elle ne se rendait pas compte des difficultés de la vie publique avec ces salauds d'envieux aux aguets.

Il fallait faire face... Il allait écoper le Merlet... Qu'aurait trouvé un National dans un dur cas semblable ?

Dès le début du conseil, Merlet expliqua combien il était content d'être ici. Il espérait que des disputes vaines ne viendraient pas ternir l'image d'un conseil municipal travailleur et efficace. "Quelles que soient nos opinions ne devons-nous pas travailler ensemble pour le bien de tous ?" Quand on a le pouvoir, on est généralement pour une opposition constructive. "Augmenter encore les impôts locaux est une curieuse conception de l'intérêt commun", lança sans gêne et sans politesse la communiste. Pour une fois, il ouït la sauvage; il renifla avec mépris, puis tonna :

- Mais qui parle d'augmenter les impôts ? Personne si ce n'est vous !

Il y eut un brouhaha.

- Si, murmura l'adjoint premier; tout le monde en parle.

Merlet fixa le traître avec un problème de mise au point visuelle. Mais de l'autre côté, avant qu'il ait eu le temps de prononcer une phrase boeuf, un autre murmure soufflait :

- Il va bien falloir payer tes dépenses.

C'était l'adjoint second.

On s'absente quelques temps et c'est la chienlit. Les envieux en profitent pour répandre des idées malsaines, la subversion gronde, la calomnie dénigre et s'insinue.

- La rocade ne sert à rien ! cria quelqu'un.

- L'embouteillage existe toujours et on a dépensé une fortune ! renchérit un autre.

- C'est la faute des automobilistes ! répondit-il, leur nombre a augmenté dès qu'on s'est mis à mieux circuler.

- La mairie est rénovée mais ce luxe déplaît aux plus pauvres ! rétorqua une voix qui lui sembla venir de ses propres rangs.

- La restauration du centre, trop coûteuse, déplaît aux faubourgs !

- La bibliothèque est en rade, on ne peut plus payer, l'entrepreneur a arrêté les travaux !

- Pour la télé câblée, rien que l'étude coûte déjà une fortune !

- Le coût des arbustes le long des deux avenues a été le double du devis !

- Des entreprises ferment comme partout et le chômage augmente, donc les revenus municipaux baissent, n'importe qui, même vous, devrait pouvoir comprendre ça !

- On va être en faillite !

- Vos emprunts nous mettent le couteau sous la gorge !

"Mélinda, Mélinda."

Les critiques blessaient mais qu'elles étaient injustes ! La méchanceté se lisait dans les yeux de ces êtres sans envergure. Qu'ils étaient laids ! Certains lui devaient tout et ils n'avaient pas de reconnaissance.

- Et la piscine fuit toujours !

Il voulait ignorer qui avait dit quoi, il devait être grand, au-dessus des médiocres, magnanime. Les agressions accumulées s'épuisaient; fatalement ils devaient arriver au bout...

Un presque silence se fit.

Il respira.

"Mélinda, Mélinda."

- Contrairement à vos insinuations, dit-il, ma politique de développement a commencé à produire ses fruits. (Ricanements.) J'ai là ! (Il tapa sur un dossier.) plusieurs lettres d'entreprises qui, attirées par notre dynamisme, envisagent de s'installer dans la ZAC que je vais créer... (Effet.)... Il suffit de leur apporter les facilités nécessaires, de leur fournir des terrains équipés moins chers qu'ailleurs, de diminuer leurs charges, et elles sont prêtes à construire chez nous, à embaucher chez nous... Il ne s'agit pas d'augmenter les impôts, il s'agit d'utiliser les atouts que nous avons grâce à nos investissements pour contrecarrer la récession, relancer l'emploi, développer les échanges... Le conseil doit donc comprendre que je vais négocier avec les banques pour rééchelonner les remboursements de nos emprunts et développer la ZAC qui est nécessaire à une petite ville moderne.

"Mélinda, Mélinda."

L'effet fut énorme. Mais on voulut les noms des entreprises. Il refusa : on ne pouvait encore les divulguer, celles-ci risquaient de prendre ombrage de voir des renseignements confidentiels communiqués à leurs concurrentes. La raison fut suffisante pour fermer leur gueule aux opposants. Il reprenait les choses en main, il était toujours le Merlet, le grand Merlet.

"Mélinda, Mélinda."

C'est le moment que choisit l'extrême-droite pour son intervention :

- Il y a deux jours, Inspec d'Ac recevait une délégation de parents d'élèves venus protester contre l'effondrement de la qualité de l'enseignement dans notre lycée. Celui-ci, habilement dissimulé par les chiffres des statistiques correspondant à des résultats d'examens truqués, trafiqués, de plus en plus, finit cependant par s'imposer comme une évidence même aux parents les moins cultivés. Or, les propos d'Inspec d'Ac montrent qu'il s'agit d'un génocide culturel programmé au plus haut niveau. Que comptez-vous donc faire pour restaurer dans cette ville le droit à la culture ?

Les socialistes, toujours tolérants en théorie, mais uniquement envers les autres socialistes en pratique, se mirent à hurler et taper des pieds (ils pensaient que cela faisait américain, donc moderne). A vrai dire un seul était vaguement au courant de la délégation mais tous sentaient qu'il fallait serrer les rangs.

Merlet regarda Adjoint premier : c'était lui le spécialiste; alors ? Mais celui-ci, le regard vague, semblait ne pas comprendre. Force fut au responsable principal de questionner son intérimaire. Lequel se racla la gorge :

- Nous n'y pouvons rien; la mafia socialiste nomme uniquement les siens aux postes de responsabilité dans l'Education ex-nationale, prenant pour seul critère, baptisé mérite, le degré de jozinisme. Tout membre de la mafia, quoi qu'il fasse, est automatiquement couvert par les parrains. Proviçat par Inspec d'Ac, Inspec d'Ac par Rector III, Rector III par Jozin, Jozin par Prédissident.

- Mais enfin, s'énerva le Merlet culturel, qu'est-ce qu'ils foutent dans nos écoles ?

Adjoint premier plissa un front de réprobation contre ce vocabulaire puisé aux basses sources :

- Cafétéria, ping-pong, tourisme, jeux de rôles, boums, beaucoup d'anglais, que les élèves ne savent d'ailleurs toujours pas parler malgré les films en anglais, les disques en anglais, les cassettes d'aide au professeur dites de conversation, en anglais, expositions diverses ou prétendues telles, qui consistent à coller sur des panneaux des cartes postales et des extraits de journaux apportés par les professeurs...

- Mais la presse a parlé de nouveauté révolutionnaire pour le développement des jeunes...

- Sans doute une allusion aux distributeurs de préservatifs à tous les étages.

- Ah ?...

- Trois affaires de moeurs dans les toilettes du lycée...

- Qu'a dit Proviçat ?

- Que les surveillants n'avaient pas à espionner les jeunes.

Dans la salle le silence pesait. On en voulait à l'extrême-droite d'avoir obligé à regarder le problème. Les aveugles n'étaient plus que borgnes et cela leur déplaisait.

Tout défila, la perte de la virginité à quatorze ans en moyenne : Proviçat fier d'avoir fait gagner cinq ans sur ce qu'il appelait "le vieux système frigido-religieux"; la drogue partout, vous rentrez du travail et vous trouvez votre gosse défoncé, Proviçat convaincu que les drogues douces ne sont pas un mal comme les drogues dures; la violence contre des professeurs qui enseignaient, Proviçat condamnant ces gens qui n'ont pas su comprendre les jeunes...

- Mais enfin, demanda Merlet perdu, qu'est-ce qu'il dit pour justifier globalement un tel résultat ?

- Il dit que l'école doit faire évoluer la société.

Les élus se sentaient gênés, tous partis confondus. On évitait de se regarder. Merlet pensait avec soulagement qu'il avait eu du flair de mettre toutes ses filles dans l'enseignement privé, et son opposant socialiste aussi.

L'école, ce creuset de la France de demain, avait creusé la fosse, l'enseignement d'aisances y avait brillamment porté les classes poubelles.

- Je verrai Proviçat, dit Merlet pour se donner de l'importance... Puis il ajouta : Mais vous savez que je n'ai aucun pouvoir en ce qui le concerne.

On se sépara en s'arrangeant pour croire que l'on avait fait tout ce qui pouvait être fait. Et l'extrême-droite en pensant à l'effet du compte rendu de ce conseil le lendemain se frottait narquoisement de la main gauche la main droite.

Pendant que les politiques tergiversaient, les fonctionnai- res incriminés ne chômaient pas. On n'arrêtait pas d'inno- ver. Des crânes bouillonnants fusaient des pets d'idées et la conscience claire d'être la révolution en marche leur faisait arborer un petit sourire de supériorité. Les sales réacs pouvaient toujours hausser leurs épaules sportives, on faisait table rase du passé et on édifiait avec des cartes neuves des lycées légers, légers.. Ils étaient, disaient les négatifs, dévalués, mais seuls les ignares ignorent qu'une dévaluation bien faite dope une économie !

Pour l'heure il s'agissait justement beaucoup d'économie. Les socialistes venaient - tardivement - de découvrir la bourse, et, pleins d'un enthousiasme néophyte, avaient décidé de faire profiter les jeunes de leur découverte. Juste après eux. Le Pérou pour tous, c'était le nouveau mot d'ordre. Tout le monde avait droit à la richesse. Camarades, boursicotons. Apportons nos modestes économies à la construction industrielle, au commerce planétaire, et engrangeons les prodigieux dividendes. Ne laissons pas aux riches l'autoroute de la fortune !

On avait donc fondé un club boursier et on mettait du zèle, comme jamais dans l'Education socialiste, à travailler dur aux prévisions micro et macro qui rapportent du 8 pour 100, du 9, du 10, du 11... ou plus. Quelques petits gains avaient illico été réinvestis avec judicieuse prudence et mesurée audace. On comptait, on recomptait... O joie des petits sous qui s'accumulent, qui font leurs dos ronds caressants ! Ensemble on formait vraiment un groupe, on était bien ensemble, on s'aimait économiquement, financièrement, sou à sou. Proviçat qui avait confié quelques mois de traitement était un des passionnés des réunions, assez ignare même quand il s'agissait de son argent il discutait ferme avec les profs d'éco et de gestion pour la moindre action, il aurait sans cesse déplacé les placements, on avait un mal énorme à le raisonner.

En même temps il avait inventé le conseil de classe idéologique. Profitant de sa position dans ces conseils, il mettait toute sa bienveillance à l'étude des cas des bien-pensants; ceux dont les parents étaient de droite n'étaient certes pas maltraités, ç'aurait été trop gros, mais se retrouvaient avec des remarques un ton en-dessous; en fin d'année, quand il fallait donner un avis pour le baccalauréat, avec trois professeurs pour "avis favorable" et trois professeurs pour "doit faire ses preuves", le conseil penchait d'un côté ou de l'autre selon le vent proviçat : les protestations de parents étaient réprimées par l'affirmation qu'ils venaient faire pression pour leur gosse ou pour celui des amis. Lui, Proviçat, ferait néanmoins régner la justice. Du reste il croyait vraiment, profondément, qu'il était normal et nécessaire qu'un socialiste soit toujours mis devant les réacs. La lumière montre le chemin.

Un autre merle de la même noirceur était Pserre, un Socialo-inspec-réginal soi-disant de lettres. Justement à cette époque il dut venir faire une conférence afin de galvaniser les troupes. Instituteur qui avait eu le toupet de demander à être inspec d'instits, il était devenu "certifié" par le décret Chevillard qui donnait le CAPES à tout copain passé dans l'administration, puis grâce aux décrets jozins, avait pu demander à être inspec régional et avait été aussi gratifié, pour lui donner du poids, de l'agrégation sans la passer. Il allait gravement s'asseoir au fond des classes de première, puis récitait son Jozin qu'il connaissait sur le bout du doigt à des professeurs agrégés par concours qui avaient vingt ans d'enseignement dans ces classes, lui qui n'avait fait un cours en lycée de sa vie.

Mais venons-en à la conférence.

Les moutons s'accumulaient d'abord en fond de salle, ensuite les derniers arrivants, dépités, étaient bien obligés d'occuper les rangées du milieu, enfin les moins empressés pour entendre la bonne parole avaient les meilleures places. Socialo-inspec-réginal avait fait trois fois "hum-hum", en vain hélas; il était outré, mais il ne le montrait pas; il notait, "je note", il avait le pouvoir, lui, il les aurait ceux qui n'avaient pas le respect du prestigieux pédagogue jozinien qu'il était. Le brouhaha ne cessant pas, il parla quand même. Parfaitement. Ah mais ! Il dit : "Je vais commencer." A l'évidence, on ne l'entendait pas. Il hurla : "Si vous plêêê, un peu de silence, un peu de discipline ici."

Quand on donne une conférence, on ne peut pas trier ceux qui vont y assister, c'est injuste bien sûr mais c'est comme ça, l'éducation nationale quoique devenue l'Education Socialiste a encore des défauts. Il existe peu de moyens pour chasser de l'enseignement les mal-pensants, on peut juste leur mettre des notes bidons pour des rapports plédaglogliques truqués. Pserre n'était d'ailleurs malhonnête qu'honnêtement, c'est-à-dire pour le triomphe de Jozin et l'avancée de sa propre carrière.

Il leur causa aux discuteurs du fond.

"... vos classes... pareil... silence." Voilà ce qu'on entendit jusqu'au troisième rang.

Du reste le brouhaha diminuait; quoique Pserre fût présent, les professeurs étaient avides de travailler, et ils espéraient toujours, naïvement, que ce serait cette fois que l'on aborderait les vrais problèmes de l'enseignement, qu'on les traiterait même, ô espoir fou, au lieu de les dissimuler derrière du bla-bla démagogique. Quand le silence fut quasiment là, Pserre en conclut le triomphe de son autorité personnelle. Tout fiérot, il entonna l'hymne à sa gloire :

"Je disais l'autre jour à un de mes amis, l'Inspec d'Ac de Mayaise : "Mon cher, les masses enseignantes que nous dirigeons vous et moi doivent être conduites plus fermement vers le jozinisme. Ne pensez-vous pas que ceux qui ne comprennent pas la nécessaire rénovation pédagogique s'excluent d'eux-mêmes de notre système d'enseignement et que l'on devrait pouvoir en tirer les conséquences pour eux ?" Il me répondit ces mots particulièrement bien trouvés : "Jozin est trop bon." Eh oui, beaucoup parmi vous n'appliquent pas suffisamment les textes et s'entêtent à faire mémoriser à leurs élèves des pages et des pages. Or en lettres, Jozin merci, la notion de programme ne correspond à rien, il faut discuter simplement avec les élèves sur des textes, surtout tirés de journaux, il faut... mais j'y reviendrai tout à l'heure... Mémoriser, apprendre est contraire à l'enseignement des lettres. Pas de leçons à réciter au BAC. Pas de paroles de professeurs à écouter et retenir. L'élève qui a appris à apprendre sait tout seul dire des choses intelligentes sur un texte quel qu'il soit, par exemple pour citer un auteur dont j'ai découvert l'oeuvre récemment par hasard, de Beau de Laire, mais vous n'êtes pas tenu de connaître des auteurs rares. Les élèves gagneront à être nourris de bons textes tirés du Nouvel Obs, du Monde, de Libé. Les journalistes sont les vrais auteurs d'aujourd'hui. Ceux de gauche je veux dire. Un article très élogieux est d'ailleurs paru sur moi dans L'Mond d'l'éduc. Lisez-le, vous en tirerez profit, croyez-moi; vous y verrez l'originalité d'une pensée dans le cadre strict du jozinisme. Jozin merci. Ah, une question... Bon, voyons."

Une dame en effet avait levé la main pour couper le flot bavard de l'autosatisfaction pédantesque.

"Comment, dit-elle, faire parler des élèves qui n'ont aucune intention de travailler ?

