Nona, un maire pour vous
(Chronique de l'an 2002)
Roman satirique
 
Les lieux sont fictifs,
seuls les personnages sont vrais.

 
Première partie :
Un peuple de héros.
I
Le ciel s'était ouvert sur un soleil fraise, des nuages chassés s'étiraient, devenaient diaphanes, l'haleine du vent forcit, l'espace s'éclaira sur une gigantesque nappe de rouge dégoulinante qui atteignit la mer. Et soudain sortirent de l'ombre la masse verte des pins du cap, le fantôme du château, les mâts des voiliers au port; des goélands s'envolèrent avec des piaillements stridents, revinrent se poser, en masse, maintenant silencieux. Il n'y eut plus un bruit, même la mer sans vague ne s'entendait pas. Tout attendait. Et ce fut la première voiture. Son ronflement se gonfla, s'étendit, parcourut les plages vides dans du rose qui finissait de fondre; une barque de pêcheur s'éloigna du rivage, seul mouvement dans ce bruit, une barque dont la silhouette du pêcheur se précisa tandis qu'elle s'écartait sous une lumière plus vive mais encore douce; un homme et une femme plus jeune sortirent d'un hôtel et se dirigèrent vers la mer, une serviette sur l'épaule, pour un bain que la femme prit seule, l'homme la regardant assis sur le sable dans la chaleur qui montait.
 
Je suis par là, dans le coin. J'oeuvre. A... ? Comme tout le monde. A la grande Oeuvre incompréhensible. On vit, quoi. Et en plus je témoigne. Je dis tout. L'auteur de l'Oeuvre ne me cachera rien, je rapporte, les curieux sauront, les savants curieux aussi; ce n'est pas tant l'HisTOIre qui m'intéresse, je rapporte surtout l'infime; dans le global c'est le détail qui importe, les grands événements n'existent qu'à la lueur de la bougie; si vous augmentez la lumière, ils s'évanouissent.
 
Presque propre, l'eau, ce matin; un trognon de pomme ici, un pansement qui flotte là, quelques détritus innommables qui vous donneront peut-être la maladie de peau dont vous ne rêvez sûrement pas en payant votre voyage mais qui va en augmenter le prix et vous laisser un souvenir inoubliable. C'est tout de même mieux qu'à Saint-Jean ? Très peu de merdes de chien sur ou près de la plage... il est tôt. Les efforts de la mairie sont remarquables... ou ceux des chiens conscients de l'enjeu économique ? Les odeurs commencent un peu plus loin.
La jeune femme à peine sortie de l'eau secoue ses cheveux bruns, assez longs, en un curieux ballet. Elle se plie en deux et allez tête à gauche et allez tête à droite, puis relevé de tête brutal, et puis on replonge, et allez à gauche, allez à droite. Je ne sais pas si ça sèche mais les mouvements ont l'air d'intéresser le type, plus vieux mais pas si vieux. Enfin elle vient s'asseoir à côté de lui, elle l'embrasse sur la bouche, elle s'allonge sur le dos. Il reste assis à regarder la mer.
Les lignes sont bien nettes maintenant, des montagnes enneigées à l'horizon dégringolant vers l'eau dans un frisson de collines d'abord pelées, ensuite verdoyantes, jusqu'au littoral hérissé de palais, de buildings, de résidences, d'immeubles de rapport, pour le débarquement estival des Vénus nordiques, désormais durant même quatre mois grâce à une incitation publicitaire et une gestion économique efficaces.
Ça va griller. Un peu. Nous ne sommes qu'en mai.
 
II
Proviçat I - "en ritrêt, moa !" - et Proviçat II - "après tout ce que nous avons fouet !" - également virés du bordel-licé dès la limite d'âge malgré des demandes indignées et réitérées, ô ingrate république, faisaient leur promenade matinale en passant par les remparts. L'un de petite taille, bedonnant, plutôt rond et l'autre long, avec bouc filandreux, et bedonnant aussi, ils allaient, construisant de nouvelles réformes d'l'éduc pour le moment inévitable où on aurait besoin d'eux. Car rien n'allait plus depuis qu'ils n'y étaient plus. Les réformes ! Où l' est la grande révoluzione pédagoglique ? Hein ? Avé l'estude de la lingua ? Pésonne i ne le sait plus, le françouet. Eh non. Catastrophe ! Grande catastrophe ! Car i fallait plusss de réformes, de réformes de réformes, de réformettes, de réformallumettes, de mégaréformes, d'hyperréformes éventuellement financées par la publicité, avec quelques panneaux par-ci par-là dans les classes. Les gosses en voient bien à l'extérieur, ils peuvent bien en voir à l'intérieur. Parce que ce qui compte, tout de même, c'est de ne pas fermer le licé sur lui-même, de l'ouvrir à la vie, à la vie pub entre autres. Et puis, quoi, il faut être réaliste : pour réaliser l'idéal pédagoglique, faut des sous, beaucoup, beaucoup. Des sous.
P'tit rond proviçat s'était récemment découvert un ancêtre russe, le collègue - un proviçat moins bon déjà, mais tout de même, à la rigueur... - un ancêtre anglais (et il s'efforçait de s'habiller en conséquence, malgré les prix). Conscients d'être l'élite locale, ils avançaient avec une gravité étudiée, les mains derrière le dos, la mine pleine de l'importance qu'ils se reconnaissaient, et quand ils croisaient un jeune, une jeune surtout, ils vrillaient sur elle, sur lui, un regard inquisiteur, fouilleur, fouineur, pour savoir : est-ce qu'on l'a bien formé par la pédagloglo ? i sait i bien s'conduire car le licé ne doit pas seulement renseigner mais également éduquer ? Bref, est-ce qu'il vote à gauche ? Ensuite chacun réfléchissait, il y avait un moment de silence, puis l'échange des verdicts. Alors on revenait aux indispensables réformes. De nouvelles grandes éclatantes réformallumettes.
Leur cible préférée était leur remplaçant, Proviçat III, oïe oïe, Dakouenne le nul - même eux s'en apercevaient - en même temps à la tête du socialo-parti local et d'une socialo-association de parents d'élèves créée pour avoir des parents copains dans les conseils de classe et le conseil d'administration, l'ingénieux système des élections parentales permettant d'avoir des élus sans aucune représentativité réelle. Certes il était pour les réformes et palabrait gâteusement - pas viré ritrêt mais ça va pas traîner - sur l'épuration idéologique nécessaire pour sauver le socialo-bordel-licé, car pour lui - ô brave petit Proviçat ! - tout non socialo était un infiltré, un extrêmdrouète, une peste brune bipède, et lui, Dakouenne, il se voyait, quoiqu'athée, en saint Michel flamboyant, qui avec sa p'tite épée, nantie d'un diamant en sa poignée, allait tuer la bête immonde. Après ce rêve éveillé il avait toujours besoin de s'asseoir dans le beau fauteuil hérité de ses prédécesseurs - des amis -, pour récupérer. Il était un héros. Un socialo-héros. Il tenait ferme le licé dans la bonne voie socialo. Mais il y avait un point noir dans sa glorieuse vie : aux élections il ne dépassait jamais cinq pour cent.
 
 
III
Ce jour-là Bouillabê avait un discours à faire. Il adôrait. Il en bavait sur l'épaule de sa secrétaire en la regardant l'écrire. Elle alignait avec facilité des mots d'une belle écriture ronde et le tout voulait dire quelque chose. Ah c'est bon d'avoir des intellectuels comme domestiques. Lui l'école n'avait pas été son fort; son futur était tracé : succéder à papa à la mairie, devenir puté et bien sûr aussi encaisser au conseil général, au conseil régional, au district... on n'a pas multiplié les niveaux de décision pour rester pauvres. Il était très favorable à l'archicumul des mandats traditionnellement occupés par un membre de la famille. "Tiens, mon lion, dit sa secrétaire en lui bisoutant la crinière, je vais t'en rajouter." Et d'une exaltation vaguement littéraire elle mit de nouvelles belles phrases sur la page, y en avait partout.
Ensuite elle le lui faisait apprendre. Ça n'allait pas tout seul . Il fallait beaucoup le bisouter pour qu'il retienne à peu près, mais elle aimait les pectoraux durs, les biceps qui gonflent, qui gonflent, elle aimait... passons. Le tout bien bronzé. Elle tenait au bronzage à rayer de ses ongles spectaculaires, vernis de rouge aïe. Nul n'a idée de tout ce qu'il faut leur faire pour avoir des domestiques intellos et de biaux discours entièrement corrects ou presque.
Elle prit lion-lion sur ses genoux et lut : "Les forces socio-négatives qui diffusent à l'heure actuelle leur message anti-économique risquent de décourager l'envie d'entreprendre." Elle lui fit un bécot, puis : "Répète." Il le tenta vaillamment : "Les forces... socio... actives... diffusent... partout... et surtout l'envie d'entreprendre." "Pas bien" dit-elle et elle se pencha, lécha doucement le téton droit, brusquement le mordit. "Aïe", dit Lion-lion. Une sous-fifre qui devant la porte passait, avertit les autres travailleuses : "Dnot disturb l'maire, il apprend son discours." Toutes sortirent ou revues féminines ou téléphones portables ou trousses de maquillage, les hommes se mirent à surfer sur internet. La petite du renseignement était une Anglaise en stage de bronzage, un international obscur accord l'installait à la mairie pour six mois; d'ailleurs de belles cuisses de tenniswoman que Lion-lion avait tout de suite remarquées, il est vrai qu'elle ne les cachait pas.
Il sut son discours quand son intellomane fut repue. Et il alla se reposer avant de le prononcer.
La mairie est engoncée dans les maisons à commerce de la place oblongue à mi-pente entre chez lui et le château; elle donne, route traversée, sur une petite fontaine avec parvis pour photos des jeunes mariés et ensuite la halle ouverte avec ses éternelles lumières de Noël, avec son marché du matin et sa bimbeloterie pour touristes toujours prêts à acheter cher ici ce qu'ils mépriseraient chez eux - ils doivent avoir d'immenses greniers à meubler. Le tout coquet mais pas très propre; le soleil, c'est salissant.
Merlet fit ses cent mètres; puis dans l'autre sens et fut en place pour oeuvrer dans les gratifiantes fonctions, il allait être plein d'importance devant un gros tas de gens, il se sentait gonflé de bonheur.
 
IV
C'est plein d'amour dans le coin, et en plus on attend du monde, des façons d'aimer diverses, multiples, des courantes aux plus bizarres, qui viennent s'aimer là. Il paraît que le soleil, ça aide. Outre l'alcool, le haschisch, l'ecstasy, il leur faut en plus le soleil. La femme se libère, il lui faut toujours plus, l'homme travaille de moins en moins, la natalité baisse, les entreprises de préservatifs prospèrent, les déchetteries également et, de façon adjacente, les groupes musicaux.
Freddy, dans les boîtes, a droit à l'homérique épithète de roi de la nuit (chaude, chaude). Des gens qui dans leur coin d'origine sont exigeants, le mettent dans leurs souvenirs de vacances. Ils dansent sur ses hoquets et ses pimpons. Et ils applaudissent à la fin des morceaux. Ils ont les oreilles en vacances.
Freddy s'appelle Gilbert, ce qui est affreux pour un fanteur de fpop, de frock, de la fêête, avé la mjusic de l'été, qu'il copie sur les émissions télés et celles de étés précédents, c'est si bon le souvenir.
De sa fenêtre il avait vu la fille, puis il avait vu les feus-proviçats, puis il avait vu Merlet aller-retour-aller ainsi que le fretin frétillant dans la ville presque remise de sa nuit. La fille lui disait quelque chose, il avait même sorti ses jumelles pour l'examiner mais sa vague impression restait incompréhensible et maintenant qu'il était en train de s'endormir elle l'obsédait.
Il la retrouva de l'autre côté. Elle avançait entre des pins inclinés vers la mer dans une sorte de foulard-robe rouge et jaune, son pas était décidé, elle savait où elle allait, or il n'y avait nulle part où aller. La mer frissonnait de crêtes métalliques sous un vent agaçant, Freddy le sentait, pourtant il n'était pas admis dans ce monde, le fait même de le voir constituait une sorte d'infraction, d'irrégularité grave. La fille s'arrêta et regarda autour d'elle avec suspicion, on aurait dit qu'elle sentait l'espionnage de Freddy. Il murmura : "Je ne le fais pas exprès." Elle repartit mais cette fois il avait bien vu son visage, mieux que sur la plage où elle n'était jamais de face. Il n'oublierait pas ces yeux calmes de noir à peine bruni sur les pourtours de l'iris, la descente si courte du nez trop fin vers une bouche au rouge épais et violent. Dans le mouvement de la marche les cheveux bruns se mêlaient de vent et de mer, ils prenaient la violence d'une nature qui désirait la tempête, la folie de l'orage avec un déferlement de pluie sans mesure, des vagues se haussant dans les éclairs, des ravines qui se creusent, la boue qui apparaît comme une sueur de terre, puis toute la terre qui fuit sous le pied, englue, coule, et les fiers pins qui s'effondrent dans la mer.
 
V
"Posibéats, Posibéates... Non... (Petit rire de Merlet.) Je recommence... Posibéates, Posibéats. (Petits rires et applaudissements dans la salle.) Ici nous avons tout. Le soleil, vé il se cache pas le soleil à nous ici, il aime le coin alors il fait venir des copains à lui, il sait caresser les dames, lui, elles en redemandent, ah les coquines, il a la ténique, y a bien des maris qui devraient suivre ses leçons, on aurait moins de cocous, pasqu'i paraît, selon les chiffres de Brouqueselles, qu'on a le record, le record en cjocjous; vé, je passe, j'y reviendrai. Y a le soleil. Y a la mer ! Ah celle-là, elle est bêêlle, elle est chez nous dôcile, facile, érectile juste ce qu'i faut, c'est pas la mer à tous, tu fais trente kilomètres et tu l'as plus; alors on a les bâateaux, les beaux, les p'tits miteux i vont à trente kilomètres, nous on a les élégants, les vastes, les rapides, ceux qui enflamment les rêves, ceux à filles de rêve, chères, des bâateaux que les heureux propriétaires hésitent à sortir du port de peur de les abîmer. Moi aussi j'ai un bâateau, je l'ai hérité de mon papa, comme la mairie, mais je le sors deux fois par an, je ne recule pas devant l'aventure, dans la vie il faut savoir prendre des risques. (Applaudissements admiratifs des Posibéats.) Y a le soleil, y a la mer, mais y a aussi la ville, avé le château, avé les ruelles coquettes comme des filles au premier amour, avé les musées pour les touristes quand il pleut, ah qu'elle est belle notre ville, j'observerais presque une minute de silence pour tous les gens qui vivent ailleurs. (Vifs applaudissements de sa secrétaire au fond de la salle, qui a trouvé la formule.) Ici on a tout. Même des sportifs. Champions régionaux de pétanque. Champions régionaux de dominos. Champions régionaux de tir à l'arc. Et surtout nombreux champions internationaux qui ont acheté une villa sur notre presqu'île. Comme on les comprend. A quoi bon se fatiguer à faire du sport si ce n'est pas pour pouvoir bien se reposer... Tout ce que je vous dis là bien sûr vous le savez, mais c'est pour faire sentir la nécessité de grands travaux dans la cité imposés par le bon sens de la raison.
Notre gare, elle est minable. (Protestations indignées.) Si, elle est minable. Nous y sommes tellement habitués que nous ne le remarquons pas, mais quand des étrangers sautent joyeusement de leurs trains bondés après une dizaine d'heures à jouer les sardines, la déception se lit sur leurs visages de futurs acheteurs, leurs visages disent : mais c'est minable ! et ils ne sont plus aussi prêts à dépenser. ("Ce type est un révolutionnaire, articulait péniblement un nonagénaire, si je ne l'avais pas confondu avec son père, jamais je n'aurais voté pour lui." Merlet faisait celui qui n'entendait pas et continuait :) Avé une belle gare ils subiront pas le coup de dépression; leur portefeuille lui à l'inverse il se dégonflera plus et plus vite. Alors vive la nouvelle gare !... Y a aussi la perspective de l'avenue Poincaré sur le front de mer.
- Qu'est-ce qu'elle a la perspective de l'avenue Caré sur le front de mer ? hurla le nonagénaire et néanmoins en voix ce jour-là.
- Eh bien elle n'existe pas.
(Il y eut un silence devant cette inattendue évidence. Merlet savoura le fait d'avoir été le premier, ô générations têtes en l'air, à remarquer la chose. Il reprit :)
On voit des toâlettes sales, des poubelles éventrées et débordantes, des arbrisseaux demi-secs, des bancs tagués, un reste de cabine téléphonique... mais surtout les toâlettes...
- Ben quoi, c'est utile des toâlettes, fit remarquer avec bon sens un quinquagénaire volant sa réplique au nona qui lui en garda la rancune.
- ... d'ailleurs toujours tellement sales qu'elles sont inutilisables.
- T'as qu'à les faire nettoyer, triompha Nona qui cette fois l'avait eue sa réplique.
- Ça coûte alors que les toâlettes modernes, à péage et autonettoyantes, ça rapporte.
- Ah ? Ça rapporte ? firent Nona et Quinqua éberlués et d'un coup presque convaincus.
- Oui, les déjections humaines ça peut rapporter gros. Et on libère la vue sur la mer au bout de l'avenue Poinca, ce qui attire irrésistiblement l'étranger, surtout celui du très-nord, le Norvégien, le Suédois, le Hollandais, il ne résiste pas.
- Et il va dans nos toâlettes ? s'interrogea à haute voix Nona.
- Je demande la gratuité pour les autochtones, lança le quinqua.
- Ces grands travaux marqueront mon nouveau mandat, ils diront au monde qu'ici on est pour le progrès qui rapporte et qu'on ne regarde pas à la dépense."
Vifs applaudissements de la secrétaire et des amis. Quelques "ouh, ouh". Dans leur ensemble les Posibéats présents venaient de recevoir un tel choc, les povres, qu'ils n'avaient plus la force de faire un choix. Quand, par l'ambition d'un seul homme, not'p'tit monde bascule, ça fait trop de flotte dans le pastis. On ne sait plus où l'on vit. On ne sait plus quoi faire. Il faudrait réfléchir et on n'y arrive pas. Seul Nona bombait le torse, bien appuyé sur sa canne. Il clamait : "J'ai dit cent fois à son père : Il est encore plus fada que toi, ton gosse. Il répondait : Eh je sais bien, mais lui grâce aux bonnes écoles où je l'envoie, ce sera avec diplômes. Bé, pour sûr que ça lui en a coûté, des sous." Merlet passa sans bisou à l'ami de papa. Tout le monde fut révolté par ce comportement. Les jeunes générations ont souvent étudié au moins un temps dans les licésocialistes et ne savent pas se conduire.
Enfin la presse locale rendit compte du discours et des projets Merlet et dès le lendemain la ville entière noyait sa détresse dans des boissons diverses, certains par bravade, puisque le grand dirigeant méprisait le pays, s'abreuvant même de whistekey et de vodteka. La ville était saoule de la révolution par en-haut.
 
VI
Le professeur Gigame était brouillé avec Clémence. Alors elle ne montait pas la côte. Avec l'âge elle manifestait de plus en plus souvent de la mauvaise humeur, son caractère se noircissait. Et qu'est-ce qu'elle lui reprochait ? Quelques remarques acerbes devant des étrangers ? Tous les couples passent par là, on se chamaille, parfois on se sépare.. Et là, il était inquiet car il n'avait pas l'argent...
Son grand corps à l'ossature puissante arc-bouté aidait à l'escalade de la côte autant qu'il était aérodynamiquement possible. Le casque ultra-léger scintillait au soleil tapant, chaud dessous ! mais Clémence ne se hâtait pas. Elle traînait au maximum. Elle faisait sa mauvaise. Un élève, comme souvent, accourut d'un café voisin, mi-rigolard, et vint pousser; Gigame, reconnaissant, se voyait déjà là-haut, tout là-haut; le rêve est humain. D'habitude Clémence aimait bien les élèves, elle ralentissait rien que pour se faire pousser, mais elle était en crise, elle avait décidé une mise au point, car vraiment on la négligeait trop, dans le couple c'était à elle de commander. Alors, soudain, elle s'arrêta. Net.
Et rien ne la fit repartir.
Gigame descendit lentement, stupéfait; l'élève devant le résultat de son intervention s'inquiétait un peu; le prof regarda Clémence un long moment et proféra : "Ça alors !" L'élève, dans le louable but de l'aider à réaliser, de faire profiter de la vivacité de son jeune esprit cet homme savant certes mais proche de la retraite, lui dit : "Elle s'est arrêtée." Partout des gens apparaissaient aux portes et aux fenêtres pour contempler l'événement. Depuis le temps qu'on les voyait quasi quotidiennement grimper la côte ensemble... c'était une nouvelle digne des annales locales, personne n'ignorerait la rupture, et en pleine rue encore.
Gigame ne savait absolument pas quoi faire; il sentait les regards, toujours plus nombreux, sur lui; les voitures qui s'étaient arrêtées derrière lui étaient reparties lentement, d'autres conducteurs passaient mais au ralenti pour ne pas perdre une miette et pouvoir tout rapporter correctement à la maison (et éviter d'amers reproches); il restait là. Enfin il eut l'idée de pousser Clémence vers le trottoir; une fois garé, il dit : "Qu'est-ce qui ne va pas ?" L'élève les laissa seuls.
Ainsi file le temps aux sales coups, même un pauvre scooter de quinze ans ne lui échappe pas. Gigame méditant constata que rien n'est plus banal que les grandes leçons, et aucun casque ne protégeait de celle-là. Bien sûr il avait lu un jour quelque chose qui évoquait les pannes possibles des scooters mais on s'habitue au bonheur, surtout il n'était pas mécanicien, n'avait aucun goût pour une activité de ce genre, il n'avait d'ailleurs eu à pousser Clémence que lorsqu'il avait encore oublié de prendre de l'essence. Il tire de sa poche un volume usagé et en lit au hasard une page, mais Proust au contraire de la Bible n'avait pas réponse à tout et ne donnait aucune formule pour faire redémarrer les scooters. Gigame soupira, les amis vous manquent dans les circonstances exceptionnelles. Au loin il vit les Proviçats-ritrêt, goguenards, badauds gonflés de leur fausse importance, incapables d'aider quelqu'un si cela ne les mettait pas en valeur, ne faisait pas parler d'eux, qui sait ? dans la presse locale, voire la nationale; on les interviewerait, ils en profiteraient pour exposer les grandes réformes nécessaires dans l'éduc... mais là...
Une belle fille s'arrêta à sa hauteur, elle avait de longs cheveux bruns qui lui firent sentir la mer quand elle approcha sa tête pour le dévisager. Elle dit : "Vous voulez que je vous aide à le pousser ?
- A la pousser, rectifia-t-il machinalement.
- Bon." Elle rit. Puis elle s'empara du guidon de Clémence et en marche. "On va où ? Il y a un garage par ici ? Vous habitez loin ?"
Il suivait docilement sans répondre, soulagé que tout s'arrange. Au bout d'un moment il se mit à raconter sa vie.
 
VII
Dans la ville en révolution, avec ses amours, avec ses drames, pleurent les azalées en fleurs de sang sous un soleil merveilleux que boudent les cigales. Le tonnerre des voitures emplit désormais les rues, jusqu'à celles, étroites, tortueuses, touristiques où elles n'ont pas accès. Toute la colline agrippée à son château semble glisser perpétuellement vers le flot incessant des rues où l'on brûle les feux, où l'on frôle les piétons téméraires, où les motos orgueilleusement pétaradent en slalomant à des vitesses interdites; glisser dans le mouvement de déferlement vers l'autoroute, là-bas, tout là-bas, qui regorge, qui déborde. La colline tient. Mais aussi, tout près, de l'autre côté, pulse le battement régulier de la mer douce frisée aujourd'hui par un vent apaisant; elle fait son angélique parée de bleu marial et paraît l'amie, la consolante qui juste ronge les rochers comme une fille chaste se ronge les ongles.
La foule est venue sur les plages. Pas celle du coeur de l'été, on trouve son espace sans peine, les corps inconnus et quasi nus ne se côtoient pas à quelques centimètres dans une proximité recherchée et refoulée sous une fournaise qui étouffe les pensées, les dégoûts, les scrupules, et qui unit les êtres sous son constant baiser. Le nombre de vieux l'emporte pour le moment. Il faudra attendre la pause de midi pour que brusquement apparaissent les trentenaires avec une profusion de femmes seules.
A quelques mètres on dresse les panneaux électoraux. On va bientôt avoir le droit d'aller ratifier les choix des partis, de confirmer les carrières des carriéristes, de virer quelques sous-fifres en compensation (le peuple est rieur, il aime s'amuser). Les journalistes ont tout préparé, ils ont bien expliqué qui étaient les capables, qui doit avoir beaucoup de voix, quels sont les "petits candidats", ceux que l'on accepte démocratiquement juste pour faire nombre, pour donner du clinquant à l'acte républicain. Seul problème, on ne les lit guère. Ils s'en consolent en se gargarisant avec leur supposée importance en tant que membres de la Classe Politique. En tout cas si l'élection se déroule mal ce ne sera pas de leur faute mais celle de tous ces cons qui votent alors qu'ils ne savent même pas lire.
Deux échéances sont en vue : le présidentielle puis la putancielle. Il faut que les putés soient roses ou verts ou rouges ou bleus comme le pézident sinon ce n'est pas esthétique. Voilà. Ce qu'il faut c'est un vote esthétique.
Et pour le faire comprendre par l'image aux illettrés grâce aux bordels-licés, on va leur faire de belles affiches. Avec les couleurs pour qu'ils puissent voter sans se gourer. Avant la mise en place de ce grand progrès républicain y en avait qui votaient pour leur club de foot, y en avait qui votaient pour leur marque de caleçon, d'autres qui votaient contre leur voisin de palier, d'autres qui votaient sans regarder pour que le hasard fasse son choix, d'autres qui croyaient avoir une chance de gagner quelque chose après tirage au sort à partir des listes signées... Ça n'allait pas plus mal pour le pays. Mais les Anglais ricanaient méchamment, les Américains fusaient que ce système qui n'était pas le leur n'était pas le bon, les Allemands venaient voir pour finir de se dénazifier... Avec l'instauration des quatre couleurs autorisées (car d'autres auraient voulu du gâteau), tout fut réglé et la France devint un grand pays moderne - enfin, un moyen pays moderne.
La campagne pézidenôciel qui n'était pas commencée avait bien commencé. Un rose dissident cassait du vert à tour de bras depuis un mois; il amusait bien, ce vieux était un bon gars, il chauffait la république pour l'entrée en scène des vedettes plus tard, beaucoup plus tard. Il s'épuisait en mitingues et les farceurs lui sortaient des sondages commandés exprès où il avait le pactole en intentions de vote. D'après certains il y croyait. Mais il aurait fallu qu'il trouve beaucoup plus de naïfs pour y croire aussi.
Donc les employés plantent les panneaux. Qu'ils tiennent. Que les adversaires arrachent démocratiquement les affiches pas les panneaux. Sinon c'est encore le prolétaire qui prend puisqu'il faut recommencer le travail.
 
VIII
Pendant que Freddy dort (quel dormeur celui-là !), que Merlet se reposait de son grand effort oratoire matinal, Gigame composait dans le silence de son bureau une ode à feu Clémence. Le garagiste avait craché son verdict cruel, sans pitié il avait détaillé, ô Clémence, quand l'âge vient on ne trouve plus les pièces de rechange. Et qui comprendrait que l'on organise l'enterrement d'un scooter ? Il avait bien eu la vision rapide du magnifique cercueil sur mesure, de la foule recueillie suivant le convoi, mais ... le peuple n'est pas vraiment prêt pour le respect des choses, il préfère recycler. O Clémence, tu survivras néanmoins, tes parties offertes pour créer un gobelet, une cafetière, un tube, ta petite âme grondeuse continuera de flotter au paradis méconnu des objets, tu hanteras avec les copines fantômes ces lieux si souvent parcourus. Et maintenant, comment se véhiculer ?
Des tas de gensses mangent quand d'autres pensent, ils ont du boeuf gras dans leurs assiettes avec des frites qu'ils prennent avec les doigts, c'est ainsi qu'ils ignorent les drames, ceux des autres et ceux qui vont leur tomber dessus, échappant à la peur par les calories puis par la dépense des calories. A la porte de l'abattoir chacun se force à n'y pas penser, ne pas penser à son tour et qu'il faudra bien y entrer, ou que vous y serez traîné si vous n'obtempérez pas, on vous tirera par un licou, on vous poussera à coups de pied jusqu'au coup final, même si vous avez les jarrets coupés, le bon coup dont on ne sait pas rire, et dans les rues, restaurants, plages, les foules terrorisées en s'efforçant de se le cacher s'occupent, errent, elles fuient leur avenir, elles s'abreuvent au Léthé et que demain tout recommence au lieu de continuer.
Gigame avait commencé de mourir par son scooter.
 
