LES CONTES DE L'EGLISE FANTÔME

(Chronique des années 2001-2005 : 5 en 1)


 

 

I

Les contes bonbons.

 

1.

Le ressac de notre mer a des douceurs si lentes qu'il attire les belles des terres lointaines jusqu'à l'extrême nord. Elles y passent l'hiver pourtant, en une curieuse migration à rebours, sous les neiges battantes, au milieu des palais translucides des glaces. Petit à petit les trains, les avions ont vidé nos côtes, il ne reste que quelques baigneurs, âgés, sur les plages, de sable là-bas vers le centre historique de la ville de galets ici près de notre carrefour, de plus en plus rarement nettoyées, de plus en plus sales. Octobre, déjà, toute la végétation, brunâtre, grisâtre, au mieux d'un vert terni, fait attendre les pluies, les oiseaux ne s'entendent presque plus, la fraîcheur est encore si légère qu'elle ne semble qu'un apaisement.

De la colline et son château à l'extrémité gauche de la baie, au centre des affaires tout proche dont les immeubles clinquants cachent leurs maladies sous des pansements ingénieux et affichent la vieillesse triomphante de leurs vingt ans, avant l'aéroport désormais tranquille, la route à six voies le long des plages délaissées charrie en foule les véhicules impatients. La beauté n'attire plus les regards, notre monde est à ceux qui ne voient pas. La lente coulée d'azur dans les roses s'évanouissant, avec cette barque irréelle sans but sur la mer pâle, n'est admirée de personne, les gens vont au travail.

Au carrefour de Santa Maria Aracaeli, entre la serre gigantesque et étouffante des plantes d'ailleurs et l'église, sur la bande étroite de verdure, une mince jeune femme blonde promène son petit chien, suivie à quelques mètres par un jeune homme à l'air ennuyé qui la surveille. Aux feux rouges toutes les têtes se tournent vers elle. Elle ne lèvera pas les yeux comme si elle ignorait l'existence de cet autre monde. Ses yeux ne quittent pas le vert mort. Au milieu du bruit rageur des voitures elle vit enfermée dans son silence, il n'y existe que le petit chien, il voudrait jouer, elle n'a pas le coeur à jouer.

Un groupe de Marmousets vient de traverser en courant vers la serre pour aller au collège; il est en retard, que les voitures freinent; leurs courtes jambes rapides à l'arrivée ne verront pas reconnu leur mérite; l'injustice règne sur le monde. Ils sont dépassés dans leur effort par un groupe de Cabochiens, au plus large compas, tendus vers leur but, leur lycée, bizarrement inaccessible dans les temps, mais le Cabochien est têtu, il ne renonce pas, dans son idée fixe il ne voit personne, il lutte.

Il n'y a que la jeune femme blonde qui n'ira nulle part, le jeune homme dur lui a saisi le bras pour qu'elle fasse demi-tout, elle obéit. Les conducteurs évidemment appartiendront plus à la route. Elle retourne s'enfermer dans son studio.

Elle frôle au passage un groupe d'hommes graves, au costume uniforme, aux rides de sérieux. Ils sont venus condamner l'église. Elle gêne. Juste à côté l'école de commerce veut grandir, créer des filières nouvelles, étirer ses tentacules sur les pays proches, avoir de nouveaux diplômes plus reconnus, des formations qui formatent mieux, ceux qui sortiront d'ici se reconnaîtront partout. Le représentant de la mairie opine de la tête. Bien sûr la réputation flatteuse de l'école s'ajoutera au bilan positif du maire. Le tribunal devant l'église se sent embarrassé. C'est une église tout de même. Mais elle n'a qu'à peine plus d'un siècle, un siècle et demi... Des hommes s'étaient réunis ici même, devant un terrain en friche, leurs têtes pleines d'un rêve commun; là, ils construiraient leur église. Ils avaient sacrifié de leur argent, des gens pauvres avaient donné plus qu'ils ne pouvaient, pour être autre chose que des corps, pour que les sacrifices de toute leur vie n'aient pas servi qu'à survivre, ils existaient, ils étaient des hommes, leur preuve était leur église. Le tribunal la condamnait à mort. Que les rêves, les sacrifices, les aspirations encore dressés par ces murs rejoignent les morts. Et certains d'entre eux étaient les ancêtres des juges. On cherchait des raisons plus avouables que le profit. On n'en trouvait pas. On parla du droit des jeunes à une formation efficace, le directeur de l'Ecole de Commerce athée déclara qu'il n'était pas anticlérical et le représentant de l'évêché qu'il n'était pas contre le commerce, d'ailleurs le terrain serait payé un bon prix.

Sept mondes glissent les uns dans les autres, leurs atomes parfois se rencontrent et s'allient, parfois se heurtent violemment, chacun poursuit son but, les aveugles vont droit devant eux, comme si la vue était au bout de la vie; le bruit des voitures rassure. Ainsi politique, enseignement, travail du bâtiment se sont trouvé une affaire commune grâce à la bienveillance religieuse. Les investissements énormes vont gaver les financiers dans leur toile toute proche et les citoyens infimes auront à contempler leur oeuvre, au pied de laquelle la blonde jeune femme, qui ne doit pas regarder le jour, promènera son petit chien.

Le groupe de décideurs était sur le départ quand arriva, essoufflé et en sueur, le groupe de soutien de l'église. Il était mince. Dix personnes, toutes âgées, le composaient. Dont huit femmes.

Elles auraient bien voulu crier.

Elles ne pouvaient pas.

Un homme se détacha : "Vous avez voulu', haleta-t-il, "vous avez voulu..." Il n'arrivait pas à finir. Ses ennemis, d'abord inquiets, devenaient goguenards. L'homme reprit : "... faire votre coup en douce... Mais on est là !" Une femme enfin cria : "Salauds, Dieu vous punira !" L'adjoint au maire crut bon de montrer son sens des responsabilités : "C'est ça, en attendant, filez, ne gênez pas les gens qui travaillent." Les retraités n'en étaient pas à se laisser traiter comme des gosses en culottes courtes, le second homme se détacha et dit froidement, nettement, à l'étoile montante de la politique très locale : "Toi, je vais m'occuper de ta carrière !" Et Simonet reconnut un ancien sénateur de son propre parti, assez délabré mais pas tant, et aux relations pour certaines encore actives. Le noble modèle : Chosset, aurait dû l'inspirer, les places d'abord l'honneur ensuite, on ne médite jamais assez sur les vies illustres de ceux qui ont réussi; hélas, Simonet n'était pas un méditatif, il avait une belle confiance en lui-même, il récidiva : "Tu as eu ton temps. (Il tutoyait ce vieillard qui l'avait tutoyé.) Maintenant il faut savoir s'adapter. S'a-dap-ter ! Le monde change." Comme il avait bien expliqué au vieux ! De temps en temps il faut qu'un nobliau du modernaïsme mette les gros points sur leurs i branlants. Les autres membres du tribunal restaient muets, d'admiration devant son autorité supposa-t-il, le front plissé pour certains, pour d'autres le regard ailleurs. L'ex-sénateur cita Chosset : "Tu es la feuille qui tombe et qui se prend pour le vent." Et en plus il avait un ton méchant. Simonet sentit le mouvement de ses amis vers leurs voitures. Il se retourna, les vit regarder leurs pieds qui marchaient, pensifs, et, puisqu'il n'y avait plus de public, en quelques enjambées les rejoignit. Le comité de soutien resta avec son église condamnée

 

2.

 

Plissant, "ah ! agaçant !", le, "voilà, nez pour remonter ses lunettes, rectangles oblongs dont les reflets donnent une âme à ses yeux kakis, Arzi pense car il y croit. On lui a parlé d'une absence, définitive sûrement, d'un vieux prof très diplômé, abandonnant en leurs études les élèves les plus littéraires (en théorie) du bordel-licé. Il l'a su par une Cabochien de confiance, une blonde lumineuse à qui il fit voir les bases dans le livre de françouais l'année passée, mais elle était bonne en anglais. Lui-même enseignait la vieille langue parce que Proviçat recrutant - il avait cette fois fait en sorte que son établissement échappe au mouvement des mutations national et même académique - l'avait adoubé avec cette explication du métier : "Le françouais, tout le monde il le parle, moi je parle, toi tu parles, alors tout le monde il peut l'enseigner. Tu prends le livre de l'élève d'une main, tu regardes les réponses dans le livre du professeur et tu copies les fiches au tableau ou sur des transparents pour rétroprojecteurs. Surtout i faut imiter les instits de la pitit'école pasque si tu fé pas côm eux, i s'fâchent or i tiennent le système." Si de plus en plus les littéraires véritables étaient chassés de l'enseignement, ce qui permettrait mieux l'intégration des enfants d'immigrés, Proviçat avait nettement de l'avance dans les réfaurmes et ce grand novateur se targuait d'avoir éradiqué la culture pavot, l'opium de la France. Lui ne la connaissait pas, naturellement protégé par l'étendue de ses lumières, il avait réussi dans la vie puisqu'il dirigeait, donc il était le modèle, achevant les vaincus de la culture françouaise, donc il formerait les jeunes à son image. Arzi l'andouille avec sa bonne bouille de binoclard, ses cheveux en brosse, ses tee-shirts aux gros mots english et ses baskets garanties hypermarché, lui avait paru l'auxiliaire idéal du grand projetprojet éducatlif. Il venait accroître les forces du progrès de la fine équipe enbiensaignant du feu françouais, Catleen, la maîtresse de Sous-proviçat, un immigré méritant et qui surtout était toujours bien habillé - en jaune canari -, Palailloux, une bonne petite toujours particulièrement puante, Poulou, une dinde très accommodante et Bizi l'oie, femme maghrébine du Sous-principouat du coclège voisin, lequel n'en avait pas voulu dans son propre établissement. Restait, il est vrai, quelques éléments moins conformes à l'évolution idéologique, dont le vieux que, paraît-il, on aurait réussi à éliminer.

L'Arzi entra, après le bisou à la crétaire, d'un pas assuré en le beau bureau de Proviçat. Celui-ci tournicotait sur son fauteuil damassé, éternellement éperdu de ravissement par les mouvements en tous sens de la merveille pour fesses, et hop tour à gauche, et hop quatre-vingts degrés en arrière... Mais la gestion des affaires nous attend.

