PEPEZIDENT AU POUVOIR
PARTIE I
Chapitre 1
Il turbine, il turbine le monde. C'est d'ailleurs sans intérêt. Le turbin est universel
et ça ne fait pas bouillir la marmite. Pour être plus exact et plus juste, c'est
parfois intéressant. Tout dépend de l'émission. Certains présentateurs et beaucoup
de scientifiques ne font pas bien turbiner le monde. Même quand il y a de belles
images. On change d'émission, on change de chaîne, une où l'infini se tient tranquille,
quelques heures d'hypnose ne font de mal à personne et puis on ne va pas se gaver
de documentaires sous prétexte que l'on a payé pour la chaîne de documentaires dans
l'espoir de cultiver les gosses. Enfin, on a payé, il faut regarder. Tout ce que
les autres ont les moyens d'aller filmer, partout dans le monde et ailleurs, alors
qu'on n'a que les moyens de regarder. Et encore... Parce que n'importe qui peut se
servir d'une caméra, cela ne demande pas des facultés exceptionnelles.
En théorie tout est intéressant. Sinon on ne le filmerait pas. Vous êtes intéressant.
Un hasard ou un caprice de journaliste peut faire de vous demain une vedette d'une
heure. De toute façon on filme n'importe quoi. Dans une société égalitaire l'insignifiant
pousse du coude l'inouï, pourquoi pas moi ? La tournée du facteur se fait événement
entre les assassinats en série d'un type parvenu à la une à la force du poignet,
les tribulations politiques d'un caïd de parti, les licenciements massifs dus à la
haute compétence d'un industriel à 30 briques le mois...
Mais ici, chez les Martin, on n'a pas perdu les saines vertus de l'indignation. Oh,
que non ! Dame Martin entretient la flamme et on s'indigne à longueur de journée.
Il faut faire... quelque chose !... Et on regarde la suite. Sur un autre sujet.
Famille Martin habite bien dans l'une des sept belles maisons sortie à droite du
village qui est sortie à droite de notre ville d'ennui. Dame Martin et mari ont produit
trois enfants qui ne promettent que d'être à leur image. Le générique présente Corinne,
Germain et Frédéric, trois âges bien sûr. On va suivre leurs vies pas'que c'est passionnant
la vie. Surtout en musique. Mais aujourd'hui il y a de la musique partout.
Il va falloir choisir des métiers pour les parents, on ne vit pas sans rien faire
sous prétexte que l'on est héros d'un feuilleton, privé d'ailleurs, inaccessible
à tout spectateur. La femme est socialo-enseignante en foutoir-collège, c'est le
plus simple. Mari est socialo-enseignant conseiller djénéral qui craint la non-réélection.
Ça fait du fric par mois tout ça. Lui travaille en Licé nouvelle manière, moderne
archi et diplôme de nullité assuré. Quel beau couple, bien équilibré. Les enfants
adorables élevés avec attention ont fait l'objet de nombreuses retouches photographiques.
Tous sourient en dansant, ô joie de vivre ! ils se donnent la main, que c'est gentil,
et en plus on a eu l'intelligence de les laisser danser mal, ils ne complexeront
vraiment personne.
C'est de la provocation pure. Comme on a envie de casser tout ça. Qu'ils en bavent
comme tout le monde.
Objectivement - mot superbe -, je vais vous les montrer de face et de profil. Le
fait de n'avoir rien de personnages de roman les désignait tout naturellement pour
être des personnages de roman. En cette fin de XXe siècle, la nullité tente.
Je suis celui qui marche dans la ville, visible pour lui seul dans l'agitation organisée,
dans l'hystérie productive et vendeuse, les mains au fond des poches, même pas pauvre.
Eternel passant. C'est la troisième fois que je me découvre dans cette ville, et
il n'est pas sûr que je n'emmêle pas l'histoire d'autres histoires d'autres temps.
Des gens restent dans ces rues pour moi seul, je n'ai pas pu les laisser mourir.
Ils ne servaient pourtant à rien. Ni à personne.
Je ne suis pas encore las de la vie et je me demande pourquoi. Qu'est-ce qui peut
bien m'intéresser dans cette puérilité gigotante des efforts humains au point que
je l'écrive ? Et ainsi j'y participe, quand même.
Chapitre 2
Dame Martin a pris l'auto pour aller faire les courses. Parce qu'il faut bien manger.
Le bouffeur humain va quérir sa pâture le samedi dans l'union fraternelle de ceux
qui encore cette fois ont de l'argent pour le dépenser bien sûr.
Suivons.
Le chargement d'enfants est lourd de projets, l'attaque de maman a commencé hier,
la journée est capitale, il est dur de s'imposer dans la guerre familiale qui prépare
à la grande, celle du monde du travail, dont on leur rebat les oreilles.
La radio chante on en sait quoi dans une langue que l'on ne connaît pas. C'est normal.
Les paroles des chansons gagnent à ne pas être comprises. Le présentateur a expliqué
qu'il a fallu quatre paroliers pour celle que l'on entend maintenant et que l'on
ne comprend pas. Mais c'est bien de ne pas comprendre car cela aide au développement
national de la connaissance des langues, disait dame Martin. Mari d'accord. Gosses
d'accord parce que si on ne connaît pas les tubes amerloques on est mal considéré
à l'école. Les non-colonisés sont de sales réactionnaires. Pourquoi le Français ne
parle-t-il pas davantage les langues étrangères ? dit l'Anglais qui ne parle pas
le français, dit l'Allemand qui ne parle pas le français, dit l'Amerquicain qui ne
parle pas le français.
On est dans l'hypermarché et dans le bruit général des brouettes on perçoit une bonne
vieille chanson de chez eux, de là-bas où il y a plus d'argent qu'ici, sinon, forcément,
ce sont eux qui écouteraient nos chansons.
Les caddies à dix francs récupérables s'emplissent des trésors du monde. Raconter
l'histoire de ceux d'un seul prendrait une année. Que de souffrances partout ! Et
les pensées de chacun au travail...
Mais là n'est pas l'important ! Car il y a des promotions que des haut-parleurs claironnent.
Chapitre 3
L'establishment scolaire socialo local a fait avancer la formation des jeunes dans
le sens votez à gauche. L'importance de l'école est évidente car la jeunesse c'est
l'avenir de notre pays et les bons enseignants ont de lourdes responsabilités pédagogiques
électorales. C'est pourquoi il faut des systèmes de sélection et de formation des
maîtres qui soient hautement professionnels. Sinon la magouille se voit et on a des
problèmes. Les livres d'histoire doivent être de bons livres, c'est-à-dire non pas
bourrés de connaissances inassimilables mais tournés vers la mise en lumière du lent
progrès mondial vers le socialisme et Dieu sait qu'il est souvent nécessaire d'attaquer
des parutions révisionnistes, de droite forcément, qui ne disent pas l'histoire à
la socialo. C'est des mauvais.
En fait le problème des problèmes se trouve dans l'existence d'un enseignement privé.
On y fait un travail qui n'aboutit pas au bon vote, les enseignants du public le
condamnent fermement. Les gens du privé ont une histoire à eux, qu'ils ont le toupet
de prétendre juste parce qu'ils y mettent plein de noms inconnus ailleurs : saint
Louis, Luis XIV, Napoléon... Dame Martin reproche à cet enseignement de bourrer les
jeunes cervelles de connaissances inutiles, or une tête bien faite vaut mieux qu'une
tête bien pleine, a dit... le chef du parti qui invente souvent des phrases comme
celle-là, et par conséquent autant ne rien savoir du tout, si ce n'est que le socialisme
est bon et qu'un jeune qui veut être jeune, qui veut être comme les autres, ne pas
se couper des autres, doit être de gauche, écouter les chansons amerloquicaines,
voir les films amerloquicains, ne pas lire de prétendus chefs-d'oeuvre mais des romans
faits sur mesure selon les bons principes : a) Tout Français qui n'est pas prêt à
accueillir tous les étrangers en leur donnant ce qu'ils demandent, est raciste; b)
Tout Français qui parle de culture française, de langue française, d'art français
au lieu de bredouiller amerloque est d'extrême-droite, c'est-à-dire quasiment nazi;
c) Tout Français qui prétend que la France ne doit pas être multiculturelle, est
obscurantiste, donc réactionnaire; d) Tout Français qui au nom du passé refuse musulmans
et mosquées partout est passéiste et extrémiste, car, après tout on a bien des églises
et des croix partout. Heureusement que certains maires zélés ont commencé de réagir
pour plaire à la communauté musulmane et de faire démolir des croix par-ci par-là
afin d'assurer leur réélection.
Merlet local s'en était avisé il y a peu. Pendant des années il avait officiellement
été catholique, il allait même en visite électorale à la messe. Pas gaiement parce
que le curé prononçait toujours un discours dans lequel il affirmait n'être pas bien
des tas de choses : le mensonge, la trahison, l'indifférence face aux démunis, le
non-respect de l'autre... que Merlet faisait tous les jours quasi. Enfin le mauvais
moment passé, on votait pour lui. Il en était le premier étonné mais quand un truc
marche, on recommence.
Seulement il s'était aperçu que les moutards bruns d'Allah avaient poussé. Venus
là ou nés là ils s'entendaient pour avoir leur partie de la cité, bien à eux, débordante,
où à longueur de journée (chômage oblige) ils écoutaient les télés arabes grâce aux
paraboles, présentes partout, entre deux prières, ne parlant entre eux d'ailleurs
que la langue d'origine de leur famille, le français ne servant qu'aux échanges avec
l'extérieur. La France, disaient-ils eux-mêmes reprenant ce que leur avaient appris
les socialistes, s'enrichit des différences; elle s'enrichit de devenir musulmane
et de parler arabe mais elle ne s'est pas encore assez enrichie; on va faire plus
d'enfants et elle s'enrichira plus vite. Depuis quelques temps bon nombre de jeunes
n'allaient plus dans les écoles françaises, ils allaient à l'école coranique, ça
suffit bien, où ils recevaient une bonne éducation donnée par des spécialistes arabes
que l'on faisait venir à grands frais.
Or tous ces gens votaient.
Et Merlet y pensait.
Il pensait que sa cote... plouf. Beaucoup de non-arabes, racistes bien sûr, lui reprochaient
de s'être seulement occupé des intérêts des copains industriels qui avaient voulu
à une époque une main-d'oeuvre bon marché pour casser les exigences des ouvriers
français. Il prétendait alors vouloir s'opposer aux progrès du communisme, moribond
aujourd'hui; en fait il avait besoin de l'argent des industriels pour ses campagnes
électorales. Et le système avait longtemps bien marché. Pour lui.
Mais une prétendue prise de conscience faisait des ravages dans les esprits. Merlet
aurait multiplié les erreurs. Merlet n'aurait pas été un bon merlet. "On lui accordait
toute notre confiance et voilà le résultat." Quelle injustice. Les électeurs ne méritent
pas tous leur droit de vote.
Donc les arabes votent. Plus du quart de la population désormais. D'habitude ils
s'abstenaient mais...
Un vrai professionnel de la politique, qui a foi dans l'absolue efficacité du système
républicain basé sur le vote de tous, ne pense qu'à une, oui une ! seule chose :
être réélu. Le résultat ne peut qu'être bon pour le pays... si c'est bien lui l'élu.
Or donc ces gens entièrement tournés vers l'étranger, pas intégrés du tout, étaient
français. Tiens. Il n'avait pas suffisamment considéré la question. Jusqu'ici il
les avait plutôt mis d'office dans le camp des socialistes qui avaient tant fait
pour eux - par idéalisme -, mais quoi, ne soyons pas raciste, l'ingratitude est de
toutes les races. Leur intérêt d'hier n'est pas leur intérêt d'aujourd'hui. Il faut
savoir ce qu'ils veulent. Il faut juste savoir ce que l'on doit promettre.
Et comment entrer en contact.
Le long de la route qui traversait la banlieue nord se dressait une croix, une croix
de pierre sur un haut socle comme pour une statue de Versailles. Pas spécialement
belle, pas spécialement destinée à attirer les regards, mais ancienne assez, un témoignage
de l'union des hommes de ce pays, un rappel à plus de bonté, une discrète marque
d'espérance. Une croix de pierre blanche comme son socle, élément du paysage urbain
si familier que Merlet et d'autres passaient devant en aveugles.
Elle se trouvait à côté d'une cour à camions, qui entraient, qui sortaient à longueur
de journée, depuis des décennies. Et puis un camion heurte le socle, le fend. Certes
il était conduit par un musulman mais honni soit qui mal y pense. Une faible partie
de l'électorat, d'ailleurs certaine qu'il n'y avait ni provocation ni préméditation,
remarqua le malheur et demanda la petite réparation nécessaire.
"Quelle croix ? répond Merlet à l'adjoint chargé de tout ce qui concerne l'urbanisme,
j'ai jamais vu de croix !
- Si, intervient Adjoint premier, il y en a une.
- C'est une réparation de quatre sous de toute façon, dit l'adjoint de l'urbanisme,
je n'en parle que pour la forme.
- Eh là, eh là ! s'écrie Merlet. Une dépense, il faut toujours réfléchir. Il s'agit
de l'argent du contribuable, je vous le rappelle. Vous devenez incroyablement léger,
Marcel. Voyons ce dont il s'agit : une croix que l'on ne voit pas...
- Mais si, coupa l'audacieux adjoint à changer.
- ... que l'on ne voit pas et qui gêne la sortie des camions, d'un travail important
pour la communauté, parce que l'entreprise paie la taxe professionnelle, et nous
en avons besoin, je vous signale...
- L'entreprise ne demande rien, intervint le représentant extrême-droitier.
- ... mais c'est à nous de comprendre ce qu'il faut faire sans qu'on nous le demande
!
Le silence, rare en ces séances du conseil municipal, tomba brutalement sur les épaules
de l'équipe dirigeante et les oppositions commencèrent de s'intéresser à la question.
La communiste cessa de lire "L'Humanité" à laquelle ordinairement aucune remontrance
de Merlet ne pouvait l'arracher sous prétexte qu'elle travaillait, elle, et qu'elle
n'avait pas le temps de lire à la maison. Enfin il allait se passer quelque chose,
il allait y avoir du nouveau.
- Le mieux, commença Merlet en bredouillant légèrement, le mieux... parce que si
on répare, il y aura un nouvel accident, peut-être avec blessé humain cette fois...
eh oui les arabes sont aussi des humains, cria-t-il en direction de l'extrême-droite
qui n'avait rien dit... Il faudra réparer à nouveau, et réparer encore... Et ce ne
sera pas éternellement réparable... Vous voyez la facture ? Et tout ça, en fin de
compte, pour rien.
Le silence total augmenta la pesanteur un court instant jusqu'à ce que l'adjoint
à l'urbanisme fasse le colossal effort de cette remarque presque dans un souffle
:
- Mais... il suffit d'un peu de ciment et c'est l'affaire d'une demi-heure pour deux
employés municipaux.
- Une demi-heure ! hurla Merlet. (Il n'eût pas crié plus si on lui avait volé son
portefeuille. Une demi-heure ! c'est-à-dire seulement un peu plus d'un siècle !)
Mais est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ?
Visiblement il ne se rendait pas compte. Adjoint à changer. D'ailleurs personne ne
se rendait compte.
Merlet respira un grand coup :
- Le mieux, dit-il, c'est de l'enlever.
Pas un applaudissement.
Il reprit :
- On la mettra bien à l'abri, dans un endroit sûr.
L'extrême-droite fut seule à protester, les autres oppositions étaient athées. Les
gens ne voyant plus la croix se demandèrent pourquoi, en général ils se répondaient
les uns aux autres qu'ils ne savaient pas; ils n'étaient pas organisés pour protester,
plus exactement leur seule structure était le système électoral et c'était justement
leur représentant qui avait pris la décision.
Pour une fois famille Martin estima qu'il n'y avait rien à faire.
Chapitre 4
Papa Paul Martin, conseiller djénéral comme Merlet, craignit un moment de voir la
droite classique rafler une partie de l'électorat de gauche. Mais, fair play, il
alla féliciter Merlet à la buvette pour son action contre les "passéistes de la foi"
(tel était son langage) mais ajouta perfidement qu'il se souvenait du temps où Merlet
n'hésitait pas à détourner l'argent du peuple pour faire repeindre l'église. Celui-ci
eut la vague vision d'alliances possibles, d'ententes sacrées d'arrières-cabinets
pour la réélection assurée, entre vieux adversaires ça se fait... plutôt que de voir
débarquer de jeunes loups... agressifs... A se retrouver toujours les mêmes, pendant
des années, on s'habitue, on prend de bonnes manières. Alors, pas de sauvages parmi
nous !
Les socialistes friqués que l'on avait ici, au Conseil, étaient très convenables,
polis, habillés élégamment mais sans vernis à ongle, ils avaient notre coiffeur pour
coiffeur, notre tailleur pour tailleur, notre traiteur pour traiteur (quand ils gagnaient
une élection), enfin des gens façonnés par l'expérience et les bonnes rencontres.
On aurait parfaitement pu les recevoir chez soi.
Au Licé, papa Martin alla travailler. Il était souvent en retard mais il était à
l'heure parce qu'il était socialiste et conseiller djénéral. Il avait droit aux meilleurs
élèves, petites classes tranquilles, parce qu'il expliquait bien que personne ne
doit être privilégié, surtout pas les agrégés (mais il ne l'était pas) lesquels en
savent plus que les autres et par conséquent doivent enseigner aux classes les plus
dures où l'on met les élèves pas doués qui ne comprendront jamais grand chose. Proviçat
s'arrangeait toujours pour venir lui serrer la main, à l'occasion on bavardait un
peu près de la machine à café.
Mais ce jour-là c'est le sous-proviçat qu'il rencontra d'abord. Celui-ci flânait
dans la "rue centrale", selon la pompeuse terminologie alors en cours, cherchant
quelque chose à faire. Il ne trouvait pas.
Martin lui dit quelques mots par pitié, se demandant quelle connerie allait - eurêka
! - l'illuminer d'ici la fin de la journée. Sous-proviçat avait en effet l'habitude
de bombarder les professeurs de circulaires niaises ou stupides qu'il trouvait dignes
d'un homme plein d'initiatives, d'un homme d'action, d'un penseur de la pédlagoglie.
Sa carrière était exemplaire à plus d'un titre. Longtemps professeur consacrant tout
son temps à son syndicat, quoique payé par l'Etat, il avait enseigné toutefois deux
longues années en début de carrière (les débuts sont souvent ingrats); puis l'éclatement
de sa fédération, la FEN, né d'une lutte fratricide entre les instits du SNI, qui
se voyaient bien enseigner selon leurs magnifiques méthodes jusqu'en terminale, et
le SNES, pas d'accord car aimant le gâteau, l'avait contraint, innocente victime,
à se retrouver une fonction dans l'active. Sa discipline de base, les sciences nat.
en collège, lui laissait des souvenirs à frissons. Il postula pour un poste de direction.
Bêgroux était alors ministre, de si modérée droite qu'il appliquait la réforme de
son prédécesseur, l'illustre Jozin, socialiste-mi raisin. Selon les textes, consultez
le Bulletin officiel d'l'Educ, le fait d'avoir consacré ses efforts aux responsabilités
du syndicalisme était un sérieux atout pour accéder aux hautes responsabilités d'un
établissement scolaire. A l'issue de l'"entretien", seule épreuve véritable de l'apparence
de concours pour la distribution des places, les membres du jury se regardèrent d'un
air consterné : laissés en place depuis l'époque jozinienne, pas question pour eux
de refuser un poste à un homme qui avait consacré sa vie au syndicalisme, quoiqu'il
s'y soit fait tout petit, mais lui confier... avec les risques de retombées sur eux...
Finalement il eut droit à un poste de sous-directeur dans un tout petit collège campagnard.
On serait tranquille... Il fut indigné. Ses amis furent indignés. Les syndicats furent
indignés. L'administration de l'académie où on l'envoyait sut procéder comme il convenait
pour le socialo-copain évincé d'un grand poste à cause de Bêgroux. On oublia de mettre
dans le mouvement national le poste de sous-proviçat du Licé de notre ville et quand
on s'aperçut à la réclamation de Proviçat que sans sous la vie serait trop dure pour
lui, on chercha un volontaire. On ne demanda d'ailleurs qu'à notre homme, tout prêt,
pourquoi aller chercher plus loin ? Et il entra en fonction illico après trois jours
de collège. On rendait - localement - hommage à ses hautes capacités, il saurait
montrer que l'on avait eu raison contre les irresponsables parigos.
Dès son arrivée il repéra les bons, les socialo-soutiens de la belle équipe dirigeante,
parmi lesquels les meilleurs : délégués du SNES, membres d'AMNESTY INTERNATIONAL
et membres de GREENPEACE (service anglo-américain), et bien sûr membres du PARTI
SOCIALISTE. Et puis les autres... Surtout un autre... Pourquoi admettait-on dans
la socialo-éduc des gens comme ça, des gens de drouète. Certes un socialiste est
tolérant, mais de là à admettre que les jeunes esprits soient formés par ... rien
que le nommer doit porter malheur. Lui, Sous-proviçat, ne saluait pas l'individu,
ne le regardait même pas, il l'ignorait; parfaitement; et quand une de ses merveilleuses
idées concernait la matière de l'individu - le françouais, les laitres -, il consultait
seulement ses collègues, parmi lesquels Mme Mazieux et M. Butinais, fidèles à haïr
l'individu non-socialo qui non seulement enseignait vraiment ladite matière mais
en plus la connaissait vraiment aussi. Proviçat avait lui, depuis peu, trouvé un
truc ingénieux : après avoir isolé l'individu avec l'aimable aide des collabos déjà
cités, il put écrire sur la feuille de notation annuelle : "a trop tendance à l'individualisme".
Ce qui voulait dire : s'oppose au socialisme baptisé pédagogie et ne dit pas que
le travail en équipe est primordial. Avec un rapport de ce genre, cela ne lui servirait
à rien d'être le meilleur professeur du groupe. Sous-proviçat, pour sa part, n'avait
rien trouvé que regarder ailleurs quand il croisait l'individu et c'était lui que
cela humiliait.
Donc Martin pour parler de quelque chose lui dit un mot sur les honteux rejets raciaux,
ethniques en général... Alors la lumière lui chauffa la cafetière.
Si les mauvais faisaient ce qu'il ne faut pas, selon Martin, il fallait le leur faire,
pour leur apprendre... Tout n'était pas clair. Mais une épuration idéologique afin
que la socialo-éduc ne soit plus souillée, était nécessaire.
- Oui, mais comment ? gémit Proviçat à qui il soumettait sa thèse. C'est là qu'est
le problème !
- On pourrait le dire raciste...
- Déjà fait. Pas marché.
- On pourrait le dire fasciste...
- Déjà fait... Pas marché.
- On pourrait le dire réactionnaire.
- Déjà fait, déjà fait !
- On pourrait le dire catholique et se demander s'il ne serait pas mieux avec les
siens, dans l'enseignement privé...
- Il faut l'isoler davantage.
Pour bien lutter contre les conservatismes sociaux, il faut être entre soi. Faire
bloc. Se serrer les coudes. Un élément déviationniste empêche la cohésion. Un de
drouète parmi les De La Gauche, c'était l'oeuf d'autruche dans le caviar.
Mais, ô Jozin, tes armées sont toujours là, en sommeil pas plus : l'infâme Bêgroux
a beau appliquer tes réformes, on n'est pas dupe; et on sait que le sens de l'Histoire
condamne inexorablement la drouète, le françouais, les laitres, la cjulturr. Nous
sommes là ! prêts à égorger la brebis parmi nous égarée afin d'assurer le triomphe
des droits de l'homme au niveau mondial. Vive la disparition des cjulturrs nationales
pour le triomphe du mondialisme fraternel ! Et toute la planète causera l'anglamerquicain
C.I.A. (On saura vous surveiller, et si jamais un réveil de l'honneur national s'opère,
on prendra les sanctions économiques nécessaires qui feront crever vos gosses de
faim, pour vous ramener dans le droit chemin, pour leur bien en somme, ou quasi,
la paix mondiale etpatibuberra...
La pratique doit être la fleur de la théorie, l'exclusion idéologique à la boutonnière
du socialisme; ainsi on oeuvrait dur pour te servir, ô socialisme, avec le souci
constant de la pureté idéologique dans la sainteté des convictions. Jozin reconnaîtra
les siens.
Le Sous revint voir Proviçat, dans son beau bureau douillet. Il avait la mine sombre
et désolée. Et là, entre décideurs, entre administrateurs compétents, on se dit les
atroces choses qui avaient chu sur leurs crânes si bien coiffés.
- Le salaud a eu recours à des profs d'ailleurs, dit dans un souffle rageur et douloureux
Sous-proviçat.
- Oh, mon Sous ! articula péniblement Proviçat, les méchants se serrent les coudes
en profitant du laxisme des textes.
- Il nous faudrait plus de pouvoir, dit le Sous revenant sur un de ses leitmotive.
- Il nous faudrait plus d'autonomie, confirma son Proviçat.
- Votre autorité est bafouée...
- ... ridiculisée ...
- A cause de Bêgroux !
Ah ce Bêgroux, il était le mal ministériel, qui loin des réalités, ne comprenant
rien, empêchait par son absence de saines décisions, la rénovations profonde de l'enseignement;
il n'avait pas su déléguer ses pouvoirs à Proviçat, et voilà le résultat.
- Oui, mon Sous, proféra noblement Proviçat, tant que nous ne choisirons pas nous-mêmes
les professeurs de nos établissements et qu'ils nous seront imposés d'En-Haut, il
n'y aura pas de progrès possible.
- Oh, mon Sus ! dit son Sous, comme ton génie est brimé par tous ces incompétents
réacs; comme tu saurais, sinon, mener ce Licé dans le sens de l'Histoire !
Voilà les faits : chaque année le Sous devait organiser un Bac blanc, terrible travail
demandant d'astronomiques capacités que sa secrétaire heureusement avait. Donc elle
organisait le Bac blanc. Mais attention ! il surveillait ! il donnait des directives
! Pas question de laisser les insignifiants en faire à leur tête, ça pourrait aboutir
à ...
Sous secrètement en son bureau beau rencontra Mazieux et Butinais, contents car bien
assis. D'entrée il mit la discussion sur le scandale, la présence d'un non-assimilable
dans l'armée sacrée d' l'éduc.
- Il faut l'isoler ! cria-t-il, c'est le socialisme qui vous le demande.
- Je l'ai toujours fait, dit Butinais, je n'ai rien à me reprocher.
- Et moi, dit Mme Mazieux, j'ai déjà eu de l'avancement mais j'en veux encore.
- Il faut une stratégie commune pour bien montrer aux parents qui est le fautif.
- C'est pas nous, dit Mazieux.
- Non, dit Butinais, j'suis témoin.
En même temps il caressait le beau cuir du beau fauteuil sur lequel on l'avait autorisé
à s'asseoir, le Sous en avait la sueur froide; est-ce que l'administré croyait qu'on
allait le laisser chouraver le fauteuil pour services rendus ? Déjà il disparaissait
des magnétoscopes comme nulle part ailleurs... Je n'accuse personne... Mais mon fauteuil,
jamais !
Dans cet établissement scolaire, il y avait aussi ... des élèves. Sous-proviçat l'avait
bien remarqué. Il savait que c'était une des contraintes nécessaires d'l'éduc. Il
en avait bravement pris son parti. Et à condition d'éviter les halls et les couloirs
pendant les interclasses on pouvait supporter ça. Seulement manoeuvrer ces masses
peu laborieuses lui était impossible, il avait besoin de relais et "voilà pourquoi
je vous ai fait venir".
Pour que les parents se plaignent, il faut que les enfants se plaignent, pour que
les enfants se plaignent, ce n'est vraiment pas difficile de toute manière ils râlent
tout le temps, alors comment faire pour que les parents remarquent que les enfants
se plaignent ? Premièrement vous omettez de prévenir l'être réac, sale réac, de l'heure
et même du jour de la réunion pour le choix des sujets. Deuxièmement vous oubliez
de l'informer dudit choix. Troisièmement on oublie sa classe pour le nombre de photocopies.
Quatrièmement s'il passe les trois premières haies, sous prétexte qu'il n'a pas les
mêmes sujets que les autres on déclare qu'il ne peut pas participer à l'échange de
copies pour la correction. Cinquièmement on souffle à ses élèves par l'intermédiaire
de ceux socialo-formés dans les camps de jeunes (socialos), qu'ils n'ont pas les
mêmes droits que les autres à une bonne formation puisqu'ils ne font pas exactement
la même chose que les autres.
- On ne peut rien me reprocher, remarqua Butinais, le type je l'ai toujours isolé
au maximum.
- Moi, dit Mme Mazieux, de l'avancement j'en veux bien encore.
- Pserre sera content, dit le Sous, car la fois où il a voulu inspecter le type,
c'est lui qui en a pris plein la gueule... Voilà, cessez d'être assis dans mes fauteuils.
Et quand ils furent partis, il passa sur le cuir beau une tendre et délicate caresse
de peau de chamois.
Seulement, à l'eau le plan magnifique ! Le réac avait contacté des réacs de lycée
pour corriger un bac blanc inter-lycées. Le mal triomphait en se donnant des airs
progressistes ! Les élèves du type se sentaient à l'avant-garde du système éducatif...
et les jeunes socialo-formés se plaignaient à leurs parents d'avoir été tenus à l'écart
de cette intéressante expérience... et les parents pas contents téléphonaient à Proviçat
pour se plaindre... de lui.
O injustice !
Chapitre 4
Maison Martin réunie dans la communion du repas évoque l'Essentiel - mondial, local
et personnel. Les enfants pensent que le drame d'ex-Yougoslavie passe mieux avec
les frites; il y a des menus contraires à tout d'ailleurs. Un grand problème doit
susciter l'indignation. Dame Martin donne les bons réflexes aux enfants et la toute
petite sait déjà dire : "Ah, chais scandableu, moman", alors elle a droit à des frites
en plus. Ici la vérité officielle est qu'il est scandaleux que les Serbes veuillent
finir la reconquête de leur pays contre les descendants des Turcs et leurs collabos.
On l'a du reste dit à la télé. Et à la radio. Et dans Libé (le socialo-djournal).
Les Martin sont non-croyants sauf en la presse. La leur, celle de tous les Martin
du pays, et ça fait du monde.
Les enfants ne travaillent pas très bien à l'école parce qu'il y a encore des professeurs
vieux jeu qui donnent des leçons. Et même des devoirs. Alors forcément ça les dégoûte
de l'école. Dame Martin blâme de tels procédés. L'enseignement post-moderne, qu'elle
pratique elle-même, et mari aussi, laisse chacun évoluer à son propre rythme, la
petite saura lire quand elle saura lire, elle n'est pas tellement en retard sur ses
frères plus âgés; il faut supprimer toute sélection à tout niveau et tout ira de
mieux en mieux car il n'y aura plus l'inégalité.
Il tourne le monde.
Le président des states unis fait sa course matinale en petit short, il court bien
et ne prendra pas trop de poids, les médias sont contents, le peuple est content
car le président est sportif. Le dollar monte. Le président de Russie revient de
vacances, il a le teint frais, l'oeil vodka, le discours décidé : le rouble baisse.
En Allemagne on ne se plaint pas. En Italie on se plaint et on cherche de quoi. La
Grande-Bretagne fête une naissance dans la famille royale. Le Japon travaille. Et
la France ? Qu'est-ce qu'elle fait, la France ? Elle ne va pas si mal, la France;
de toute façon, elle en a vu d'autres, la France; les disputes socialos se matraquent
bien et les vacances ne sont pas loin; le franc ronronne.
Le reste de la planète tourne aussi, on le sait, mais plus lentement. On plaint le
reste de la planète, surtout chez les Martin; les petits Noirs, les petits Jaunes,
il faudrait en adopter, pour qu'ils profitent de notre coupable confort, mais tous
ne sont pas orphelins. Quant aux Chinois on sait qu'ils sont nombreux.