IX
Au Cap il y a une belle sculpture, une sculpture à la gloire des escrivains améquicains qui ici burent. Les soûlards célèbres venus d'au-delà les mers pour faire la grande découverte des alcools variés d'ici et de pas loin, ont eu droit à un monument commémoratif qui est visité chaque année par leurs compatriotes touristes. Il représente une bouteille. Même pas géante, non, l'artiste réaliste a en bronze copié une ordinaire bouteille de pète-la-gueule avec dedans du bronze. Eh bien, tout de même, des nuits avec lune, des Améquicains et des Améquicaines ivres essaient de la boire. Elle est sur un piédestal (toujours en bronze, on a bien fait les choses) et à ses pieds les noms quicains, ceux qui en plus ont escrit. Ce sont des classiques en leur pays, c'est-à-dire qu'on trouve leurs livres partout et que presque personne ne les lit. A la place on réalise le pèlerinage ici, on est ému devant la monument : il paraît que l'artiste pour ne pas rater, a moulé la sculpture directement sur une bouteille qu'ils ont réellement bue. Il y eut les écrivains champagne, puis les écrivains whiskey, on en est aux écrivains coca-cola. Et encore en y ajoutant de l'eau. L'amitié Posibéat-Améquicain est solidifiée à jamais; Fissémable et Emigouais sont bien là embouteillés pour toujours, le meilleur de la vie et le meilleur d'eux-mêmes en bouteille mais imbuvable.
Pour y venir du port à yautes le mieux est pédestrement de suivre les bouteilles en général sur le trottoir de droite parce qu'il n'y a plus de provisions pour la descente. Les merdes de chien sont, elles, plutôt sur le trottoir de gauche car les proprios ne veulent pas salir leur colline alors il viennent promener leurs gardiens en bas près des logements des pauvres; mais il y a des accidents tout le long du parcours; ça va mieux en remontant.
Le vieux à la jeune fit le chemin seul. Il arrivait presque au phare et là au carrefour une troupe de Quicains honorait l'esprit de glorieux de l'écrit national. Il s'approcha, regarda, vit et bâilla. Tous tournèrent vers lui des têtes aux sourcils froncés. Qu'était ce gougnafier de la culture ? N'était la caquète de captain, on l'eût jugé, outre mal, non Quicain, un négligeable local sûrement blasphémateur de l'art livresque et terroriste de la bonne bouteille. Il était protégé par la caquète. On ne beugne pas un riche pour un bâillement. Lui ne se laisse pas impressionner, s'en fout des compatriotes, c'est bien le lieu du rendez-vous : le phare, la bouteille... Il attend.
Sa chérie arriva en compagnie de la stagiaire aux belles cuisses qui avait laissé sa voiture à bonne distance, elles se disaient des choses dans l'idiome anglais. Mais elle l'avait cherché des yeux du plus loin, puis, rassurée, avait affecté une conversation normale. Très naturellement, une fois vers l'attroupement, elles examinèrent et tiens il est là. Chérie courut lui poser la bouche sur la bouche avec une forte pression et il embrassa la fille aux belles cuisses sur les joues.
 
 
Merlet arriva, sa voiture précédée de motards CRS car il y avait droit au nom de l'amitié francoquicaine, droit une fois par an pour la solennité particulière. Il adôrait. Il se sentait grand homme, à sa place enfin. Descendant, d'un regard acéré, souverain et rapide, il lorgna les filles. Deux cuisses lui restèrent dans la tête. Et c'est avec ça là qu'il prononça son discours. Du reste sa secrétaire avait honnêtement fait son travail et copié celui d'il y avait deux ans (les auditeurs pouvaient reconnaître celui de l'année précédente). Dedans, ô cerises ! on trouvait des mots angloquicains. La crétaire avait cherché dur dans un gros dictionnaire et copié des phrases dans une encyclopédie en cet idiome, puis elle avait testé sur la stagiaire de l'époque mais celle-là n'avait pas de belles cuisses, elle ne comprenait rien. Au début elle disait : "Aho !" en battant des paupières, ce n'était pas constructif; pendant la suite de la lecture elle n'avait plus rien dit et ça valait mieux, tout le monde en avait marre de cette stagiaire pas sympathique. La nouvelle, elle, belle-de-cuisses, plaisait. A tous et à toutes. Ici il fait chaud, une Anglaise c'est rafraîchissant. Lion-lion fantasmait des infidélités à sa crétaire si intellectuelle qu'elle n'avait pas besoin d'une secrétaire à elle pour produire les oeuvres oratoires comme c'était le cas pour celle de papa.
Il allait serrer pince au consul de là-bas quand, essoufflé, épuisé, frappant le sol de la canne agressivement, Nona, seul et triomphant, arriva. Il s'écria : "Me voilà !"... pour le cas où le bruit de la canne n'aurait pas suffi à attirer l'attention. Tout le monde tourna la tête vers la vedette autoproclamée et Merlet fit la grimace. Qu'avait projeté ce vieux fou ? Nona marcha sur lui, il ne s'intéressa même pas aux belles cuisses : "Alors, le révolutionnaire ? Tu es venu leur parler toâlettes ?" Et il serra pince au consul alors que c'était le privilège annuel de merlet. Le Quicain ne cilla pas; il avait déjà été emmerdé par le vieux, il préférait le considérer comme un ami de l'Amérique mais il n'irait pas à son enterrement. Sans gêne - à son âge, pourquoi encore se gêner ? - Nona alla au micro, dit : "On m'entend ?"; s'entendit et, satisfait, se lança sous le mitraillage du photographe de la presse locale; la télé filma sans l'autorisation de Merlet furibond. "Ah, vé, je les ai bien connus, moâ, les Quicains de la bouteille là. Avé les copains on venait lorgner leurs femmes. Mais à l'époque, aller plus loin, on n'osait pas. La société elle n'était pas évoluée comme aujourd'hui. Quand je vois mon arrière-petit-fils, le Freddy, i en ramasse tous les ans su les plages, comme des coquillages. Mais il a vite enlevé la coquille, hé hé. D'ailleurs elles l'enlèvent souvent toutes seules. Moi je vais sur les plages voir l'évolution sociale, je m'intéresse. J'ai été marié cinq fois. Une avec presque une Quicaine... pasqu'elle avait une tante qui avait migré là-bas. Oui je les ai bien connus. Je les ai pas lus, ça non. J'ai pas eu beaucoup de temps. Cinq femmes, pensez. Mais on disait dans le pays, c'est des Quicains qui écrivent aussi. Qu'est-ce que je voulais dire... Ah oui. J'ai une anecdote (Il passa la langue sur ses lèvres et prit un air gourmand.), une du temps de la bouteille-là, jamais dite à personne (quel menteur ! La moitié de l'assistance se la racontait déjà.) C'était avant le temps de ton père, révolutionnaire; c'était avec ton arrière, il était mon copain. On était allé voir les filles, les Quicaines pasqu'à l'épôque, les notres, elles étaient emballées comme des paquets-cadeaux, tu leur voyais rien. Tandi que mainnant... (Rires dans l'assistance.) Alors y avait les deux Quicains de l'écriture, su la plage, chacun en transat écrivait sur un carnet, et ils guignaient si l'autre copiait pas, i mettaient la main comme à la petite école pour empêcher; l'une des filles, des cuisses ! comme la petite là (Il désignait du doigt, sans façon, la stagiaire qui ne rougit même pas, habituée à intéresser par ce qu'elle montrait.) E pi elle a r'gardé les hommes, elle était furieuse, furax la fille, ah des cuisses terribles, le soleil il me tapait dans la tête, ton arrière i répétait : "O vé, ô vé." Elle plonge une fois, elle plonge deux fois; et après toujours elle les regarde; rien; eux, le petit carnet. L'autre fille elle avait le sourire su les belles lèvres, mais elle bougeait pas. Alo la fille, d'un coup elle a tout enl'vé. Hop ! Elle les a r'gardés les deux mecs; eux, même pas vue; le petit carnet. Et elle a plongé. Comme ça. L'autre avait le sourire su les belles lèvres. Quand la fille est sortie de la mer, elle est venue lui mettre son peignoir, elle l'a embrassée; su son transat elle l'avait tout contre elle. Un spectacle pareil, à notre âge d'alors, ça vous fait aimer la Quicanie. J'en ai vu depuis ! Mais c'est toujours d'elle que je rêve." Applaudissements. Nona quitta le micro satisfait d'eux et des autres.
Merlet n'était pas content, lui. Il disait, le malpoli : "mais qui ça intéresse ? Qui ça intéresse cette histoire ?" Et il amusait même le consul quicain, pourtant un blindé de diplomatie.
Nona faisait la tournée des mains comme une vedette. Alors que Merlet causait dans le micro, personne n'écoutait. Il était vexé mais il avait les deux belles cuisses dans la tête alors il oubliait qu'il était vexé. Il eut une hallucination : il vit Nona se pencher et tâter une des belles cuisses de la stagiaire. Il eut peur de l'embolie cérébrale. Il se hâta de prendre des raccourcis dans son discours en sautant les finesses fignolées par sa crétaire. Il avait chaud... Mais, ô vaillant, tu as tenu le coup ! Bravo, bravo. Il y en a qui ont vu le consul quicain applaudir, ils imitent la diplomatie. L'invité de marque prend la parole; à part Nona tout le monde écoute, lui, fier de son succès, parle tout seul. Merlet se remet de sa peur.
La fille des rêves de Freddy s'est rapprochée de son amant, elle lui a pris un biceps dans une main et elle serre tout doucement. Nona documente la stagiaire, et en englishe s'il vous plaît, elle ouvre des yeux orgasmiques, il raconte une anecdote, c'est peut-être bien encore la même.
 
X
Le soleil basanait ferme déjà, la mer s'alanguissait en pétales roses sous quelques nuages doux et sur la plage presque propre les ronds bedons avaient succédé aux sportifs fanatiques de l'eau froide. Les immensités salées existaient pour le bain de pieds. Le bourdonnement des voitures semblait lointain, une tentative de ronronnement à laquelle on voulait croire, et une caresse incertaine de vent tendre frôlait les peaux tiédies, déplaçait coquettement une mèche, s'étonnait d'un parasol d'un vert criard et puis allait se glisser là-bas sur la coulée rose fuyante des pétales.
Les bancs le long de la plage sont lourds de vieillards venus mourir dans cette douceur et cette beauté; la maison de retraite est à quelques centaines de mètres; ils sont descendus en masse des zones grises du pays pour finir dans les vacances - ils étaient passés là autrefois. Sur les bancs restants s'arrêtent un instant les promeneurs plus jeunes, mais pas très jeunes, un coup d'oeil au céleste paysage puis on repart. C'est au tour du couple de l'Anglaise aux belles cuisses et de la jeune fille aux longs cheveux bruns. Celle-ci dit qu'elle s'appelle Marita. C'est une fille de Norvège qui n'aime pas le froid. On en est aux premières confidences. Elles ne se connaissent que depuis une heure : l'Anglaise trouve une place pour sa voiture, la Norvégienne la regarde mal manoeuvrer et l'aide par signes, elles vont ensemble jusqu'au monument de la Bouteille; voilà elles sont amies. Lisbeth abandonne sa voiture pour descendre à la plage avec Marita.
Ça va discuter ferme à toute allure pendant une bonne heure. Pendant ce temps-là reculons jusqu'à la Bouteille pour profiter du terrible affrontement entre le maire puté en titre qui ne veut pas être balancé de la bonne place et Nona qui a attendu d'être arrière grand-père pour nourrir des ambitions électorales face aux idées révolutionnaires d'une tête brûlée qui ne pensait qu'aux cuisses. Le requinqué vieillard attaqua sur le chemin de sa voiture l'étoile pâlissante de la poblitic fric locale.
- Alôrrs, elles vont rapporter les toâlettes ?
- Mais parfaitement, riposta Merlet qui s'efforça même de sourire.
- Et pour les chiens ? Ils vont faire aussi dans tes toâlettes ?
- Hein ? fit Merlet interloqué.
- Les chiens ? I paraît que tu veux leur interdire la plage.
- Ben quoi, y a d'autres endroits.
- Mon chien à moi, il est vieux; i chie bien que sur la plage.
La campagne pour les magistratures qui permettent de distribuer les subventions s'annonçait terrible. Merlet ne comprit que lorsque Nona en partant lui lança :
- J'vais m'présentouer, moâ aussi, j'vas défendre la civilisation, moâ !
Les jeunes étourneaux qui se voient en palaces distribuant des pourboires royaux devraient faire un stage de maire-pipi, sinon de vieux ambitieux qui connaissent mieux la question peuvent les déstabiliser. Dans cette bonne ville où les inconscients d'ailleurs viennent se déshabiller pour le prix de vêtements haute-couture, tout investissement doit rapporter bellement pour entraîner une réduction des impôts locaux. Or les Posibéats réalisaient que les toâlettes à péage étaient un impôt indirect, car, à longueur d'année, le maire allait leur faire les poches au lieu de les remplir; ils contribueraient plus au budget et même si les subventions diverses augmentaient, où serait l'intérêt puisqu'ils les auraient eux-mêmes payées ? Vas-y, Nona ! Protège-nous ! Sauve-nous !
Revenons à Marita.
Qu'elle est mignonne quand elle secoue ses cheveux bruns, on a envie de la revoir sur la plage, quasi nue, offrant son étrange ballet à son vieillissant amant. Et on comprend qu'elle soit restée dans l'oeil de Freddy. C'est avec d'autant plus de plaisir que l'on s'insinue dans ses confidences à Lisbeth aux cuisses dorées quoique anglaises; on va savoir ce qu'elle dit tout bas : elle parle de sa période de mannequinat - y a des photos ! Elles a fait des premières pages, des couvertures. Faudrait joindre ici les documents en belles couleurs sur beau papier glacé, toute une série pour l'admirer. Dans bien des coins du monde, des hommes l'ont placardée ou sur la porte de leur chambre ou dans leur camion, dans un cabanon de chasse... elle est même dans un cahier qu'un écolier vient de refermer et qu'il ne rouvrira par hasard que dans soixante ans, redécouvrant à soixante-quinze ans son rêve de quinze. Le rêve dit ses rêves à Lisbeth, son aventure avec son armateur qui grisonne aussi dans sa tête, la tendresse qui s'étouffe dans des regrets, l'avidité de la vie avec ses aspirations les plus contradictoires : "Je suis folle. Je le battrais quand je pleure.
-Tu pleures ? Et pourquoi te fait-il pleurer ?
- Non, ce n'est pas lui... Ce n'est rien... C'est quand je ne supporte plus qu'il n'y ait rien."
Sacré cadeau pour Freddy, fais gaffe mon p'tit gars, mais les hommes sont éternellement pris à la glu des femmes.
Pour Lisbeth tout a été simple : "Beaucoup tennis, tennis beaucoup." Elle a bien profité du bas. Il lui manquait juste une Marita dans sa vie.
 
 
 
XI
Les roses de la fleuriste entre deux boutiques de sandwiches se caressent de soleil tendre mais ne se vendent pas. La ruelle à sens unique qui monte sent les choses à manger, assaisonnées parcimonieusement; les réfrigérateurs aux couleurs qui hurlent y rassurent le chaland sur la grande soif qui le menace. Et les touristes encore trop rares, dans leur escalade vers le château musée, et à son pied l'adorable petite église baroque, succombent aux tentations; repus, gavés, bifurquent vers la ruelle aux fripes, vers la ruelle des huiles d'olive, des santons, des vraies et fausses spécialités; ô combien de détournés de la culture par l'étalage éhonté des nourritures terrestres ! Et en plus pas fameuses; évitez le deuxième de la grimpette, il m'a mal servi.
En passant vous êtes priés de contempler la gueule hilare de l'actuel pépézident, le sourire gêné d'oser la concurrence de sous-fifres de drouète, le sans-façon du Prime minister de gôche qui veut la place de celui qui est devant, les autres en avant-gôche avec leurs longues dents, et enfin les deux de la drouète l'extrême le sourire candide. Oui, vous passez devant parce que la mairie se trouve avant le château près de la petite halle au marché face à une fontaine sans gloire. Si vous êtes du pays ou assimilé vous devez faire un choix d'une tête. Pour cela je vais vous aider, voici un extrait des sondages : Pépézident 18 %, Prime minister 23 %, Concurrent principal de drouète 5 %, Concurrent principal de gôche (le tôt lancé) 19%, Principal de drouète extrême 6 % ou 9 %. Le communiste largué. Vous comprenez votre devoir ? Vous ne comprenez rien ? On vous réexpliquera. Mieux. Plus clairement.
Celui qui comprenait bien, ô oui, c'était Proviçat en son beau bureau cerise. Et en plus il agissait. Grâce à une épuration idéologique vigoureuse, le bordel-licé était un bastion de la gôche au milieu des hordes droitières. Car, dans la ville, les socialos représentent environ 5 %, et la gôche péniblement 20 %. Eh bien les 80 % de la population de droite sont obligés d'envoyer leurs mômes en formation idéologique auprès des représentants des 5 %. C'est pas beau, la démocratie ? Proviçat a bonne conscience, il détient La Vérité et réussit à la faire partager - de force - aux rejetons des mauvais électeurs détournés de la lumière par l'éduc d'autrefois. Mais maintenant on a la diktatique. Mise au point par le fanatique Meumeu et répandue par les I U C M (Instituts Universitaires de Clonage de Meumeu), elle permet un moule unique, le produit qui en ressort a dans la tête un dégoulinant choléra rose, sorte de larve vraiment vivante à l'intérieur du cerveau qui broute vos idées et vous laisse zombie de gôche.
Proviçat soupçonne néanmoins un ennemi intérieur. Il a le flair. Il passe à côté en salle des profs et il le flaire. Des mesures sécuritaires s'imposent ! Et pendant que des ados gentils en rackettent d'autres, qu'un viol en bande récidive (depuis trois mois, la fille démolie à vie), que la drogue circule ici mieux que le savoir (remplacé par les "activités" : promenades, poèmes simplets déclarés prodiges, grandes expositions stupides...), Proviçat est très occupé par ses activités KGB. Tant qu'il en reste un, on n'est pas à l'abri. Employer la bonne vieille technique : isoler d'abord l'individu. Organiser un devoir commun en seconde et faire pression pour qu'il n'en sache rien; attention les autres, pas de trace, nulle part; rien en salle des profs pour ceux qui doivent surveiller les élèves, changer de salle; rien de visible; qu'il ne sache pas. Premier pas vers l'isolement. Ensuite on sous-entend que c'est lui qui ... Enfin Proviçat sait. Il ne sait d'ailleurs rien d'autre. Mais avec son Sous il est fier d'annoncer à ses coidéologues le triomphe de leurs idées sur le terrain d'l'éduc. Le plus sûr sinon le meilleur moyen de triompher c'est tout de même d'éliminer les opposants.
Jozin, ô Jozin, tu vaincras les forces du mal grâce à ton petit Proviçat. Tu es à 23 %, mais tu vas grimper. D'ailleurs tout le monde doit le savoir, si tu ne gagnes pas tous les profs descendent en grève dans les rues; ils entraînent les élèves au moyen des bons enfants des bons parents (adolescents spécialement entraînés par les forces d'encadrement de la jeunesse), les autres fonctionnaires rejoindront, plus de trains, plus de bus, plus de courrier, plus de... O Jozin, ou tu gagnes, ou tu gagnes; voilà. A bas la démocratie si elle n'est pas Jozin.
 
 
 
 
Deuxième partie :
Le premier tour de la présidentielle.
 
 
I
Y a fric, y a bon. Du touriste premier choix a été signalé en gare, pas des trois sous - que l'on reçoit aussi car qui se sent riche sans le regard stupéfait et envieux du pauvre ? - mais des bons qui achètent le cher (parce que cher). Ils sont de l'Inglande, nés dans le mou des brumes et le mouillé du crachin, les voici avec un immense désir de sec, de cuisson bien saignante, le gibier vient de lui-même à la rôtisserie.
Freddy s'est déplacé pour lorgner l'arrivage, voir s'il y a des femmes pour Freddy. Il a examiné les vêtements qui révèlent le genre de musique apprécié en corrigeant avec le facteur âge et en affinant avec le facteur mignonne. De sûr il a noté deux quadragénaires qui en veulent, une délurée dans les vingt-cinq, et trois plus jeunes que l'on a amenées là pour qu'elles le deviennent. Moralement il condamne, économiquement il profite.
Un autre événement a eu lieu : l'un des plus beaux yachts du port a tenté et réussi une sortie. Personne ne se souvenait l'avoir vu bouger. Eh bien il peut. On connaissait des vues de ses chambres luxueuses, de bonnes photos de son salon tralala et, pour amateurs, paraît-il, des films pornographiques qui permettent une visite complète. Oui, oui, détaché du port, il flotte. Epatantes les réussites de la construction navale moderne, l'appart à balades nec mergitur. Tous ceux qui avaient vu les films ont accouru à l'embarcadère pour voir les propriétaires. Mais il n'y avait qu'un marin à bord, un vrai.
Juste à côté, grand, grand, blanc, blanc, repose le bateau à voile et à moteur de l'armateur de Marita. Il donne des ordres aux marins. Les moteurs, tout se passe doucement, le recul lent, le bruit des moteurs plus puissant, l'avancée vers la sortie du port. Il regarde les quais comme s'il la cherchait. Il ne veut pas la voir mais il espère la voir. Un homme doit savoir partir. Le bateau doit l'emporter pour qu'elle vive.
 
II
"Ceux qui ont baptisé "réforme" leur trahison de la France..." Il martelait du poing. "Ceux qui sous couvert de journalisme l'ont répété pour abuser les Français..." La voix s'élevait, prenait de l'ampleur. Il ressortait du discours que les gouvernements qui se suivent font croire qu'une réforme est forcément bonne puisqu'elle réforme. Si l'on proteste ? Ah, on ne peut pas réformer dans ce pays ! Il faut bouger pourtant, le monde change et le pays est dans le monde ! Non ? L'orateur s'étranglait de rage en évoquant la malhonnêteté des dirigeants en place, gauche, droite, qui livraient le pays en se remplissant les poches. Il est vrai que les "affaires" comme on disait pudiquement, c'est-à-dire les scandales de la corruption étaient si nombreux que beaucoup, pourtant apeurés par l'étiquette extrême-droite, commençaient de lui prêter une oreille. Pour la deuxième on n'osait pas. Mais dans les sondages, de 9 % il venait de passer à 11 %. Et une rumeur circulait selon laquelle le chiffre était volontairement minoré par les instituts pour éviter un risque d'effet boule de neige qui n'allait pas dans le sens de leur propre intérêt.
Quelle que soit la tendance politique, ses représentants élus sont des gens "qui ont réussi", cela les unit tous, ils appartiennent à un système qui les solidarise en tant que caste dirigeante. Ceux qui, du dehors menacent et secouent la porte pour entrer constituent un danger commun. Adieu places et honneurs ! Pactole, adieu !... s'ils étaient élus. Quand la corruption est intelligente, il y a tellement de gens qui ont gagné un poste, un avancement, une gratification, un service... qu'ils forment une république dans la République; pour continuer il est capital pour eux de tenir l'Etat. L'Extrême à droite faisait peur. Alors jour après jour les journalistes martelaient que pas bien que pas bons que méchants que féroces que sanguinaires que monstres.
Après les Années Folles du temps de la fin de sa puissance, la France vivait dans sa chute les Années Dingues. Elle délirait de luxe et d'idées généreuses qui accentuaient la vitesse de l'effondrement. Suivant l'exemple de Prédissident, Chosset se fâchait rouge si un malheureux osait le mot décadence; non mais; il fallait dire que, grâce à lui, Chosset, le pays des vaches broutait bien, le pays des industries produisait tel une bonne fée, le pays des boursicoteurs était obèse etc... et que tous ces pays enlacés en faisaient un seul, celui de l'amour. D'ailleurs on donnait même un peu d'argent aux nombreux chômeurs pour qu'au lieu de crever ils puissent continuer de l'être, ils voteraient sûrement Chosset ou Jozin. A condition qu'on leur explique tout ce qu'ils perdraient si l'Extrême arrivait au pouvoir. Les socialistes exigèrent l'entrée de mille immigrés supplémentaires par mois pour que leur presse soutienne sur ce point la presse chossétienne. Ici on a la démocratie, on peut dire que l'on n'est pas content, que l'on n'est pas d'accord; du moment que l'on est trop faible pour être entendu on est libre de causer. Attention toutefois : être contre l'immigration facile c'est être raciste d'où tôle, être contre l'islam en France c'est être raciste d'où tôle, être contre l'américanisation forcée c'est être terroriste d'où tôle, être contre la mondialisation jungle c'est être terroriste d'où tôle, être contre... Pense mais ferme ta gueule.
 
III
Comme le temps est doux aujourd'hui encore... Comment les gens trouvent-ils les forces de leur férocité dans cette douceur ? A force de descentes du nord et de montées du sud on manque d'accent dans ce midi.
La mer se rosit en clapotis qui refusent la vague. La lumière s'annonçait éblouissante mais s'amollit sur la toile de la ville qui attend, qui attend la promenade du touriste, l'argent qui vient se donner.
On raconte encore, avec une indignation justifiée, l'histoire de Pôl, qui avait de la volonté, ça oui, mais pas de cervelle; il avait converti le commerce paternel au centre vieille ville en merdouille moderne, avec des gâteaux bons, des croissants vraiment du jour, des souvenirs originaux, des gadgets d'avant-garde mais testés (il vendait de tout)... Bref, une catastrophe, ce type; et pourtant il était né ici. On avait dû se liguer pour que le poids de l'inaction des autres l'écrase. Il gâchait la vie de tout le monde, il ne savait pas se laisser vivre, ses valeurs étaient celles d'ailleurs, il empêchait d'être heureux. Vous pouvez le voir encore maintenant, bedonnant, à sa terrasse redevenue à l'ancienne, et même il boit un peu plus de pastis que les autres.
On a bien établi une technopole là-bas sur les hauteurs, mais les gens en viennent pour trouver ici ce qu'ils ont perdu et qu'ils regrettent, tout l'argent gagné en enfer leur sert à se livrer à la toile, à s'offrir au festin des araignées.
Car il n'y en a pas qu'une, elles ont su s'unir pour couvrir de leur piège une plus grande surface, rarement visibles, mais elles observent tout : leurs caméras sont partout, leur camouflage est celui de l'archange aux ailes de paon avec mille yeux; votre sécurité, dit-on, dépend de leur espionnage.
Les baisers du soleil sous les yeux des archanges vident les portefeuilles qu'il faudra retourner remplir à la maison. La toile vit du chantage au bonheur, une délicate escroquerie qu'il faut tisser chaque jour, délicate même pour le soleil qui saura retenir la brûlure de ses baisers, pour que l'on croie éternellement le lendemain trouver ce que l'on n'a pas trouvé aujourd'hui, que l'on paie l'espoir.
C'est le rêve d'amour qui court sur les plages, il a besoin de beaucoup d'huile solaire pour s'entretenir. Mais ça ne suffit pas. Il y a un supplément musique. Mais ça ne suffit pas (Freddy ne peut pas toutes les contenter). Il y a un supplément resto. On se montre grignotant. Mais ça ne suffit pas. Il y a un supplément déshabillé pour les dames, muscu pour mecs. Mais ça ne suffit pas. Faites du sport sur notre sable devant une foule de Jeux Olympiques; comme dans nos bars il y a de séduisantes entraîneuses et de jolis entraîneurs, appelés moniteurs. Soyez mode; honte aux ringards qui seront croisés sans être vus; ils sont près de leurs sous, ils sont ladres; pourquoi sont-ils venus ? Croient-ils que l'on rêve à crédit ? Chérie, mets un string. Mais ça ne suffit pas. Franchement t'as bien besoin de la chirurgie esthétique. Se montrer, oui, mais il faut avoir à montrer. Chez nous, y a tout c'qu'i faut. Biaucoup cliniques, biaucoup. Elles te musclent le bonhomme mieux que les salles de gym, et surtout plus vite; elles te rendent la femme plate digne d'un film interdit, et sans interdiction, au contraire. Mais ça ne suffit pas...
Nos petites araignées s'alimentent doucettement de votre argent, et sans fin. Vos complaisances à être pris dans les pièges sont sans fin aussi. Vous aimez sentir sur vous leurs petites pattes et les douleurs infimes qu'elles vous infligent dans l'attente perpétuelle des jouissances vous donneront le sentiment aigu de vivre enfin.
IV
Glorieux Proviçat, gloire des proviçats, t'es encore au front, hein ! Les poilus de l'armée enterrée ne tenaient pas avec plus de ténacité. Ah, les copains ont bien fait de te nommer par leur système de cooptation vaguement déguisé en concours mais où un entretien seul compte. Grâce à toi le licé de petit bordel est devenu grand. C'est très pratique, l'entretien. Vous êtes micuistre, vous nommez petzident du jury un ami sûr et sincère, loyal et sans état d'âme; qui choisit comme membres du jury des gens comme lui, car si le micuistre l'a jugé digne de la place c'est qu'il est le meilleur (mais pas seul); lesquels vont juger en toute honnêteté selon leurs critères qui sont les seuls bons puisque eux-mêmes ont été choisis par le meilleur; ceux qui ne disent pas les bonnes petites conneries socialos n'ont pas des idées différentes, non, "ils ne comprennent pas", "ils n'ont pas compris"; alors on ne peut pas confier un bordel à quelqu'un qui ne comprend pas que le bordel est bon. C'est comme pour la diktatique socialo-meumeu; le système est légal; il est parfait; chacun s'y sent honnête : il agit seulement selon ses convictions.
Et Proviçat est un homme de conviction. A la fois il est myope et il a des oeillères. Le parti a eu raison de miser sur ce canasson. Il ne risque pas de réfléchir. Dakouenne, représentant local du parti à la tête du bordel-licé, pour des raisons généreuses fait régner la terreur chez les profs. Tout mal-pensant sera déclaré incompétent, faut l'exclure et pis c'est tout; bon, on est humain mais faut pas exagérer; dehors les dissidents.
Comme le premier tour des présidentielles approche et que le pays semble amorphe, que ça ne bouge pas, Jo-zin-au pouvoir ! Jo-zin-pé-zi-dent !, il va créer l'événement, il va faire devant la presse locale, un copain, une harangue aux troupes de à-gôche-toute.
Ce jour-là les proviçats-ritrêt sont venus. Il ont serré la pince du successeur la veille en le promettant malgré le mal qu'ils pensent de lui car en poblitic faut aussi savoir sourire sans mordre quand l'intérêt supérieur du parti, distributeur de bonnes places, l'exige. En termes courants et compréhensibles par les non-initiés : faut pas cracher dans le caviar. Sinon tu n'en auras plus.
Mais ô surprise, on attendait Proviçat (lequel jugeait bon de marquer ainsi qu'il était la vedette), Nona parut. Eh bien au bistrot, il entend "réunion politique", "oui", dit-il, "je suis candidat"; ce ne sont pas les mêmes élections, quéçafait ? elles sont toutes liées, il n'y a en réalité qu'une seule élection sous des aspects variés.
Donc il arrive et comme il n'y a personne à la tribune, il y grimpe. Il avait un bon souvenir de son intervention lors de la célébration de la Bouteille et, ma foi, remettre ça le tentait. A son âge se refuser un petit plaisir serait idiot.
"Salut à vous, ô Posibéats de gôche. Ça va ? Je suis venu apporter la contradiction dans ce débat, connaissant votre réputation d'ouverture d'esprit." Huées des proviçats-ritrêt. "Qui c'est ce rigolo?" dit l'un à l'autre qui le lui disait aussi. Comme Nona était un peu sourd il crut à un assentiment général. "J'ai soigné les phrases d'ouverture, vous avez pu remarquer. Alors causons."
"Dehors !"
"I faut pas cracher sur le pays comme vous le faites. Beaucoup d'entre vous, je le sais, sont des descendants de collabos de la dernière guerre, la mondiale là, celle causée par Reynaud et Blum. Ah si des hommes comme moâ avaient eu le pouvoir à l'épôque, Hitler n'aurait pas trouvé une armée d'attardés, avé des crédits si bien rognés qu'elle ne risquait pas d'être à la hauteur et des généraux gâteux gardés parce que ceux-là ne feraient pas de l'ombre au pouvoir... du moment que l'on flattait leur vanité..."
Il y avait un peu de bruit dans la salle. Il croyait à une approbation née d'une prise de conscience engendrée par son discours d'une forme littéraire particulièrement soignée parce que ces phrases lui avaient déjà servi et il les avait tournées et retournées dans sa tête avant.
Les Proviçats-ritrêt étaient tout rouges; peut-être d'enthousiasme. Nona avait un appareil auditif dans ses lunettes mais il était coquet et les enlevait dans les grandes circonstances. "Et je vais m'adresser à mon adversaire qui n'a pas osé venir. Il savait bien que je l'aurais écrasé. Ecrabouillé ! Rentre chez toi, petit. Laisse tes aînés diriger. Sois sage. Ne craignez plus rien ! Je suis là ! Je suis candidat !"
On ne le mit pas en pièces parce qu'il donnait des coups de canne à ceux qui voulaient grimper à sa tribune.
Il croyait naïvement qu'il suffisait de dire le bon sens, de bien expliquer pour être compris et suivi. Aussi avait-il commencé par un petit cours d'histoire, afin d'éclairer le présent. Naturellement il savait qu'il avait affaire à des esprits particulièrement lents mais tel un missionnaire chez les sauvages il apportait les lumières de son évangile et face aux mines anthropophages il tenait bon, il leur causait raison. Il en était à leur prêcher le vote utile quand Proviçat parut.
Il arrivait nimbé de son importance, repassant mentalement dans sa tête aussi rebelle que celle de Lion-lion, les bribes du discours péniblement appris - mais écrit seul ! En entrant il prit les cris pour de l'enthousiasme à son égard quoique personne ne l'ait remarqué. Et il se dirigea du pas le plus noble, le plus césarien qu'il put, vers la tribune. Qu'il découvrit occupée.
Dans le brouhaha il n'avait pu se rendre compte que quelqu'un prononçait (calmement, lui) un discours. Mais arrivé au pied il arrondit ses yeux. Puis risquant la montée vers Sa place, indigné... il reçut un premier coup de canne.
Ceux qui avaient reculé, sans vergogne hurlèrent "vas-y !" Alors, pour ne pas perdre la face, il y alla... Et il reçut un deuxième coup de canne. Sur le nez. Il recula - on le comprend. Nona expliquait que les toâlettes ne rapporteraient sûrement pas parce qu'on n'irait plus si elles étaient payantes. La foule entonna une chanson martiale, conquérante. Proviçat saignait du nez. Enivré par l'odeur du sang, devenu sanguinaire lui-même, surtout blessé dans sa vanité obèse d'être dépossédé du succès si bien préparé, il se rua, oui, il se rue vers le haut de l'estrade, il va s'emparer de Sa tribune et il fera Son discours, s'il s'en souvient, et Son public criera Ses louanges... Et il reçut un troisième coup de canne.
Il y eut un "oh !" de déception dans l'armée des partisans et, constatant son recul, un silence.
Nona avait fini. Il interpréta la fermeture des bouches comme l'aveu qu'il n'y avait plus rien à lui répondre; il avait convaincu les foules, lui, se rendant au sein même du parti adverse ! Il descendit noblement de la tribune, passant devant Proviçat qui s'écarta, et sortit, crut-il, dans le respect général.
Le lendemain, dans la presse locale, parut seulement le résumé du discours de Proviçat, sous la plume du copain qui n'avait pas eu le temps de venir.
 