- Jozin, répondit-il calmement. Autre question ?

- Oui, dit une voix mâle, comment faire lorsque des élèves cherchent à empêcher leurs camarades de travailler ?

- Jozin, répondit brièvement le plédaglogue de haulte volée. Autre question ?

- Comment éviter que des élèves psalmodient des textes religieux pendant les cours ?

- Jozin, bien sûr.

- Mais encore ?

- S'il s'agit de textes chrétiens, c'est choquant car l'école est laïque, faites intervenir l'administration; s'il s'agit du coran, il faut comprendre les coutumes étrangères importées, être tolérants pour le bon devenir de notre société multiculturelle.

Un individu leva sa main sûrement sale étant donné la question qui suivit :

- Pourquoi donner au BAC des notes bidons à des élèves qui ne savent rien ?

Socialo-Inspec-Réginal vit rouge devant une telle agression réactionnaire. Il se maîtrisa :

- Vos propos, monsieur, manquent d'esprit civique.

Il y eut un brouhaha.

- Qu'est-ce que l'esprit civique vient faire là ! s'insurgea un autre pas net.

Socialo-Inspec-Réginal s'enferra :

- Parfaitement. Les textes disent, les textes officiels, faire ceci, faire cela. Pas à les discuter. Vous devez obéir. A la lettre jozin. Vous n'avez pas d'esprit civique pour poser des questions pareilles. Votre question n'est pas une bonne question. Elle s'oppose aux 100 % d'une classe d'âge avec BAC. Elle est inacceptable.

Tout le fond le hua. Cette fois on en avait marre. Mais il se mit en colère, fort des pouvoirs inspectoriaux que la mafia socialo lui avait conférés, il hurla de cette voix de tête qui l'avait fait surnommer "le vaginal" :

- Parfaitement, vous manquez d'esprit civique ! Et de tolérance car vous ne buvez pas mes paroles ! Jo-zin ! Jo-zin ! Jo-zin !

Néanmoins l'hostilité était telle qu'il dut plier une première fois. Il se tut. Il n'était suivi par personne. Le nom sacré n'était repris par personne. Il fut effrayé de sa solitude et inquiet à l'idée qu'on pouvait lui reprocher le retard pris par tous ces gens.

Il fit semblant de ne pas remarquer le brouhaha hostile et reprit sa conférence :

- Mon ami, l'Inspec réginal Mammadou, me disait qu'au jury de l'agrég. - moi je siège au jury du CAPES, mais j'y reviendrai (Il oubliait de dire que les réformes jozin avaient imposé les inspecs réginaux dans les concours pour y veiller en principe au souci de la pratique pédagogique, en fait à la conformité idéologique.) -, il vient avec des exemplaires de vos listes du BAC pour les faire critiquer par les candidats.

- Mais c'est illégal ! s'insurgea quelqu'un. Chaque professeur est propriétaire de sa liste !

Inspec-Socialo-Réginal ignora la remarque ayant compris le mauvais esprit ambiant. Il s'enferra :

- Et je dois dire, avec tristesse, que les jugements sur ce que vous faites ne vous sont pas favorables.

- S'ils veulent réussir le concours, ironisa quelqu'un, les candidats ont intérêt à répéter ce qu'on leur a conseillé de dire.

Inspec-Social-Réginal ignora.

- Moi, voyez-vous, je suis au jury du CAPES...

Il enfla légèrement et d'abord dans la salle on crut à une illusion.

- J'y côtoie des profs de fac qui n'ont pas toujours le haut sens de la plédlagloglie et qui s'imaginent que le savoir présente dans notre matière un intérêt quelconque. J'ai beaucoup de mal à les raisonner et certains ne sont pas à leur place car ils ne comprennent pas. Une grande évolution jozinienne est nécessaire, indispensable. Moi, je note qui est capable d'y collaborer.

Il enfla à nouveau, d'un seul coup, et atteignit une rondeur étonnante. Le phénomène surprit tant les masses laborieuses qu'elles se turent. Il crut que c'était l'effet de son éloquence.

- Un individu admis à étaler ses connaissances inutiles devant les candidats qui, eux, doivent perpétrer un enseignement jozinien, je le rappelle, me disait vaniteusement une fois : "Je mets cinquante heures pour préparer une explication de texte !" "Eh bien moi, lui ai-je répondu, je mets trois minutes." Mais il n'a pas compris la leçon ! Il s'est cru malin de sourire en haussant les épaules ! cet inadapté à la plédagloglie moderne, et même post-moderne, avait prouvé son infériorité à mon égard.

Il enfla si brusquement et monstrueusement qu'il y eut un mouvement de frayeur dans le sidéré auditoire.

- Par ailleurs je suis également bien placé pour parler en tant que parent car j'ai aidé ma femme à faire trois enfants. L'aînée est grande maintenant, elle réussit bien dans ses études et je pense qu'elle aura le CAPES sans problème. Mais les deux autres sont l'un au collège et l'autre en lycée et je dois révéler que je ne suis pas content de leurs professeurs de français. L'un croit encore à l'orthographe. A l'or-tho-graphe ! (Inspec-Socialo-Réginal s'esclaffa vaginalement.) Jozin a pourtant assez expliqué que ces règles contraignantes, souvent récentes, toujours embrouillées et arbitraires sont sans importance. Il a d'ailleurs, je le rappelle aux distraits réacs, publié une réforme supprimant les exceptions et corrigeant l'histoire de votre langue. Jozin merci. Un gosse est-il moins intelligent parce qu'il ne met pas d'accent sur un "a" quand le "a" peut se remplacer par "avait" ? Ou pas d'accent sur "ou" quand "ou" peut se remplacer par... même Jozin ne sait quoi ? Non, bien sûr que non. De même des profs stupides mettent encore de mauvaises notes à des devoirs sous prétexte qu'ils ne contiennent que des banalités, qu'ils sont vides, qu'ils ne prouvent pas un effort de réflexion... Ne niez pas, je le sais, mes gosses ont encore pris un 4 et un 5 ces dernières semaines. En fait, ces profs ne respectent pas les idées des élèves. (Long ricanement dans la salle.) Parfaitement. De quel droit jugent-ils ? Qui dit que leurs idées à eux sont meilleures ? Mes gosses valent mieux que ces sales réacs. Heureusement que je leur donne une formation correctrice complémentaire. Mais tous les parents n'en sont pas capables. Et les têtes de leurs enfants restent bourrées d'un savoir qu'il faut détruire pour que puisse s'instaurer chez nous la société multiculturelle. Mes gosses comme leur père seront Inspec et continueront la grande oeuvre !

Il était maintenant énorme, gonflé de partout, satisfait mais bougeant avec peine. Il sentit le besoin de se reposer.

- Allons. Vous devez être fatigués de m'entendre (il croyait faire de l'esprit en disant cela), on va faire une pause de dix minutes.

Vingt minutes après, il reprit devant une salle à moitié vide :

- J'ai peut-être paru un peu dur tout à l'heure, mais c'est pour le bien du service socialo-public. Je suis sûr que seuls les mal-pensants refuseront de le reconnaître.

Il disait cela parce qu'il avait peur que le reste de l'auditoire ne décampe, qu'il reste devant une salle vide et que cela se sache aux cimes. Son enflure avait décru légèrement, pas sa rage venimeuse contre ceux qui n'avaient pas admiré ses fulgurantes déjections pédlaglogliques. Il braguetta d'entrée une nouvelle philippique :

- Au baccalauréat, il y a de nombreuses protestations de candidats et de leurs parents contre les profs. Il faut avouer que c'est la faute de ceux-ci si des candidats n'ont pas la moyenne, tout le monde, j'espère, aura l'honnêteté de l'admettre. Or pourquoi passe-t-on un examen ?... (Il attendit quelques secondes pour laisser à l'esprit lent des profs le temps de subodorer.) Pour l'avoir. Eh oui. C'est aussi simple que cela. Quelle déception pour certains par votre faute ! Vous imaginez-vous la tristesse des pauvres gosses devant les listes affichées sur des portes pas propres ? le mécontentement des parents qui, pour la plupart, ont payé des impôts ? Vous entretenez l'échec scolaire en ne mettant pas la moyenne à tout le monde. J'ai ici des graphes, des histogrammes faits à partir de vos notes au bac. On vous en a communiqués, je le sais, afin que vous voyiez les écarts par rapport à la norme souhaitable. Vous devez impérativement truquer vos notes pour aboutir à une moyenne de 10,8 et à la répartition des notes conseillée. Remarquez que l'on vous concède encore 2 % de notes inférieures à la moyenne, à condition qu'elles ne soient pas en-dessous de 8. Jozin est magnifique. Vous êtes invités à vous servir de tout l'éventail des notes... sauf du bas. C'est ainsi que nous en finirons avec l'échec scolaire et que, en favorisant les défavorisés d'une part, en défavorisant les favorisés d'autre part, nous ferons de l'école le creuset de l'égalité sociale. Jozin est grand.

- Mais, intervint un individu qui aurait mieux fait de partir, quand un élève ne sait rien...

- Il n'y a rien à savoir, coupa Socialo-Inspec-Réginal, il y a juste à s'exprimer.

- Mais, s'entêta l'archaïque, quand il ne dit rien ! Rien !

- C'est la faute du professeur, professa Socialo-Inspec-Réginal.

- De la faute du professeur ! s'indigna l'autre.

- Parfaitement. Jozin l'a dit.

- Il l'a même écrit, intervint sérieusement un farceur.

- Exact, dit le vaginal heureux de ce qu'il prit pour un renfort.

- Mais, articula une jeune dame sans qualités, si on met une note convenable à un élève qui a reçu un enseignement défaillant, n'aboutit-on pas à conforter la position de son professeur qui pourra se prévaloir de ses réussites au bac pour continuer un enseignement qui détruit notre culture ?

Il y eut des approbations dans la masse laborieuse.

- C'est une mauvaise approche de la question, dit Socialo-Inspec-Réginal. L'élève est à considérer avant tout. Il ne doit pas subir les conséquences de l'enseignement qu'il a reçu.

- Mais justement, s'entêta-t-elle; si cet enseignement continue longtemps, il va démolir des centaines d'élèves. Mieux vaut noter juste pour sauver le plus grand nombre.

- Je ne sais pas ce que vous entendez par "noter juste", répliqua Pserre, c'est une conception vaseuse et rétrograde. Je suppute derrière votre discours qu'il y ait un savoir à savoir alors qu'il faut seulement apprendre à apprendre. Votre enseignant soi-disant insuffisant pourrait bien être meilleur que vous et si vous vous entêtez à faire mémoriser j'ai le pouvoir de vous sanctionner.

- Quoi ! s'exclama-t-elle.

- Parfaitement. De vous sanctionner. Le pouvoir.

Et il enfla brusquement.

- Jozin est grand, continua-t-il, et je suis son Inspec dévoué. J'anéantirai par des rapports ceux qui agressent les élèves par des notes insuffisantes et ceux qui essaient de leur imposer un savoir dépassé qui n'a plus de raison d'être dans le monde américano-moderne. J'ai le pouvoir.

Certains partaient. Il haussa le ton :

- Un élève n'a pas à savoir quoi que ce soit, il doit simplement être capable de manipuler des documents, littéraires ou autres, pour lesquels on doit lui fournir toutes les indications utiles afin qu'il porte un jugement motivé, c'est-à-dire critique pour aboutir au désir d'aller vers, premièrement une société multiculturelle, deuxièmement une société mondiale à l'anglais obligatoire pour tous, troisièmement une société de l'égalité par l'école !

Il n'y avait plus grand monde mais il était si bouffi que ses yeux disparaissaient dans la peau, ils avaient en outre depuis longtemps avalé leurs lunettes. Pserre était seul, content de détenir la vérité, de l'avoir dite et d'avoir le pouvoir de l'imposer en démolissant éventuellement des vies - le pouvoir n'existe que si l'on en abuse -, il serait sans remords, inflexible, jozin en un mot, il servait la cause, il la servirait sans faille, jusqu'au bout, jusqu'à la disparition de l'ennemi intérieur, au nom de la liberté jozinienne, de l'égalité jozinienne et de la fraternité jozinienne.

Merlet de retour à Paris, raisonnait sur son futur. N'al- lait-il pas vieillir ? C'est arrivé à d'autres... Com- ment garder Mélinda ? Ou comment lui trouver une remplaçante ? En politique on risque sa place à cause des décisions de nationaux qui ne vous écoutent même pas quand vous le leur faites remarquer. Votre sort est entre les mains d'égoïstes loin du peuple, leurs prises de position froissent parfois des électeurs et on risque de se retrouver coincé avec la rombière. Finir ses jours avec elle, après avoir connu celles qu'il a connues, horreur, horreur ! Ah, destin ! comme tu es traître ! comme tu tisses tes pièges anti-bonheur contre ceux qui se croient justement privilégiés !

L'incertitude torturante de l'avenir le conduisit très logiquement chez une voyante. Il avait en effet entendu à la télévision que des politiques du premier rang consultaient des spécialistes du futur autres que les experts en économie, experts eux en promenades et rencontres d'astres ou en marc-de-café, mais pas moins fiables, au contraire. Si c'est une étape obligée vers les cimes, ce n'est pas un Haut-Savoyard qui reculera, se dit-il. Et il s'y rendit.

La mémère célèbre qui l'accueillit en son antre intemporelle et cossue, avait une bonhomie bourrue, une certaine hauteur mêlée d'entregent habile, une force intérieure de certitude qui émanait magnétiquement, rayonnait jusque dans les convictions du payeur. S'il se blâmait, mollement du reste, dans l'ascenseur, en se demandant quelle serait la réaction devant les urnes si on venait à savoir cette visite, il comprit en entrant qu'une fois de plus la finesse de ses raisonnements, sa puissance de conception hardie l'avaient mené là où il était à sa place.

La dame l'interrogea à peine, consciente apparemment de l'importance de son client, soucieuse de lui épargner toute gêne, tout mensonge, puis elle se livra à la lecture des cartes de jeu comme dans des films, interprétées à l'aide des cartes astrales. Elle expliquait bien. Merlet comprenait parfaitement comment les forces du cosmos, forces énormes, avaient dû se crever à la tâche pour les produire lui et son destin. Il prenait conscience de ce qu'était sa vie. Cette étape même de sa visite ici était prévue et nécessaire, prévue par la conjonction mathématique des planètes, nécessaire pour son évolution afin d'accomplir les grandes choses pour lesquelles on avait pris la peine de le créer.

Dans l'univers transparent un Merlet ravi occupait la place d'honneur. Il n'avait pas à la mériter car elle était à lui de naissance, une sorte de noblesse cosmique cachée aux mortels, restant ordinairement cachée, mais que des êtres particuliers ont le mystérieux pouvoir de dévoiler. L'essence du monde, inaccessible par la seule intelligence, comme on le devine dans le charabia des physiciens, se révèle au niveau de l'âme, descendant en vous comme les langues de feu sur les apôtres. O Merlet, élu hors pairs, toi Le Destiné, ose, ose, tu es fait pour, inutile de craindre, ça va marcher mon gros, c'est fait pour, va, va !

Il ressortit plus sûr de lui qu'il ne l'avait jamais été, et pourtant quand on pense au culot et à l'inconscience du type on aurait cru qu'il ne pourrait plus se dépasser. La pythie a confirmé ses plus folles espérances. Il s'en étonne un peu, mais s'en réjouit.

Peu de temps après arriva à Paris un célèbre chef terroriste arabe. Récemment encore jugé infréquentable, il était devenu, par un brusque changement - mais rien n'étonne en politique - l'homme à rencontrer absolument. On parlait de paix au Proche-Orient et tous ceux qui auraient eu la chance de lui tripoter la main en lui disant trois mots pourraient passer pour avoir participé à sa réalisation.