Chapitre 5
L'élection présidentielle approchait. Dans le pullulement des candidats les journalistes
avaient commencé leur choix que le pays serait appelé à ratifier. Mais parfois ils
étaient si pressés qu'ils élisaient président un non-candidat. Ainsi, comme le socialo-parti
tardait à désigner son représentant, ils avaient multiplié articles et sondages sur
le vieux assis à la présidence de la communauté européenne, qui leur paraissait encore
assez frais, et en deux mois ils firent monter sa cote de popularité à tel point
que tous les pronostics le donnèrent vainqueur dans tous les cas. C'est alors qu'ayant
le bon sens qui fait les bonnes retraites, il annonça ne pas être candidat.
Les journalistes dégoûtés faillirent renoncer et laisser le socialo-parti se débrouiller
tout seul, et puis le sens de la mission de la presse l'emporta. Elle nomma coup
sur coup deux autres candidats. Ravis d'ailleurs, mais la base, la vaste base des
militants - 40 000 individus en tout et pour tout - refusa sottement d'entériner.
C'est que Jozin avait eu la vision. Planté devant sa glace pour se regarder les dents
- une molaire anti-progressiste faisait sa méchante -, il se vit soudain, entre la
brosse à dents et le savon tout neuf, avec, et comme ça lui allait, avec, eh oui,
la tiare sur la teste. Il jozina une exclamation admirative et il crut.
Puis il s'en alla conter la désignation miraculeuse au siège du parti mais les autres
prétendants se gaussèrent. "Quels journalistes as-tu pour toi ?" lui crièrent-ils.
Il fallut avoir recours au vote des adhérents et là, comme il avait toujours en tant
que premier secrétaire ou en tant que ministre pratiqué un clientélisme sans faille,
sur un peu plus de la moitié des votes possibles (beaucoup avaient eu le regret de
devoir partir en week-end) Jozin obtint un peu plus de la moitié des voix.. En nombre
c'était peu, mais en pourcentage c'était très bien. La presse n'insista que sur les
pourcentages. Quel triomphe ! O mon étoile !
Sa tête fut sur les premières pages et dans les sondages il commença de monter. Les
Martin d'abord très hostiles à sa candidature trouvèrent qu'il était le candidat
parfait.
Mais Prédissident (le socialo-président bien en place et pas pressé d'en partir malgré
l'âge et la maladie) ne dit pas un mot gentil. Tout occupé de son image dans l'Histoire
il faisait une grande consommation de dictionnaires post mortem imaginant sa rubrique
à lui, la fignolant inlassablement; même il pensait aux lignes qui lui seraient consacrées
dans les livres scolaires croyant naïvement qu'il suffisait d'avoir été président
pour être quelqu'un qui a compté.
Il avait dit un jour à un presque ami dont il avait besoin, que Jozin était insignifiant
et même pas habile, il parlait en connaisseur : depuis des années il passait son
temps à écarter ceux qui auraient pu lui faire de l'ombre, jaloux de ses prérogatives,
jaloux de son autorité, jaloux du pouvoir qui glissait de ses veines.
Les Martin l'aimaient bien.
Chapitre 6
Dame Martin se rendit au travail, elle enseignait la socialo-histoire bien-pensante
mêlant aux considérations sur l'inacceptable prix du blé à la fin du règne de Louis
XIV (situé par ses élèves entre le début du XVe siècle et la fin du XIXe) d'importantes
incises contre les chasseurs, contre l'armée, contre les abus policiers, contre l'automobile,
contre les centrales atomiques... Car, un jeune, voyez-vous, il ne suffit pas de
lui enseigner des faits du passé, il faut, voyez-vous, l'éduquer. Tout le programme
du parti socialiste y passait. Et avec bonne conscience. Pas une seconde elle ne
doutait d'être dans son droit, certaine de détenir la vérité.
Nous arrivons dans la vaillante petite auto, acceptable parce que petite d'abord
et parce qu'elle est à elle ensuite. Traversée pédestre de la cour pleine d'embûches,
car des élèves courent dans toutes les directions et il faut parvenir à les éviter;
montée de l'escalier, précautionneuse, si un élève vous rentre dedans, la chute vous
rendra coupable - sinon ce serait l'administration du collège qui le serait pour
avoir institué la chienlit. Enfin arrivée en salle des profs, bisous aux autres rescapés.
La grande discussion du jour concerne l'achat d'une cafetière, sucrée d'un peu d'élection
présidentielle et additionnée de considérations sur la prochaine grève des enseignants
préparée par les syndicats mais dont on ne connaît pas encore les motifs. Ainsi jusqu'à
la sonnerie.
Pendant ce temps, mari a fait la même chose et tenu les mêmes paroles. Le bordel-licé
est la digne suite - sans heurt pour ne pas perturber les élèves - du foutoir coclège.
On y applique les grands principes d'autodiscipline, d'apprentissage des responsabilités,
de liberté non-conditionnelle, qui permettent à Proviçat, son Sous et CPE de se tourner
les pouces et de regarder ailleurs. Tout ira bien, car malgré Bêgroux, Jozin veille
sur nous; et en plus il est candidat au poste de Père. Tout est dans l'ordre.
Commencent les cours. Pas du genre solennel, heureusement; chacun parle de ses petites
affaires aux voisins tandis que le prof s'occupe à diverses tâches destinées à alléger
la lourde charge de l'administration : double résultat de l'appel, dans le cahier
ad hoc et scotché sur la porte, vérification des carnets personnels dûment tamponnés
pour les retours, annonce lue d'un billet de CPE : passeront au bureau à 9 h., à
10 h. ... Ceci après avoir descendu les chaises des tables, qu'on y remettra le soir,
car il faut aussi alléger les charges du personnel de nettoyage. Quant au savoir
des élèves, les Martin, professeurs très bien notés, se chargent de l'alléger. Pas
d'indigeste. Comptez sur eux. Ils ne risquent pas de dégoûter qui que ce soit de
l'Histoire. Et ils s'en félicitent.
D'un côté le livre des élèves, de l'autre le livre du professeur; tout est dans les
livres. Dame Martin va présenter Charles Martel; mari vous présentera l'odieuse colonisation
perpétrée contre de grands peuples afros et asias par les Françouais. Pas de polémique,
rien que les faits.
- Charles Martel arrêta les Arabes à Poitiers.
Frissons dans la salle.
- M'dame, c'était un sale raciste.
- C'est vrai, Mohamed.
- Pourquoi est-ce qu'on l'étudie, alors ?
- Comme exemple de ce qu'il ne faut pas faire, Mohamed. Chacun doit pouvoir habiter
où il veut. Ainsi il n'y aura plus de guerre.
- Oui, intervient Léïla, la guerre c'est laid, M'dame, mais y a des Français ils
veulent pas que la famille elle vienne s'installer ici.
- Parce qu'i sont racistes, renchérit Ahmed. Moi j'suis pas d'accord pour qu'on l'y
étudie, le Charles Marcel... C'est un mauvais exemple pour les jeunes.
- Vous n'avez peut-être pas tort, Ahmed, dit Dame Martin, mais c'est le programme.
- Qui c'est qui le fait le programme ? (La voix vient du fond de classe, celle de
Charles-Henri Mustafa, pleine de rancune.)
- Eh bien, explique Dame Martin, ce sont de vieux messieurs parisiens, pas très au
fait de l'évolution de notre société. Il est certain que vous enseigner Charles Martel
c'est un peu comme lorsqu'on enseignait aux Noirs des Antilles ou d'Afrique que leurs
ancêtres étaient les Gaulois.
- Moi, dit Mohamed, ma soeur elle épouse un nègre, je la tue. Ou un Blanc, d'ailleurs.
- J'vois pas pourquoi on pourrait pas épouser un Blanc, dit Léïla ...
- Oui, mais pas Charles Martel quand même, intervient Amina, une Maghrébine bien
intégrée qui porte le voile.
- Sans le Martel, remarque Ahmed, y aurait depuis longtemps des mosquées partout,
ça serait pas à faire.
Rires dans la salle. Dame Martin rit aussi.
- Et, ajoute Ahmed content de son succès, y aurait pas à apprendre le français, la
langue du côlônisateur.
Rires.
- Voyons Ahmed, dit Dame Martin avec un sourire un peu pincé, le français est une
belle langue.
- C'est trop dur, M'dame, dit Amina.
- Et puis quoi, ajoute Mohamed, c'est l'arabe la langue sacrée des musulmans. Pourquoi
est-ce qu'on n'apprend pas plutôt l'arabe ?
- Et le coran, l'appuie Amina. Quand un musulman i sait le coran, i sait assez, mon
père i dit.
- Tout ce qu'on apprend ici, dit Léïla, c'est perdre son temps.
- En tout cas, le Charles Martel, dit Mohamed le plus ouvert aux études.
Soudain, du milieu de la salle, une petite figure brune aux cheveux ras, un maigrichon
presque famélique, une voix que l'on comprend mal tant elle déforme les sons :
- C'est vrai, M'dame, que dans la ville les Arabes i s'ront bientôt assez nombreux
pour prendre la mairie ?
Il y a un silence. On attend la réaction du prof.
Dame Martin a un bon sourire :
- Mais ça ne me gênerait pas du tout, Kémal, pourquoi pas ?
Détente satisfaite de la salle.
Mais une voix se fait entendre, celle de la minorité blanche de cette classe :
- Celle-là, elle ne sera contente que lorsqu'ils l'auront baisée.
Dame Martin voit rouge, ce n'est pas tant l'insulte que le racisme sous-jacent. Il
faut être ferme contre le racisme. Déjà les musulmans ricanent. Il faut reprendre
la classe en main. D'une voix ferme, elle dit :
- Vous, vous irez chez le principal, je vous materai, moi. Les racistes, ici, on
sait comment les traiter.
Sonnerie. Finalement, ça s'est plutôt bien passé.
Mari Martin de son côté lutte contre le racisme avec une classe pas plus mélangée
que celle de sa femme. Il dit souvent qu'il n'aurait aucun problème s'il n'y avait
pas les Blancs, ceci en réponse à ceux qui parlent de classe difficile à cause du
fort taux d'immigrés.
Le sujet du jour est l'abominable colonisation commise par les Françouais. Le livre
d'Histoire de la classe, choisi par Martin mari, est un bon livre car il dénonce,
il vilipende, il demande pardon aux glorieux peuples noirs, aux admirables peuples
jaunes; il a été écrit par un bon socialo qui a la carte (du parti), Martin l'a vérifié.
- La traite des nègres fit la fortune d'une ville comme Rouen, elle y créa une bourgeoisie
prospère qui aujourd'hui, soit dit en passant, est généralement d'extrême-droite
et tente de s'opposer au nécessaire brassage des races.
- Monsieur ? intervient un grand blond aux yeux bleus, vous n'avez pas peur que notre
culture disparaisse ?
- Pourquoi avoir peur, Jacques ? Toute culture est amenée à disparaître, Valéry l'a
dit, nous savons que les civilisations sont mortelles. D'ailleurs qu'est-ce qu'une
culture ? Un ensemble d'habitudes. Il ne faut pas s'encroûter, il faut évoluer avec
son temps.
- Vous êtes sûr, Monsieur, que vous ne confondez pas évolution et laisser-aller ?
- Attention Jacques, répliqua sèchement Martin, une nouvelle fois vous vous laissez
aller, vous, à des remarques singulièrement provocatrices.
- Ouais, Jacques, il est raciste, M'sieur, intervient joyeux le Turc français Ali;
il a même critiqué l'autre jour le projet de la troisième mosquée.
- Eh bien, à merveille, Jacques, vous êtes contre la liberté religieuse, maintenant
?
- Je n'ai rien dit de pareil, répond Jacques qui sent bien qu'il n'est pas en position
de s'expliquer.
- Peut-être bientôt nous parlerez-vous d'invasion maghrébine ? continue Martin qui
croit enfoncer le clou et triompher de l'ennemi.
Jacques se tait, jusqu'ici il ne pensait pas cela.
Le cours peut continuer.
Martin mari n'a aucune idée des mentalités du XIXe siècle et du début du XXe, il
juge gravement l'Histoire en "c'est bien", "c'est mal", et il la réécrit selon ses
jugements profonds. L'Histoire-fiction est, ici, permanente : Ah si ces gens d'alors
avaient été des socialistes d'aujourd'hui, comme tout se serait mieux passé !
- Les Français n'avaient pas le droit d'envahir les territoires africains ...
- Et les Celtes, M'sieur ? demande un Algérien français farceur, ils avaient le droit
d'occuper nos territoires ?
- Le problème n'était pas le même, Ben.
- Pourquoi, M'sieur ?
- C'était il y a très longtemps.
Dans son esprit, cela signifie hors programme. Quoi ! il ne peut pas avoir la compétence
universelle ! ... C'est pas dans l'livre !
Le révisionnisme socialiste est non seulement autorisé mais encouragé à l'école;
moins pervers que celui d'une droite déviante qui niait l'existence des chambres
à gaz nazies, il est toutefois sidérant dans son discours et farfelu dans ses méthodes.
L'ignorance crasse des élèves obtenue grâce à des années de lutte par un corps d'inspecteurs
triés sur critères politiques paraît une marque d'égalité entre tous. Savoir minimum
pour qu'aucune tête ne dépasse.
Martin mari est un socialo-prof modèle. On lui donne chaque année des stagiaires
à former.
Le cours continue agréablement. Il parle un peu du multiculturalisme, bravo, condamne
ceux qui veulent réduire l'intégration à l'assimilation, condamne encore plus ceux
qui s'opposent à la libre installation de tous ceux qui veulent sur notre territoire,
puis s'admire lui-même pour sa générosité, pour son altruisme, pour sa haute conscience
du sens de l'Histoire en marche.
Quand la sonnerie retentit, "on a bien avancé aujourd'hui".
Chapitre 7
Merlet envisageait sérieusement une rencontre avec Proviçat. Jusqu'à présent leur
golf n'était pas le même mais, par mesure de haute politique, Merlet changea de golf.
Il voulait changer d'alliés. Il voulait aussi des rencontres "naturelles".
Ici les socialos-centristes sont organisés en mafias. Certes il y a le clientélisme
du maire, mais il n'est pas le seul. Dans une ville dynamique, on combine partout.
Aucune place ne s'accorde sans un respect des formalités qui cachent l'arbre, aucun
avancement n'a lieu sans d'honnêtes rapports sur des critères cachés parfaitement
tendancieux.
Et pourtant tout ne va pas de travers.
Quelques réconfortants exemples : les refuges pour mendigots, déclassés, cassés,
ont progressé de quatre cents pour cent en un an, l'ANPE a connu une expansion spectaculaire,
les services sociaux embauchent, les grèves ont diminué, l'absentéisme aussi, le
chiffre d'affaires des pharmacies explose... le fric circule, peut-être pas entre
toutes les mains, mais il circule; le niveau de vie progresse, peut-être pas pour
tout le monde, mais il progresse...
Pour Merlet, ça irait, n'étaient les élections : après le vote pour le Prézizi on
va voter pour les maires. Lui c'est la seule élection qui l'intéresse, le bien national
passe par le bien individuel, le sien. Avec son problème de la minorité de son ghetto.
Enfin le sommet eut lieu. Sommet français au club house. Proviçat, moins politique,
rechignait devant la nécessité de l'entente cordiale; sermonné par le parti il ouvrait
des yeux ronds sur l'ère nouvelle et se laissait pousser la barbe en signe de protestation.
Par ailleurs il maigrissait.
Merlet, lui, en avait vu d'autres; il avait serré la menotte de Claudia Carnushi
au festival du navet et la pogne d'un chef terroriste, assassin certifié, dans un
palace parisien. Alors Proviçat n'était pas pour lui faire peur. Un politique, voyez-vous,
n'a en vue que le bien général de sa réélection, l'intérêt commun de son mandat chéri,
la nécessité nationale de sa présence à la tête des institutions.
Proviçat ne voyait pas si loin, quoique convaincu de pouvoir être un merveilleux
ministre d'l'éduc car il mettrait en oeuvre, enfin, la réforme sans compromis, la
socialo réforme de rêve; mais, tiré, poussé par ses amis, il avait décidé de faire
mine de vouloir un pacte pour la non-agression et la protection des intérêts naturels.
Finaud, il avait même accepté d'accompagner Rector IV au Canada comme celui-ci, président
d'une association franco-canadienne qui lui avait donné de l'importance et valu son
nouveau poste, profitait de ses fonctions pour recruter laissant entendre donnant-donnant.
Ce langage mercantile était parfaitement compris de Proviçat, qui l'employait aussi,
et qui s'estimait donc protégé pour l'heure par celui qu'il appelait en son for-intérieur
"le complice du salaud Bêgroux". D'ailleurs le Canada c'est un peu cher mais pas
laid.
Merlet lui causa Merlet :
"Unissons nos efforts pour le bien commun. Faisons face ensemble à la montée des
intégrismes. Qu'est-ce que vous buvez ?
- Intégrisme, vilain, appuya Proviçat à qui le mot disait vaguement quelque chose.
- Vous l'êtes bien un peu aussi, insinua Merlet. Deux cognacs !
- Moi ?
- Vous me créez parfois des problèmes, mon cher, avec votre refus du foulard islamique,
des cours coraniques, du ramadan...
- L'école est un service laïc...
- Naturellement, naturellement... mais tolérant ?
- Hein ? Oui, bien entendu... Pas de curés chez moi !
- Qui vous parle de curés ? Ils ont fait tellement de conneries qu'ils ont de moins
en moins d'électeurs. Non, on vous parle de tolérance à l'égard de minorités religieuses
défavorisées.
- Si elles sont défavorisées, c'est différent bien sûr, dit Proviçat illuminé soudain
par les paroles inspirées de Merlet finaud.
- N'est-ce pas ? Pour qu'il puissent s'intégrer, supputa Merlichet sans sourire,
ne faudrait-il pas une période transitoire avec un effort des institutions pour leur
prouver qu'ils sont pleinement acceptés avec leurs coutumes, leur religion, leur
langue ?
- Vous parlez comme un vrai socialiste, dit Proviçat admiratif. Sauf pour l'école.
Les syndicats feraient barrage.
- Votre parti s'arrangera avec la tête des syndicats. J'ai déjà vu Martin. Souhaitez-vous
que l'extrême-droite passe ?
- Non, se récria Proviçat, jamais la drouète !
- Extrême-droite, corrigea Merlet.
- Pareil.
- Non, pas pareil.
- Et d'abord, qu'est-ce que j'y gagnerais ?
- Un conseil d'établissement qui vous suivra sans faille. Vous pourrez faire tout
ce que vous voudrez.
- Virer ceux qui font obstacle aux réformes de Jozin ? O Jozin !
- Tout de même pas, les nominations sont encore nationales, mais pour tout ce qui
est local...
Proviçat sentait déjà les os des ennemis de Jozin craquer. Ici, on allait réformer.
Il se demanda néanmoins ce que Merlet avait pu lâcher pour que le socialo-parti choisisse
de se cantonner dans une opposition fictive.
Chapitre 8
Jozin entrait en campagne.
Son adversaire Chosset connaissait l'anglais. Ardent défenseur de la langue françouaise,
il n'hésitait pas à aller le dire en anglais à la télévision américaine. Selon lui,
il fallait rassurer les Américains. Peut-être manquaient-ils de comiques, là-bas
?
Depuis ses jeunes années la conviction était en lui que, un jour, oui, lui ! il serait
Prézizi. Tout le monde avait toujours haussé les épaules, en vain : la conviction
était en lui. "Il ne manquerait plus que ça" disait-on sans se gêner, et lui notait
les noms. Jozin aussi avait sa liste, d'ailleurs.
Si celui-ci se faisait gloire de son action à la tête d'l'éduc (deux mois de grève
prouvent les efforts d'un ministre à "changer les choses" comme on disait alors),
celui-là était fier de son action en faveur des vaches. Lesquelles ne votent pas,
certes, mais leurs propriétaires oui. Par ailleurs Chosset allait à la messe. Et
puis il possédait un château : dans une république aussi ça compte. Les atouts étaient
considérables de chaque côté; dès que l'on se serait débarrassé des petits candidats
à la formalité du premier tour, l'affrontement télévisé serait terrible.
On vit, que ne vit-on pas ? on vit Chosset en culotte courte faire un match de foot
(le plus bref de l'histoire, 3 mn 40, le temps des photos), Jozin répliqua par un
parcours hippique (il courait à côté du cheval mais n'arrivait pas à sauter les haies);
on vit Chosset au Lido au milieu des danseuses (seins couverts), on vit Jozin au
Moulin rouge au milieu des danseuses (seins nus) un petit chien dans les bras; parfois
c'était Jozin qui avait l'initiative : un jour il déclara qu'il s'était drogué dans
sa jeunesse, Chosset réunit ses conseillers pour contrer la sulfureuse invention
socialo-démagogo et on trouva qu'il avait vendu des djournaux communistes et en plus
lavé des assiettes sales dans un boui-boui des Unitaidstats; un autre jour Jozin
avoua qu'il avait eu une amende pour excès de vitesse, il y avait longtemps et qu'il
ne l'avait pas payée; Chosset ne se laissa pas paniquer, il avoua qu'il avait eu
une maîtresse étant jeune mais qu'il ne lui avait pas fait d'enfant... Quel beau
combat ! Comme les candidats prouvaient qu'ils méritaient la place !
Les petits candidats faisaient pâle figure. Le communiste prétendit qu'il allait
parfois aider sa bonne à la cuisine, l'extrême-gauchiste qu'il n'avait fait aucune
des grèves depuis vingt ans et était bien noté à sa banque, l'extrême-droitier qu'il
était un patron d'avant-garde. Le plus grand des petits candidats, un plus ou moins
centriste, fut montré dansant avec une femme noire et dans les sondages se mit à
monter.
La télévision organisa un grand débat entre les conseillers en communication des
candidats. On vit bien que Chosset et Jozin avaient les plus chers.
On apprenait tant de détails intimes sur les vies des illustres qu'ils devaient en
avoir eu plusieurs.
On croyait tout, on gobait tout.
La campagne était magnifique.
Chapitre 9
Proviçat était revenu au bordel-licé gonflé à bloc. Il sentait ses pectoraux rouler
sous le costume anthracite, les muscles saillir, le sang comme wagon des Montagnes
russes. Le treizième des douze travaux et Hercule reprend du service, il rentre son
ventre.
Or les conservateurs ne désarmaient pas, on avait beau leur expliquer, patiemment,
qu'ils se trompaient, jamais ils ne s'étaient montrés capables de le comprendre.
Pire ! - jugez du niveau de ces gens qu'on laissait pourtant enseigner ! - ils continuaient
de penser qu'ils avaient raison !
Proviçat était parfois si déprimé par la vue de ces êtres qu'il passait la journée
étendu sur le divan de son beau bureau un mouchoir glacé sur le front, un verre de
vodka à la main, la tête vide, douloureuse, devant l'abominable effronterie des sales
réacs. Mais aujourd'hui il avait tout pouvoir pour tous les passe-droits, les abus
au service du la socialo-vérité corrigeraient les erreurs des impénitents. Quand
on a un Proviçat merveille qui dit les bonnes conneries, on exécute et c'est tout.
A peine de retour il convoqua l'état-major. Il fallait orchestrer la nouvelle campagne
et dynamiser les administratifs.
Il proféra, yeux dans yeux, hypnotisant les inférieurs, il proféra les textes de
la bible (de Jozin) :
"Des temps nouveaux s'abattent sur nos épaules, mais ça fait rien, on tient le coup,
à bas les réacs et vive Jozin ! Faut réaliser l'égalité, modifier les réalités, écraser
les demeurés, élaborer la prospérité, asséner la vérité, multiplier les nouveautés
et é éééé... tchoum. (Il se moucha.) Bref, vous voyez le genre. Pour cela, liquidons
ceux qui ne comprendront jamais, ceux qui sont imperméables à la Parole, qui n'aiment
pas la rénovation pédlagoglique. Nous avons été patients, tolérants, mais rien n'y
a fait, ils ne comprennent toujours pas. On va les é-li-mi-ner. Toi (dit-il à Sous
Proviçat 2, une femme ajoutée depuis peu à l'équipe par les puissances parigotes
et qui ne servait à rien; peut-être était-elle ici en formation ? A tout hasard,
Proviçat s'en chargeait.), toi, tu vas prendre leurs cahiers de textes, regarder
s'ils sont remplis, en oubliant de tourner les pages - comme on n'a pas fourni les
onglets ils n'ont pas pu indiquer leurs sous-divisions -, tu écris sur la première
page : il manque ceci, il manque cela, plus tampon de l'administration et signature,
pour bien les insulter... Ils pourront toujours venir me trouver pour se plaindre.
(Il rit.) ... Toi (il s'adressait à Sous-Proviçat 1), puisque nous avons depuis la
rentrée quelques héfrénistes, et pourquoi se met-on à enseigner le graic dans les
conlèges, on se le demande, tu réunis deux niveaux de sale Latin en un seul cours
pour libérer trois heures du prof qui... qui... ?
- Qui ne l'a jamais enseigné, termina Sous-Proviçat illuminé par Lumière-Proviçat.
- S'il proteste, et il protestera le vicieux, on lui répond : Quoi, vous êtes agraiblé
de laitres classics, oui ou non ? Donc vous les faites ou démission.
- Vous croyez qu'il démissionnera ? interrogèrent ardemment, les yeux avides, les
Sous.
- S'il ne le fait pas tout de suite, on a les parents pour protester contre son enseignement,
on poussera un peu les gosses à rendre son cours impossible, le père de l'un d'eux
est au parti...
- C'est bien le diable, graillonna CPE le one, si on ne démolit pas sa confiance
en lui.
- Alors, ajouta gaiement Proviçat, pour lui, recours au psychologue d'abord, au psychiatre
ensuite, cure de sommeil, calmants, absences répétées et enfin...
- (En choeur, à quatre :) viré pour troubles mentaux !"
Et ils s'esclaffèrent. Napoléon n'était pas plus habile tacticien - mais il travaillait
en plus grand, bien sûr, il avait été mieux servi par les circonstances.
O Jozin !
Merlet, de son côté, se préparait à une nouvelle façon de régner. Devant sa glace
il essayait une petite calotte et se trouvait très islamiste. Sa secrétaire, sur
son ordre, lui lisait ce qu'il appelait "les conneries à Mahomet" et pour ne pas
s'endormir il pensait au nombre d'électeurs qu'il était en train de gagner.
La démocratie, pour certains, a ceci de bon qu'elle est le seul régime que l'on peut
utiliser contre lui-même. Qu'est-ce qu'une élection ? En principe le choix d'un programme.
En fait de l'argent, investi en pub, et une organisation mafieuse pour tenir les
votants, tous ceux qui dépendant plus ou moins de la bonne volonté de la mairie et
qui craignent d'y perdre si le locataire change. Dans le ghetto arabe l'intérêt serait
clair.
Merlet décida d'y aller voir.
Courageuse décision !
Personne, en-dehors des occupants évidemment, n'y mettait jamais le doigt de pied.
On ne savait pas à quoi ça ressemblait. La police elle-même, incroyable mais vrai,
n'osait pas s'y rendre, systématiquement agressée à coups de pierre par des bandes
de jeunes au temps déjà lointain où elle s'entêtait avant que le sage Merlet dise
: "I veulent pas, laissez-les dans leur coin, tant pis pour eux."
Mais rien n'arrête un Merlet en mal d'électeurs.
Il s'assura néanmoins de l'assistance d'employés de mairie appartenant à cette communauté,
une petite escorte de six personnes, une garde rapprochée, sous prétexte d'étude
de la voirie avec le personnel qui en est chargé. La police était prévenue et, angoissée,
se tenait prête, on avait sorti les boucliers, les casques, les gilets pare-balles,
les matraques et les bombes lacrymogènes. Tout était au point pour une visite pépère.
Les lieux de visite s'étendent à la périphérie nord de la ville, à l'origine il s'agissait
d'une cité-jardin, puis on avait construit des immeubles où devaient être les jardins.
De loin déjà on avait envie de faire un détour (pour l'éviter), de près l'effet devenait
irrésistible. Mais des gens habitaient là, même des Blancs, peu à peu exclus par
leurs semblables.
Quand Merlet pénétra sur le territoire des mosquées, il ne se passa rien. On l'avait
pourtant remarqué des fenêtres vides et des entrées désertes. Rien ne le montrait.
Les immeubles aux façades sales semblaient moisis. Sur les trottoirs, sur les plates-bandes
maigres, des papiers, des bouts d'objets, des sacs en plastique du centre commercial,
voletant. Deux femmes voilées coupèrent la rue, tirant leurs marmailles, pressées.
Merlet avait sur sa gauche l'église, fermée désormais, aux vitraux brisés, les murs
couverts d'inscriptions insultantes, dont le dernier prêtre avait fui, constamment
agressé par les tolérants musulmans, qui aujourd'hui réclamaient l'église pour la
convertir en mosquée. Naturellement il fallait une subvention de la mairie. Celle
des frères arabes, d'Arabie Séoudite notamment qui faisait de grands efforts avec
l'argent du pétrole, ne suffisait pas. Mais quoi ? Beaucoup n'étaient-ils pas français
? Alors ils avaient droit à l'argent des Français. Pour développer leur culture étrangère.
Parce que les Français s'enrichiront d'avoir les différences chez eux, il faut être
ouvert aux autres, n'est-ce pas ? Ou alors vous êtes racistes. Si vous ne l'êtes
pas, il faut accepter les regroupements de familles, l'immigration sans frein, les
voiles, et bien sûr que l'arabe soit leur langue, avec un peu de français en appoint,
le moins possible. Et puis payer des mosquées. Au nom de la tolérance religieuse,
dont ils parlent beaucoup, qu'ils ne pratiquent pas du tout. Merlet regarda l'église
et eut un petit serrement au coeur; rendons-lui justice, il hésita; mais quoi, il
était venu pour ça, il se racla la gorge et dit : "Ah oui, elle est abandonnée...
Alors... autant l'utiliser... ça ne devrait pas coûter si cher..."
Comme par magie, brusquement des gens sortirent des maisons, les rues se peuplèrent,
des religieux de leur religion vinrent saluer le maire, on s'entretint quelques instants.
Il y eut même des applaudissements, modérés (peut-être ironiques). Et lorsque Merlet
s'en alla, il pensait pouvoir se vanter d'avoir rétabli le dialogue avec les défavorisés
immigrés, il avait ouvert la cité interdite... laquelle se referma soigneusement
dès qu'il fut parti.
Merlet, le front un peu rouge, était globalement content.
Pour l'élection, c'était dans la poche.
Chapitre 10
Martin en famille élevait dans les bons principes, on le sait. Rien de ce qui est
étranger, ne lui était étranger. Par contre pour ce qui était français, il n'y avait
rien à savoir parce que c'était réac. Lors des voyages (à toutes les vacances départ
des Martin) les gosses avaient pu découvrir des temples bouddhistes, des temples
hindouistes, des mosquées, même des temples protestants, mais ils n'étaient jamais
entrés dans la cathédrale pourtant relativement proche de chez eux, joyau de l'humanité.
L'anticléricalisme fait que l'on ne peut accepter certaines choses. Les représentants
des pays musulmans étaient toujours sidérés de l'aide des socialistes pour les progrès
de leur implantation et les méprisaient comme on méprise ceux qui trahissent. "Quoi
! disait Martin papa, nous n'allons pas faire à nouveau des guerres de religion !"
Il disait aussi : "Quoi, les Allemands avancent ! Ils s'implantent à l'Est, ils créent
des emplois. Nous n'allons pas refaire une guerre pour l'Alsace et la Lorraine !"
Il disait encore : "Quoi, la domination allemande ! C'est l'Europe qui compte ! Grâce
à elle, plus de guerre !" Ce faible utilisait toutes ses forces au service de sa
faiblesse. Il luttait uniquement contre les siens pour ne pas entendre qu'il était
faible et lâche. Martin maman, d'accord en tout. Les gosses retenaient la leçon.
A l'école socialiste ils avaient les bonnes réponses. Les enseignants étaient toujours
contents, ils faisaient taire ceux dont les parents pensaient mal, de la graine de
racistes (au sens socialiste du terme, c'est-à-dire ne partageant pas les bonnes
convictions socialos). Ainsi les enfants Martin étaient de bons petits pas brillants
peut-être, mais il faut éviter l'élitisme, leur médiocrité leur promettait de succéder
à papa un jour dans ses hautes fonctions poblitics.