 
V
Jozin travaillait dur pour sa candidature. Il était aussi Prime minister. A l'occasion son sens du devoir lui faisait assumer la fonction de garde du corps de Chosset, on l'avait vu dans un bain de foule houleux poser une main protectrice sur l'épaule avachie du petzident régnant.
Ce jour il participait à une réunion de son équipe de campagne. Sans sa femme. Tous se levèrent à son entrée. Sa tête était déjà auréolée de cheveux blancs bouclés comme ceux des angelots et son teint était trop jaune pour un combattant violent et terrifiant, l'ennemi ne tremblait pas.
Après les politesses et encouragements d'usage, il s'enquit de la qualité de ses prestations télé, on le rassura, il s'enquit du moral des troupes, on le rassura, il s'enquit de la qualité de ses brochures de propagande, on le rassura, de la réussite de ses affiches, on le rassura, de l'état des finances de sa campagne, on le rassura... Alors il s'enhardit et demande au chargé de la mission des sondages, où l'on en est.
"Vous ne montez pas, articula cet homme en qui on avait eu confiance pourtant;
- Comment ça ?... Est-ce que je baisse ?
- Oh juste un petit peu. Il arborait un sourire gêné le gâcheur de fête.
- Enfin je suis où ?... Donne les chiffres !
- Alors après Chosset toujours, lui 20-21 vous 18...
- 18 !
- Oui, 17-18... Enfin ce n'est pas très grave. Tous vos concurrents de gauche modérée baissent aussi. Y compris votre ami parti si tôt en campagne qui n'est plus qu'à 6 %...
- Ma foi il y a une justice. Mais alors je devrais monter... Où vont les voix ?
- ... Je crois qu'il faut recentrer la campagne contre l'Extrême.
- L'Extrême... droite ? Il est à 9.
- Maintenant tous les instituts de sondage le donnent à 14-15. Et ils minorent, nous le savons tous. Je pense qu'il est à 16-17. Plutôt 17. Il vous talonne.
- Enfin ce n'est pas possible !
- ..."
Tours se taisaient, ruminant leur incrédulité. Ce pauvre Ruppert s'était embrouillé, probablement. Oui, on verrait. On réfléchirait.
Le même jour l'Extrême découvrait les mêmes chiffres avec la même perplexité. Il était en train de préparer avec soin son discours de lendemain du premier tour, en toute sérénité, avec ceux des fois précédentes à portée de la main pour travailler la continuité et le renouvellement, il avait demandé les sondages pour affiner - mais il laisserait évidemment un blanc pour le chiffre final - et là il était resté le stylo en l'air. Il n'y croyait pas trop. Il ne savait plus quoi écrire. Il y renonça et se mit à marcher de long en large dans son bureau Empire. A lui on avait donné un avis plus clair qu'à Jozin. Les sondages dont on livrait les résultats étaient déjà suivis d'autres en cours, et le sentiment commun était net, il se trouvait cette fois devant Jozin.
"Eh bien, pensa-t-il, qui l'eût cru ?... Alors il va falloir... chanter victoire pour se faire écraser au deuxième tour... c'est gai."
VI
Gigame sur Clémence II, souriant comme un jeune premier, cascadait dans une descente de ruelle lorsqu'il s'avisa d'un léger vent dans ses rares cheveux. Il eut un doute sur la présence du casque. Stop. N'allons pas plus loin rongé par le doute; vérifions. A l'arrêt il passe une main circonspecte sur le crâne. Une voiture s'arrête derrière lui. Pas d'erreur, le casque n'est pas là. Une seconde voiture s'arrête, derrière la première. Alors où a-t-il bien pu passer ? On n'y fait même plus attention, d'abord il est là, dans sa sacoche - vide -, puis il est là, sur le crâne... J'ose dire que c'est simple. Et il n'est plus nulle part. Gigame fronça le front pour une poussée réflexion. D'habitude il obtenait de bons résultats avec cette méthode. Mais le casque ne revint pas. Vraiment il se sentait très désemparé devant l'étrangeté du monde. Autrefois on ne constatait pas de tels dérèglements. Il est vrai que les infrastructures, les superstructures, les médiastructures, les popstructures, les technostructures, les spatiostructures, les... Quelqu'un lui touchait le coude, il reconnut Marita.
Elle le fit venir vers le trottoir, les voitures en profitèrent, il l'embrassa gentiment et lui conta l'inconcevable. Elle opta sur-le-champ pour l'achat d'un nouveau casque. Elle a les yeux de la mer. Les jeunes adorent acheter. Où trouvent-ils l'argent ? Ce n'est pas que ce soit désagréable, non, mais il faut choisir entre des tas de modèles, il faudrait des heures. Autrefois, voyez-vous, on vivait dans un monde de lignes droites et courtes, mais avec le temps elles se sont allongées et zigzaguent. Les jeunes, entrant dans la vie, trouvent tout normal, c'est comme ça parce que c'est comme ça; en vieillissant on se rend compte que rien n'est normal, tout pourrait être autrement, on se sent un peu perdu devant l'infinité des possibilités et, parfois, on ne trouve plus quelle est la bonne, celle dans laquelle on vit.
Il en était là de son discours lorsqu'il remarqua qu'elle ne devait pas être seule; une autre jeune belle attendait sagement à trois pas. Marita lui présenta Lisbeth. La vue de Gigame intacte Dieu merci profita pleinement des superbes cuisses qui ne se cachaient pas avant de replonger dans les yeux de mer.
Freddy ayant aperçu le trio de sa fenêtre descendit précipitamment par hasard et tomba, à quelques pas, sur son ancien professeur qu'il salua jovialement en bon cancre qui ne craignait plus rien. Et alors il fit la connaissance de Marita. Pour un casque ? Oui, il savait où. Venez. Ce n'est pas loin. Lui, il était dans la musique, enfin l'animation, au club... "Vous viendrez ?" Lisbeth, elle, connaissait. Il les invita. Et ils trouvèrent même un casque.
VII
Merlet jugea opportun d'apporter son soutien à Chosset. Nul doute que la reconnaissance ultérieure ne soit sous forme de portefeuille. Quel ministère ? Il n'avait pas de préférence... mais un gros.
Donc il donna une interview.
Ouvrant le journal il voit avec satisfaction une grosse photo, en noir et blanc malheureusement, de sa tête, en bas une p'tite de Chosset, et le titre, ah le titre ! "Soutien inconditionnel de notre glorieux maire au président candidat." Il lit l'article. Il se lit dans le journal. Il croit que beaucoup de gens l'ont lu parce qu'ils achètent le journal local. Pour être au courant des décès, des travaux urbains... Le contenu est vraiment très bien, sa crétaire sera contente. Ils avaient répété tout un après-midi. Ç'avait été dur mais il ne reculait devant rien pour le bonheur de ses administrés. Comme ils avaient dû être heureux de lire une aussi belle interview, et comme ils avaient dû être fiers de leur maire. Il suffit de bien peu pour qu'une de vos journées soit arrachée à la monotonie. Les puissants du monde font trop pour nous. Merci.
Nona lut aussi. Il a mis les lunettes. Il lit tout haut, assis à une table de son café habituel, parce que, ainsi, il comprend mieux. De temps en temps il commente pour la collectivité - essentiellement des copains mais de tous âges - qui ne l'a pas lu et se contentera des commentaires.
"Le dadais des toâlettes, il y envoie le Jôzin. Et i croa que ça va payer. I se voit ministre. Ministre de quoa ? Des toâlettes ?" Sous la table le chien remue la queue gaiement. Il a dû apprendre qu'à un certain ton il faut paraître content. Les autres de la salle n'hésitent pas à dire "T'es le meilleur ! Sacré Nona, va." On aime toujours entendre ce genre de connerie; ça flatte; c'est bon, bon... Nona, encouragé, décide de lire tout l'article. Et une phrase attire son attention. Nous la citons entièrement ici, textuellement, parce que son extrême gravité non seulement le justifie mais l'impose :
"Certains vieux croûtons voudraient revenir à la France d'autrefois, ils ne comprennent pas le progrès, la mondialisation, l'immigration massive d'Arabislams, ils sont extrêmes ou gauche ou droite, ils sont politiquement séniles."
Nona en reste muet un moment. Puis il enleva les lunettes, essuya les lunettes et relut. Avec les lunettes propres c'était exactement pareil.
"Oh le salaud !" hurla-t-il, "il a dit des insanités sur moi dans le journal !"
Les amis sentirent monter en eux une juste colère dès qu'ils comprirent que ça n'avait pas été pour en dire du bien, ce qu'ils avaient d'abord naïvement cru. Ainsi Lion-lion ne se maîtrisait plus. Pris de haine pour son unique opposant sérieux il se débandait dans les colonnes insalubres du canard local dont par représailles personne ici ne se servirait plus dans les toilettes comme c'était la coutume. Les ventes allaient baisser. Ce fut la grande révolution au café qui n'hésita pas, pour soutenir son candidat, à acheter du papier spécial à l'hypermarché.
Nona demanda un droit de réponse. Il écrivit lui-même la lettre. On ne lui répondit pas. Alors il décida de faire une grande campagne d'information dans les rues, d'y distribuer lui-même un trac qu'il rédigea, agrémenta de deux dessins, photocopia.
L'attaque ne datait que de cinq jours que déjà il était devant son café à arrêter les passants. Il criait : "Enfin une réponse du grand Candidat au maire des Toâlettes !" et il vous fourrait son trac dans la main. Le premier jour il opéra seul. Son chien même eut l'autorisation de rester à l'intérieur. Tous les habitués du café parlaient partout du trac en bien. Ils ne l'avaient pas lu, ce n'était pas la peine puisqu'il s'agissait d'un ami, on pouvait faire confiance. Le deuxième jour il fatigua un peu et appela au devoir son arrière-petit-fils, Freddy. Lequel ne vint pas. Mais Nona le pressa et, finalement, il se retrouva dans la rue avec papy, un trac à la main qu'il lut avec stupéfaction. C'est qu'il avait des pratiques, lui, le soir... Il avait une réputation... Et le vieux malin comptait en fait là-dessus.
Passa Marita. Heureux, Freddy lui cause, Nona s'interpose, et voilà Marita un paquet de tracs dans les mains qu'elle est chargée de distribuer.
C'est ainsi que par Belles-cuisses le trac parvint sur le bureau de Merlet.
Sa crétaire le lui fourra sous les yeux d'un geste théâtral, croisa les bras et attendit le résultat de la lecture.
Voici ce qu'il lit :
Le Grand candidat Nona au maire des toâlettes.
Lettre ouverte à tous. Lisez.
T'as jamais été bien fort. C'est ton père qui t'a légué la mairie. Mon chien i chie sur la plage quand i veut.
Ordure, t'as dit dans le Journal que j'étais gâteux mais toi c'est ta crétaire qui écrit tes discours, tout le monde le sait. Moi j'ai pas besoin de papier même pas celui de tes toâlettes. On paiera pas.
Les forces de production aux mains de quelques-uns permettent un enrichissement personnel indirect qui ne tombe pas sous le coup de la loi. En effet les dédommagements en appuis et en places suppléent largement aux carences d'un système qui met les détenteurs du pouvoir dans la position de Tantale.
Le Journal local i est un collabo. On l'achètera plus. Et y a pas b'soin d'une nouvelle gare. Dans quelles poches filera l'argent ? Pas dans la mienne. Moi j'ai jamais piqué. Ton arrière-grand-père, quand on était ados, i piqait. Il guettait les gens isolés sur la plage et quand ils allaient au bain, lui, i allait "leur faire les fouilles" comme i disait. C'est comme ça que sa fortune elle a commencé.
Moi, Nona, je propose une politique saine d'économies municipales, départementales, régionales et nationales. Je suis pour la centralisation pasqu'avec elle y a quand même moins de poches à remplir. La mondialisation, c'est un truc où t'es petit t'es cocu. Quant à l'immigration, faut pas dire invasion d'arabislams sinon ceux qui y ont intérêt et qui tiennent la justice te font dire raciste et tu n'es pas élu. Faudrait quand même arrêter ça. Enfin la perspective au bout de l'avenue, ça sert à rien puisqu'il suffit d'aller au bout de l'avenue.
Salut à vous.
Votre prochain maire.
Nona.
Merlet leva un regard timide sur sa crétaire. Qu'est-ce qui avait bien pu la choquer là-dedans ? Il fronça, plissa, tout ça pour sa seule tête... A tout hasard il articula : "Ben ça !" Elle parut triomphante. "Tu dois réagir. Poursuis-le pour diffamation et surtout fais-le savoir." Lion-lion prit l'air intelligent, il se demandait bien où était la diffamation mais la vue de cet air-là incitait sa crétaire aux explications.
"Les propos sur ton arrière-grand-père sont révoltants. J'ai été révoltée :
- Ah, c'est ça !... Mais tout le monde est au courant...
- Mais personne ne le dit. Et tu ne peux pas accepter des propos pareils en pleine campagne !
- Non", dit-il pas très convaincu en pensant que son arrière-grand-père était tout de même un beau salaud et que ce serait piquant de voir sa mémoire défendue par la justice.
VIII
Chosset sentait son moral revenir tandis que dans les sondages ses adversaires baissaient. Il s'était représenté par un pur entêtement borné qui le caractérisait, alors que ses gaffes avaient forcé les électeurs à mettre rapidement au pouvoir un premier ministre de gauche pour contrer ce président de droite. N'importe. A part donner des poignées de main il n'avait strictement rien fait depuis cinq ans sur les sept de son mandat et maintenant que le président n'était plus élu que pour cinq ans il était convaincu qu'il s'agissait des cinq qu'on lui avait volés. C'était à lui. Pas au Jozin. Ah, celui-là, avec ses airs importants, parce qu'il dirigeait le pays ! Pire qu'un petzident de la quatrième république Chosset se prenait pour un grand homme, ce que les faits contredisaient avec une incroyable cruauté, mais dans une démocratie même les faits peuvent s'exprimer.
De bonne humeur il décida d'accorder une interview aux télés qui pourraient librement obtempérer; il y avait même là un journaliste qu'il n'aimait pas du tout mais très populaire, qu'il avait donc accepté pour profiter de cette popularité. Les questions étaient libres mais on savait qu'il était rancunier et en tête dans les sondages.
Tout se passa bien, que je vous rassure tout de suite pour vous éviter les affres de l'angoisse. Il fut filmé sous son meilleur profil et la maquilleuse avait bien fait son travail.
On causa un peu de tout, gentiment, comme au coin du feu, entre amis. Il y eut des plaisanteries. Parfois drôles. Le président-candidat fut le premier à rire, surtout lorsqu'elles étaient de lui - ou presque, à l'Elusé il entretient un type pour les trouver.
IX
Crétaire avait son air oh les mauvais jours. Ça allait pas. Ça allait chauffer ! Sagouin, tu ne m'aimes pas assez. Et comme il la reluque, l'englishe, la tenniswoman; et lui au tennis il faut le voir - et Crétaire l'a vu... il a eu le front de faire une partie avec Belles-cuisses. Etait-il ridicule à courir comme ça pour une fille qui se moquait de lui. Elle, un petit mouvement du bras, hop, et lui de courir, de courir, enfin de trottiner, puis de trottiner en soufflant, tout rouge. L'autre riait. Et sur le côté une autre fille, qui riait aussi. On prétend qu'elles vivent ensemble. Rien ne peut surprendre avec ces étrangères. Crétaire fulminait et préparant un discours y mit en belle place, avec un soin digne du meilleur travail, quelques incongruités du plus bel effet.
Lion-lion, chez lui, méditait. Il avait fait venir Belles-cuisses en son beau bureau légué par papa, et avait posé ses mains sur les objets dodus, fermes et élastiques, d'une douceur incomparable; elle n'avait fait qu'en rire en s'écartant. Alors il était allé voir sa crétaire pour qu'elle le détende mais elle lui avait retourné une claque. Les femmes ne savent pas travailler en équipe.
La destinée humaine vous retourne la balle de tennis qui vous frappe tandis que la jupette volette et que dans le cadran les aiguilles tournent en folie, alors il faut courir, courir. L'homme qui, comme lui, a un grand rôle, évidemment, à jouer - tiens encore un deux au jeu de dés -, a besoin, ben quoi, de cuisses superbes à caresser. Ce sont les prérogatives du pouvoir, les femmes aiment que l'on ait du pouvoir, elles aiment en profiter. Tiens, enfin un trois... je monte !
Le droit au harem pour la caste poblitic devrait être dans la constitution afin de favoriser le travail en équipe. L'égoïsme des employées doit être combattu. Un lion-lion avec sa troupe de petites lionnes peut réaliser de grandes choses, du moins des choses. Tiens, à nouveau un deux.
Crétaire claqua la porte et entra dans le bureau étroit de Belles-cuisses. Celle-ci sentant où portait le regard tira doucement d'une main sa jupe vers le bas comme si elle avait pu l'allonger, en un geste adorable que l'autre ne fut pas apte à apprécier. "J'essaierais bien aussi", lui dit ironiquement Crétaire sans ambages. L'Anglaise ne parut pas choquée - il faut dire qu'elle n'avait pas compris. Alors la tenante du titre marcha sur l'autre, coincée entre le mur et un meuble à rayons peu chargés. Elle vint tout contre l'envahisseuse sans scrupule qui vous vole vos avantages acquis et lui tint un discours véhément avec des mots qui ne font pas partie du vocabulaire d'une stagiaire étrangère. C'est peut-être pour cette raison que celle-ci finit par répondre : "Je n'aî pâs votre dôssier !" Du coup Crétaire en finit là avec le premier set.
X
Infatigable Nona ! Gloire du p'tit Français, oui Môssieur, qui affronte la grande politique ! Il fait une vraie campagne, lui. Et dans tous les sens; il ne néglige personne, s'embrouille très peu, joue à celui qui ne veut rien promettre "car, n'est-ce pas, les promesses de candidat, on sait ce que ça vaut..." (et de rire le premier) tout en promettant plus que tous les autres réunis, il serre, serre, serre pognes grasses, pognes sèches, pognes propres, pognes en chaleur, pognes frigidaires, il serre... Certains le croient même candidat à la Présidence de la République. Parfois il le croit aussi mais il tarde rarement à se souvenir qu'il est candidat pour être puté. Son chien flaire toujours les mollets de ses interlocuteurs en fidèle garde antiterroriste, jamais distrait sauf si dans le coin fleure bon une fine odeur de pisse. Maître et chien forment une vraie équipe de campagne et Nona est bien le seul à avoir dans son programme la liberté pour les déjections canines; chaque matin ils ont pour ce sujet délicat une promenade-manifeste sur la plage. Et après "le trottoir de posidonies échouées à la laisse des eaux" comme dit poétiquement une affichette qui explique le maintien des saletés, on trouve les raisons (le chien est diarrhéique) de ne pas venir déjeuner sur la plage. Ce qui pourtant ne décourage pas tout le monde. Enfin, en été - bientôt -, on fait le ménage à fond.
Nona, dans sa recherche des voix, eut le machiavélique projet d'une association secrète avec Proviçat. Dans son idée il avait écrasé celui-ci lors d'une réunion publique socialo et son adversaire ne pouvait qu'être soulagé et reconnaissant d'une proposition qui servirait ses intérêts de carrière personnelle en lui assurant une place d'adjoint auprès du maire Nona. Comme il ne voyait pas qui aurait pu servir d'intermédiaire pour des tractations si délicates qui ne devaient pas s'ébruiter, il se rendit sur une brusque inspiration et sans prévenir au bordel-licé.
En principe la porte est fermée; entre les heures d'arrivée massive des élèves, il faut sonner, alors les gardiens qui surveillent grâce à une caméra, appuient sur un bouton, un grésillement se fait entendre, on appuie sur la porte et on pénètre dans l'antre du savoir. Mais comme c'est embêtant à longueur de journée, ils ont bloqué la porte qui est donc constamment ouverte.
Nona est dedans. Il traverse la cour d'un pas assuré sous le regard indifférent de quelques ados virés de leurs cours, voit un panneau indiquant la direction des bureaux, marche et marche... "J'ai dû m'gourer quéquepart." Il s'est arrêté au milieu d'un couloir désert dans un concert de voix venant de partout. D'autres voix montent dans sa mémoire. Il refoule illico, ses souvenirs du lieu ne peuvent être bons. Du lieu, non, ce n'est pas le même bâtiment, celui-ci date des années soixante; mais on dirait... Quel courage il a de se risquer pour le seul bien du pays dans un endroit pareil !
Brusquement des hurlements dressent une vague de rage, de colère sauvage dans une classe à sa droite. Nona est un homme d'action. Il ouvre la porte; il entre. C'est un cours d'Histoire, d'un professeur soi-disant, d'un bon petit instit de lycée, qui n'a jamais de problèmes dans ses classes, et qui le dit fièrement à toutes les réunions, à tous les conseils; aussi est-il bien vu de Proviçat et de l'inspec pédagoglique qui fait cul de bons rapports (du verbe cul : je cul, tu cul, il cul, nous cul, vous cul, ils cul). La classe était donc comme d'ordinaire, c'est-à-dire quand il n'y avait pas d'inspectatition; que je te braille, que je t'emmerde, sale con, pédé, connasse, pauvre merde... Seul le prof vit Nona; il devint livide. Une inspectatition sans l'avoir prévenu ? Il faut dire que Nona avait mis son costume-cravate des grands jours; or dans l'éduc c'est au costard de luxe que l'on reconnaît les officiels de la pédagogo socialo-meumeu. Comme on ne se tait pas, Nona avance. Et furieux se met à distribuer des coups de canne. Ai-je dit comme il était resté vigoureux à son âge ? Avec une arme et son statut avéré par la pâleur de l'instit du bordel-licé il s'impose sans peine - ce ne sont que des élèves de seconde tout de même. Puis il parle devant la classe, il explique :
"Mais qu'est-ce que ça veut dire ! Hein ! mais qu'est-ce que ça veut dire ! Vous êtes ici pour étudier ! E-tu-dier ! Sinon on vous envoie au boulot tout de suite. Vous croyez que l'Etat paie des profs pour quoi ? Hein ?"
Ici comme ailleurs les socialos-meumeus avaient persuadé les ados que c'était pour les protéger contre le travail, donc contre l'exploitation des jeunes par les riches du système capitaliste. Celui qui leva la main avait donc conscience de faire une bonne réponse et en général il était admiré par tous les autres. Et voilà Nona qui s'emballe ! Il les traite de "petits cons ignares déformés par un système idiot", s'installe au bureau, commence un vrai cours d'Instruction civique.
"Moi quand j'étais à votre place, je fichais rien mais j'emmerdais personne."
Le silence était total. On découvrait comment devenir inspec d'l'éduc mais on ne sut pas qu'il fallait bien militer dans les associations socialos et pointer à la loge maçonnique. Néanmoins pour une fois l'école était en phase avec la vie. En effet on voyait souvent à la télé dans les interviouaïes que les gagnants de la vie étaient les anciens cancres; jamais on ne voyait au top, au hit, ou au tac un bon élève fier de ses lauriers, racontant ses bons souvenirs de l'école : ça n'existait pas. Et là, en face, il y avait un con comme eux, plus à la télé, mais le con live, le meilleur du con, qui expliquait pour l'avenir.
"Le maire, j'ai bien connu son arrière-grand-père. Un vrai voyou. Moi j'allais avec, mais pour le raisonner. Aujourd'hui moi aussi je suis candidat à la mairie afin de lutter pour les libertés. De toute part, de tous les côtés, on veut les restreindre, démolir l'héritage de 89, hein, prof ? (lequel acquiesça.) On veut, l'actuel comme maire, faire construire, tenez-vous bien... des toâlettes payantes... même pour les chiens. (Un murmure d'horreur parcourut les rangs attentifs. A la maison, les chiens attendaient pour leur promenade vespérale.) Le mien i veut pas payer. I préfère la plage. (Applaudissements dans la salle. On n'est pas en été, alors ?) Une fois rentrés chez vous il faut convaincre vos parents qu'ils doivent conserver les libertés pour préserver votre avenir. Y a pas besoin d'une nouvelle gare. Dans quelles poches ira le fric ? En tout cas il sortira des nôtres. Le maire i prévoit même une retenue sur votr'argent de poche pour financer sa mégalomanie. (Ce mot était inconnu des potaches, ce qui doubla l'effet de la menace.) Vive la liberté ! (Applaudissements nourris.) Encore une chose. Y a besoin non plus de grands travaux pour la grande perspective au bout de la grande rue. Ceux qui veulent voir la vue, s'ils veulent pas marcher, isontqu'à prendre le bus."
C'était d'un tel bon sens que les plus simplets eux-mêmes applaudirent et que Nona se leva dans un triomphe. Il serra la main du prof d'animation historique, salua la foule d'ados d'un grand geste de la main et sortit.
Une fois dans le couloir désert, son projet lui revint à l'esprit. Il reprit sa quête, ô vaillant Nona, déambula... et enfin trouva.
Les bureaux étaient spacieux et déserts eux aussi. Le matériel informatique, de pointe. En quoi avait-on besoin d'un matériel aussi performant et aussi coûteux ? Pour montrer que l'administration ici est de pointe. Donc apte à mener les jeunes vers l'avenir. Les lycées étaient mieux gérés quand on n'avait pas tout ça; du moins pas plus mal.
Nona visita tout. Bureau de Proviçat, enfin. Il s'installa dans le beau fauteuil et attendit.
Ce jour, Proviçat avait une cassette de Jozin à regarder, son Sous faisait sa sieste et les secrétaires en avaient traîtreusement profité pour aller faire quelques courses. Quand Proviçat revint, il était aux anges; tout dans la lumière de Jozin, il avait la sensation de flotter, le vin des paroles merveilleuses avait anéanti la pesanteur, il était heureux. Et quelqu'un, pendant ce temps, l'avait remplacé, là !
Nona, qui ronflait doucement, ouvrit un oeil, sentant une présence. Quelqu'un chez lui ! La fureur le gagna. On ne peut donc jamais être tranquille ! Il avait le réveil mauvais en général. Il appela brutalement son chien, qui ne l'avait pas prévenu, ne le vit pas, et se sentit terriblement seul. Mais un homme est un homme. Il ne recule pas devant la bataille. Ou c'est une lavette, un lâche, une minette. Ainsi ce p'tit gros à lunettes lui avait tué son chien ! Pour pouvoir le voler. C'est comme ça qu'ils opèrent. Nona se leva, saisit sa canne et marcha sur l'envahisseur. Lequel eut le regard apeuré de celui qui croyait vaincre facilement et se trouve tout à coup devant une force supérieure. L'affrontement fut violent mais bref. Proviçat esquiva deux coups de canne et reçut une baffe magistrale. Le chien était vengé. A ce moment le Sous apparut. Issu de l'immigration, nommé par une discrimination positive qui n'osait pas s'avouer publiquement, il avait procédé de même pour les postes à pourvoir dans l'établissement; de ce fait la culture nationale avait rapidement régressé pour céder la place au multiculturalisme, ce que Proviçat appelait la voie de progrès. Quand il vit... il ne comprit pas... Mais il fonça. Il saisit la canne de Nona en hurlant des mots étranges. Et il reçut... une baffe. Magistrale. Qui calma momentanément ses instincts guerriers. L'ennemi à l'hôpital, Nona se souvint qu'il était venu pourparler en vue d'un pacte de paix.
"Nous devrions nous entendre", dit-il alors à Proviçat ébahi. Il continua : "Nos intérêts sont communs. Battre le maire l'actuel. Mettre quelqu'un de compétent à sa place. Moi. Je vous donne deux places d'adjoint. Une troisième à négocier. Alors ?... Qu'est-ce que vous en dites ?" Proviçat n'en disait rien. Son Sous derrière lui non plus. "Bon", dit Nona, "je te laisse réfléchir. Je sais que tu comprendras ton intérêt." Et il saisit la pogne que Proviçat se laissa serrer vigoureusement sans réagir. Puis il regarda le Sous, et ma foi, sans rancune, après une rapide réflexion, il la lui serra aussi. Le problème, c'est que ceux qui font de la politique sont souvent trop jeunes, ils idéalisent et il leur faut du temps pour comprendre leur intérêt. Nona sortit serein. Sue le pas de la porte, il rencontra les secrétaires dont l'une le connaissait bien et l'embrassa, émerveillée d'apprendre qu'il avait fait les premiers pas pour s'entendre secrètement avec Proviçat.
XI
Le lendemain le journal local, fort de sources diverses, titrait : "L'extrême-droite au lycée". Le journaliste y racontait comment Nona avait été invité par Proviçat à faire une conférence devant une classe, comment des propos intolérables contre notre maire bien-aimé avaient été tenus, comment ce raciste n'avait toutefois pu se maîtriser et avait attaqué sauvagement le Sous parce qu'il était d'origine étrangère. Mais les socialistes étaient prêts à tout pour une alliance qui leur assurerait la présidence de la région et leur permettrait de se distribuer les prébendes légales. Notre temps n'est pas un beau temps, ça non.
Proviçat exigea sur-le-champ un droit de réponse. Nona aussi. Les deux parurent, écourtés, en deux colonnes limitrophes qui laissaient éclater la querelle de voisinage : ils ne s'aimaient pas, c'est tout, et le cachaient sous des discours confus et contradictoires. Nona prétendait s'être rendu sur le lieu du crime en apôtre de la paix qui finit par céder à la provocation (et ce n'était pas faux); Proviçat affirmait - avec des témoignages - qu'un adversaire de la pédagoglie, de la diktatique la plus moderne, et même post-moderne, avait réussi à pénétrer dans le sanctuaire d'l'éduc sans doute en sautant par-dessus le grillage et la haie, qu'il s'était livré à une éhontée propagande droitière là où seule celle de gauche est légale, puis qu'il avait envahi les bureaux, terrorisant son Sous et lui-même par une violence contre laquelle toute résistance s'était avérée vaine (et ce n'était pas absolument vrai).
Dessous, un nouvel article du journaliste accusé faisait le point habilement. Il renvoyait les protagonistes à leurs contradictions et concluait à l'exactitude de son propre article pour l'essentiel.
L'effet fut considérable. Nona qui n'arrivait pas à comprendre comment il était devenu d'extrême-droite, y gagna en notoriété, mais le représentant effectif du parti honni manifesta du ressentiment et il fallut des ordres de Paris pour le faire taire.
C'est que l'Extrême se voyait monter, monter dans les sondages, avec ahurissement et perplexité. Pour comprendre il s'était en personne penché sur le cas Nona : comment un concurrent de son propre candidat local pouvait-il lui être finalement plus utile ? Le vent soufflait pour lui; il suffisait de hisser les voiles.
De son côté Jozin n'y croyait pas. Il haussait les épaules quand on lui en parlait; toujours ce fantasme de l'extrême-droite victorieuse. Il préparait le second tour.
Le petit candidat de gauche parti le premier baissait, baissait. Il était furibond et exigeait en vain un débat face à face avec les grands. Il rêvait. Il avait pris à la lettre les sondages du début. Sa présence ne servait plus qu'à couler Jozin en lui enlevant des électeurs naturels.
Mais l'extrême-gauche enflait. Certains lui prédisaient l'aventure de la grenouille le jour de l'élection mais ils n'y croyaient déjà plus. Son PDG était un facteur. Les chiens étaient d'extrême-droite, les facteurs s'étaient organisés, ils marchaient à la bataille. Ce serait saignant. Et si on ne gagnait pas, alors il y aurait des grèves. Des grèves en cascade. Des grèves paralysantes, comme les gaz. Des grèves proliférantes, comme les bactéries. Faites gaffe. Pensez à vous. Ne votez pas pour nos ennemis ou gare.
 