Il s'était installé dans l'un des plus grands hôtels dans une suite que l'Etat Français paierait et aussitôt les demandes de rendez-vous avaient afflué. Tous ceux qui croyaient compter en politique - mais est-ce qu'un homme compte jamais ? - se ruaient sur la circonstance historique, exigeaient vingt minutes d'entretien au moins, convoquaient la TV et les photographes pour que nul n'ignore leur remarquable, leur prestigieuse, leur courageuse action.

Courageuse, oui, se disait Merlet, car, enfin, ce terroriste a tué, a tué par des moyens divers (ce qui n'excuse rien) des gens comme vous, vous ou Merlet. Or c'est mal. D'autre part est-ce qu'on sait ce qui peut passer par la tête d'un individu de cet acabit qui a pris des habitudes ? De mauvaises habitudes; un mot qui ne lui plaît pas et... Ou bien les adversaires terroristes du chef terroriste, pas contents et... Mais quand on aspire à devenir un national il faut se donner une dimension internationale. C'est idiot mais ce sont les exigences du monde moderne. Si bien que lorsque Phoebus, l'Aigle des brumes, avait demandé à l'ami de l'amie de sa maîtresse s'il voulait faire partie de sa suite lors de sa rencontre à l'hôtel, rencontre qui compterait pour les canards de leur région, Merlet avait-il sur-le-champ été Merlet courageux. Il n'en avait pas moins tiqué sur le mot "suite", mais il n'était pas en mesure d'obtenir un rendez-vous personnel.

Ce n'est pas que le terroriste fût regardant sur la position effective de ses visiteurs. En profiteur habile de la situation, il comprenait que le nombre était essentiel à l'effet. Plus il y aurait de gens qui viendraient à lui, plus il prendrait d'importance. Il était à la mode. Et les Français, même et surtout en vue, ne résistent pas à la mode. Il n'était limité que par le temps, il préférait donc les visites par fournées à celles d'isolés, sauf s'ils étaient médiatiques : politiques, dessinateurs même humoristiques, animateurs de variétés... Sa boulimie de rencontres inutiles le faisait paraître sympathique, on ne parlait que de lui à la radio, à la télévision, dans les journaux, les revues. On se mit à vendre dans les kiosques de charmants petits terroristes en plomb. Quand il avait dit en anglais ce qu'il ne fallait pas, il se rattrapait par trois mots anodins en français, et le lendemain ces trois mots faisaient la une.

Les ploucs du patelin merlésien allaient en baver devant les photos journalistiques; face au Merlet internationalisé ils auraient le respect dû à qui a risqué sa vie dans un palace parisien. Les temps, mon destin et moi, nous avançons. Nous avançons, avec le masque impassible du renard de la politique étrangère et le verre de champagne dans la main droite gantée de blanc. Nous avançons vers le grand moment du grand acte qui nous donnera le grand poste.

Donc on se pointe où il faut quand il faut. Phoebus dans son plus beau costume payé en liquide chez un haut couturier, Merlet dans un costume moins beau payé par chèque chez un couturier moins connu, avec trois autres, des De la politique aussi, mais fringués quelconque dans des boutiques ordinaires réglées par carte bancaire pour des sommes pas grosses. Ces trois-là n'avaient pas de destin, mais ils étaient contents de venir risquer leur vie avec les modèles au-dessus. Leurs airs épanouis plaisaient aux photographes ennuyés.

On avance, les employés et les larbins vaquant comme dans un jour ordinaire et balayant parfois le cortège plein d'importance de leurs regards blasés. L'ascenseur. Pas si rapide pour un hôtel de luxe. Et puis on entre dans la suite. Bien logé le représentant arabe. Pas de poussière sur les meubles, très propre. Alors Phoebus, puis Merlet, puis les autres serrent la main qui a tué. Merlet était un peu inquiet à cause des gardes-du-corps armés. Et voilà : lui, Merlet, a serré la pince à Claudia Carneshi, puis celle d'un assassin mais étranger. Bon sang, quel homme il est !

Seul Phoebus a droit au canapé, c'est très vexant, lui seul aura la photo intime de deux copains sur canapé. Or qu'est-ce que c'est Phoebus ? Un intrigant qui a eu de la chance. Et l'argent de sa femme. Tandis que Merlet est parti de rien, il s'est fait tout seul.

On se cause. En anglais. Phoebus affecte de comprendre, pour l'image, en fait il n'est pas fort dans la langue la plus étrangère de la planète. Un traducteur, propriété de l'habile représentant de l'ailleurs islamisé, se penche pour lui souffler. Mais il répond en anglais. Auquel le con de vis-à-vis ne comprend rien. Le péril arabe existe bien. Le traducteur traduit l'anglais en anglais, avec un petit air. Merlet est ravi : quand on a l'honneur d'être Français et la chance d'avoir un traducteur, on parle français. Il raconterait cela partout.

Il fut question des rapports est-ouest bien sûr, mais également des rapports nord-sud. Parce qu'il ne faut pas avoir une conception étroite de la politique, une conception limitée. Et surtout pas une conception nationale. Il fut question aussi de l'amitié entre les peuples.

On se retira après avoir parlé de paix, vaguement mais c'est important quand même; Phoebus eut l'honneur de trois tapes dans le dos du terroriste qui riait on ne savait de quoi mais Phoebus rit aussi, les caméras enregistraient les trois tapes, historiques évidemment; Merlet approcha son dos mais il eut peur de demander, c'est comme ça que l'on passe à côté de belles images qui plairaient aux foules insignifiantes si ce n'est pour admirer.

On passa au journal TV de 20 h. Entre autres on entendait Merlet donner ses impressions à la sortie. Elles étaient complètement favorables. Ce terroriste pas si terroriste que ça quand on l'a rencontré, raisonnait comme vous et l'autre, il parlait très convenablement des langues que l'on ne comprenait pas, serrait bien les mains et savait rire, grand atout en politique internationale. Le gouvernement serait bien avisé de développer des relations officielles avec un terroriste si fréquentable. Puisque Merlet vous le dit.

Le croiriez-vous ? il y eut nationalement et localement des critiques. C'était bas de la part de ces gens. Certains, qui n'avaient pu être reçus, blâmèrent le défilé flagorneur des marionnettes médiatiques, de plus méchants prétendirent faire un bilan de ces rencontres... Ivan, plus extrême-droite que d'habitude, demanda pourquoi Phoebus avait présenté son dos plutôt que son cul : "Je suis persuadé, dit-il - au bord du racisme -, que l'Arabe, au nom de la tolérance et de la fraternité, le lui aurait volontiers botté." Ce type qu'on laissait s'exprimer ainsi sans poursuite était odieux, voilà tout.

Merlet savait bien, lui, qu'il faisait partie ce jour des De la classe. De l'élite des élus. Seul Phoebus l'empêchait d'atteindre les places au-dessus qu'il occupait sans y faire grand chose depuis trop longtemps. Ah ! il aurait fallu des relations dans les médias nationaux...

Troisième partie :

LA STAGNATION.

 

 

Que fais-tu ? Où es-tu ? Je n'arrive pas à deviner. Je ne sens pas où tu es. Qu'est-ce que tu fais encore ! Tu baises avec le type ? Pense à ta fille au moins qui est dans la pièce à côté... Pourquoi est-ce que tu vis ? Ta vie est la gangrène de la mienne. Je ne t'oublie jamais... Cesse ce sourire qui creuse cette fossette de vice à droite de tes lèvres. Ne lui souris pas ! Qu'est-ce que je peux faire pour arrêter ce sourire ! Tu n'es qu'un sexe, une femelle comme toi ne devrait pas avoir le droit de procréer, on devrait avoir le droit de te mater, de te briser, les lois sont complices du vice.

Je ne vis que de la haine que j'ai de toi. Tu m'as toujours répugné. Tu n'es qu'une machine construite autour d'un sexe, une machine si délicate, si précieuse à casser. Pourquoi existes-tu si tu n'es pas à moi ? A quoi sert ton existence ? Est-ce que tu te le demandes parfois ? Mais non; la réflexion n'a jamais été ton fort, je me torturais la cervelle selon toi, ah que je voudrais que la tienne entrevoie ne serait-ce qu'une seconde ce que je suis. Que cela te fasse peur mais que tu le saches, que tu saches ce qu'est l'amour. Personne d'autre que moi n'est capable d'amour pour toi et tu continues d'appeler amour les simagrées bourgeoises de tes baiseurs... Combien as-tu eu d'amants ? Tu t'es livrée à leurs caprices, n'est-ce pas ? Je ne suis pas jaloux, on n'est pas jaloux d'une putain jusque dans la moelle; tu es l'abjection lumineuse, radieuse, éclatante d'une pureté limpide que l'on voudrait atteindre par toi et lorsqu'on t'a, il ne reste rien, tu n'es qu'une erreur. Une de plus. Ne te flatte pas : une parmi d'autres. Même pas pire.

Ta beauté est dans la haine de mes yeux qui te voient par tous les regards des autres, ces regards qui te touchent publiquement, auxquels tu ne te dérobes pas; il a fallu que je prenne les regards des autres pour que tu ne m'échappes plus. Je te suis, je t'environne sans cesse, tu ne fuis pas, tu ne sais pas que c'est moi.

Peut-être viendras-tu aujourd'hui ?

En attendant quand je raconte le monde, je parle de toi...

Filent les temps et les rentrées scolaires et les rentrées poli- tiques. Tous les dirigeants à l'engrais profitaient, le pays pouvait constater leurs rondeurs : les quatre millions de chômeurs pouvaient se dire, émus, que, au moins, ceux-là mangeaient, et les enfants des quatre millions de chômeurs à la vue de Proviçat prenaient une juste idée de l'importance de l'Education Socialiste and Co. Après quoi ils allaient continuer d'avoir faim à la cantine car Proviçat strict pour son budget ne plaisantait pas sur la taille des rations. Le nouveau lycée commençait d'être édifié, avec deux ans de retard mais toujours aussi inutile dans les faits, les dirigeants y trouvaient leur compte pour leurs carrières, c'est le pays qui paye. Proviçat avait maintenant beaucoup de commissions au lycée, un peu sur tout, on n'en a jamais trop, il semblait ainsi dynamique parce qu'il avait remué du vent, ses rapports à Rector III étaient enthousiastes à son propre sujet, il y montrait grâce à la rédaction de sa secrétaire quel brillant animateur de lycée il était, mais ô injustice - notait-il pas l'intermédiaire de la main serve - la presse ne parlait jamais de lui gratuitement, il avait pourtant de la drogue, du sexe, du travail en équipe, de nombreuses commissions, des cas de violence - il en citait quelques-uns - et l'enseignement ici était exemplairement réduit à sa plus simple inexpression. Rector III pouvait demander à Pserre si on n'enseignait pas le french à la place des trucs littérato-éculés, on faisait de mauvais rapports sur les résistants, on magouillait sur leurs notes, on n'épargnait rien pour le triomphe de Jozin. Et pas d'article gratuit, jamais !

Oh, des idées, il en avait.

Un jour qu'il se promenait les mains derrière le dos, oisif, s'ennuyant, il aperçut des gens, dans son lycée à lui, en train de traîner une serpillière mouillée derrière eux dans les couloirs. Justement intrigué, il les garda à l'oeil, nota leurs allées et leurs venues ("Je note tout."), puis enquêta. C'est ainsi qu'il découvrit par hasard l'existence du personnel ATOS, c'est-à-dire du personnel d'entretien, de maintenance, de cuisine. Interrogé, l'intendant confirma cette existence. Jusqu'ici Proviçat, trop occupé dans les hautes sphères, avait toujours cru que la parole de Jozin suffisait à chasser la poussière, la découverte de cette aide obscure causa une perturbation dans son intellect et il dut faire une retraite d'une fin de semaine dans une île antillaise aux frais du lycée pour redevenir performant, c'est-à-dire novateur. Car ces gens, puisqu'ils existaient, avaient besoin d'être réformés, il ne savait pas encore de quoi mais pour le fond il n'y avait pas de doute. Proviçat avait d'ailleurs remarqué (Quel oeil !) que certains manoeuvraient leur serpillière de droite à gauche, alors que, évidemment, ce devrait être l'inverse.

La logique le mena à la fantaisie de les réunir dans son bureau. Il était curieux de les voir. Et maintenant qu'ils étaient là, debout devant lui assis, vu leur nombre, dix-huit, il se demandait s'il n'aurait pas besoin d'une seconde retraite de fin de semaine dans une île antillaise. L'idée lui vint d'un sureffectif : ça expliquerait... pas tout... mais quand même...

On pouvait aussi créer une commission ATOS, chargée de réfléchir sur leur nécessaire évolution. On pourrait même admettre un ou deux de ces gens au sein de la commission... hein ?... pour que tous admirent sa longueur de vue.

- Je vous ai réuni... parce que ça ne peut plus durer.

- C'est vrai, intervint sans gêne un des rien, les aspirateurs sont trop vieux et y en a pas assez.

- Celui du quatrième, i march'plus, dit un gros homme, comment j'peux faire ? En faut un neuf.

- Oui oui, approuvèrent les autres.

Proviçat considéra avec stupéfaction les êtres. Est-ce qu'ils croyaient vraiment qu'un homme tel que lui s'occupait des aspirateurs ?

- Voyez l'intendant, fit-il sèchement.

- L'intendant il n'écoute pas, dit une femme qui avait tenté plusieurs fois d'expliquer à l'intendant ce qu'était un aspirateur.

- I comprend pas la différence entre «marche» et «marche pas», ajouta le gros homme. Pourtant, c'est simple !

Il faut signaler que nous avions un intendant jozin très branché. Les danses à la mode, les congrès syndicaux, les films américains, le jazzz, et bien sûr les meetings de Jozin, il connaissait à fond, il participait un max, avec tout son temps libre et même, si la nécessité l'y contraignait, avec son temps de travail, mais sur les aspirateurs il nous faisait une panne. C'était la faute, évidemment, ô pauvre Freud pauvre exploité, de sa petite enfance; sa mère, un jour d'avant-Jozin - relire pour jouissance son célèbre discours aux fers à repasser après lequel les pannes ont diminué de 90 %, ceux-ci ayant pris conscience de leur rôle social -, avait, sans gêne aucune, passé l'aspirateur à moins de deux mètres de lui : cette faute maternelle contenait en germe le drame d'une vie, cette fixation sur le bas objet qui l'avait malmené à choisir le métier d'intendant et ce refus de s'occuper du bas objet qui le menait à anticiper la société jozinienne des loisirs jozins. C'était un prématuré social, à ce titre Proviçat l'aimait.

- Je n'admettrai pas, hurla-t-il, que le petit personnel mette en cause cet homme de valeur ! de mérite ! Comment osez-vous critiquer un authentique jozinien, comme moi, comme Censreur, comme CPE ! Vous êtes des réacs, hein ? De sales réacs ! La vérité c'est que vous êtes des paresseux, vous faites faire votre travail par des aspirateurs ! J'en étais sûr, il y a sureffectif. Je statuerai sur votre sort. Et il n'y aura pas de commission ! Allez, zou, dehors !

Et il poussait les autres, éberlués, vers la porte. Non mais ! L'insolence de ces gens ! Quand l'intendant fut, par lui, mis au courant de la fronde ATOS, il fut outré et conseilla des sanctions.

Depuis quelques temps,, des échos surprenants de propos scandaleux proférés par les immatures scolaires agres- saient les oreilles paternalistes de Proviçat. D'abord il n'y avait pas cru... il ne voulait pas y croire. CPE revint le trouver, confirma, insista sur la nécessité d'interventions rapides...

L'élève est accepté dans les écoles parce que l'administration est bonne. L'élève est un outil de travail. L'élève n'est pas inutile au système scolaire. L'élève doit comprendre que l'administration est importante, la plus importante. L'élève doit admirer Proviçat.