L'harmonie et le bonheur, je vous le dis, régnaient chez ces gens. La décadence avait
si bonne conscience qu'elle se prenait pour le progrès.
PARTIE II
Chapitre 1
Il turbine le monde, il n'a que ça à faire. Les grandes nouvelles, les voici : le
président des States unis a bien couru ce matin; malheureusement un caillou placé
- on ne sait par qui - sur son parcours, a failli le faire tomber; le dollar monte;
le président russe, car ils en ont un là-bas aussi, ils sont plus civilisés qu'on
ne croirait, a le teint brouillé, la langue chargée, il ne va pas bien cet homme,
il part quelques jours en vacances, le rouble baisse; le Japon travaille; l'Allemagne
reste le grand modèle pour les politiques français mais aucun Français ne comprend
pourquoi, d'ailleurs si vous avez eu l'idée saugrenue d'y aller... franchement ...
vous avez dû comprendre ... pourquoi les Deutches aiment tellement venir chez nous;
les Anglais ? dans le brouillard; parlons plutôt des Italiens : tout va mal chez
eux, comme d'habitude, ça les rassure, ils font confiance à leur gouvernement; les
Espagnols ont chaud; et la France ? qu'est-ce qu'elle fait la France ? elle ne fait
rien de mal la France, elle s'ennuie un peu, c'est tout, elle ne fait pas plus d'enfants
à cause de cela, elle ne fait pas grand chose finalement, elle ronronne, la France.
Mais ne nous limitons pas aux pays riches ! Que se passe-t-il chez les sous-développés
? On leur a envoyé des ONG, des casques bleus et des journalistes. Ils doivent être
contents. Leurs petits coeurs de sous-développés doivent battre pour nous. Leur économie
grâce à une forte croissance, ah les veinards, devrait leur permettre de rembourser
une partie de leur dette, nous avons besoin de nos sous, on en a marre d'effacer
leur ardoise. Heureusement le FMI et la Banque mondiale veillent sur leur misère
et grattent ce que l'on peut gratter.
En somme tout va bien.
Chapitre 2
Le journaliste déglutit. Il annonce déglutit le sport grand triomphe 3-2 footballé
public transporté, il annonce poblitic djénérale déglutit mais en douceur et promet
après la nationale de l'étrangère. Puis déglutit les arts, le finéma avec croustillantes
scènes femmes à poil, on recevra l'artiste. Mais d'abord le temps.
Il est midi trente, Proviçat écoute la radio pour avoir les derniers sondages sur
Jozin, Merlet écoute la même pour avoir les derniers sondages sur Chosset. Ils écoutent
donc le sport. Le football doit être aimé des élites car il est aimé des masses.
"Allez, vas-y... Ouais ! But ! But !" Certaines élites ont vraiment le niveau football.
D'autres ont du mal à tout comprendre dans un match. Proviçat n'approuve pas toutes
les règles, il voudrait réformer; Merlet aimerait juger les arbitres. Naturellement
ils soutiennent l'équipe locale, qui, la pauvre, n'a pas de chance; du talent, oui,
ah oui, de la chance, non. Pas beaucoup d'argent non plus, mais Merlet n'aime pas
que l'on déplace la question.
Au fait, je passais sur la météo, mais vous voulez évidemment savoir le temps qu'il
fera ou qu'il ne fera pas ? Le journaliste déglutit l'anticyclone pas au rendez-vous
alors saloperie de temps, déglutit pluie, déglutit vent, djournaliste déglutit blâme
sévère au temps pas bon sur l'ouest d'abord, le centre ensuite avec le nord naturellement,
puis l'est, et le sud ? privilégié... mais avec tous les étrangers qui s'y installent,
vous, vous n'avez pas les moyens; tous au sud !
Puis football. On-a-ga-gné ! L'équipe nationale fut brillante et digne des plus grandes.
Elle est entrée dans la légende. Les autres, on les a écrasés, écrabouillés (d'un
point). Certes ils furent vaillants. Mais rien ne pouvait arrêter la furie inspirée
des nôtres. L'adversaire, on l'a humilié, déculotté devant les siens venus de loin
et qui avaient payé leurs places. On les a eus !
Djournaliste déglutit sport, déglutit sondages poblitic djénérale. De sa voix triste
et blasée, qui se fout de tout (à la différence de celui qui présente à 19 h., toujours
rigolard, aucune catastrophe ne lui résiste), il déglutit Jozin à 15 points, Chosset
à 25, deux petits candidats seraient devant Jozin, c'est scandableu, et le respect
des partis, alors ! Sondage à refaire.
Prédissident n'a toujours pas proféré un petit mot gentil pour Jozin, voilà le mal.
Rien qu'un petit mot ! Tous les deux, ils ne s'aiment pas. Jozin a dit du mal de
Prédissident, un faux socialiste selon lui, Prédissident pense que Jozin est un benêt,
une alouette qui se prend pour un aigle - il y en a beaucoup comme ça, mais ce n'est
pas une bonne raison pour faire de Jozin un président.
Et aussi y a le monde; enfin, djournaliste connaît les states unis parce qu'il a,
lui, les moyens du Concorde, le supersonique économiquement coulé par les Amerloques
qui le prennent volontiers car, tout de même, il va deux fois plus vite que leurs
Boings; donc djournaliste y a des souvenirs de vacances, il aime en parler aux ploucs
sans moyens (ou alors de l'aller et retour classe harengs pour séjour-circuit organisé
grand V); justement, dépêche AFP, on a pris un saumon de trois tonnes dans le Misspipi,
ah quel pays, y a qu'là qu'on voit cha, or je connais le coin, j'y suis passé avec
deux chiens, du canigou et une femme, la mienne d'ailleurs, je n'en ai pas trouvé
d'autre, et je peux dire, comme témoin oculaire, que le fleuve a beaucoup d'eau.
Passons aux arts, enfin l'art des arts, le finéma. Djournaliste a bien dégluti les
pages internationales, il se réjouit du nouveau sujet, sa voix triste s'émoustille,
il a dans le studio avec lui, la belle fille qui se déshabille sur l'écran, il a
déjà vu le film, et il l'a en vraie, peut-être habillée, on ne sait pas, les mystères
de la radio, il déglutit une bonne question les yeux dans les yeux : "Et c'était
pas trop dur de tourner toutes ces scènes déshabillées ?" suivie d'une autre passionnante
: "Comment ça s'est passé avec votre partenaire ?" Elle est gênée juste ce qu'il
faut, elle est venue pour qu'on lui pose des questions comme celles-là.
Djournal fini, l'heure c'est l'heure. Allez, on vous rappelle, p'tites têtes, l'essentiel
: foot, on-a-ga-gné ! (3-2).
Chapitre 3
S'essayant au dé à coudre et à l'aiguille aïe, elle écoute Elle à la radio. Dame
Martin sait quelles émissions écouter pour savoir la vérité femme. Elle écoute Elle
animant l'émission phare de toutes celles qui ne veulent pas être dépassées par le
monde mâle. Nous, les faaâmes, nous, mes chérîes, avons un rôle essentiel à jouer,
le rôle essentiel. Qui a enfanté la terre ? C'est nous. Qui fait tourner la terre
? C'est nous. Qui fait tout ? C'est nous ! Qui a fait les guerres ? C'est eux. Qui
a fait la pollution avec les voitures et le pétrole ? C'est eux. Qui boit, qui fume,
qui viole ? C'est eux. Ouououh !
Le concept de l'émission est simple : trois minutes sur les conflits dans le monde,
sept sur la réussite au travail, cinq cuisine, cinq produits face, cinq fringues
et dix entrejambe. L'audience manifeste la confiance en Elle et sa voix câline. Elle
saupoudre délicatement de sucre son auditoire, elle l'aime de toute sa voix, le laissant
satisfait et détendu.
A l'occasion Elle n'hésite pas à glisser une indication sur le film "culte", le livre
"culte", la musique "culte", à acheter. Parce que sans Elle on ne sait pas ce qu'il
faut acheter. En ce moment le film qu'il faut aller voir absolument, je l'ai vu moi-même
et il est vraiment prodigieux, c'est "Vire tes fesses de là". On y voit une jeune
femme, belle comme un ange, mais la comparaison s'arrête là, victime du machisme
d'un employeur, qui l'a baisée, et c'est une scène d'anthologie, dans l'escalier
entre les paliers du vingt-troisième étage et du vingt-quatrième étage pendant, montre
en main, sept minutes huit secondes. En fait il l'a forcée. Puis il essaie de la
faire chasser, de l'obliger à partir. Mais elle triomphe de tous les obstacles, et
à la fin elle occupe sa place, elle le chasse, mais avant elle le baise dans l'escalier,
entre les paliers du vingt-quatrième étage et du vingt-cinquième étage, parce que,
après tout, elle a bien le droit de vivre sa féminité. Bref, un film réaliste, modèle
pour toutes les brimées. Il en faudrait plus des comme ça.
Piquée aïe saleté. On en est aux mauvaises moeurs des vedettes. Qui couche avec qui.
Il faut se tenir au courant. C'est très important. En route pour le lupanar Beveurlihilles,
un coin chaud pas loin des Anges. Pour tout ce qui est bordel la prude Amérique n'a
pas son pareil. Mais faut les moyens; le dollar est une monnaie forte alors ils ont
(les friqués du coin) les plus belles putains. Leurs moeurs de gouttière étonnent
de sages socialos-penseurs qui s'en délectent, le capitalisme plaît par sa pourriture,
le mur de Berlin est tombé, paraît-il, parce que les pauvres n'étaient pas assez
pauvres et que les riches, pas plus corrompus qu'ailleurs, cachaient trop bien leurs
sales histoires qui auraient plu à tout le monde.
Elle détaille ces coucheries internationales, pratique l'excitant sous-entendu, promet
une suite comme si ça dépendait d'Elle. Finalement on est bien contente de ne pas
être là-bas; tous ces soûlards, tous ces drogués, tous des pervers... Ouf, on a échappé
à ça. Les tarés du succès peuvent bien se déchirer... c'est d'ailleurs souvent leur
meilleur spectacle... dommage qu'à l'écran ils ne soient pas eux-mêmes. Ah Los Angeles
! le plus vaste bordel de tous les temps, les Amerloquicains auront tout de même
apporté ça au monde. Les potins du mauvais coin de l'autre monde aident à se satisfaire
du sien. Elle parle à Elle, seule dans toutes les oreilles d'Elle, susurrant sexe,
susurrant milliards, susurrant violence, suicides, crimes...
Aïe piquée aïe.
Chapitre 4
Proviçat prit l'habitude de faire le paon en salle des profs à 8 h - 5, avec reprise
du spectacle à 10 h - 10. L'après-midi la récré se passait sans lui parce que c'était
l'heure de sa sieste. "L'objectif, madame messieurs, est simple, avait-il expliqué
à ses collaborateurs subordonnés qui devaient certains jours le relayer - avec moins
de brio bien entendu -, occuper le terrain pour que l'influence perverse des mal-pensants
ne puisse se développer. Ainsi nous pourrons mieux faire passer nos réformes en profondeur.
Sachons convaincre, par notre omniprésence, les plus faibles, de fermer leur gueule."
Il arrivait l'un des premiers, il serrait les pinces sans mettre ses gants, il n'embrassait
pas sur la bouche car la proviseur vaguement adjointe avait prétendu que ce serait
excessif - elle débutait -, il avait le bon mot drôle (il notait quand un individu
n'avait pas ri) et il cherchait, il attendait quelqu'un, prof à qui il avait quelque
chose à dire d'important, accouchant éléphantesquement de souriceaux morts-nés. Quel
gai proviçat on avait là. Quelle forme éblouissante ! Auparavant on le voyait à peine,
mais on s'habitua vite à ce qu'il vienne amuser la galerie. Il se pavanait, s'arrondissait,
faisait la roue devant les dames, buvait le café, le payait même parfois à un malheureux
sans les 2 F. . Selon lui, qui s'applaudissait dans son for-intérieur, son efficacité
était évidente, l'opération charme porterait des fruits rouges du sang des ennemis
de Jozin, à bas les réacs, vive la socialo-réforme !
Entre deux représentations, dans son beau bureau, il s'adonnait à l'étude de la langue
arabislam, un truc compliqué pour oisifs pensionnés-sécu des banlieues. Il avait
du mal : il butait sur le vocabulaire, il butait sur la grammaire, il butait sur
l'écriture, il butait sur la prononciation. Cette langue n'avait vraiment rien pour
elle. Mais il s'acharnait. Après avoir échoué à apprendre le russe (du temps de l'URSS
bolchevique), l'anglo-amérquicain (par social-réalisme) et l'espagnol (pour les vacances),
il n'hésitait pas, ô brave petit proviçat, à affronter tout seul des signes pas possibles
griffonnés "par des types qui ne devaient pas savoir écrire !" Il progressait lentement.
Les raisons de son étude étaient profondes. D'abord il voyait faire Merlet et pensait
à être prêt pour contrebalancer son influence par le système éducatif. Jozin, je
veille ! Et puis il pensait à sa peau... Tout de même ça va exploser un jour, c'est
sûr. Mais Proviçat connaîtra la langue. Et pourvu qu'ils liquident tous ses réacs,
ils pourront compter sur lui au nom de l'entente entre les races. Il pensait d'ailleurs
établir un enseignement de l'arabislam obligatoire pour la prochaine rentrée.
D'autres projets fulgurants étaient à l'étude dans le cerveau proviçat. Jozin lui-même
aurait été jaloux. Une fois les troupes bien en main, les récalcitrants balancés,
les esprits faux écrabouillés, les endormis devenus insomniaques, on mettrait en
oeuvre un nouveau contrat de l'école avec la jeunesse radieuse et elle-même enfin
docile... Vous ne vous attendez pas à ce qui va arriver. Personne ne s'y attend.
L'esprit de Proviçat, tout plein des sommets de la pédalgoglie, contre l'élitisme
républicain, la sélection, le travail à la maison, le cours dans lequel on ne s'amuse
pas pour travailler, l'étude de tas de choses inutiles dans la vie, les lettres françouaises,
l'aurtaugrafe, les batébatiques sans applications concrouètes, les langues pas assez
étrangères, tout ce qui rappelle le religieux - enfin le christianisme seulement
-, les grillages pour une école, l'ordre, les punitions - sauf si c'est lui qui les
donne -, les profs qui se consacrent trop à leurs cours - vous serez notés sur tout
le reste, "je note !" -, les rapports trop distants profs-élèves, le manque d'admiration
pour sa personne, les notes en général, les examens, les réacs qui sont partout,
qui pullulent, à mort les réacs !... contre tout d'ailleurs, contre l'école surtout,
et il allait la réformer. Parce qu'il était capable, lui; il était passé devant la
commission impartiale de distribution des places avec toutes les bonnes recommandations
possibles. Alors il allait épater la planète.
Chapitre 5
Bêgroux, ministraillon flemmard, avait réussi à ne rien faire en plusieurs années
de pouvoir. Il s'était appliqué. Mais on ne lui en était généralement pas reconnaissant.
Son oeuvre, il n'en rougissait pas. Ainsi le B.O. (Bulletin Officiel d'l'éduc) de
vert était devenu bleu; avec en sus de belles lettrines. Ça compte (cher). Et ce
n'est pas tout : il avait décidé, mais de façon définitive ! il ne transigerait pas
! il avait décidé que dans chaque fumoir des lycées, on aurait des cendriers. Etant
donné son ampleur, il n'avait annoncé cette réforme qu'en tremblant. Et ce n'est
pas tout. Comme la presse prétendait que la violence se répandait dans les écoles
- des idées de journalistes, car, quand lui y allait, il ne voyait rien de tel -,
il décida la création d'un numéro vert (c'est-à-dire gratuit) pour profs battus;
eh oui, n'importe lequel pouvait appeler sans même payer son paternel ministère qui
lui prêtait une oreille complaisante. Or au lieu de remercier, de le féliciter, on
ricana. Même quand le répondeur eut été remplacé par du personnel qui coûte. Et que
réclamait-on ? Des réformes. Encore !
Bêgroux étant désormais à cours d'idée, lança une consultation des Dirigeants d'l'éduc
: Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour me tirer d'affaire et rester là. Dans
les écoles de la République la participation fut molle. L'opinion de Proviçat peut
résumer celle des innombrables petits chefs d'établissement mis en place par Jozin
qui devaient organiser : "Bien fait, sale con, casse-toi la gueule, mets-toi au bord
du trou que je te pousse." Il est vrai que la violence allait rarement jusqu'à eux.
Lorsque les affligeants résultats furent sur son bureau, Bêgroux fut indigné du manque
d'imagination des troupes. Comment voulez-vous qu'un système scolaire fonctionne
bien quand ses fonctionnaires sont à ce point vides d'idées ! Le vieux truc du politique
de droit divin et copain, répondre à celui qui critique : "Mais il ne suffit pas
de critiquer, soyez constructif, dites-moi ce qu'il faut faire !", de sorte que ou
il se tait et il perd la face ou il vous donne les idées pour rester au pouvoir,
ce bon vieux truc n'avait pas marché : tous ces niais avaient donné des idées, oh
oui, mais toutes plus inutilisables les unes que les autres. L'un recommandait des
cours sur des sujets qui "intéressent" les élèves et les professeurs : les soucoupes
volantes, le haschisch, les tables tournantes, le marc-de-café...; l'autre avait
sa martingale : la relaxation obligatoire, tous couchés sur des tapis avant les cours
écoutant une musique apaisante mêlée de paroles hypnotiques de fraternité; un autre
encore : celui-là, sa marotte, c'est le retour au fouet, surtout pour les filles;
des courants tout de même se dégagent de ce flot abracadabrant : varier les menus
des cantines en évitant les épinards, avoir des détecteurs d'armes à l'entrée des
classes, avoir une arme dans tous les bureaux de toutes les classes (de préférence
à canon scié), mettre de la moquette partout, des distributeurs de préservatifs partout,
allonger les récréations, alléger les programmes, engager des animateurs, multiplier
les promenades, les voyages à l'étranger, les sorties-théâtre, les sorties-cinémas,
les sorties-sorties, avoir des télés partout, une chaîne scolaire, plus de Bac, plus
rien, ouvrir les esprits par des pratiques pluridisciplinaires à inventer...
Bêgroux connaissait tout cela depuis longtemps, c'était tout ce qu'il ne voulait
pas faire. Il bénéficia heureusement comme bouée de sauvetage d'une présidentielle
idée : on ne savait à quoi employer les appelés du contingent, chers et inutiles,
le service militaire était en crise; on les envoya faire du social dans les écoles.
Chapitre 6
Tout ce que Bêgroux évitait, Proviçat était en train de le réaliser. Une expérience
locale unique, qui servirait d'exemple au monde. Quand Jozin en campagne présidentielle
passerait, il l'inviterait, il lui montrerait. Et Jozin prendrait son proviçat à
sa droite et il lui confierait les hautes responsabilités pédaglogliques. O Jozin
!
L'effervescence créatrice qui régnait dans le bordel-licé, prouvait que l'on peut
réagir en période de décadence, repartir sur des bases, sinon bonnes, du moins nouvelles.
Un esprit extérieur, critique dans le mauvais sens du terme, aurait dit qu'à une
période où on n'y faisait pas grand-chose succédait une période où on y faisait n'importe
quoi. Il aurait été injuste. Dans la tête de Proviçat, tout avait un but, une logique
: montrer aux sales réacs comment on construisait la société moderne; admirez le
Proviçat ! La socialo-culture est en marche.
Et lui, qu'il était heureux !
Des tables rondes profs-élèves avaient été organisées pour que les profs se remettent
en question. On avait donc supprimé les cours toute la semaine. Les élèves allaient
pouvoir s'exprimer et les enseignés expliquer aux enseignants ce qu'ils devaient
faire. Les adultes ne savent pas, sauf Proviçat ( et bien sûr Jozin), ils vivent
sur des principes éculés qui créent l'inégalité des chances.
Le grand beau jour de la ré-vo-lu-tion ! fut marqué par un absentéisme record. Surtout
d'élèves, lesquels ne craignaient pas pour leurs salaires. Les enseignants les plus
socialos seuls frétillaient et s'apprêtaient à utiliser les élèves pour forcer leurs
collègues arriérés à appliquer le programme de leur parti, programme d'ailleurs extrêmement
confus - mais à force de le défendre ils ne s'en apercevaient plus -, et que Proviçat
méprisait comme très en-deçà de l'indispensable. On devait commencer à dix heures,
mais on attendit du monde jusqu'à onze. Et à onze, il fallut commencer sur l'ordre
formel de l'Organisateur-Inventeur-Fondateur de l'ère nouvelle.
Proviçat était furibond. Chaque absence était une insulte personnelle. Un crachat
sur sa face de Proviçat. On aura du mal à le croire mais beaucoup de ces petits fonctionnaires
sans qualités réelles ni importance particulière finissaient par être imbus de leur
personne au point de se considérer comme de petits rois, commettant d'incroyables
(mais trop véritables) bassesses ou actes honteux, pour se sentir un pouvoir. Confortés
dans leur gestion dégradante par tous ceux qui en avaient profité.
De onze heures à midi, les révolutionnaires à leur grande surprise furent les victimes
d'un effet boomerang. Ils avaient brisé les résistances à l'expression libre et sincère
"d'un côté comme de l'autre" (disaient-il aux élèves longtemps réservés) et attendaient
une attaque tous azimuts contre les forces conservatrices d'ailleurs clairsemées.
On allait n'en faire qu'une bouchée. Puis on expliquerait le Proviçat-modernisme.
Mais les jeunes avaient été si mal formés qu'ils attaquèrent ceux qui innovaient
! Toutes ces innovations, quel foutoir ! Ils voulaient des notes, ils voulaient de
l'ordre même dans les couloirs, ils voulaient apprendre ! Il fallut les remettre
à leur place et leur rappeler qu'ils étaient trop jeunes pour tout comprendre et
pour trancher de la sorte.
Proviçat fulminait. Parfois, après avoir longtemps écouté les "débats" derrière une
porte, il l'ouvrait brusquement et criait : "Réacs ! Sales réacs !" contre ces gosses
corrompus. Dans un couloir, il rencontra seul à seul son pire ennemi, un enseignant
de françoué, de laîtres, il lui dit, la haine et la menace dans la voix :
- Vous voulez me démolir, hein ? C'est vous qui avez tout trafiqué ! Vous voulez
ma place ?
- Mais non, répondit l'ostrogoth, je m'amuse trop.
La journée eut un bon moment, à la cantine, car le cuisinier avait reçu des ordres
pour des menus somptuaires, à la hauteur de l'événement. Beaucoup d'élèves vinrent
à cette heure-là, quelques-uns restèrent, pris de la douce torpeur d'une digestion
agréable, si bien que les premiers ayant fui, les effectifs furent stables. On mangea
beaucoup mais à cause de l'absentéisme il y eut des restes.
L'après-midi confirma la matinée; la seule motion votée à l'unanimité fut de s'en
aller à 16 h au lieu de 18. Le bilan fut vite fait. Et on avait encore quatre jours
pour refaire l'enseignement.
Les parents reçurent des lettres, impératives : envoie de force ton gosse à l'école
ou gare. Devant de tels procédés, on fit le plein, mais les membres obligés des tables
rondes étaient mal disposés. Et nombreux. En force. Ils ne comprenaient pas, ne voulaient
pas comprendre le bien-fondé des mesures de Proviçat que ses fans leur demandaient
de cautionner par des votes enthousiastes. Plus d'un apôtre fut hué. O Jozin ! Proviçat
fit le tour des tables rondes, il invectiva l'adversaire réac, exposa la vérité,
peignit l'idyllique bordel-licé de l'avenir Proviçat, et conclut les yeux en extase
dans l'indifférence parfois presque polie.
De jour en jour les socialos furent de plus en plus nombreux à être de moins en moins
présents. Ils lâchaient le terrain. Proviçat ne vint plus. Il laissait à ses adjoints
le dur travail d'errer dans les couloirs.
Mais maintenant partout on travaillait. Les idées, chacun en avait. On parvint à
un consensus. On vota. On rédigea. On établit une magnifique charte profs-élèves.
Le dernier jour finit en fête.
Sous-Proviçat apporta à son Proviçat la charte coupable. Il baissait la tête. La
femme vaguement adjointe suivait, les traits tirés, se demandant dans quel monde
on vivait pour devoir lire des horreurs anti-Proviçat. Lui, était digne, calme. Il
prit le torchon, stoïquement le parcourut du regard, puis, lentement, le déchira
:
"Mes amis, dit-il, les forces du mal ont contaminé de jeunes esprits, ce n'est qu'une
raison de plus pour continuer et intensifier la lutte. Naturellement il n'est pas
question de tenir compte de ... de ... cette chose. Les représailles commenceront
dès demain. Je vous fais confiance. Moi je vais mettre les notes administratives,
convoquer dans mon bureau et dire à ces gens qui ont travaillé qu'ils auraient mieux
fait de ne rien faire. Jozin m'a nommé. Jozin est grand. Moi, son Proviçat, je démolirai
les réacs. Je note ! Je note ! Moi ! Moi !"
Il fit, par ses notes et la stupidité des remarques générales censées les justifier,
hausser des épaules à tous les étages.
Chapitre 7
Quand Rector IV apprit tout cela, il frémit. "Pourvu que Bêgroux ne l'apprenne pas",
se dit-il. Mais la presse cancane. La mémère-presse, elle cause, elle cause. Et il
y avait là du délectable. Proviçat eut les honneurs - primitivement espérés mais
pour d'autres raisons - des djournaux les Nationaux.
Bêgroux but à l'heure des croissants... Et il rêva... Ce genre de consultation, ce
n'était peut-être pas un bon moyen pour les réformes, mais sûrement un excellent
pour les enterrer. Lui qu'on ne cessait de harceler pour moderniser, bouleverser,
changer et Dieu sait quoi, et s'il demandait aux concernés de proposer, concrètement,
des solutions ? Il se mit à rire tout seul, le croissant toujours en suspens. Oui,
de la concertation. Et à tous les niveaux cette fois. Mettre tous les excités devant
leur vide, tous les braillards qui font les importants comme s'ils savaient, devant
leur médiocrité réelle, les mettre devant une glace, celle de l'opinion publique.
A leur tour ! C'étaient surtout les extrêmes, les facultés et les instits, qui lui
cassaient les pieds. Ils allaient y passer en premier, ceux-là.
Bon petit Proviçat, on ne prendrait pas de mesures contre lui, non, mais tout de
même il fut signalé à Rector IV d'avoir à le surveiller d'un peu plus près. Quand
les petits chefs se croient souverains, ça peut tourner mal et très vite. Une bonne
gestion les tient dans de solides brancards. C'est ainsi qu'un ministre peut dormir
tranquille.
Après avoir informé le gouvernement sommeillant à sa réunion du mercredi, Bêgroux
guilleret donna une conférence de presse. Il annonça les états généraux d'l'éduc.
Il attendait les tonnes de propositions. Certes il aurait pu concocter une hardie
réforme dans ses bureaux, mais ne valait-il pas mieux impliquer ceux qui sont les
acteurs et, disent certains, les consommateurs ? Tout le monde est concerné. Alors
tout le monde va participer.
Les djournalistes spécialisés en l'éduc, qui avaient pris l'habitude de raconter
un peu n'importe quoi sans contrôle, firent la grimace. Mais les politiks djournalistes
furent admiratifs.
Chapitre 8
Comment Martin papa vivait-il les événements, lui un homme si important ? Sa foi
en l'athéisme, sa fidélité à la tête du parti quelle qu'elle soit, sa participation
épisodique au système de pompe à fric illégal mais nécessaire aux socialos-finances
lui assuraient sa place de conseiller djénéral et lui conféraient cette sérénité
liée à la paix du coeur, au mérite personnel et au compte en banque bien fourni.
Sans approuver Proviçat il ne le condamnait pas. Des têtes en l'air comme celui-ci
permettent de faire un bastion de l'éduc et un politique avisé sait au besoin soutenir
ce genre de proviçat gonflable - par ailleurs infréquentable. Lui, Martin, n'était
pas de la catégorie des naïfs, il savait raisonner, suivant les directives d'en haut
bien sûr.
Sa confiance en lui, amplement méritée, lui donnait en permanence un petit sourire
supérieur lié à la certitude que ses adversaires sur quelque sujet que ce soit étaient
simplement des gens "qui n'avaient pas encore compris". Tout le monde ne pouvait
pas être un brillant socialo. Il devait éduquer non seulement les gosses, mais le
peuple, les sans-grade manipulés par les forces infernales de l'exploitation de l'homme;
il était Martin-phare, celui qui luit au bon endroit.
Avec tant de qualités il ne faisait pas grand chose, quoique toujours sur la brèche.
Les journées n'étaient pas longues à vivre. Il n'avait même pas le temps de s'occuper
de ses pelouses; mais il tenait absolument à se garder un après-midi par an pour
amputer ses arbres. A sa façon, c'était un homme d'ordre.
Dame Martin, d'accord avec mari.
Gosses, vive papa.
Touchante petite famille unie. Le bonheur existe sur la terre. Chez les Martin.
A tout hasard, lors de la réunion hebdomadaire du parti, il multiplia les petites
et grandes réserves sur l'organisation dictatoriale de concertations manipulées mise
au point par Proviçat. En outre, au bordel-licé, il conseilla une réunion au secrétaire
de son syndicat afin de prendre position sur les grands événements internes.
Cette fois il y eut du monde. Beaucoup étaient inquiets car de mauvaises rumeurs
leur remontaient de la ville. Il semblerait que les masses n'aient pas apprécié la
révolution en marche et qu'un mécontentement grandissant sape la crédibilité à roulis
de Proviçat, des enseignants et, de façon générale, des fonctionnaires. Un seul avait
fauté, mais tous étaient touchés. Ceux qui avaient le mieux représenté les idées
du potentat firent remarquer avec bon sens qu'ils avaient une famille à nourrir.
A vrai dire il recrutait ses bras gauches surtout parmi les non-titulaires, qui comptaient
sur lui pour le devenir, parmi les DR, c'est-à-dire nantis d'une Délégation Rectorale
leur permettant d'enseigner là alors qu'ils avaient été nommés ailleurs - mais on
pouvait la leur retirer -, parmi les titulaires de postes à profil, système inventé
par Jozin pour que ses proviçats puisent faire venir avec eux les copains. Seuls
les derniers pour lui étaient sûrs.
On avait besoin d'une position commune, qui, sans désarmer Proviçat, prenne quelques
kilomètres de distance. Il fallait faire la part du feu. Si l'incendie se développe,
au moins évacuer en bon ordre, avec calme, sans se piétiner les uns les autres; ainsi
tous seront sauvés. Quant à Proviçat, le roi brûle avec le palais.
On fit donc savoir par voie de presse que le puissant syndicat FCQ restait solidaire
de Proviçat, certes, mais qu'il s'agissait d'une solidarité critique, pas d'un aveuglement
qui conduirait à approuver l'inqualifiable, qu'il ne s'agissait pas pour lui de nier
les abus, voire les erreurs, que les enseignants sont parfois bien forcés de suivre
- en restant critiques, toujours critiques - et que, finalement, ils sont souvent
les victimes alors même qu'on les croit les auteurs.
Quand Proviçat ouvrit son journal, il n'en crut pas ses lunettes. Ils avaient osé
! Sur-le-champ, il convoqua le secrétaire du FCQ, lequel répondit par lettre qu'il
ne se rendait pas aux convocations agressives et que d'ailleurs il avait l'accord
de Martin. Proviçat décrocha son téléphone et fit le numéro de Martin, mais on ne
répondait jamais. Furieux, il demanda, exigea un rendez-vous avec Rector IV.
- Eh bien, dit celui-ci d'entrée, vous en avez fait de belles !
- Moi ? dit Proviçat outré, son journal à la main comme preuve. Mais ce sont eux
qui...
- Tenez-vous tranquille, désormais. Compris ? Le ministre est furieux contre vous.
- Bêgroux ! Un réac !
- Du calme, Proviçat. Je ne pourrai pas toujours vous sauver. Il faudrait faire un
effort de temps en temps.
- Effort ? Mais je ne fais que ça... Ce sont eux qui... (Et, perdu, il montrait le
journal.)