XII
Vous avez choisi de venir passer vos vacances chez nous ? Vous avez fait le bon choix. Regardez la paix de notre mer doucette, elle vous ondule sa vague avec un charme irrésistible, elle vous fond dans du bleu remonte-moral choisi par le syndicat d'initiative entre mille nuances, elle vous sale, elle vous sculpte... et si vous l'emmerdez elle envoie ses méduses.
L'odeur atroce ce matin ce sont les méduses par milliers qui pourrissent sur la plage. Des lignes sales de cadavres agglutinés bordent la dentelle d'écume délicate de l'ultime vaguelette caressant notre sable. Ça pue. Ainsi vous ferez moins attention aux remontées odorantes des égouts qui d'habitude attendent le coeur de l'été mais cette année donnent prématurément à la ville un petit mauvais air de vacances. Comme dit Lion-lion, "si on écoutait tous ceux qui se plaignent, on aurait des travaux partout"; pour le moment il s'occupe de la gare et de la perspective pour l'avenue grande, chaque jour de campagne plus importantes à ses lèvres.
L'activité ici est incroyable; dès dix heures on ouvre le magasin à neuf heures; on vend des produits frais qui n'ont pas une semaine; le sandwich garanti du jour est à peine adolescent, rarement d'âge mûr, exceptionnellement vieillard; on gare avec grand soin sa voiture en double file pour la journée car on n'a même plus le temps d'y penser; la sieste, eh bien on est obligé de la prendre sur le temps de travail (et les Suédois se croient en avance pour la qualité de vie du travailleur !); enfin, quand la journée s'achève, vers dix-sept heures car on ne peut tenir davantage, on a encore la partie de boules, le pastis, le pari du PMU, la télé, la sortie du chien, le repas, la télé, les devoirs des gosses (salauds de profs, que c'est compliqué !), la télé, le sexe, la télé... et après ça on s'étonne qu'il y ait tant d'insomniaques.
Notre ville est la ville du bonheur pour ceux qui savent vivre heureux. C'est un don comme un autre. Peut-être plus rare que les autres. Et de tous côtés on crie, on hurle, on se déchire; et ici les fenêtres sont ouvertes !
Promenez-vous le long de nos plages (plutôt un autre jour), le long des corps nus, le long des belles alanguies, le long des rêves nus d'amour sans complexe au grand soleil fou qui enflamme notre sable (plutôt un autre jour), dans la fournaise avide, dans l'étouffement indécent d'une chaleur que vous ne pouvez fuir, qui va vous vaincre petit à petit, à laquelle il vaut mieux vous livrer, venez être vaincus, venez tous, belles et sportifs, anéantis bibelots d'inanité humaine, et aussi les autres, venez voir épuisés sur notre sable, exhibés par le soleil, ceux que auriez voulu être et avoir.
Mais un autre jour. Evitez aussi les bouches d'égout; n'espérez pas trouver des toilettes publiques en état; c'est mardi, les musées sont fermés; conscients de tous ces problèmes les commerçants ont momentanément augmenté leurs prix, sans même avoir à se concerter - la répression des fraudes est en grève; attention aux piquepoches, avec le chômage il faut bien que les jeunes s'occupent - la police est en grève; piétons, ne traversez pas aux feux rouges sans bien regarder, l'automobiliste ici croit qu'il s'agit d'un gadget pour touristes, il résiste à la culture du nord; ne vous asseyez pas sur les pelouses, ce sont les toilettes pour chiens qui ne vont pas à la plage, les povres; les bancs sont réservés aux pigeons, si vous voulez quand même vous y asseoir soyez propres; nos collines de pins sont agréables à l'oeil... à distance - ce sont des poubelles à l'air libre, chacun y balance ce qui l'encombre, restez à distance, contemplez nos mirages de votre fenêtre; restez donc à votre hôtel aujourd'hui, il n'y a qu'une coupure d'eau de prévue, sans doute pas très longue.
 
XIII
Et ce fut le soir du premier tour. Le petit tour des élections présidentielles. C'est le second qui compte. Tout le monde ne va pas voter au premier parce que ce n'est pas vraiment la peine et beaucoup ne vont pas voter au deuxième parce que pour leurs idées ce n'est plus la peine.
Les djournalistes ont laborieusement gavé les ondes d'indications capitales : tiens ce candidat a voté, photo ! film ! Ah, on vit l'Histoire en direct ! Toute la journée on a eu l'esprit républicain : il-faut-vo-ter ! Certains ont tellement donné d'eux-mêmes pour persuader les autres qu'ils n'ont pas eu le temps d'y aller. O abnégation ! La mouche du coche journalistique a fait les élections; sans elle qu'est-ce qui reste ? Des gens qui votent, peu de chose.
Tout le jour des bruits ont couru. Les derniers sondages que nul n'a le droit de communiquer diraient... diraient... Les sondages, vous savez... on ne peut guère s'y fier... oui, mais tout de même... Et quand ils doivent rester confidentiels on peut davantage leur faire confiance. Les radios ont constamment rappelé avec des tons de mystère qu'elles ne pouvaient pas, mais quel dommage. Ah si vous saviez ce que nous savons.
A la sortie des urnes on interroge des gens. L'électeur doit se sentir vedette. C'est son jour. Il arbore un petit air modeste sur les écrans mais on voit bien qu'il est content. Pensez aux enfants que l'on mettra devant la télé : tenez, là, regardez qui est l'électeur de l'année. Quels qu'ils soient les résultats seront ses résultats; dans la famille on aura oublié le nom du président que l'on se souviendra encore que c'est papa qui l'a élu, ou maman car les femmes sont majoritaires.
Cette fois il a fait beau. Circonstance qui explique pourquoi beaucoup ne sont pas allés voter. La fois précédente il pleuvait. Circonstance qui expliquait pourquoi beaucoup n'étaient pas allés voter.
Une longue nuit de papotage médiatique s'annonce. On va s'en tailler des bavettes. Les journalistes vedettes ont dormi tout l'après-midi pour avoir le teint frais. Les politiques vedettes aussi sauf ceux qui savent déjà qu'ils sont les perdants de la soirée (il en faut), eux au contraire se sont efforcés de rester éveillés.
Répéter toujours : "On vit un moment historique !" Qu'est-ce que l'on vit le reste du temps ? Est-ce que l'on vit ?
Le dernier sondage secret a livré le résultat fatal. Les djournalistes n'ont pas le droit de le dire avant vingt heures mais leur tête parle à la télé, le ton des voix à la radio révèle, internet donne le sondage mais il faut trouver le bon site.
Dans quelques minutes... Voilà tout est prêt, les femmes de ménage ont bien nettoyé, mais elles, demain, devront recommencer. Dans une minute... Qu'est-ce que l'on pourrait bien raconter pendant une minute entière, si ce n'est qu'il s'agit de l'ultime, de la der des der, de la pré-fatale, parce qu'après... enfin vous allez voir....
Vingt heures ! Le résultat s'affiche. Chosset a une petite tête d'avance. Le second est l'Extrême !
Avec 18 % ! Et Jozin est troisième, Jozin est battu ! Lui que tant de gens voyaient président... eh bien ils n'ont pas voté pour lui.
Certes au fil des jours on voyait se dessiner cette possible issue de tant d'années de labeur comme Prime ministeur, mais personne n'arrivait à y croire. Parce que... enfin... comment les djournalistes réussiront-ils à faire un second tour intéressant avec un candidat qui n'a aucune chance de dépasser les 20 % ?
L'électeur est coupable. Espérons qu'il s'en rendra compte et s'excusera.
Jozin prévenu un peu avant n'en revient pas. Il reste enfermé dans son bureau de campagne à regarder la télé, incrédule. Le vote ethnique n'a donc pas encore fonctionné ? Etre pour une France divisée en communautés étanches, France pluriethnique et multiculturelle n'a pas payé. Il était en avance sur son temps.
L'Extrême non plus n'en revient pas. Dès que la perspective d'un second tour pour lui s'était précisée il avait pourtant amolli sa campagne. Rien n'y avait fait. Il faudrait y aller.
Chosset fêtait déjà son deuxième tour avec ses conseillers. Chez lui on ne parlait que des législatives à gagner dans la foulée. Il avait la veine, dans ce métier c'est l'essentiel.
Sur les chaînes de télé se succèdent les poblitics à la mine défaite. Ils expliquent, qu'ils soient de droite ou de gauche, que ce soir c'est une grande défaite pour la démocratie, parce que les électeurs libres n'avaient pas le droit de voter pour l'Extrême. La caste se serre les coudes. On a l'habitude de se distribuer les places avec tolérance. On s'entend bien. Ah c'est vraiment un sale coup pour la France.
On a invité quand même les forces extrêmes à venir jubiler publiquement. Mais elles le font timidement. Elles n'ont pas l'habitude de la télé et n'ont pas dormi l'après-midi.
Le public des élections est content, il est nombreux à regarder, à hocher la tête aux bons passages, à protester, à participer familialement avec vigueur. Une ministre socialiste qui fondit en larmes au bon moment devant les caméras se fit ce soir-là un vrai succès. Les forces de l'Extrême tenaient des propos modérés, ce qui permettait de bien comprendre qu'ils voulaient rassurer, or ils n'auraient pas eu besoin de vouloir rassurer s'ils n'avaient pas été de vrais fascistes. Le pays était en danger, c'était vraiment passionnant.
On remarqua aussi finalement une étonnante progression de l'extrême-gauche. Quant au petit candidat socialiste parti tôt et à qui l'on avait réussi à faire croire qu'il pouvait créer la surprise, c'est lui qui l'avait eue avec ses 4 %. Mais ces 4 % étaient ceux qui avaient manqué à Jozin. C'était lui le tueur de Jozin. Personne ne l'ignorait même si des dirigeants socialistes pensant à la nécessaire réconciliation, minimisaient. Et dire que Jozin l'avait toujours traité en ami, en avait fait un ministre de l'intérieur, s'était soucié de sa santé et lui avait conservé son poste quand il était tombé dans un coma profond... dont il était, nous ne dirons pas malheureusement, sorti. La bonté coûte cher en poblitic.
La soirée valait bien un film, elle fut un plein succès. Les acteurs, parfaits; la mise en scène, bien; les rebondissements relatifs mais un mouvement suffisant dans les expressions, les dialogues... Il fallait en profiter à fond car tout le monde savait que l'on n'aurait pas de fête au deuxième tour.
XIV
Comme les caméras ne sont jamais là où il faut, vous devez imaginer la tête réjouissante de Proviçat au moment des résultats. La bouche ouverte avec le dentier qui en sort, les yeux ronds que préfèrent quitter les lentilles, le ventre, le bedon acquis au mérite de tant d'années, qui fond, les globules blancs qui deviennent menaçants, les rouges qui se planquent... Au bout de cinq minutes de totale stupéfaction, tout à coup, oui d'un coup, il se leva, tiens il pouvait encore, il tendit le poing vers l'écran et il hurla de toutes ses forces : "Fascistes ! Fascistes ! Fascistes !" Puis il se rassit, calmé.
Lion-lion, lui, avait très peur. Il était allé gratter à la porte de sa Crétaire qui, malgré tout le contentieux, étant donné la gravité de la circonstance, avait bien voulu le prendre sur ses genoux, dans une tenue pour laquelle il n'y a rien à détailler. Il attendait le moment fatal le nez dans le creux de l'épaule de sa vicieuse indispensable, en soufflant comme un phoque; puis on fêta la victoire.
Nona se réveilla devant sa télé un peu avant 21 h, il s'était ennuyé d'attendre, il avait un peu dormi; maintenant il essayait de déduire le résultat de ce qu'il voyait et entendait. Dans un premier temps il crut qu'il y avait eu un attentat et beaucoup de morts, ce qui occultait le résultait de la soirée, mais sa patience et sa ténacité finirent par le mener à une conviction plus proche des faits reconnus : le petit candidat ministre de l'intérieur s'était uni à l'Extrême pour un attentat contre Jozin perpétré par les services secrets. A ce moment le téléphone sonna.
C'était la télé locale, en direct. Comme on ne trouvait pas Lion-lion, que Proviçat ne répondait pas non plus (il n'était pas en état, le pauvre), un djournaliste avisé et mu par un pressant besoin de remplissage avait eu l'inspiration de s'adresser à celui que l'on présenta comme la gloire montante de la poblitic la locale.
Nona s'égosilla d'indignation sur son téléphone. "Ah le Jozin, moi, bien sûr, je suis pas d'accord avec lui, mais c'est honteux, oui je trouve, ce qu'on lui a fait. Il avait le droit de dire ses conneries au second tour. Pour qu'i ait un vrai débat.
- Vous ne seriez pas un peu hypocrite ? Vous cherchez à gagner des électeurs ?
- ... Parfaitement. J'appelle toutes celles et tous ceux qui sont révoltés, comme moâ, par ce que l'on a fait au pôvre Jozin à le venger en votant pour moâ.
- N'est-ce pas un peu utopique, Nona ?
- Pas plus que toâlettes qui rapportent. Mon chien i préfère la plage. I veut pas payer les toâlettes. Vive les France ! Et aussi une larme pour le pôvre Jozin."
La droite classique, quoique sans son leader naturel introuvable, s'indigna de cette connivence entre les disciples de Jozin et les forces de l'extrême. On s'en doutait, d'ailleurs. L'électeur comprendrait le danger. L'électeur sauvera la dédé, la cracra, la momo, la démo-, la décra-, la démocratie.
"Oui", hurla Lion-lion sur sa Crétaire, "Oh oui", approuva-t-elle, avide de servir encore la France, ce grand pays.
Nona tomba par hasard dans une émission semblable aux autres mais où on rappelait les pourcentages de temps en temps. "Ah, c'était ça", maugréa-t-il. "Fallait l'dire." Et il alla se coucher.
Il manqua ainsi l'intervention tardive mais gaullienne de Proviçat : "Ici, Proviçat. J'appelle toutes les forces vives de la nation à entrer en résistance. Le vieux i m'a flanqué une calotte. Alors i faut réunir les forces de progrès pour déculotter les forces du mal."
Les deux appels des dignitaires locaux firent la une le lendemain mais du journal local seulement. Au centre on voyait une grande photo du mourant Jozin, prise vers minuit, au moment où il annonçait qu'il resterait au cimetière et ne jouerait pas au revenant.
 

Troisième partie :
Le deuxième bon tour.
 
 
I
Salut l'électeur. Ici, enfin, on t'informe. Tu dois connaître l'Histoire, veilleuse du présent, pour voter mieux; tiens v'là d'la culture, tiens v'là d'la culture. La légende des siècles a pris une cuite dans le nôtre; depuis les années folles on n'arrête pas le progrès; notre temps ne se contente plus de la bringue, bourré qu'il est aux amphétamines, à l'ecstasy, au hasch, à l'héro, à la cocacola. Les produits pharmaceutiques sont devenus fameux : la moitié de la population prend des excitants et l'autre des calmants; de temps en temps dans les familles on se goure de boîte, alors des épouses modèles trompent leurs maris, c'est triste.
Belles-cuisses touche tous les coeurs. C'est curieux mais fatal; Crétaire pense à elle tous les jours; depuis leur scène au bureau, elle l'épie, elle la suit. Elle est devenue jalouse de Marita. C'est ainsi qu'une Anglaise, grâce au tennis, se trouve au centre de la vie politique d'une ville petite certes mais qui a des plages ensoleillées.
Qu'est-ce qu'elle prend donc cette Anglaise pour avoir une telle plastique des cuisses ? Qu'est-ce que la science albionnaise a inventé pour perturber la France par l'invasion d'une stagiaire unique mais si tentante ? Pitt fut moins dangereux.
La Secrétaire du Maire, appelée par les intimes Mumi, rêve la conquête de l'avant-garde du fog and rock; elle a pris deux cachets ad hoc, elle a la forme intérieure, elle explose à répétition de l'intérieur; elle est passée dans le bureau de Lisbeth pour l'inviter à une soirée de réconciliation, celle-ci a un peu tiré sur sa jupe, selon son habitude, puis a dit un oui délicat, sans accent, ourlé, perlé, un oui à rendre folle quand il vient s'ajouter aux explosions et à l'agréable sensation de flotter.
Marita a ri de la nouvelle; elle ira voir Freddy.
Lion-lion, lui, doit faire un biau discours, poblitic vachement, pour bien marquer son capital soutien au Chosset, lequel sera bientôt encore de nouveau et pour quinquan petzident.
Le problème c'est que Mumi, noyée dans ses pensées, a juste fait une vague refonte du discours de la vengeance, celui concocté pour que Merlet déraille en public, jamais prononcé, oublié dans le tiroir au point que les phrases coupables purent échapper habilement à ses yeux et rester.
Merlet tout fiérot sur son estrade; devant lui le gratin des planqués-Chosset; de si bonnes places à fric et importance en vue, Merlet puté, Merlet roi.
"Oh, gentils électeurs, vos gueules sont en or, vous échappez assez aux impôts pour ça. Faut qu'on s'aime. Et voter pour le Chosset."
Ce début eut un total insuccès que Merlet attribua au caractère abscons du texte auquel lui-même n'avait rien compris.
"Les indices éco montent baissent. C'est bon si le Chosset. Et vlan sale con. Tout le monde devrait avoir sa part de bonheur. Ça va pas fort mais j'ai le sens du devoir, j'irai voter quand même."
Les plus fidèles, ici, firent l'effort d'un léger applaudissement. Cela remit en selle Merlet que le froid de l'assistance gagnait.
"Y a pas que les cuisses dans la vie. Belles, longues. Fermes aussi. Des jambons, ô j'aimerais y planter les dents, rien qu'une fois. La misère progresse avec l'effarant progrès du chômage masqué par la manipulation officielle des chiffres. Bon si Chosset."
Merlet stoppa dans sa lancée en attente d'une approbation de la salle qui ne vint pas. Qu'est-ce que c'était que ce discours ? Il n'y comprenait rien. Et comme il n'avait pas eu le temps de l'apprendre avec Mumi pour qu'elle explique, il lisait. Il hésita. Et continua.
"Pas de fusées depuis au moins six mois. Je vais me shooter. Nos concurrents ne savent pas ce qu'ils disent. A bas l'Extrême. J'appelle tous les socialos et les autres même acabit à voter pour moi. Je veux dire pour Chosset. J'en ai marre, j'en ai marre. Tu la baiseras jamais, sale con. Je vais m'empiffrer d'embourregueules au Mac, je deviendrai une grosse vache mais au moins je n'aurai plus faim."
Une grande pitié se répandait dans les troupes droitières pour ce pauvre maire visiblement au bord de la dépression. Certaines risquèrent quelques applaudissements de compassion. Encouragé il reprit de l'assurance.
"Au fouteballe on gagnera dimanche. C'est du gâteau. L'Extrême c'est un rien du tout, il fait peur à tout le monde, il est nul, il faut un front commun publicain pour stopper son effrayante progression. De toute façon s'il gagnait on ferait comme aux régionales on dirait que ce n'est pas valable, que ce n'est pas démocratique puisque c'est pas nous qu'on a gagné. Il faut respecter la démocratie. Je lui foutrai des baffes sur ses belles cuisses, sur ses fesse anglaises, honni qui gouine y pense, et puis j'm'en fous. Votez pour le Chosset sinon l'inflation augmentera, le chômage diminuera, les prix flamberont ou un truc comme ça et vous vous retrouverez tous sur la paille. Salope j't'aurai. Vive Chosset. Vive la France !"
Les applaudissements de sympathie pour ce pauvre maire qui allait si mal, qui délirait en public, furent nourris, brefs certes mais le coeur était dans les mains. Quand Merlet descendit de sa tribune, ébranlé par tout ce qu'il avait senti de bizarre sans rien comprendre, on l'embrassa, on le réconforta. Des gens qu'il n'avait jamais vus le serraient fermement dans leurs bras, lui murmuraient des douceurs à l'oreille. Il y eut même quelques invitations assez directes de dames dont la mine n'annonçait pas de telles moeurs, de messieurs aussi d'ailleurs. Comme il était en campagne électorale il répondit oui à tout le monde. Une nouvelle fois sa Crétaire lui avait été bien utile. Il lui demanderait quand même d'expliquer le discours s'il en trouvait le temps dans cette période de dure compèt poblitic.
II
L'Extrême piaffait. Ou semblant il faisait. La nuit s'était abattue sur le pays. Des hordes sauvages déambuleraient dans les rues bien sombres, des torches enflammées à la main. Le feu ! Partout. Pour vos maisons dont on vous réclamera quand même les mensualités, pour vous, changé en torche lorsque les leurs seront près de s'éteindre; ils s'attaqueront même à votre voiture garée dehors, comme les banlieusards - ces adversaires sont bien la même engeance -, les impôts augmenteront et aux urgences des hôpitaux on regrettera le temps où il suffisait d'attendre trois quatre heures; la mort... les cadavres dans les rues, à demi calcinés, dont certains bougent encore; des photos superbes, à pleurer devant. Et la famine ! Vous croyez que vous allez échapper à la famine si vous arrêtez l'immigration ! Vos pauvres enfants ! O mes chéris, il n'y a plus rien à manger dans le joli frigo. Le chat devra nourrir toute la famille en attrapant des souris qui, soudoyées par l'Extrême, n'y mettront aucune bonne volonté. Je sens la main du Mal s'étendre sur le monde, Satan est revenu, prenons vite du bon temps, après les élecs il est fichu de repartir.
Donc il piaffait l'Extrême en lisant l'apocalypse selon les djournalistes-à-gauche-toute curieusement rejoints par la droite-à-tout-va. Si quelqu'un tenait encore la barre du pays c'était le roi des dingos, peut-être envoyé par Alàlà contre Dieu et Jivépas. En tout cas Chosset était innocent et Jozin cuvait sa défaite au fond de la cave de Matignon. Ah ! On a peur !
L'Extrême ne faisait pas vraiment campagne. Il comptait ses sous et avait noté finement que moins il en dépenserait plus il en resterait. Il n'allait tout de même pas payer pour être battu. Les campagnes certes sont remboursées mais...
Pour créer du bruit autour de lui, il imagina d'exiger une rencontre télévisée, un tête-à-tête public entre Chosset et lui. La droite des nantis n'en revint pas qu'il demandât, lui, ce qui avait lieu antérieurement, systématiquement, à chaque élecronron. Il se croyait normal, ma parole. Le monstre ne se cachait pas, ses apôtres non plus, et même les disciples, jadis suffisamment bien culpabilisés par la presse pour ne pas oser se montrer, étaient dans les rues ! O fureur !
Allons, braves gens, sabre au côté, fonçons, avec courage, et même témérité, pourfendons l'ennemi qui veut notre télé, il nous privera même de nos feuilletons et il veut passer aux heures de grande écoute ! Même Dieu se contente du dimanche matin mais lui il exige l'après vingt heures. J'en pleure. On n'espère plus qu'un ultime sursaut du pays. Allez, on boit un p'tit coup et on y va; c'est dans un grave moment pareil que l'on comprend l'utilité des vignes.
Chosset, pendant que les ploucs s'imaginaient en lutte contre la peste brune, consultait pour élaborer son gouvernement, le premier depuis cinq ans, depuis le jour fatal où l'électeur avait imposé le Jozin comme Prime minister, un homme courtois mais avec un petit air content de lui très très agaçant. Les ministres nouveaux s'installeraient vite, que l'on fasse le ménage, et que l'on règle les comptes en douceur avec les traîtres, les demi-traîtres, les quarts de traître, les huitièmes... et les mous.
Il y eut alors, devant le silence obstiné de Chosset, son refus informulé, malin et têtu de débattre avec son adversaire, un coup bas, un coup affreux, qui fit bien voir aux aveugles l'incroyable toupet nauséabond de l'Extrême. Ce fut le temps où les sourds choisirent de rester sourds. On hésite à rapporter. On a presque honte de colporter. Mais c'est une chronique. Il le faut ! Youpi.
Sous un ciel noir et bas, interrogé mais sans intention par des djournalistes au contrat à durée déterminée afin qu'au 20 h la durée des séquences qui lui étaient consacrées avoisinent celle du Bon, Il, l'Extrême, conta un souvenir. Il avait un souvenir chossétien. Un souvenir très personnel. Et ma foi il dit ce qu'on tut. D'autres savaient qui la fermaient. La presse n'avait jamais rien évoqué car c'est une bonne presse pour les puissants. Prédissident autrefois avait toujours pu compter sur elle, par exemple pour ne pas même faire une allusion à sa fille secrète conçue extra-maritalement, Chosset aussi avait eu recours à son silence pour ses fredaines. Là, c'était plus grave, un battu du second tour de la présidentielle causait, sans vergogne, vraie peste brune, blonde et rousse, il raconta.
Des témoins il en avait. Il donnait même sa parole, tu parles. Voilà l'horreur. Au temps où Chosset était le futur battu de Prédissident aux élections du même genre, il avait, lui, quémandé une rencontre avec l'Extrême. Elle avait eu lieu dans un rendez-vous de chasse, en grand secret, les rédacteurs en chef de la grande presse avaient établi un cordon de sécurité, la cuisine avait été cuisinée sur des fourneaux silencieux, les cailles avaient goûté la paix boisée, les bécasses avaient cru éternel ce jour de congé. Le sujet ? Chosset aspirait au soutien de l'Extrême qui le sauverait, lui éviterait la défaite et ainsi empêcherait que l'on se penche - ô vertige ! - sur ses comptes de campagne et, pire, sur les comptes de son parti. On fut très courtois, de part et d'autre. On s'entendit presque.
Mais, dit-on, Prédissident, mis au courant de l'entrevue secrète, fit savoir à Chosset que, quand il serait réélu, les services fiscaux et la justice seraient aussi discrets que la presse. Leurs intérêts, là, n'étaient-ils pas communs ? Un bon battu est en meilleure position qu'un président soupçonné. On prétend que ce raisonnement fut décisif pour l'issue fatale de l'élection, où le choix, à défaut de la peste, était entre le cancer et la choléra.
Devant cette monstrueuse attaque, Chosset, au vu des sondages, choisit de s'en foutre. Il se tut.
On parla pour lui. On fut indigné du procédé de l'Extrême. Et celui-ci d'en rire.
III
Marita s'allonge au flanc de la mer qui rêve, qui clapote comme on parle en dormant aux êtres bizarres vivant dans la terreur des réveils. Elles suivent ensemble une histoire d'homme de sable qui s'effrite, jamais tout à fait construit, et qu'elles recommencent inlassablement. Elles sont rieuses du soleil dont leurs yeux captivent des éclats et jouet à se les renvoyer comme des balles, des balles pulvérisant l'homme de sable, Freddy qui se reconstruit, Freddy qui est là.
"Pourquoi n'es-tu pas venue, hier soir", dit-il.
Lisbeth, qui vient aussi d'arriver, rit de la question et va vers la mer, elle ne craint pas l'eau un peu froide, elle les laisse tous les deux, grand bien leur fasse.
Il insiste. Marita voudrait que l'on parle d'autre chose. Il se couche le long d'elle.
Et voilà Gigame sur la plage. D'un air pensif... A l'évidence il cherche quelque chose. Peut-être son scooter ? En fait il cherche un sujet de bac blanc pour les 1res, sans avoir de 1re et sans savoir au juste en quoi il doit consister car les copains de l'administration lui ont donné la planque des Terminales en littérature depuis bien longtemps. Mais cette année, il a annoncé aux collègues qu'il leur ferait leur sujet. Proviçat a immédiatement opiné. Les autres n'ont pas choisi la lutte.
Il s'avance avec précaution, étirant encore ses longs os. Il tâte du soulier le sable qui y entre et devant ce désagrément prend la décision de se déchausser. Donc le sujet. Cela fait longtemps qu'il n'est venu sur une plage; quand était-ce, voyons ? Il décide de repasser les moments de bonheur goûtés à cet endroit et ne trouve rien. Sa mémoire est vide. Le grenier est ouvert à tous les vents. A toutes les douceurs d'un vent caresse, d'un vent d'oubli qui chasse les regrets, lequel est un bonheur en soi.
Dans l'eau sous-peuplée Lisbeth plonge à nouveau, un instant on ne voit plus que les cuisses menaçant le soleil. Et la mer n'éclabousse même pas de sa violence. Elle refait surface et se dépense en un crawl furieux, net, tranchant. Elle touche le ciel, là-bas. Elle semble se dresser dans la mer. Ses cheveux ruissellent de ciel. Ses lèvres crient : "Marita !"
Marita la regarde et sourit. Elle ne bouge pas. Freddy la retient contre lui. La prisonnière de l'homme de sable frémit sous une caresse indécente ici, qui lui arrache un autre sourire, bien différent.
Gigame petit à petit reconnaît. L'esthétique proustienne d'un sujet naissant fond à l'esthétique lisbéthienne. En plus, sur la gauche il y a Marita. L'homme il ne le voit que de dos mais il a le sentiment de... c'est cet idiot de Freddy. Moins vous en avez dans la tête plus vos baisées sont belles. La culture est l'ennemie du sexe. Il a du professionnalisme bien sûr mais il faut aussi la chance et le magnétisme et ne pas embêter avec Proust.
Lisbeth a senti le plaisir de Marita. Elle sort de la mer. Superbe. Surtout du bas. Elle court, elle tombe assise à califourchon sur Marita malgré Freddy qu'elle repousse. Et elle la bat. Elle la bat en hurlant "sale pute !" Avec accent cette fois. Marita rit pleure. "Arrête, arrête, Lili." Freddy tire Lisbeth en arrière, qui se lève, saisit son sac et s'en va d'un grand pas violent, curieusement déhanché par les traquenards du sable. Marita se lève à son tour, lui court après : "Attends-moi !", revient vers sa serviette, la tire et le sac aussi, et court après Lisbeth qui n'écoute pas. Freddy les sent toutes fuir, il n'arrive décidément à retenir personne. Mais il a un sourire aux lèvres. Marita reviendra.
Déjà loin, Lisbeth court toujours, que Marita s'essouffle à poursuivre. La rage la secoue comme un spasme. Elle est folle dans sa montée et elle pleure. Décidément Mumi va avoir sa chance.
Sur la plage Gigame médite. O destinée ! Sexe, cris et larmes, la mer du sexe est la mer des douleurs. Il tient son sujet ! Lequel n'a rien à voir avec ce qui est demandé. Un seul professeur, mal noté pédagogliquement, fit bac à part, écrit et oral, préférant le travail aux prétendues appréciations professionnelles. Inspec d'l'éduc, averti par Proviçat très très courroucé, jura par Jozin et même, secrètement, par l'Allégrette, que, bientôt, une expédition punitive vengerait l'affront au copain. Quand les adjudants ont les grades de généraux, les intellectuels véritables sont éternellement de corvée de chiottes tandis que les cancres dorés dirigent l'éduc d'une incompétente main de fer.
 