- J'peux avoir la place du croûton ? lança avec précipitation Arzi à peine passée la porte.

-Hélas, répondit Proviçat, ce n'est pas si simple. Il y a des pressions des forces conservatrices, des pressions sur moi, Proviçat !

Il étouffait presque d'indignation en évoquant une telle atteinte à ses hautes capacuités.

- Et pourtant tout le monde i s'plaignait d'lui. Souvent j'l'ai convoqué, ici même; j'lui ai dit : tout le monde i s'plaint d'vous, les instits du coin qui sont pas contents d'vous, leurs gosses i rentrent à la maison i savent des trucs qu'eux i savent pas, et c'est pas bien enseigné, pas comme eux, à la pitit'école; les parents et i sont bien r'présentoués, j'les connais leurs représentouants, i sont tous des 5 % d'la gauche ici, honte à cette population facho qui sait pas voter; et des gosses, oui, des gosses, qui s'plaignaient, devant moi, i l'trouvaient bizarre ce type, i causait pas côm nous, côm eux, i causait bizarre déjà, et i enseignait des trucs mais... fallait chercher à comprendre comme en mate ou en algouèbre !

- Ooooh, qué horror ! s'étrangla l'Arzi.

- Une fois, j'ai obtenu que l'inspec pédagoglique rédgional le fasse venir devant moâ pour lui faire des remontrances, l'inspec il lui a dit : j'ai l'ivre là, c'que vzavez dit dans l'cours, i est pas dans l'ivre ! Connard de drouète !

- I a dit çoua ? Les yeux de l'Arzi s'arrondissaient.

- I a dit.

- E alors ?

- Alors le vieux i a sorti des livres, d'autres qu'on n'a pas ici, qu'l'inspec i avait jamais vus, et le vieux a dit à l'inspec : "Et ceux-là, le socialo, tu les as lus ?"

- I a dit çoua ?

- I a dit.

- Et l'inspec pédagoglo i les avait lus ?

- Eh, il lit les bons livres de pédagoglie, en langue du parti, i a pas l'temps à pouerdre avé des conneries du temps passé.

- C'é la manière d'enbiensaigner qui compte, pas les contenus d'autrefois.

- Des trucs dépassés. Moi, Proviçat, moi-même, j'les ai pas lus les trucs du vieux. J'ai pas l'temps.

- Moi non plus, renchérit Arzi, j'ai pas l'temps, je travaille.

- C'est côm aller au théâtre. I m'dit une fois : vous devriez aller au théâtre, vous, un proviçat. J'lui réponds : j'ai pas l'temps, moâ je travaille.

- Moâ non plus, dit l'Arzi. Sauf bien sûr s'il faut y accompagner les élèves, sinon j'ai pas l'temps.

- Rien qu'avec le foot tout mon temps d'libre i est djà pris.

- Moâ tout pareil.

- Enfin... Bref... On a peine à croire mais le ministouère i en voudrait un comme lui à la place d'lui.

L'Arzi s'étranglait d'ahurissement. Un non-pédagoglo-socialo-meumeu ? Le conservatisme, la réaction, le fascisme ! En marche ! Bientôt les chambres à gaz tout partout !

- Si je pouvais, dit noblement Proviçat en lui posant la patte sur l'épaule, c'est toi que je nommerais. Mais on n'a pas encore l'autonomie totale nécessaire aux forces de progrès !

A ce moment Bizi l'oie passa la tête par l'entrebâillement de la porte et cria :

- C'est vrè qu'l'vieux i est claqué ? J'veux la place, moâ.

L'Arzi fit la grimace :

- Ça m'aurait étonné. Toujours à demander celle-là.

- Elle est d'un sans-gêne, grinça Proviçat entre ses dents.

Elle entra :

- Alors, c'est voui ?

- C'est pour moi, dit l'Arzi, si i a plus d'pressions, c'é pour moâ.

- Ça alors ! s'écria Bizi l'oie très fâchée, je l'dirai à mon maroui.

Et elle ressortit sans embrasser personne.

Proviçat plissa son front :

- I va m'téléphonouer en braillant qu'à cause de moi sa fâme lui fait des scènes, oh, ça va être péniîble.

- Ce sont les tracas du métier, dit l'Arzi sentencieux. Et poussant Proviçat du coude, d'un ton guilleret : Heureusement i a les compensations, hein ?

Proviçat se mit à rire grassement.

 

3

 

Quiqui s'envola de sa colline et descendit en planant sur la capitale. Son oeil scrutait les recoins, les badauds à la vue de son plumage noir devenaient de petits saints, les dealers se changeaient en touristes, les putes en dames de compagnie. Les feux devinrent rouges et firent poireauter inutilement des automobilistes que le sourire ne quitta pas. A un carrefour un soûlard débonnaire se sentit une vocation de service d'ordre et se mit à régler la circulation à sa manière. Les assassins restaient le couteau levé malgré la bien compréhensible impatience des victimes, les balles sorties des revolvers divisaient à répétition la distance à parcourir afin de ne pas atteindre dans les temps leur cible. L'ordre régnait.

Quiqui, content, vint se poser sur une fenêtre et de son bec crochu frappa. Savarin vint ouvrir : "Encore toi !

- Croa, répondit aimablement Quiqui en tentant de passer la tête.

- Non; non, tu n'entres pas." Et il le repoussait sans ménagement. "Je te l'ai déjà dit, chez toi, c'est pas ici, retourne à ta maison; toi, c'est le ministère de l'Intérieur. Le Premier ministre c'est moi." Et sans ménagement il referma la fenêtre.

Quiqui n'avait pas tout compris. Il n'était pas content qu'on ne l'ait pas laissé s'installer. Il médita un instant puis s'envola d'un vol lourd et menaçant.

Une pluie fine collait les pans de paysage urbain, sa glu luisante se répandait sur les êtres et les rues froides pris dans un piège dont aucun effort ne délivrait; les sons s'étouffaient de sa tristesse inépuisable.

Voilà longtemps que Chosset en son luisant palais s'énervait de l'ambition opiniâtre de l'ennemi qu'il avait dû finalement laisser s'installer à l'Intérieur. Mais quel arriviste celui-là ! Rien ne l'arrête alors ?

Le Président de tous, y compris de la majorité abstentionniste aux élections diverses, se pencha du trône vers sa petite femme, sise sur un tabouret à ses pieds.

" Le Quiqui, lui dit-il, il m'a trahi avec un ami de trente ans qui s'est présenté contre moi ! Il m'a trahi lors des pézidentielles ! Il m'a trahi, moi !

- Et pourtant, s'indigna p'tite femme de Président, quand i v'nait ici, on lui donnait toujours d'la bonne bouffe. L'cuisiner d'l'Elusé c'est pas rien, il a fait des études.

- Et maintenant - le ton de Chosset était lourd de menace rancunière -, il essaie de me chauffer mon parti.

- C'est un voleur, un sale voleur !" s'indigna Femme en un cri perçant.

Mais aussi Quiqui était un malin; sans plus de scrupules que ses prédécesseurs à l'Intérieur, il avait une hypertrophie de l'ambition qui le clouait parfois au lit tant il souffrait de ne pouvoir donner des ordres à tout le monde, de ne pas recevoir les honneurs extraordinaires en plus des ordinaires, de ne pas faire de belles tournées à l'Estranger en étant filmé et en distribuant des millions et des milliards sous forme de remise de dettes aux pays en voie de développement.

Chosset, lui, était un habitué des cimes, il était tout en haut depuis si longtemps, son regard distinguait de plus en plus mal les petits de la terre à travers les nuages. Ses principes étaient simples : tu as le pouvoir, tu gardes le pouvoir; deuxio, l'exécutif est au-dessus des lois, il n'a pas à leur rendre des comptes, c'est ce que l'on appelle leur "séparation", triste mot, en démocratie, mais l'exécutif tient les finances du législatif; tertio le pouvoir justifie les moyens; dernier point : dans tous tes discours tu dis le contraire.

Son prédécesseur avait été un modèle du genre. Garant des libertés il avait mis sur écoutes illégales quantité de connus et d'inconnus (mais ceux-ci ne seraient jamais en mesure de se plaindre) parce que l'information c'est la puissance, tout savoir sur tous, et être le seul, c'est dominer; tenir les secrets des autres dans ta tête, c'est les dominer; tu sais et ils ne savent pas que tu sais parce que tu ne peux pas savoir; mais tu sais quand même; quand il faudra tu les écraseras. C'est amusant de considérer leur naïveté quand en te parlant ils se croient habiles, ils croient que tu ne sais pas... Pour un bon dirigeant il n'y a pas de secret.

Chosset connaissait ceux de Quiqui mais aucun n'était utilisable. Sur son trône de la Publique il se repassait en son crâne dolicho les descentes en flammes des frères qui avaient cessé de le servir et qui avaient cru ainsi devenir quelqu'un. Longue liste d'abandonnés à la justice tout à coup curieusement renseignée, liste d'embastillés légaux, de punis, bien fait, pour le lèse. Toi, le petit, le pas grand, toi qui oses lever tes yeux sombres sur ma place, la belle, prends garde; dans ton ombre mes hommes de l'ombre sont aux aguets, dans tes téléphones mes hommes téléphones écoutent, écoutent, entendent les non-dits; tu es sur la liste; en tête.

 

4

 

L'Arzi en avait gros et lourd sur son coeur andouille : le croûton était revenu; il parlait de sa maladie et de sa convalescence comme si ça intéressait quelqu'un et le silence obstiné de ses interloqués ne le décourageait même pas. On aurait dit qu'il jouissait de la désillusion sur les visages socialos-meumeu. Proviçat lui avait dit froidement : "Ah, vous revoilà." Peut-être avait-il fait exprès d'être malade dans le but horrible d'occasionner des souffrances aux jeunes dont la légitime ambition avait été poignardée sans scrupule. Pire encore, eh oui il y a pire, le cadavre ambulant se vantait de ses lectures de son temps de cadavre alité; avec sadisme, il détaillait les contenus d'oeuvres non tictacdiques, pas sur la liste des ouvrages sacrés en langue socialo-meumeu des Instituts les De Le Formation, formation d'l'Arzi et de la Bizi, celle façon instit jusqu'en terminale, la pitit'écôle pour grands cachée sous un charabia précieux, ridicule et obligatoire.