- Oui, Martin est un malin, heureusement qu'il y en a comme ça. Mais vous, je suis
clair, on ne veut plus entendre parler de vous. Faites-vous oublier ! Compris ?
Et Rector IV fila, se disant que ça ne s'était pas si mal passé. Il laissait un proviçat
médusé, indigné de l'injustice.
Chapitre 9
Merlet, lui, ne bougeait pas. Quand un des siens lui demandait son avis, il restait
dans le vague, il refusait la prise de position qui s'imposait, que tous attendaient,
exigeaient. S'il procédait ainsi, ce n'était pas pour honorer son entente avec Proviçat,
il n'avait jamais accordé une importance exagérée à la parole donnée, non, mais il
ne fallait pas interrompre les catastrophes des autres, la récupération doit se faire
au bon moment, pas trop tôt, il faut du doigté.
La politique est politicienne ou n'est pas, or la magouille est longue à apprendre,
l'expérience compte pour inventer des noeuds les plus complexes possibles et tant
que personne n'ose les trancher on est réélu. Merlet est tapi au centre de sa toile,
si fragile et si fort, il a acquis une formidable assurance dans la manière de conserver
sa place à force d'avoir peur de la perdre; aujourd'hui il a le cynisme qui se prend
pour la lucidité sur les hommes et sur le monde, le cynisme bienveillant qui se croit
nécessaire pour veiller aux intérêts les plus divers des citoyens. C'est quand on
ne croit plus à rien qu'on est le plus à même de tenir compte des idées de tous.
Merlet n'avait plus ni convictions ni préférences, il n'était plus que politique.
Il arrivait à sa propre femme de l'appeler presque sans ironie Monsieur le Maire.
Enfin il se sentait bien, plein de force, désormais presque certain de l'emporter
aux élections prochaines, quand l'extrême-droite attaqua.
Celle-là il l'avait presque oubliée. Mais c'était un contrecoup de l'élection présidentielle.
Ses voix, ses bonnes petites voix, elle envisageait d'en faire cadeau aux socialistes.
Insensé ! Jusqu'où irait le fascisme de ces gens ! Jusqu'à faire battre Merlet !
Alors il rappela qu'il était le soutien de la démocratie, lui, lui seul, la gauche
est toujours suspecte de vouloir écraser les riches, l'extrême-droite les pauvres,
mais lui, lui était bien au milieu, juste au milieu. Et nul n'est propriétaire de
ses voix !
Ceci fait il rencontra secrètement Yvan, la tête du parti infréquentable.
Quand les sommets, les cimes se penchent pour converser, chuchoter des pactes, les
oreilles ordinaires ne peuvent affronter leurs contenus terribles, les cervelles
non politiques exploseraient; on les protège en multipliant les précautions pour
qu'elles n'apprennent rien. Les électeurs pourront voter en pleine ignorance. Merlet
soit loué. Et Prédissident d'abord, naturellement. Aux yeux des politiques, la combine
est la garante de la démocratie, mais ils le disent en d'autres termes, ils disent
: le dialogue entre adversaires permet le bon fonctionnement des institutions; et
ils n'ont pas tort.
Merlet et Yvan se connaissent depuis les bancs de l'école. Jamais intimes non plus.
L'un et l'autre nous vivrons ici et nous mourrons ici. Nous ne voulons pas y créer
des drames, des problèmes que ceux qui occupent nos places exactement à l'école aujourd'hui
nous reprocheraient; ils sont encore nous; et nous voulons pouvoir nous regarder
dans les yeux. Quand tous les autres garde-fous ont disparu il reste celui-là.
Si je me promène dans ma ville, je me rencontre à chaque coin de rue, à des âges
différents. Pour moi seul, invisible, je suis partout ici. L'enfant continue de vivre
et tous les jours je peux le voir sur son parcours pour rentrer de l'école, il croise
sans le voir l'adolescent que j'étais, sa tête de nuages; le jeune homme qui les
dépasse dans sa voiture branlante, c'est moi aussi. Et tant d'histoires, si ordinaires,
si infimes se répètent sur mon passage. Les jeunes filles ressuscitent sous les masques
des dames convenables, les jeunes femmes que j'ai aimées me souriront toujours...
toujours. Tous mes "moi" sont là à la fois, avec leurs amis, avec leurs amies, avec
leurs amours. Les autres, les sots, les mauvais, je les ai oubliés. Ma ville d'aujourd'hui
est pleine des gens bien d'autrefois. Ce sont les seuls qui ne meurent pas.
Donc Yvan et Merlet se rencontrent et ils ont bien raison. Ils font partie des souvenirs
l'un de l'autre. Le lieu adéquat, c'est un relais de chasse où le hasard et l'intimité
deviennent logiques. On est venu là cent fois.
Un repas de bons vivants avec un vin du pays, des "tu te rappelles" qui ne tardent
pas, un peu de nostalgie pour les époques révolues et leurs morts, leurs disparus,
quelques échanges de renseignements sur "ce qu'un tel et un tel sont devenus", eh
oui, eh ben, mais on aborde les problèmes actuels, nous avons des responsabilités,
la bonne marche de chez nous, franchement tu vois un socialiste à la mairie ? tu
vois d'ici le bordel ?
Yvan sourit. Il n'est pas hostile à qui que ce soit. Et puis il y a les directives
du comité directeur. Fermes... Lointaines évidemment. Qui ne peuvent tenir compte
des nécessités locales. A interpréter intelligemment. Dans l'intérêt même du parti.
Merlet a eu les mêmes problèmes avec sa direction centrale, mais à présent il est
un marginal. Il joue le jeu de sa ville, c'est tout; de toute manière, quand vous
êtes réélu, les partis vous donnent toujours raison. Bien sûr pour Yvan il ne s'agit
que de progresser pour présenter un bon bilan; et dans les petits pays autour de
la ville, suivant que l'on encourage l'un ou l'autre à se présenter... ou à ne pas
se présenter... avec contreparties, c'est normal.
Yvan sourit toujours...
Décidément ce fut un bon repas. Et on se quitte les plus complices adversaires du
monde.
Chapitre 10
On en était aux terribles efforts ultimes avant le premier tour des élections présidentielles.
Le pays n'en revenait pas de voir à quoi se livraient les candidats, les coups fourrés,
les saloperies toutes catégories et la lèche de l'électeur tout en disant qu'on ne
la ferait pas à la différence du concu., de voir à quel point ils ne méritaient pas
la place que l'un pourtant allait occuper.
Les derniers banquets, les discours ultimes, et à la télé ! le capital passage...
Tous ces mendiants de voix qui croient se remettre de leurs bassesses par la compensation
du pouvoir. Ils ont trouvé des gens pour les applaudir, dont certains même les prennent
pour un idéal. Chacun suit son rêve en somme. Mais le chômage augmente. On a le temps
d'en parler, donc pas le temps de s'en occuper. La diminution du chômage est en tête
des programmes de tous les partis. Voilà l'hydre; la vaincre ! Discrétion sur les
moyens, ne divulguons pas nos armes secrètes, faites-nous confiance. Le premier parti
de France depuis des années est celui des abstentionnistes... Et alors ? Ils n'avaient
qu'à voter ! ... Mais pour qui ? ... Ce qui compte c'est le pourcentage des votes
exprimés, après tout... Qui mérite que l'on vote pour lui ? Où sont ceux qui devraient
se présenter ? Le système des partis est devenu une machine à tuer les meilleurs
au service des médiocres. Et le pays plonge.
Jozin arracha une demi-phrase presque aimable à Prédissident : après tout ils étaient
du même bord. La presse, essentiellement socialo-centriste, en fit la une trois jours
sous des formes diverses et noircit des pages entières. Un journaliste affirma même
avoir vu Prédissident esquisser un sourire en la prononçant, on ne pouvait être sûr
parce que Prédissident était vieux et très malade. Deux camps se formèrent; pour
les uns le sourire était bienveillant, pour les autres il était ironique. Les journaux
grossirent de cet événement. A tel point qu'il n'y avait plus de place pour les programmes.
Jamais la presse n'avait aussi mal fait son métier. Les journalistes se gonflaient
d'importance.
Chosset pour sa part, gros moyens financiers, finit dans le grandiose : un spectacle
finement monté par un comique à la mode; tout le monde est invité, c'est gratuit
bien entendu, et il y a un buffet géant - pas croyable le nombre de gens prêts à
se déplacer pour mal manger à l'oeil au lieu de bien manger chez eux. Chosset depuis
quelque temps ne cesse de s'afficher avec des vedettes : votez pour elles. De l'ancienne
star qui la première sur des milliers d'écrans se déshabilla, à la toute nouvelle
qui, sur des milliers d'écrans, s'exhibe sans retenue, chante sans savoir chanter,
joue sans savoir jouer. Les gens ne pourraient pas s'identifier à des êtres doués,
ils n'aiment pas se sentir dépassés. Toutes les chaînes de télévision montrèrent
à de multiples reprises la montée des marches de Chosset jusqu'aux vedettes l'applaudissant
et le recevant sur l'Olympe de la scène comme le premier d'entre elles.
Les autres candidats se démenèrent. On ne sut pas bien ce qu'ils firent.
La formalité du vote entérina le choix des partis et des journalistes. Chosset en
tête (25 %), Jozin ensuite (2O %), les autres : 18 % l'un, 15 % un quatrième etc...
bref négligeables et d'avance négligés - on ne s'intéressait qu'au deuxième tour.
Chapitre 11
Proviçat notait que selon la presse le pays voulait des réformes du système éducatif.
Mais quand on en faisait, il voulait le contraire. Mystère. Selon la presse le pays
est mécontent de l'école. Mais si on y touche tout le monde est contre. Mystère.
Il faisait les cent pas dans son beau bureau, la télévision allumée pour suivre les
déclarations des candidats au second tour. Jozin gagnerait. C'était sûr.
Mais d'abord on vit Chosset. Proviçat renifla de mépris. C'était pas un De la gauche.
Il salissait la télé. Mais dans une démocratie on n'hésite pas à écouter l'ennemi
pour mieux savoir le vaincre. Chosset fut clair : il avait un beau costard neuf pour
faire le président, en plus son haleine était toujours fraîche. Il était donc confiant.
Puis Jozin (20 %). Le visage reposé et satisfait il ne cacha pas ses certitudes :
le beaujolais serait extra cette année s'il était élu. "C'est évident", dit Proviçat,
"mais les réformes ?" Jozin parla aussi de la consommation d'essence pour s'engager
à modérer la hausse des taxes. C'était une faute tactique; personne ne le crut; même
pas son Proviçat. "Trop gros", murmurait celui-ci, "trop gros. Pas bon." Globalement
ce fut tout de même une remarquable intervention... Parce que Jozin est Jozin...
Proviçat employait avec ses propres subsides quelques anciens élèves bien pensants
pour qu'ils téléphonent aux radios afin d'être les participants des émissions genre
"Auditeurs vous avez la parole" et d'y faire l'apologie des anciennes jozinesques
réformes qui en appelaient d'autres. A l'occasion un mot sur un merveilleux Proviçat,
très novateur, un exemple pour tous, dont la presse ne parlait presque jamais parce
qu'il était trop modeste. Proviçat attendait ces interventions, les enregistrait
et mettait une note. Ensuite il décrochait son téléphone et disait à son employé
comment faire mieux la prochaine fois.
La soirée fut fertile.
Sur "Radio A Vous", Frédéric put en placer une : "A-a-a-allô ?
- C'est à vous, parlez.
- A-a-a-allô ?
- Je vous entends. Vous êtes à l'antenne. Parlez.
- A-a-a-allô ?
- D'accord. Et la suite ?
- Vous m'entendez ?
- Nous vous écoutons, Monsieur, lancez votre message.
- Merci de m'a-m'a-m'avoir sélectionné.
- Oui, vous avez quelque chose à nous dire ?
- Ah, voi-voilà mon pa-papier.
- Ouf.
- Jozin est gr-gr-grand. O Jozin ! Tes réré-tes réré- tes réformes caca-caca-caressent
dans le bon sens... du poil. Faut beaucoup d'l'éduc. En croix et en bannière. Vive
Jozin !
- Vous êtes, Monsieur, je suppute, un chaud Jozinien.
- ... Pas écrit... Je continue... To-to-toi, ô ô mimi-nistre intr-intègre, tu devrais
gaga-gagner beaucoup plus, et ton Proviçat aussi.
- Comment ?
- Pas écrit. Interromrrompezpez-pez pas... Jeje voterai pour to... to... toi. Fini."
Globalement c'était pas mal, toutefois, songea Proviçat, la diction n'était pas à
la hauteur du texte.
Une autre, Sandra, sur "Parle on t'aime" :
"Je m'appelle Sandra, moi aussi je vous aime. Je donne tout de suite mon numéro de
téléphone ou je dis mon texte d'abord ?
- Tu as envoyé ta photo ?... Ah oui, voilà... Eh bien Sandra a de superbes avantages,
je n'en dirai pas plus; la photo est d'un genre un peu inhabituel... mais on ne se
plaint pas.
- Merci.
- Vas-y, ma chatte, on t'écoute.
- Ah ? Bon... Alors... voilà... Jozin est grand. O Jozin. Tes réformes caressent
dans le bon sens du poil...
- Vous ne lisez pas là ? Vous savez que c'est contraire à la règle de l'émission
?
- Oh non, Monsieur... Faut beaucoup d'l'éduc...
- Voua aimez beaucoup Jozin, dites donc !
- Je ne sais pas, Monsieur... Mais il devrait gagner plus et surtout son Proviçat
pour qu'il soit plus généreux avec moi... Mon téléphone est 736-44-53-12.
- A tout de suite."
Proviçat tiqua sur la fin, mais ce sont les petits inconvénients du direct. L'essentiel
c'est que la propagande pour Jozin Président occupait les ondes aux heures de grande
écoute. Chacun doit ajouter sa pierre - et son argent - à l'édifice. Nous vaincrons
parce que le peuple nous aura plus entendu.
L'émission-phare du genre était "Tu causes je t'ouïs" animée dictatorialement par
un djournaliste célèbre encore qui avait même interviewé le président (avant qu'il
soit président). Après des jours et des jours d'efforts, François eut enfin l'honneur
de ses ondes.
"Bon sang, j'y suis; c'est vrai ? j'y suis ?
- Cause toujours, tu m'intéresses.
- Oui... Jozin est grand...
- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Ce que je veux dire par là ?
_ Oui. C'est pas clair.
- Allons bon... Moi, je croyais... (Marmonnant :) Et puis l'a pas mis d'notes en
bas d'page.
- Comment ?... Je peux t' aider à préciser ta pensée ? Jozin est-il grand parce qu'il
a fait de grandes choses .
- Vous allez me demander lesquelles si je réponds oui; je ne marche pas.
- Lesquelles, François ?
- (Marmonnant :) Y a pas d'notes... (Se lançant à l'eau :) I ê grand pas'qu'i ê grand
?
- Ce n'est pas une réponse suffisante.
- Allons bon.
- Fais un effort...
- I ê grand pas'que... tous ceux que j'connais i'l'disent.
- Tu sors beaucoup ?
- (Lisant :) O Jozin. Tes réformes...
- Ah ! Les réformes ! Voilà !
- Ben oui, les réformes... fallait y penser...
- Quelles réformes ?
- Quelles... ? ... (Lisant :) Tes réformes caressent dans le bon sens du...
- François ! Ne fais pas la bête. Quelles réformes ? Explique-toi.
- Les réformes... (Inspiré :) Les réformes d'l'éduc ?
- Bonne réponse. En quoi consistent-elles ?
- Oh... (Fâché :) Tout le monde en parle, quoi. Vous vous tenez donc pas au courant
!
- Qu'est-ce que tu admires dans ces réformes ?
- ... (Au hasard :) Leur efficacité ?
- Ahah, tu es un humoriste.
- (Au bord des larmes :) Vous savez, je n'ai pas d'argent pour continuer mes études,
sans ma bourse j'y arriverai pas...
- Et ceux qui président aux distributions... ah je comprends... Bon, dis ton texte.
- (Larmoyant :) Toi, ô ministre intègre, tu devrais gagner plus et ton Proviçat aussi.
- Ton Proviçat ?
- Co-comment ?
- Rien. Finis.
- Je voterai pour toi. Qu'à L'UNBA-IDE on le sache bien."
Proviçat n'était pas content. Sa bourse à celui-là, on allait s'en occuper. Il n'avait
pas de dons. Qu'il aille garder les vaches.
PARTIE III
Chapitre 1
Il turbine le monde, et le système solaire, et la galaxie, et notre amas de galaxies
et notre amas d'amas de galaxies, il turbine dans la grande tournique universelle,
pas rond bien sûr, il fait ce qu'il peut, avec son énergie à lui : il consomme de
l'humain, mais il tient fièrement sa petite place avec sa vanité propre : ai-je bien
turbiné ? Prédissident et son collègue des States Unitaides se sont rencontrés, alors
ils ont parlé. Mais surtout le collègue d'outre-mer a couru le matin, bon footing
sur une île des Canaries comme à Washintok. Le dollar monte. Le mark aussi monte
parce que les Teutons sont plus de quatre-vingts millions et avec leur anshluss au
sein de la Communauté vaguement européenne ils flirtent avec les cent. L'Angleterre,
renfrognée comme d'habitude, fog politique permanent, a déclaré qu'elle était contre
et cherche contre quoi; à tout hasard elle s'en prend à la France. L'Espagne atteint
ses vingt-cinq pour cent de chômeurs mais elle fait la modeste, elle restera un rêve
de vacances, car l'Italie, elle, est trompeuse, beaucoup de chômeurs y travaillent,
même les morts s'y mettent et reçoivent des aides, des subventions européennes...
En Russie, le président est rentré de vacances, le rouble baisse. Achetez plutôt
du yen, conseillent les fins boursicoteurs; le jap est soumis à l'économie, c'est
pleinement conscient qu'il se laisse exploiter à fond, il est content comme ça, allez
comprendre un jaune. Quand ils ont particulièrement réussi, ils font comme les Amerquicains
et Arblabes, ils s'achètent un bout de Paris. D'infâmes esprits étroits protestent
: Paris aux étrangers, sa banlieue aux immigrés, où en es-tu, ô France ? Par le biais
de Prédissident, du Prime ministre, du maire in Paris, elle répond, pauvre sourde
: "Quoi ?... Quoi ?... Quoi ?..." Bon, tout va bien. Ah, et les sous-développés...
on les oublie toujours ces milliards de pauvres qui vivent à nos crochets... ils
sont heureux à leur manière de sous-développés... on ne voit de chez eux à la télé
que des images abominables, gros ventres des enfants, maigreur des adultes, mais
quand on y va tout est normal, sauf qu'on y est riche (il n'y a pas de quoi se plaindre
qu'il y ait des pays pauvres). Quelques guerres par-ci par-là, mais des petites,
avec de petites tueries, l'ex-Yougoslavia, Israël (une habituée), le Timor-oriental
(personne ne sait où c'est), le Cachemire (au moins le nom dit quelque chose). En
somme l'état de la planète est en gros satisfaisant et en détail lamentable.
Chapitre 2
La famille dans ses rites en chaîne crée une unité dont l'illusion réconforte. Depuis
que l'on peut copier celles de la télé, on a plus de bonnes répliques, on peut même
améliorer la télé dans la vie. De graves menaces rôdent sans cesse, des agressions
subtiles, des monstruosités infimes déchirent le bonheur fragile, des riens se prennent
vaniteusement pour quelque chose et la pluie tombe sans discontinuer.
Martin papa promet une baffe à Corinne dont le chanteur idolâtré et surtout sa rengaine
l'horripilent. Par ailleurs il est contre le fait de battre les enfants. Corinne
regrette à voix haute que les adultes n'aiment pas l'art; on commence par interdire,
on finit par brûler les livres (bon, passe encore), les films (là, c'est dégueulasse,
les gens ont besoin de films), même les disques, et pourquoi pas les chanteurs ?
Martin papa a une hallucination délicieuse, l'abominable Maxtrong et tout son groupe
sur le grill et c'est lui qui les retourne; les chrétiens ont un saint comme ça,
sûrement un chanteur de l'époque. L'exciteur de vierges est férocement défendu et
elle le dira à maman.
Travailler essentiellement chez soi est un bonheur qui donne souvent envie de sortir.
Martin papa a son parti politique, son syndicat, son association caritative, son
club sportif pour tenir le coup. Sinon... ce serait trop dur... Oh certes des gens
travaillent huit heures par jour dans des bureaux, dans des usines, mais savent-ils
la chance qu'ils ont ? Et en plus ils traitent probablement les fonctionnaires de
privilégiés. Même parmi les profs on entend des critiques. Ainsi ceux qui enseignent
le françouais et dont les paquets de copies exigent un travail huit fois plus long
que dans les autres matières, eh bien, quelques-uns se plaignent de l'inégalité...
Des moutons noirs. Martin papa, lui, est partisan de la solidarité, ces gens devraient
faire passer l'intérêt commun avant leur protestation particulière. Expédiant un
paquet de copies en 45 mn il nie férocement y passer moins de temps que celui immobilisé
15 mn par copie. C'est pareil. Il n'y a aucune différence. Soyons solidaires que
diable. Parlons plutôt des petits Noirs à sauver, de la délocalisation des entreprises,
des abus de la drouète... Les problèmes graves sont bien assez nombreux pour ne pas
se disputer au sujet de minables affaires de copies.
Aujourd'hui Martin papa est de garde à la maison. Et c'est dur. Martin maman est
allée à une réunion pour les femmes. Elles protestent contre le fait de ne pas diriger
le pays. C'est à cause de l'antiféminisme des conservateurs; elles sont des victimes,
comme d'habitude.
Il va donc faire la cuisine. Germain et Frédéric contents. Du nouveau et presque
entre hommes pour une fois. De toute façon étant donné les limites culinaires de
Dame Martin, ils ne perdront pas au changement. A l'occasion être débarrassé de l'un
des cinq membres de la famille ne déplaît pas, on enjolivera pour lui, il aura manqué
quelque chose de... enfin tant pis pour lui.
Tous les problèmes accumulés suffisent juste à occuper. Sans eux on s'ennuierait.
Quand c'est vraiment nécessaire, on en crée. Dame Martin à peine rentrée fait une
crise : elle est la bonne de tout le monde - la femme de ménage l'approuve, c'est
pareil pour elle à la maison -, elle travaille deux fois pendant que mari s'amuse
avec sa politique, elle en a marre, la femme, parfaitement, et en profite pour emmerder
les autres. Corinne approuve maman.
Martin papa se demande si sa femme ne devient pas trop vieille pour lui. Il regrette
l'harmonie des premiers temps et a de plus en plus envie de la revivre.
Chapitre 3
Merlet reçut un choc. L'incroyable était là, dans le journal. Le téléphone sonna
et l'incroyable y fut aussi. L'Aigle des brumes était en prison. Dans une vraie.
Avec des gardiens qui n'obéissent pas à vos ordres. O toi, l'as de la politique locale
et même parfois extra-locale, l'astre qui guidait nos carrières dans la nuit des
idées et des programmes, comme le vulgum pecus, la taule, tu y es.
Pas croyable.
Adjoint second survint, oubliant même de frapper, Merlet oubliant même de s'en apercevoir.
Ses traits étaient livides, ses cheveux pas peignés, ses phrases hachées, embrouillées,
jamais terminées.
"Lui ! Hein ? Vous avez... lu dans... Moi, je n'en... Mais où va la...
- C'est un sale coup, sûrement socialo.
- Au poteau, j'te les mettrais...
- Prédissident l'a toujours détesté.
- Et nous ?
- Nous...
- S'ils mettent le nez dans nos affaires...
- Mais je n'ai jamais rien fait que de légal !
- Oui, enfin je vous ai refilé votre part, sur la rocade par exemple...
- Vos dons, je veux en ignorer la motivation; je préfère croire que votre foi en
ma personne...
- Tu te fiches de moi; on est dans le même bateau, on sera du même naufrage, articula
Adjoint chargé des marchés publics qui retrouvait ses facultés.
- Voyons, ne t'énerve pas. Pour le moment il n'y a vraiment rien à craindre."
On discuta encore un moment pour adapter de solides principes communs contre les
tentatives politico-judiciaires. Quand Adjoint second s'en alla, il était presque
calmé.
Merlet réfléchissait. Oseraient-ils (et ce "ils" vague générait l'angoisse de l'inconnu
et du cauchemar) s'en prendre à lui, Merlet, lui qui avait serré la menotte de Claudia
Carnushi au festival du navet, serré la poigne du terroriste dans le palace parisien,
qui avait fait construire la rocade, coûteuse certes, peu utilisée d'accord, mais
digne d'une ville trois fois plus grosse, lui qui s'était si bien entendu avec sa
banlieue d'arabes qu'elle était presque calme, lui qui... mais il n'en finirait plus
d'énumérer ses bienfaits pour ses contemporains... qui ne se montreraient pas ingrats,
qui le protégeraient... "Ils" avaient bien osé avec l'Aigle des brumes... Ainsi tout
était possible... On s'use à servir l'Etat et on vous remercie par de la prison...
Il fallait que l'Aigle soit tiré de la préventive, il fallait qu'il nous revienne...
Merlet se dit qu'il était temps de s'engager, qu'il allait soutenir à fond la candidature
de Chosset. Une fois élu, celui-ci aurait intérêt à éviter que n'éclatent les "affaires"...
tout en protégeant l'indépendance de la justice, naturellement.
Ce fut un beau dévouement de campagne. D'un seul coup, son nom apparut partout, placardé,
polycopié, télévisé, et toujours amoureusement lié à celui de Chosset, entrelacé
avec lui, jamais on ne pourrait les séparer... quoique celui-ci à ce jour ne le connaisse
pas. Réunion sur réunion, discours de soutien sur discours de soutien, ah quand on
croit qu'un homme fera un bon président on ne se ménage pas. C'est que l'avenir du
pays est en jeu.
Il se démena tant et si bien que Chosset en entendit parler. Comme par ailleurs il
pensait nécessaire de trouver un successeur à l'emprisonné Aigle des brumes, pourquoi
pas ce Merlet dévoué ? Pour être un grand politique, il faut se connaître en hommes
et savoir placer sans scrupule les siens à tous les postes clés. Chosset était un
honnête homme dans le sens spécial du grand politique, il agissait dans l'intérêt
du pays qui ne pouvait que passer par lui : que deviendrait le pays entre les mains
sûrement pas lavées de ses adversaires ? N'était-il pas le rempart ?
Et Merlet fut photographié à côté de Chosset, main dans la main, une belle photo
officielle retouchée, destinée à faire passer les électeurs habituels de Merlet dans
l'escarcelle à électeurs de Chosset. Et inversement, bien entendu.
L'euphorie inquiète des campagnes électorales laisse un extraordinaire souvenir de
plénitude, on commet alors des bêtises si inévitables en quelque sorte que nul ne
pourrait vous les reprocher. Les promesses électorales irréalistes rassurent au moins
sur les bonnes intentions du candidat et on voit dans ses bons yeux, parfois légèrement
embués, le plaisir qu'il éprouve à les faire. Il ne pourra pas à cause de la méchanceté
du système capitaliste qu'il défend d'ailleurs, mais il le voudrait tellement. Comment
ne pas l'aimer ? Il s'aime tellement lui-même.
Chapitre 4
La jozinienne organisation grâce à jardinier-Proviçat commençait de produire quelques
fruits. Curieux de forme et de couleur comme ceux des laboratoires de génétique végétale
prétendant créer la nourriture de demain. Les rejets n'inquiétaient pas, ils sont
normaux de la part d'êtres inférieurs à qui il faut simplement et démocratiquement
imposer les nouveautés.
Par exemple, la socialo-pédagloglie avait créé pour le cours de françoué encore obligatoire
(mais les Arabislams protestaient), un exercice baptisé : lecture méthoblique thématique.
Destinée à casser les sales manies françouaises d'analyse, de rigueur et de clarté,
et à les remplacer par les socialos valeurs du "en-gros', de l'"à-peu-près" et de
"tu-dis-comme-tu-le-sens". On n'avait pas osé carrément interdire l'enseignement
véritable - l'explication de texte linéaire restait autorisée -, mais les farouches
serviteurs joziniens, peu scrupuleux, n'hésitaient pas à truquer les notes d'oral
du bac, cinq points de moins pour ceux qui ne présentent pas un socialo-bac, à faire
aux candidats des remarques sur leurs mauvais profs qui ne leur avaient pas appris
les bons exercices... Les élèves rentraient chez eux effondrés, en voulaient à leurs
professeurs, les parents s'indignaient, téléphonaient à Proviçat ravi. Ça marche
! On-les-au-ra !
De la culture françouaise il ne restait déjà plus grand chose et on allait l'achever.
Les socialos valeurs du mondialisme, de l'américanisme (curieusement), de l'ouverture
totale à toutes les (autres) cultures, de la délocalisation des biens nationaux,
de l'antireligion (christianisme uniquement, les autres, bien, au nom de la tolérance),
de l'installation sur le territoire du plus possible d'étrangers (des électeurs !)...
triompheraient ! Grâce à l'école.
D'apparence propre, elle était si politisée qu'elle était un enjeu pour les partis.
On s'y préoccupait de tout, sauf de l'essentiel, on était mal vu si l'on employait
le nom France; ah, ricanaient les bien-pensants, un chauvin, un clochemerle, un cocorico,
un ennemi. La gangrène scolaire avait peu à peu envahi la jeunesse, beaucoup cassaient,
se droguaient, violaient, les meurtres par des jeunes augmentaient, mais ce n'était
pas la faute des responsables, on ne s'était pas trompé de route, simplement on n'était
pas allé assez loin. Tout dirigeant avait une réponse prête pour couvrir ses erreurs
: il fallait réformer, réformer plus, réformer plus vite. Que les gens n'aient pas
le temps de réfléchir, de comprendre qu'une réforme n'est pas forcément positive,
qu'au lieu d'être un progrès elle peut être une erreur - et même une erreur volontaire.
La corruption généralisée qui présidait aux nominations, aux carrières, paraissait
bien normale; les quelques voix qui s'élevaient contre, indignaient comme si elles
portaient atteinte aux droits du citoyen, c'étaient sûrement des voix fascistes,
voilà : problème réglé.
Proviçat était incapable de raisonner autrement, sa bonne foi ne l'excusait pas.
La corruption coulait dans ses veines et, en procédant au nettoyage idéologique,
il se croyait pur. Truquant avec l'inspec d'acadesmie les notes du baccalauréat en
faisant corriger les élèves des copains par des copains (et le sachant), envoyant
aux autres des tueurs pour détruire les réputations des "conservateurs", il progressait
année après année et s'en félicitait. Le mérite consistait à ne pas en avoir. Plus
on faisait n'importe quoi plus on avait de chance d'enseigner dans les centres de
formation et de devenir inspecteur pédagloglique.
Bumble II était CPE heureux dans licé-bordel. Il avait un fauteuil moins luxueux
que celui de Proviçat, mais moelleux; c'était si agréable d'y lire son journal qu'il
venait parfois s'y installer le dimanche même s'il n'avait rien à lire; et il restait
là, béat, constatant que le vie valait d'être vécue. Certes l'inconvénient du métier,
c'étaient les élèves, mais on pouvait les former rapidement à ne pas déranger l'administration.
Pour s'occuper d'eux, il y a les surveillants, des grands, parfaitement autonomes.
Bumble II, sans diplôme véritable autre que l'habilitation de CPE, étudiant peu doué
et sans énergie, s'était senti l'âme d'un chef dès son entrée en fonction; son poste
subalterne était essentiel car il était à droite de Proviçat. Et il imitait celui-ci
en pédanterie, en suffisance, en politique et inefficacité.
Les profs cultivés lui paraissaient suspects; d'abord il trouvait choquant, administrativement
inacceptable, qu'un prof en sache plus qu'un CPE, dans quelque domaine que ce soit
mais surtout en laîtres car il n'ouvrait jamais un livre : il n'avait pas le temps.