IV
C'était le jour de la grande manif. Celle de l'unité. De l'unité républicaine. La publique débraillée et le privé en costume gris, parfois bleu (quelle audace !), enlacés, soudés, défiaient l'Extrême dans leur union contre-nature. Pour avoir du monde on avait racolé large. Depuis le premier tour on travaillait ferme dans les lycées à l'embrigadement de la jeunesse. Les bons profs expliquaient bien. Dans la cour les Jeunesses Socialos prenaient le relais. Tous les élèves de Seconde savaient que l'on allait pouvoir bien s'amuser et qu'il n'y aurait pas de sanction si on séchait les cours : c'est bon la révolution. La jeunesse conquise étalait donc ses convictions dans une ambiance de liesse qui avait peu à voir avec la causse supposée du défilé très organisé. Les ex-soixante-huitards, devenus quinquagénaires, se croyaient revenus au bon temps, ils avaient regardé avec émotion les photos de l'année du bonheur, les avaient montrées à leurs rejetons qui immédiatement avaient voulu imiter leurs parents; ensemble ils avaient fumé le hasch de la paix avant de descendre dans les rues pour le grand foutoir. La seule tache, il y en avait une, oui, c'était la présence à vos côtés de nombre de ceux sur qui, en 68 vous balanciez des pavés. Mais les grands dirigeants avaient interdit de jouer avec eux.
Et c'était dans toute la France ! On se sentait fourmi, comme c'est agréable d'être sans volonté propre, sans liberté dans ses idées, on se sentait gouttelette dans la marée, quelle satisfaction dans les profondeurs de son être de renoncer à la dure réflexion pour se laisser emporter !
En face les criminels qui avaient voté pour l'Extrême découvraient (mais des élections précédentes avaient déjà ouvert les yeux de beaucoup) qu'ils n'avaient pas le droit de vote. La démocratie, ultime progrès, avait inventé que seul le vote pour les partis qui se partageaient habituellement le pouvoir était démocratique. Les autres étaient des nazis car ils voulaient chasser des bonnes places à fric ceux qui y ronronnaient. Si l'Extrême était élu il y aurait des chômeurs de plus, unissez-vous travailleuses, travailleurs !
Les djournalistes copains des prébendés titraient : "La France dans la rue", l'agitation organisée devenait "un souffle spontané du vent de la liberté", les gosses en goguette étaient reconnus comme "d'ardents défenseurs de la démocratie conscients de sa fragilité grâce à de bons cours d'éducation civique". Un avocat célèbre réclama le rétablissement de la peine de mort pour l'Extrême afin de sauver l'Etat. Si la gauche recrutait jusqu'aux marmots, la droite molle sortit ses vieillards. C'était une part importante de son électorat. L'irruption des centenaires sur la scène politique fut spectaculaire, pendant plusieurs jours on ne vit quasiment plus qu'eux. Et ils racontaient la guerre, les camps, la mort partout; voilà ce qui venait, ils avaient la vision de l'horreur revenue, Léviathan va s'abattre sur le monde et on n'aura plus droit à un petit verre de vin tous les matins. Pourtant la France n'était pas saoule. Hors alcotest, soit. Il faut dire que l'on ne voyait plus un policier, plus un gendarme. Elle se pétait la gueule, la France, dans des défilés musique techno très colorés. On s'amusait bien.
L'Extrême, lui, faisait des économies.
V
Il fallait un geste fort pour marquer les esprits. Les Responsables firent un gros effort de la tête et demandèrent à leurs conseillers de leur trouver une idée. Quand on a un peu de pouvoir et d'argent on peut être un homme à idées des autres.
Mais un jour Proviçat dans sa quête se risqua hors du bordel-licé, seul, sans membres protecteurs du parti. Depuis quelques années qu'il était là, jamais il ne s'était lancé dans une aventure aussi insensée, aussi lourde de conséquences potentielles. Il avait une excuse : il voulait servir la Cause.
O Jozin ! Quelle peine ce fut pour moi, ô mon mignon, mon adoré, de te voir viré à cause du serpent de Belfort ! Ta photo, sur ma cheminée, où, auréolé de tes cheveux blancs très bouclés, tu rayonnes comme un soleil mourant, aura de nouveau aujourd'hui, et malgré les sales électeurs, droit dans son beau vase translucide, à ses trois fleurs.
Il cheminait, l'oeil vif, aux aguets, n'hésitant pas à se risquer dans les rues les plus passantes. Il voyait des jeunes surtout, à l'air inquiétant, qui le regardaient, heureusement qu'il n'avait pas emporté d'argent (sauf de la monnaie, bien sûr); il voyait des filles débraillées, le ventre à l'air, le dos à l'air, les seins à moitié à l'air - seulement -, on se serait cru au bordel-licé, mais celles-ci attendaient sûrement le client, elles n'étaient sûrement plus mineures, il regretta de ne pas avoir emporté son argent.
Je suis seul, dans la rue, dans la ville, je marche, je conquiers la rue, je conquiers la ville, pour toi ! ô mon Jozin ! Tu aurais dû me prendre pour micuistre, moi je t'en aurais fait des réfaurmes, il en faut plus, toujours plus, alors t'aurais pas été viré, je serais à ta droite et nous serions heureux. Mais maintenant il faut même soutenir le Chosset, sans nous, les forces d'à-la-gôche-toute, il serait écrabouillé par l'affreux l'Extrême, monstre assoiffé de sang ! Je prendrais bien une petite bière.
L'effort de la marche en effet l'avait épuisé. Il était à mi-côte dans la rue du châtiau et d'la mairie et, vraiment, oïe oïe, il n'en peut plus. Fini. Il s'effondra à la terrasse d'un bistrot et attendit. Personne ne vint. Un type pourtant buvait un café deux tables plus loin ( c'était le garçon qui n'aimait pas du tout être dérangé au moment de sa pause), et une fille - ô Jozin ! quelles formes ! - buvait il ne savait quoi d'une couleur verte (Marita avait des idées à elle sur ses boissons du matin). D'abord Proviçat la regarda, puis il ne sut plus où se fourrer quand à son tour elle se mit à le regarder. Ce n'était sûrement pas pour son physique, elle devait avoir des intentions, mais il n'avait pas emporté son argent. Qu'il était donc gêné. Marita s'amusait; ce p'tit bonhomme qui la lorgnait, elle lui faisait pareil - avec le mérite en plus; et il lui vint l'idée de lui offrir un verre, idée farfelue et donc délectable, elle aurait à raconter à Freddy.
La grande brune aux seins déjà dorés qui dodelinent dans leurs logements étroits se lève, prend son verre et marche sur moi. Qu'ai-je fait ? Je ne la vois pas. Je ne vous vois pas. Sa jupe est si courte que ses cuisses sont nues devant moi à la hauteur de mes yeux. Et tout là-haut, il y a une tête, qui s'abaisse, des lèvres peintes qui disent : "Je vous offre un verre." Proviçat Dakouenne soit ferme, réponds ! Il le fit, il articula péniblement : "Vive Jozin !" Elle devait être de gauche car elle s'assit avec un sourire à côté de lui; elle fit un signe au garçon qui, amusé, abandonna sa pause et sur commande d'Elle apporta une deuxième chose verte.
La fille était à l'évidence fascinée par son aura, ce n'était peut-être pas une traînée ordinaire - parce qu'il n'avait pas apporté d'argent, alors... -; elle lui demanda s'il était dans le coin depuis longtemps, ce qu'il faisait dans la vie, s'il avait des enfants... il s'efforça de répondre juste à toutes les questions. De temps en temps, elle le touchait. Du pied d'abord. Puis de la main. Qu'elle posa sur la sienne. Du coup il but un peu de la chose verte, c'était horrible ! Elle dit : "Allons, encore un peu", prit le verre et le fit boire. Il n'osait pas refuser car de partout, même de loin, on les regardait. O Jozin !
Lisbeth arriva enfin, on s'était réconciliées. Comprenant qu'elle dérangeait elle déposa juste un doux baiser sur les lèvres de son amie, puis alla travailler avec un retard par conséquent anormalement réduit. Proviçat en avala le reste de la chose verte. Il se sentait bizarre. Rien que pour Lisbeth, Marita embrassa Proviçat.
Le photographe en face eut les deux photos. Il était plutôt nettement à droite, pourtant il était pour la liberté de l'information. Elles allaient bien circuler.
Et voilà Nona ! Avec toutou ! C'est la promenade matinale. On va à la plage. Que vois-je ? L'ignoble Proviçat qui essaie de se taper la fille à Freddy ! Attends, attends un peu, tu vas voir ! Le vieux fonce appuyé sur sa droite par les forces canines, sus au détrousseur de filles. L'homme de l'ordre une nouvelle fois agit pour le bien des honnêtes gens !
Quand Proviçat, éberlué du baiser, voit fondre sur lui Nona en furie, la panique le saisit, la terrible canne le menace déjà, il fuit, il court, il court, de toutes ses forces. Lisbeth qui alertée par des "hou", des rires, des cris, se retourne, le voit courir après elle, pense qu'il a compris la farce, qu'il veut la battre, et se met à fuir.
Proviçat court après Lisbeth dans la rue montante de la mairie. Photo. Un chien aide Proviçat - il ne sait plus après qui il doit courir. Ces socialistes ont des moeurs incroyables. La chasse à la femme dans les rues de notre belle ville. Elle arrive à la mairie, s'y engouffre; Merlet qui arrive regarde avec mélancolie les effets voltigeants de la jupette sur les objets de son désir. Proviçat arrive aussi et pour échapper sans doute au chien qui l'a oublié ou à Nona - bien loin, en fait, qui croit consoler Marita -, s'y engouffre à sa suite. "Ah, vous aussi", dit Merlet compréhensif. "Hein ?" fit Proviçat ahuri... Il y eut un silence pendant lequel il saisit finalement la situation.
Alors, pour le sauver, Jozin l'inspira. Une idée lui vint. "C'est pour l'union", articula-t-il avec un air malin, "fallait qu'on s'voie... pasquifaut un geste fort."
VI
On y eut droit le lendemain, au défilé. Ce fut grandiose. Digne de nous. La photo, autorisée celle-là, parut à la une du journal local et vraiment c'était beau à voir.
Tout avait été planifié pour l'effet final. D'abord Merlet et Proviçat arrivèrent chacun de son côté; la surprise fut si totale que nul ne les remarqua. Les gosses peinturlurés continuèrent de brailler gaiement, chantant à gorge déployée des tubes à la mode; les plus grands, qui avaient mieux compris la situation hurlaient des slogans, certains repris du premier tour, peu appropriés donc mais ils y tenaient, c'était leur oeuvre, "Chosset aux chiottes" par exemple sonnait bien mais ne semblait guère le soutenir, enfin on ne sait pas; bref le défilé prochossétien était animé, bruyant, casse-couilles, coloré, bigarré, disparate et on y trouvait tous ceux qui ne travaillent pas et ne soutiennent pas l'Extrême.
Les actions étaient diversifiées pour bien occuper les participants; leurs concepteurs variaient les emplacements pour les sit-in, modifiaient les parcours, apportaient de nouveaux textes pour les slogans, de nouvelles chansons, de nouveaux instruments d'accompagnement grâce à la clique locale qui n'hésitait pas à intervenir fière de trouver enfin un public, on pouvait s'exprimer par des tenues de carnaval, des peintures corporelles, des pantins de l'Ennemi, des scènettes... le tout toujours très applaudi par les copains.
Donc, suivant le plan, petit à petit le service d'ordre de la manif faisait s'écarter des participants enthousiastes et remonter Merlet et Proviçat vers l'avant. Chacun avait en outre quelques solides gaillards de son parti comme gardes du corps.
Merlet avait pensé serrer beaucoup de mains mais il s'était trompé, on l'avait même hué, un peu seulement car en fin de compte il n'était pas très connu dans sa ville et rares furent ceux qui s'aperçurent alors de l'honneur fait à leur petite fête.
Proviçat, lui, n'aimait pas serrer, personne ne le lui demanda et on ne le hua pas non plus. Il laissait indifférent ceux qui le reconnaissaient, lesquels n'étaient pas nombreux.
Enfin ils furent en tête et se découvrirent. Etonnés comme il convenait, ils se parlèrent en nobles termes. Personne dans le brouhaha ne les entendit et c'est une perte pour la postérité. Puis ils marchèrent devant, ensemble, côte à côte. Face à la mer, le geste fort : ils se donnèrent la main.
C'était magnifique.
Quelle émotion.
Les participants du défilé qui découvrirent la photo le lendemain et qui faute d'être devant ne s'étaient aperçus de rien, furent intérieurement pleins d'une douce joie d'avoir participé à la manif du geste fort. L'union nationale s'était faite là, grâce à eux, pas loin de leurs yeux, contre les forces du mal.
Chosset qui lisait les comptes rendus rédigés par son service de presse se réjouissait de telles scènes qui avaient lieu dans tout le pays. Il était le grand rassembleur ! Qui l'eût cru ? Lui, un politicard fini. Avec des poursuites judiciaires sans cesse renouvelées pour son règne comme maire de Paris pendant des années, il était soudain purifié, le sauveur de la Publique, celui que même les socialos voulaient. Il avait une de ces chances dans la vie.
L'Extrême pour sa part s'amusait à demander régulièrement par voie de presse le grand débat du second tour. Les arguments ne manquaient pas : il s'agissait du temps fort de l'élection depuis des années, c'était l'épreuve-vérité, l'affrontement direct, tout pouvait se passer, tout pouvait être dit, et cette fois le combat de boxe se serait changé en punching-ball, Chosset traînait tellement de casseroles qu'il ne réussirait même pas à se battre. On comprend que celui-ci, prudent, plutôt que de refuser, fît le sourd. Du reste l'Extrême n'avait même pas préparé ses dossiers, sûr de ne pas en avoir besoin il se contentait de rire un peu. Après tout, puisque dans les défilés on se payait sa tête, il pouvait bien en faire autant avec celle des autres; et jouer avec celle de Chosset, un ennemi de trente ans, faisait de lui en ce moment un champion de bilboquet.
Le battu annoncé avait la défaite guillerette. Chosset, président sans pouvoir depuis des années, s'apprêtait à pouvoir enfin l'exercer, la foire permanente des rues satisfaisait la population toujours en mal de divertissement; c'était le beau temps, celui de l'insouciance, de toutes les promesses. Il serait court.
VII
Dans le journal, assis à sa table au bistrot, Nona vit, il vit la belle photo symbole. Et il n'y était pas ! Pourquoi ? Pourquoi ne l'avait-on pas prévenu ? Il y serait allé. Il aurait même fait un discours. Mais les directeurs des journaux avaient déjà choisi les prochains élus et ils essayaient de les imposer avec leur presse.
Lui aussi, avec son chien, allait faire un geste fort. Il trouverait bien quelqu'un pour appuyer sur le bouton de l'appareil photo, et après, photocopies, et après, collage partout.
Il interpella brusquement les copains au zinc afin qu'ils trouvassent une idée. Voilà longtemps qu'ils ne s'étaient livré à ce périlleux exercice et leurs regards affolés voletèrent de l'un à l'autre cherchant le réconfort et même le salut. Chacun vint voir la photo du journal dans le but de trouver l'inspiration, il s'écartait ensuite le front plissé, allait se soutenir du zinc en avalant la tournée spéciale offerte par le prodigue Nona, et dans les souffrances de la libre pensée pour la première fois hésitait entre le cognac et l'aspirine (loué soit son inventeur). Le séminaire resta non-productif. Pourtant qu'il fut beau l'effort et noble l'acharnement. La politique anoblit l'homme en l'obligeant à s'engager, à se creuser la cervelle, à dialoguer. Ils sortirent du bistrot tard, nobles, vaincus certes par l'obstiné refus du monde des idées de s'ouvrir à eux, mais méritants aux yeux de France, et fin saouls.
Nona ne se laissa pas abattre. Quel vaillant ! L'inspiration il irait à elle puisque... Et le lendemain il était dans le défilé; à la main l'appareil photo que Freddy lui avait prêté sans obtenir d'explication; le chien prêt à tout; et la canne, il n'en a pas besoin pour marcher mais ça peut toujours servir.
Ce grand candidat n'était pas encore très connu, d'ailleurs en général on ne connaît que le prêtre de sa chapelle, au mieux on connaissait à peu près la tête de celui pour qui l'on voterait à l'élection des putés et l'effort citoyen bloquait là. Donc Nona remontait le défilé tel un saumon son fleuve dans un heureux anonymat lorsqu'il tomba sur un groupe d'une trentaine de gosses. "L'inspecteur", murmura l'un d'eux. "Et alors ?" riposta le plus hardi, "il fait comme nous." Tous rassurés par cette remarque de bon sens et assurés donc qu'il ne les reconduirait pas à l'école, le saluèrent gaiement, se rappelèrent à son bon souvenir, expliquèrent même que si maintenant ils étaient là c'était parce qu'il leur avait communiqué le sens des responsabilités, ils servaient leur pays. Leur enseignant ? Après les avoir accompagnés deux jours il avait dû se mettre en congé de manifestation, il restait chez lui, le pauvre. Mais ils n'étaient plus seuls, Nona était parmi eux, l'adulte protecteur prenait en charge les agneaux et le chien de berger allait de l'un à l'autre pour s'assurer qu'il n'en perdait pas.
Un photographe nordique qui dépêché par son journal pour rendre compte des grandes manifestations d'entre les deux tours avait immédiatement opté pour le sud de la France plutôt que pour Paris, trouva le groupe particulièrement significatif et prit cliché sur cliché. Du coup Nona renonça à lâcher les gosses et même, comme on passait devant le monument aux morts, se fit photographier au milieu d'eux tous avec son propre appareil par un manifestant qui s'acquitta de sa mission avec gravité. Le Nordique trouva l'idée bonne, il photographia encore et encore.
C'est ainsi que le professeur Nona avec ses élèves fit la une d'un journal danois. Comme cet homme âgé et pourtant toujours au travail (quel retard dans le domaine social chez ces Français) est aimé de ses petits ! Que c'était touchant. La photo plut tellement que d'autres journaux la reprirent. Et Nona devint un professeur français célèbre dans toute la Scandinavie !
Il n'en sut jamais rien. Lorsque, les années suivantes, des étrangers à l'idiome bizarre se retournèrent pour le mieux voir et plus longtemps le contempler, il l'attribua à son charisme et à son chien amateur de plages également.
Le journal local, lui, ne publia pas la photo qu'il envoya en personne avec ses commentaires. Le politique qui ne fait pas partie de la caste n'a droit à rien, l'égalité pour l'élection n'existe pas, les textes qui la régissent semblent une vaste fumisterie créée par ceux qui en profitent.
Quant à la belle idée de coller partout des copies, elle tourna court parce que Freddy et Marita qui en furent officiellement chargés, jugèrent le risque de poursuites judiciaires des parents exagérément élevé pour un profit des plus minces. C'est ainsi qu'un fait majeur de la campagne emplit à peine une poubelle à deux pas du bistrot anti-merlet.
VIII
Mumi battait froid son lion-lion. C'était reposant mais embêtant pour les discours. Le personnel seulement payé peut certes avoir du rendement, surtout si l'on offre des primes, mais il a des limites dans ses horaires, dans son dévouement, dans les méthodes employées pour vous faire apprendre vos textes.
Il avait essayé avec les belles tarifées. Un immoral arrivage de belles de l'est, des blondes, des grandes, avec des seins magnifiques à peine refaits, avait été annoncé dans la grande ville voisine par la presse locale qui faisait son indignée en prévenant les consommateurs. Merlet sacrifia la morale à l'efficacité politique. Il se rendit sur les trottoirs de la dépravation et s'en choisit une rudement bien roulée. Et même pas chère. Le problème c'est qu'elle ne parlait pas la langue, le niveau d'études demandé pour son emploi n'est pas élevé du tout. Merlet lui expliqua bien. Elle : "Ah, papiers ! Papiers ? Séjour ? Toi, gentil." Elle aussi, alors, gentille, mais elle lisait très mal le français. Une nuit entière de relations culturelles est-ouest n'améliora guère son niveau. Tout de même, au matin, elle savait dire : "Les frais d'investissement seront productifs à long terme mais il n'en faut pas moins réformer les structures pour éviter les déperditions des richesses et dynamiser les entreprises par..." La fin elle n'arriva jamais à la retenir. Merlet non plus. A lui, même le début lui échappait constamment. Il s'était pourtant fatigué. Mais elle n'avait pas les compétences d'enseignante nécessaires.
Alors il raisonna juste et il décida de reprendre en main sa secrétaire quitte à lui céder la stagiaire. Sinon retour de celle-ci in England. Et tant pis pour son bronzage.
Il se rendit chez une fleuriste. Elle le connaissait, ils avaient passé leurs années d'adolescence dans les mêmes classes presque sans jamais se parler. C'était une méridionale à fine moustache bien rasée - d'ailleurs assez poilue partout mais épilée par une copine très douée qui avait les diplômes nécessaires - et aux proportions relativement harmonieuses pour sa taille râblée. Cancre obstinée, renâclant devant tout effort, elle avait hérité de la boutique de ses parents. A la demande de Merlet avide de conseils pour un bouquet de réconciliation amoureuse, elle débita un discours sur le langage de nos amies les fleurs; et elle lui vendit sept roses rouge incandescent avec douze oeillets d'inde, quatorze iris un peu fanés placés autour pour symboliser le regret; elle ajouta, mais sans le lui dire, un poireau pris dans ses achats personnels pour midi. Le tout à un prix pour camarade de classe qui la méprisait et ne lui parlait jamais.
Ainsi il monta la rue vers sa mairie, tout fier, son beau bouquet à la main. Ceux qui le croisaient faisaient ceux qui ne le voyaient pas, et à la mairie les employés travaillaient tellement qu'ils ne virent pas le maire derrière le bouquet.
Mais Mumi le vit et apprécia. On programma sur-le-champ trois discours pour les jours à venir. Toutefois quand elle apprit le prix du bouquet elle lui flanqua une baffe. C'était parfait. L'ordre et le bonheur, qui vont de pair, étaient revenus.
Une fois seule elle décida d'arranger le bouquet pour aller l'offrir à Belles-cuisses. Le poireau l'intrigua. Que pouvait-il bien signifier ? A tout hasard elle l'ôta. Et puis les iris, fanés. Et puis les trucs dinde. Restèrent les roses que l'Anglaise admira et offrit à Marita.
IX
L'Extrême prenait à coeur sa dernière ligne droite de futur battu. Après tout cette élection serait dans les livres d'Histoire et des rats de bibliothèque la découvriraient de temps en temps avec stupéfaction. L'un d'eux écrira soixante ans plus tard un livre au titre terrifiant : "Le jour où la cratie tua Léviathan". Frissons garantis.
Donc le nuisible créait des nuages noirs en son jardin. Pour cela il réunissait des brindilles, sèches, à l'aide de ses deux mains, parfois aussi d'un râteau, y ajoutait des feuilles mortes, qu'il avait dû garder exprès dans quelque antre obscure et glacée, plus un mystérieux ingrédient dont on ne communique probablement le secret que de génération en génération d'Extrême à Extrême.
Les nuages naissaient là, puis un vent vendu les menait en des endroits dédiés au rose ou au vert, et il pleuvait du noir sur des innocents.
Déjà le rouge avait disparu de France, le blanc, lui, était mort depuis longtemps, le bleu pâlissait, et de notre beau drapeau il ne restait plus qu'un bout de tissu mouillé, décoloré et sale avec des trous. Marianne, qui ne sort jamais qu'enveloppée dedans, n'osait plus mettre le pied hors des mairies; on l'aurait prise pour une prostituée sur le retour qui aurait dégoûté le client qu'elle voulait aguicher. Ses seins dégoulinaient et personne ne voulait payer pour qu'on les lui refaçonne; et puis ses chairs boursouflées s'échappaient par les trous du drapeau et c'était pas beau; il aurait fallu l'intervention ad hoc pour lui pomper sa mauvaise graisse. Ah, pour rester de première jeunesse il faut des amants fervents et prodigues, mais pour les conquérir il faut rester jeune, belle, tentante. Marianne a quand même effectué une sortie pour aller s'acheter de l'anti-cernes, elle n'a pas eu le temps de faire teindre ses cheveux gris, elle est vite revenue sous les lazzis de Français récents, elle se cache à la mairie.
L'Extrême, créateur du noir, ne lui envoie pas de cadeaux non plus, on prétend qu'il pratique la politique du pire; un jour elle ne sera plus qu'un tas de viande mollasse, obèse au point que l'on ne trouve plus la tête, écoeurant au point que même les plus carriéristes préfèrent aller tenter leur chance ailleurs, alors elle l'appellerait au secours et peut-être ne serait-il pas trop tard.
Il y avait aussi la femme de l'Extrême dont il faut dire un mot. En effet, et c'était un sujet d'étonnement constant dans les cercles bien-pensants de gauche, il avait pu s'en trouver une. La malheureuse, paraît-il, était riche; comme l'argent corrompt c'était sûrement la raison. Chargée de collecter les articles parus, favorables (aucun) ou défavorables (le reste), elle oeuvrait en secrétaire bénévole non seulement pour l'archivage mais aussi pour le tri : là, ce tas, quand il faut répondre, et là, quand il faut poursuivre en justice, troisième tas dans le carton avec l'inscription de sa belle écriture : "Sandales et savates". Elle avait trouvé au grenier que c'était le carton le plus facile à vider sans problèmes, les autres avec les vêtements ou, pire, des papiers qu'il aurait fallu lire pour connaître leur importance... Donc dans le bonheur elle effectuait le travail qui ennuie les autres en étant payés.
La femme de Chosset aussi était une travailleuse, ne l'oublions pas non plus. Elle allait, allait, on la voyait ici, on la retrouvait là, toujours bien accompagnée des bons photographes qui ne prennent que les bonnes photos; il en pleuvait dans les rédactions; et comme Lui serait réélu, on ne pouvait pas refuser systématiquement ses photos à elle.
Un jour, à la télé, elle avoua que son mari était un saint. La nouvelle stupéfia l'opinion. D'autant plus que la Première dame de France passait pour encore plus cocue que la précédente, car si Prédissident, lui, avait carrément un double foyer, ce n'était après tout qu'un cas de bigamie non illicite, le couple officiel n'était pas perturbé par le couple officieux et son enfant, la préférée. Chosset était plus conventionnel, et plus malin qu'un président améquicain, on ne l'avait pas pris sur le méfait; dans le fond on ne savait rien; il n'y avait peut-être rien. C'était tout de même un drôle de saint.
Donc elle évangélisait pour lui en des mitingues fatigants mais ce n'était pas si lourd puisqu'elle avait la foi. Elle se lançait même dans des discours mais la radio et la télé se contentaient des images. Souvent elle était accompagnée d'un géant, ancien champion d'un sport japonais, qui parlait aussi. A eux deux il écumaient la France si bien que tout le monde souhaitait que le second tour les finisse.
Pendant ce temps, l'Elyséen Chosset consultait en son palais. Il créait enfin, après des années passées sur la touche mais dans les ors, Son gouvernement, avec l'aide de Bosefroid, son noble compagnon, dont il avait fait son Prime minister lors de sa première élection au bon poste, et que les Français avaient viré quand il avait, joyeusement pour une fois, décidé une braderie d'industries françaises avec leur joyau, celle-là si mondialement connue que même chez nous on la croyait quicaine, livrée pour un seul et unique franc aux Coréens - eh oui, et c'est vraiment vrai.
Un bon gouvernement avec des femmes pour plaire aux femmes, des immigrés pour plaire aux immigrés, des centrosocialistes déguisés en hommes de droite (à l'éducation) pour plaire aux socialistes, des avocats pour plaire aux avocats, des médecins pour plaire aux médecins, un noble pour plaire aux nobles, un chef de grande entreprise pour plaire aux chefs de grande entreprise, un de petite pour plaire à ceux des petites... Constituer un gouvernement est tout un art politique. Il faut y faire entrer par exemple la société civile pour montrer que dans une démocratie le monde de la politique est ouvert à tous, puis s'en débarrasser pour être tranquille. Chosset expliqua un jour à la tlétlé que "entrer en politique c'est une vocation"; et en plus un métier. Bref tout le monde peut en théorie, mais en pratique, non; dehors les gêneurs.
On était vraiment actif partout, la conscience politique pour faire barrière à l'Extrême était telle que le travail était forcément un peu délaissé pour se consacrer à l'essentiel. Le pays n'était pas menacé mais il était bien défendu. "Enfin", soupiraient les PDG en leurs golfs, "cela nous évitera des grèves au moins pendant six mois."
X
Mais l'extrême-gauche boudait. Elle ne venait pas aux petites fêtes. Pire, elle refusait de voter contre l'Extrême.
L'incompréhension entretenue par la presse fut totale dans les battus de Jozin. Les coups décidément pleuvaient de tous les côtés. Après le traître petit candidat qui protestait en vain de son innocence, un facteur menait la sédition qui minait le peuple de gauche.
Selon lui Chosset et l'Autre étaient les représentants kif-kif du grand patronat. Et Jozin l'avait été aussi. Dehors Jozin. Un de moins. Et dehors les deux qui restent.
Il refusait de voter pour les responsables des délocalisations d'entreprises qui font de pauvres ici en s'engraissant ailleurs. La bourse se boursouflait à force de profits, moins on travaillait et plus on s'en mettait dans les poches, l'argent engendrait l'argent, le p'tit riche enflait gras riche, le pauvre s'effondrait chômeur.
Or Chosset c'était Jozin-plus. Si on était tombé à ça avec l'un, à quoi ne fallait-il pas s'attendre avec l'autre ? Et en plus se donner le ridicule de voter pour lui. Ce serait une tache ineffaçable pour les socialistes et pour les communistes et pour les verdâtres.
 