Du coup les deux maîtres auxiliaires s'étaient réconciliés et avaient reçu les condoléances et le soutien moral des autres, maîtresses auxiliaires du françouè parfois déjà titularisées sur critère proviçat et en voie du diplôme envié de certifié pour bons rapports avec inspec rédgional pédagoglo. Le progrès n'avait pas pu progresser pasque le cadavre vivait toujours et que les lois elles sont pas bien faites, comprenez à demi-mot.

L'Arzi avait des atouts insoupçonnés des naïfs. Par le biais des parents de la sociale il disposait de l'appui intérieur des Cabochiens; en langage pédagogo on bavait ça "de bons rapports avec les élèves". Bref il parlait à la chef et la Cabochien blonde savait convaincre les copains de saboter les cours du vieux, et cela avec le plein accord parental dû à l'ardent désir de voir triompher totalement les idées de gauche. Les instits du coin déclaraient sans état d'âme qu'ils préféraient l'échec de leurs gosses au bac à leur réussite avec des profs insoumis à l'ordre socialo-meumeu. Ils crachaient sur les vrais profs, jaloux de leur culture et encensaient les gens comme eux qui enseignaient là où, selon eux, ils auraient tout aussi bien pu enseigner.

Tout ce petit monde gauchiste dans une région très à droite était sauvé par la "carte scolaire". On appelait ainsi une mesure légale qui obligeait les autres gens à envoyer leurs gosses étudier en territoire ennemi. L'école étant obligatoire et son lieu aussi, il ne restait qu'à accepter le dressage idéologique caché sous le langage pédagoglo. Les élèves apprenaient l'Histoire pendant des années sans jamais savoir l'Histoire, ils apprenaient le français et ils connaissaient le françouè, ils apprenaient les lettres et connaissaient les laîtres, ils apprenaient l'église pas bon, la patrie pas bon, le travail pas bon, le patronat pas bon, le savoir pas bon, la culture pas bon, le français pas bon vive l'englishe, l'américanishe, l'europanishe, vive le musulmanishe tout partout, y aura pas la troisième guerre mondiale car les musuls ils sont déjà là, vive le mondialishe et à bas la France. Ces valeurs peuvent sembler ahurissantes mais c'étaient bel et bien celles de ce petit monde enseignant. C'est vrai.

Faute de cadavre à becqueter l'Arzi et Bizi s'unirent en un grand projetprojet qui, révélateur de leur engagement dans le bordel-licé, leur donnerait sûrement de l'avancement. Pour se montrer actifs, novateurs et très meumeu, il fallait, il était indispensable, il était forcé de briser les barrières étroites des différentes matières vaguement enseignées et, faisant fi du jeune âge des victimes qui auraient eu besoin de clarté, de simplicité et de cohérence, ils secouèrent très pédagogliquement les enseignements traditionnels en leur shaker gaucho puis, après une minute délicieuse d'attente, considérèrent le résultat. Il y aurait, in fine, une grande grande exposition, bien sûr; tous les copains seraient invités à l'admiration et Proviçat jugerait à leur présence et à leur comportement de leur degré de compétence. On n'inviterait pas le vieux. Ce n'était pas la peine.

Ah oui, le sujet de l'expo ? On avait conçu le grand projetprojet de la poaisie interdisciplinaire; tous les ados, et tout le monde d'ailleurs, sont pouètes, vous savez quand même ça, supposons-le du moins, pouètes inconnus, incompris, comme Arzi l'andouille qui concoctait des pouaimes que la Bizi devant, elle s'émerveillait. C'étaient de petites choses avec prétention sans rimes ni raison, la modernité nous a délivrés, heureusement, des mètres et des rimes, mais tu laisses des blancs par-ci par-là et tu vas souvent à la ligne : alors c'est un poème. Bien sûr.

Un exemple de la manière de l'Arzi :

"Quand je

ô virile joie

Tes bleus yeux vois

Au barbecue

Au barbecue

Brûle en moi

Feu, aïe, ouïe,

Oui

L'amour bleu à point."

Tout le monde il est pouète, tout le monde il peut faire de jolis vers, ou alors il choisit d'être incinéré, avec de beaux dessins accompagnant les pouaimes et des trucs sciences dus au prof de la vie à terre qui explique aux élèves la proésie des intérieurs humains et dus au prof des astres qui ajoutera des photos galactiques pour dépasser les frontières.

- Oh, qué bouloot, dit Bizi l'oie, ce sera dour.

- Faut boulotter pour récolter, répondit sentencieusement le profond Arzi.

- Voui, redit la Bizi, mais faut surtout faire boulotter les ôtres, pasque moi je suis fatiguée.

- Déjà on a conçu, rerépondit toujours sentencieusement l'Arzi, on ne peut pas tout faire. Le projet c'est l'essentiel.

La révolution était en marche et seules des promotions l'arrêteraient.

 

5

 

Grâce à la qualité de l'enseignement les Cabochiens étaient ouverts sur le monde. Le comité de soutien à l'église condamnée ne leur avait pas échappé et comme il était petit, formé de vieux et apparemment sans défense, ils eurent envie d'aider le maire et l'école de commerce. On y trouvait d'ailleurs beaucoup d'ex-Cabochiens dont il fallait bien faire quelque chose. On était en pleine période de chômage, développé par les hautes idées mondialistes de Chosset lequel donnait un pan de notre agriculture à tel pays défavorisé pour qu'il puisse monter à notre niveau économique, le pauvre, un pan de notre industrie métallurgique, grand pan, et puis presque l'intégralité de notre industrie textile... il s'admirait et sa femme l'admirait pour son incroyable générosité; quand les mouvements de protestation se multipliaient vraiment trop, il faisait un discours, toujours le même : "Nous allons mettre le chômage au centre de nos priorités, j'ai demandé au gov'nment un plan d'action rapide..." Officiellement on avouait 10 % de chômeurs; on procédait habilement en enlevant les totalement découragés qui ne s'inscrivaient même plus, les bénéficiaires d'aumônes légales diverses et les déprimés qui, de toute façon, devenaient bientôt des suicidés; ainsi le pays restait un modèle de générosité pour la planète.

La Cabochien blonde prit la tête de ses troupes pour aller vaincre les vieux. Ceux-ci à cause de la médecine sont en nombre croissant, ce qui déséquilibre la pyramide des âges, crime véritable; allons défendre la pyramide !

Silencieusement (pour une fois) ils prirent position, ils cernaient les chenus devant leurs banderoles : "Défendons notre église", "Respectez votre passé"... Est-ce acceptable qu'à leur âge ils ne soient pas parqués dans leurs mouroirs et viennent saper le moral des jeunes par la vue de leur sénilité ? Il paraît que l'on va établir un droit à l'euthanasie. Il y avait bien une centaine de jeunes qui venaient de s'attrouper et la quinzaine de garde commença de s'inquiéter. Les voitures ralentissaient au carrefour, les conducteurs regrettaient de passer un peu trop tôt.

Proviçat, en son beau bureau, avait oeuvré dur pour le triomphe de l'anticléricalisme, il se vantait que pas un prof d'histoire ici ait jamais parlé de cathédrale autrement que pour dénoncer l'écrasement des masses populaires par les soutanes du profit, l'opium du peuple doit être dénoncé et écrasé par la sociale qui aura ainsi accompli son devoir envers les défavorisés. Toutefois il n'était pas borné, non non, il appuyait le courant de gauche et de Chosset pour l'ouverture partout de proliférantes mosquées. Sur les trente églises de la ville, aux chefs-d'oeuvre reconnus et connus dans le monde entier, pas une n'avait été vue par un Cabochien, Proviçat était fier de ce résultat, et si on osait critiquer, il vous lançait à la figure qu'il faudrait les changer en mosquées-ci mosquées-ça. Prétentieux, gonflé de suffisance, d'ignorance et de bêtise grasse, il croyait sincèrement que le progrès passait par la mort de la civilisation dans laquelle la corruption socialo-chossétienne lui avait permis d'occuper un poste immérité devant ses supérieurs réels (qu'il démolissait par tous les moyens patiemment mis au point par Meumeu, le spécialiste du langage qui cache le tri idéologique et dresse dans des Instituts de "Formation").

L'ex du sénat eut l'idée d'aller parler aux jeunes. Il était aussi persuadé que Proviçat d'avoir des compétences pédagogiques parce qu'il avait autrefois fait partie d'une obscure commission chargée par un ministre de rédiger un rapport sur les vastes problèmes scolaires; il avait alors si souvent employé le mot dialogue qu'il y avait eu des jaloux parmi les socialistes; depuis il était fier de ses compétences reconnues même par ses adversaires politiques. Ainsi plein d'âge, de juste sérénité et de confiance en lui, le parlementaire traverse la rue vers les naïfs débutants de la vie. Des automobilistes s'arrêtèrent net, dans les deux sens, pour le laisser passer, et, sans complexe, restèrent là pour assister à la suite. Derrière, ceux qui ne voyaient rien klaxonnèrent contre l'injustice.

Le type qui arrivait avait dû connaître Henri IV, roi qui aimait les poules, et Victor Hugo, un écrivain qui vivait sur une île, car il leur ressemblait beaucoup. Cet ami du roi et des arts se croyait probablement tout permis à cause de ses relations.

"Mes enfants, dit le noble vieillard, je suis ravi de voir que vous semblez intéressé par notre lutte. Voulez-vous vous joindre à nous ?"

Ainsi commença l'épisode post-biblique dont Arzi l'andouille composa sa première épopée (dans laquelle il s'autorisa, ô audace folle, à quelques rimes et même à des presqu'alexandrins).