Parfaitement hargneux quand il pensait ne rien risquer - et de plus en plus souvent
car il avait une idée de plus en plus astronomique de lui-même -, il manqua d'étouffer
quand un agresseur sauvage, un réac, se permit de lui dire en face que l'élève était
plus important que l'administration. Une telle audace ! A lui, Bumble. Et une telle
ineptie ! Les fous sont dans nos murs. Et ils veulent prendre le pouvoir, mon bon
fauteuil, mon bureau si reposant. Qu'ils prennent aussi mon journal, pendant qu'ils
y sont !
Il se rendit vers l'Adjointe femelle qui suffoqua en pensant aux terribles conséquences
d'un tel déviationnisme. La réaction serait une blitzkrieg.
Les deux, se donnant la menotte pour se réconforter, allèrent voir Proviçat en pleine
sieste.
- Oh, mon Proviçat, dit Bumble II des larmes aux yeux, les réacs vont tout nous prendre.
- La menace gronde contre la civilisation avancée, confirma Adjointe femelle; on
veut s'en prendre à la liberté de la femme.
Proviçat, enfoncé dans son fauteuil, émergeant d'un somme léger, mais pas si léger,
eut un sourire désabusé. Ces presque jeunes découvraient ce qu'il savait depuis longtemps.
- Depuis des années que je lutte, au poste important qui est le mien, repoussant
les attaques des infidèles, avec pour seul guide la lumière de Jozin, ô Jozin, je
suis allé de désillusion en désillusion, de déception en déception. Ma vie aura été
la constante recherche de la sortie d'un cauchemar. Vous avez vu les efforts que
j'ai déployés, les tables rondes pour réformer, l'épuration idéologique que j'ai
bien commencée...
- Pas assez, dit Bumble, vous n'êtes pas allé assez loin.
- L'hydre redresse ses têtes, dit Adjointe, gourmande.
- Quel est le coupable, cette fois ?
- Un de laîtres, s'écrièrent-ils ensemble.
- Encore lui ! Ah, j'aimerais que la vie soit aussi saine que dans les westerns.
Justice serait vite faite. Le malfrat s'abrite derrière la loi.
La constatation était terrible. Dans notre décadent pays, on ne savait plus zigouiller.
Du reste Proviçat était contre la peine de mort. Avec des exceptions révolutionnaires.
- La seule chose à faire, continua-t-il, c'est de maintenir le cap. Le cap Jozin.
Il sera bientôt présisi et avec le pouvoir nous materons les réacs ! nous les bouterons
hors du pays et l'immigration pourra enfin être libre !
- Plus de barrières, dit Adjointe femelle rêveuse.
- Plus que nous, dit socialo Bumble extasié.
- Les vraies valeurs au pouvoir, on balaiera l'ostograpfe, Corneille-réac, les laîtres
françouaises, la vieille music; dans les licés on enseignera le jazzz, on enseignera
l'américoincoin, on enseignera l'arabislam, on enseignera le so-cia-lisme !
- Bravo ! hurlèrent les deux autres tout près de l'orgasme. On les-au-ra ! On les-au-ra
!
- Oui, mes bons amis, on les aura. Suivez bien la lumière de Jozin et elle vous illuminera
comme moi-même. En attendant la victoire finale, méprisez les attaques et allez en
paix.
Les sous-fifres se retirèrent réconfortés. Leurs coeurs nageaient dans le bonheur
futur, ils planaient sur les difficultés de l'existence actuelle, rien ne pouvait
les atteindre.
Chapitre 5
A l'Assemblée, la Nationale, les trois quarts des députés avaient déjà eu un proche
- père, oncle, ami des parents - à l'Assemblée, la Nationale. On vivait dans la république
des fils à papa. Le système était simple : autrefois ceux qui avaient les relations
avec les types à fric - je te tiens tu me tiens - avaient aussi la direction de l'antenne
du parti qu'ils alimentaient et se faisaient élire aisément puisque seule une forte
dépense permettait de se faire connaître; éventuellement ils faisaient élire quelqu'un
d'autre, qui ils voulaient mais rarement hors de la famille; et de toute façon on
passait les rênes au fiston; quand l'Etat décida d'assumer le financement des partis
pour supprimer la corruption par les entreprises, ceux qui tenaient les partis gérèrent
la manne, et à l'ancienne, continuant le népotisme et le clientélisme, mais cette
fois avec l'argent du citoyen, lequel fut ainsi doublement roulé, toujours privé
de démocratie réelle et en plus il payait pour ça.
Devant la montée des mécontentements la presse majoritaire socialo-centriste inventa
la république des juges. On ne changeait rien au fond, mais avec de gros titres "Mains
propres". Les juges étaient recrutés essentiellement parmi la "bonne" bourgeoisie.
En principe dans les familles de dirigeants, l'aîné (si c'était un garçon) faisait
de la politique, le second des enfants (garçon ou fille) entrait dans la magistrature,
le troisième avait un jour droit à la direction de quelque entreprise (soutien pour
l'aîné). Mais d'autres juges étaient moins bien nés. Comme naturellement on n'allait
pas démolir le système des cent familles et se retrouver au ban de "la" société,
on chercha des boucs émissaires. Ils seraient parvenus à la force du toupet, du droit
ou des idées, ils seraient célèbres, ils seraient photogéniques de préférence - ou
leurs femmes -, ils seraient riches.
Le portrait-robot établi, la lutte contre la corruption pouvait commencer. Le peuple
serait satisfait... et elle n'atteindrait rien d'important.
Pauvre Merlet mal placé. Il a fait carrière contre tout le monde - y compris ses
électeurs. L'art politique de se faire élire en montrant que l'adversaire est pire,
n'a pas de secret pour lui, il sait dénigrer s'il ne sait pas faire, il sait mener
à frémir de crainte devant la peste brune et le choléra rose (depuis que le communisme
agonise il a perdu l'usage de belles tirades enflammées et guerrières), il sait glorifier
jusqu'à ses pires âneries au point de se croire glorieux. Car au fond de sa personnalité
ronronne une incroyable et immotivée confiance en lui et ses capacités. Jamais le
réel n'a pu combattre la belle image. Il est Merlet.
Le monde est plein de méchants qui affûtent leurs couteaux. Pour se couvrir, la république
des fils à papa a besoin de martyrs de la politique, ses juges d'instruction frétillent
dans ses palais attendant le signal du départ, la célébrité est à portée de leur
main, à eux la couverture des médias, la revanche secrète des insolences et des emprisonnements
motivés seulement en apparence, à eux l'humiliation et la destruction mentale de
ceux qui avaient vraiment réussi. L'ombre des cabinets s'étendrait.
La situation se compliquait de la politisation des juges. Les socialistes avaient
réussi grâce à leur système mafieux - une fois dans la place un socialiste ne reconnaît
jamais les qualités pour occuper une place qu'à un socialiste - à créer un syndicat
puissant au point d'être un système à lui seul quoique fonctionnant sous les mêmes
toits et dans le même système global que la justice des grandes familles.. Entre
la nouvelle noblesse de robe et l'ancienne les compromis et les ententes étaient
d'ailleurs nombreux.
L'affaire d'Adjoint second fut adroitement confiée par un procureur de droite à un
juge d'instruction de gauche.
Adjoint second n'avait jamais été très courageux. Il n'allait pas payer tout seul
alors qu'il n'avait été que le cheville humblement ouvrière, tel était le raisonnement
qui lui permit de garder une image de soi satisfaisante tout en faisant de complets
aveux. Les policiers étaient amers : où est l'intérêt du travail avec des bavards
pareils ? Le juge était dépassé par la rapidité dans la progression du dossier, il
était parti pour une enquête pépère de cinq ou six ans et voilà qu'en quelques heures
il se trouvait déjà au but, il fallait qu'il réfléchisse, qu'il consulte; Adjoint
second fut donc fourré en prison préventive quoiqu'il n'y ait pas de raison, sous
le vague prétexte qu'il aurait pu contacter des suspects (on se demande bien ce qu'il
aurait pu leur apprendre).
Merlet de son côté hésitait. Il ne se faisait pas d'illusion sur Adjoint second;
d'autre part un autre juge d'un parquet plus important avait bien emprisonné l'Aigle
des brumes, son protecteur. Mais prendre la fuite ne sert à rien. Sur les juges d'ici
il en savait long, ce n'est pas croyable le nombre de magouilles que se permettent
ceux qui jugent les autres. Il fit le choix des contre-feux.
Chapitre 6
De son côté Proviçat prenait ses aises. Sûr de lui, avec des seconds et des troisièmes
qui ne pouvaient que le suivre, il montrait la voie de destruction de l'ennemi, la
voie de la nouvelle société. En attendant le triomphe il faisait promener son chien
par les employés subalternes du Licé-fiasco, lesquels n'osaient refuser car leurs
contrats à durée déterminée ne seraient pas forcément renouvelés. Le chien, un grand
Danois, était le seul à protester, il aboyait longuement contre ces gens qu'il ne
connaissait pas et contre son propriétaire paresseux. Proviçat aimait bien se prouver
son pouvoir en insultant les autres - à condition qu'ils ne soient pas en mesure
de se défendre; ainsi les toilettes des professeurs avaient droit à un unique torchon
jamais changé, d'une saleté repoussante, qui maintes fois était tombé, sur lequel
certains avaient marché, et puis, rependu à son clou, il continuait d'être utilisé,
en principe à essuyer des mains. Les syndicats n'intervenaient pas, leurs dirigeants
pensaient à leurs carrières. Je sais que ce genre de chose est incroyable; mais je
l'ai vu; c'est vrai.
Le temps était encore venu des conseils de classe, les administratifs se frottaient
les mains car ils allaient faire les importants. Et Proviçat qui venait de recruter
des profs qui recruteraient des élèves pour alimenter l'exsangue association vaguement-France-fortement-Canada
de Rector IV, se sentait à nouveau suffisamment protégé pour tout oser. Au royaume
de la combine, de la magouille, du clientélisme, du toupet et des comptes bizarres,
Proviçat est roi. Mais les comptes amènent la curiosité de ceux qui savent compter.
Oh personne du Conseil d'administration, certes. Ni le représentant du maire ni le
représentant du Conseil régional n'étaient curieux. Leurs oeillères étaient énormes,
ils auraient d'ailleurs du mal plus tard à les expliquer. Mais des méchants de l'extérieur,
informés par des profs mal-pensants dont on avait pourtant truqué les inspections
pour les ramener dans le droit chemin (avec la vermine rien n'y fait). Des êtres
sans scrupules qui niaient les socialos-valeurs, ils ne respectaient même pas Proviçat,
non, et ils multipliaient les propos négatifs, seulement on lui rapportait tout,
et il les aurait, ah oui, lui, Proviçat ! En attendant il faisait rénover son appartement,
travail paraît-il urgent tandis que l'internat était si dégradé que les cafards étaient
en guerre contre les termites. De fait de nombreux travaux auraient été nécessaires
un peu partout, mais Proviçat n'appréciait pas les remarques et il estimait que l'image
d'un établissement scôllère passait d'abord par celle des locaux administratifs et
que la qualité de sa direction n'était pas sans lien avec la qualité du logement
de ses administrateurs. La note était salée car il avait des goûts de luxe mais pour
le moment il se croyait encore intouchable et il n'était pas assez intelligent pour
prévoir les lendemains.
Les conseils de classe étaient l'occasion de règlements de comptes en tous genres.
Des élèves en sortaient en larmes, des professeurs claquaient la porte s'en allant
furieux, des parents d'élèves renonçaient à suivre des conseils qu'ils jugeaient
scandaleux... et les administratifs ainsi que leurs collabos affichaient un mince
et long sourire satisfait. Dans des salles trop petites et surchauffées Proviçat
et les siens faisaient avancer la révolution. Par croche-pieds, coups en douce, sous-entendus
fallacieux, refus d'évidences, négation du travail fait, propos ironiques auxquels
les collabos souriaient complaisamment.
L'absentéisme dans les classes terminales se développait-il ? Certes nul n'ignorait
comment la fainéantise de Bumble y préparait les élèves dès la seconde : certains
prenant l'habitude d'arriver en retard, un jour un professeur excédé les envoyait
à son bureau pour qu'il agisse, et lui les renvoyait illico en classe indigné qu'on
le dérange et ravi à l'idée que le prof perde la face pour avoir voulu faire son
travail. Mais le coupable ne pouvait être administratif ! Proviçat menaçait sans
se gêner tout intervenant qui osait prendre le sens interdit : gare aux notes, à
la carrière, et aux inspections truquées des bons copains qui ont le sens du devoir,
eux ! Le bordel-licé s'épanouissait du clientélisme officiel et de la corruption
généralisée et poisson-Proviçat y vivait une vie orgasmique.
Le plus gros problème était tout de même que l'ignorance récompensée par de bonnes
notes et d'encourageantes remarques pédagogliques se développait moins vite que ne
le désiraient les zélotes du mondialisme et de la disparition des cultures les nationales.
Des acharnés empêchaient que l'amerloque remplace le français comme langue du pays
et tentaient de maintenir sur les rails une adolescence déboussolée par l'irresponsabilité
décadente des adultes. On sombrait avec la socialo-conviction que le bonheur est
au fond. Au fin fond.
Adjointe femelle dirigeait, je dirige ! un conseil, son conseil, il est à elle, je
dirige ! "Des élèves de cette classe de seconde ont écrit une lettre d'injures et
de menaces, avec des menaces de mort, à une élève de troisième d'un collège voisin.
Eh oui. Il faut que je vous la lise. - Mais non, souffla le prof principal, gêné.
- Si, je vais la lire, il faut que tout le conseil de classe soit au courant. - On
pourrait faire passer la lettre... - Non. Il faut que je la lise." Son regard brillait.
Elle prit la lettre et lut : "Salope..." Elle se racla la gorge et reprit : "Salope..."
Une sorte de jouissance l'envahissait de pouvoir dire de telles choses en public,
écoutée et sans qu'on puisse rien lui reprocher. "Tu es une garce. Tu es peut-être
pas moche mais tu es trop sûre de toi; quand un garçon s'intéresse à toi, c'est simplement
pour tes nichons. T'es une grosse conne." Elle lisait en détachant bien les mots,
sans lever les yeux sur les membres présents, très attentifs. Elle répéta d'une voix
vaguement rêveuse : "T'es une grosse conne." Il y eut un silence, puis elle enchaîne
: "Ici on va se charger de ta réputation pour l'année prochaine. Si t'approche encore
Eric, on te tue. A bientôt, petite salope." Après la signature de celle qui avait
à se plaindre, on trouvait celle des copines et de quelques garçons protecteurs.
"Voilà", dit Adjointe femelle en levant enfin les yeux, "qu'en pensez-vous ?" Et
elle expliqua la plainte de la mère, comment elle avait fait venir chaque élève et
l'avait forcé à se confesser en détail, regretta au passage la disparition des châtiments
corporels, nota les sanctions prises envers les coupables et leurs promesses en larmes
pleines de bonnes résolutions. Tout le monde approuva.
Chapitre 7
La campagne la présidentielle touchait à la bonne fin et le face-à-face télévisé
obligatoire des deux candidats était annoncé. Il intéressait les journalistes. Ah,
on allait avoir matière à broderies un certain temps sans trop chercher. Car quand
les programmes des candidats sont à la fois proches et indigents, c'est très fatigant;
pour le remplissage il faut avoir recours à tous les trucs des journalistes sportifs
et une campagne dure plus que le Tour de France.
Les citoyens, eux, ne s'y intéressaient pas du tout. Les journalistes ne les intéressaient
pas davantage. Les candidats, on les avait jugés depuis longtemps; puisqu'on ne pouvait
pas en avoir d'autres, l'un serait élu. Tant pis. Quarante pour cent des électeurs
ne se dérangeraient sûrement pas. Mais c'était sans importance, le système parfaitement
au point pouvait fonctionner à vide, il ne fonctionnait d'ailleurs cette fois qu'avec
du vide, en fait il aurait même pu se passer de quatre-vingt-dix-neuf pour cent et
quelque des électeurs.
Le grand sujet de la presse depuis trois jours était la table de la rencontre. A
l'évidence c'était la vedette. Chaque présidentiable avait eu des exigences sur sa
longueur, sur sa hauteur, sur son épaisseur, sur son aspect (elle ne devait pas distraire
l'attention et se prendre pour un troisième candidat - elle risquait d'être élue),
sur sa matière, sur son nombre de pieds. Les états-majors se réunirent trois jours
de suite, ils sortaient épuisés de séances hurlantes, personne ne cédait sur rien,
la situation était sans issue : les adversaires étaient trop intransigeants, c'était
leur faute, ils n'avaient pas de bonne volonté... Et puis à la date limite tout le
monde céda sur tout et les artisans se mirent au travail.
Enfin la table fut présentée officiellement aux Français par les deux journalistes
qui arbitreraient le débat.
Elle était en bois, elle avait 2 mètres 08 de long, 167,4 centimètres de large, 7
centimètres d'épaisseur et la hauteur d'une table ordinaire sur ses quatre pieds.
On pourrait parfaitement le revendre après pour une salle à manger.
Et ce fut le grand soir. Pour eux. Celui où le but est unique : ne pas faire de gaffe.
Enfin, de gaffe voyante. La seule chose qui aurait pu rendre le débat intéressant.
Beaucoup y jetaient un coup d'oeil dans ce seul espoir.
Les costumes des candidats étaient essentiels car ils n'avaient rien à dire. La cravate
à petits coeurs serait trop directe, il fallait de la discrétion significative, digne
de la fonction royale à occuper; sept personnes se réunirent pour Chosset dont la
femme furieuse fut exclue, cinq pour Jozin qui préférait de l'uni - et sa femme put
écouter les débats; quand une campagne repose sur le noeud d'une cravate, eh bien
vive la république.
Ils étaient venus, ils étaient bien là, face à face. Pas à l'aise. Les deux journalistes
non plus. Les quatre embêtés commencèrent par s'embrouiller un peu dans leurs phrases
mais étant donné que c'était l'habitude le spectateur en jouit comme d'une tradition.
Alors on allait poser des questions sur des thèmes convenus dans l'ordre convenu
et le temps de réponse des candidats serait surveillé. Attention, il faut tenir.
Gare au candidat qui sur une question à 1 mn 30 ne tient que 30 secondes ! Et dépasser
une fois fait paraître un homme à idées mais à la deuxième il ne s'agit plus que
d'un emmerdeur de bavard.
Chosset parlait lentement, avec application, il était convenu qu'on ne s'interromprait
pas, en effet on ne pouvait pas recommencer, on était en direct malgré le souhait
des deux candidats d'enregistrer, discuter entre gens responsables des passages à
refaire et de présenter le tout... comme du direct; au dernier moment les journalistes,
sûrs que ça se saurait, avaient reculé. Jozin répondit avec le même grand calme -
les questions étaient connues d'avance, toute une équipe avait oeuvré aux réponses
et sa mémoire était bonne. Le "débat" était froid, on avançait petit pas par petit
pas après avoir bien regardé où on posait le pied. Ça n'allait pas. Pas du tout.
Les journalistes pris entre la peur d'une rancune du futur président et la peur du
public des citoyens suaient épouvantablement. Finalement ils eurent encore plus peur
du public. L'un hasarda une question non prévue coupant la parole à Chosset. Celui-ci
en restant muet de stupéfaction, le second journaliste soutint le premier et Jozin
dit : "Moi, je sais." Chosset sentit le danger car c'était un vieux pantouflard de
la politique et... il répondit... à côté. Jozin imprudemment se gaussait : "Moi,
je sais." Et il répondit à son tour... à côté. Jozin connaissait bien des réponses
mais il ne comprenait pas toujours les questions. Chosset méchamment le lui fit remarquer.
Alors Jozin se fâcha contre le complexe de supériorité de la drouète et toute la
gauche face à l'écran opina. Chosset répliqua sur la gauche qui n'a pas le monopole
du coeur. Et toute la droite face à l'écran opina. Les journalistes purent alors
revenir aux questions prévues, contents de cette animation. Mais les candidats étaient
lancés. Ils voulaient parler au pays. Tout seuls. Sans les notes des conseillers.
Chosset en voulait, bon dieu on va voir ce qu'on va voir, et, entre autres convictions
à son propre sujet, il avait la certitude d'être un expert économique. Surtout en
économie agricole. Ministre de ce secteur dans un lointain passé, il avait fait meu
à une vache qui lui avait répondu; il en avait conclu qu'il était très fort. Les
journaux titraient : "Un ministre de l'agriculture qui n'a pas peur des vaches."
La gloire bovinière lui resta comme une décoration. Alors il dit : "Monsieur Jozin,
sachant qu'un troupeau de six mille vaches fait du lait, et pas de chèvre, qu'on
a besoin de le vendre aux bébés assoiffés, combien de petits veaux peut-on élever
et comment ?"
Jozin furieux cherchait dans sa vaste mémoire mais les journalistes intervinrent
violemment : c'étaient eux qui posaient les questions, ici, pas les candidats. "Ne
répondez pas, Monsieur Jozin", ajouta le journaliste choisi par lui, et l'autre approuva.
Chosset ricanait, s'estimant victorieux. Jozin attaqua sur les méfaits d'une politique
agricole prétentieuse qui était au service des seules grandes exploitations et désertifiait
les campagnes. "Voyons, Monsieur Jozin, dit Chosset, j'aurais aussi bien pu prendre
un troupeau de six cents vaches !
- Ah, ricana Jozin, toujours les grands !
- Mais, Monsieur Jozin, la concurrence nécessite de grandes exploitations, toujours
plus grandes.
- Nous y voilà", triompha Jozin qui retombait sur un couplet appris. Et il le casa
presque brillamment.
Un journaliste voulut reprendre la parole.
"Attendez, dit Jozin, Monsieur Chosset m'a posé une question, il me semble que je
suis en droit de lui en poser une aussi."
C'était si évident que personne ne protesta et il se rendit compte alors qu'il n'en
avait pas de prévue. Mais il se lança, viendrait ce qui viendrait.
"Si un ouvrier d'usine - vous savez, les salopettes bleues ? - qui gagne péniblement
le SMIG, doit pour se rendre à son travail voyager 1 h 30, combien lui reste-t-il
par jour pour manger, sachant qu'il est marié et qu'il a trois enfants ?
- N'oublions pas les allocs, Monsieur Jozin.
- Combien, pour manger ?
- Il faudrait déjà savoir s'il a faim."
Et Chosset partit d'un bon rire jovial. Mais comme il n'y avait pas chorus, il sentit
qu'il fallait ajouter quelque chose :
"Les nécessités de l'économie mondiale américaine entraînent d'inévitables contraintes,
que je déplore, pour certaines catégories de la population; mais l'intérêt global
doit primer; tout le monde ne peut pas être milliardaire...
- Mais vos amis le sont...
- Ne soyez pas grossier.
- Vous payez bien l'impôt sur la fortune ?
- Eh bien parlons-en de cet impôt sur la fortune que votre parti a institué. Il fait
fuir à l'étranger les patriotes riches et c'est comme ça que vous créez plus de chômage.
- Messieurs, messieurs, intervint l'un des journalistes, il est temps de changer
de dossier et d'aborder la politique étrangère."
On retombait avec soulagement dans le train-train des lieux communs généraux sur
la France généreuse, la France humanitaire qui a bien raison de donner des milliards
pour aider partout dans le monde pendant que le cinquième de sa population, en situation
précaire, n'arrive qu'à survivre. C'était l'époque aussi où on devait encore se réjouir
de la chute du mur de Berlin qui permettait à l'Allemagne d'avoir vingt millions
d'habitants de plus que la France et de prendre le contrôle de l'Europe en imposant
sa monnaie. Bref, il y avait consensus. C'était une partie à deux voix. Et peu de
Français étaient assez musiciens pour constater que les candidats chantaient faux.
On leur annonçait comme une bonne nouvelle la disparition de leur pays, et le sourire
aux lèvres. Ils souriaient aussi devant leurs écrans. Sauf les mauvais esprits, évidemment;
ah, ceux-là !
L'émission se conclut par deux synthèses dont l'ordre avait été tiré au sort comme
pour les premières interventions, chacun parla vite pour faire croire qu'il avait
beaucoup à dire et prit l'air indigné quand on lui signala que son temps était écoulé,
en réalité les discours avaient été appris par coeur et leur côté répétitif remplaçait
la force des arguments par celle des slogans; les professionnels de la politique-spectacle
engagés par les candidats, plantés devant leurs écrans comme les autres, admiraient
leur travail en déplorant la faiblesse des acteurs - mais ils n'avaient pu les choisir.
Globalement, notèrent les unes du lendemain, le spectacle fut correct sans plus.
On déplorait, de même que sept ans auparavant, le manque d'agressivité, on eût dit
un match de boxe dans lequel les deux rivaux ne se soucieraient que de ne pas être
touchés, une caricature de débat. Mais on devait être content, la démocratie permettait
de mettre des adversaires politiques face à face, est-ce qu'on voyait cela dans les
pays totalitaires ?
Chapitre 8
Devant son écran Proviçat avait encouragé, hurlé comme lors d'un match de foot. On
avait ga-gné ! Pas par K.O., soit. Mais l'autre était grotesque, ses réponses stupides.
Y avait-il un être au moins vaguement humain qui ne s'en soit rendu compte ? Ces
arguments de la drouète étaient tellement bêtes, oui bêtes, et Jozin, ô Jozin, admirable
dans ton mesuré babil, trop mesuré, moi je lui aurais collé but sur but au réac,
sale réac. Mais tu as gagné, c'est é-vi-dent. Reste la formalité du vote et... en
avant pour les réformes. D'abord plus de limites nazies à l'immigration. Le trop-plein
des populations pauvres doit pouvoir se déverser librement chez nous, à bas les barrières,
à bas les réacs, venez à nous gens d'ailleurs, venez noyer dans votre masse les réacs,
sales réacs et ainsi permettre les temps nouveaux. Et dans l'éduc ? Ah, dans l'éduc.
O Jozin, prends-moi comme ministre pour faire les réformes, ou même comme sous-ministre...
ou comme conseiller du ministre... pourvu que j'aie le pouvoir. Je briserai les ennemis
de l'ère socialiste, les hordes négatives des mal-pensants, les tireurs isolés de
l'anti-progrès, je ferai écarteler en place de grève les fanatiques de l'ordre ancien,
les spadassins des ex-tyrans, les snobs d'l'éduc, je guillotinerai les... ah non,
nous sommes contre la peine de mort... mais où est-ce que l'on va bien pouvoir exiler
tous ces gens ?
Proviçat s'occupait fébrilement de l'avenir de l'humanité, pas du misérable coin
de planète où le hasard l'avait fait naître, non, l'humanité est une et indivisible
(en principe donc bientôt), nous devons partager nos richesses avec les autres, ce
pays riche - indûment; il a en quelque sorte accaparé leurs matières premières; inexploitées
et alors ? - doit tout donner en demandant pardon, pardon d'avoir colonisé ceux qui
auraient bien voulu avoir la force de nous coloniser, pardon d'avoir apporté la médecine
qui a multiplié les populations pauvres au mépris de l'équilibre naturel avec les
ressources, pardon d'avoir tué ceux qui auraient voulu nous tuer, pardon d'avoir
donné aux indigènes des milliards pour du pétrole que l'on aurait pu prendre et qui,
puisque la planète entière est à tous, n'était pas à eux, pardon...
L'autoflagellation apportait une jouissance socialiste au pauvre Proviçat si seul
dans le monde si dur mais qui cesserait de l'être quand les réformes auraient été
manu ferri effectuées. Pour faire le bien, il faut détruire le bonheur local, égoïste,
obliger au partage tout le pays, y compris ses 7 millions de chômeurs qui ne savent
pas qu'ils peuvent avoir encore moins et qui vont beaucoup apprendre, comme tout
le monde, en étant plus solidaires, c'est-à-dire qu'au lieu de donner à eux on va
donner ailleurs ce dont ils avaient bien besoin, mais peu importe, ils ont bien voté,
on va pouvoir être généreux, distribuer aux pauvres de partout, ouvrir en grand les
frontières aux frères qui veulent venir se nourrir ici en important l'arabislam.
Et on aura un ministre de la djustice qui fera pression sur les magistrats pour que
soit appelé racisme tout propre, tout écrit non conforme aux idées socialistes sur
l'immigration - la presse noyautée justifiera -, tout opposant est raciste - la presse
justifiera -, tout individu faisant l'apologie de la culture française est raciste
-la presse justifie déjà depuis longtemps. Quand on pense aux sommes, aux bons pétrodollars
versés par des pays arabes pour les campagnes de Prédissident, de Chosset, de Jozin...
on pourrait tout de même leur avoir un peu de reconnaissance ! Et pour éviter les
scandales que créeraient les non-mondialistes s'ils avaient des preuves, il le faudra
bien.
Chapitre 9
On vota.
Pas tellement.
L'enthousiasme suscité par les candidats ne dépassait pas le cercle des militants
qui pouvaient espérer au moins un os.
Le parti des abstentionnistes de la république confisquée par les magouilles de parti
se gonflait à rendre jaloux le boeuf. Mais il suffirait de n'en tenir aucun compte.
Les votes blancs, quoique inutiles, ceux de braves gens convaincus que le droit de
vote est un devoir mais qui s'indignaient de la médiocrité des candidats, augmentaient,
oui, et alors ?
Le résultat reste, les détails de l'élection sont vite oubliés... surtout des élus.
Merlet se crut sauvé. Proviçat s'effondra : Ils avaient mal voté !
On avait dû truquer les chiffres, hein ? c'est pas possible autrement; les salauds
! ils ont triché; triché ! L'autre il disait n'importe quoi, un sourd l'aurait entendu,
un aveugle l'aurait vu, il disait qu'il était pour les réformes mais il ricanait,
ce ne serait pas une évolution socialo-positive, mais du recul, du néant, de la réaction...
Le pire est devant nous... La résistance doit s'organiser... Il faut durcir le ton,
faire triompher le socialisme quand même ! ... dans les écoles, au moins... quand
les profs font de la propagande, on peut toujours prétendre qu'ils ont fait de l'éducation
civique et que, peut-être, certains n'ont pas bien compris...
On vit paraître sur les écrans un Chosset tout rayons, il souriait plus béat que
d'habitude; regardant le monde d'un regard nouveau, il se croyait les yeux bleus.
Son bonheur était tel qu'il pensait presque qu'il ferait quelque chose de ce fatras
qu'était son programme ad élection. Ah, quel instant magnifique pour le pays ! Il
n'en revenait pas de la chance de la France. Oui, il allait être filmé avec les chefs
d'état des autres grandes nations et il passerait tous les jours aux actualités.
Le destin de Chosset est un immense destin, il dînera en tête à tête avec le chandelier
teuton et le doullar en chef dans les restaurants célèbres; les actrices vedettes
tâcheront de l'enjôler mais il restera sûrement le très marmoréen, il a soixante-cinq
ans tout de même. Enfin les dindons seront particulièrement farcis cette année.
Jozin dut aussi passer à la télé. Pour lui c'était moins gai mais il n'était pas
mécontent d'être battu, car, vraiment, le vertige le prenait dès qu'il songeait à
ses promesses. Il n'avait pas le cynisme nécessaire à la première place, mais il
s'entraînerait. Grâce à un bon score, inattendu des spécialistes, les politologues,
mais prévus par tous les autres, il devenait du droit du socialo le plus décoré en
voix le grand chef de l'opposition, l'emplumé qui à la télé ne cause qu'avec les
anciens premiers ministres et présidents, la caput c'est lui. Militants de base,
écoutez ce qu'on vous dit au lieu de braire, et croyez. Les temps changent, le sociablisme
d'aujourd'hui n'est pas le sociacrime d'hier, le ras des pâquerettes seul subsiste,
alors modernisons en profondeur en virant de nos postes à responsabilités la vieille
garde fanatique de Prédissident et mettons à leur bonne place des hommes jeunes,
les miens. Les foules, de droite ou de gauche, ont besoin de messages clairs; celui-là
l'était. Les anciens électeurs de Prédissident qui n'avaient voté qu'avec hésitation
pour Jozin furent contents : il virait ses adversaires comme les autres avec un discours
miel, en somme il était devenu comme Prédissident, c'était la continuité dans le
changement.