Les deux proviçats-ritrêt, quoique fidèles au parti, ne soutenaient Dakouenne que du bout des lèvres. A leur âge mettre un bulletin Chosset dans l'urne c'était trahir toute une vie. En avaient-ils organisé des manifs contre la drouète, au point de mériter des provisorats qu'un ministre socialo responsable leur avait distribués par voie de concours-cooptation afin qu'ils fassent le ménage des opposants dans les établissements scolaires, imposent par la force aux enseignants leur idéologie baptisée par Meumeu Sciences de l'éducation (et beaucoup de parents de drouète étaient bernés par la si sérieuse appellation contrôlée), dressent la jeunesse à réagir en bons pavloviens socialos.
Au bordel-licé, les compétences revues par les différents Proviçats aboutissaient par exemple à ceci : Terminales en lettres, deux pour un copain sans grade, aucune pour l'agrégé dont c'était le travail normal, Premières littéraires : à des maîtresses auxiliaires, pas pour l'agrégé de drouète, bien fait; pour lui on avait fait une classe de seconde très spéciale, avec tous les élèves illettrés et désaxés que les principdcollèges avaient averti de bien séparer et on lui disait : "Oh, mais c'est le hasard ! On ne pouvait pas savoir !" On voulait ignorer systématiquement que le savoir était utile et indispensable, on avait mis les Socialos-Sciences d'l'éduc à la place. Et il fallait voir les instits de lycée servir la gauche entre leurs absences pour formation, leurs absences pour maladies, leurs absences pour convenances personnelles et leurs grèves ! Les inspecd'l'éduc rayonnaient : en avaient-ils démoli des résistants ! Avaient-ils bien opéré pour soutenir les Proviçats incompétents dans leur lutte d'épuration avec les formateurs d'IUSM (Institut vaguement universitaire de socialisme militant) ! Pour servir le parti et se distribuer les places qui rapportent gros on ne reculait devant rien. Des enseignants qui peuplaient les cliniques pour dépression pouvaient en témoigner. En somme c'était comme en URSS, effondrée maintenant mais il y avait un petit air d'autrefois que ses nostalgiques goûtaient.
Donc nos Proviçats-ritrêt promenaient leur amertume sur le rempart au pied gauche (en allant vers la ville nouvelle) du château.
- Dakouenne est un s'rin, proféra le plus long.
- La droite est mauvaise, dit le plus rond, gare au retour de bâton si on lui laisse le pouvoir.
- D'après mes renseignements, il y a eu accord. On nous laissera l'éduc.
- Jozin soit loué ! Quel recul si la drouète se mêlait de nos affaires.
- Ils ont toujours été contre nos réfaurmes. Avec eux ce serait encore le moyen-âge.
Et ils hochaient la caboche en harmonie, pleins de convictions, d'amertume et de hargne pour leur remplaçant molasson sans envergure. Ils furent les géants de la conquête; maintenant c'est de la gestion d'l'éduc, la décadence a commencé.
XI
Marita sortait de chez Freddy. Elle y avait passé la fin de la nuit. Sans préméditation; la vie se regarde; on la découvre créer les rencontres; les amours se sourient, se rient et se renforcent des incertitudes, ils sont la jeunesse qui appelle vie ses rencontres, qui se demande qui vivre. Freddy sur son lit a les yeux grands-ouverts, il pense que cette fois c'est...
Lisbeth ne veut pas ouvrir à Marita.
Lisbeth ouvre à Marita.
Il n'y a pas de jalousie, mais non, mais non... Vraiment tu as fait un joli choix. Un coureur dont la course est quasiment le métier. Avec quel argent vivriez-vous s'il renonçait à ses "activités" ? Avec quel argent ! non mais, tu peux le dire ?
Marita ne peut pas.
Mais Lisbeth n'est pas sa mère autant qu'elle sache !
Les somnambules déchirent leurs rêves et regardent par les trous ce qu'elles ont vécu jusqu'à ce jour. Leurs mots sont des coups de couteau qui agrandissent les trous pour forcer l'autre à voir. Marita ne veut pas. Lisbeth est comme folle. "Après tout, tu es comme lui, tu vis de tes coucheries, tu reviens ici parce que je t'entretiens." (Le début sans accent, la suite avec accent.)
A partir de là, elles ont parlé en anglais, nous n'avons pu comprendre le détail. Lisbeth se disputait mieux dans sa langue natale, non qu'elle manquât de grossièretés, de vulgarités bien françaises, ceux qui l'avaient formée s'étaient délectés à les lui apprendre et elle croyait parfois encore que c'étaient des expressions convenables, mais en anglais elle pouvait volontairement passer de la langue hautaine à celle des bas-fonds et il y avait une complaisance en elle à se rouler dans les mots de pute, de salope, de merde mais bien développés en anglais avec des raffinements d'ordure à vomir, des avalanches de termes nauséabonds, le deux pièces des amies devint une décharge publique.
Et puis de nouveau elles furent les somnambules. Elles se regardèrent et ne se virent plus. Elles s'embrassèrent. La vie renaissait supportable.
Du coup Lisbeth faillit aller au bureau oubliant que c'était dimanche. Celui de la fin du grand carnaval. On votait pour le deuxième tour. Ce soir, fini. Demain, plus de manifs, on retournerait au travail; les anciens combattants contre l'Extrême se narreraient leurs exploits pendant des jours. Les gosses, rentrés dans les bordels-licés, auraient conscience d'être adultes dès quinze ans, en seconde. N'auraient-ils pas sauvé la République ? On le leur avait assez dit ! Maintenant ils allaient expliquer aux autres adultes, les vieux, comment cesser de leur enseigner des choses difficiles dans l'enseignement, après tout c'était déjà le sens des réformes; l'ignorance engendre la connerie, oui... ceux qui avaient obtenu les places grâce à leurs copains ne refuseraient pas que la jeunesse puisse faire de belles carrières comme eux.
Lisbeth et Marita ne votaient pas, bien sûr.
XII
On votait de nouveau. Le climat était un peu triste, c'était une fin de fête, un dimanche de foutu. Le soir les télés essayèrent d'annoncer avec du suspense le résultat que tout la monde connaissait depuis quinze jours, mais le coeur n'y était pas.
Comme d'habitude se succédèrent les politiques pour des intervious-débats médiatisés... ils ne trouvaient rien à dire, personne ne pleurait, personne n'était content, les forces de l'Extrême, invitées quoique, refusaient méchamment de donner du spectacle, les gauchos et les droitas se ridiculisaient à être d'accord. La soirée était morne. On s'ennuyait.
On eut les interviouvious des deux anti-héros.
L'Extrême évita les expressions extrémistes. On aurait pu jouer à "horreur, la peste attaque !" s'il avait tenu son rôle correctement. On aurait mangé gaiement devant sa télé en se congratulant; "Ben dis donc, on l'a échappé belle. Heureusement pour la République qu'on était là !" Mais non. Il tenait à vous gâcher la vie. Il tint un discours classique de battu, de second à l'élection la capitale. S'il continuait à vouloir présenter une belle image de cocu il perdrait du public.
Chosset, lui, fut aussi maladroit que d'habitude, il passait mal à la télé, sa voix était monotone, il cherchait ses mots. En plus il ne voulait rien dire ce soir qui choquât la gauche puisque grâce à elle il avait atteint le score des pays à dictature, 80 % des voix pour le candidat unique. Un peu de reconnaissance tout de même ! Il échappait, définitivement sans doute, aux poursuites judiciaires pour sa gestion trop personnelle du temps où il était maire de Paris, et ce sont ceux qui l'accusaient le plus qui lui donnaient l'immunité, l'impunité. Pas de quoi vous distraire pendant votre soirée. Dit cent fois. Trop connu. Vivement les putancielles.
Dans les rues il y eut les explosions de joie programmées. A l'heure des résultats on ouvrit des bouteilles pour la cuite du deuxième bon tour, moment historique ! Car dans l'Histoire, il y a ce qui est historique et ce qui ne l'est pas, selon son clergé; la cuite l'est.
Tout continuait. Rien ne changerait. On pourrait protester comme avant pour les mêmes problèmes sans être dérangé par des gens qui bouleverseraient tout au lieu d'être des maniaques des réformes, lesquelles sont lentes et ne gênent que les sots qui n'ont pas su se positionner pour en profiter, s'en engraisser, s'en gaver, faire de belles carrières, empocher plus de sous, se glisser dans de nouvelles commissions de la nouvelle réforme, places peinardes âprement disputées, et là il faut de solides relations...
Ce soir-là, en général, on se coucha de bonne heure.
Quatrième partie :
Les élections-putés.
 