Le mur du silence cernait le carrefour non-passant. Chacun en sa teste pesait les mots prononcés. On aurait pu entendre la mer (sans l'autoroute urbaine et sans les trains). Devant l'église peinte, d'une sorte de rose foncé, les croisés, tendus, fermaient leurs vieux poings, ils attendaient l'attaque. Quelques-uns n'étaient pas si âgés d'ailleurs, ils avaient employé un de leurs jours de congé, il y avait peut-être des forces de réserve dans des bureaux, dans des usines, dans des commerces... Le lycée public, lui, n'avait pas de problèmes d'horaires pour sa représentation, on manquait un cours, on écrivait "J'ai raté le bus", ou ""le bus n'était pas à l'heure" ou n'importe quoi, avec Proviçat tout passait, ses collaborateurs compétents faisaient semblant de croire ce qu'on leur disait et ainsi on avait un lycée sans conflits, un licé de la réussite, un bordel où l'on ne se contentait pas d'enseigner mais où on éduquait aussi (au sexe, à la drogue, à la violence verbale, à l'athéisme sauf pour les arabislams, à la gôche).

Etait-ce un affrontement de classes d'âge ? La lutte, plutôt, des conservateurs et du renouveau ? Ou bien la gauche contre la droite au moyen d'ados perturbés et ignares ? Ou bien une nouvelle guerre des religions, vu la trentaine de maghrébins dans la troupe cabochien ? Etait-ce la déstabilisation de la civilisation européenne voulue pas les socialos-chossétiens pour la remplacer par un patchwork bigarré qui éviterait la troisième mondiale boumguerre ? Ou l'événement devrait-il être réduit à la sottise de Proviçat qui n'occupait son poste que grâce à d'ingénieux tris idéologiques remarquablement masqués ?

L'ex-sénateur, contre le silence, émit une nouvelle phrase : "Qui est votre chef ?" Là, tous comprirent car le vocabulaire était simple, la phrase courte, la question "ciblée" comme on dit en les profonds Instituts de formafond des profs. Tous reconnurent une phrase digne de l'Arzi. Donc réponse il y eut. Chorale et cacophonique. Il sembla en ressortir que si pas ou et or ni non oui. Alors la Cabochien blonde fit un pas en avant et articula très bien grâce à un rouge à lèvres tout nouveau : "Quéqu'tu d'mandes ?"

Hector en ces termes explosa : "Mais qu'est-ce que vous voulez ? Allez-vous-en ! Vous nous menacez, c'est ça ? Allez-vous-en !" Il n'osa pas parler de la trentaine d'Arabislams goguenards qui l'inquiétaient particulièrement car à cette époque le moindre mot critique à leur égard était jugé raciste, les lois socialos-chossétiennes pour imposer le remplacement de population avaient été démocratiquement imposées, avec l'aide payée de la presse libre, au pays qui voulait rester lui-même ce qui était raciste, xénophobe, pas bien; en plus il avait voté ces lois et il savait donc qu'il était prudent fermer sa gueule. Dans le pays de la liberté d'expression on avait appris à se taire.

La Cabochien blonde eut la délicieuse sensation que le vieux avait peur des jeunes et pensant qu'elle ne risquait rien, qu'ils ne risquaient rien, qu'ils étaient tout-puissants dans ce monde délabré par des années de corruption chosset, elle fit la brillante synthèse de ce qu'elle avait appris à l'école :

"Vous nous gênez, tirez-vous ou ça va beugner. (Des rires se libérèrent de ses troupes, gras et ronds.)

- Moi ! Moi ! Tu oses me parler sur ce ton ! Comment t'appelles-tu ? Qui sont tes parents ?

- Mon papa i s'appelle le Pape et ma maman la Soupape ! " (Les Cabochiens en riaient aux larmes, au licé-proviçat on avait l'entraînement par l'Arzi des bonnes blagues anticléricales, pas sur Mahomet naturellement).

Hector furieux fit demi-tour et retourna vers les siens sous les huées et les bruits de pet;

Le Comité de Défense de l'Eglise était pâle. Il avait compris. Mais il fit face. Il ne partirait pas.

De son beau bureau le directeur de l'Ecole de commerce suivait le déroulement de l'opération. Il était au téléphone. Il était inquiet. Il disait : "Oui, oui, mais ça n'arrange rien du tout; s'il y a un drame, ils auront la population pour eux et rien ne se fera !"

La Cabochien blonde avait ramassé une pierre, d'autres l'imitèrent.

La jeune femme blonde au petit chien sortit en trombe d'un immeuble voisin, il fallait qu'il sorte, elle n'avait pas l'autorisation, elle se dépêchait, elle ne savait pas ce qui se passait dans la rue. Ulrika ne lève pas la tête, elle ne voit personne, elle ne voit que son petit chien tout joyeux de sortir. La bande de terre gazonnée avec quelques fleurs ennuyées et trois palmiers sert de toilettes pour chiens (avis aux touristes avides d'espaces verts pour pique-nique les jours de vent sur la plage), elle coupe la route à trente mètre du carrefour, juste au-dessus des deux armées. Mais Ulrika avait attiré l'attention. Elle était tellement hors jeu qu'elle attirait toutes les attentions. Un brouhaha s'éleva des troupes juvéniles : "La pute", "La boche", "la polack", "Salope", "Sale pute"... Elle entendit, leva les yeux et se retrouva dans leur monde. La haine venait de partout contre elle et elle n'avait rien fait, elle avait peur. Les flots de haine s'élevaient, s'affolaient et en furie venaient la frapper. Elle regardait ces jeunes, si près d'elle en âge. En face les vieux se taisaient tout de même, sauf une femme qui hurlait aussi. Ulrika ne comprenait pas. Elle ne bougeait pas, elle n'arrivait pas à bouger. Elle avait peur. Un arabislam lança la première pierre, bien caché dans la troupe. Elle ne fut pas atteinte. Alors il y eut d'autres, le petit chien gémit, il vint se presser contre elle, elle sentit un choc à une jambe, elle se baissa pour prendre le petit chien dans ses bras. Une voix disait : "Venez, mais venez, ces idiots vont finir par vous blesser." Le vieux sénateur subitement avait traversé jusqu'à elle et il l'entraînait. Il lui parlait. Des huées s'élevaient de la glorieuse armée achéenne sur l'union de l'église et de la pute. Il la reconduisit, en larmes, jusqu'à la porte de son immeuble; en haut de l'escalier elle vit le jeune homme au regard dur.

Alors arriva la police qui dispersa les jeunes contre-manifestants. Le directeur de l'Ecole de Commerce en son bureau moderne les vit opérer et fut soulagé.

 

6

 

Dans la tête de Savarin, l'occiput Prime Minister !, à l'abri des yeux perçants de Chosset, engendrées ex nihilo des idées, des idées, des idées ! Elles volaient, elles se démultipliaient, elles dansaient, elles faisaient les fofolles. Or tout était sérieux. Le destin d'un pays se forge ici.

Notre éminent s'est penché sur les retraites, leur financement. Il a pris sa calculette et il a rêvé devant. Pourquoi les gens sont-ils si pressés de ne plus travailler ? Lui veut bien rester premier ministre au service de tous des décennies. Ces gens sont mal conseillés probablement. Ils ne comprennent pas qu'ils financent les retraites des plus âgés et que les leurs seront financées par leurs cadets, que tout ceci coûte, ça coûte, qu'il faut gérer le vieillissement de la population, vous ne pouvez plus, aujourd'hui, au XXIe siècle, tabler sur une augmentation des suicides et des accidents chirurgicaux, l'Etat ange gardien est aussi l'Etat patron, il dépense, un peu à tort et à travers, soit, mais il dépense les sous qu'il vous prend, il n'en a pas d'autres, et au moindre petit impôt supplémentaire vous vous mettez à protester !

La solution ? Moi, Savarin, je vais vous l'administrer. Vous allez travailler plus longtemps. En clair, après avoir eu la glorieuse évolution sociale du recul de l'âge de la retraite de 65 à 60 ans, vous allez avoir sa progression rayonnante de 60 à 65 ans. C'est un peu comme pour les pavés dans les rues des villes, on les a enlevés au nom de la nécessaire évolution pour la bagnole, on les a remis à grands frais au nom de la qualité de la vie; comme pour les tramways aux rails arrachés afin d'éviter mille inconvénients, coûteusement réintroduits, réinstallés, paraît-il pour économiser; comme pour la durée du travail, comprimée à 35 h par Jozin le viré et que son successeur tâchait depuis de décomprimer...

La nouvelle confiée aux journaux fut sans scrupule communiquée aux intéressés. Les forces des fonctionnaires n'y croyaient pas. Ah, ce Savarin, quel blagueur. Puis ils y crurent. Surtout quand le système fut en trois coups de clef imposé au privé. Le public devait suivre. Savarin cette fois avait un argument de poids : c'était une affaire d'égalité, donc de justice - le droit c'est moi.

Alors commencèrent les grands défilés, la grève s'étendit sur les établissements scolaires et Savarin dit à Chosset : "Ça gaze, pendant ce temps-là on ne les paie pas."

Au bordel-licé Arzi l'andouille et Bizi l'oie avaient enfin un beau souvenir commun. Ils revoyaient le croûton ahuri devant le texte de Savarin, de droite comme lui, se tirant la barbe, sûrement de désespoir en constatant qu'il venait d'en prendre pour deux ans et demi de corvées de plus (car désormais sa vie d'enseignant se réduisait à ça grâce à la corruption de Proviçat) et qu'il n'aurait même plus la possibilité réelle, financièrement acceptable, de la Cessation Progressive d'Activité à laquelle il avait si longuement songé pour supporter le mal que lui faisaient les gauchistes ignares, incompétents et tout-puissants. La tictacdique socialo-meumeu fonctionnait à plein régime pour justifier la mort d'une culture à laquelle il avait consacré sa vie et il restait abasourdi d'entendre des débutants, qui avaient été incapables même de remporter le moindre concours d'enseignement, réclamer à voix haute sur son passage, une inspection truquée des copains inspecs d'l'éduc, qui auraient dû humilier le savoir et qui d'ailleurs avaient essayé. Pour la première fois de sa vie, il entra en grève, une grève longue et dure, une grève désespérée pour une fin de carrière désormais sans issue, une fin de carrière qui ne connaîtrait pas le respect des débutants, le transfert de l'expérience de toute une vie (remplacée par le discours vaseux et prétentieux de prétendus formateurs copains-meumeu), même plus la dignité, insulté sans cesse y compris par des gosses programmés façon Proviçat au moyen de l'impunité et de la promesse d'un passage sûr dans la classe supérieure.