Prédissident, lui, dut aller en retraite, il allait pouvoir mourir en paix mais cette
perspective ne l'emballait pas. Après s'être accroché quatorze ans au pouvoir sans
avoir fait grand chose, il trouvait injuste qu'on lui prenne son bien. Le nouveau
il l'avait toujours jugé lamentable, Jozin était lamentable aussi d'ailleurs, un
moment il avait craint que celui-ci lui succède et puis tout s'était arrangé; on
le regretterait plus avec un lamentable de droite à la barre. Le déluge commençait;
l'ère Chosset dégoulinait déjà en cordes; les accidents de la route étaient innombrables,
les crimes et les vols augmentaient, des avions tombaient, des satellites américarabes
bombardaient nos populations de leurs émissions TV, la soupe n'était pas bonne et
la baguette était molle.
PARTIE IV
Chapitre 1
Il turbine le monde, sacré tournis, et toute la galaxie, galasexy dans l'universelle
partouze. Ailleurs ça va pas bien, et ici non plus : l'ordre règne. Le prix des transports
augmente, le prix du pain augmente, le prix de l'eau augmente... l'humanité progresse.
L'inflation généralisée se caractérise entre autres par la peur de la déflation.
Tant que le nombre de profiteurs est supérieur à celui des sans-travail, les jouisseurs
de la charité, quel coeur ! peuvent couler des jours de dévouement avec bornes néanmoins,
et empêcher une révolte. Car l'ennemi du profit, le juste profit dû à l'argent bien
placé, à la bonne compréhension du système et à l'absence de morale, cet ennemi est
l'hydre, il dresse ses têtes hideuses dans les poubelles, dans les décharges, dans
les ruelles égouts, il claque des mâchoires et veut passer à la télé aspirant aux
heures de grande écoute. Mais pour le moment, tranquille, au pied, calme. La cigarette
donne le cancer, l'alcool donne soif, la bouffe américaine l'obésité, la liberté
sexuelle des tas de maladies; sans fric on n'a pas tout ça et on meurt beaucoup plus
tôt. Il turbine le monde, on ne voit d'ailleurs pas ce qu'il pourrait faire d'autre,
ça gaze pleins tubes tous azimuts, les désastres vont bien, les catastrophes pas
de problème, les drames y a tout c'qu'i faut. Heureusement la haute politique veille.
Elle organise. Elle réorganise. Le foutoir de la haute politique rend les hauts politiciens
heureux. Il écrivent l'histoire ! Ils l'écrivent sur le dos des petits, on voit les
traces comme autrefois celles des coups de fouet. Le type tête des Uessas s'est démoli
le genou; on le déplace en brouette et il sourit tout le temps avec de petits signes
de la main; on le porte, on le dépose à l'arrière d'une camionnette aux grandes vitres
bien blindées pour qu'il voie les rues, il est content; le dollar monte. Le Russe
oui-chef qu'on ne doit plus appeler dictateur a été opéré du coeur, le pauvre, déjà
que le foie n'allait pas, il ne peut plus se saouler tranquille, ça fait de la peine
pour lui; le rouble baisse. Au Japon, on travaille. En Allemagne on travaille. En
Afrique on n'en fout pas lourd et on vit mal : y a une djustice. En plus pullulent
là-bas la malaria, l'ébola et le sida. Entre autres. Sale coin. Les arabes détestent
les Européens et émigrent en masse chez eux. Les asiatiques détestent les européens
et les arabes, mais ils n'émigrent que chez les européens. Il tubirne le monde mais
il ne se donne pas beaucoup de mal pour bien turbiner, c'est chacun pour soi, on
essaie de rafler du fric et de ne pas finir en taule : voilà le sport universel,
enfin un grand lien entre les humains. Les femmes vivent de plus en plus longtemps,
ça déprime les mâles qui, du coup, en finissent plus tôt. Les enfants des pays pauvres
sont si nombreux que bientôt il n'y aura plus de place pour les enfants des pays
riches. Heureusement dans ceux-là la natalité baisse. Partout on tue le temps qu'on
a. L'Islande fait le volcan, l'Italie fait la mafia, la Finlande fait du bois, l'Angleterre
fait la reine, le Rwanda fait un génocide, le Canada fait l'indépendant, le Brésil
fait la samba, la Chine fait du dollar, le Pérou ne fait plus d'or... et la France
? Qu'est-ce qu'elle fait la France ? Elle ronronne, la France. Perdant ses territoires
autrefois conquis, elle s'est persuadée que rien ne vaut de rentrer chez soi; perdant
des guerres, perdant la puissance politique, perdant la puissance économique, perdant
son identité par l'afflux socialo-industriel de gens de n'importe où, elle a imaginé
de perdre son indépendance; elle veut l'Europe et a donné tous ses biens aux voisins
pour qu'ils soient d'accord; l'union ou soi-disant lui en rend un peu et il faut
dire merci.
Chapitre 2
Un nouveau gouvernement se formait. Chosset, dans l'euphorie, se regardait dans toutes
les glaces et il voulait que les amis soient heureux aussi. Il se disait : "Eh, c'est
pourtant une tête de président, ça." Il jubilait. Il était au pouvoir pour trois
mandats, sûrement, vingt et un ans; après, ce serait exagéré.
Mais on n'échappa pas aux tractations avec les autres puissances de la droite, même
des opposants lors de la grande campagne. Tous voulaient du gâteau. Leurs dents grinçaient
en permanence quand ils voyaient Chosset, la bave leur coulait de la gueule. Tous
avaient des titres de créance à présenter, mais certains en plus comptaient sur un
poste ministériel pour échapper aux poursuites engendrées par ce qu'on appelait pudiquement
"les affaires", des années de corruption en remplissant les poches du parti pour
remplir les siennes, en somme vu côté Chosset de bons et loyaux services qui méritent
reconnaissance - pour le salaire ils se sont servis.
Une nouvelle fois donc, partout on attendait l'annonce de la formation du gouvernement.
On poireautait. Les magouilleurs faisaient de la haute politique : je te donne trois
ministères, deux sous- et cinq directions importantes, si toi... (Les conditions
sont secrètes.) "Tas de nullards", disait amèrement Proviçat devant son poste, "ça
veut diriger le pays et ce n'est même pas capable de former un ministère dans les
temps." Il n'était pas sans angoisse. La réaction pouvait s'en prendre à l'élite
réformatrice d'l'éduc, on pouvait le viser, on pouvait l'atteindre. Les forces de
progrès, écartées du pouvoir par l'obscurantisme des masses, pouvaient être écrasées.
"Ils n'oseront pas", se répétait-il pour se convaincre. Et il suait.
D'autres passaient un sale quart d'heure : Pserre, inspector chargé du démolissage
des non-copains, Rector IV, qui présidait aux destinées académiques en pensant toujours
à son intérêt d'abord. Pour tous l'heure des comptes pouvait sonner, les ennemis
sont si méchants, dès qu'ils ont le pouvoir ils en profitent. Leur justice n'est
pas la nôtre. Elle est même contraire, quoiqu'on s'arrange parfois...
Enfin le porte-parole sortit et lut.
Dans la bouillie de noms ils n'entendaient rien, fixés sur un seul poste, sur un
seul nom. Et ils entendirent :
"Ministre d'l'éduc : ... M. Bêgroux."
Ah, le soulagement ! On allait soi-disant tout changer et finalement on reprenait
les mêmes. Ils s'esclaffaient. Inénarrable Chosset. Il les avait bien eus pendant
sa campagne ses électeurs. Bêgroux... mais rien ne bougerait ! C'était sans risque
! Sa philosophie : pas de vague, ne déplaire à personne de la gauche -; dans sa circonscription,
il a besoin d'une partie de ses voix au deuxième tour des législatives. Le bon temps
pour les Proviçat, les Pserre, les Rector IV continuait. Les victimes de ces dernières
années, qui avaient voté Chosset, ne se vengeraient pas, Bêgroux saurait bien les
en empêcher. D'ailleurs, puisqu'on avait toujours le pouvoir, et donc le droit, ils
allaient casquer double, on allait en profiter. O Jozin, t'as perdu mais on a gagné
quand même.
Le champagne ne coula à flots que chez les battus parmi les dizaines de milliers
de serviteurs de l'éducation ex-nationale.
Il faut tout de même faire la description précise du système éducatif de cette époque
car bientôt personne ne s'en souviendra et sans doute aura-t-on même du mal à croire
ces lignes. Pourtant j'ai bien vu ce dont je parle, je ne dis rien dont je ne sois
sûr.
Chaque année par exemple doivent être affichés en salle des professeurs les dates
et modalités pour être proviseur. Proviçat oublie cet affichage. Pour lui c'est sans
risque. Voyons, va-t-il laisser naître de faux espoirs en des gens qui n'ont même
pas compris le génie de sa haute gestion ? Ensuite le demandeur doit avoir un entretien
avec le chef d'établissement qui dans le dossier donnera son avis. Merveilleux !
Que Proviçat s'amuserait si un seul des ennemis avait osé venir ! Mais avec lui,
je vous le garantis, ils ne venaient pas. Puis dans le dossier vous devez donner
la liste des postes de responsabilité que vous avez déjà occupés. Que de présidents
de quelques mois dans les associations socialistes ! On laisse la place au copain
juste ce qu'il faut... et celui qui l'occupait avant la reprend. Ça en élimine du
monde de bonnes petites précautions comme celles-là. Vous avez franchi ces premières
épreuves ? Pour vous décourager si vous ne faites pas partie des pré-élus, il y a
encore la prétendue formation au contenu et aux heures capricieux. Enfin après l'épreuve
écrite destinée à faire croire qu'il s'agit d'un concours et sans effet aucun, l'entretien
avec un jury... honnête certes... le ministre a choisi le président qui a choisi
les membres copains... Et là on finit le tri. En toute sécurité. En toute honnêteté...
à la socialo-centriste.
Pour être inspecteur régional, la méthode commence plus tôt. Dès la première inspection
le nouvel enseignant est inspecté suivant ses relations. La différence entre deux
cours semblables est qu'il y en a un bon et un mauvais. Comment les distinguer ?
Grâce aux informations fournies par Proviçat vous allez dans une classe au début
de l'étude d'une oeuvre, quand beaucoup d'élèves flemmards et faibles ne l'ont pas
encore lue, et dans l'autre à la fin d'une étude. Naturellement, honnêtement vous
devez en tenir compte. Mais la différence saute aux yeux ! Certes l'un des professeurs
a des excuses... mais ses élèves ne participent pas... les réponses obtenues avec
difficulté sont rarement justes... ce professeur ne réussit pas à faire passer un
message, à communiquer la beauté de l'oeuvre... tandis que l'autre... l'autre obtient
des réponses... une participation... les élèves ont plus de connaissances... Alors...
Alors l'un est meilleur que l'autre ! D'autant plus que Proviçat veille à ce que
la classe hétérogène de l'un soit moins hétérogène que celle de l'autre, dans le
bon sens évidemment. Ce n'est pas de la malhonnêteté ! Non ! Seulement le hasard
fait bien les choses pour les copains idéologiques de Proviçat. Les De la gauche
partent du bon pied dans l'éduc, ils font des étincelles d'entrée, bons rapports
à la gonflette, un peu de discrimination pour les non-conformes mais pas au point
que la justice risque de s'en mêler, et si l'un d'eux porte plainte quand même, le
salaud, tous ceux qui ont bénéficié des magouilles se liguent contre lui, et ils
sont nombreux, le corps étranger est bientôt éjecté, il ne peut pas tenir et les
copains des médias finissent de le salir en sous-entendant un déséquilibre psychologique
par exemple, ne serait-il pas un danger pour les élèves ? Et copain-copain ! Y'aura
du grain. Le dadais gauchiste à diplômes douteux monte en flèche vers les belles
fonctions, il n'aura pas traîné vingt ans loin de chez lui, il n'en aura pas bavé
dans des classes atroces résultats de l'incompétence et de la volonté de nuire des
administratifs, sa vie rose bonbon le mène telle un rêve sur le nuage des belles
fonctions bien mieux payées sans rien à foutre, si ce n'est de veiller à ce que partout
ne passent que les copains.
On dira que je suis amer. Mais quel honnête homme ne le serait quand il voit la corruption
partout autour de lui ? J'ai vu des enseignants proches de Proviçat faire comme si
un collègue n'existait pas, était invisible, on regardait à travers, parce qu'il
n'était pas, de leur point de vue infirme, idéologiquement correct. J'ai entendu
des enseignants bien-pensants sous prétexte de parler avec les élèves, ne faut-il
pas pallier au manque de dialogue entre générations ? les dresser tout doucement
contre leurs collègues "qui ne s'adaptaient pas aux idées nouvelles", les leurs;
les pousser, mine de rien, profitant de la vaniteuse certitude de cet âge selon laquelle
nul ne peut les manipuler, les pousser à démolir les cours des ennemis, à leur rendre
la vie impossible, à les faire passer pour de mauvais profs; alors que ceux qui procédaient
ainsi étaient incapables de rivaliser sur le terrain véritablement professionnel.
J'ai vu les passe-droits pour octroyer une place à un copain devant ceux qui la méritaient,
j'ai vu des rapports truqués, tendre des pièges par la composition scandaleuse des
classes, de bons projets rejetés... et acceptés plus tard quand un copain les avait
repris à son compte, feignant de les avoir inventés... J'ai entendu la diffamation
sournoise, le mensonge éhonté, la flatterie la plus vile, les invitations les plus
perfides... Et tout cela dans des lieux où l'on formait la jeunesse ! Et tout cela
fait pas les formateurs de la jeunesse !
Chapitre 3
Merlet content. On ne l'embêtait plus. Son discours le plus habituel à cette époque
portait sur la nécessité de ne pas laisser faire de la politique à n'importe qui.
Voyez-vous, il faut un haut degré de technicité pour saisir les problèmes de la communauté,
faire les dossiers épais et adopter des solutions, qui certes ne réussissent pas
toujours, qui réussissent rarement, mais qui ont au moins le mérite d'avoir été décidées
par des gens compétents. Il faudrait des barrières pour contenir tous ces amateurs
qui essayent de se faire élire. Tenez, l'élection présidentielle même, est-ce qu'il
ne vaudrait pas mieux qu'elle soit faite par l'assemblée législative, par des politiques
responsables plutôt qu'au suffrage universel ? Les conseillers régionaux ne devraient-ils
pas être désignés par les conseillers généraux ? Il y aurait une élection de moins,
donc moins de frais; ça coûte, des élections; franchement, est-ce que nous pouvons
encore nous payer un tel luxe ? Ne faudrait-il pas rationaliser le système ?
Avec les belles réformes concoctées pro domo, Merlet était gagnant dans tous les
cas de figure; il en concluait que ses réformes étaient légitimes et urgentes.
Or partout s'élevaient des protestations contre le cumul des mandats. Là vraiment
il était révolté. Sans cumul il ne gagnerait pas plus que n'importe qui... ou alors
il faudrait augmenter les indemnités... et vous voyez d'ici la dépense publique qui
grossit ? Non, ceux qui sont favorables à une telle mesure sont des envieux, des
destructeurs. Il faut que l'on exerce beaucoup de mandats en n'étant jamais assez
présent nulle part pour devenir compétent dans les problèmes sacrément difficiles.
Un peu de bon sens !
Merlet était habitué, ma foi, à un certain train de vie. Quand on n'est pas du vulgum
pecus, faut d'l'argent, l'en faut beaucoup. Or il n'avait pas hérité, lui, il n'avait
pas eu juste à plonger les mains dans un pactole, lui, il avait travaillé toute sa
vie. Et un travail spécial : se dévouer à la collectivité. Lui en était-on reconnaissant
?... Ah, les gens...
Chapitre 4
Martin papa avançait ses pions pour les futures élections législatives. Il voulait
être puté, il le voulait absolument : cinq ans de vacances. Surpayées. Mais d'autres
lorgnaient.
Décourager les uns en leur montrant, ah oui hélas, qu'il n'y a aucune chance pour
les De la gauche toute, aucune chance pour les De la gauche coeur énorme, aucune
chance pour les De la gauche pique-sous, aucune chance pour les De la gauche jazzz...
non, l'heure était à la gauche homéopathie, à la gauche tellement peu gauche que
l'électeur, naïf et rendu myope par la presse de propagande, ne ferait pas la différence
avec le centre, on allait attraper des voix du centre, on allait rassurer et séduire.
Après ? Comme Chosset, une fois élus, on fera ce qu'on voudra.
Au bordel-licé il laissait faire Proviçat qu'il méprisait parfaitement. De temps
en temps tout de même il remarquait à voix haute que si on avait laissé passer moins
de cons sur critères idéologiques pour les postes à responsabilité on n'aurait pas
perdu l'élection présidentielle. Il se conciliait ainsi les gens raisonnables, on
ne sait jamais, ils peuvent servir, on peut avoir besoin d'eux.
En somme Martin papa était en campagne législative permanente, et il trouvait d'autant
moins d'adversaires que Chosset avait déclaré qu'il ne dissoudrait pas l'assemblée
- de droite comme lui -, que la stabilité passait en premier. Une campagne tout seul
sans élections en vue, une campagne en prenant son temps, une campagne de croisière.
Chosset régnait. Ayant fait campagne pour la défense de la langue française, il se
précipita aux USSA pour montrer à la TV d'là-bas comme il causait la langue à eux
devant un djournaliste goguenard qui le recevait en bretelles. Voilà, lui, Chosset,
il était déjà célèbre sur deux continents ! Bientôt la planète ! De l'étranger, voyageant
de-ci de-là il faisait régulièrement des remontrances au peuple français, il commentait
et sermonnait gravement en toute inconscience. Puis il se replongeait avec délices
dans les honneurs.
Il multipliait les gaffes, confondait le président du Mexique et le président du
Brésil, se ridiculisait à vouloir serrer les pognes de la foule, se croyant une vedette
internationale, se faisant bousculer à Jérusalem par la police qui le protégeait
et qu'il menaçait, lui, parce qu'il ne pouvait pas se balader tranquille.
In Paris, son ministre le premier avait réussi à mettre les foules dans la rue, surtout
leurs propres partisans d'ailleurs, mais qui, révoltés, finissaient pas s'allier
aux socialistes, leurs adversaires de toujours. On défilait contre les impôts supplémentaires,
la mainmise de l'état sur la sécurité sociale, le chômage multiplié avec une bourse
euphorique, on défilait contre l'Europe du fric qui se faisait à Bruxelles et qui
défaisait les vies des sans-fric en se masquant derrière de beaux slogans : plus
de guerres européennes, l'entraide entre les pays européens, plus de barrières...
Les hommes d'affaires se préparaient la monnaie européenne et calculaient combien
ils allaient y gagner..
Chosset rentra en France et il consulta : ce terme était alors noblement employé
seul quand un petzident rencontrait les copains pour tenter un sale coup. Il consulta
beaucoup.
Chosset avait menti au pays. Il avait menti deux fois. Il avait menti une première
fois par son programme pour être élu coûte que coûte. Car les affaires de son parti,
du racket des entreprises pour le financer, allaient éclater : pour lui c'était l'Elysée
ou la prison, il avait vite fait son choix. Puis il avait menti devant les Français
quand, pour ne pas appliquer le programme de campagne, il avait prétendu qu'il ne
connaissait pas la situation réelle du pays - alors que son actuel premier ministre
était ministre des affaires étrangères dans le gouvernement précédent et que d'ailleurs
la moitié des ministres y étaient de son parti, des amis, des proches. Chosset n'avait
dû de rester en place qu'à la complicité intéressée de la presse, toute subventionnée.
Mais il était un président douteux. Un président du mensonge.
Convaincu qu'il ne tenait pas bien le pays parce qu'il ne tenait pas bien l'assemblée,
élue avant qu'il ne fût sacré roi; ayant fait faire sondage secret sur sondage secret,
payés sur les fonds secrets mais argent des impôts quand même; ayant consulté les
copains qui lui affirmèrent qu'il était grand et aussi particulièrement en beauté;
ayant pris donc toutes les précautions nécessaires...
Chosset fit la gaffe de sa vie : il signa la dissolution de l'assemblée.
Chapitre 5
Partout on s'étonna. Chosset en rayonnait. Ah, il avait bien pris tout le monde de
court ! Les adversaires n'auraient même pas le temps de mettre une campagne en place,
quelques émissions de télé-copine pour l'illusion de démocratie, quelques belles
déclarations avec leurs deux ou trois formules pour djournalistes d'la poltique la
haute, et une p'tite élection vite faite, et les putés de drouète tous à la botte,
et enfin les pleins pouvoirs, le règne tel qu'il devait être.
Martin ravi. Merlet pas prêt. L'huître de l'Elysée avait trahi, disait-il, lui, Merlet,
qui avait tant oeuvré à son élection, n'avait pas été averti en sous-main comme il
se devait. Il avait appris la nouvelle par la radio, parfaitement, à la radio. Mais
pour d'autres on avait eu plus d'égards; en essayant même de le dissuader de se présenter
: n'avait-il pas été battu la dernière fois ? et puisque le puté actuel ne se représentait
pas, il aurait contre lui un socialo-candidat plus jeune, plus dynamique... et enfin
avec les affaires qui lui pendaient au cou comme des clochettes... l'heure était
à moraliser la vie politique. Merlet pouffa. Avec le grand corrompu à la tête de
l'état, on ferait mieux de lui foutre la paix, il en savait long sur le financement
occulte du parti, lui, et il ne se tairait pas comme l'Aigle des brumes, toujours
en taule quoique pas jugé, laissé là sans raison précise d'ailleurs, parce que le
juge l'avait senti faible et était convaincu de ne rien risquer personnellement en
en profitant pour assouvir sa haine de ceux qui sont connus et surtout plus riches
que lui.
Merlet annonça sa campagne quand Martin avait déjà fait coller ses affiches partout.
"Papa pas con", dirent fistons Martin; ils voyaient leur propre gueule, en plus âgée
évidemment, sur les panneaux et les murs, cela leur donnait des idées pour plus tard,
et tant pis pour les quolibets des copains. Frédéric découvre que passer devant les
autres est plus facile que faire mieux que les autres, mais il y faut le toupet.
Papa ne savait peut-être guère enseigner comme certains le prétendaient, comme beaucoup
le prétendaient, mais il avait fait carrière dans l'éduc, et maintenant il était
là, sur les affiches. Même pour le cirque Bouglione il n'y en avait pas eu autant.
Mais dessus on voyait un tigre. C'est beau, un tigre. Papa aurait dû mettre un tigre
à côté de lui sur les affiches.
Les autres enfants étaient aussi très fiers. Ils pensaient qu'on verrait Paris si
papa était élu. Quant à Maman elle militait ferme, comme d'habitude; surtout dans
ses classes. Depuis que l'on voyait des gosses de dix-huit ans en seconde grâce à
des années de bonnes réformes à la socialo, il y avait du travail, croyez-la : leur
apprendre comment voter, où mettre le bulletin (cela s'appelle l'éducation civique)
et quel est le bon bulletin (cela s'appelle parler avec les élèves, être à leur écoute,
dialoguer avec eux). On ne dira jamais assez le dévouement des enseignants.
Chapitre 6
Le pays vivotait tranquille, massivement indifférent à l'agitation politico-médiatique.
La presse libre subventionnée ainsi que les radios et les chaînes télés grassement
entretenues par l'état, crachaient sur les pompes en place pour mieux les frotter.
Depuis que les sondages étaient scientifiques, on connaissait les résultats avant
même le début d'une campagne, c'était pratique. Il y avait bien eu l'erreur pour
l'élection pestilentielle mais les mensonges cyniques de Chosset au peuple avaient
tout faussé, voilà la raison; du reste on ne lui en voulait pas et les ralliements
furent nombreux à la chossètocratie.
Ainsi donc les électeurs étaient conviés, et c'était capital bien entendu, à venir,
s'ils avaient le temps, mettre le bon bulletin dans l'urne, c'est-à-dire - soyons
explicite pour ceux qui ont les lumières pour voter mais comprennent mal les mots
difficiles - une boîte carrée avec ouverture dessus. Selon les hauts spécialistes
de la politique la haute, la participation dépendait du temps. S'il fait beau, tu
as de mauvaises élections; les gens conscients de leur devoir ne viennent pas; alors
après le résultat on entonne le thème : ne faudrait-il pas rendre le vote obligatoire
? S'il pleut, on entonne : vous voyez, notre démocratie est bien vivante, la participation
se redresse.
En fait les émissions politiques furent rares; Chosset avait exercé les douces pressions
sur les djournalistes libres mais consentants et après tout il ne s'agissait que
d'un simple ajustement, la drouète en place n'était pas assez chossètienne, pas assez
molasse, pas centriste quoi, donc on y remédiait par les investitures et les citoyens
venaient voter comme il faut. C'était simple.
Mais des listes d'exclus apparurent un peu partout, ils n'admiraient pas Chosset,
qui s'en étonna. Du reste les rapports des préfets continuaient d'être encourageants,
la dissidence n'enlevait que de petits pour cent, on avait de la marge. Même les
adversaires unis en Gauche plurielle ne se fatiguaient pas, convaincus d'avoir perdu.
L'ancienne extrême-droite se sentant de plus en plus la droite présentait seule un
programme, assagi, qui ne convaincrait pas encore. Ça roule, pépère, tu étais roi
de France, tu seras empereur !
Martin papa fit un grand meeting où il y eut plus de trois cents personnes. Toute
la famille, les amis et même les simples connaissances avaient tenu à y assister.
Il fit un discours, un grand bien sûr, à la taille de l'événement, où il dit Merlet
pas bon, Chosset pfutt. On entonna l'Internationale et on eut le coeur content car
les occasions de chanter ne sont pas si nombreuses, surtout passé un certain âge.
Merlet ne voulut pas être en reste et il décida l'organisation d'un banquet politique.
Une fois le prix étudié, il changea d'avis et fit un grand meeting; les habitués
vinrent, il fit salle comble comme Martin, mais on n'osait plus chanter la Marseillaise
ni le Chant du départ, enfin... on but un coup de plus et on s'en retourna content
quand même.
Tout alla bien jusqu'au jour du vote. Mais les gens sont tellement bêtes qu'ils firent
n'importe quoi. Ils n'avaient rien compris de ce que leur avaient dit les djournalistes
libres de la propagande et les sondeurs; ou même ils n'avaient pas pris la peine
d'écouter, se prenant pour des lumières capables de décider seules. Ah, la démocratie...
Bref, le jour du papier dans l'urne, ils finissaient par découvrir l'endroit où ils
devaient voter, prenaient les papiers, regardaient leurs couleurs, la taille des
caractères, leur forme, flairaient car certaines odeurs dissuadent ou incitent, parfois
prenaient deux papiers par candidat pour en mâcher un car le goût parfois renseigne,
puis ils en fourraient un dans l'enveloppe très contents d'eux, mais ils sont toujours
contents d'eux, faisaient la queue en parlant du sale temps de Chosset ou du vent
de Jozin, ne vous rataient pas l'urne et après signature s'en allaient tranquilles
comme s'ils avaient accompli leur devoir.
Dès ce premier tour le résultat fut ahurissant : Martin papa devint Martin puté,
partout la Goche toute était en tête, la droite appelée extrême-droite en seconde
position, quelques chossètiens survivaient. La dissolution était un désastre et Chosset
commença de se dissoudre.
Devant leurs télés, les gens, les électeurs, pas conscients du tout de ce qu'ils
avaient fait, se marraient de la bobine des politiques les dirigeants d'la haute,
toute déconfite la bobine, et les djournalistes si prétentieux de leur pouvoir illusoire,
catastrophés, bien fait pour leur gueule, et les sondeurs friqués, qui croyaient
dicter le vote aux masses par leurs chiffres, montrés du doigt comme des coupables
par leurs amis, leurs anciens amis... quelle bonne soirée.
Tout fut fait pour corriger par le deuxième tour le désastre du premier. Rien n'y
fit. Les gens ne comprenaient pas; bornés les gens. La Goche toute eut la majorité
à l'assemblée. Chosset en avait mal à la gorge à force de hurler : ah, les cons !
Il en voulait aux sous-développés mentaux qui avaient l'honneur de sa présidence
et ne savaient pas l'apprécier.
La Goche se précipita chez le copain Petrochka acheter du caviar pour la fête et
c'est la bouche pleine de petits oeufs noirs que Jozin apprit que Chosset l'appelait
pour être premier ministre.
Chapitre 7
Tandis que Merlet sentait déjà dans son dos le froid de la prison, Proviçat rayonnait.
Ce n'était pas d'une lumière intérieure. Ces rayons lui venaient droit de Jozin,
ô Jozin, ils l'atteignaient en pleine poire et, après examen de l'état de la place,
s'y installaient. De petit con socialo-véreux, Proviçat était devenu un Illuminé.
Pour fêter la Victoire il organisa un pot de fin de journée où on pourrait compter
les bien-pensants et invita Martin à double titre : comme prof et comme puté. Lequel
ne vint pas. Pensant déjà à sa carrière politique, il voulait se démarquer dès le
début de la Goche revancharde. Mais les convaincus et les apeurés remplirent la salle.
Proviçat, très aimable maître de maison, éclusa trois godets avant de faire son discours
:
"Jozin est de retour ! Jozin est vainqueur !... Drouète kaputt. Le Chosset bon pour
les chrysanthèmes. Moi ça va... O Jozin, ton Proviçat humblement salue ta personne.
Tu y es, tout en haut. Il y aura le vrai président, toi, et le président pour rire.
Chosset le balai ne doit plus prendre aucune décision pour le pays. C'est à nous
de tout décider. Et d'abord les immigrés sans papiers il faut leur en donner à tous.
Racistes ceux qui disent non. On n'a pas le droit de mettre un illégal dehors. Tous
les hommes sont frères. Ils ont tous le droit de venir s'installer ici. Et ceux qui
ne sont pas d'accord, eh bien qu'ils s'en aillent. Il faut installer la justice sociale.
A bas la bourse ! J'y gagne que des clopinettes alors que pour les gros bonnets c'est
du juteux. Il faut donner aux pauvres en prenant aux vrais riches; moi je n'ai que
de petites économies. Je sais qui sont les coupables, je les vois dans les magazines,
on a les photos de leurs soirées, de leurs yachts, de leurs prostituées de luxe,
des petites putes avec quasi rien sur le corps qui se livrent dans des orgies pour
satisfaire la bourse.
Le licé est le creuset de la société future. Et cette société future, je la vois
! C'est pour cela que je suis votre guide, votre Proviçat. Nous allons assommer les
différences, tuer l'inégalité sociale, couper les têtes qui dépassent. Racistes ceux
qui ne pensent pas comme nous, car ils ne veulent pas que les étrangers restent étrangers
en étant Français. Le sens de l'histoire est que beaucoup d'arabislams occupent le
pays et moi, Proviçat, je sais aller dans le sens de l'histoire. Et même lui indiquer
son sens, à l'histoire. Ce licé doit devenir un laboratoire d'idées, le modèle du
refus d'intégration. Plus de françoué obligatoire. Plus de liste de soi-disant grands
auteurs rébarbatifs qui ennuient les jeunes. Vous les avez lus ? Moi jamais. Et pourtant
je suis votre Proviçat. Alors ? Alors ça sert à rien. Voilà la seule vérité. Les
arabislams ils parlent l'arabe, ils font tout comme là-bas mais ils sont françouais
car ils ont le papier avec françouais écrit dessus. Raciste qui dit le contraire.
Il faut enseigner le kourane au licé pour qu'ils puissent être brillants au bac.
Mais pas les trucs cathos, chiés les cathos, l'école doit rester laïque et islam.
Nous devons faire notre révolution intérieure. L'heure jozin s'ouvre, à vous d'en
être le phare dans l'éduc. Finissons-en avec la France du passé, commençons la France
pluriethnique et pluriculturelle islamique. Nous n'avons pas à avoir peur si nous
ouvrons nous-mêmes grand nos portes. Organisons ce qui est bien entendu inévitable.
Sabordons la France de la drouète puisque nous sommes dans la place. Je sais que
les plus conscients d'entre vous font depuis longtemps la propagande socialo dans
leurs cours et ils ont toujours eu droit à tout mon appui contre ceux qui protestaient,
mais cela ne suffit plus. Il faut aller beaucoup plus loin. Il faut se mettre, chacun
d'entre nous, dans la peau d'un immigré et agir dans l'intérêt des frères. Voilà
la bonne attitude. Voilà le chemin de l'avenir !"