Or de mauvais esprits se seraient glissés dans nos salles, des esprits contestataires. L'argent public n'est pas pour les non-socialistes, «qu'ils aillent dans le privé !» s'exclama Proviçat. Mais on ne lui donnait pas les possibilités techniques de faire les tris judicieux, n'importe qui venait dans ce lycée. Jozin avait pourtant ingénieusement noyauté les classes car le parti dans son Club des jeunes prodiguait des conseils pour devenir délégué, pour prendre des initiatives programmées par lui, et CPE intervenait dans son antenne locale gracieusement au titre des bonnes relations que doit entretenir un établissement scolaire avec le milieu socio-économique. Bref les délégués élus par les élèves et les délégués dans les différentes structures où ils avaient le droit, c'est-à-dire l'obligation, de siéger, étaient quasi tous bien-pensants. Et pourtant...

Ça bougeait dans les bas-fonds.

Dans la cour on s'attroupait autour de discoureurs. D'après CPE et Censreur, des élus seraient passés à l'ennemi.

Pire encore, lors de la réunion habituelle des proviçats autour de Rector III, il apprit que c'était général, pas seulement l'académie même, non, le pays ! Des circulaires confidentielles pleines de mesures arrivèrent en vrac, contradictoires souvent avec les grands objectifs, parfois signées Jozin et pourtant elles étaient réacs !

Proviçat n'y comprenait rien, ne fit rien.

Un jour une nouvelle l'assomma. Il demanda qu'on la lui répète. Il n'y croyait pas : ce qui se préparait, c'était une grande grève contre Jozin.

Il se répéta plusieurs fois, machinalement, l'énormité puis alla se coucher. La tête lui faisait mal. Il souffrait à Jozin. C'était un cauchemar... Voyons, ces élèves, on a tout fait pour eux, tout fait pour eux ! Ils n'aimaient pas estudier la littérature françouaise... on l'a supprimée; ils n'aimaient pas supporter le discours professoral... on l'a interdit; ils n'aimaient pas redoubler... on a établi le passage en classe supérieure automatique; ils n'aimaient pas apprendre des dates et des faits historiques... on a réformé l'enseignement de l'histoire; ils n'aimaient pas penser, toujours penser à l'orthographe... on l'a déclarée accessoire; ils n'aimaient pas lire... on a créé des livres spéciaux pour eux, flattant leur naïveté et leur refus de ce qui les dépasse, avec beaucoup de bons sentiments joziniens partout; ils n'aimaient pas qu'on leur montre leurs erreurs... on a déclaré qu'ils avaient leurs idées et que toute idée devait être acceptée; ils n'aimaient pas... mais la liste serait interminable... Ici c'était un lycée moderne, mo-der-ne. On avait du ping-pong, beaucoup, on avait de l'informatique, on avait des sorties, on avait du rock, on avait des films américains (il avait fallu batailler dur contre un prof de french réac qui voulait enseigner l'histoire du cinéma français et qui réclamait ses vieilleries), on avait du sport, beaucoup de sport etc etc... Alors ? Qui a mieux compris les jeunes que Jozin et son Proviçat ? Et pourtant ils faisaient une grève. Une grève ! Allez comprendre...

Il se releva, la tête en feu. Mais il fallait agir. Il allait dialoguer. Réunir les jeunes et dialoguer. A sa manière, naturellement. En leur expliquant que Jozin est grand.

Toutefois, avant, il décida une réunion d'urgence des professeurs. CPE et Censreur allèrent rameuter. Mais au total cela ne faisait pas grand nombre. En effet beaucoup étaient en stage. Pour être bien noté, pour prouver son adhésion à la néo-politic de Jozin (Jozin est grand !), il était préférable, c'est-à-dire indispensable, de s'inscrire à de nombreux stages et même d'y aller, au moins pour signer les feuilles de présence. Des professeurs de math étaient en stage de céramique, d'autres de danse - afin d'être moins coincés ensuite devant leurs élèves : il faut avoir la maîtrise de son corps, savoir retourner aux rythmes et aux gestes primitifs -, des profs de physique en stage de culturisme, des profs de français en lavage de cerveau comme d'habitude - stage imposé, sans inscription préalable -, des profs d'histoire en stage de rire, des profs d'anglais en stage d'espagnol - grands débutants; parce que la spécialisation sclérose -, des profs... bref, l'efficacité jozinienne était telle qu'il n'y avait guère de cours au bahut en ce moment. On trouva une vingtaine d'enseignants, le tiers des effectifs, qui traînaient à la recherche de leurs élèves : déjà, depuis la disparition des punitions, beaucoup de ceux-ci manquaient ou arrivaient à des heures ahurissantes, en plein cours, sans s'excuser, mais depuis que le grand projet de grève monopolisait les jeunes énergies, ils ne pouvaient plus venir pour huit heures parce qu'ils n'auraient pas eu assez de sommeil, et à neuf heures ou dix les discussions préparatoires de l'Assemblée générale avaient commencé. En chômage technique les profs furent ravis d'avoir une réunion à eux, rien que pour eux.

Proviçat vint le dernier et parla :

"C'est votre faute. Vous n'avez pas bien travaillé pour la gloire du socialisme. Jozin en moi se sent trahi par ses troupes."

Il s'arrêta un instant pour promener un lourd regard chargé de menace sur les irresponsables responsables.

"Il y a des promotions attendues qui n'auront pas lieu ! Je saurai les empêcher. J'ai plus de relations que vous ne croyez !

(Un silence.)

- Mais, objecta un coupable, c'est national, pas local.

- Et alors, répondit Juge-Proviçat, la nation n'est-elle pas composée de localités ? Vous n'échapperez pas à vos responsabilités avec des subtilités de ce genre... ni d'un autre d'ailleurs.

Il y eut des «oh» indignés, mais on ne le faisait pas renoncer et changer d'idée. Un bloc, Proviçat; le chêne à côté, roseau.

- Certains d'entre vous, ne niez pas, ne vont pas au ping-pong, je le sais. D'ailleurs si vous êtes de bons profs, pourquoi n'êtes-vous en stage comme les autres ?

- Moi, dit un coupable timide et craintif devant l'insensé toupet de Proviçat, on me refuse presque toutes mes demandes, je ne comprends pas pourquoi, je postule pourtant un max pour n'importe quoi.

- C'est vrai ça, intervint une forte femme, y a du favoritisme, moi je suis toujours au boulot pendant que les autres s'amusent.

Proviçat bondit :

- Le stage est le vrai travail du professeur ! On ne s'y amuse pas, Madame. Si vous y aviez si mauvais esprit, ça ne m'étonne pas qu'on ne vous y prenne plus.

- Enfin ! coupa un représentant d'un mauvais syndicat quasi sans adhérents ici, ce n'est pas en multipliant les absences des professeurs que l'on donne aux élèves le goût du travail.

- Le goût du travail, renifla Proviçat avec mépris, quelle terminologie passéiste. Mais ça ne m'étonne pas de vous.

- Le goût du travail, parfaitement, s'entêta l'hyper-coupable, à force de se balader au lieu d'avoir des cours, les élèves y ont pris des habitudes, c'est aller en cours qui leur paraît anormal.

- Y en a, dit la forte femme, que je ne vois jamais.

- Moi je suis toujours tout seul, intervint timidement le timide osant.

- C'est parce que vous n'intéressez pas les élèves ! éclata Proviçat. Combien de fois vous l'ai-je dit : il faut in-té-res-ser !

- C'est une terminologie ridicule, coupa le mal syndiqué qui n'aurait jamais aucune promotion et dont on aurait la peau tôt ou tard par n'importe quel moyen. Je vous ai déjà dit que l'on n'intéresse pas n'importe qui à n'importe quoi; même la publicité n'y arrive pas; et nous, nous n'avons pas des femmes nues à montrer et des motos pour...

- Moi, articula Proviçat qui avait du mal à revenir de sa stupéfaction, moi ridicule ! Mais vous perdez la tête ! Oser me parler comme ça, à moi !

- Et alors ? c'est comme ça que vous parlez aux autres, intervint la forte femme qui se croyait tout permis parce qu'elle était femme et parce qu'elle était forte.

- Absolument, dit une voix du fond, surveillez votre vocabulaire et nous surveillerons le nôtre.

- Et d'abord, cria un excité, qu'est-ce que vous avez jamais fait, vous qui donnez si bien des conseils aux autres ! Si vous êtes si bon, prenez donc une classe, c'est tout simple, que nous puissions admirer vos compétences, je ne demanderai alors qu'à suivre le bel exemple...

- Vous... vous..., bredouilla Proviçat, stupéfait qu'on ose lui demander de s'abaisser aux tâches inférieures.

- Mais en réalité, continuait l'individu qui se démasquait ce jour - et vraiment celui-là Proviçat ne l'aurait pas soupçonné -, tout votre baratin est irréaliste, vous dites des conneries...

- Bravo, entendit-on de tous côtés de la part de ceux dont on ne voulait même plus dans les stages, bravo. (Les faibles trouvaient la force d'approuver ce qu'ils pensaient.)

Proviçat sentit le danger :

- Vous, répondit-il sèchement au dernier agitateur, vous êtes un prof de french, je téléphone immédiatement à Pserre.

L'autre blêmit car Pserre connu pour son absence de compétences qu'il promenait avec mégalomanie, l'était aussi pour être un exécuteur. Au nom de Jozin il s'était employé à démolir tous les meilleurs profs de l'académie accusés de ne pas assez travailler en équipe, de ne pas faire assez baratiner à tort et à travers les élèves et d'accorder trop d'importance à leur matière. Mais le mal syndiqué vola au secours du quasi assommé :

- Le coupable de ce qui ne va pas dans ce lycée, c'est vous !

- Moi ! hurla Proviçat plein de haine. Viré ! Je te ferai virer !

- Oui, vous !

- Vous !

- Vous !"

Et tous, êtres écrasés depuis des années, malgré eux et leur prudence habituelle, répétaient l'accusation. Le responsable était le coupable. Ils avaient fait ce qu'il leur avait dit. Ils n'y pouvaient rien si cette politique et cette prétendue pédagogie étaient idiotes, idiotes !

Alors Proviçat attaqua, froidement, méchamment, individu par individu, citant des noms, annonçant ce qu'il ferait s'ils ne s'excusaient pas. Qu'ils s'excusent et tout de suite ! Son incroyable toupet ferait encore merveille ! Au nom de Jozin dont il était le croisé, il pourfendait les infidèles. Mais l'ennemi était trop nombreux. Il est des cas où le courage, si grand soit-il, ne suffit pas devant ceux qu'il avait pris l'habitude de considérer comme des minables.

Ses menaces engendrèrent une union des faibles d'autant plus hardis qu'ils n'en pouvaient plus de supporter ce jozinien, une guerre de libération était déclenchée.

Le brouhaha était extrême, des cris s'élevaient de toutes parts, un tumulte que la voix hurlante et menaçante de Proviçat ne couvrait plus que rarement; comme on ne s'entendait plus, ceux qui voulaient lui dire ce qu'ils avaient sur le coeur s'approchèrent, mais ils étaient nombreux, et les autres suivirent sans savoir pourquoi; on se bousculait par énervement, sans le vouloir. Proviçat fut poussé, heurté, lui, le Proviçat ! Oh Jozin ! Il faillit tomber, se rattrapa, reçut des coups sans savoir de qui, ni d'où. Il reculait, il reculait vers la sortie, mais où était-elle ? Il étouffait. Il ne comprenait plus rien de ce qu'on lui hurlait. Ces gens n'aimaient pas Jozin, ils n'étaient pas des pédagogues, ils étaient des réacs, de sales réacs, ils étaient racistes, parfaitement, racistes, et même si ça n'avait rien à voir, racistes quand même. Et tout d'un coup il trouva la porte, derrière laquelle l'attendaient, blêmes, CPE et Censreur pour couvrir sa retraite. Dès qu'il vit le champ libre derrière lui, il se mit à courir sous des cris de haine tandis que ses lieutenants à leur tour en prenaient plein la gueule.

Proviçat après des années d'efforts consacrés à la rénovation pédagogique venait d'être mis à la porte de sa propre salle de réunion dans son propre lycée.

Arrivé à bout de souffle dans son bureau, il s'effondra dans un de ses bons fauteuils qu'il aimait tant. Il tenta de réfléchir. Mais pour lui réfléchir voulait dire chercher dans les oeuvres complètes de Jozin le remède, or celui-ci n'avait pas prévu la situation. Même Jozin ne peut pas avoir tout prévu.

Proviçat se dit finalement en voyant entrer ses lieutenants défaits et pas mal amochés que la journée n'était pas globalement positive.

Merlet devait bien se l'avouer, il s'ennuyait sur les ci- mes. La jalousie des Nationaux l'écartait. L'Aigle des brumes faisait jouer ses relations pour contrarier son ascension. A l'Assemblée c'était la lutte contre l'endormissement, un vrai supplice mal payé par les quelques millions de l'indemnité parlementaire. Aussi n'y allait-il plus que rarement. A quoi servait-il assis à sa place en train de ne pas écouter les intervenants ? Tout ce qu'on lui demandait, que l'on exigeait de lui, c'était de faire du brouhaha quand les opposants avaient la parole. A quoi servait l'Assemblée, d'ailleurs ? simple chambre d'enregistrement des décisions du gouvernement socialiste ?

Mais des élections se profilaient, les sondages annonçaient de grands changements : la gauche blackboulée, la droite modérée de retour. On ne serait plus réduit aux pouvoirs locaux, on allait distribuer les places, les fonctions, décider, enfin ! A condition de réussir à s'imposer dans son propre parti.

Se promenant avec Perluquet, son alter ego, Merlet ramenait souvent sur le tapis de roulette les grands enjeux personnels et également nationaux des élections en vue. Ils étaient quelques-uns, injustement écartés par les profiteurs du parti, à se réunir, ils n'étaient pas encore un groupe mais ils étaient l'embryon; ce qui leur manquait pour grossir, Merlet le constatait amèrement, c'étaient des idées. Voilà ce qu'il cherchait avec Perluquet, pendant des heures. Mais des idées, il n'en avait jamais eu beaucoup. Où est-ce que ça se trouvait, ça ? Où était le magasin à idées neuves ? A qui les acheter ? A moins que l'on ne trouve un naïf à qui on laisserait des miettes. Mais où trouver un naïf à idées ?

A défaut du grand projet, on se rendait régulièrement sur le terrain pour préparer les élections. Les petites gens étaient bien sûr contentes et flattées de voir leur puté, certains l'avaient oublié depuis la dernière élection, il fallait leur rafraîchir la mémoire. Tâche difficile car des lois désormais limitaient les dépenses de campagne et interdisaient l'affichage sauvage même en couleurs. Mais on avait toujours le droit de serrer les mains et Merlet serrait, serrait. Un jour il se retrouva en pleine rue en train de serrer, par distraction, la main de son adversaire socialiste. Il fit passer la chose en évoquant l'intérêt supérieur de l'Etat.

Le journal du maire fut un point fort de la campagne. Luxueux, sur papier glacé, il faisait l'apologie de sa gestion; photographies de lui et photographies de lui, à toutes les occasions et non-occasions, Merlet tous formats, ici avec les humbles, là avec les décideurs, ailleurs seul devant ses oeuvres, les grandes réalisations de son règne : la rocade, la mairie, le centre-ville (une demi-rue) rénové, la salle des fêtes (genre halle de village mais en moderne et surtout très chère) illuminée un soir d'août... Quelle multiplicité dans les créations ! O Merlet ! Comme l'adjoint premier a travaillé avec les emprunts que tu as contractés !

Dans cette période d'intense activité qui le menait sans cesse de Mélinda à la rombière, il reçut le choc de la grève contre Jozin. Cela aurait dû lui faire plaisir, mais pas du tout. Elle détournait l'attention de lui. Et il n'y comprenait rien.