Savarin, lui, était très fier. Comme le socialo Jozin, il était l'homme des réfaurmes; il était brillant; il était Savarin Ier. Bientôt il succéderait à Chosset. La France avait encore eu de la veine de trouver un homme comme lui. Les journalistes-copains de la presse libre sur les radios et à la télé répétaient : Mais c'est juste, c'est juste, le public comme le privé. Les grèves s'étendaient, on faisait des économies. Les parents qui ne savaient plus quoi faire de leurs gosses s'indignaient contre les fonctionnaires, les gosses à qui on demandait ce qu'ils voulaient faire plus tard gravement répondaient : Fonctionnaire.

L'Arzi et la Bizi eux ne faisaient pas grève. Ils ne voulaient pas se compromettre. Ils auraient eu l'air de s'associer au croûton ! Et puis, à leur âge, la retraite, c'était si loin, on aurait repris le pouvoir d'ici-là et les socialistes ne tirent pas sur leurs propres troupes. Il est vrai que le désespéré croûton était un loyaliste un peu perdu dans les escadrons ennemis. Enfin il y a toujours des victimes, l'important est que ce soient toujours les mêmes.

 

7

 

Chaque année le croûton était la cible dans la presse très locale d'une djournaliste idéologiquement au-dessus de tout soupçon et qui tenait à en donner cette preuve aux siens. Ah ! Vous attaquez la presse ! Vous êtes contre la liberté d'expression ! Le croûton, lui, ne bénéficiait pas de cette liberté car quand il avait voulu protester on ne l'avait pas publié. Il aurait fallu passer par la justice, c'est cher, c'est compliqué et le journal a plus d'argent. Djournaliste avait des enfants, gentils-gentils, à la pitit'écôle et rencontrait les instits qui disaient qu'au bordel-licé i avait un type, i avait un tyiîpe, qui enseignait pas bien, qui enseignait pas comme à la pitit'écôle jusqu'en terminale. Horreur ! Les faibles armes de la presse ne pouvaient que se mettre au service de la jeunesse. Un des trucs de djournaliste était annuellement d'interviewer à la sortie des épreuves du bac un candidat choisi au hasard à l'avance pasqu'on connaissait bien les parents bien de gauche sans problème, le candidat disait en prenant des airs de victime : "C'était plus simple qu'avec le croûton, i nous d'mandait des trucs qu'on nous a pas d'mandé, c'é scandableubleu, i fô fére quéque chôse." Alors elle s'adressait, en bonne djournaliste, à des sources sûres, à l'Arzi l'andouille et à Bizi l'oie, qui confirmaient qu'il voulaient qu'on liquide le vieux, vite fait. Proviçat avait son truc au point : il prenait des airs, des airs de victime dirigeante à qui on ne laisse pas assez de pouvoir sinon le cas serait réglé depuis longtemps : Le tyiîpe adorait pas le génie instit; i disait Meumeu un con, i condamnait le glorieux concur des p'tits chefs basé sur un entretien qui distribuait les places sur critères très spéciaux de sottisance et d'ignorance crasse de la culture française, il fallait répondre en englaè "Iurop", "Iurop", parler voyages à l'estranger, innovations scolaires, engagement personnel des profs, bref éviter le sujet horrible : la transmission d'une culture nationale. Croûton n'avait pas pu devenir chef d'établissement, il était trop qualifié pour le poste, on avait fait en sorte qu'il n'ait jamais le dossier d'inscription à remplir malgré ses demandes réitérées. Bien fait, réac, sale réac, i manqu'rait plus que d'l'avoir à la tête d'un établissement. Donc Djournaliste servait la noble cause en mettant à son service ses faibles moyens afin de démolir un homme honnête, compétent et travailleur. Ah ! Vous attaquez la presse ! Salaud ! Vous êtes contre la liberté d'expression ! Nazi ! - Mais non, ô grande déesse putassière. - Adorez, sinon gare ! Critiquer c'est blasphémer. - En tout cas pas moi, j'ai rien dit, rien écrit, ça s'est écrit tout seul, juré. - Vous voulez assassiner la presse libre ! - Non, je n'ai pas d'argent. - Vous voulez qu'elle ne dise pas les bonnes petites conneries obligatoires socialos-chossétiennes ? - Je confesse qu'un peu d'esprit critique à leur égard... - Salaud ! Nazi ! On va te tuer ! La liberté de la presse est la base de la démocratie, c'est pour cela que Chosset veille à son annuelle distribution de chèques, le croûton n'adorait pas assez et ne s'excusait pas devant djournaliste d'avoir fait son travail honnêtement, lui. On l'humiliait publiquement en se servant de ses élèves fils et filles d'instits et de leurs proches, il était sans défense. Vive la presse.

Il ne s'en consolait pas mais pour l'heure défilait. Il s'était trouvé un petit syndicat pas connu et sans pouvoir qui n'était pas gauchiste et de ce fait paraissait suspect à la droite. On le taxait donc sans preuve d'extrême-droite. Pour protester tous les grévistes se réunissaient à un bout de la ville sur la route qui longeait la mer et allaient jusqu'à l'autre bout. Et cela tous les jours sauf le dimanche. Donc on bloquait la circulation pour punir Savarin et on lui créait des sympathies vengeresses parmi les automobilistes. Mais quelles autres possibilités avait-on ? Il fallait faire entendre sa voix. Croûton ne voulait pas se laisser achever sans protester. Tout ce qu'il avait dit depuis des années n'avait jamais été écouté, on lui riait au nez; ce qu'il avait prédit de grande réfaurme en grande réfaurme s'était pourtant réalisé, il était comme Cassandre, on lui en voulait d'avoir eu raison mais on continuait, on ne lui rendait pas la place qu'il aurait dû avoir; et maintenant on prolongeait les souffrances du condamné, une sorte de raffinement inattendu.

Le Comité de Soutien de l'Eglise en voyant les méthodes de protestation de gauche et en les comparant aux siennes, jugea qu'il fallait savoir méditer les grands exemples et frapper fort. On allait défiler aussi. Pas tous les jours. Les samedis. Quand les sympathisants ne travaillent pas, du moins pour la plupart. Donc on demanda l'autorisation au maire, qui la refusa. Rien ne justifiait vraiment ce refus. Officiellement c'était parce qu'il y avait déjà assez de monde dans la rue (le propos ne concernait pas les touristes). Le vieux sénateur objecta officiellement que l'interdiction était discriminatoire. Lion-lion tempêta et céda.

Tandis que les enseignants fêtaient le samedi dans un sens (ils se reposeraient le lendemain), les croisés, près de soixante ! défilèrent dans l'autre. De jeunes musulmans qui réclamaient une grande mosquée aux frais de la mairie, du département, de la région et de l'état, vinrent d'abord brailler sur leur passage "L'église en moquée, l'église en mosquée", mais de plus âgés, plus prudents, les firent cesser et, hormis les coups de klaxon exaspérés tout alla bien jusqu'à l'inévitable croisement des forces essentiellement de gauche. D'un côté soixante, de l'autre trois mille. Les trois mille avaient coutume de bouffer du curé, les soixante de traiter les fonctionnaires de privilégiés, le même pouvoir les faisait descendre dans la rue, Savarin était un malin.

Les têtes bariolées des instits beuglant avec délice des chansons bébêtes, accompagnées au tambour par des profs de coclège attifés d'oripeaux criards, sous les banderoles ingénieuses ("Savarin ça va rien", "Savarin ça va pas") concoctées par l'élite professorale du bordel-licé, se tournèrent en bloc vers le cortège concurrent qui réussissait à gêner autant de monde avec des effectifs cinquante fois moindres. En plus leur banderole : "Sauvez Santa Maria Aracaeli", était ringarde, banale, leurs costumes sans inventions, ils n'auraient pas pu être enseignants. Et ils ne chantaient pas. Les tambours se firent entendre plus bruyants, les cris se firent plus perçants, on stoppa carrément par défi, pour obliger ces petits à parcourir entièrement le grand cortège, à passer en revue le géant. Les enseignants voyaient là une défaite de l'opium du peuple, la gueuse ridiculisée, humiliée, devant le progrès triomphant. Les tambours s'arrêtèrent. Les chants se turent. Un silence rythmé du ressac de la mer et ponctué de klaxons hargneux vint s'abattre sur le défilé nain. Alors une des femmes, d'une voix grelottante, commença une sorte de chant : "Je crois en toi, Seigneur, je..." La voix s'amplifia, d'autres reprirent, la voix s'affirma dans son choeur et tous maintenant chantaient leur foi en défilant devant les anticléricaux.

Croûton les regardait tristement, il aurait voulu être avec eux aussi, il se disait que, dans un pays qui se défait, il faudrait être de toutes les luttes, de toutes les protestations, il aurait fallu être partout à la fois.

 

8

 

Les pluies diluviennes de novembre ont frappé la côte merveilleuse, la mer d'un violet qui vire au noir se soulève en saccades dangereuses et avale la plage, elle se ramasse sur elle-même, attaque de nouveau, attaque jusqu'à la route sur laquelle elle crache des galets, des bouts de bois charriés de très loin, des rebuts de toutes sortes qu'elle rend à ceux qui l'en souillaient. La mer, secouée de pluie et de vent, cesse de jouer à l'amie, elle tue ceux qui s'aventurent sur elle et même deux personnes, hier, sur ses bords.