Le premier rang applaudit vigoureusement, le deuxième un peu moins, le troisième
craintivement, les autres restèrent paralysés. Proviçat nota. Et en versant le champagne
- car on ne se servait que pour les jus de fruit -, il ne voyait pas leurs verres.
Chapitre 8
Merlet resta effondré trois semaines. Il ne comprenait pas. Que s'était-il passé
? Que m'arrive-t-il ? Les peuples sont ingrats. On les sert, on se sert, ils vous
virent. Et ce Chosset, tu parles d'un grand politique, quel con, dissoudre une assemblée
favorable quoique critique pour se retrouver avec une assemblée d'adversaires...
Le froid de la prison se faisait sentir dans son cher bureau où il se sentait si
important, si bien dans sa peau. Le froid de la prison avec les "affaires" de la
mairie in Paris se faisait sentir jusque dans les recoins de l'Elysée.
Mais les socialistes aussi avaient piqué dans toutes sortes de caisses, même celles
de mutuelles étudiantes; désormais ce serait juge contre juge, juge de gauche contre
juge de droite, à qui sortirait le plus d'"affaires" de corruption, une vraie compétition,
de quoi emplir les journaux à longueur d'année, plus besoin de couper les cheveux
en quatre pour remplir les colonnes, les violations du secret de l'instruction y
suffisaient amplement.
Réagis, mon vieux, réagis, t'es pas encore au frais, les électeurs t'ont trahi mais
il t'en reste, tu tiens toujours la mairie, c'est peu pour un homme de ton envergure
mais en vue on a l'élection au conseil régional... et si Merlet devenait président
?... puisque l'Aigle des brumes est... où on sait. Dieu merci, on est encore également
au conseil général. Ça en fait des actions à mener pour que les socialos tremblent.
S'ils veulent la guerre ils vont saigner.
Tout de même les futures élections à la mairie restaient essentielles. On doit sauver
le bastion et pour cela il était en course depuis longtemps, il avait bien pris le
vent, là, il se sentait sûr. Mais il faut ne pas faiblir, aller de l'avant, trouver
de grandes décisions à prendre. Un lutteur meurt debout.
L'ébranlement général donné par les résultats au petit monde politico-médiatique
amena les esprits qui brillent à une vaste réflexion sur la lente dégradation du
fonctionnement de la république. Surtout à droite. Mais même des De la Gauche prenaient
la grosse tête entre les mains et ils se disaient : "Sale affaire, nous voilà au
pouvoir sans y avoir pensé et sans être prêts. Les élections auraient quand même
pu attendre. Quel dysfonctionnement. Et maintenant qu'est-ce qu'on va faire ?"
Jozin, pendant la campagne, n'avait voulu contrarier personne : il se sentait en
sécurité (d'après les sondages); à l'occasion il y allait carrément de quelques phrases
de droite, eh quoi, ça faisait joli, Jozin aimait les nouveautés et il aimait plaire,
capable de dire n'importe quoi pour y arriver - mais après il ne l'avait pas dit.
Sa première préoccupation fut de mettre dans le même bain que lui tous ses alliés
de campagne, dont certains étaient décidés à un soutien sans participation au gouvernement.
Pas de planqué de gauche. La nouvelle majorité rose-rouge-verte ne craint que le
bleu et le blanc. Elle forme une salade des plus appétissantes que Jozin assaisonne
savamment de coups médiatiques, d'annonces de grandes réformes, de rencontres avec
les militants.
La passassion de pouvoir se déroula très convenablement avec un adversaire assommé,
vrai somnambule, qui embrassa Jozin sur les deux joues avant de tomber dans ses bras
en pleurant. Matignon était très propre, bien tenu, rien à dire; le personnel, au
garde-à-vous, parut en bon état, il n'avait probablement pas été frappé, du moins
depuis plusieurs semaines; tout luisait; ah, c'était très beau : décidément on était
content d'occuper la place. Les ors, les lustres, les oeuvres d'art... Quand Jozin
était jeune, il se rêvait premier ministre ou président installé dans un immeuble
pauvre de la banlieue, pour la force du symbole. En vieillissant on comprend qu'il
ne faut pas déranger les pauvres; on se contentera d'un palais.
Le ministère formé - de gens inconnus pour l'essentiel et de quelques têtes ou sous-têtes
de listes aux élections - alla rendre visite à Chosset qui lorgna les dames mais
pas trop car sa mémé surveillait, et qui parla un peu. On s'assit autour d'une table
sans champagne (brutal changement après les fêtes de la victoire pour certains),
ensuite on alla se faire photographier sur le perron. Jozin se dit que l'Elysée,
c'était bien aussi... mieux en fait... Il fallut se quitter mais on se promit de
se revoir le mercredi suivant.
On avait donc un nouveau ministraillon d'l'éduc. L'ancien bras droit de Jozin quand
celui-ci occupait lui-même ce poste. Connu essentiellement pour ses gaffes, il se
mit au travail tout de suite. Sa première journée fut un lever de soleil : devant
la foule braillarde de journalistes suant, il déclara à la Phaéton qu'il allait "dégraisser
le mammouth", c'est-à-dire le corps trop dodu de son propre ministère. Proviçat chercha
"mammouth" dans le dictionnaire, il fulmina contre ce langage de culture rétro; est-ce
que le ministre ne pouvait pas dire simplement qu'il était temps de virer tous ceux
qui s'opposaient à la toute-puissance du socialisme ? Encore un mou. Et qui se cache
derrière de vieux os. Les syndicats, eux, en pleine euphorie du triomphe électoral
de la Gôche plurielle, pluriethnique, pluriculturelle, prirent un coup de froid.
Allégrette avait aussi parlé de "mauvaise graisse", est-ce qu'il parlait d'eux ?
Les dirigeants étaient très inquiets; habitués à leurs décharges syndicales - des
heures d'enseignement en moins bien utiles pour faire son jardin -, ils se voyaient
déjà travaillant à plein temps, peut-être même leur donnerait-on des classes difficiles
jusqu'alors réservées aux non-croyants (en Prédissident, Jozin et la suite des anges)
et aux débutants - que les syndicats doivent défendre mais encore faut-il qu'on les
ait mis dans une situation leur rendant l'action syndicale nécessaire. Ce début n'était
pas bon.
Chapitre 9
Martin papa prit avec la famille la direction de la gloire, il monta à Paris en première
classe; autour du train les foules ne s'amassaient pas, on ne le reconnaissait pas
encore en dehors de son petit coin, mais le palais Bourbon m'attend, ô France socialo-plouf
tu as besoin de moi, me voilà.
Dans sa tête bouillonnaient de vastes idées de vastes réformes, mais se regardant
dans une vitre il crut voir Proviçat et il se calma. Tout compte fait, si on veut
rester au pouvoir, vaut mieux ne pas faire les cons, ce n'est pas le révolution,
on ne guillotinera personne. Il faut aussi éviter le côté affairiste, regardez la
chute de Merlet... non - et il jeta un coup d'oeil attendri sur ses enfants en joie,
trottant partout -, soyons utile sans trop nous faire remarquer en évitant les écueils
de l'action et de l'inaction, entre les deux se trouve le bonheur de la durée, de
la longévité politique. Je suis puté, j'ai un grand objectif : le rester.
L'assemblée à entériner les choix joziniens se mettait en place d'autant plus joyeusement
qu'elle n'avait plus de pouvoir réel : tu votes comme on te dit ou adieu la bonne
place. Or pour être bonne elle était bonne. Martin avait la tête qui lui tournait
de tous les avantages liés à la sinécure. Il révisa avec les copains, lors de la
première réunion de groupe, les phrases-clés; quand tu vas en week-end, ou te balader
n'importe quel jour, tu dis : "Le travail dans sa circonscription est fondamental
pour l'action d'un député", personne n'ira vérifier où tu étais; si la minorité présente
un bon projet de loi qui est mauvais puisqu'elle est la minorité, tu dis : "Nous
sommes ouverts à toute proposition pourvu qu'elle ne soit pas dictée par le grand
patronat"; si les chiffres de l'économie oublient de monter : "Nous avons eu un lourd
héritage des années de pouvoir de la droite, c'en est le contrecoup, mais notre travail
portera bientôt ses fruits"... Le président du groupe disait la phrase et tous les
nouveaux putés répétaient en choeur, les anciens se contentant d'assister à la scène
et de se raconter leurs vacances.
On forma les commissions. Martin se casa à la culture. Le mot lui disait quelque
chose. Tout le reste : économie, lois, armée... lui était mystérieux (sauf l'enseignement
mais on lui avait dit qu'il était écarté d'office parce qu'enseignant). De grandes
décisions seraient prises, évidemment; mais, comme la dissolution avait pris tout
le monde de court, on n'avait pas de programme précis et, donc, on ne savait pas
lesquelles. Jozin trouverait bien. Et puis vous avez un beau bureau, et puis vous
avez une attachée, et puis... Comme on doit avoir des regrets quand les électeurs
vous virent... Sénateur, c'est mieux, c'est plus stable (neuf ans); il faut y penser...
préparer le terrain... Martin savait par expérience qu'on ne s'y prend jamais trop
tôt.
Chapitre 10
Partout ça allait mal. Mais comme les gens avaient l'habitude, ils se félicitèrent
de ce que ce ne soit pas pire. Ceux qui leur proposaient des améliorations réelles
en corrigeant les grandes gaffes économiques et politiques, leur semblaient suspects.
Et si ça allait mieux, est-ce que ce ne serait pas plus mal ? Le citoyen est méfiant.
Il flaire. Il renifle. Il préfère le désastre de trois millions de chômeurs avoués
(plus du double en réalité) à l'aventure, au grand large; la liberté n'est belle
que vue de loin. Jozin n'avait été élu que pour son insignifiance; on le connaissait;
les grands projets deviendraient de petites réalisations, les idéaux se rempliraient
les poches en tâchant de se faire oublier, les réformes culmineraient en collines.
La réussite d'une révolution ce sont les pantoufles. Jozin ne dérangeait pas; aux
côtés de Chosset pour tirer la carriole de l'état, il n'essaierait pas d'aller plus
vite, il n'essaierait pas non plus d'éviter les ornières, on aurait droit à toutes
et après chacune il ferait un discours à la télé : on en est sorti, ça alors ! comment
ça se fait ? Sûrement parce qu'il était là.
D'abord il fallait bien tenir la presse libre d'état. Tous ces gens que l'on paie
avec les impôts et qui se prennent vite pour des penseurs, des conseillers, des meneurs
du peuple, avisés ô merveille, mais chacun pensant les admirables pensées selon son
orientation politique; si on les oriente tous dans la bonne direction, on obtient
un très esthétique effet choral et l'esthétique en politique c'est capital. Jozin
en créateur d'art eut l'inspiration d'une presse jozinienne, pas à la botte comme
dans les dictatures, non, mais une presse aimant le chant, rétro parfois, le grégorien
par exemple, et qui loin d'obéir à la baguette se ferait une joie de la suivre, le
chef d'orchestre n'ordonnait plus, il se laissait aimer. On veilla donc à donner
les places de responsabilité aux amoureux de l'art, qui eux-mêmes, sans rejeter personne,
donnèrent des promotions aux plus jolies voix. Quand les louanges s'élèvent, chaque
jour, chaque heure, sur les ondes, à la radio, à la télé, quand monte le parfum de
l'encens... ce que c'est agréable, oh que c'est bon; rien ne vaut l'harmonie. Jozin
n'appréciait pas la musique contemporaine avec des dissonances; il ne lui refusait
pas l'existence, simplement il ne la comprenait pas; en somme, sous ses airs de révolutionnaire
rangé en costard chic avec cravate de soie, il était un classique. L'héritier de
la révolution permanente avait le sens de l'ordre. L'enfant prodigue est de retour,
il a multiplié les folies de jeunesse, maintenant il est rentré, il reprend les affaires
et pieusement assume la succession du père en continuant ses traces.
Chapitre 11
Les premiers effets d'une politique vigoureuse ne tardent pas à se faire sentir.
Les enseignants étaient en grève. Ils avaient d'abord fêté le retour de la gauche
au pouvoir, puis ils s'étaient mis en grève. Allez comprendre. Ils tentaient d'expliquer
: "Deux raisons fondamentales. L'une : pour empêcher des réformes, l'autre : pour
obtenir des réformes." Allégrette, ministraillon dodu et manucuré, par ailleurs anticlérical,
voulut être diplomate, mais il aimait la vodka et devant un micro les traita de "feignants".
Il fit l'unanimité de la droite. Jozin fit le grimace. Il rappela que son ministre
et lui avaient beaucoup joué au basket ensemble. Les "feignants" ressortirent leurs
banderoles du temps de Bêgroux et durent en remplacer un certain nombre : ils remarquèrent
qu'un changement de ministre est toujours coûteux et penchèrent vers la stabilité.
Ils déambulèrent, chantèrent des niaiseries, se badigeonnèrent la figure comme des
clowns (surtout les instits) et retournèrent au travail fiers d'eux. "Grève m'en
fous", dit l'Allégrette-vodka. Et il alla se faire masser le bide, il croyait qu'ainsi
il diminuerait. De temps en temps il prenait des mesures, des bonnes évidemment;
personne ne les appréciait parce qu'il était un incompris; il expliquait pourtant;
nibe, comme s'il n'avait pas pris la peine de causer; il avait cinquante ans d'avance,
voilà, comme Semballes. Bref, tout d'un coup, tous les élèves furent dans la rue.
Les enfants d'enseignants avaient fait du bon boulot. Le mouvement était spontané,
on lui avait prêté des banderoles et on l'avait généreusement nanti d'argent de poche.
Des amis des jeunes donnèrent aux plus doués des cours non rétribués sur l'art du
sit-in, la manière d'occuper un péage d'autoroute, la création d'uns service d'ordre
pour les manifs, le système des demandes d'autorisation... Les jeunes apprennent
rarement mais vite. L'ouverture du lycée sur la vie leur plaisait plus que le lycée.
On allait vers une grève dure.
L'Allégrette-vodka récidiva. En discours officiels : "Vous ne m'avez pas compris,
faites un effort pour une fois", et en discours privés : "Aussi cons que leurs parents
et ce n'est pas peu dire." Il ne devenait pas populaire. Chosset l'aimait bien. On
a des points communs tous les deux.
Les journalistes remplissaient leurs journaux sans se fatiguer : ils descendaient
jusqu'à la porte de leurs propres locaux, l'entrouvraient et trouvaient des jeunes
à interviewer.
Question djournaliste : Pourquoi tu es là ?
Réponse ado : Où je suis ?
Précision djournaliste : Là, dans la rue.
Réponse ado : Je peux entrer ?
Djournaliste fâché.
Mais en menant un interrogatoire serré on finissait par comprendre que les jeunes
étaient dehors à cause des problèmes qu'il y avait dedans, qu'ils n'étudiaient pas
pour pouvoir mieux étudier, qu'ils s'amusaient rudement bien parce que la grève c'est
sérieux, et qu'ils iraient jusqu'au bout mais sans savoir où. A partir de ces précieux
renseignements et de bonnes images on pouvait broder sans fatigue indéfiniment. Ah,
encore un point essentiel : le combat avait surtout pour but de soutenir les autres...
Pour soi, ça allait à peu près, mais il ne faut pas être égoïste, il faut penser
à ceux dont les boîtes sont les pires. On est adulte car on ne proteste pas pour
son petit intérêt personnel. On est généreux et on s'amuse pour le bien commun.
Chapitre 12
Merlet se réjouissait salement du malheur des autres. Il avait fait distribuer des
paniers repas aux pauvres grévistes parce que certains rentraient au lycée pour manger,
il les aidait à s'affirmer par souci éducatif, un maire c'est un père. Les socialistes
avaient créé le désastre, le peuple est dans la rue, jusqu'aux bébés qui avaient
écrit sur leurs landaus des slogans exigeant l'augmentation des allocations familiales;
est-ce que cette chienlit peut durer longtemps ? Il fallait de nouvelles élections
anticipées.
Mais le Chosset échaudé préférait s'accrocher à sa bonne place et au lieu de prendre
une retraite que tout le monde méritait bien, promener par toute la planète ses gaffes
et un sourire idiot. Soupçonné de magouilles financières comme maire de Paris, d'avoir
reçu de l'argent de compagnies et d'états étrangers pour sa campagne contre Prédissident
(dix ans déjà), de passe-droits innombrables, de clientélisme ahurissant et de copinage
scandaleux, il se sentait bien dans sa peau, il profitait de la vie et ... il avait
bonne conscience. Quand on est bien où l'on est, pourquoi aller ailleurs ? Encaissez
cette leçon de bonheur : il faut savoir apprécier ce que Dieu, dans sa sage sagesse,
vous a donné, à vous et pas à un autre, l'Elysée par exemple, il faut s'en contenter,
il faut le garder. C'est simple. Tous les sans-domiciles comprendraient ça.
Depuis que, pour les intérêts privés de Chosset, la droite était devenue centriste,
les médias, tous contrôlés par les socialistes, prenaient soin de maintenir l'espace
vide en affirmant sans cesse qu'il n'y avait à droite que l'extrême-droite que vous
qui écoutez vous ne devez pas soutenir ou gare. Souvenez-vous que les socialos sont
partout, qu'ils n'ont aucun scrupule à démolir les autres car ils détiennent La Vérité
et que s'ils vous nuisent en vous empêchant par tous les moyens de faire carrière,
c'est pour votre bien. Le glissement véritable de l'ancienne extrême-droite à droite
était interdit de média. Sur les ondes, à la TV, dans les journaux, jamais on n'avait
vu en France un tel déferlement de propagande, aucun journaliste n'ouvrait la bouche
ou n'écrivait une ligne sans servir le parti, jusqu'au Figaro, journal en principe
de droite, qui, par peur de se retrouver seul contre tous, faisait souvent chorus,
et contre ses lecteurs.
La caste politico-pleins d'sous était de plus en plus coupée du peuple, tout le monde
savait que la majorité des électeurs était de droite, mais le pays était dirigé par
la gauche; l'école, les médias, les théâtres, le cinéma rabâchaient les diktats de
gauche; les systèmes légaux d'épuration idéologique permettaient de placer à tous
les postes de direction des bien-pensants de gauche. Le pays n'était plus gouverné,
il était occupé.
Pour que l'on ne s'en aperçoive pas trop, que l'on vante au contraire sa tolérance
et sa compréhension, le gouvernement jozinien distribuait les cartes d'identité à
tous les étrangers que ça arrangeait. Ceux-là voteraient pour lui et le jour où il
y aurait plus d'étrangers que de Français en France il serait enfin tranquille avec
tout ce que les socialistes détestaient tant : la patrie, le catholicisme, l'art
français, la culture française... Jozin et Chosset étaient toujours fiers de montrer
leur connaissance de l'anglo-américain, mais ils ne pouvaient écrire une lettre en
français sans qu'elle soit bourrée de fautes, qu'importe, on n'avait qu'à réformer
l'orthographe... ou la langue.
Chapitre 13
"I fallait plus de réformes, avec tout le pouvoir pour nous, les responsables, dit
Proviçat à ses seconds. Nous seuls savons. Mais on ne nous écoute pas... On ne fait
pas assez de social à l'école. Certains font encore de l'enseignement dans leurs
classes et on ne peut pas intervenir. Alors comment voulez-vous que ça marche ?"
Tous trois hochaient la tête devant une fenêtre en regardant dans la rue les grévistes
en joie. L'occupation matinale avant le grand défilé quotidien consistait à se peinturlurer
le visage façon sioux. D'aucuns auraient voulu aussi des plumes mais les poules,
non-grévistes, avaient refusé de coopérer.
Adjoint second remarqua qu'en promettant la suppression des cours on pourrait sûrement
les faire rentrer. Adjointe seconde dit qu'il y en avait de très mignons et un peu
grands pour être lycéens.
"De toute façon, dit Proviçat, il faut qu'Allégrette reçoive une bonne leçon, c'est
un mou."
Et tous trois hochèrent la tête devant leur fenêtre.
Pourtant après les vacances de novembre le mouvement repartit mal, s'essouffla vite
et s'éteignit contre la promesse de quelques milliards. Les Français paieraient un
peu plus d'impôts, v'la tout.
Allégrette et socialos syndiqués se mirent d'accord pour reprendre ensemble les refrains
gochos : si ça va mal, c'est la conjoncture, très vilaine; la faute à personne; nous,
nous avons tout bien fait, du socialisme tout le temps; un remède, diminuer le budget
de l'armée; un autre remède, payer plus les enseignants; la répression est toujours
mauvaise, il faut réprimer ceux qui font de la répression, à la place la prévention
qui finira bien par suffire, en attendant tant pis; bref, pour tout arranger, plusss
de socialisme.
On tenait désormais la réforme des réformes, on faisait comme avant, mais plus, et
si le résultat avait été le pire, désormais il serait le meilleur. Ces athées étaient
convaincus qu'il n'y a que la foi qui sauve. Par ailleurs pour eux l'intention primait
sur l'effet, l'effort seul comptait. Aussi, dans le désastre général, étaient-ils
contents. En paix avec eux-mêmes.
PARTIE V
Chapitre 1
Il turbine le monde, avec beaucoup de pansements, mais le mal est grave, les spécialistes
sont pessimistes, les non-spécialistes aussi mais eux ça n'a pas d'importance. La
liberté d'expression désormais consiste à ne pas dire que l'intégration c'est l'assimilation
car les entrés qui ne veulent plus sortir ne veulent pas cela non plus, donc pas
dire, pas murmurer, pas écrire, sinon procès-prison, et que socialo-djustice soit
faite, consiste à ne pas dire que la France meurt dans l'Europe pour satisfaire l'europanse
des t'as-du-fric, parce qu'ils sauront bien vous mater, ils ont les politiques, ils
ont la presse, ils ont la justice, alors procès-prison, et on n'a qu'une vie, consiste
à ne pas dire... Il turbine le monde, mais si, on le voit très bien de l'espace à
milliards où vous n'irez pas, et il y a eu de la neige cet hiver, et il y aura du
soleil cet été, alors contents ? L'Europe accouche de son euro, le petit est laid
mais les parents sont aux anges, au fait qui est le père ? étant donné le nombre
des amants il y a doute, beaucoup prétendent que le gosse a une tête de deutschemark.
Pour ce qui est de Unitaides le phalloprésident a des ennuis à cause d'une robe tachée,
mais sa femme le soutient, l'essentiel pour elle c'est que des stagiaires officient
à sa place. Il turbine le monde. Ceci dit, leur spermsident a bien couru, surtout
les filles, le dollar monte. En Russie aussi il y a un président tout puissant démocrate
de temps en temps, il est cardiaque triplement ponté mais il ne renonce pas à la
vodka, le rouble baisse. En Allemagne les gens travaillent mais elle a ses dix pour
cent de chômeurs; au Japon les gens travaillent, le yen baisse. Les grands pays font
les grandes choses que décident les States selon leur intérêt, on va construire une
grande station spatiale, les Sans domicile fixe sont contents de l'apprendre. En
somme tout va presque bien. Surtout pour les banquiers. Au fait, et la France ? Elle
reste une puissance mondiale, malgré ses dirigeants, elle se continue sans se soucier
d'eux, et heureusement. Mais le franc n'existe presque plus, là elle n'a rien pu
faire, ils avaient vraiment trop à y gagner. Il turbine le monde, infernal turbin,
avec son mal de tête perpétuel, la gueule de bois universelle, mais sans l'ombre
d'une bonne raison, sacrée toupie. Même les pays en voie de développement turbinent.
Les dirigeants des pays dirigeants leur donnent beaucoup d'armes pour qu'ils se tiennent
tranquilles. C'est de la haute politique. Les musulmans assassinent partout sur la
planète mais ce n'est pas grave car l'islam est une religion comme les autres. L'important,
explique le Pape, c'est que les chrétiens demandent bien pardon, ne fassent pas de
prosélytisme, eux, et meurent sans blasphémer. En somme, si ça tourne mal, du moment
que ça tourne...
Chapitre 2
La grande affaire qui rapporte gros la plus proche c'était les élections régionales.
Merlet était plustôt hanté par les municipales mais elles ne venaient en premier
que dans ses priorités... parce que pour les autres il avait un mauvais pressentiment.
Son moral baissait. Un juge l'avait convoqué; il ne s'était pas rendu au siège dudit
mais son avocat lui affirmait que ce n'était que partie remise. Allez savoir. Dans
un monde dans lequel on n'a plus de respect de ceux qui ont sacrifié une partie de
leur vie au service des citoyens et du pays, toutes les agressions judiciaires deviennent
possibles. En attendant, Merlet en savait long sur le beau-père de ce juge, lequel
avait plusieurs fois vendu des protections à des accusés; un mot de lui (en échange
de billets gros et nombreux) et la menace se dégonfle; était-ce sûr ? Ce qui était
sûr, c'était la corruption du beau-père; il suffisait de le prendre lui, même si
le juge en fait n'avait rien su... Merlet tissa son piège et il contacta la police.
La campagne pour les régionales fut si molle que beaucoup ne s'en aperçurent même
pas. Cela devenait une habitude dans la république chossetienne. Il y eut bien quelques
émissions télés, des affiches, des mitigues, mais on ne fut pas dérangé, on eut droit
à ses émissions habituelles aux heures habituelles. Les Tout-en-haut, Chosset châtelain-petzident,
et Jozin matignonnais enfariné, ne tenaient pas à réveiller la France profonde, trop
d'électeurs tue l'élection, ils devaient leurs carrières au sommeil des abstentionnistes
et ils veillaient à ce qu'on ne les dérange pas. Pourtant, à la surprise générale,
le jour du bon-bulletin-dans-l'urne arrive. Certains se dirent : Encore une erreur
de calendrier, d'autres : C'est pas possible ! on ira dimanche prochain, d'autres
encore, résignés : Allons bon. Il y eut du monde, mais raisonnablement, on ne fit
pas le plein et personne ne s'en plaignait. Pas de file d'attente, pas d'engorgement,
le vote tranquille. Néanmoins il y eut des résultats. La presse n'hésita pas à les
communiquer. Rapidement certes, mais elle tenait à blâmer sévèrement, en toute liberté
et au nom des copains joziniens et chossetiens, pour le score inacceptable de ceux
qu'elle appelait l'extrême-droite, ou droite non-républicaine parce qu'elle était
contre le clientélisme, la corruption, les magouilles, bref sûrement contre la presse.
On n'avait pas élu les bons. L'électeur, tête basse, entendait les reproches sur
son incroyable crétinisme alors qu'on lui avait tout bien expliqué. L'inénarrable
vieux ex-prime-minister Barrezvous dit avec mépris : "Ils n'ont encore rien compris
du tout. Déjà il y a vingt-cinq ans ils m'on viré et ça continue !" La république
était en danger parce que l'électeur était très con, l'école avait mal fait son travail
qui consiste à éclairer les masses à la bougie socialo-centriste, il y avait des
réformes dans l'air.
Les socialistes se réunirent et décidèrent que, couac ils soient minoritaires, couac
la droite puisse avoir presque toutes les présidences des bons conseils à places
et à sous régionaux, couac couac, c'était eux qui les auraient. Voilà c'est tout.
Simple. Suffit d'avoir le culot et l'absence de scrupules. Donc pour ces élections
internes appelées par la presse copine le deuxième tour, le parti dit le bon affréta
des cars qu'il remplit de ses mercenaires et direction les luxueux hôtels restaurés
du XVIIe siècle, du XVIIIe siècle, parfois on avait dû se contenter d'un palais contemporain
construit sur démesure par un architecte célèbre car cher, lieux où les élus républicains
élisaient.
La droite avait autoritairement été divisée par la gauche en trois parties : la droite
intelligente qui, curieusement, votait parfois avec elle, la droite républicaine
qui levait parfois le sourcil mais n'agissait jamais contre elle, et la mauvaise
droite, dite extrême parce qu'elle était de droite, démocratiquement qualifiée de
nazie et interdite d'émissions non discriminatoires. Le truc consistait à prétendre
que les deux premières ne pouvaient accepter les voix de la troisième, les raisons
les plus farfelues étaient avancées pour justifier cette interdiction formelle avec
menace de punition médiatique immédiate en cas d'infraction : soi-disant le pays
perdrait sa belle couleur rose et deviendrait brun, ou les Uesseahah refuseraient
d'acheter du fromage, ou encore tous ceux qui étaient déjà en route pour immigrer
feraient brusquement demi-tour et ça c'était vraiment horrible.
D'abord des candidats de droite républicaine osèrent se présenter. C'était scandaleux.
Ensuite ils furent élus. C'était inacceptable. Surtout pour ceux qui avaient eu besoin
des voix de la droite à droite. Contre ceux-là les mercenaires socialistes dans la
salle hurlèrent sans discontinuer, ils envoyèrent sur les élus d'élus les provisions
qu'ils avaient apportées, oeufs, tomates (pourtant encore chères)... les insultes
fusaient, les menaces, les crachats. Le socialisme battait son plein. Appelées la
police et la gendarmerie ne se dérangèrent pas, elles avaient des ordres. Ceux à
qui on avait donné le pouvoir régional étaient donc sans pouvoir.
L'explication socialiste de ces désordres organisés était d'un simplisme lumineux
: les électeurs dits (par la gauche) d'extrême-droite avaient certes, on est en république,
le droit de vote, mais leur vote n'était pas valable, donc le vote de leurs élus
ne l'était pas non plus, par conséquent les présidents régionaux qui avaient reçu
leurs voix (tous) n'étaient pas élus démocratiquement et leur élection n'était pas
valable. C'était le minoritaire, le socialiste, qui devait être à la tête du conseil.
Ici et là on fit de nouvelles élections... avec le même résultat... forcément. Alors
la presse cracha sur le pays sa haine de la droite, une propagande incroyable, habituellement
réservée à l'immigration des arabislams, déferla à la TV subventionnée, à la radio
subventionnée, dans les journaux qui reçoivent des subventions. L'argent des impôts
payés par tous était accepté des médias mais ils n'acceptaient pas tous les votes
: la tolérance a ses limites. Les élus de droite dite républicaine devaient se soumettre
et se démettre. Il n'y avait pas d'alternative. Quant à la presse non subventionnée
elle était si réduite à cause du système de clientélisme mis au point par les politiques
des années durant qu'elle était faible au point de suivre l'autre.
Ici et là on vota de nouveau. Les candidats lâches se retirèrent et des socialistes
furent enfin élus. Ceux qui firent preuve de courage et maintinrent le droit de vote
de tous les électeurs furent marqués par les joziniens et Chosset l'ahuri du sceau
d'infamie d'extrême-droite et certains dans leur courrier trouvèrent de petits cercueils.
Chapitre 3
Martin n'avait pas postulé pour la présidence régionale, il se contentait d'un modeste
second rang outre sa belle place de puté avec la secrète ambition de devenir maire.
Merlet n'était pas président non plus. Devant les attaques sans frein contre ceux
qui acceptaient les votes de la droite dite extrême il avait pris peur. Son courage
politique n'avait jamais dépassé l'opportunisme.
Que faire contre la pieuvre socialiste ? Et ses alliés juges ? Merlet venait de recevoir
une convocation. On voulait l'entendre.
Arrivant à son bureau il vit des gendarmes qui fouillaient partout devant des secrétaires
effondrées. "Eh bien, ne vous gênez pas, dit-il, vous pourriez même fouiller chez
moi tant que vous y êtes.
- Soyez tranquille, une autre équipe s'en charge", lui répondit-on. Et on lui fourra
sous le nez une feuille qui, selon celui qui l'avait signée, autorisait tout. Merlet
haussa les épaules. Il avait largement eu le temps de brûler.
Le juge le savait bien. Mais c'était un juge qui n'aimait pas les preuves.
A la même époque Chosset obtint du Conseil constitutionnel un avis qui le mettait
à l'abri des investigations judiciaires. Trop de gens parlaient, trop de dossiers
finissaient par le mettre en cause, trop de voix s'élevaient pour demander des enquêtes,
il fallait couper court pour maintenir intact le symbole républicain, le président
devait être intouchable même s'il avait beaucoup touché, la fonction respectable
devait sauver son titulaire qui ne l'était pas.