Des jeunes demandèrent à la rencontrer : il refusa noblement, prétextant que la politique ne devait pas intervenir dans les écoles. En fait, il ne comprenait pas. Certes tous ses partisans blâmaient Proviçat de démolir la culture nationale en se servant de ses fonctions, mais lui en tant que puté, avait une hauteur de vue qui lui faisait porter des jugements qui... que... enfin bref, laissons ça comme ça... l'Europe, voyez-vous !.. Oui, l'Europe... donc détruisons le français par l'english, trahissons nationalement des millions et des millions de Français bien enterrés... les temps changent... et puis on ne ressort pas de la tombe... il est scientifiquement prouvé que l'on ne s'y retourne même pas... donc c'est sans risque... et puis... et puis... réfléchir lui faisait mal à la tête... en voilà assez ! Il avait l'autorité donc il savait. Il avait raison et voilà tout. Il expliquerait à nouveau si on devenait capable de comprendre.

A la TV, pour la campagne, les experts du chômage se succédaient, le premier ministre du premier million, le premier ministre du deuxième million, le premier ministre du troisième million, et comme le quatrième était en vue, il était temps de changer de gouvernement. C'étaient tous de grands hommes qui méritaient bien leurs places et si quelqu'un le niait, ils disaient: "Et vous, qu'est-ce que vous préconisez ?", tout prêts, il faut le reconnaître, à voler des idées pour faire une carrière plus belle encore. Le président lui-même était un homme encore plus grand, car élu pour éliminer le chômage, il avait eu trois premiers ministres qui avaient créé plus de trois millions de chômeurs. Merlet l'enviait. Il pensait qu'il aurait fait aussi bien.

Proviçat refaisait surface; tel le diable qui sort de sa boîte, il jaillit de son bureau pour aller sauver Jozin. Des re- présentants des élèves demandaient à le rencontrer en terrain neutre. Ils avaient refusé son bureau, CPE s'était entendu avec eux pour la cafétéria.

Plein d'ardeur, dès son entrée Proviçat fut secoué. Qu'est-ce que c'était que ceux-là ? Il n'en connaissait aucun. Ce n'étaient pas les délégués que CPE et le parti préparaient aux fonctions de décideur !

- Mais, balbutia-t-il à CPE, ce ne sont pas les nôtres...

- On n'a pas le choix, souffla CPE.

- Je refuse, dit Proviçat d'une voix forte, de rencontrer de prétendus représentants sans légitimité.

- Ne faites pas ça, implora CPE.

- Qu'est-ce qu'il raconte ? dit une grande blonde, on est légitime puisqu'on a été désigné.

- Ouais, approuva un longiligne lunetté, nous sommes le comité révolutionnaire légitime.

- N'aggravez pas les choses, implorait CPE à l'oreille de Proviçat, ou je ne réponds de rien.

- Très bien, dit Proviçat les lèvres pincées, je vais leur parler.

Et il s'avança avec la force tranquille parmi ces on ne sait qui. Il commença : "Jozin est grand..." Des «hou-ou !» fusèrent des vingt bouches ados. Proviçat n'en revenait pas, jamais il n'avait été hué si tôt. Il répéta mécaniquement : «Si, Jozin est grand...» avec le même succès... Alors il changea de tactique :

- Les experts de l'éducation, toute la presse le reconnaît, prouvent que jamais le niveau n'a été aussi haut...

- Qui les paie ? demanda la grande blonde.

- Je suis bien placé pour savoir que c'est faux, railla un individu du second rang. (Même ceux-là parlaient.)

- Les experts joziniens sont les meilleurs, répliqua Proviçat. Ils ont des critères entièrement nouveaux qui ridiculisent les passéistes. Jozin est grand.

- Pauv'con, dit un bien formé.

- Hein ? fit Proviçat qui avait vaguement entendu parler à la TV d'écarts de langage mais qui n'avait jamais imaginé qu'ils pourraient le concerner, lui.

- On n'est pas venu pour entendre tes conneries, proféra un fin lettré à la Jozin, on est venu te dicter nos exigences.

- Vous êtes des éléments extérieurs au lycée, j'en suis sûr ! réagit Proviçat.

- Mais non, souffla CPE alarmé.

Un «oh» surpris et menaçant s'éleva des rangs adverses.

- En tout cas c'est ce que je vais communiquer à la presse, c'est ce qu'on lira dans tous les journaux. Des agitateurs se sont introduits dans un lycée tranquille pour détourner nos enfants (trémolos obligatoires dans la voix) du droit chemin.

Deux longues phrases à suivre; depuis le début il n'avait pas réussi à en caser autant; il crut un instant qu'une fois de plus son incroyable toupet avait fait basculer le destin charmé en sa faveur.

- Quel salaud ! dit calmement la plus petite des filles sûrement encore en seconde.

- Et dire que ce sont ceux-là qui sont chargés de notre éducation, soupira rêveusement un illettré du troisième rang.

- La grève, vous allez l'avoir, dit la grande blonde, et je vous promets qu'elle sera plus dure ici qu'ailleurs.

- Voyons, essaya d'intervenir CPE qui utilisait souvent à fond le truc du CPE sympa copain des élèves, voyons, on va pas se quitter comme ça, on peut discuter...

Mais les délégués s'en allaient, silencieux et fâchés, sans qu'il réussisse à les retenir. Ils rendraient compte sous peu à l'A.G. du comportement négatif de l'administration. Ils expliqueraient aux autres la nécessité absolue d'informer eux-mêmes les médias, sinon ceux-ci se feraient l'écho des mensonges de Proviçat et sévirait la désinformation.

Proviçat restait sur place, sidéré. Ça n'avait pas marché. Son petit monde de Proviçat s'effondrait. Même les gosses... Alors là... Que faire, ô Jozin ?

C'était une dure époque que celle-là. Les grands esprits du temps, dont nous évoquons les hauts faits, étaient victimes de mesquineries sans exemple dans Homère. Cela navre le coeur de voir tant de forces perdues pour régler leur compte à des petitesses. Mais c'est cela la démocratie, la possibilité pour les jaloux de mordre les géants, et Merlet qui était de leur race, qui était des leurs, souffrait d'attaques basses dont les coupables ne rougissaient pas.

Qu'est-ce qu'on avait à lui reprocher ? Rien, bien sûr. Pourtant ça n'empêchait pas. Des dires nocifs circulaient venimeusement... au sujet... au sujet de... c'est à peine croyable... c'est incroyable... au sujet de l'argent qu'il touchait.

Eh oui.

Comme si un Represtentant de le Nafcion, un Puté sans peur, sans reproche, sans rien, un des De ou quasi, lequel a serré des pognes illustres, avec preuves photographiques sur demande en joignant les timbres pour la réponse, comme si l'Homme sur qui tant de voix de ses confitoyens s'étaient portées, l'Homme-tête pour la conduite du troupeau, le Pasteur trop bon jusqu'à la tonte, oui, pouvait jamais être payé à l'altitude de ses fonctions ! Qu'est-ce qu'il touchait en fait ? Grâce au cumul des mandats, 750 briques, depuis peu légèrement imposées à cause de la démagogie des Nationaux riches par ailleurs. Or 750 briques... par an, attention, pas même par mois...

"Quand on pense, ruminait-il avec amertume, à ce qu'encaissent des dirigeants d'entreprises ! Dix fois plus ! Or qu'est-ce qui est le plus important, diriger dix mille ou même trente mille employés ou diriger soixante millions de trèsconfitoyens ? Ah si on était aux Unitaides states, on ne vous reprocherait pas le fric honnêtement passé dans la pocket, cons les Amerloques mais pleins aux as c'est connu et pour les putains de luxe leurs réseaux c'est autre chose qu'en France. Ici y a encore trop de morale. C'est ça la tare. Et Mélinda, au prix qu'elle coûte... mais bien, Mélinda..."

Avec 750 briques, étant donné les frais d'un puté, qui plus est d'un puté ambitieux, qui a l'ambition d'être réélu, qui a l'ambition de continuer à toucher les 750 briques, une misère mais enfin on y tient, on a des habitudes - de repas fins, de voyages d'affaires à l'étranger en première classe et même en first class (pareil en plus cher), de jeunes maîtresse aux seins qui valent le coup... -, avec 750 briques, on peut vivre, d'accord, sans faire de folies, en comptant comme un comptable, alors qu'à l'Assemblée, au Conseil dérégional, au Conseil djénéral, on distribue des milliards ! des milliards ! Et on n'est payé, avec un cumul de fonctions qui va être interdit d'ailleurs, que 750 briques pour ça ! Et il y a des gens qui vous les reprochent !

On comprend que Merlet soit amer. Lui qui a tant fait pour son pays, qui est même présent de temps en temps dans l'hémicycle - parce qu'il faut rester en contact -, sinon il emploie la bonne vieille blague de l'énorme travail de puté sur le terrain quoique ses électeurs ne le voient qu'aux élections et que ses aides fassent tout le courrier, lui qui a «donné sa personne à la France», don coûteux il est vrai mais en retour il est bien naturel qu'elle pourvoie à ses besoins, tout de même. L'ingratitude des Français envers leurs grands hommes est connue et reconnue, ils refusent d'admirer, ils sont médiocres, voilà le terme, et ils veulent traîner les étoiles en justice pour les empêcher de briller.

"Mais, se dit Merlet, il faut mettre des sous de côté aussi, pour les vieux jours sans mandat officiel... Et puis quoi ! Ce que je fais, ceux qui me le reprochent, s'ils pouvaient le faire, ils en feraient autant !"

C'était sa morale politique, peu avant que n'éclatent les affaires de fausses factures.

D'un certain côté les professeurs étaient fiers de l'organi- sation de leurs petits jeunes : ils avaient su demander les autorisations nécessaires, s'entendre avec la préfecture, la mairie, la police, rencontrer les délégations des autres lycées pour une synchronisation de l'action, établir des contacts avec la presse - la TV régionale viendrait, on avait un peu retardé le défilé pour qu'elle puisse le filmer après celui de la ville voisine -, enfin ils avaient établi leur propre service d'ordre pour arrêter les voitures sur le trajet prévu, éviter les débordements... C'était en un sens trop bien, certains professeurs, ayant tout de même une vague conscience de ce qu'était leur enseignement, se demandaient où leurs élèves avaient appris tout ça; d'autres se félicitaient; beaucoup savouraient le jour de congé; ceux en stage trouvaient que ce n'était pas juste. En somme on aurait pu être content si les ados ne s'étaient pas trompé de cible. "Ils sont à l'âge de la révolte, vous comprenez ?" expliquait la vieille prof de french favorite de Proviçat qui n'avait pas hésité à s'arracher à son stage de naturisme - utile parce que le prof doit se sentir bien dans son corps, ne pas être complexé - pour venir commenter les événements sur place; elle guettait l'arrivée de l'équipe télé pour se mettre sur son chemin; elle n'avait pas eu le temps de rencontrer les élèves. "Ils s'attaquent au père, c 'est normal", continuait-elle vaguement barbouillée de psychanalyse. Elle avait conscience de bien comprendre, la situation était claire, et, grâce à elle, les autres comprenaient aussi. La dame venait de poser sa candidature pour être inspec réginal d'pédagloglie parce qu'elle ne pouvait se le cacher plus longtemps : les capacités pour cette fonction l'habitaient, exigeaient d'elle qu'elle ne recule pas devant le fait de renoncer à enseigner. Le sens du devoir est le soutien des états.

Proviçat, seul, refusait d'accepter ce qui se passait. Il errait douloureusement dans le vaste lycée vide et téléphonait sans cesse à la météo dans l'espoir que des averses torrentielles obligeraient les ados à rentrer. Toujours rien. Jozin ne se décidait pas à faire pleuvoir : la santé des jeunes avant tout, on le reconnaissait bien là, mais la bonté excessive peut être une erreur... la preuve.

Le reste du temps Proviçat écoutait la radio et regardait la télé, c'est comme ça qu'il avait appris l'heure de la manif locale. Il hochait la tête sans arrêt, mécaniquement, sans s'en rendre compte. Ses soupirs attristaient ses fidèles. Il geignait parfois, malgré lui; sa souffrance était trop forte. "Jozin, Jozin", implorait-il, gémissait-il, reprochait-il. Des larmes, de grosses larmes de Proviçat lui venaient aux yeux.

Soudain une angoisse horrible le tenailla : et si Jozin croyait qu'il était complice ? qu'il n'avait pas lutté jusqu'au bout ? le tenait pour responsable ne serait-ce qu'en partie de la démence locale ? L'idée si peu solide qu'elle soit, lui était insupportable. Il essaya de réfléchir. Que faire ?... Il allait écrire une lettre à Jozin, oui, c'est ça ! une lettre personnelle, nul ne serait au courant, pas même la secrétaire, il écrirait une lettre... seul.

Avec l'audace tranquille de l'homme fort qui a pris une grande décision, il regagna son beau bureau, ferma soigneusement la porte au verrou, prit une feuille et suça son crayon. Enfin il écrivit :

«A Jozin, son Proviçat,

Cé pas ma faute. Cé Censreur qui a tout fé. Moi, rien.

Les élèves y sont pleins d'éléments extérieurs pas réspétueus, on leur a pas apris bien le socialisme a l'école, mais cé pas ma faute car extérieurs et cé la faute des profs de french réacs qui enségne le francais et meme des letres.

Et puis encore : les agregés cé des priviligiés car quand je dis ils ricanent, i faut donné plus pouvoirs a moi.

La greve cé eux, tout ce eux là, moi pas. Les eleves mauvais pasque pas éduquait seulement par profs jozin.

A mort les non jozin !

A Jozin,

son Proviçat pour la vie.»

Puis le paraphe, superbe comme le reste.

Il en avait sué, le pauvre gros, pour rédiger seul un texte si long. Mais quand on croit à ce qu'on fait, on ne recule devant rien.

Il relut quand même, et constata, avec satisfaction qu'aucun prof de french n'aurait fait mieux. C'était d'ailleurs normal : puisqu'il était le Proviçat, celui qui dirige, le décideur, la tête, il en savait forcément plus que tout le monde; surtout en french; il n'en tirait pas gloire, le saint esprit jozinien était descendu sur lui voilà tout, il avait été Choisi pour le grand oeuvre, il s'appliquait à faire du bon boulot.

C'était une lettre remarquable, il disait bien ce qu'il voulait dire, clairement, en ortossgrafe socialo-jozinienne et il allait l'expédier directement afin que les secrétaires ne l'abîment pas en croyant l'arranger - ô naïveté du petit personnel !

Après être allé poster le fruit de sa sueur, Proviçat pour un juste repos, utile toutefois car informatif, vint s'installer devant sa télé de bureau, habilement dissimulée quand il recevait derrière les portes d'un meuble d'acajou. Ce serait bientôt l'heure du flash et on verrait sûrement Jozin en personne, étant donné que depuis le début de la grève il utilisait au maximum les chaînes nationales pour dorer son image. Les caméramans n'oubliaient pas que son beau profil était le gauche, ils conserveraient leur emploi encore longtemps.

En attendant il fallait supporter un feuilleton insipide car français, qui avait dû coûter cher alors qu'on aurait pu importer du feuilleton-dollar à bas prix qui aurait plu à tout le monde car on aurait su qu'il était amerquicain. Proviçat coupa le son : dans ces feuilletons-là il y avait sans arrêt des dialogues, avec des phrases de plusieurs mots, on ne comprenait pas tout, c'était dur, alors que dans les bons il y a seulement quelques expressions claires pour donner l'épaisseur du réel aux images : «Merde... Va te faire enculer... Espèce de pute...», de la vraie langue d'aujourd'hui, au moins ceux qui faisaient ça ne s'imaginaient pas éduquer les gens, on veut se détendre quand on a passé une dure journée à travailler et le vocabulaire de la détente doit être vulgaire ou on s'ennuie. Gloire aux artistes qui écrivent ces oeuvres, ce sont les plus grands car ils ont le plus grand public : Proviçat vous aime.