 
1.
La gueule-de-bois après le grand carnaval dura une semaine. On était fatigué. Personne d'ici ne faisait plus l'amour - mais il y avait de plus en plus de touristes.
Le soleil, lui, dorait ferme et les belles allaient s'étendre dès le matin. Merlet avait mis devant la plage un garde anti-chiens très féroce; sa plaque annonçait : "Chiens interdits !" Arrivé devant, Nona en resta muet de stupéfaction. Il sortit lentement ses lunettes et constata que le texte était le même avec lunettes. Alors il les rangea, encore plus lentement. Il réfléchissait. Le chien - qui ne savait pas lire (!) - le regardait avec inquiétude. Pourquoi n'allait-on pas où il fallait alors qu'il fallait ? Le garde regardait Nona et le chien d'un air ironique. Il était fin prêt, il avait des consignes. Nona avait noté le numéro du décret municipal sous la grosse inscription; était-il légal ? Pouvait-on l'attaquer ?
Une belle blonde pour narguer sortit d'une voiture neuve qu'elle avait mal garée et d'un coup enleva une robe courte qui la laissa seins au soleil. Le garde fut distrait. Le chien en profita pour contourner l'ennemi. Mais le garde eut le sens du devoir ! Il vit le pauv'toutou, il hurla et coursa, la matraque à la main.
La blonde s'était couchée à même le sable. Son souffle faisait de tout son torse une vague. Le garde qui courait, se disait que quand on en rencontre une comme ça au moment précis où elle n'est à aucun, on a mieux à faire que courir après un chien. Mais il avait le sens du devoir ! Il atteignit l'animal, son activité rendue efficace par le désir d'en finir vite, lui passa les menottes, certes un peu larges mais Zélibobo n'en fut pas moins gravement traumatisé, et, l'ayant chargé sur ses épaules, le rapporta à Nona. Qu'il traita de "vieux con dégoûtant".
Là il eut tort. Là commença l'affaire car la blonde entendit et fut témoin. Elle était la fille du neveu du beau-fils de Nona. Elle était teinte. L'agression verbale contre le futur maire de la ville et cela par les forces de l'ordre payées avec l'argent de tous les citoyens mais visiblement au service de l'occupant de la mairie, mit le digne vieillard dans une fureur qui alerta toute la plage. La blonde se dressa, les seins dorés se secouèrent d'indignation contre la brute qui maltraitait une personne âgée de sa famille (qu'elle avait préféré ignorer en arrivant mais qu'elle reconnaissait bien maintenant). Tous les mâles de la plage, des gamins aux séniles, n'écoutèrent aussitôt que leur courage et vinrent affronter les forces de l'ordre qui, avec un chien, s'amusaient à humilier un "ancien combattant de la première guerre mondiale" selon les dires de la bouche pulpeuse (2000 balles) de la non-siliconée - si, on voit bien qu'ils sont nature; qu'en pensez-vous ?
Elle était très aidée, très entourée. Nona, qui se promenait toujours avec un grand sac, en profita pour en sortir une feuille à peu près blanche et à peine plissée; il y écrivit quelques mots tant bien que mal, sans pouvoir s'appuyer sur rien, et fit signer la pétition. Tout le monde signa. Y compris les étrangers qui ne lisaient pas un mot de français. La belle avait un peut tiqué à la vue tu texte mais ses admirateurs n'auraient pas compris qu'elle reculât. Elle signa la première et après elle, l'Allemagne, la Suède, le Danemark, la Pologne, la Russie, l'Italie... L'Europe signa Nona.
Voilà quel était le texte trembloté : "Le garde à Merlet, il tue les chiens et insulte les vieux. Libérons les plages ! Unissons-nous pour que les toâlettes canines soient dans la nature et pas payantes !"
C'était un trac écolo, en somme. Nona le porta lui-même au journal local qui, constatant le nombre de signatures, publia une courte note.
La blonde, restée maîtresse de la plage, générale d'une armée victorieuse ne garda bientôt autour d'elle que des lieutenants d'âge convenable non pourvus de femmes lançant des regards furibonds de leurs sièges ou de leurs serviettes. Ces hommes d'ailleurs n'étaient pas pauvres, et pourtant, ici au moins, ils étaient solitaires. Un seul serait sauvé de ce drame.
Le garde avait fui. Il ne revint pas de la journée. Le résultat de son travail l'avait écoeuré. Il ne supportait plus les chiens.
En outre il fut viré dès que Merlet eut le journal entre les mains. Certaines carrières sont courtes parce que le monde est injuste.
Ajoutons que la famille est bien utile dans les circonstances difficiles.
II
Merlet, bien sûr, était en campagne pour être puté, il ne pouvait pas se permettre de bavures, surtout contre un concurrent. Car, grâce à Freddy qui, pour paraître un bon petit-fils à Marita, avait demandé comment procéder à Gigame, Nona était bel et bien en course.
Chosset élu, son soutien, son fidèle Merlet, devait l'être. Il irait à Paris, la grand-ville, et il s'y amuserait, ça, j'vous l'jure.
Son concurrent le plus redoutable, en théorie, restait Proviçat.
Pauvre Proviçat ! Il errait dans les couloirs du bordel-licé, des heures et des heures; les élèves angoissés, terrifiés, l'entendaient gémir. C'étaient des "ah" torturés, des "oh" larmoyants, des "ah" hurlants, des "oh" de haine, des "ah" sauvages, des "oh" brisés... Les hii et les uuh étaient exclus.
Jozin viré ! Jozin-ritrêt ! Reviens, ô Jozin ! Pourquoi t'es-tu retiré ? Ce n'était qu'un échec dû à la vipère de Belfort, ce n'est pas irréparable. O mon chéri, pourquoi n'as-tu pas confiance en ton Proviçat ? On balaie par le mépris le non-événement et on marche sur l'assemblée la nationale. On l'occupe démocratiquement au nom du peuple of gôche jusqu'à ce que Chosset s'en aille. Alors tu régneras à l'Elusé. Je serai à ta gauche, y aura plus de drouète, nulle part, on appliquera au niveau du pays le système mis au point dans les bordels-licés. Un bon système stalinien permet de rétablir la justice sociale de façon plus sûre et plus rapide que les réformes. Les réformes on les fera après, on aura ainsi tout le temps.
Mais il fallait réagir. La peine immense ressentie par les apôtres de Jozin ne devait pas écarter du combat. On fera payer Judas plus tard. Le coeur du parti envoyait missive sur missive pour exiger des actions. Réagissez ! Mais faites quelque chose, nom de Dieu ! Jozin, lui, observait un silence têtu, obstiné.
Proviçat prit sur lui. Héroïque Proviçat, il ramasse son bâton de pèlerin jeté dans la boue par les forces du mal, il repart. Lui aussi veut aller à Paris.
Par défi, il sort seul. Et il refait le chemin qui l'avait conduit à la mairie. Le voilà au pied de la rue qui mène au château et à l'église baroque, au café du baiser aussi. Elle était là. Ardente, prise de folie érotique, elle posa sur ses lèvres dignes ses belles et douces et pulpeuses lèvres peintes. Que serait-ce s'il était élu puté !
Elle était là.
Elle était là. Et le garçon à l'air goguenard. Et en face le photographe toujours pour la liberté de l'information.
Marita se caresse doucement le bras.
Jozin, il fallait promettre des femmes comme ça à tes guerriers, ils auraient mieux combattu pour entrer au paradis de l'Elusé. La belle femelle est toujours au vainqueur. Ah elle vaut la peine. Ah oui. Mais Proviçat sait qu'il doit être un Siguefride, un Galabade, un Percequise. Toute sa culture lui vint à l'esprit, laquelle n'encombrait pas exagérément, pour passer le cap de bonne espérance de la fille fleur.
Marita se caressait le bras.
Mais, là, en face, descendant d'un pas tranquille, Proviçat le voit, un dissident ! Le dissident de drouète du bordel-licé ! Ah il lui en a fait baver à celui-là, en se servant à fond de la pédagoglo socialo-meumeu qui permet de dire nuls ceux qui enseignent vraiment encore la culture françouaise (je me pince le nez !) et en baptisant ça pour leurrer les parents naïfs qui ne sont pas de gôche : sciences de l'éducation. Le mot science impressionne toujours, un bon truc d'avoir baptisé ainsi le fait d'imposer l'idéologie socialo au bordel-licé en le cachant... génialement. Et lui en avait-il flanqué des classes de seconde truquées avec tous les élèves signalés par les collègues des coclèges comme potentiellement catastrophiques, soigneusement, amoureusement réunis par lui. Ensuite il prenait de grands airs innocents : ah non, il ne savait pas, c'était le hasard; ou les options, voilà, on leur avait assigné une option commune. Et on ignorait délibérément que la qualité d'un agrégé était l'étendue de son savoir pour prétendre que donner le plus haut gradé aux plus faibles c'était tout simplement l'aide aux défavorisés ! Ce qui ne concernait pas les agrégés copains, de gauche, évidemment, eux devaient faire de belles carrières.
Là, à l'extérieur du bordel-licé, sans pouvoir, Proviçat paniquait. Il se doutait bien que l'autre en avait trop bavé pour craindre des représailles une fois de retour sur le lieu en principe de travail, il avait subi au-delà de tout ce qui n'était pas autorisé mais pouvait se dissimuler administrativement, les rapports truqués du copain inspec d'l'éduc n'avaient plus d'effet, alors...
Là, le type n'était plus impuissant. Proviçat ne contrôlait plus rien.
Le type le voit. Il ralentit le pas. Un sourire sardonique salit son visage de drouète.
"Mais c'est Proviçat !" s'écrie-t-il joyeusement, bien fort alors tous les gens du coin se retournent ou s'approchent des portes. "Il vient voir sa p'tite amie !"
Marita qui a le goût du scandale envoie un baiser au p'tit ami terrifié qui hurle : "Réac ! Sale réac !"
- Allons, Proviçat, pour une fois que vous êtes de sortie vous allez bien prendre un verre avec moi. Je vous l'offre. Vous ne pouvez pas refuser. Et votre p'tite amie bien sûr.
- C'est pas vrai, c'est pas elle. J'en ai une autre.
- Eh ben, on cumule. Vous entendez, la belle ?
- Oh, ce n'est pas possible, s'écrie Marita indignée. Et hurlant : Il m'a trompée !
- Hein ? Pas moi. Réac, sale réac !
(Elle) : Et tu m'insultes, mon bonhomme ! Espèce d'avorton ! Tu veux que je dise devant tout l'monde comment tu te comportes au lit ?
Photo. Elle l'a empoigné par son habit et le secoue.
- I m'fait jouer la p'tite fille, ce salaud !
- Jozin, ô Jozin ! Qu'est-ce que j'peux faire ? Qu'est-ce que j'peux faire ?
- Et il appelle l'autre, en plus. Pourtant (elle se met à pleurer) on a de bons moments ensemble. (Elle se loge dans ses bras. Photo.) Tu m'as souvent dit que j'étais un bon coup.
- Jozin, ô Jozin !
- Ne m'abandonne pas. (Tombant à genoux. Oh, bonne photo !) Ne me quitte pas. Ne me laisse pas. Qu'est-ce que je ferai sans toi.
- Réac ! Sale réac. (Mais le type garde l'air horrifié du quidam qui se trouve malgré lui mêlé à un drame et qui voudrait bien être ailleurs.)
- Je serai docile, je ferai tout ce que tu voudras, haletait Marita, je serai consentante à tout, à tes soirées échangistes, à tes rencontres spéciales, je ferai les strip-teases devant tes amis...
- Jozin ! Jozin ! Réac ! Jozin ! O ! Oooo...
Et soudain il prit la fuite.
Photo.
Il courait, courait, comme la première fois, en montant.
D'une rue transversale sortait d'un pas morne Zélibobo, Nona resté à bavarder loin derrière. Depuis le traumatisme dû aux violences policières, ce chien n'avait pas le moral. Il se demandait même s'il irait à la plage aujourd'hui. Et il voyait un copain ! Un copain avec qui on avait fait une bonne course l'autre jour. Et il courait encore !
Recouvrant la joie de vivre canine, il se précipita en aboyant.
Proviçat crut son dernier jour venu, le vieux le pourchassait avec ses chiens entraînés à tuer. Il courut plus vite, plus vite ! O Jozin, donne-moi les forces !
Photo.
Zélibobo était maintenant devant Proviçat, il voulait lui montrer comme il courait bien et plus vite. Il s'arrêta pour l'attendre en aboyant d'enthousiasme.
Un nuage devant les yeux, une vapeur devant les yeux, Proviçat comprit néanmoins le danger, distingua une ruelle sur la gauche et bifurqua.
Le chien en resta coi.
Il y avait une porte au bout de la ruelle, Proviçat se rua, il s'y engouffra.
Le chien allait suivre quand Nona arrivant enfin dans cette rue l'appela.
Marita finissait tranquillement son verre, une chose verte dont aujourd'hui elle avait sûrement trop bu.
Proviçat haletait. Il cherchait à fermer la porte et n'y arrivait pas. Mais le chien ne suivait pas. Alors il se tourna, chercha où s'asseoir, distingua vaguement un banc et s'y effondra.
Au bout d'un moment sa respiration se calma, la vapeur devant ses yeux se dissipe, ils s'habituaient à la pénombre. Il leva la tête : il était dans l'église.
Peut-être faudrait-il ici s'interroger sur la providence, les méandres saugrenus de nos vies, car les faits sont assurés, on a les photos.
Le curé qui venait voir ce que l'on avait fait à ses portes alerté par le bruit, stupéfait en le voyant dit : "Proviçat." Puis, pour ne pas blesser le nouvel adhérent, ajouta en montrant la statue au pied de laquelle Proviçat était avachi : "Marie sera contente." Sur ce point nous n'avons pas d'information; en tout cas elle ne bougea même pas un cil. Le prêtre se retira discrètement après avoir ajouté dans un souffle : "Si vous voulez me parler, je suis dans la sacristie."
Pour la première fois de sa vie Proviçat médita. Sur l'injustice du destin qui aboutissait à ce qu'il ne pouvait pas mette sans désastre le nez hors du bordel-licé. Puis, comme il n'était pas habitué à cet exercice, il chercha seulement comment se venger.
III
Jozin s'était bel et bien retiré définitivement de la vie politique. On ne l'avait pas cru quand il l'avait solennellement annoncé mais... si... eh oui.
C'était donc un avenir sans Jozin qui se profilait. Les sondages pour les puténôciels étaient un cauchemar pour socialistes. Il faut dire que l'électeur, pas doué, ne comprenait pas que, après lui avoir demandé un vote pour Chosset président, on ne lui demande pas de lui donner une majorité pour gouverner. Car voter à gauche c'était défaire ce que l'on venait de faire, lui enlever le pouvoir juste après le lui avoir donné. On n'aurait pas eu un pareil casse-tête si on avait laissé élire l'Extrême, il aurait passé son temps à inaugurer des pâquerettes et n'aurait eu le pouvoir de déranger personne.
Chosset d'abord président pour sept ans et mis par le peuple en tutelle d'un socialiste au bout de deux, n'avait été réélu que pour cinq, même lui avait senti que ce serait plus qu'assez et il avait poussé à une réforme qui rassurerait les masses. C'était un gars imprévisible, le seul exemple d'un président qui dissout une assemblée bien de droite, de sorte qu'on avait dû lui en flanquer une de gauche pour le forcer à se tenir tranquille.
Sa marotte était l'entrée de la Turquie dans l'Europe. Et le Maroc aussi. Il pensait que plus il y aurait de musulmans à l'intérieur moins on risquerait une guerre avec ceux de l'extérieur. Il célébrait de Gaulle avec une politique à la Daladier. La France continuait de se dire un grand pays en se pliant à un Munich permanent. Bientôt simple land de Bruxelles, elles deviendrait à terme un vague land de la musulmanie. Il estimait être un grand poblitic. Il s'admirait, modestement. Dans un pays où l'on adore la généalogie, depuis que sa femme avait dit de lui qu'il était un saint, il cherchait quels saints, martyrs, papes ou au moins cardinaux avaient des chances d'être de sa lignée. On ne trouvait pas encore.
La campagne était morne, c'était une campagne sans campagne. La passion manquait. On avait le sentiment d'avoir voté à la présidentielle pour la putancielle. A quoi bon y revenir ? Ou plutôt y retourner ? Mieux aurait valu de tout élire d'un coup. Et puis c'était joué, quoi.
Qui faisait vraiment campagne, une belle campagne ? Nul. Les inconnus des affiches, personne n'avait envie d'aller les voir et ils n'avaient pas trop envie de se montrer. Les manifs étaient absentes, on avait sa dose. Les réunions faisaient un bide. Les tracts n'étaient pas lus. La sinistrose envahit la vie politique.
Pas de singes pour les cacahuètes.
IV
Tout de même, chez nous, ville de villégiature pourtant, on fait mieux que dans la moyenne. On a vu le courage et l'audace de Proviçat. Voici maintenant Merlet et ses oeuvres.
Les touristes sont réveillés par le bruit des marteaux-piqueurs, par les bruit des pelleteuses; partout des ouvriers en regardent quelques autres travailler. Les grand travaux ont commencé. Avant il y eut Néron et Haussmann. Merlet met un beau casque, façon chantier, en réalité le casque colonial du grand-père, relique familiale considérée comme un véritable fétiche, et se rend sur les lieux de ses oeuvres. Pour le moment des trous.
Sa présence sur tous les fronts ne fait aucun effet sur la population. Les amis des coqs fulminent contre la concurrence déloyale - le coq local se lève tard -, les professionnels du tourisme ragent contre une agitation préjudiciable au commerce, les parents grincent des dents en voyant déjà debout les gosses alors que l'on pensait pouvoir être encore tranquille. Le soleil, réveillé en sursaut, et toujours à la même heure, ce qui n'est pas l'habitude, est maussade; le mer se sent lasse sans ses treize heures de solitude; la ville bâille à midi.
On a le dilemme terrible : faut-il sanctionner Merlet aux putancielles ou s'en débarrasser à tout prix ?
Les sondages oscillent entre salut et salaud. On les lit en plissant le front pour que les amis se rendent compte que l'on pense, et pas à la gaudriole, parce que là on ne plisse pas le front.
Merlet se sent admiré pour son génie urbanistique, sa vanité lui donne le sentiment de voler, il se sent léger, léger. C'est si bon, la réussite. Faire de grandes choses, avec l'argent des autres, révolutionner le bourgeois par l'audace de sa vision de l'avenir, être le Guide ! Dans le bateau des matelots fomentent la révolte, mais à la fin ils s'agenouillent sages nouilles devant le héros !
Au bout de l'avenue Caré, un trou, au bord de la plage, un trou, pour s'occuper des canalisations des trous, pour une gare moderne un trou. Naturellement il y a aussi des trous privés pour de futurs immeubles qui rapporteront gros.
Merlet trouve qu'il n'y en a pas assez à sa gloire. Il en fait faire trois autres en des endroits stratégiques, routiers pour être exacts, qui créent les bouchons de voitures qui animent si bien une ville, avec le gaieté des klaxons et les dialogues d'une voiture à l'autre toujours si pittoresques. Il a procédé uniquement par intuition et sur conseil de sa Crétaire très jalouse de Lisbeth qui décidément ne veut pas. Elle soupçonne son mâle de vouloir aller vivre une idylle english in Parisse.
Merlet explique aux gens qui passent à sa portée que s'il est puté il sera plus près du centre du pouvoir et pourra mieux obtenir des subventions pour sa ville. Il pourra lutter directement dans les mystères devant les micuistres pour défendre son projetprojet : "Une ville nouvelle pour une époque nouvelle." C'est son slogan, il l'a repris de son papa qui l'avait utilisé il y a vingt ans, c'est une manière de rassembler les fidèles, les nostalgiques et de faire la nique à Nona.
En outre il y a les "petites phrases", les mots méchants qui amusent les djournalistes si bien qu'ils les citent et ainsi font votre publicité. Chaque jour Merlet essaie d'en caser mais Mumi ne fait pas toujours mouche, surtout qu'elle a le cafard. Florilège Posibéat côté drouète : "Proviçat c'est un cas", "La gôche c'est un cas", ' Proviquoi c'est Provicuicui", "Nona c'est non-à tout", "Nona c'est juste non-à moi", "L'Extrême c'est pas la crème", "Jozin était zinzin"... Comme on le lit, on restait près du peuple afin de lui éviter des efforts intellectuels, déprimants pour lui; la meilleure façon de respecter le peuple selon la leçon des meilleurs grands politiques de la République consiste à lui dire de grosses conneries pour qu'il se marre. Alors il va voter la fleur aux lèvres et met dans l'urne le nom du plus rigolo. Ce dont l'électeur a horreur, c'est du mépris, et il y a des candidats qui lui demandent l'élection et qui le méprisent; ils ne disent pas "vive le foot", ils tiennent exprès des propos auxquels vous comprenez quedal, pour vous humilier; ils ne dansent pas avec les vieux; ils ne braillent pas des chansons amerloques avec les jeunes; ils ne collaborent à aucun scandale; ils refusent de risquer même d'être poursuivis par la justice; ils condamnent les abus sociaux au lieu d'en commettre; ils ne se livrent pas aux frasques sexuelles qui alimentent les conversations etc...
Enfin chez nous il n'y a que des poblitics dignes de ce noble nom. Ils ne nous écrasent pas sous leurs qualités. Ils sont comme nous. Représentatifs. Voilà. Une sorte d'archétype de leurs électeurs. On peut aller voir le maire sans complexe, par exemple, malgré le beau costard que nous lui payons afin qu'il nous fasse honneur : on connaît son passé, celui de son père, celui de son grand-père, celui de son arrière-grand-père, il n'y a pas eu un seul génie dans la famille, rien que des normaux, et lui est le plus normal des quatre. Un peu crapule, un peu combinard, un peu roublard, et savoir s'entourer d'un personnel compétent, faire des discours "les autres c'est des mauvais", être photogénique de préférence, être une bonne fourchette, lamper facilement une bonne bouteille, être sociable quoi, avec tous les âges, risette au bébé, vêler avec les vaches, bêler avec les moutons, grogner avec les cochons, là est le grand secret, ce que Chosset appelle la vocation politique. Et Merlet, l'a. Lala. Et au plus haut degré.
IV
Nona vit l'agitation des autres et jugea indispensable de créer la sienne. Il se sentait d'une forme bouillonnante comme s'il n'avait que soixante ou quinquantans. O joie d'oeuvrer au bonheur municipal, d'apporter l'expérience d'une vie à la conduite des affaires publiques, de prendre les puînés par la main pour les conduire sur la voie de la sagesse, précieux acquis de l'âge.
Lui-même venait de découvrir le spa avec ravissement et illico ajouta à ses promesses mesurées "le spa pour tous". En effet ce n'est pas au terme d'une vie modeste et digne que l'on aspire à devenir un privilégié. Il se sentait fondre de bonté.
Pour qu'on le connaisse et le reconnaisse bien, il passait de longs moments à côté des panneaux officiels d'affichage, plus précisément à côté de sa propre affiche, en gris parce que les moyens sont limités, explique-t-il aux passants. Ah il n'a pas fait venir de Parisien, lui, comme Merlet et Proviçat pour avoir une tête célèbre d'ailleurs et sembler faussement l'intime d'un poblitic-télénationale; non, il pose avec son chien, tout simplement. D'habitude, à côté des panneaux, vous ne voyez jamais un candidat, les autres mettent des affiches pour éviter d'être là, mais avec lui on comprit qu'il ne s'agissait pas d'un candidat virtuel; on vote d'habitude aux putancielles en fait pour Chosset ou pour Zinzin, candidat connais pas; mais avec lui on constatait qu'il était réel, et que le chien de l'affiche était bien à lui, puisqu'on peut même le caresser; Zélibobo ordinairement plutôt grognon, a saisi l'importance de la campagne de charme s'il veut reconquérir sa plage. Les dames d'un certain âge s'arrêtent toujours, les petits enfants arrêtent toujours leurs mamans pour tirer les poils d'un candidat à l'élection la nationale qui est sur l'affiche avec son humain de garde. Zélibobo se verrait bien à la mairie. Parce que dans les propos de Nona il est surtout question de la mairie, parfois aussi de l'Elusé, mais l'essentiel, les électeurs le comprennent aisément, c'est qu'il soit élu à la prochaine.
La campagne de proximité doit culminer en un grand mitingue. Nona alla au bar de la rue qui grimpe et devant une chose verte, sans alcool quelle blague, s'en ouvrit à Marita. Elle l'écouta gravement et, comme les subtilités de notre belle langue lui échappaient encore et que d'autre part Nona n'avait pas mis ses dents ce jour-là parce qu'elles valent cher et qu'elles commencent à s'user (avec la sécu vaut mieux ne pas en demander trop souvent, tous les quinze-vingt ans et encore on semble gaspilleur des fonds publics - Nona le répète comme une publicité pour son affiche), elle comprit qu'il voulait organiser une fête pour son anniversaire. C'était une bonne idée. Marita adore les fêtes. Les organiser fait partie de ses rares compétences. Mais Nona ne veut pas y mettre d'argent. Parce que ? Parce qu'il n'en a pas. Marita comprend cet argument, elle-même a connu souvent des passages à vide bancaire. On pourrait organiser la petite sauterie dans l'autre bar, celui de Nona et de ses copains, on utilisera la rue devant, Nona en tant que futur maire signera l'autorisation.
Marita en parla à Freddy, le soir même, à un moment et dans une position où il n'était guère en mesure de dire non. La coopération d'une célébrité azuréenne acquise, elle milita auprès de Lisbeth pour que la communauté anglaise se bouge un peu pour assister à l'anniversaire d'un témoin de la première heure de sa présence sur la côte. Il avait connu la Reine Victoria ! Entre eux il n'y avait pas eu d'aventure. La réserve nordique. Mais de sous son ombrelle elle avait lorgné souvent le beau corps bronzé qui traversait la baie beaucoup en bateau et pour finir à la nage dans le noble but de lui apporter des fleurs de mer, ces étranges hybrides de végétaux, de rochers et de coquillages qui s'épanouissent une fois arrachés au fond dans un soleil qui affole leurs couleurs jusque-là secrètes.
Naturellement il fallait la presse. Nona se chargea des contacts politiques. Il décrocha la téléphone de son bar et devant les copains admiratifs exigea de parler aux patrons. De la part du futur maire de Posibes. Ah, i peut pas le con, j'y vas faire la pub de son canard, moué.
Idem pour la télèche et la radioche. Finalement il reçut des promesses de partout.
On serait prêt, la fête aurait lieu et rayonnerait sur la région entière.
V
De temps en temps, on entendait parler les éliminés de la pézidentielle. Sauf Jozin évidemment, retiré sur son île d'où il réglait les affaires courantes par téléphone, dans un silence blessé et hautain; en son palais de l'île du Rouè il ne recevait plus; les ambassadeurs faisaient le pied de grue avec les touristes, très nombreux pour voir le célèbre battu. Voir en vrai, de ses yeux, une gueule qui a encaissé un uppercut pareil, ça vaut le déplacement; et en plus c'est éducatif pour les enfants; ensuite on va ramasser des boulettes d'hydrocarbure sur les plages, ça fait un souvenir.
Un jour la vipère de Belfort parut partout à la fois et dit : "Pas vrai. C'est pas moi." On s'amusa bien.
Un autre jour le facteur du fin fond de la gogoche vint avec un sourire gentil annoncer la révolution. C'est pour bientôt. Faites gaffe à vous. Y aurait plein de morts partout et tout le monde serait enfin heureux. Celui-ci avait bien mérité sa place au panthéon des poblitics. Avec lui les PDG se marrent comme au bon vieux temps quand il y avait des communistes et que l'on jouait à protéger la civilisation de leur manie de tout peindre en rouge.
Le plus attendu, forcément, était l'Extrême, ses apparitions devaient être à la hauteur d'un second aux élections de l'Elusé où il y a de l'or sur les murs, sur les fauteuils, aux plafonds; la baignoire y est en or massif faite pour Napoléon et Joséphine; mais le rayonnement maximum vous illumine dans la salle du trône. Eh bien il ne s'y assiérait pas, mais ce n'était pas une raison pour bouder, dans la comédie des électrolocutions il avait un premier rôle et on se délectait d'avance de ses bons mots bien méchants, atroces, il est atroce ! que l'on répéterait avec horreur, les dames avec de petits airs effarouchés, les mâles crânement pour montrer qu'ils n'ont pas peur.
Mais lui il taquinait, il ne venait pas; tous ceux, 80 %, qui avaient voté contre lui, étaient révoltés par son comportement, il en prenait à son aise avec l'électeur, il ne venait même plus nous faire peur, on avait bien eu raison de voter contre lui, son attitude anti-républicaine, anti-démocratique, anti-élusé, anti-putés, donnait la nausée aux ardents défenseurs de nos valeurs.
Lors d'une sortie de Jozin sur l'île du Rouè, discrète mais médiatique, où il dit notamment : "C'est la simple promenade d'un citoyen ordinaire" et "Je ne suis qu'un homme dans la foule", et c'est vrai qu'il y avait foule mais elle était là pour lui, donc il n'était encore que sur les marches de son palais - le maire était là, le préfet était là, le député était là, le sénateur était là, tous pour se promener, juste légèrement inclinés à son approche - lorsqu'un djournaliste ultragôche lança sa première question non-autorisée sur le harcèlement moral exercé par l'Extrême au moyen de sa non-intervention pou venir faire peur dans les médias. Jozin refusa de répondre avec un air qui en dit long sur sa condamnation d'un tel comportement.
Proviçat, fondant d'admiration devant sa télé, hurla comme au bon vieux temps : "Je me pince le nez !" Et joignit le geste auguste à la parole publicaine.
Des disparus revinrent.
On crut voir des fantômes.
Une chaîne de télévision, en exclusivité, montra deux communistes; un mâle et une femelle; Adam et Eve allaient repeupler la planète de communistes, le monde avait été victime d'un virus droitier, on trouverait le vaccin, on saurait protéger les nouveau-nés. Ces gens étaient bizarres, ils étaient comme nous mais leurs propos étaient nuageux; peut-être l'effet de la drogue. On a dit que le mur berlinois fut démoli parce qu'à l'Est le peuple n'avait pas de pamplemousses et en voulait absolument... Peut-être alors l'effet de l'abus de pamplemousses ?
L'Extrême intervint enfin, pour vilipender ces rescapés; on lui en avait trouvé, il en profitait. Depuis des années, les communistes étaient sa cible, son gagne-pain, son fonds de commerce, sans eux il se sentait orphelin. Il intervint en la faveur de ces deux-là et demanda qu'on les transfère de la place Fabien au zoo de Vincennes afin de les lui conserver en bon état jusqu'aux prochaines pézidenôcielles.
Voilà. Je crois avoir été assez complet. Ceux qui, dans le futur, voudront s'informer sur notre époque, trouveront ici tous les éléments nécessaires pour une vision objective. Ils pourront revivre nos grands événements dus à nos petits hommes et vaincre l'oubli qui est si bon.
V
A l'Hôtel archiluxe, sur la langue de terre qui isole dans la mer les demeures des plus riches, y a d'la star, et d'la belle.
C'est à cause d'un festival du coin, où l'on va voir les stars par ce que seuls les invités peuvent voir les films. Comme au cirque elles font la parade.
Elles s'offrent sur des tapis rouges ou des tapis bleus, muettes quand il n'y a que des appareils photos, tant pis pour le public piailleur, elles n'ont rien à lui dire, avec son pour téléronrons.
Nona se demande pourquoi on ne l'a pas invité. Il pose la question à Zélibobo.
Ce sont deux femmes-canon et un Hercucul. Trois amerquicains. L'une d'origine mexicaine, l'autre d'origine russe et lui du Canada francophone. Ils sont souriants. Mais ils sont déjà vendus.
Nona se promène de long en large dans son studio et il se voit monter les marches sans canne avec les beautés de la drague médiatique. Zélibobo parle aux appareils photos, c'est la révolution.
Les poblitics aiment les artistes au moment des élections. Le thème : il faut être un peu acteur pour réussir en poblitactique, faire un discours c'est toujours dire un texte écrit par un autre, renaît de ses cendres budgétaires, et les vedettes flattées se laissent conduire devant les flashes et exhiber comme des trophées.
Si vous êtes photographié avec une belle aux beaux seins, tous ceux qui aiment les beaux seins voteront pour vous, si vous êtes photographié avec un Hercucul, tous les pédésexuels voteront pur vous. Après les élections vous faites un discours sur la nécessité de redresser les moeurs décadentes. Vous n'insistez pas trop, vous pensez aux élections suivantes. Et puis, étant donné leur état, on ne peut pas compter sur une simple réaction, il faudrait de la chirurgie lourde.
Nona, côté théorie, est au point. Les contacts lui manquent... Marita s'impose dans son esprit. N'a-t-elle pas le physique d'une monte-marches ? Avec une robe bien décolletée devant et quasi inexistante derrière... sur des marches... on trouvera bien un tapis... Et après la photo dans le journal, elle vient au mitingue où il la présente comme une grande vedette norvégienne, et rephoto.
On sait tout sur les trois beautés qui paient dans notre palace, seules leurs aventures sexuelles intéressent; plus nos dames sont sages, plus les maris sont fidèles, et plus ils sont friands des aventures horrifiantes de la dépravation qui élève au-dessus de la foule. Le talent ne suffit pas. Il faut nourrir les spectateurs de sa vie. Les dieux offrent leurs vies inavouables aux mortels qui les savourent.
Marita, plutôt tiède pour le grand projet Nona. C'est Freddy qui insiste. Qui insiste tendrement. Ça lui plaît d'être celui qui peut exhiber une femme. Il a toujours aimé les rendre consentantes. Il a toujours aimé la grande parade, celle du tape-à-l'oeil, celle du fric qui se voit, qui s'affiche dans une fille quasi nue offerte aux regards brillants de convoitise.
En échange il doit promettre d'accompagner Marita au mitingue socialiste avant la fête à Nona. Car elle s'est toujours senti le coeur à gauche, elle veut apporter son soutien d'européenne à la gauche vaguement nationale. Ses idées sur les programmes sont comme une dentelle, avec plus de trous que de pleins, en fait les discours un peu complexes lui échappent, peut-être à cause des difficultés de la langue étrangère, et, comme chacun sait, les discours simplifiés pour atteindre les masses suppriment la réalité des programmes, le réel est aussi dur à dire qu'à vivre. Marita a retenu - d'une aventure précédente, et avec un qui n'était pas pauvre - qu'être généreux c'était être à gôche et qu'être sexuellement très libérée, c'était être à-gôche-toute; sa vie a choisi son camp et elle veut absolument - par un louable souci de cohérence - soutenir une action politique en accord avec sa vie.
Proviçat avait droit à une petite chose, p'tite réunion à peine annoncée pour éviter un débarquement de ses adversaires (il se souvenait avec terreur de l'invasion de Nona et de ses hommes lors d'un mitingue précédent où l'ennemi lui avait volé sa tribune et avait malmené des innocents); il avait rédigé un discours de clôture de la campagne pour le premier tour un hommage à Jozin et sur les pages d'une écriture tremblée des taches de larmes témoignaient de son émotion et de sa douleur.
O Jozin, la vipère de Belfort te piqua au tendon d'Achille, mais on écrasera la sale bête, et moi, ton Proviçat, ô mon adoré, je descendrai te chercher aux Enfers, tel Orphée, et moi je ne me retournerai pas, je te ramènerai à la lumière.
Le style était, comme il se doit, à la hauteur des idées.
Il vint, nimbé de Jozin, vers la tribune modeste, d'une dignité telle que ses troupes s'écartant sur son passage, comme la Mer Rouge devant Moïse, se sentaient frappées de respect. Il regarda si par hasard il n'y avait pas quelqu'un à sa tribune, prêt à faire demi-tour avec une dignité égale à celle de l'aller, puis, rassuré, monta les marches qui vous mettent au-dessus du peuple.
Il commença les yeux mi-clos dans un silence qui se faisait : "Jozin, Jozin, ô Jozin, tu nous manques, nous avons besoin de toi", d'une voix douce et plaintive, alors, selon un stratagème savant, il ouvrit brusquement les yeux et allait lancer d'une voix forte l'anathème contre la vipère, il allait... il ouvrit... il vit...
Elle était là ! La fille ! La beauté pute à la chose verte ! Celle qui l'affolait de ses baisers dans ses rêves ! Là !
Il resta coi.
La vipère de Belfort avait fait fort en envoyant contre Orphée une créature de volupté dont la langue perverse avait instillé en lui un poison dévorant contre lequel aucun antidote n'était connu.
"Tiens", se dit-elle déçue, "c'est le p'tit gros." Elle aurait pu au moins regarder les affiches.
"O Jozin, inspire-moi !"
Tout le monde attendait la suite. Freddy qui se supportait pas le silence, se mit à chantonner. Un autre, plus loin, crut que c'était le signal et reprit le thème rock avec un slogan socialo que d'autres reconnurent et donc reprirent. Et tous ensemble ! "Allez, oh oh, dimanche dans vos mairies, allez, oh oh, voter socio-, socia-, socialo, et iste iste iste ! Allez, allez, et ce sera l'été, allez, allez, et tout sera doré !"