Dès que cet avis fut rendu Chosset lâcha le président de ce conseil poursuivi sur
les aveux de son ancienne maîtresse qui se qualifiait elle-même de putain, poursuivi
pour avoir bénéficié de cadeaux somptueux, chaussures à 25000 francs, statuettes
anciennes... lorsqu'il était ministre des affaires étrangères; c'était la jeune maîtresse
qui payait le vieux - pas avec son argent bien sûr, avec celui de la société pétrolière
qui l'avait couchée dans le lit ministériel (on aurait eu l'accord du mari; la morale
sauve des plumes) après lui avoir fait suivre, assuraient de mauvaises langues, un
stage de perfectionnement. Le président du Conseil vomit Chosset et laissa circuler
qu'un avis rendu sous l'autorité d'un corrompu ne pouvait couvrir à terme un autre
corrompu. Chosset accusa le coup et regretta de l'avoir lâché trop vite.
Allégrette accouchait d'une réformette qui laissait intacts les problèmes chéris
sur lesquels lui et les siens avaient si souvent fait de bonnes parlotes pendant
que d'autres trinquaient, on ne tue pas aisément les souvenirs chaleureux des soirées
entre amis passées à refaire le monde. Jozin lui était lié par là-même. Tous deux
au chevet des problèmes, leur petit dans les bras, constataient qu'ils se portaient
bien. C'était comme si rien ne changeait, comme si on était toujours jeune, toujours
étudiant, à crier des slogans sur des barricades. Que de souvenirs ! O problèmes,
nos chéris, que nous reste-t-il si on vous enlève ? Tant que vous êtes là, nous sommes
rassurés, le passé reste présent, nous sommes éternels; nous sommes tellement liés
à vous que votre disparition entraînerait la nôtre. Chosset d'accord. On ne se prive
pas de problèmes que l'on connaît bien pour risquer de se trouver devant d'autres,
inconnus, pour lesquels des docteurs Miracle sortiront de l'ombre, envahiront la
scène médiatique, notre scène, s'implanteront sans scrupule dans les hémicycles politiques,
nos hémicycles. L'ennemi est partout et quand on veut survivre au pouvoir, il faut
savoir sur quels problèmes on peut compter.
Chapitre 4
Au bordel-licé, Proviçat commençait la der des der. Général magnifique que son étoile
ne peut abandonner, il était à la veille de la mort la gueule ouverte des réacs -
"Sales réacs !" Le plan a été ourdi avec métisacréculosité pour qu'enfin les chers
enfants puissent, sans être perturbés dans leur développement par la drouète, accéder
sans peine au noble statut adulte de pauvres cons.
Certes à l'extérieur des progrès étaient indéniables. La création des IUFM (Instituts
très vaguement Universitaires du Formatage des Maîtres) avait permis, en baptisant
pédagogie le programme socialiste, de développer une propagande socialiste, de développer
une propagande sans risque et sans faille, et d'éliminer tous les non-croyants en
Jozin. C'était démocratique parce que pédagogique.
Les vexations, les humiliations déguisées en gestion des moyens (finances, personnel
enseignant...), tous les procédés de destruction psychologique, pour que le non-socialiste
perde toute confiance en soi, craque, si possible - mais Proviçat n'osait le dire
car ces propos étaient mal vus - se suicide, bon débarras mais pas le dire, toute
la place à nous, nous qui ne sommes que 76 % d'l'éduc, donc encore 24 % de réacs,
mais 93 % aux commandes heureusement, dans un pays où le parti, de façon incompréhensible,
n'a jamais plus de 25 % aux élections. Ce que l'on peut dire au contraire ? "Vous
devriez vous remettre en question", sous-entendu : si vous ne répétez pas les slogans
socialos, donc si vous ne savez pas penser. Le socialiste est sûrement l'héritier
athée du jésuite. Certains ont toujours à se "remettre en question", pas Proviçat
bien sûr, lui est un bon socialiste, son rôle est de le dire aux autres, ceux qui
n'ont pas "compris". Car le mot "comprendre" est un autre mot clef de la déstabilisation
mentale des réacs; bien leur enfoncer dans la tête par des échecs répétés et programmés
que ce n'est pas à cause de leurs convictions que tout cela leur arrive, non - chacun
a droit à la liberté de pensée et même d'expression non socialiste -, mais parce
qu'ils ne "comprennent" pas. Et pourtant on leur explique. Proviçat leur explique
depuis des années. Avec la lourde tâche de protéger les jeunes de leur influence.
Ah, il n'a pas rechigné. Brave petit Proviçat, en a-t-il fait des saloperies pour
la bonne cause ! Sa déjà longue carrière en est truffée. Mais il a la conscience
tranquille car c'était pour le bien des enfants (là, toujours avoir une larme à l'oeil).
Or donc en une belle journée (pas pour tout le monde) des années 90, Proviçat avec
le dénommé Pserre, socialo-inspect d'l'éduc spécialisé dans le dressage à la pédadosociali
et dans l'élimination des récalcitrants, aidé comme toujours, ô fidèles ! par Adjoint-Proviçat
I, bravo ! par Adjointe femelle et par CPE Bumble II, encore bravo ! ourdit, trama,
échafauda. Le machiavel des lycées est à l'oeuvre, pensez à la Cause ! C'est celle
de tous, de tous les hommes, y compris celle de ceux qui sont contre, mais ceux-là
on va leur apprendre, on est dans un licé, n'est-ce pas ? apprendre - en ce qui les
concerne dans la douleur, bien fait, sale drouète, tous extrême-drouète -, ici c'est
un camp d'éducation, Proviçat est marxiste et américain (français pouah), il éduque
au monde tel qu'il le croa croa, jazzz bien, dollar pas bien mais en avoir, en avoir
biaucoup biaucoup, films ricains bien mieux que littérature avec tous les mots difficiles,
étudiez donc les films américains en cours de français, et en V.O. sinon réacs, sales
réacs, le peuple veut étudier le peuple dans les licés du peuple, pas étudier les
soi-disant génies qui n'ont pourtant pas écrit les bonnes choses, Corneille pouah,
le Shakespire mais au moins pas franchoué, c'est un atout, et Proviçat va abattre
son jeu, celui de la nouvelle culture, la culture allégrette, la culture allégée
comme le beurre ou le chocolat, la culture décaféinée, la culture avec filtre, mais
la culture permissive du joint haschisché, des drogues douces - énorme marché -,
du préservatif à tous les étages - marché énorme -, de l'Iurop, plus de guerre soi-disant
- ou cause de la prochaine ? -, du métissage forcé avec le bourrage de crâne médiatique,
du multicuculturalisme multiethnicisme imposé pas les states amerloques dans leur
tentative de domination totale et définitive de la planète, c'est tout cela, oui
tout cela, que le vaillant petit Proviçat voulut coûte que coûte mettre en pratique,
hic et nunc, dans une vision grandiose et ahurie de l'avenir de la France.
On fit des tas de rapports sur tout le monde répartis en trois catégories : rapports
pédagogliques, rapports administifs et rapports non-officiels (catégorie que la loi
n'autorise pas mais qui offre l'avantage de ne pas être communiquée aux intéressés,
ce sont des rapports uniquement entre nous, grands dirigeants), on les fit enfin
selon les vrais mérites, pour casser les non-croyants qui traînaient dans l'éduc
grâce à la coupable indulgence, qui s'accrochaient sans vergogne et sans plier la
tête, on les aura.
Par-ci par-là Proviçat antidatait, pour que l'ensemble paraisse moins surprenant.
Pserre, certifié de lettres modernes devenu inspect par la grâce des copains et aussitôt
promu agrégé sans concours, rédigea avec délectation des rapports sur l'enseignement
du Latin - il n'était pas lettres classiques et l'ignorait -, prouvant nettement
que le spécialiste agrégé surtout l'enseignait vraiment et donc mal, il fallait l'écarter
d'urgence, et pour être sûr de son coup il chargea particulièrement le rapport non-officiel
parce que celui-là est toujours suivi. Par ailleurs les rapports prouvèrent nettement
que les mal-pensants continuaient de faire de l'analyse en étudiant les textes, au
nom d'une prétendue tradition françouaise, ils se moquaient de l'exercice officiel
la socialo-lecto-méthodo, appelée l'explication des ânes aux ânes, c'étaient des
réacs; d'autres, pourtant mieux adaptés à l'évolution - nécessaire, inévitable et
bonne -, refusaient de chanter des chansonnettes avec leurs élèves de 1re, alors
que les instits, vrais modèles, le font bien, et même très bien, ils refusaient aussi
d'enseigner les livres spécialement écrits pour les adolescents (Pserre en avait
cosigné un avec un écrivain, lui apportait la garantie idéologique) et tentaient
de sauver ruine-Corneille et effondrement-Radine, enfin ils insinuaient une culture
nationale dans l'esprit de nos enfants alors qu'il y a de nombreux Noirs, d'innombrables
Arabislams dont, tout de même, les ancêtres n'étaient pas les Gaulois ! Ni Corneille
! Ni Radine ! Réacs, cette fois, votre compte, on vous le règle. Les rapports montraient
la voie et demandaient djustice, ce n'était même plus une affaire de note - les réacs
avaient tellement l'habitude des notes truquées qu'ils n'y prêtaient aucune attention
- mais il fallait les renvoyer, sinon pas de salut pour les jeunes, faire place nette,
juste les bons, ô Jozin ! donne à tes fidèles toute la place, toutes les places,
tous les pouvoirs, un goulag, tu le sais, est souvent nécessaire pour séparer l'ivraie,
mais officiellement tu dois dire le contraire, bien sûr, mais fais ce qu'il faut,
on compte sur toi comme tu peux compter sur nous.
Le ménage était fait aussi dans les autres matières mais avec moins de hargne, les
anglicistes par exemple s'en tiraient tous, les profs de math aussi, des profs d'histoire
par contre payaient des erreurs évidentes, l'un d'eux avait prétendu que Mendès-France
n'avait rien à faire au Panthéon, que c'était un p'tit bonhomme, qu'il était sans
grande importance, or Jozin avait dit le contraire et Allégrette est son prophète.
Désormais il ne fut pas rare de voir un agrégé enseigner aux plus petites classes
et les plus faibles, lesquelles n'avaient aucun besoin de son savoir étendu, tandis
que des sans-diplômes sans-concours mais bien-pensants élucubraient des cours dans
des classes terminales et post-terminales, le Latin fut enseigné par deux mémères
ânonnantes ravies d'avoir - enfin - leur chance, elles avaient assez soutenu Proviçat
pour mériter ça, un peu partout les femmes passaient devant parce que plus malléables,
on leur fait mieux faire ce qu'on veut, la grande réforme allégrette consistait d'ailleurs
à jouer à la maman même avec des gaillards d'un vingtaine d'années (âge habituel
ici pour repasser le bac), ô les grands bébés, beaucoup voulaient téter, les femmes
parlaient de la grande revanche des femmes, de la culture française il ne restait
plus que des guenilles, Proviçat s'en parait avec une fausse grandiloquence pour
s'en moquer, le foutoir était complet, le désastre était complet, son triomphe était
complet.
Il n'avait plus d'ennemi en place, table rase, il rayonnait avec les adjoints benêts,
il fêtèrent ça au whiskey et à la vodka, avec des mélanges, et fumèrent un joint
pour oeuvrer à la libéralisation des drogues douces, notamment dans les licés. Dès
le lendemain il commença d'en vendre lui-même aux élèves, les plus grands d'abord,
il appelait cela "son p'tit bizness" parce qu'il ne s'estimait pas assez payé pour
sa valeur et qu'il avait besoin d'un peu plus, les adjoints vendaient aussi mais
lui rapportaient la monnaie, ils pouvaient bien faire ça pour leur Proviçat qui les
avait menés à la victoire; en outre il imposa l'achat des préservatifs, dès l'entrée
en seconde, parce que, comme cela on est sûr qu'ils en auront, on ne les achetait
plus au distributeur automatique mais dans son bureau, il les vendait seulement 1
franc de plus et comme cela il était sûr, enfin tous les élèves avaient de bonnes
notes et les parents étaient contents d'autant plus que Proviçat avait interdit aux
profs les remarques négatives sur les bulletins. Ici tout était positif et en permanence.
Chapitre 5
Martin puté considérait l'évolution du licé-Proviçat d'un oeil inquiet. Il avait
des visées sur la mairie et devinait, ô le subtil, que les bêtises éléphantesques
de gauche n'assureraient pas son élection; Proviçat qu'il avait téléphoniquement
contacté, lui avait superbement assuré que, au contraire, il lui devrait beaucoup,
car maintenant que les jeunes vivaient pleinement le socialisme à l'école, ils voudraient
le vivre partout. Proviçat l'avait appelé "mon petit Martin" et le député en avait
été très très agacé.
Merlet lui aussi recevait des rapports de son adjoint concerné et avait beaucoup
de mal à le calmer, beaucoup de mal à lui faire comprendre qu'enfin tout allait bien.
Il ne fallait surtout pas s'en mêler maintenant. Patience et politique. Il préparait
soigneusement petites phrases à venir et mots assassins et se sentait de plus en
plus rassuré sur sa naturelle réélection : il avait tant fait; et inlassablement
il se remémorait l'épopée, parti de rien et on escalade et on a la tête au-dessus
même des nuages. Merlet, perle des merlets, le pays te doit, la région te doit, le
département te doit, le district te doit, la ville te doit; donc tu t'es servi et
c'est logique; ceux qui disent "corrompu", tous des jaloux, ils veulent la main sur
la caisse à leur tour, voilà tout; ils pourraient avoir un peu de décence !
Proviçat prêchait depuis peu la liberté sexuelle pour les adolescentes, le disco
et l'ecstasy au bordel-licé pour dédramatiser et pour rapprocher les générations;
les dirigeants des associations de parents d'élèves, tous socialistes, ses vieux
compagnons de combat en se prétendant représentants de tous les parents, la bonne
blague qui permet au parti socialiste d'avoir la majorité absolue dans tous les conseils
d'administration des écoles, eh bien eux-mêmes ne comprenaient plus le progrès; sûr
d'être suivi, Proviçat était en fait loin devant, de plus en plus loin devant, il
avait lâché le peloton, même son Sous et Adjointe femelle et Bumble II étaient à
distance, à mi-distance entre le socialo-peloton et lui; quant à la population des
spectateurs, sur les deux bords de la route, un examen attentif de Martin puté lui
prouva vite qu'elle armait les fusils.
Il eut alors la radieuse idée de tirer le premier.
Il se fit interviewer dans la presse régionale, se posa la question à laquelle le
djournaliste n'avait pas pensé - à quoi tu penses, dis ! -, et se répondit longuement
en manifestant son inquiétude, presque son désarroi, face à une évolution que, lui,
ancien enseignant (et qui avait bien l'intention de ne pas le redevenir), ne comprenait
pas, n'approuvait pas, condamnait quoi. Et en plus, pour se débarrasser de Proviçat
il contacta le ministre.
Il tombait assez mal. Allégrette était en plein dans sa nouvelle mouture de sa propre
réforme d'l'éduc avec totale application du socialisme, baptisé pédagogie, à l'école,
des heures de papotage-élèves obligatoire, une réunionnite professorale destinée
à rien, "donc à tout" triomphait l'Allévinaigrette, des heures de prof-maman avec
jupette obligatoire pour les hommes, rouge à lèvres conseillé, heures baptisées "aide
personnalisée", des cours souvent d'une heure et demie pour briser la barrière réac
du cours d'une heure, briser l'idée de cours, briser l'idée de classe, briser l'idée
de savoir traditionnel, le monde change !, démolir cette saloperie de culture françouaise,
on-les-au-ra, on-les-au-ra !
Proviçat jubila à la lecture du beau programme - quoique un peu mou - de son héritier
conceptuel.
Martin décida d'agir et directement.
Un mercredi, jour des questions télévisées des députés au gouvernement, après avoir
- comme il se doit - déposé la veille sa question pour que les services du ministre
concerné, ici d'l'éduc, lui écrivent la réponse, il en posa une autre :
"Monsieur le Ministre, des pratiques inadmissibles sévissent dans des établissements
scolaires sous votre responsabilité..."
Et profitant de la stupéfaction générale il détailla, il cita des lieux, il dénonça
le "copinage aux places masqué en choix sur dossiers ou sur entretiens", il s'indigna
contre les pratiques illégales des rapports secrets pour faire le tri idéologique,
il pourfendit une "école sans pères", qui créait la violence, multipliait les drogués,
laissait les jeunes dans l'ignorance, mettait le sexe avant le savoir, accélérait
la décadence...
Ce n'était plus une question, c'était un discours; le président de l'assemblée en
oublia son sempiternel "soyez bref", la gauche était assommée, la droite qui n'avait
jamais osé affronter cet état socialiste dans l'état qu'est l'école publique, sidérée,
prête à protester pour couvrir son propre manque de courage. En dix minutes le scandale
fut complet. Puis dans un silence de mort Allégrette, très pâle, vint dire que ce
n'était pas la bonne question, celle déposée, mais un piège, et d'abord quelle était
la question ? M. Martin n'en avait pas posé. Mais il y répondrait quand même. En
fait tout allait bien. M. Martin est un paranoïaque, pour rester aimable. Les lieux
cités ne sont pas de mauvais lieux. Quant à la drogue, c'est un des maux du siècle.
Ne dramatisons pas. Tout peut devenir pire si la droite revient au pouvoir. On doit
se serrer les coudes, nous, les De la gauche-Gare aux traîtres.
Le soir, Martin puté était l'invité d'un journal télévisé, la vedette des autres,
le lendemain tout le pays le connaissait. Le parti socialiste eut le choix entre
condamner celui que - selon les sondages - 82 % des citoyens approuvaient ou le récupérer.
On le convoqua. On récupéra. Jozin discuta avec Allégrette qui changea totalement
de propos, bénit le bon Martin d'être sa canne et promit de corriger ceux qui avaient
failli.
Proviçat resta couché deux jours après l'événement, la rage l'avait épuisé, la tête
lui tournait, il aurait voulu étrangler le traître; dire qu'il l'avait eu dans son
licé à lui à portée de poignard pendant des années, il lui avait même serré la main,
au serpent, il lui avait même souri; la révulsion maintenant lui donnait envie de
vomir sur la face de l'ingrat. N'avait-il pas facilité sa carrière ? Napoléon, César
ont connu ça avant moi, mais ce n'est pas consolant. O douleur que ma vie !
La réaction fut menée d'autant plus rapidement que le ministraillon d'l'éduc, mitraillé
journellement par les médias-chats, joueurs et tueurs, voulait leur donner à mitrailler
quelqu'un d'autre. Proviçat reçut des convocations devant Rector IV qui tournait
casaque, il ne s'y rendit pas; du reste chaque région avait ses victimes, Allégrette
voulait avoir un remplaçant partout pour que, occupés localement, les gens l'oublient;
lui, serait le monsieur mains propres avec le bon Martin, son guide, à côté de lui.
Les muets se mettaient à parler, des histoires ahurissantes étaient publiées, des
jeunes de dix-huit ans écrivirent leurs mémoires (en quelques jours) dont les hebdomadaires
publiaient les bonnes pages en avant-première, piquette que Sodome et Gomorrhe mais
Dieu ne se décidait toujours pas à punir. C'est que l'Allégrette, content qu'on l'oublie
et voulant continuer sa propre réforme, préférait que le scandale dure pour prétendre
ensuite que sa réforme empêcherait tout cela désormais. Il trouvait ce calcul d'un
grand politique. Martin dans son bureau lui dit en souriant qu'il le comprenait,
puis sur le perron en sortant piqua une crise de colère devant les caméras contre
le paralytique qui dirigeait ce ministère et était en train de couler la gauche.
Proviçat suivait à nouveau l'actualité, mais couché, sur son divan, face à son beau
et gigantesque téléviseur dernier cri, payé avec les frais de fonctionnement du licé,
parce qu'un génie d'l'éduc a droit à ce qu'il y a de mieux - de la part du pays qui
devrait être reconnaissant. Il vit Martin. Cette fois il explosa. Il hurla dans son
luxueux bureau qu'Allégrette était l'erreur de casting du gouvernement et que Martin-juda
finirait en cochonnaille. Il hurla une heure; enfin, calmé, prêt à l'action, il décida.
Il décida une conférence de presse.
Chapitre 6
Comme le sujet était chaud et qu'il y avait de l'excitant, du roussi et même du déjà
brûlé au plat du jour, Proviçat eut une presse de chef d'état - son rêve. Enfin sa
tribune était nationale et il allait pouvoir faire triompher ses idées; le bon peuple
entendrait, communierait, entonnerait des actions de grâce; cette fois, ça y est,
la gloire, je la tiens.
Mitraillé par des gâcheurs de pellicule professionnels, génie Proviçat, bon et brave,
calme et courageux, s'avança modestement dans son costume Dior vers le micro sur
l'estrade moquettée rouge-sang. On était dans le gymnase du bordel-licé où il avait
rapidement fait faire au personnel dépendant de lui quelques travaux jugés jusque
là parfaitement inutiles, mais autant éviter les propos hors de propos que des invités
djournalistes peu polis auraient pu tenir.
Il parla.
Il parla devant le micro qui la plupart du temps fonctionna. La presse le poussa
le poussa, tira, bouscula, loua hypocritement, qu'il s'exprime, qu'il s'exprime.
Le Sous, Adjointe femelle, Bumble II, quelques fidèles étaient là pour le soutien,
pâlichons, mais quand on croit, n'est-ce pas ? on suit - ou au moins on reste.
Parle, Proviçat, au tribunal de l'Histoire.
On avait mis des chaises pour les djournalistes mais il n'y en eut pas assez et certains
restèrent debout; ils n'étaient pas contents.
"Mal, malheur, male heure pour tous, pour nous tous, pour nos enfants... Malheureusement
le mal a planté ses crocs dans nos jambes et nous n'arrivons plus à nous libérer...
Mon intelligence s'est épuisée dans des efforts pour sauver tous ceux qui pouvaient
l'être. Je pourrais produire une liste qui vaut bien celle de Schindler... injustement
plus célèbre que moi... Quand je suis arrivé ici, il y a bien des années, j'ai dit
: "Je serai le proviçat de tous", mais je ne savais pas alors la virulence de la
haine des réacs, ils découragent la bonté. En plus, ils sont bornés, ils ne comprennent
pas qu'on a raison, même quand on leur explique bien. Leur vision du monde, elle
est caduque. Leurs idées d'l'éduc, c'est tout des vieilleries. Moi je représente
les forces de progrès, qui doivent s'imposer par la force, c'est logique, sinon les
périmés continueront pendant des siècles leur éduc périmée, ou même des millénaires;
alors d'innocents enfants continueront d'être opprimés dans des établissements sans
valeur formatrice...
J'ai toujours eu une haute idée de ma mission. Un licé c'est comme une entreprise
: y a moi, en haut, y a les ingénieurs, les cadres, les voici (et il montra les Sous
soutenus par le mur du fond), y a les ouvriers envers lesquels il faut être bon mais
ferme, les profs, et y a l'produit, ton gosse, qui entré à l'état brut doit sortir
en ayant compris et intégré le socialisme, sortir produit terminé.
Le socialisme c'est la pédagogie, tous ceux qui n'ont pas appliqué, mauvais profs,
virés. Je suis dans mon droit. Et dans mon devoir. Ici j'ai instauré la liberté de
la révolution scolaire permanente, je n'ai pas laissé dormir les employés, tout le
monde a dû bosser dur, grâce à moi. On dit que j'ai mangé la carotte et donné les
coups de bâton, et alors ? A chacun selon ses mérites, et les miens étaient plus
grands. Si Dieu existait, il serait comme moi. En conscience je suis resté fidèle
à l'idéal pendant toutes ces années, dans ces conditions difficiles de la haine des
réacs - c'est pas moi qui ai commencé, c'est eux -, j'ai lutté pour le gosse du progrès,
le gosse made moi, ton gosse peut-être et qui me doit maintenant ce qu'il est devenu
et ce qu'il deviendra...
J'en vois des goguenards dans la salle, sans doute des agents de l'ennemi, ceux qui
prétendent des trucs. On dit : Il a vendu de la drogue. Mais on se garde de dire
: Avant elle se vendait à la porte du licé à des prix exorbitants, les jeunes étaient
exploités, c'était une honte, personne ne faisait quoi que ce soit. Mon devoir m'apparut
une nuit d'insomnie vers une heure du mat. Je prendrais tout sur moi, je sauverais
les julots et les petites chattes. Et les dealers perdirent leur clientèle, ils allèrent
faire leur sale boulot ailleurs. L'égalité revint; tous les licins ont pu s'offrir
quelques minutes de bonheur, quelques minutes d'évasion du monde créé par vous, les
rigolards, et vos complices; moi j'les ai tirés de l'ornière, vos victimes ! Je vendais
au quart du tarif de la rue, on venait me demander de la dope même de l'extérieur,
et j'en avais du mal à m'en procurer assez, je ne vous parle pas de tous mes voyages
à Amsterdam ! C'était fatigant pour un homme de mon âge, mais je les ai faits quand
même. Oui, j'ai donné de ma personne. Encore et encore. Moi-même je n'ai fumé qu'une
fois mais je n'ai pas inhalé. Non. J'assure mon sacerdoce avec la totale abnégation
de ma personne. Jamais mon dévouement à la cause n'a faibli."
Il reprit son souffle. C'était bien nécessaire car il parlait à toute vitesse comme
s'il déversait. Et au fur et à mesure il se grisait de ses propres paroles, il se
saoulait au micro, en public, avec une intense satisfaction vicelarde d'exhibitionniste.
Des djournalistes levaient la main avec l'intention évidente de poser des questions,
ils ne doutaient de rien ceux-là.
Il redémarra d'une voix inspirée :
"Ecoutez, écoutez la parole de l'avenir. O peuple, crois le proviçat du peuple. Je
te cause le vrai. Tâche de comprendre. C'est la faute au Martin, une vipère que j'ai
nourrie de ma bienveillance; en plus l'Allégrette c'est un gros rigolo, i connaît
rien à l'éduc, sa médaille scientiblique il la doit au copinage, sans Jozin lui rien
du tout. Et Jozin ? O Jozin ! Tu n'es plus ce que tu étais. Depuis qu'il est prime
minister et qu'il cause anglais tout le temps il est devenu capipapiste; depuis qu'il
se voit pépésident, il n'oeuvre plus à la lutte des classes, il en profite.
Un homme d'avenir comme moi est forcément en butte à l'incompréhension, il en rit,
j'en ris. (Il rit.) Je sais ce que j'ai fait. J'ai brisé les portes de la prison-licé,
j'ai brisé les murs de la pédagoglie, j'ai cogné sur les forces réacs, j'ai ouvert
les brèches. Chargez ! Comme en 14 ! Chargez ! A bas les réacs ! Je suis votre chef
! Suivez-moi !"
Il se tut brusquement et parut surpris du profond silence. Mais il alla vaillamment
de l'avant.
"Faut plus enseigner les vieilleries, le françouais, les laîtres, pas bon; jazzz
bon. Le Beaulierre, le Meausart, les jeunes en ont rien à foutre, disco bon. (Et
il esquissa quelques gestes de danse.) Enseigner jazzz, disco, la baise, la lutte
des classes, l'égalité, la fraternité, l'immigration. Très important : le pays doit
laisser entrer librement tous les étrangers et leur donner de l'argent; en plus ils
doivent avoir le droit de vote, sinon les politiques n'auront pas peur d'eux et ne
leur donneront pas assez d'argent; les immigrés doivent passer devant les françouais,
c'est normal, tous ceux qui disent le contraire, racistes, sales racistes. Car le
racisme est partout, il vous guette avec ses chambres à gaz et ses attentats, la
preuve on m'accuse, moi, on me traîne dans la boue médiatique, on traîne le progrès
pédagoglique antiraciste dans la boue médiatique, salauds ! vous êtes des chiens
! Je vous enlèverai les bonnes classes ! Elles iront à mes copines, celles qui suivent
la vérité. J'ai le droit, j'ai le pouvoir, je suis la force; alors ceux et celles
qui sont avec moi en profitent : normal. Nous sommes l'avenir, nous écartons les
nuisibles, il faut que les jeunes aillent vers la lumière, je suis leur lumière,
ô modestement, reflet du Jozin d'autrefois comme la lune reflétant la lumière du
soleil nous guide dans la nuit, ou je suis l'étoile envoyée par Jozin pour annoncer
la bonne nouvelle et suivie par un petit nombre certes (et il se tourna vers les
Sous qu'il désigna avec un sourire tendre et bienveillant), mais c'est l'élite qui
précède la foule, ce sont les vrais croyants dont la foi remue son indifférence,
sa négligence, sa torpeur bestiale, ils ont sacrifié leur temps pour l'éduc, en étant
payés une misère comparé au boulot accompli, on devrait tous être augmentés, ou au
moins avoir une prime. Nous sommes les héros d'une aventure qui ouvre les temps nouveaux.
Je suis fier d'avoir conduit cette équipe à la victoire finale, jusqu'à aujourd'hui
où nous accédons à la reconnaissance internationale. Car qui ne nous louerait après
nous avoir entendus ? Les réacs sont écrasés, le françouais on le cause plus, les
immigrés ont toujours les meilleures notes quoique personne ne les comprenne, le
racisme est mort et c'est moi, moi, qui l'ai tué !"
Il était gonflé d'orgueil devant son micro, le regard rayonnant loin au-dessus des
journalistes sidérés, il parlait au temps, il parlait aux multitudes, il se savait
messie et il attendait que, après l'avoir abandonné, Jozin vienne à lui, le prenne
dans ses bras d'abord, puis par la main le conduise devant les dignitaires assemblés
et leur dise : "Voilà celui qui nous a ramenés à nous-mêmes, à notre devoir, je vous
demande de le considérer comme un autre moi." Et enfin s'abattraient sur la France,
sur le monde, les bienfaits du Jozinisme.
Il sortit dans un silence qu'il jugea respectueux, suivi des Sous, tête basse, consternés.
Chapitre 7
Dès le lendemain Martin obtint la mise en retraite anticipée de Proviçat. Merlet,
contrairement à ses prévisions, était montré du doigt dans tous les journaux comme
le complaisant qui avait laissé faire pendant des années. Il ouvrait l'un, il ouvrait
l'autre et c'était partout la même chanson. "Ils ne comprennent rien à la politique
locale", maugréait-il. Et de fait ses subtils calculs avaient échappé aux commentateurs,
on détruisait son image, ou du moins celle qu'il croyait avoir créée au prix de tant
d'efforts, on ne rappelait aucun des grands événements de sa vie d'élu consacrée
au bonheur de ses concitoyens, on le piétinait comme si on était sûr qu'il serait
abandonné de tous et que l'on ne risquait plus rien.
Il sortit, ne vit guère que des dos, seul Yvan lui serra la main, avec un sourire
ambigu d'ailleurs, il fit un tour de ville à la recherche de réconfort, rentra, s'assit,
reprit les journaux et essaya de se convaincre qu'il avait encore une chance aux
prochaines élections.
"Finalement, se dit-il, j'ai été trop scrupuleux. Seuls les vrais salauds réussissent
durablement. Et ce Martin en est un, il n'y a aucun doute. Comme disaient les curés
de mon enfance, le diable n'abandonne jamais les siens. Nous, il nous faut le mérite."
Il resta longtemps à rêvasser, à se souvenir. Il se repassait les grands moments,
les beaux moments...
Ainsi tout était fini. Il se battrait jusqu'au bout, naturellement, mais il savait,
on ne le prendrait pas au dépourvu, il était sans illusion.
"Soit, je tombe, se dit-il, mais je tombe debout."
L'image était osée mais il se comprenait, il n'était pas piégé comme l'Aigle des
brumes, ses précautions étaient suffisamment bien prises, il n'irait pas en taule,
lui, quelques Adjoints peut-être mais après tout... Bref c'était la retraite, mas
pas celle de Russie, celle de la Côte d'Azur, vu son âge il n'y avait rien à redire,
vu ses états de service elle était amplement méritée. En somme l'avenir était au
grand bleu. Mais bien sûr les fins dégagent toujours une certaine nostalgie.
FIN