Mais voilà le flash d'actualité.

En direct.

"Jozin va recevoir la délégation de lycéens."

Pour l'instant on voyait une grande salle avec une grande table centrale et beaucoup de photographes. A mieux regarder on découvrait la délégation, que l'on avait fait asseoir pour ne pas gâcher l'effet de l'entrée de Jozin, qui serait seul debout. Les jeunes affectaient de discuter pour se donner une contenance.

Le coeur de Proviçat battait. Son champion allait entrer en lice.

Il se fit un peu attendre mais pas trop, il ne voulait pas manquer le direct. Jozin entre... Son pas est jozin. Son port de tête est jozin. Son costume impeccable d'un gris-jozin évidemment bien trouvé.

"Qu'il est beau !" se dit Proviçat, ému.

Jozin se dirige vers le bout de la table d'où il présidera. Pour cela, il passe derrière le dos de quelques délégués. En ministre sympa, repérant une belle fille blonde, il lui tend la main pour la fraternité au-delà des dissensions... la fille fait semblant de ne pas voir la main... Jozin, déconcerté quelques secondes, continue son chemin.

Proviçat était outré, furieux. Il n'en revenait pas. Faire ça à son Jozin ! Elle méritait une calotte. "Espèce de petite pute", cria-t-il en langage de feuilleton amerloquicain. "Viens apprendre dans ce lycée-ci et tu verras !" Mais à l'évidence la fille venait d'un lycée du XVIe, d'un lycée de luxe, conservateur.

Jozin s'assied.

Il n'est pas content. Il avait pourtant soigneusement préparé son entrée et maintenant... Il prend la parole :

"Vous remarquerez que je suis venu en personne... Un autre ministre d'l'éduc qu'moi, il serait venu en envoyant son directeur de cabinet... Mais j'aime les jeunes et je sais qu'ils me le rendent... Je suis venu dialoguer devant les caméras de télévision. Et en direct. Tous les téléspectateurs peuvent voir ma bonne volonté. Les jeunes doivent comprendre qu'ils ne doivent pas défiler dans les rues car les éléments incontrôlés jetteront des papiers partout. Or qui paie les éboueurs ? Vos parents. Eh oui. Par ailleurs je vous signale que ma politique est bonne... Vous rentrerez donc gentiment dans vos lycées; on ne punira que les meneurs, sauf ceux de cette délégation bien sûr... Je veux me considérer comme le père de tous les jeunes de la nation...

- Papa, tu nous emmerdes, coupa un délégué maghrébino-banlieusard.

- C'est exact, opina la blonde du XVIe.

- Ou on discute ou on s'en va, dit un troisième.

Et un quatrième qui voulait aussi être entendu à la TV :

- C'est vous qui avez tenu à nous rencontrer. Vous avez fait dire que vous aviez des propositions à faire. Alors, lesquelles ?

- Coupez ! Coupez ! hurla Jozin aux caméramans. Mais qu'est-ce que c'est que ces manières ! Où est-ce que vous avez été élevés ? D'abord, soyez polis.

- On est poli, répliqua le maghrébino-banlieusard indigné.

- Oui oui, approuvèrent les autres.

- C'est lui qui n'est pas poli avec nous, dit la blonde, il ne respecte pas les jeunes.

- Coupez ! Coupez ! hurla Jozin se rendant compte que les caméramans n'avaient pas obéi. (Les TV tenaient leur effet du jour et n'allaient pas l'abandonner.)

Numéro quatre, gros plan, parla :

- Ou vous les dites vos propositions ou on s'en va.

- Mais je vous les ai dites, s'énerva Jozin, vous rentrez dans vos lycées, pas de grève, pas de défilés, c'est tout.

- Il n'a rien compris, dit la blonde.

- Il n'est pas très intelligent, commenta un cinquième à lunettes.

Et tout à coup, sans concertation préalable, ils se mirent à scander :

- Re-trait-de-la-ré-forme ! Re-trait ! Re-trait !

Pour faire bien devant les caméras, Jozin cria :

- Vous dites que vous voulez négocier mais vous refusez le dialogue constructif !

- Re-trait ! Re-trait !

Devant son récepteur, Proviçat sautait dans son fauteuil :

- Nazis ! Sales gosses ! Vous êtes des nazis !

Jozin ouvrit le débat :

- Mais enfin qu'est-ce que vous lui reprochez à ma réforme ?

- C'est une réforme d'instits. Elle étend la maternelle jusqu'à la terminale comprise ! envoya la blonde.

- Forcément, dit Jozin, les instituteurs sont majoritaires dans les syndicats et au parti... C'est la démocratie.

- Mais on n'a rien à voir avec des gosses !

- Elle est complètement inadaptée !

- Et puis tous sur le même moule, la seconde unique après le collège unique, quelle idiotie !

- Le petit doigt levé pour une «bonne participation en classe», comme à quatre ans !

- Le bac cadeau après un enseignement dévalué !

- On fait de nous des ânes avant de faire de nous des chômeurs !

- On croyait savoir quelque chose mais on s'est aperçu qu'on a des profs qui ne savent rien.

- Tout ce qu'ils savent faire c'est nous mettre devant des films en anglais.

- On en a marre de l'anglais !

- L'anglais, c'est très bien ! intervint fermement Jozin qui venait de décider son enseignement dès le CM2, c'est la langue européenne ! c'est la langue d'avenir ! je ne tolérerai pas ! que l'on parle ! contre l'anglais ! (Et il fit un sourire aux caméras. Gros plan.)

- On voudrait connaître notre langue, dit un ado.

- Quelle est-elle ? demanda Jozin intéressé. Le basque ? le breton ? l'alsacien ? le corse ?

- Le français, enfin je crois, dit l'autre.

- Ah, fit Jozin fronçant le nez, un réac, pourquoi pas enseigner aussi les lettres tant que vous y êtes ?

- Pourquoi pas ?

- Parce qu'il faut se tourner vers l'avenir, expliqua presque patiemment Jozin, et donc abandonner la culture bourgeoise, la culture des riches, qui ne peut pas être la nôtre. Nous sommes les fils de Robespierre et de Danton.

- Qui c'est ? demanda une voix timide.

- Des révolutionnaires, répondit fièrement Jozin.

- Comme nous, dit la blonde. Donc on a raison.

Et c'était reparti :

- Re-trait ! Re-trait ! Re-trait !

Jozin hurlait :

- Taisez-vous ! Taisez-vous !

- Il ne respecte pas les jeunes, dit la blonde.

- On s'en va, dit le lunetté.

- Ça sert à rien d'être gentil avec lui, dit le maghrébino-banlieusard.

- Re-trait ! Re-trait !"

Et ils s'en allèrent en scandant.

Jozin, indécis, fesses décollées du siège mais sans finir de se lever, restait furieux, vexé. Il s'en prit aux journalistes présents qui flattaient les jeunes en leur donnant trop s'importance si bien que même les miséreux avaient un comportement d'enfant gâté. Les caméramans continuèrent de filmer.

Enfin on rendit l'antenne. Un nouveau feuilleton commençait.

Devant son récepteur, Proviçat restait effondré. Un long moment passa. Enfin il jaillit de sa stupeur : "Racistes !" hurla-t-il. Il avait trouvé l'explication. Elle était évidente. Quand on n'agit pas bien, c'est qu'on est raciste; ces jeunes étaient racistes, c'est pourquoi ils n'agissaient pas bien. Oh Jozin !

Au bout d'un demi-épisode passé devant la télévision al- lumée sans rien comprendre, Proviçat, hébété, rejaillit des ténèbres. Il entendait confusément que quelque chose se passait dans la cour. Il s'approcha de la fenêtre.

C'était noir d'élèves. Jamais il n'en avait tant vu. CPE lui avait bien dit que les grévistes de deux lycées proches, dont un privé, étaient attendus pour le défilé, mais il n'y avait plus pensé. Maintenant, là, les épiant, bien caché, il évaluait mieux le drame. Ces visages d'adolescents, aux traits déformés par une joie suspecte, trahissaient la drogue que l'on avait dû leur distribuer pour les faire marcher contre ceux qui les aimaient. Certains semblaient déjà fatigués, sans doute le contrecoup, d'autres surexcités, perdant le contrôle d'eux-mêmes, sans doute au bord d'une crise de manque. Proviçat, un grand de la pédlagoglie, diagnostiqua froidement : drogue plus alcool plus carence de l'affection parentale pour un bon tiers, propagande réac pour le tiers dirigeant corrompu, le tiers restant composé de gosses de seconde qui n'y comprennent rien mais qui s'amusent parce qu'on ne va pas en classe, pour eux c'est la fête. Il faut dire que dans ce petit lycée de gros bourg - on est moderne ou on ne l'est pas -, Proviçat avait eu à coeur de créer les commissions à la mode dans les lycées parisiens, en particulier celle sur la drogue lui plaisait énormément : en réalité la commission manquait cruellement de drogués, la police et les médecins oubliaient des réunions dont l'inutilité était flagrante, mais Proviçat subodorait que les dealers locaux étaient simplement plus habiles que leurs collègues parigots. Seulement voilà, en face d'eux ils avaient Proviçat ! Soutenu par Inspec d'ac, par Inspec-réginal de french and co, par Rector III même, et surtout par... Jozin ! O Jozin ! N'est-ce pas toi qui as écrit : Il y a toujours quelque chose à faire ?

Ces jeunes, là, en bas, il faut les aider. Il faut les aider malgré eux pour qu'ils se retrouvent en Jozin. Ils ont perdu la droite voie, on doit les y remettre. Venez, venez, Jozin ne vous en veut pas, il vous pardonne déjà, car Jozin est bon.

Une idée s'implanta dans les lobes de Proviçat : les dirigeants réacs étaient minoritaires ! Dans la cour les braves gosses abusés, entendant des paroles de vérité, prendraient conscience de leur égarement, ils se retourneraient contre les méchants... Pour cela il suffisait de leur parler.

Proviçat est un homme d'action. Il conçoit, il y va.

Le temps de passer prendre le porte-voix et de s'assurer de son fonctionnement.

Et Proviçat parut sur la passerelle entre les deux bâtiments. Seul. Surplombant la marée ado. Armé de ses convictions, de sa certitude d'avoir raison par nature, de sa foi, de son blindage jozinien.

"Ecoutez, écoutez-moi..."

Il tonnait sur le brouhaha.

"Proviçat vous parle."

Nul ne s'en émut. Tout le monde a le droit de s'exprimer après tout.

Proviçat fut très choqué de cette indifférence. Il était si imbu de lui-même qu'il croyait compter.

"Ecoutez..." Le ton avait changé. Moins autoritaire. Presque implorant.

En vain.

Proviçat commença donc son discours, espérant que les bons l'entendraient, et alors ils seraient convaincus.

"On vous trompe. Jozin vous aime. Il faut pas écouter les dealers. Si les notes ne sont pas assez élevées, on peut arranger ça. Certains profs véreux ne donnent pas la moyenne à tout le monde, je le sais, parce que la réforme n'est pas finie, mais on va les mettre au pas. Ayez confiance en votre Proviçat."

A l'évidence l'attention ne grandissait pas et il envisagea, pas plus de quelques secondes quand même, de punir tout le monde d'une éviction de trois jours (c'était alors la punition, la seule, et entre les mains du seul Proviçat, le pouvoir professoral ayant dû être anéanti selon Jozin). Il eut peur de faire rire.

Une barrière monta, elle portait la citation suivante : «Tout professeur, enseignant ce qu'il sait, enseigne aussi ses limites. Mais, moins il a de savoir, plus il les enseigne.» D'autres bannières se dressèrent, au contenu plus direct : «Jozin dehors», «Libérez les jeunes», «A bas la réforme»... La foule était sur le point de se mettre en marche. Il fallait être dans la rue à quinze heures pile pour l'arrivée de la télé.

Proviçat tenta un dernier effort :

"On améliorera la cantine. Pour le ping-pong on donnera des prix. Chacun fera de l'informatique. Puisque le club est désert, on la rendra obligatoire pour tous. Le bac on exigera des profs qu'ils le donnent." Et grisé par ses propres paroles, il se mit à scander : «Bac pour tous ! Bac pour tous ! Bac pour tous !» Sûr d'être suivi... Mais non.

"Tu dis des conneries, Charlot", hurla une voix.

Proviçat en resta sidéré; non à cause du mot «conneries», il commençait à en avoir l'habitude, mais le mot «Charlot» avait l'inattendu et l'attrait de la nouveauté. Est-ce qu'on lui reconnaissait ce talent d'acteur qu'il s'était avoué plus d'une fois ? Souvent les jeunes voient juste quand ils ne sont pas endoctrinés. Et il se retira lentement de la passerelle en pensant à une éventuelle reconversion possible.

Le cortège s'ébranla malgré le temps médiocre, de temps en temps une pluie fine tombait mais elle s'arrêtait bien tôt. Les grévistes étaient un bon millier. On devait parcourir environ deux kilomètres en une boucle qui ramènerait au lycée, et ceci trois fois : un défilé doit avoir une certaine durée sinon il n'impressionne pas.

Des parents sur les côtés des rues vides de voitures cherchaient des yeux leur petit en crise de croissance, mi-inquiets mi-contents : s'il apprenait à s'imposer, peut-être serait-il moins roulé plus tard ? L'enfant défiait les puissants qui utilisaient la légalité au profit du dressage idéologique masqué. Il se sentait à l'aise dans le troupeau des résistants. Et au même moment des milliers de défilés avaient lieu dans toute la France.

«Jo-zin-t'es dans-l'pétrin - les lycéens sont dans la rue - Jo-zin-t'es dans-l'pétrin...» Cinq ou six fois puis applaudissements, slogans particuliers, chansons diverses : «Vous n'aurez pas - l'Alsace et la Lorraine...» (très martial, bon, excellente interprétation), reprises en masse, puis un cri : «Jozin go home !», et ça repartait : «Jo-zin-t'es dans-l'pétrin - les lycées sont dans la rue - Jo-zin-t'es dans-l'pétrin...»

Sur les trottoirs quelques parents scandaient aussi mais mezzo voce, par sympathie. La police et la gendarmerie étaient partout, décidées à défendre les grévistes par tous les moyens contre tout agresseur, contre tout accident, terrorisées à l'idée qu'un seul ne revienne pas chez lui complet. Le chef de l'opération «Castor», tenait une corde prête pour se pendre s'il y avait un pépin, la sueur maculait la carte du bourg, chaque fois qu'il y posait ses doigts, leurs traces lui semblaient des empreintes digitales de coupable.

Dans la rue, les ados, très fiers, s'amusaient bien. Il y aurait à raconter ce soir à la maison. Sur beaucoup de poitrines se balançaient de grosses croix, à la mode depuis le jozinien rappel que les insignes religieux étaient interdits, sauf les foulards islamistes. On voyait aussi des fanions de clubs sportifs.

Proviçat regardait tout cela de derrière ses rideaux. La jeunesse, l'espoir de Jozin, en était là. On n'avait pas assez vite démoli les carrières des profs réacs, on n'avait pas assez vite contraint à «la rénovation pédagogique», on n'avait pas... Pourtant il avait travaillé dur pendant toutes ces années, il n'avait pas ménagé sa personne. Et là... le résultat... Allez comprendre... C'était décourageant...

Au quartier général du ministère de l'Education, une élite se penchait déjà sur l'après-grève. "Je ne céderai pas", avait dit Jozin, "il faudra bien tôt ou tard qu'ils rentrent dans les écoles." Cette grève n'était pas un point final, il suffisait d'aller à la ligne. Le seul problème était le suivant : comment relancer la rénovation plus habilement, que personne ne découvre les finalités des réformes.