Les voitures roulent prudemment pour une fois sur les cailloux, évitent les déchets les plus gros en zigzags savants multipliés au ralenti par les autres anneaux du serpent et l'habituel embouteillage de notre carrefour s'est étendu à la côte entière, il faut une heure pour un parcours de dix minutes ordinairement, il faut de la patience, il faut de la musique pour avoir de la patience. Le plus dangereux c'est avant même l'aéroport, un endroit où la route frôle la mer, séparée d'elle seulement par un rempart de blocs de pierres énormes, qu'elle franchit d'un bond pour s'écraser sur les véhicules prudents; les chauffeurs, aveuglés, savent qu'ils doivent aller droit, ne pas paniquer, avancer lentement pour ne pas heurter qui précède, craindre qui suit, compter sur la chance; certains veulent calculer, ils attendent la vague forte et quand le paquet de mer s'écrase sur la route devant eux, en avant, mais ils échappent rarement, la mer joue.

Pour les Marmousets c'est une époque pleine de distractions. On va arranger les bouts de bois sur la route pour obtenir de plus beaux zigzags de chauffeurs appliqués; mais l'opération est difficile; les chauffeurs appliqués sont aussi des chauffeurs énervés; s'ils comprennent ils sortent de leur voiture en criant, parfois ils vous courent après; bien sûr le risque fait l'intérêt; mais hier Petite Pervenche est tombée sur son père, il l'a rattrapée, elle a reçu la baffe de sa vie. Les vieux n'aiment pas que les jeunes s'amusent, ils sont très méchants. Après le boulot au coclège elle ne voulait plus rentrer chez elle, elle avait peur. Son père avait tout dit à sa mère. Quel savon sa mère lui a passé ! Maintenant la punie n'ose plus participer au tirage au sort pour l'épreuve de courage qui égale les filles aux garçons, c'est de la discrimination, les parents ont complexé leur fille pour la vie, encore un drame familial.

Les Cabochiens n'en sont plus à ces actes enfantins, évidemment; ils regardent avec amusement les plus petits, leur donnent de bons conseils parfois... pour obtenir de plus beaux effets routiers, mais là on est dans les hautes conceptions artistiques, "le Road Art, art de l'immédiat refusant la pérennité dérisoire" (on reconnaît le discours d'un nouveau philosophe qui n'a pourtant que deux mois de terminale derrière lui).

Non, eux ont surtout besoin de plus d'argent.

L'argent est partout mais il faut apprendre pour savoir le prendre. Bizarre mais les parents ne vous envoient pas à l'école pour ça. Il faut se débrouiller. La question clef : comment procéder pour que de la poche du voisin l'argent passe dans la tienne, est un secret éducatif. Tous les enseignants ne le connaissent d'ailleurs pas. Mais regardez Proviçat et ses costards de luxe. Il sait. Mais il ne dit pas.

Les petits boulots scolaires : revente de hasch, trafic de scooters, marché des notes de cours bien prises pour les paresseux en fin d'année, organisation de soirées spéciales pour ados, copies illégales de disques audio, vidéo... bref le marché parallèle des mineurs, même au rendement maximum ne rendait pas gros. D'où les divisions et les luttes âpres entre Cabochiens qui ne se regroupaient que dans les grandes occasions. Parfois on se battait. Mais en dehors du bordel-licé qui avait ainsi son extension éducative dans les rues. Curieusement Proviçat ne la revendiquait pas. Et même, lorsqu'il y avait un dérapage interne, il parlait d'"éléments incontrôlés venus de l'extérieur". Il avait refusé l'installation de caméras.

La Cabochien blonde ne pouvait rien sur la guerre, son propre groupe restreint devait surtout ses profits à la protection administrative dont elle bénéficiait; étant donné qu'elle était la porte-parole des jeunes, on ne pouvait pas se couper d'eux; sur les conseils de l'Arzi elle exploitait à fond la situation, elle vendait des protections comme d'autres de l'ecstasy. Ainsi vivait ce petit monde dans une impunité louche pour des travaux singuliers.

Or dans une rue sans issue à deux minutes du bordel-licé deux gangs se livraient à une curieuse récréation. Avait surnagé dans l'enseignement "Romeo and Juliette west slide sbordy", un film jazze de la culture négro-américaine, et pour affirmer leur originalité ils aimaient à reproduire les grands modèles. D'un côté les maghrébins, en face les noirs; et vraiment armés; pourtant à l'entrée du bordel-licé il y a un portique qui décèle les métaux, où avaient-ils planqué les couteaux coûteux modèles ? De nombreux cours sont entièrement axés sur la tolérance et contre le racisme, on y explique que les blancs n'ont pas le droit moral de rejeter les autres couleurs dues à des cellules qui ... (voir par vous-même la scientifique explication); les bruns, noirs, jaunes, sont les victimes, ils ne sont concernés par ces cours que dans ce sens-là. En dehors des cours on a le droit de s'amuser tout de même !

Les insultes voletaient de-ci de-là, "sale nègre", "tête de juif" (destinée à un islamiste avéré), "collabo des Français" (d'un noir de la nouvelle génération au petit-fils d'un harki), "putain de pédé" (ne concernant personne, valable pour tous)... preuve selon les hauts spécialistes de Hautes Facultés à la Sorbon, de la vitalité de la langue et de son classicisme post-rabelaisien; donc ils hurlaient des conneries en pleine rue, menaçaient de se servir des couteaux qu'ils montraient et ceci inquiétait les voisins.

La police arriva après le déclenchement de la bagarre (pour quoi ? on ne sait pas). Elle se composait des forces suivantes : Gros-tas, La Flicaille et Lola; venus dans une bagnole ringarde. Lola est une rousse, elle est plantureuse, elle se remarque, Lola. Gros-tas a essayé, évidemment, il est le petit chef, il l'a brusquée un peu, il pèse quasi ses cent kilos, mais c'est à elle que l'autorité supérieure a confié la matraque électrique, il a dû constater l'efficacité du nouveau matériel et depuis elle a droit à tout son respect. Il paraît que ciblé aux bons endroits le coup est vraiment douloureux. Tout de même il vaut mieux qu'elle ne quitte pas sa matraque.

Les forces de l'ordre ne se jetèrent pas dans la mêlée; à trois contre cinquante il vaut mieux parlementer.

- Mince, souffla La Flicaille, un long gars au nez retroussé, izont l'air costauds. I pourraient pas étudier au lieu de faire tout le temps du sport.

Ces propos, il faut l'avouer, étaient bassement réactionnaires. Car, Proviçat, lumière pédagogo, était un fervent de l'insertion des immigrés par le sport, de l'éducation aux valeurs sociales par le sport, du remède sportif au refus scolaire, du remède sportif à l'indiscipline... Il cherchait à faire du bordel-licé un établissement classé sport, ce qui donnait droit à de nombreuses subventions.

- J'vais appeler des renforts, dit Gros-tas.

- Pourquoi pas moi ? C'est toi l'chef, c'est à toi d'leur causer aux gosses.

- Et pourquoi pas moi ? intervint aigrement Lola. C'est pasque j'suis une femme, hein, c'est ça ?

- Mettre une femme à l'arrière, ce serait phallocrate, répliqua Gros-tas.

- C'est vrai, convint La Flicaille.

- Et pour obtenir des renforts, faut l'autorité que me confère mon grade.

Chef s'installa donc dans la voiture au téléphone pendant que ses subordonnés s'avançaient, très relativement intrépides, vers les hordes sauvages et bien développées grâce au sport intensif.

Tous connaissaient Lola, même lorsqu'ils n'avaient jamais été arrêtés, cas rare. Elle était dans les fantasmes de toutes les têtes, elle en était consciente et, à tout hasard, avait en main sa précieuse matraque électrique, insigne du pouvoir, sceptre efficace. La Flicaille la laissa parler car son vocabulaire peu étendu ne lui permettait pas les discours. Au milieu des sifflements, des invitations pornographiques et des provocations les plus grossières, elle arrêta sa progression et dit :

- Vous faites encore les cons, va falloir en embarquer combien ce coup-ci ? Toi Ahmed, tu sais ce que ton père t'a dit la dernière fois ? Tu veux retourner au Maroc ? Et toi, Youssouf, tu embarques pour le Sénégal si on te reprend. Ah, tu es là aussi, Mohammed, évidemment; ta mère va être contente, elle qui travaille seize heures par jour pour vous sortir de l'ornière. Et toi...

Petit à petit le calme tombait, un silence s'alourdissait au fur et à mesure de la liste, de ses reproches et de ses menaces. Ces gosses avec une vie sans souci, sans travail, sans effort, sans but véritable, heureux à leur manière dans leur monde de vol et de violence, flattés constamment par les médias et par l'école, flattés par tous les pouvoirs, se voyaient empereurs entourés d'une cour flagorneuse au son de musiques calibrées, l'imaginaire plein d'images à effets spéciaux made dans Hobbywood. Le jeu vidéo c'est la vie, Lola est hors vie, elle vous arrache à la vie pour vous parler de parents qui travaillent. Jamais contents les parents, et pourquoi ? Les plus intelligents des montés en graine considérèrent avec découragement la vaste question et remirent son examen à plus tard, les circonstances n'étaient pas favorables.

On entendit des sirènes au loin que l'on supposa celle des cars de police. Sans attendre leur tour dans la liste, beaucoup s'étaient déjà éclipsés, les derniers maugréèrent et s'éclipsèrent sur une menace pour une probable autre fois.

Lola et La Flicaille, fiers du travail accompli, revinrent à la voiture où Gros-tas s'égosillait dans son téléphone.

- Lola, dit La Flicaille admiratif, elle devrait faire de la politique, elle sait parler aux cons.

Gros-tas regarda d'un air pensif la matraque électrique dans la douce main féminine.

 

9

 

L'Arzi à qui on avait volé une place peinarde - sa bonne bouille aurait compensé comme d'habitude son vide intellectuel - ressassait sa rancune envers le croùton pas crevé. L'Injustice perfide, liée sûrement en sa progression à la pollution dramatique, à l'omniprésente fumée de cigarette catastrophique, à la disparition de la couche d'ozone cataclysmique, faisait rage sur le monde et l'avait pris pour cible. Ses pleurs ne touchaient pas le noir monstre aux serres glacées et comme il l'écrivit de ses plus belles lettres rondes :

"Quoique

tristesse

Les ides de mars

Ah illusion de vie

Le tombeau aimant à rêves

Vidait la vie."