Proviçat se retrouva muet devant une salle comble qui chantait pour lui.
Marita adorait chanter, elle chantait faux mais elle adorait chanter. Oubliée la mauvaise impression du début, elle s'en donnait à coeur-joie. Avec Freddy à ses côtés, pour donner le rythme, Freddy le champion du rythme !
Proviçat finit par reprendre le fil et chantonna aussi. Tout d'un coup ce devait être fini car il chantonnait tout seul et il y eut un tonnerre d'applaudissements. On lui cria "Parle ! Parle !" Il réussit à extraire de son beau manuscrit quelques phrases qui eurent le charme étrange du décousu. On trouva tout bien. Et à l'improbable fin il fut encore applaudi en héros.
A la descente de la tribune, sa maîtresse lui sauta au cou et l'embrassa. Photo.
Qui parut le lendemain dans le localdjournal avec un commentaire peu amène d'un djournaliste qui n'était pas de gauche. Afficher ainsi sa maîtresse dans une réunion publique était un scandale illustrant bien les moeurs de ce parti. Merlet, lui, se comportait convenablement, il n'affichait pas, il y avait des rumeurs, il n'y avait pas de preuve, les Chrétiens pouvaient voter pour lui.
Proviçat en regardant la photo en eut d'abord des perles de sueur sur le front; puis il la découpa avec soin et la mit dans le tiroir à clef de son bureau avec les autres photos de Marita, de ses deux ascensions, l'une vers la mairie, l'autre, finalement, vers l'église.
Le scandale fut plus net quand on revit Marita en vedette norvégienne. Sa robe permit aussi de mieux l'apprécier et beaucoup de ceux qui condamnaient sévèrement Proviçat, furent tentés sans avoir la chance de pouvoir succomber. Il en résulta une certaine admiration pour le vicieux qui avait réussi à caresser une beauté pareille.
La dernière étape fut franchie avec les photos du mitingue de Nona. Surtout celle du moment où elle lui souhaite bonne fête. Quelle drôle de maîtresse Proviçat avait là. Il était allé en chercher une qui avait des sympathies à l'extrême-drouète. Peut-être une pro-nazie, antisémite, antiarabislam, antichinoise. Eh bien elles en avaient des moeurs, celles-là. Proviçat faisait bien d'en profiter, y a pas de scroupoules à avoir avec des filles de ce mauvais genre. Profite, mon gars, profite. Bien fait pour l'Extrême, on lui baise ses adhérentes, c'est la revanche, et attends, attends les résultats du premier tour, tu vas voir ça !
VI
Oui, on en était là, le premier tour du bulletin dedans l'urne, pas à côté, de l'élection puté.
C'était vraiment un grand moment de la vie républicaine. On menait aux bureaux de vote les petits enfants pour qu'ils admirent papa maman au moment capital du pouvoir citoyen. La petite enveloppe bleue tombait dans la caisse transparente et se posait dominatrice sur le tas des autres petites enveloppes bleues.
La magie s'effondrait parfois à la sortie, on entendait des cris affolés : "Mince j'ai oublié d'y mettre le truc-là... le machin... le nom du candidat !" ou "Ça alors, regarde le bulletin que je trouve dans ma poche... Ce ne devrait pas être celui-là !" ou encore "Oh zut, je croyais qu'il fallait en mettre deux ! pour laisser le choix au président !" Mais les féroces gardiens de l'urne refusaient les repentirs. Et devant ces ratés de la démocratie parfois accompagnés de toute leur famille, passaient les vrais de vrais, qui la tête haute lançaient : "Moi j'ai fait mon devoir !"
Comme les cons ne se suicident pas pour leurs conneries, le pays et la planète pouvaient continuer de ne pas aller mieux. L'indication essentielle pour ce jour était plutôt l'état du ciel. Eh bien, il était beau. Bleu avec un trou jaune. Chez nous la mer débordait de touristes et les autochtones avaient un travail tel que beaucoup durent choisir entre le vote et les pourboires. Si le pourboire était obligatoire les jours de vote il y aurait plus d'électeurs. Mais on ne prends pas les bonnes mesures.
Les touristes du nord viennent s'asseoir et s'ébattre dans notre eau. Ils disent : "Elle est chaude !" Alors ils s'y entassent pour s'y rafraîchir. Ils doivent souffrir horriblement chez eux pour être comme ça chez nous. Aucun explorateur d'ici n'a encore osé la voyage pour rendre compte. On subodore en encaissant leur argent. Donc maintenant ils pullulaient, les chiens étaient surveillés par les gardiens des plages très féroces et les vendeurs d'immondes saloperies à manger, à boire, à porter ou à rien faisaient le bonheur autour d'eux. C'est pourtant bien vrai que l'on peut être heureux pour trois sous.
Ah oui, les élections.
On passe aux résultats que vous attendez avec impatience en pensant à autre chose entre votre pastis et les amuse-gueule. Eh bien, quelle surprise, Chosset a déjà gagné, mais il y aura un deuxième tour avec des ballottages favorables, souvent des ballottages à trois à cause des forces de l'Extrême qui sont fortes. Les mauvais se maintiennent sans espoir d'être élus, juste pour embêter les bons. De toute façon les voix de leurs électeurs ne comptent pas. Aussi des ballottages à deux, un Chossétien et un Jozinien, rarement un Extrême, encore plus rarement un homme libre, communément baptisé divers-gauche ou droite. C'était pourtant le cas là, à Posibes.
Proviçat est éliminé.
Comme dans tout le pays les communistes, les verts, les centristes, du balai.
Face à face, deux poids lourds de la vie politique locale, sur le ring politique du deuxième tour pour être puté... Merlet ! 55 % ! ... et Nona !... 27 % ! A la pesée le premier a nettement l'avantage. Mais sait-on jamais ?
Le petit parti socialiste du coin, particulièrement teigneux, prit mal les résultats et prétendit que les vieux étaient trop nombreux, votaient mal et qu'il fallait donc enlever le droit de vote à soixante-dix ans. Heureusement il conservait les écoles, là personne ne votait pour décider qui les tiendrait et formerait à sa manière les enfants, éventuellement contre les parents. L'enseignement, lui, était encore libre. Et les systèmes de cooptation soigneusement déguisés permettraient encore longtemps la défense des libertés.
Merlet commença de préparer ses valises sous le regard courroucé de Mumi. Décidément elle n'était pas du voyage ! Elle avait baisé avec un ingrat du discours. Ah oui, elle était indispensable ici... Indispensable... qu'elle reste ici. Salaud !
Nona avait mis ses lunettes pour ne pas manquer les résultats. Il ne s'était pas endormi devant sa télé. Il comprit tout de suite : Merlet restait maire. Par la même occasion il découvrit qu'il y aurait un second tour. Mais il n'avait pas le moral. Il ressassait. Zélibobo le contemplait avec admiration; avoir pour maître un second à l'élection puté ! Non, Nona ! le combat doit continuer ! Réunis tes dernières forces, pense à la France, bats-toi pour elle, pour ta ville comme autrefois contre les envahisseurs ! L'Histoire t'appelle !
"C'est vrai", se dit-il, "je me dois à toutes celles et à tous ceux qui ont eu confiance en moâ."
Le téléphone sonna. On ne se contentait pas de lui demander une déclaration, on le voulait à la télé, le peuple désire un face-à-face immédiat entre vous et le maire...
- Un débat... (Il écarquillait les yeux en essayant de bien réaliser combien il était devenu nécessaire à la démocratie.) ... J'â-arrive.
Il appela un tâ-axi et s'y rendit comme il était, en débardeur et jean.
A son entrée dans le studio Merlet en pleine réponse fit une horrible grimace. On avait pris soin de ne pas le prévenir de l'invitation simultanée de son concurrent. Nona attaqua aussitôt.
- Ah te voâla, toi, vaurien ! (Aux djournalistes ravis qui prenaient des airs scandalisés.) J'ai bien connu son arrière-grand-père, voyez-vous, i valait guère mieux; enfin, c'était un copain d'enfance, on chipait des oranges ensemble, surtout lui, moi je regardais.
(L'air de Merlet !)
Nona, content d'être là, pour marquer qu'il connaissait les usages, s'intéressa à ses électeurs :
- Je tiens à remercier ceux qui... toutes celles et tous ceux qui ont voté pour moi et leur dire qu'il faudra recommencer. Le premier tour avait des candidats sans importance qui pullu-pullulaient... enfin i en avait trop, voâla.
- Vous comptez sur un report des voix du candidat affiché de l'extrême-droite ? intervint un journaliste.
- Hein ? fit Nona.
- C'est ça qu'il est, jubila Merlet et braillant de toutes ses forces : Un sous-marin de l'Extrême !
- Sous-marin ! J'te vas t'en coller une, moâ ! Tu vas voir.
Et Nona se leva pour opérer. Il était resté d'une force considérable et les journalistes eurent le plus grand mal à le faire rasseoir tandis que Merlet pâlissant préférait le silence à une claque publique : s'il la rendait, il passait pour une ordure qui frappe les vieux, s'il ne la rendait pas - et avec Nona en fait il n'avait guère de chance d'y arriver - pour un petit garçon justement remis à sa place.
- Su l'eau, je dis pas; dedans, je nage encore mes cinq milles sans trop de fatigue, mais être traité de sous-marin à mon âge ! Merde alors ! Voyez-vous j'ai bien connu aussi son père. I creusait pas des trous partout comme l'autre là; la ville elle est un foutoir; et puis avec plus de trous i a plus d'odeurs, tout le monde peut comprendre ça, et en plein boum des Nordiques, ça est malin. Ton papa, quand je lui disais, i en tenait compte, i faisait comme j'i disais. Lui il veut faire fortune en rendant payantes des toâlettes pour chiens. Mon chien i veut pas. Et même pour les humains. Un racket municipal par le bas-ventre. Et la perspective pour l'avenue Caré ? Hein ? C'est rigolo, ça aussi. Au lieu d'aller voir la mer, on restera en haut de l'avenue, on dira : j'l'ai vue, et hop, demi-tour. La mer, elle veut pas, elle en devient froide, comme une femelle qui veut pas; elle, elle veut qu'on vienne l'admirer, hé quoi, elle en vaut la peine, non ?
Les journalistes faisaient leur métier, et comme ils avaient reçu quelques bons coups de pied et bons coups de canne pour le faire rasseoir afin de sauver le futur député auquel ils le rappelleraient en temps opportun, ils le faisaient prudemment. L'un se demandait si le vieux ne lui avait pas cassé l'os-chose dans le mollet droit pour que ça lui fasse si mal, l'autre, quand les caméras ne le surveillaient pas, tâtait délicatement une bosse sur son crâne, laquelle gonflait, gonflait...
Nona vidait son sac médiatique, il fit son show télé, et pendant presque une heure traita de tous les grands sujets, de la nouvelle gare à l'occupation américaine de la lune (une de ses grandes craintes, un danger pour la sécurité intérieure de la France). Il conclut vigoureusement son discours présidentiel par ces mots qui sonnent si bien : "Pour une France libre dans un monde libre. Sans trous tout partout. Et sans toâlettes juste pour les riches. Sauvons les pauvres du capitalisme sauvage. Conservons pour eux, les gens seuls sans moyens, le fondamental droit à l'animal de compagnie, le droit au chien !" Il tira la tête ahurie de Zélibobo jusque-là couché sagement à ses pieds à la hauteur de la table pour l'image finale, lui fit une caresse sur le museau aux probables applaudissements devant les télés, et partit.
Sur le plateau ce fut un soulagement. Merlet exposa alors calmement les idées de Chosset, car pour lui il n'en avait jamais eu, mais comme chacun avait compris qu'il ne se passerait plus rien d'intéressant, on était allé se coucher.
Le djournalocal le lendemain fit sa une sur le scandale Nona, on voyait désormais en lui Léviathan même. Il lut avec intérêt et surtout apprécia les photos. Pour le texte il décrocha le téléphone de son bar habituel et devant les copains muets d'admiration fit des remontrances à son directeur, lequel fut impoli - quelle engeance ces gens-là -, le traita de "vieux con" mais ne réussit pas à être le plus impoli des deux; Nona était tout de même le deuxième aux élections présidentielles, il n'allait pas s'en laisser remontrer par un voyou de la presse.
VII
Marita, désormais consacrée sur la côte d'azur grande vedette norvégienne, découverte ainsi par des Norvégiens en vacances qui raconteraient en rentrant qu'il y avait une payse célèbre là-bas, se vit proposer divers petits rôles au cinéma, dont elle écarta les plus que déshabillés. Ce n'était pas une question de morale, ni de pudeur; ça lui déplaisait, c'est tout. Elle vendait sans complexe son image comme pour une publicité mais pour ce qui est jouer... elle eut l'idée d'essayer d'apprendre. Freddy approuva.
Ils étaient tout le temps ensemble maintenant et lui se sentait l'étoffe d'un agent. Vendre une belle artiste pendant la saison creuse arrondirait le pécule qu'il gérait soigneusement alors qu'on l'aurait pris pour un fou-fou. Eh bien non, Freddy n'avait pas retenu grand-chose de l'école mais il savait très bien compter. Pas les sous des autres. Les siens. Et - elle le découvrit avec surprise et d'abord de l'inquiétude - ceux de Marita.
La "Cigale norvégienne", surnom d'artiste qu'il répétait aux djournalistes à sa portée qui, un jour sans sujet, l'écrivaient pour meubler (cela repose des élections), s'était mise en ménage assez à l'étourdie avec une sacrée fourmi, il est vrai bien déguisée. Il avait déjà pensé pour elle à leurs futurs enfants. Marita n'aimait guère les gosses, de tels projets l'effrayèrent un peu, alors il fut très câlin et elle pensa surtout à apprendre comment on paraît une actrice.
Elle tourna son premier petit bout de rôle avant le deuxième tour. Il s'agissait de sortir de la salle de bains avec une seule serviette enroulée autour de ses attraits, laquelle, brutalement ouverte par la vedette masculine, tombait à ses pieds; on en profitait à peine, déjà il l'embrassait; c'était tout. C'était un début. La fille prévue s'était portée malade, il avait fallu trouver une remplaçante sur-le-champ.
Freddy, lui, leur cherchait un appartement; son studio ne faisait plus l'affaire. Un couple, surtout un couple en vue, doit être logé convenablement. Et puis Marita, née pauvre, gentille et généreuse, avait l'habitude du luxe; dès ses seize ans, ses amants l'avaient mise dans un écrin; des bijoux lui avaient été offerts, qu'elle avait vite revendus, pour la rendre encore plus belle dans des moments passionnés, parfois pervers; des maîtresses jalouses l'avaient enlevée aux hommes par une surenchère éhontée qui la flattait. Elle appelait cette vie-là la vie; elle n'en concevait pas une autre. Elle avait cru que Freddy était une fantaisie.
Il rencontra Gigame, tout fier sur Clémence II, qui pétaradait dans les rues. La discussion porta sur la crise du logement, un système traditionnel pour faire monter les prix.
Gigame était joyeux; grâce au sympa Proviçat, après avoir enseigné les Lettres en Terminale sans en avoir les titres, il pouvait carrément diriger la répartition des classes en Français. Lui, il préférait les maîtresses auxiliaires; normal. Alors elles auraient les bonnes classes, celles qui normalement demandent un savoir étendu; mais leurs titulaires... lui n'aimait pas les agrégés parce qu'ils en savaient plus que lui au lieu de faire de la haute pédagoglie. Ceux-là lui il les enverrait en STT où leur savoir ne leur servirait à rien et où ils perdraient pied à force de vouloir réellement enseigner. Ainsi, atteignant le sommet dans le système de Proviçat qu'il se contentait en somme d'étendre, Gigame aidait à réaliser le bordel-licé unique (pour tous), celui de l'ignorance égale. Il n'y avait déjà plus beaucoup de têtes qui dépassaient grâce au développement du système égalitaire mais les agrégés socialos avaient échappé à la mise au pied à cause de leur conformité idéologique, désormais l'ordre régnerait. L'ordre Proviçat mené à terme par son allié culturel Gigame.
Sans beaucoup se soucier de Freddy et de son problème, il repartit gaiement pétarader un tour de ville. C'était un Proustien - nouvelle manière, évidemment -, ensuite il rentrerait lire quelques pages du Maître, se délecter du Style, se repaître de Nuances, de Subtilités, se gargariser des Guermantes pour garder la forme, ouais je garde la forme, moi. Il demanderait à travailler bien au-delà de l'âge de la retraite.
Finalement ce fut Nona qui trouva l'appartement. Plutôt son chien, en fait. Il cherchait une zone de substitution à la plage et sa quête faisait découvrir à son humain des endroits proches mais inconnus; ils ne passaient jamais là avant. Et au fond d'une cour Nona vie une pancarte "A louer" avec un numéro de téléphone et les indications de base sur le nombre de pièces (trois), la surface, l'existence d'un garage. C'était de l'ancien entièrement reconstruit, de la qualité.
Le loyer était élevé mais Freddy avait de l'ambition.
VIII
Proviçat n'en revenait pas d'avoir été éliminé au premier tour, un homme qui formait la jeunesse du pays; ah ses prédécesseurs avaient fait du bien mauvais boulot à la tête du bordel-licé sinon il aurait été élu. Il fallait plus de réfaurmes pédagoglos pour que plus tard la ville vote mieux. Et plus de pouvoir aux Proviçats, qu'ils puissent éliminer leurs adversaires politiques plus facilement.
Ce qui le réconfortait dans son horrible désarroi, c'était qu'il partageait ainsi le sort de Jozin. Oh Jozin, tu vois, ton Proviçat aussi en a pris plein la gueule mais ce n'est pas ta faute, c'est la faute de la vipère de Belfort. La lutte continue. Nous formerons la société pluriculturelle en démolissant cette ordure de cjultur françouaise qui prétend dominer le pays, est-ce que je la connais, moi ? et est-ce que je ne suis pas le Proviçat ? On ne fait pas carrière avec elle, je vous en avertis, le bon prof de français est celui qui baragouine l'anglais. Quand aux grands auteurs, la formation pédagoglo dans les IUSM veillait à les remplacer par les socialosauteurs et la littérature d'gare. Surtout il fallait réfaurmer l'ortografe françouaise, des socialuniversitaires d'gare se relayaient pour exiger que l'on tue la langue au service de la poblitic multiculturelle pluriethnique. On faisait carrière comme ça dans les universités.
En attendant la victoire finale, comme Proviçat n'avait pas le moral il n'était même pas présent aux conseils de classe de fin d'année. Il les faisait diriger par son copain CPE, un ex-taulard recruté quand même dont la sottise et l'ignorance alimentaient la prétention. Il accomplit des prodiges de n'importe quoi et sembla aux profs convertis tout à fait digne de Proviçat.
Celui-ci n'alla pas même voter au tour Merlet-Nona. A quoi bon ? La France sera encore à drouète, alors... Heureusement Chosset est là pour nous garder l'éduc. Néanmoins il mit en marche la télé pour connaître le résultat qui ne faisait aucun doute, Merlet était moins pire que l'autre, n'est-ce pas ?
La ville avait voté massivement. Un chien et un anti-chien s'affrontaient et le problème concernait tout le monde. Les déjections canines il y en a partout, alors chacun veut s'exprimer sur les solutions. Les enfants trouvaient injuste de ne pas avoir le droit de vote, surtout les plus petits. Nona l'emportait dans toutes les maternelles. Dans les asiles de vieux aussi. Pour les hommes mûrs il y avait les jaloux et les envieux pour son aventure avec la cigale norvégienne; bon sang, à son âge ! Et il l'avait piquée à son concurrent d'gauche. Bien fait. Enfin les femmes d'âge mûr, elles, préféraient la vie rangée de Merlet, pas encore marié, le pauvre, et sans enfant, mais ça ne saurait tarder, il n'a pas une tête de pédé, on prétend même que... mais il se rangera; surtout avec de hautes responsabilités...
Bref, Merlet 58 %, Nona 42.
Eh oui, 42 !
Mieux que Jozin et l'Extrême réunis.
C'est dans son bistrot favori, son PC, que Nona attendait les résultats, avec les copains, avec Freddy et avec Marita.
Quand il entendit et vit les résultats sa déception fut grande malgré les félicitations stupéfaites des autres pour son score remarquable.
- Alors, dit-il en fronçant le front, â-alors, je ne suis pas maire ?
Freddy convint que non. Et un silence s'installa.
- Et j'aî com-ombien de conseillers municipaux ?
- Mais non, papy, intervint la cigale norvégienne, on n'a pas encore voté pour ça.
- Et c'est pour bien-entôt ?
- Je sais pas, fit-elle.
- Bien sûr, dit le diplomate Freddy.
- Alors j'm'y présente, nom de Dieu; j'aurai sa peau au tueur de chiens !
Et Zélibobo, sorti de sous la table (il avait reçu de son maître un involontaire coup de pied), se mit à hurler.
Merlet, quant à lui, ne fut pas inquiet du score de son adversaire, il avait le coeur léger en pensant aux belles aventures qui l'attendaient et au projet secret. Mumi était livide et avait beau essayer de lui faire peur, il se libérait d'elle, il aurait la belle vie sans discours, il n'en foutrait pas une rame et ainsi serait réélu.
IX
Sur la plage de sable les vieux ne se remarquent plus dans l'amoncellement de corps jeunes dénudés, alanguis; la seule manière ostensible de ne rien faire qui soit permise, le rêve du monde dur du travail. Les menaces télévisées des campagnes contre le cancer de la peau, les menaces solaires sur les petits enfants rieurs et les femmes noircies à force de s'exposer, sont impuissantes contre le désir fou que le réel s'arrête au bord de notre sable., qu'il y ait un endroit auquel il n'ait pas accès, un endroit protégé par la mer.
L'infatigable Nona a trouvé un nouveau thème de campagne, il parcourt l'immense lit commun, lilliputien de la politique en acte, criant : "Chapeau contre cancer ! Tee-shirt contre cancer !" Il les vend : il n'a pas les moyens du mécénat; mais ceux qui portent son nom sont moins chers.
Un homme qui veut être utile n'a pas besoin d'attendre les élections. C'est une idée partagée du moins par ceux qui ne s'y présentent pas. On peut s'enrichir en sauvant des vies. La retraite chiche de Nona justifie de joindre le profit à l'humanitaire. Il oeuvre seul dans sa petite entreprise, sauf de onze trente à midi où il fait sa démonstration. Alors sa parente blonde vient l'aider, elle assure les ventes pendant et juste après; Nona plonge et nage, ce qu'il fait admirer c'est son âge, qu'il puisse toujours effectuer "les trois sauts : avec pirouette avant, avec pirouette arrière, avec pirouette de côté" (c'est écrit sur son affiche vers le plongeoir); il y a du monde pour le regarder, des enfants et des adolescents s'approchent ensuite fascinés qu'il soit encore capable de réaliser ce qu'ils n'ont pas encore appris, et repartent souvent habillés.
Mais le clou du spectacle-Nona n'a lieu que tous les quinze jours. Il lance le grand défi. Seuls les vigoureux mâles adultes peuvent le relever. Et ils ont rarement l'entraînement nécessaire. C'est la traversée à la nage de la baie. Le canot de la Prévention côtière suit, avec Zélibobo à bord. De petits bateaux de sceptiques accompagnent, ils seront les garants, propagandistes volontaires de la gloire-Nona. Une fois seulement il a été devancé et le vainqueur est devenu le plus grand admirateur de ce vieillard devenu pour lui une sorte de modèle. La Blonde, quoique de sa famille, prélève un pourcentage sur ce qu'elle vend.
Cette idée commerciale est venue à Nona quand Freddy a acheté une boutique de vêtements chics avec essentiellement l'argent de Marita. Elle ne savait même pas qu'elle en avait autant. La boutique est à eux deux. Freddy n'a pas agi sur un coup de tête, il connaît sa ville, il a su saisir une affaire, s'emparer d'une occasion due à un deuil subit. Souvent Marita et lui deviennent vendeurs dans leur magasin, être servi par des célébrités - encore modestes certes, mais qui sait ? - fait affluer la clientèle grâce à une publicité habile.
Et puis quand on a vu Marita nue au cinoche on a envie que sa femme lui achète un vêtement. On la voit aussi sur les bus, dans une position étrange, les genoux au-dessus de la tête, pour vendre des sacs-à-main; elle a le visage en sueur, avec des traces noirâtres et elle semble crier, les mains couvertes de bagues énormes crispées, les bras chargés de bracelets lourds tordus. Le producteur du film avait aussi des intérêts dans les bagages de luxe et aussi des intérêts dans une agence de publicité (faut bien vivre). Ce type de campagne vaguement porno faisait alors rage et n'arrivait même plus à choquer.
C'est que l'on ne s'était pas seulement enrichi en cultures, mais aussi en morales. Le pluriel était de rigueur, si j'ose dire, maintenant. Quasiment obligatoire comme l'adhésion à la politique d'immigration socialo-Chosset (sinon, sale raciste, xénophobe, tu ouvres la bouche ? procès-prison; il y a des associations spécialisées et des lois à la botte). Dans toutes ces morales qui vont du tout-strict au rien-du-tout, du complet gris de jour et chic de nuit à l'héro de jour et l'offre de nuit, avec tous les mélanges possibles (y compris entre les extrêmes), difficile de retrouver la sienne, c'était l'aiguille qui vous attend dans le foin et seuls certains aiment ça, bref on préférait ne pas chercher. Même les vrais catholiques s'y perdaient, non pas occasionnellement, comme autrefois, ni par désir de libération comme au temps lointain des enrôlés de force du christianisme, mais les n'importe-quoi n'importe-comment passaient pour modernes, progressistes, ceux qui vont de l'avant (pas pour la natalité, ils ont l'immigration à la place), ceux qui tiennent les médias, dirigent les émissions télés, font les films, parlent à la radio, c'était leur je suis partout, on ne leur échappait pas, ils vous guettaient au coin de la rue sur les panneaux publicitaires, dans vos magazines, aux informations, dans vos séries, dans les télé-réalités, dans les chansons, partout... L'adolescent grandissait de cet engrais. C'était la bonne époque pour des filles comme Marita, pour des gars comme Freddy.
X
Avant, mais oui, c'est vrai, il y avait eu les nominations au nouveau govnement et la rentrée des putés.
Il est bon aussi, pour la postérité, de rapporter ces détails.
Chosset à l'Elusé convoqua les principaux seigneurs de drouète et adouba celui qui devenait son second, le premier d'entre eux. Il ferait un bon prime minister parce que dans sa jeunesse il avait beaucoup joué au rugby.
Pour nommer savamment son équipe, Savarin passa au secrétariat de Chosset où on lui remit la liste. Elle avait été concoctée jouissivement par le Grand représentant des Francs avec des consultations surtout pour rigoler et certaines nominations - diffame-t-on - il les avait jouées aux dés avec ses copains, notamment Bosefroide, son fidèle, son co-réalisateur des quat'cents coups des HLM de Paris, des emplois fictifs, des privatisations etc... La belle équipe retrouvait le pouvoir vrai, on allait en profiter à fond; viré le Jozin, avec son petit sourire supérieur et la main sur votre épaule comme un protecteur, exilé sur son île humide; ô France, tu as voté, tu vas payer.
Ah oui, la liste des micuistres; tous ces inconnus et destinés à la rester seraient inutilement cités, il suffit de fomenter quelques remarques. On avait trouvé des femmes; la plus rigolote se retrouvait à la tête de l'armée, dès qu'elle en fut informée elle alla illico chez le coiffeur, en l'occurrence l'un des meilleurs in Parisse, et ordonna de lui inventer une coupe militaire mondaine, l'exploit fut réalisé et elle parut moins rigolote. A l'éduc, Chosset reconnaissant aux socialos, nomma le daim philosot, lequel avait fait carrière grâce à l'Allégrette, son prédécesseur de à-gôche-toute, tandis que lui était à-droite-gôche : à droite pour plaire à Chosset, à gôche pour plaire à l'Allégrette; quant aux idées il n'en avait pas une, il savait juste répéter ce qu'il fallait quand il fallait pour faire carrière. Et la société civile ? Déjà avec le daim on avait la société civile, et puis avec le micuistre des phynances, et le micuistre de la cjultur, Paillasson. Et puis qui ? Quiqui, mais un vrai de la poblitic, lui, à l'intérieur. Et plein d'autres... Pour faire nombre. Comme dans une comédie d'Aristophane il y avait le choeur.
Tandis que les Proviçats-ritrêt commentaient gravement le non-événement dans leur promenade matinale, Proviçat respirait, Jozin soit loué le Chosset n'avait pas osé retirer l'éduc aux forces de progrès pédagoglo du socialisme fanalitant. Tout n'était pas perdu. En travaillant bien les jeunes on gagnerait la prochaine.
Nona était trop occupé pour être au courant.
Quant à Merlet, il débarquait dans la grand-ville - avec désormais une lumière de plus. Il n'avait vraiment pas à rougir d'avoir été un cancre, pas à rougir d'avoir été un fils à papa, pasà, pasà, car maintenant il était là. Il montait les marches de l'Assemblée la Nationale, des photographes lui tiraient le portrait à répétition et la télé, la vraie pas la locale d'là-bas, s'enquerrait obséquieusement si les fonctionnaires préposés lui avaient bien livré toutes ses petites affaires, s'il était content de son bureau; il répondait brillamment à toutes ces questions.
Les gras médias avaient encore gagné les élections. Leurs candidats occupaient les places à chèques. Qui protesterait ? Ah, vous vous attaquez à la presse ! Ah, comme c'est facile ! Ah, vous allez voir, on est assez fort pour vous démolir ! Allez, les djournalistes font la tortue ! Tous en position ! C'est la presse qui critique, on ne critique pas la presse; le droit d'expression existe ici, c'est la presse qui l'a. De biaux articles de la mort démocratique encensaient les gagnants qui devaient bien suivre les ordres de leurs partis, de leurs dirigeants, et voter comme on leur dirait; pour le reste, quartier libre.
Merlet était déjà venu, naturellement, dans la capitale; mais toujours accompagné, toujours surveillé; il en avait été réduit à visiter les monuments. Pour une intelligence comme la sienne, c'était dur. Désormais grand élu de la nation il ferait tout ce qu'il avait toujours souhaité faire. Et pour cela il attendait, il espérait... car il ne supporterait pas de se retrouver tout seul, entouré d'inconnus, il préférerait encore appeler Mumi.
A l'Assemblée la Nationale, vous avez toutes les facilités, toutes. Coiffeur, bar, sauna, masseuses, télé avec toutes les chaînes, piscine, resto... c'est un coin cocagne du pays, alors n'importe qui n'y entre pas comme il veut, vous pensez bien. Merlet essaie tout, il aime entendre "Monsieur le député", et il fait répéter. Mais le plaisir n'est pas total si personne n'y assiste. Aussi paie-t-on à chacun un assistant. Merlet attend le sien... la sienne. Enfin il espère. Il n'est pas sûr.
Chosset recevra bientôt ses partisans putés, ses serviteurs mangeront dans de la vaisselle dorée, ils comprendront que la durée est à ceux qui filent droit, ils adoreront le maître qui leur a donné le luxe et savoureront les miettes du pouvoir négligemment laissées. Merlet est presque heureux.
XI
Il va l'être tout à fait.
A Posibes, Belles-cuisses fait ses valises. Fini le stage. Plus de Marita. A Mumi elle ausssi préfère Paris. On y joue, paraît-il, très bien au tennis. Elle n'est vraiment pas pressée de retourner dans sa banlieue de Londres. Mais il faut un prétexte valable. Un poste d'assistante de député, ce n'est pas rien, à l'heure de l'Europe...
Evidemment, Merlet... n'est pas sa Marita; même bien déguisé; enfin on essaiera, on verra. Il n'est qu'un moyen d'accès; une fois dans la place d'innombrables rencontres deviennent possibles, c'est exaltant, c'est l'aventure. Ici la page est froissée. Reviendra, reviendra pas ? Elle ne fera pas un dernier tour des lieux avant de partir, elle l'aura fait sans s'apercevoir que c'était le dernier; elle ne fera pas d'adieux. Elle s'appelait Lisbeth, elle faisait un stage, une Anglaise oui... qu'est-ce qu'elle a bien pu devenir ?
La ville bruit de départs et d'arrivées, toute son attention est fixée sur la vente, sur le profit, sur le pourboire, sur les chèques, sur les cartes de crédit, sur le change, sur l'argent torrentiel qui s'abat sur ses rues bondées débordantes. Les plus jeunes avec les petits boulots d'été s'entraînent pour devenir adultes, c'est-à-dire exploiter à fond l'estivant, on apprend plus qu'à l'école, et combien plus utile. Les gens de partout qui accourent payer ici, paient le rêve qui est seulement dans leur propre tête. Les indigènes ne l'ont jamais vu mais ils le vendent quand même, étonnés au fond que la migration se reproduise chaque année à dates fixes, très matérialistes, les pieds bien sur terre, l'eau c'est pour les touristes et les nuages, en été, chez nous on ne connaît pas.
Venez donc vous abandonner à un délire collectif dans lequel vous vous sentirez protégé comme dans un cocon, alors que les fleurs meurent de chaleur, que les herbes sont desséchées, que les brindilles dans les bois s'enflamment; rejoignez-nous dans la perte de conscience; tendez-nous votre main pour descendre les marches du train, que ce contact vous communique aussitôt la détente, la paresse, une envie d'apesanteur, un refus têtu de tout effort; la vie est anormale avec ses contraintes perpétuelles, elle est folle avec ses obligations répétées, elle est stupide avec son travail terrifiant; parmi nous vous entrez hors de la vie, il y avait une issue, vous êtes arrivé, nous sommes là pour vous; nous supprimons la vie pour vous, il reste vous, votre vrai vous; n'ayez plus peur de rien, nous sommes à vos côtés.
Vous danserez sur la musique manipulée par Freddy, vous admirerez les plongeons de Nona, vous verrez en vrai avant de la voir sur les écrans la beauté Marita.
Elle a des atouts pour une carrière, oui ceux... mais aussi elle parle mal en quatre langues, elle sait vous dire les banalités, les pauvretés, les lieux communs, en norvégien, en français, en anglais et en italien. Presque sans accent. Elle a appris sur le tas, pas dans les écoles; son vocabulaire n'est que fragmentairement celui des manuels mais il est plus efficace. Elle est le plus joli des perroquets.
Proviçat est venu la voir.
On l'a aperçu, avec un bouquet à la main, entrer dans son magasin. On ne sait pas ce qu'ils se sont dit. Ah !... Heureusement on devine. Savez-vous qu'il manquerait des fonds au siège du parti socialiste local ? Juste au moment où sa maîtresse s'achète un magasin; un magasin de luxe, c'est pas trois sous. Qu'est-ce que vous en pensez ? Il y a présomption. On les pincera tôt ou tard.
Par contre avec Nona c'est fini; on ne les a pas revus en public ensemble. Elle lui coûtait peut-être trop cher. Sur ses fonds on ne sait rien mais il vit plutôt chichement dans un studio tandis qu'elle s'affiche dans les restos friqués. Il en est aux petits boulots de plage pour survivre. A son âge. Cette femme est une ravageuse, elle laisse des êtres brisés sur son passage.
La ville préfère ne pas voir, ne pas savoir, on le répète souvent. Par contre les trous tout partout, là, pas moyen de les ignorer. Merlet a filé, il les a laissés. On dirait qu'ils s'agrandissent. Tout seuls. Sans aide de pelleteuses. Méchamment. Les touristes se penchent pour voir et se demandent à quoi ils servent. Peut-être qu'ils ne vivent pas dans une démocratie ? On prétend qu'ils ont inventé mieux tellement ils ont de la neige.
Ah, si Nona était maire, l'aspect de la ville ne serait pas celui du temps des promesses. D'abord il a toujours refusé cette démagogie; puis il n'aime pas les bouleversements. Au moins lui, il est là, il est accessible. En campagne perpétuelle; lui parler est un peu agaçant. Mais comme l'Autre n'est pas en sa mairie, on s'habitue à le considérer comme un remplaçant, alors même qu'il n'est pas au conseil municipal; il y a même des gens pour croire qu'il a été élu. Pas beaucoup. C'est tout de même flatteur d'avoir un maire que les touristes viennent admirer sur nos plages.
Elles ont repris toute leur importance, la première.
Le soleil lent s'étire sur les douceurs de notre sable délicatement rosé. Il est encore tôt. La mer lance des vaguelettes sages qui se retirent presque sans bruit. La journée sera torride. Presque personne encore. Une nageuse unique choque de ses bras le calme des eaux, d'un effort rageur. Elle crie : "Viens ! Viens !" Il la rejoint dans leur mer pour un jeu fou d'amoureux, des poursuites où l'on veut être vite attrapé, des sous-l'eau pour surprendre, des baisers que l'on prend à qui veut les donner.
Maintenant sur la plage, la fille secoue ses longs cheveux bruns. Elle se plie en deux et allez à gauche et allez à droite, puis relevé de tête brutal, et puis on replonge, et à gauche, et allez à droite.
A deux pas Freddy la regarde, il sourit à Marita.
 
FIN