Quand Jozin était arrivé à son ministère, après une nuit éprouvante où il n'avait pas eu ses huit heures de sommeil nécessaires à sa sérénité, un journaliste avait eu le front de demander : "Monsieur Jozin allez-vous démissionner ?

- Démissionner ! répéta-t-il sans parvenir à croire au sérieux d'une question si extraordinaire, quelle drôle d'idée !

- Tout de même, intervint un journaliste qu'il croyait sympathisant - mais les journalistes sont toujours prêts à mordre -, c'est de votre faute ce qui arrive..."

Jozin éclata d'un rire indigné à une si ahurissante affirmation. Responsable ! Mais s'il n'avait tenu qu'à lui, il n'y aurait pas de grève !

Il fit alors quelques répliques bien senties mais il dut se replier car l'avant-garde de la manifestation parisienne approchait. Une délégation serait reçue, oui, par le ministre en personne, mais sans la télévision cette fois : Jozin en avait assez d'entendre sur toutes les chaînes de radio et de télévision les scènes où ses administrés le traitaient de con. Il devenait moins sûr de lui et plus prudent.

Bien loin de là, Proviçat qui avait gardé son téléviseur allumé en attendait un réconfort de ce qu'il voyait dans la rue.

«Jo-zin-t'es dans-l'pétrin...»

La délégation avait demandé d'être reçue par Merlet de passage dans sa bonne ville. Il était très indécis. Mais pouvait-il refuser ?... Merlet savait les parents à l'affût. Il n'avait pas envie de risquer son élection sur quelque provocation de ces jeunes qui feraient mieux de travailler leurs cours plutôt que de créer de l'agitation... Il dut quand même accepter de peur que d'autres récupèrent le mouvement de protestation et ne lui volent des voix.

Mais que leur dire ?

Il eut l'ingénieuse idée, ah quel cerveau politique ! de téléphoner au président de la principale association de parents d'élèves. Celle-ci, de gauche, avait peu d'adhérents, mais elle n'en parlait pas moins au nom de tous, et soutenait Proviçat (si elle avait aidé des parents grincheux à obtenir une audience d'Inspec d'ac, c'était dans l'espoir de les retrouver convaincus par la parole administrative).

Merlet avait connu ce président à l'école.

- Alors quoi ? lui dit-il. Qu'est-ce que c'est que ce merdier ?

- Est-ce que je sais, moi ! Mon propre fils défile, ce petit con, et je ne comprends même pas pourquoi !

- Bravo pour l'autorité paternelle.

- Et tes filles ?

- A part une, elles sont en fac maintenant. Et la dernière, elle est à la maison, bouclée.

(En quoi Merlet se trompait. Elle se faisait justement la voix devant sa mairie.)

- Veinard.

- Mais enfin, ils m'ont demandé audience, à ton avis qu'est-ce que je leur dis ?

- Dis-leur que la droite soutient Jozin.

- Hein ?

- Bon, alors, promets-leur d'étudier leurs problèmes...

- J'ai peur que ce vieux truc ne marche plus...

- Ah, qu'est-ce que tu veux, je ne sais plus moi, je ne sais plus...

Merlet raccrocha toujours aussi perplexe. Il décida alors de téléphoner à adjoint premier. Après tout, c'était un ancien prof.

Pas de réponse.

De plus en plus souvent appelé «Monsieur le maire» par des administrés, il y avait pris goût, envisageait de se présenter contre Merlet, et espérait de tout coeur le voir commettre quelque gaffe.

Merlet était seul. Solitude et grandeur du pouvoir.

Les délégués étaient là. Il mit l'écharpe et fit entrer.

"Quoique très occupé, dit-il en matière d'introduction, j'ai tenu à vous recevoir en personne...

- C'est plutôt normal.

- On se dérange bien pour vous voir..

- Je vous demanderai d'être bref, coupa sèchement Merlet, car j'ai beaucoup de travail.

- Mon père il dit que vous fichez jamais rien.

- Sois poli ! Qui c'est ton père ?

- Jean Strangrage.

Merlet tiqua, il s'agissait du plus gros industriel de la région.

- Enfin, qu'est-ce que vous voulez ?

Ils scandent :

- Re-trait-Re-trait-Re-trait.

- Retrait de quoi ?

- De la réforme ! (Tous d'une voix.)

- Voyons elle a été votée, c'est la loi maintenant, il n'y a pas à y revenir.

- Ce que l'on peut faire, on peut le défaire.

- Une loi, on peut toujours en voter une autre.

- Il n'en est pas question. Les députés ne sont pas des girouettes !

- Je croyais que votre parti avait voté contre ? intervint le fils Strangrage.

- Là n'est pas le problème. La loi est la loi.

- On vérifiera s'il a suivi la consigne de son parti, cria un grand de la dernière rangée. On ne veut pas de traître à la mairie.

Merlet pâlit. Comme d'habitude il avait omis de se rendre à l'Assemblée le jour fatal et avait même oublié de confier sa procuration. Or il tenait à sa mairie. Il tenait à la politique. Habitué à ne rien faire en se gonflant d'importance et en se prétendant surmené, il ne voulait pas devoir retourner travailler. Des frissons lui venaient à cette seule idée; l'angoisse lui arracha ces paroles :

- Voyons, voyons, pas de grand mot fantaisiste. Je suis tout acquis à votre cause. Mais dans la pratique nous sommes minoritaires à l'Assemblée, vous le savez bien. Ah ! si j'avais le pouvoir...

- Mais votre parti va l'avoir. Tous les sondages le disent...

- Oh, les sondages...

- Enfin, qu'est-ce que vous ferez quand vous serez au pouvoir ? dit l'obstiné fils Strangrage.

- Eh bien... (Merlet était vraiment embêté, le programme de son parti était on ne peut plus flou sur la question)... eh bien... Retrait !

- Ah !"

Il y eut même quelques applaudissements, mais beaucoup de «ah» étaient ironiques. L'essentiel, c'est que les jeunes ressortirent en criant : «Le maire est avec nous !» Dès le lendemain, pressé par l'Aigle des brumes qui avait regardé la télé, il démentait.

La masse ado reprit son petit tour de ville sur des airs entraînants de victoire : «Vous n'aurez pas / l'Alsace et la Lorraine...», «La victoire, en chantant...»; coupés du refrain : «Jo-zin-t'es dans-l'pétrin», achevé par le cri : «Retrait !»

Après quoi on put se reposer un peu et se désaltérer. Ouf ! On commentait le défilé. On avait été vraiment bien. On recommencerait. On attendait de se voir à la télé.

Le chef local de l'opération «Castor» explosait de bonheur. Même pas une foulure ! Sa carrière pourrait continuer.

A Paris, par contre, les casseurs étaient à l'oeuvre, les vols se multipliaient, la police n'osait pas intervenir de peur de blesser un jeune. Il s'agirait officiellement d'éléments étrangers au défilé.

Jozin envoyait des ordres aux recteurs qui convoquaient les proviseurs.

Le soir à la télé, remarquèrent les jeunes, pour une fois, il y avait des programmes intéressants.

Les jours suivants furent bouillants et fertiles. Un grand nom- bre d'élèves retournaient en cours parce qu'"il faut savoir donner sa chance au gouvernement" et pour se reposer. On faisait la une des journaux, si bien qu'on les lisait, or il faut beaucoup de temps pour lire les journaux, surtout quand on a reçu une formation rudimentaire. Les journaux de gauche, qui pleurnichaient généralement sur la baisse régulière de leurs ventes, s'ingéniaient à ne pas en voir une des causes et à soutenir la politique jozinienne qui les tuait, mais aussi ils flattaient outrageusement les adolescents et leurs colonnes les célébraient comme des héros, montraient une génération de géants. Objectifs, leurs lecteurs occasionnels trouvaient ces journalistes pas si mauvais.

Du côté administratif on se remuait un peu plus vite que d'habitude.

Rector III tint une réunion pour imposer ses conseils aux équipes de direction. La grande salle de réunion du rectorat était pleine de pauvres oisillons égarés, voletant ci voletant là, et pépiant tout tristes, ils découvraient cette peur étrange pour des fonctionnaires qui est la peur du lendemain.

"Mes chers amis, dit carrément le rector pince-sans-rire, nous vivons des circonstances difficiles...

- Et injustes, dit Proviçat au bord des larmes.

- Mais oui, Proviçat, c'est ça... Nous attendons de vous tous une réaction à la hauteur du problème. Peut-être avons-nous eu des torts...

- Pas vrai, cria Proviçat, on a tout bien fait.

- Proviçat, cessez de me couper la parole, vous m'agacez."

Proviçat n'en revenait pas. Lui, roitelet de lycée, disait des conneries selon les uns et agaçait Rector III. Le monde perdait la tête.

"D'abord, continuait le rector sans gêne car sans risques, vous devez mettre comme on dit de l'eau dans votre vin. Ensuite il vous faut apprendre à être plus habiles... pour faire passer ce qui ne passe pas."

Des murmures de tous côtés. On ne comprenait pas bien. Le recteur voulait-il nier les hautes qualités des équipes de direction ? Voulait-il changer le sens unique en sens variés et variables ? Proviçat voyait se confirmer son idée selon laquelle Rector avait toujours été un tiède à la cause.

"Un exemple... Tout le monde se plaint des absences répétées des professeurs... qui ont tant besoin de stages... tout le monde s'en plaint parce que tout le monde les connaît ! Remédions donc à ce dernier point. Plus d'affichage systématique des absences. Je vous propose pour les professeurs de vos établissements une circulaire, qui va être distribuée, dont voici le passage central : «Afin d'éviter toute ambiguïté, je demande aux professeurs de bien vouloir informer eux-mêmes leurs élèves de leurs absences. En effet, il arrive parfois que des professeurs renoncent à participer à un stage pour lequel ils s'étaient inscrits : dans ce cas, les élèves étant prévenus par voie d'affichage de l'absence, se retrouvent donc absents du cours maintenu.» A la fin de la circulaire, soyez tranquilles, dans un nota bene, on rappelle que «les professeurs doivent participer aux stages auxquels ils se sont librement inscrits.»

Un silence suivit la lecture.

- Mais c'est absurde, intervint enfin une vénérable femme pas loin de la retraite, et puis c'est trop gros !

- Vous faites ce que je vous dis, c'est clair ! menaça le rector pas poli et pas patient (parce que lui ne court aucun risque).

Un nouveau silence de profonde cogitation fut observé par les joziniens.

- De même, malgré mes conseils, certains ont laissé connaître leur projet d'établissement. Mais moins il est connu, plus on a de chances de le mettre en oeuvre. Voyez le projet d'académie : que du baratin vague et passe-partout, quelques mots à la mode, une distribution théoriquement large mais pratiquement réduite... et on fait ce qu'on veut... La réserve peut davantage que le militantisme exhibitionniste de certains. Si on ne provoque pas, on ne s'attire pas de réaction violente. Quand vos ennemis ne savent pas que vous êtes leurs ennemis, ils ne se méfient pas... Ayez la tête politique, bon sang !"

Proviçat chutait de précipice en abîme. Exhibitionniste ! Il était exhibitionniste maintenant ! O Jozin ! Ton Proviçat souffre mais pour Toi ! Dans les épreuves il conserve sa foi, il est sûr que tu ne l'as pas abandonné. Pourquoi, pourquoi as-tu donné le rectorat à un tiède ?

D'autres conseils suivirent en cascades. A mettre en pratique sans retard. Tout leur comportement à venir fut dicté point par point aux équipes de direction, dont la large autonomie n'était pourtant pas momentanément suspendue. Le mot d'ordre était : comme avant mais plus de gaffes.

Cette séance fut connue de la presse comme «un échange de points de vue de Rector III avec les équipes sur le terrain.»

En vue des élections qui se profilaient, Merlet eut l'idée et l'occasion d'une nouvelle question au gouvernement à la séance spéciale TV du mercredi. Beaucoup de têtes politiques en effet ne jugeaient pas judicieux de se montrer en ce moment si bien qu'elles laissaient agir les sans-grade.

O que de nuits d'étude sur le problème ! Une question, oui, mais sur quoi ? Il n'était évidemment pas souhaitable, pas pensable pour lui de se colleter avec la crise scolaire, il ne voulait pas risquer sa carrière sur une tentative moins courageuse que hasardeuse. Certes on avait dû désigner un membre de son groupe pour manifester l'intérêt porté par la droite modérée à la jeunesse, et il avait fait en sorte que le pavé chut à côté de lui que certains visaient; Perluquet était la victime. Mais alors, sa question, sur quoi ? Il maugréait contre Perluquet, qui ne l'aidait pas. Il avait sa propre question, celui-là, alors tant pis pour les autres...

Une nuit d'insomnie, Mélinda lui en trouva une, puis elle s'endormit tranquille tandis qu'il y songeait.

Enfin vint le jour télé de l'assemblée des putés.

Perluquet avait l'air grave et résigné, il allait à l'abattoir doré avec une dignité dont on rirait longtemps. A côté, agacé quoique compréhensif, Merlet serrait volontiers des mains et veillait à ce qu'il ne s'échappe pas.

La droite douceâtre passait en avant-dernière position, juste après les forces de gauche qui appuyaient Jozin faute de pouvoir faire autrement. Jozin, serein, serinait ses rengaines sur l'égalité des chances nécessitant une inégalité pour rétablir l'égalité, sur l'ascension irréversible de l'english, sur la pédlagoglie capitale contre le savoir sans importance, sur...

Merlet posa sa question sur les droits d'anciens combattants pour les vaillants soldats de la guerre d'Algérie. Ainsi, pensait-il, il empêchait l'ultra-droite de les récupérer, il s'avérait leur défenseur chez les putés, voilà toujours des voix qu'Ivan ne lui prendrait pas.

Cette fois Merlet avait fignolé son coup. Il tremblait moins aussi, l'expérience... et puis la panique de Perluquet pas opposition faisait diminuer la sienne.

Sa question était bourrée d'expressions techniques et d'abréviations diverses bien connues des organisations d'anciens d'Afrique du nord. D'eux seuls d'ailleurs. Si bien que ce chef-d'oeuvre de question, parfaitement hermétique, ne fut compris de personne ici. Au point que le ministre concerné hésita un instant à dire sa réponse. Est-ce qu'il s'agissait bien de ce qui était prévu ? Finalement il se lança, avec un vague fond d'inquiétude, mais le puté en face avait l'air content quoique de droite. Tout de même il ôta in extremis quelques éléments agressifs de sa réponse pour qu'on ne contre-attaque pas en prétendant qu'il n'avait pas compris.

Et ce fut au tour de Perluquet.

Merlet en resta les yeux ronds.

Jamais il n'avait entendu une telle philippique. Jozin, incapable, jetait la jeunesse dans les rues, jouant l'islam contre son pays, démolissant la langue française par une réforme idiote de l'orthographe, appuyée par la faiblesse sénile de quelques retraités de l'Académie française, gagnés par les menaces de Prédissident sur l'avenir de leur institution déclarée d'un conservatisme dangereux pour l'évolution nécessaire; ce Jozin, ennemi de sa propre culture, scorpion de sa propre culture, que le gouvernement laissait reculer à l'étranger mais aussi à l'intérieur du pays...