Souvent Proviçat lui tapotait l'épaule pour manifester sa sympathie et son Sous lui disait des douceurs, il lui disait qu'il était intelligent, qu'il était un modèle pour les jeunes (c'était malheureusement vrai), qu'il méritait pour son investissement professionnel notamment dans le grand projetprojet poaitic la considération unanime des forces de gauche. Et les amis boycottaient le croûton, toujours tout seul, puni pour cause de survie, lequel s'en fichait d'ailleurs, il appelait Proviçat "le couillon" c'est dire s'il était rétrograde, réac, incapable de comprendre les considérables avancées du bordel-licé. Il lui arrivait même de prétendre que c'était le savoir qui devait être au centre du système scolaire au lieu de l'élève officiellement et du socialo-communisto-verdâtro en fait.

Par hasard l'Arzi tomba sur l'annuelle pub pour le pseudo-concours de direction des établissements scolaires. Il eut un éblouissement. C'était fait pour lui ! Mais oui ! Il sentait comme un appel. Ce n'était pas le hasard en réalité qui avait placé sous ses yeux cette feuille de papier, mais le destin. Certains hommes ainsi, pour des raisons mystérieuses, parmi les foules moutonnières, sont marqués du sceau fatal et ont le devoir, dur, lourd, pénible, de les conduire.

Au cours d'une réunion sur les poaimes il s'ouvrit de sa nouvelle vocation à Bizi l'oie, qui lui répondit :

- C'est tout comme moi, mééé mon mari i veut pas, i m'a foutu une baffe quand j'i ai dit.

L'Arzi se souvint de justesse qu'il était contre les violences conjugales et l'oppression de la femme, il plaignit la malheureuse qui en retour lui donna toute sa compréhension et toute son adhésion à sa transformation en papillon administratif.

L'étape suivante consistait à sonder Proviçat. A la question : "Croyez-vous que je pourrais devenir un jour proviçat ?", celui-ci répondit : "Pourquoi pas ? Je le suis bien devenu, moâ." Et pour une fois il était logique.

Les appuis réunis, restait à mettre en action les rouages de l'accès au pouvoir. Pour faire gogoche avant la formalité du concours, il fallait en actes donner des garanties qui seraient baptisées mérites.

D'abord entrer au Conseil d'Administration. Les diffférents grands syndicats refusèrent de le mettre en tête de leurs listes aux élections sous prétexte qu'il ne leur payait pas de cotisation, c'était mesquin. L'Arzi décrocha son téléphone et contacta les directions académiques des petits pour leur faire des propositions qu'ils ne pourraient pas refuser : grâce à lui ils compteraient ici, il leur offrait les voix de ses amis. Notamment il parlementa longuement avec celui du croûton (auquel il n'avait même pas parlé), mais on s'amusa de lui et la conversation enregistrée fut communiquée au dit croûton qui en rit beaucoup. La situation mettait la sympathique Andouille devant un problème sans fond et toutes ses idées y disparaissaient illico sans qu'il en revoie jamais une. Il fronça le nez, poussa d'une pichenette ses lunettes oblongues, gratta de trois doigts dans ses cheveux en brosse et ... se sentit découragé.

Les petits qui ont de l'ambition mais ni argent ni relations se débattent en vain dans le monde cruel, on se joue de leurs rêves, de leurs aspirations, ils voudraient pourtant rendre la société meilleure, du moins pour eux, et se sortir de leur position défavorisée. Le modèle républicain doit assurer le renouvellement par le bas de ses élites. Il faut du sang neuf dans les hautes sphères consanguines. L'Arzi refusait de baisser les bras et de ne pas devenir le Responsable, qui ne serait jamais responsable, l'Educateur, qui saurait imposer le laissez-faire, le Noteur, fais gaffe croûton : au nom de la djustice on règlera les comptes avec tes semblables, le Distributeur des classes, des horaires, des salles... oh jouissances ! oh promesses folles d'un avenir orgasmique !

Il alla donc demander conseil à Proviçat. L'action qui en déboula sur le bordel-licé fut la création d'un syndicat-maison-copains. En effet pourquoi se fatiguer avec des engagements divers et risqués, quand il suffit de dire : tu fais une liste avec moi et Proviçat te revaudra ça. Le pragmatisme l'emportait sur l'idéologique.

Le croûton par principe et pour la première fois (et la dernière) de sa vie présenta une liste petit syndicat avec une dame (il fallait être au moins deux) qui n'avait sans doute pas tout compris. Ils eurent six voix. (Tout de même.) Celle de l'Arzi en eut vingt-trois. Bonne bouille et promesses de Proviçat avaient fait merveille. Donc deux élus au Conseil d'Administration. L'Arzi entamait sa blitzkrieg. Le progrès scolaire allait encore s'amplifier.

 

10

 

Là-bas, dans les collines, autour de l'autoroute paisible, se dressent les immeubles fissurés aux taches de sale qu'occupent les gens d'ailleurs intégrés à la Chosset. Depuis différentes agressions sur la police, les gendarmes, les pompiers, les curés et les facteurs, nul uniforme symbole de l'état n'avait osé s'y montrer, et pourtant ils avaient souvent été créés par les meilleurs couturiers. Mais Quiqui de l'Intérieur eut une grosse colère de laquelle jaillirent des ordres selon lesquels, bon dieu de bon dieu, il faut y retourner. Notre ville n'était pas seule concernée, il paraît même que c'était pire dans quelques autres, mais comme aucun de nous n'y était allé voir, il s'agissait seulement de rumeurs.

Devant l'officielle feuille de l'effroyable consigne, notre chef de l'ordre se rongeait le cerveau par des scrupules supérieurs : qui allait-on sacrifier ? Demander des volontaires aurait en effet été candide, il faut affronter les décisions les plus dures à prendre avec la haute morale du décideur, le désintéressement du stoïcien, l'abnégation du saint; il désigna Gros-tas parce qu'il ne l'aimait pas.

La fine équipe avait eu droit aux honneurs lors de son départ; chacun de la boîte était venu serrer la pince des héros, des femmes trop émues disparaissaient en courant pour cacher une larme. Ils avaient reçu des équipements supplémentaires pour cette mission hors normes : des gilets pare-cailloux renforcés, des casques non-cabossables, une deuxième matraque électrique pour Lola (qui l'avait immédiatement essayée sur La Flicaille avec une criante injustice, juste pour voir, mais Gros-tas avait été très content), des revolvers inutilisables parce que tirer serait une catastrophe et que laisser prendre de bonnes armes à l'ennemi le serait aussi, enfin des planches à roulettes pour le retour quand la voiture serait démolie. A la place de la leur on leur en avait trouvé une en bout de vie, condamnée de toute façon; elle avait des problèmes de démarrage mais après ça allait.

La cité interdite se dressait à l'horizon dans ses brumes. Le trio la regardait, arrêté (le moteur tournait), frémissant, mais plein de courage forcé. Qu'est-ce que l'on allait trouver ?

- Bon sang, articula Gros-tas, c'est impressionnant.

- Surtout que l'on ne voit rien, ajouta La Flicaille paniqué.

- Tu es bien sûr que c'est l'heure de l'une de leurs prières ? s'inquiéta Lola.

- Absolument. Et le stratège Gros-tas donna ses sources : le barman du Ritz et deux vieux à l'asile qui avaient fait la guerre d'Indochine.

Alors on fonça. Très relativement. La voiture était contre les excès de vitesse. Au commissariat central, le chef de l'ordre suivait la progression de ses troupes minute par minute. La voiture s'arrêta. La Flicaille, l'expert ès automobiles du groupe, ouvrit gravement le capot, regarda dessous, ne fit rien, referma, dit qu'il n'y avait rien à faire. Et elle repartit. Des hourras de joie autour du chef de l'ordre s'entendirent dans la voiture. Lola était furibarde : Ah, ce La Flicaille, qu'il était doué ! Elle lui aurait bien flanqué un deuxième coup de matraque électrique. Lui répétait mécaniquement : "Mais c'est pas ma faute ! C'est pas ma faute !"

On arriva. A force d'avancer c'était fatal. Même les plus doués en prières avaient fini. Foutue bagnole.

De part et d'autre de la voie principale des tonnes de sacs poubelle et d'immondices sans sacs. Ceci parce qu'une bande de jeunes, encore à ses débuts, avait confondu le camion des éboueurs avec celui des pompiers. Ils l'avaient lapidé dur. Alors les éboueurs ne venaient plus. Si l'on peut dire car beaucoup habitaient la cité; mais ils estimaient qu'aller chercher un camion pour se faire casser la gueule chez soi, c'était une drôle de façon de gagner des sous, valait encore mieux survivre de l'aide sociale.

Tout allait changer, l'ordre rentrait dans la cité.

Le conquérant trio qui n'en menait pas large alla droit à l'ancien commissariat, fermé à cause des vilains voyous qui venaient casser tout ce que l'on avait de joli et en plus ils volaient jusque dans les vestiaires. Là Gros-tas sortit lui-même, couvert par la rousse Lola, pendant que La Flicaille faisait tourner le moteur et placarda selon les ordres sur le volet roulant d'acier l'affiche suivante : "Prochainement, ici, réouverture par les anciens propriétaires." On avait copié sur les habitudes des commerçants pour ne pas déconcerter l'habitant.

Gros-tas remonta en trombe dans la voiture et le moteur... s'arrêta.

Un maghrébin en burnous s'approcha, déchiffra et s'écria :

"Alô quoâ, la côlônisatiôn elle recômmênce !"

L'attroupement fut immédiat, en langue d'ailleurs le groupe puis la foule de naturalisés-Chosset commentait l'abominable agression contre la cité des armes françaises. Ces populations jadis gravement traumatisées chez elles par les envahisseurs colonialistes ne pouvaient tolérer que ça recommence.

La Flicaille avec un mérite extraordinaire, profitant de ce que la discussion les faisait oublier, alla ouvrir le capot, regarda dessous, ne trouva rien, referma. Mais, cette sale bagnole ne repartit pas.