Jozin se leva pâle de rage, il ne voulait pas qu'on dise ce qu'il avait fait et toutes les armes du terrorisme verbal lui semblaient bonnes pour obliger ses adversaires à taire la vérité afin qu'il puisse continuer. Mais c'était peine perdue contre un Perluquet qui, croyant sa carrière politique fichue, en était à dire ce qu'il pensait. Les hurlements des rangs fournis de la gauche, les coups de marteau du haut perché de l'assemblabla, les conseils soufflés de Merlet apeuré : «Doucement, doucement», ne firent que doubler sa rage et sa soif de vrai. Perluquet eut vingt ans ce jour-là, lui qui à force d'être studieux et raisonnable était passé à côté de la jeunesse. Il ne s'agissait plus pour lui de poser une question, il vidait son sac. Rien ni personne ne pouvait l'arrêter. Aucun règlement intérieur. Aucune menace. Jozin hurla qu'il était un réac, un sale réac... Alors Perluquet, inspiré par des mânes illustres, jeta dans la mêlée De Gaulle, boum, Pétain, celui de Verdun bien sûr, et encore boum, tous les morts de 14-18 qui défilèrent impeccablement quoique boueux et hués par les antimilitaristes, s'embrouilla quand même un peu et engagea Mendès-Farce de force, lequel protesta en vain, se ressaisit et administra Clovis, Jean-Paul II et Louis XIV (contents d'être invités), enfin il fit donner Corneille, Racine, Voltaire, David, Zola, Giono, qui chargèrent, tête baissée, un Jozin qui râlait déjà et parait pitoyablement les coups qui passaient presque tous. La droite vraiment à droite lui fit un véritable triomphe, la droite douceâtre dut s'aligner, quoique scandalisée, le tout sous les cris de haine et les bruits de pied des putés de gauche, le boucan étant indescriptible, le haut perché tomba aphone, Jozin était décomposé.

Perluquet devint célèbre du jour au lendemain, on l'invita partout. Il devint un habitué des émissions de télévision, même de variétés, parce qu'une certaine jeunesse garderait un bon souvenir de lui. Il serait longtemps réélu. Simplement il dut changer de parti. A la droite droite on le reçut avec affection.

D'apparente concession en apparente concession, petit à petit le mouvement des jeunes avait cessé. Les der- niers s'étaient résignés à retourner au travail, pleins de regrets, c'était si bon, avec un grand souvenir au coeur tout de même et l'espoir de retrouver un jour cette merveilleuse illusion de fraternité.

Merlet était pour le moins aussi content que Proviçat. Toute cette histoire, c'était de l'histoire ancienne, voilà. Chaque fois qu'il entendait quelqu'un en parler, l'image de Perluquet jaillissait, la jalousie lui piquait le coeur; et dire que cette question-là c'était à lui qu'elle devait revenir... Proviçat, devenu invisible, ne quittait son bureau que pour se réfugier chez lui et inversement. Aucun professeur n'avait encore réussi à la revoir, aucun élève non plus. Tout le monde s'en fichait d'ailleurs. Lui essayait toujours de comprendre.

D'abord ce n'était pas un échec personnel, là, les choses vous savez ? Non, pas un échec personnel. Pas un échec de Jozin non plus, bien sûr. Alors ? Des têtes à couper. Parmi les élèves des terminales, certains (avec l'aide de Censreur et de CPE il faisait une liste, il «listait les salauds», disait-il) s'ils échouaient au BAC ne devaient absolument pas être repris; on trouverait bien un moyen en dépit des textes officiels. Côté professeurs, il fallait davantage s'acheter les indécis pour isoler les gens de savoir. Par exemple obtenir de Rector III que plusieurs soient administrativement promus parmi les agrégés pour noyer les vrais, les faire disparaître dans le nombre, les grades ne signifiant plus rien. Oui, ça, c'était une bonne idée. Il ne s'agissait du reste que d'amplifier un mouvement déjà conséquent, Jozin savait récompenser les copains. Et puis, et puis... Obtenir que dès à présent on supprime les réorientations de 5e, de 4e, que l'on diminue les orientations vers les lycées professionnels avant de les supprimer, pour arriver vite, vite à la seconde unique, afin d'avoir un niveau si bas que tout enseignement de savoir, non, pas dire «de savoir», dire traditionnel, réac quoi, que tout enseignement de savoir y soit impossible et que l'on voie enfin craquer tous ceux qui voudraient persévérer dans la voie non-jozinienne... Et puis, et puis...

Seulement, il y avait bientôt des élections... Merlet y pensait tout le temps, Proviçat s'efforçait de n'y pas penser.

Un point pourtant les inquiétait tous les deux : le développement des enquêtes judiciaires sur les fausses factures. Peut-être simplement par pusillanimité ? Des bruits couraient : les étapes préparatoires pour l'extension programmée du lycée auraient été commandées, comme partout où des constructions nouvelles étaient décidées par des nommés Jozin, auraient été commandées à des sociétés parisiennes - et pourquoi parisiennes je vous le demande ? -, lesquelles, sociétés fictives, avaient fait passer les chèques dans les poches du parti socialiste n'envoyant en échange qu'une ou deux feuilles avec des avis ne valant à coup sûr pas 100 000 francs. Proviçat avait dû payer en services rendus son provisorat. Médisances ? Hum hum. Merlet de son côté se serait servi de l'agence immobilière d'adjoint second pour trouver de l'argent destiné à financer ses campagnes. Coller sa gueule aux carrefours coûte cher. Un peu partout en France les juges mettaient le monde du bâtiment sur la sellette, démontaient un incroyable racket politique et un peu partout en France des battus aux élections quoique supérieurs en tout aux élus comprenaient mais trop tard pourquoi ils n'avaient pas eu droit à une carrière politique. Merlet du reste prétendait ses comptes transparents... Hum hum... Personne, peut-être à tort, ne le croyait.

Son journal de mairie, luxueux papier glacé, présentation élaborée en couleurs, attaqua ceux qui l'attaquaient. Il n'y avait pas de droit de réponse. L'apologie de Merlet à la veille des élections et aux frais du contribuable fut distribuée en numéro double spécial sans faille. Merlet estimait que cet investissement des fonds publics se justifierait amplement par le fait d'avoir un bon puté au lieu d'un de ses concurrents.

A la veille des élections, Prédissident intervint à la télé vision. Il venait dans les foyers expliquer que de toute façon, rien ne le ferait s'en aller, les gens pouvaient bien voter massivement contre sa majorité, donc contre sa politique, donc contre lui, il resterait. Eh oui, il était dans son droit contre le pays, ce n'était pas une élection présidentielle. Là-dessus, il fit un bilan flatteur de l'action du gouvernement et du premier ministre en particulier; selon lui, tout était bien, on se demandait vraiment à l'entendre pourquoi les Français étaient si mécontents. Sans doute avaient-ils été mal informés par des journalistes pervers ? "En réalité, mes chers concitoyens, la situation est pire dans de nombreux pays, même voisins." Devant leurs téléviseurs, des gens hurlaient : "Salaud ! Fous le camp !" Il ne les entendait pas, bien sûr, et continuait de son petit ton patelin - qui avait fait son succès autrefois - à s'encenser, à étaler son inconsciente autosatisfaction. "Certes tout n'est pas parfait", dit-il en se flagellant de cette importante concession (du reste il n'avait pas l'air convaincu), mais si la droite revenait au pouvoir, ce serait pire, avec des abus partout, un policier derrière chaque pylône, adieu les joyeux excès de vitesse, adieu les folles courses nocturnes en voitures volées des jeunes maghrébins dans les quartiers déserts, la dictature était pour bientôt, les privilégiés revenant au pouvoir se vengeraient, adieu aussi l'immigration sans brides qui permettait de noyer l'élément autochtone qui ne votait pas bien, l'élément chauvin qui refusait de livrer le pays aux étrangers par racisme, qui refusait la société multiculturelle à l'amerloquicaine, bonne puisque amerloquicaine, et un bravo pour Jozin qui avait tant fait pour le socialisme à l'école, ça c'était une rénovation, que tous ceux qui en avaient profité tremblent, la droite revancharde pourrait bien les virer... et ainsi de suite en alternant le bilan positif mais si et le danger de l'hydre conservatrice, réactionnaire en fait, réac quoi, et raciste, attention, raciste, évidemment...

Proviçat devant son téléviseur haletait d'angoisse. La situation était si grave ? Le pays était en danger ! Pourquoi Prédissident ne faisait-il pas un coup d'état pour sauver la France ? Est-ce que vraiment les gens allaient voter selon les ordres des sondages ? N'y aurait-il pas un redressement de dernière minute ?

"Je resterai..." Prédissident se posait en ultime rempart contre la houle droitière. Certes il était, avait été, serait le prédissident de tous les Français, mais il devait se soucier des socialistes d'abord, enfin de ceux qui l'étaient toujours, parce qu'ils l'avaient élu...

Proviçat râlait devant l'écran tuberculeux de la télévision encore en couleurs mais qui ne tarderait sûrement pas à retomber au noir et blanc. Pourtant... voyons... pourtant, en 81... Blerblaz, un proche de Prédissident, l'avait dit... l'avait bien dit : "Le socialisme, c'est la voie sans retour !"... c'était... et ce n'était plus... Allez comprendre... Du reste, Prédissident semblait à l'aise dans les contradictions...

L'émission finie, Proviçat téléphona à des connaissances pour trouver du réconfort, mais le désarroi tenaillait les ex-forces de l'ex-progrès.

Le grand jour de vote, premier tour, vit la déroute annoncée. Le second tour ne serait qu'une formalité en quelques lieux souvent conservateurs socialistes. Les putés de gauche devraient en masse retourner au travail; parmi les célébrités, Jozin fut un des plus massivement virés, mais Blerblaz et tant d'autres, ô illustres, l'étaient aussi. Jozin dit que le pays ne l'avait pas compris, ce qui prouvait que lui-même n'avait rien compris du tout. Du reste, ses «amis» le regardaient de travers, estimant qu'il était un des grands responsables de la défaite. Il pensa qu'une retraite momentanée, le temps qu'ils oublient un peu...

Mais dans le triomphe de droite, il y eut un pavé énorme, quoique pas remarqué au niveau national : au second tour, Merlet ne fut pas réélu. D'abord il n'y crut pas, ce devait être une farce d'électeurs; enfin, ce n'était pas possible ! Assis à son beau bureau de maire, il tournait et retournait les chiffres dans ses grosses mains. Battu ! Battu, lui ! Lui qui avait serré la menotte de Claudia Carneshi et la pince assassine du terroriste arabe ! Battu comme un socialiste !

Par qui d'ailleurs ? Il savait quand même que le parti de la droite droite mais attention pas ultra avait maintenu un concurrent contre lui, et ceci malgré les accords nationaux, mais ce type était insignifiant ! Elu pourtant. Est-ce que les gens pensaient à ce qu'ils faisaient quand ils votaient ? Plus de Mélinda, plus les moyens. Plus de vie parisienne. La rombière. Oh il ne pourrait pas, il ne pourrait pas. Tout ce qu'il avait fait pour ses administrés... son dévouement... sa générosité... Il n'avait pas été assez présent sur le terrain... Atroce. L'heure était atroce. Il n'arrivait plus à respirer.

Enfin il était encore merlet, et conseiller général. La blessure était profonde mais la mort pas sûre. Quatre ans. Quatre ans à attendre. Que les gens aient vu ce qu'est l'autre. On lui rendrait son siège. Sûrement. Ils comprendraient ses mérites à lui...

Proviçat, Censreur, CPE, Inspec d'ac et Pserre étaient dans le bureau du premier, téléviseur allumé, radio allumée. On attendait la liste du nouveau gouvernement. Inspec d'ac et Pserre étaient mandatés par leur mafia pour faire discrètement le tour des honorables afin de construire l'après-Jozin. Ils finissaient par Proviçat.

D'entrée la droite agissait bien en droite car elle faisait exprès de les faire attendre. Pour eux savoir quel serait leur nouveau ministre était d'une importance énorme, car les projets pour l'éducation dans la nouvelle majorité variaient du statu quo au complet chamboulement. Chacun s'efforçait de faire bonne figure : Inspec d'ac marchait nerveusement en essayant de ne rien casser, Pserre regardait le plafond blanc selon une habitude ancienne quand il voulait réfléchir, Censreur se frappait doucement les mains l'une contre l'autre, CPE ouvrait et refermait sa bouche muette, Proviçat, les yeux mi-clos de concentration, faisait une prière à Jozin - car tout cela n'était sans doute qu'une épreuve envoyée par Lui...

Mais l'annonce commençait. Ah, on entendait mal... Ministre de ceci... ministre de cela... ministre de l'éducation... Bêgroux !

Bêgroux !

L'explosion de joie dans le bureau de Proviçat ! Bêgroux, un centriste, un frère, quoi ! Tous parlaient en même temps :

- On va pouvoir continuer ! dit Inspec d'ac.

- Un centriste, commentait Pserre, mais c'est un politique de droite pour être élu et de gauche quand il est au pouvoir...

- Surtout qu'en général ils ont besoin de certaines voix de gauche au second tour, ajouta CPE.

- Un copain, un copain ! répétait ivre Censreur.

- Jozin soit loué ! dit Proviçat en levant dévotement les yeux vers le ciel. Sa prière avait été entendue.

Personne ne se soucia de la suite de la liste ministérielle. On pria Proviçat de sortir une bonne bouteille pour fêter la nomination de Bêgroux, ce qu'il avait de mieux, et du réfrigérateur de son bureau, il sortit un excellent champagne approprié.

Et ils riaient, tous, ils riaient; ils étaient tellement soulagés, ils avaient eu si peur.

- Ah, avoua malgré lui Pserre, j'ai bien cru qu'il faudrait tout rendre.

- Je ne voyais vraiment pas ce que j'aurais pu faire, dit Censreur, retourner devant les gosses, quelle horreur !

- Mais tout finit bien ! triompha Inspec d'ac. Avec un centriste, nous resterons en place.

- Je voudrais passer Censreur, dit CPE.

- Messieurs, prononça solennellement Proviçat, l'oeuvre de Jozin peut continuer. Buvons à Jozin !

On vida une coupe de plus. La détente les rendait bavards. Ils disaient imprudemment ce qu'ils savaient devoir taire. Mais on était en famille, n'est-ce pas ?

Quelques jours plus tard, Merlet présidait le conseil mu- nicipal. Il s'agissait de la dette. Franchement, est-ce qu'il avait envie de parler de ça après le coup qu'il avait reçu sur la tête ? Autour de lui on parlait, on discutait... Il n'écoutait guère, il n'arrivait pas à concentrer son attention...

Les problèmes financiers, nés de sa politique imprudente de développement, étaient énormes. Il faudrait augmenter la part communale des impôts locaux, et de beaucoup. Les administrés allaient grincer des dents, la mesure ne pouvait qu'être impopulaire. Allez être réélu dans ces conditions...

- Si au moins, dit adjoint premier assez fort pour capter l'attention de Merlet, cette bon sang de piscine avait cessé de fuir. Avec la charge qu'elle représente...

- Eh bien, soupira avec découragement Merlet sans avoir vraiment conscience de ce qu'il disait, il n'y a qu'à la fermer.

Un silence se fit.

- Evidemment, dit adjoint premier, ce serait une solution.

- Mais une bonne solution financière n'est pas forcément une bonne solution politique, remarque adjoint second.

La tête des socialistes ironisa en prétendant avoir déjà trouvé cette brillante solution il y avait des années. La communiste unique prit la défense des travailleurs qui le soir rentrant exténués avaient au moins ça, un moment de sport détente dans la piscine payée par leurs impôts.

Piscine, piscine, piscine...

Dans le brouillard mental de Merlet, ce seul mot perçait comme une agression. Elle lui en voulait depuis le début, celle-là. Si elle avait cessé de fuir, après tout ce qu'il avait fait pour elle (sauf s'en occuper réellement), il aurait été réélu puté, sûrement. C'était à cause d'elle, entre autres, mais à cause d'elle...

Brusquement il se dressa : "Qu'on la ferme ! hurla-t-il. Qu'on la ferme et qu'on n'en parle plus !"

L'extrême-droite se dépêcha de protester. Merlet n'en avait cure, il ne raisonnait plus. Il ne pensait qu'à se venger en privant les autres aussi de ce qui leur tenait à coeur. Puisqu'il avait un pouvoir, il s'en servait.

Il fallait assainir les comptes et repartir à la conquête d'un autre pouvoir, celui qui lui avait été volé, son siège, là-bas...

 

FIN.