Brusquement burnous et voiles se turent. Les regards se tournèrent vers le trio policier pourtant très tranquille, qui ne voulait surtout pas déranger. Une anonyme main déchira la belle affiche. Gros-tas sortit son revolver. Il était si visiblement angoissé que la foule bigarrée pensa qu'il pourrait bien s'en servir et eut peur. Une main anonyme jeta contre le pare-brise l'affiche déchirée et roulée en boule. Gros-tas leva son arme. Après une hésitation la foule se dispersa.

- Comment est-ce qu'on rentre ? demanda La Flicaille.

- On pousse, répondit Gros-tas en le poussant pour se mettre au volant.

Et la voiture repartit grâce à la motricité des athlètes Lola et La Flicaille, chacun d'un côté, suant mais exerçant des forces parallèles qui pourtant s'unissaient en un bon petit 5 km/h. Le travail humain vient à bout de toutes les difficultés.

Une heure plus tard, en terrain neutre une patrouille venait récupérer les soldats méritants et le chef de l'ordre faxait à Quiqui : "Les forces policières ont reconquis les territoires perdus, elles ont, brièvement, investi et occupé la cité."

Quiqui fut heureux et la presse publia sans vérification la bonne nouvelle locale nationale.

 

11

 

Les derniers baigneurs, les plus endurcis, les entêtés, quittent nos plages; la mer était redevenue attirante mais les maillots de bain ne sèchent plus au soleil et le chiffre de la température de l'eau : 19 °, suffit à donner le frisson.

La Toussaint et ses morts occupent les esprits. La Bizi avec une professeuse d'histoire a prévu une sortie éducative pour aller voir les jolies fleurs dans les cimetières. C'est bien que les gens meurent parce qu'on peut leur offrir, voyez-vous, des oeillets, des pivoines, des chrysanthèmes, et leur dire qu'on les aime.

Cette année la vente est particulièrement forte et les marchands sont contents; grâce à Savarin il est mort beaucoup de vieux cet été à cause de la canicule, la conjoncture est bonne.

L'épisode des 15 000 cadavres n'a pas de monument mais mérite de ne pas être oublié.

Nous étions donc sous le soleil radieux, au chaud, très ronronnants, travaillotant pour certains, béats en vacances souvent. Chosset se payait un séjour balnéaire dans un luxueux plus qu'hôtel sur une île anglophone (il adorait baragouiner son curieux english), Savarin s'était perché sur une montagne made in France, le micuistre de la santé s'occupait exclusivement de la sienne et celui des personnes âgées, paraît-il, faisait le jeune sur les plages pour milliardaires sur lesquelles on le laissait enfin entrer. Pendant ce temps, des vieux, que l'on aurait cru inoffensifs, s'employaient à saper le moral des gouvernants en disparaissant de notre planète par dizaines d'abord, puis par centaines d'un coup. Le scénario qu'ils utilisaient était en général le suivant : ils buvaient à peine, ils déclaraient qu'ils avaient chaud (et les autres alors !), ils allaient se réunir dans les services d'urgence des hôpitaux, lieu de rendez-vous évidemment concerté - peut-être au moyen d'internet comme pour les technivals, les grandes réunions de jeunes dans les champs pour danser sur la music-mode -, et là, hop, ils mouraient en masse.

Les urgentistes protestèrent et comme les vieux en leurs frigos n'en semblaient pas émus, ils s'en prirent au gouvernement. Sous prétexte qu'un jour ou l'autre on pourrait bien se retrouver dans leur service ces gens se croyaient tout permis. Certains étaient très excités, ils convoquaient la télé, laquelle hésita quelques jours puis jugea les constantes images de baigneuses et de baigneurs léchant des glaces monotones; les caméras arrivèrent et les nobles trépas se firent en direct. Dans les rares cafés climatisés on allait se rafraîchir en regardant les actus, ce n'était pas croyable ce qui se passait dans le pays, on retournait de baigner en se disant qu'il fallait en profiter avant de se retrouver agonisant des heures dans les couloirs des urgences, parfois sans lit.

Petit à petit, au ralenti à cause de la chaleur, on allait au scandale, pas moins. Un journaliste qui avait eu une sieste difficile à cause des raviolis avariés d'un fast-food asiatique eut l'idée de déranger les autres et d'interviewer les ministres. Il débarqua avec une équipe technique ravie du frais sur la montagne de Savarin qui ne se montra pas enchanté de la visite. Ses réponses furent brèves, souriantes pour les caméras comme d'habitude, et tuèrent un poisson de plus par leur sécheresse. Un : 'C'est la couche d'ozone, ces cons d'Américains nous l'ont bousillée, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?"; deux : "Les urgences ? Ben, j'ai un ministre pour ça; où est-ce qu'il s'est planqué celui-là ?"; trois : "Si le quatrième âge se tire, c'est peut-être que ses cadets, les familles n'ont peut-être pas exactement le comportement qui... vous voyez ce que je veux dire ?" Et il rentra.

Alors on se rendit à la villa azuréenne du micuistre de la santé. C'était un ancien médecin qui n'avait pas été une lumière de la médecine, de l'administration non plus, de la politique pas davantage, et qui était ministre quand même. Chosset l'appréciait, on ne savait pas pourquoi. Donc on obtint qu'il accorde une interview, sans grosse difficulté je dois dire car il était content de montrer à la famille que l'on se dérangeait de Paris pour lui. Sur les propos alarmants des urgentistes il répondit qu'ils étaient alarmistes. Sur les morts en trop grand nombre il conseilla de moins mourir, ou d'attendre la rentrée, c'est si bon les vacances. Non il ne retournerait pas à son ministère maintenant, il n'en voyait aucune raison, les vieux pouvaient tout de même mourir sans lui !

Le micuistre des personnes âgées, lui, nul ne parvint à l'interviewer.

Enfin l'ordre vint, vraisemblablement de là-bas, de l'île, du Pacifique, et les frigos des halles furent ouverts aux cadavres désormais bien au frais, comme quoi les vieux sont plus malins qu'il n'y paraît, les autres suaient toujours mais pour eux c'était fini.

On échappait à de graves problèmes pour les pompes funèbres. Elles manquaient tout à la fois de cercueils et de personnel. Une petite partie en effet avait prématurément occupé les modèles de base, une autre partie batifolait sur les plages et les derniers, de garde, se sentaient bien fatigués. En outre des gens prévoyants, craignant une pénurie de belles boîtes en bois verni, avaient mis à l'abri la leur chez eux et refusaient de la rendre.

Devant les difficultés qu'ils créaient on aurait pu croire que les vieux auraient renoncé à mourir. Eh bien non. Le pic de mortalité, pour reprendre la belle expression sur nos antennes des spécialistes, était encore à venir. Et un jour, ils s'étaient secrètement entendus, il en passa plus de mille d'un coup. Il fallut avoir recours aux chambres froides de l'armée. Absolument. Même la cave de l'Elusé était pleine, on avait distribué les grands crus aux clochards valides du coin pour y ranger ceux qui ne l'étaient plus. Comme quoi la république s'occupe des pauvres.

Quand le quatrième âge fut décimé la canicule s'arrêta et Savarin rentra.

On finissait donc péniblement à la Toussaint de régler dans les formes les excès de la mortalité et Chosset et Savarin et tous les ministres, ministresses et misnistraillons (sous-ministres) cherchaient une idée pour rendre positif pour la France l'accident climatique.

 

  

 

 

II

Les contes pastis.

 

1

 

Elle est seule debout au carrefour. Elle a été là toute la nuit. Sa tenue vulgaire et accrocheuse ne laisse aucun doute sur la cause de sa présence. Pourtant il est presque sept heures du matin. Sept heures ! Les automobilistes qui se rendent au travail la voient et n'osent pas regarder. Elle est exposée, elle est là pour être humiliée. Le jeune homme au regard dur a décidé de briser en elle l'illusion d'être encore comme les autres. La voie doit être sans retour. Il a tué le petit chien.

Les files mornes des voitures sans nombre, comme ensommeillées encore, attendent pour l'accélération le dernier feu, à deux cents mètres pas plus. Alors d'un seul coup on revit, on slalome, on retrouve sa jungle, les motards doublent à la fois à droite et à gauche, on s'encanaille d'une queue de poisson revancharde, on change frénétiquement de file, et parfois, raffinement suprême, on freine. Mais aujourd'hui - tout le monde n'a pas lu le journal local, tout le monde n'est pas prévenu -, un peu plus loin un radar automatique monte la garde. Quiqui de l'Intérieur vous surveille.

On avait d'abord cru à un truc inventé pour les gens du nord. Là-bas, c'est bien connu, ils ne savent pas conduire. Mais au nom de l'égalité républicaine, le truc était descendu chez nous. Les accidents diminueraient si la vitesse diminuait. Le rusé Quiqui voulait rouler le destin qui attend ses condamnés sur les routes libres. Il voulait piéger le Destin au radar. Ici on est plutôt fataliste, on préférait le Destin aux mouroirs urgentistes mais on y arrivait seulement plus tôt; surtout, le problème, au-delà de la vie et de la mort, c'était le fric que l'on vous menaçait de vous prendre ! Donc les plus informés eurent la patience économe qui se rit de la mauvaise fortune des futurs plumés, et le radar, qui fit un record de clins d'oeil, ne prit que les non-prévenus.

A partir de ce moment l'automobiliste heureux fut envahi d'une méfiance saboteuse de moral; les cauchemars torturèrent beaucoup de nos concitoyens, ils voyaient des radars se balader librement, eux, jusque dans les rues piétonnes. Les femmes souffraient encore plus car les femmes souffrent toujours plus, deux d'entre elles portèrent plainte pour viol contre un radar non seulement voyeur comme les autres, toujours à vous photographier en ayant la loi de leur côté, mais soupçonné de se rendre jusque dans vos lits; on ne put rien prouver. Un enfer de sagesse s'abattit sur la ville.

Mais en ce premier matin un tel drame n'était pas même concevable; les plus imaginatifs, les plus informés auraient reculé devant les portes noires du savoir, de la connaissance de l'avenir. On se traînait simplement sur la route sans la justification du plus petit accident qui bloquerait le passage. La joie de la libre concurrence avait quitté les coeurs conquérants. C'était le triomphe des femmes à la conduite peinarde, sans audace, sans rêve. Tout se féminisait. On ne savait plus quoi faire sur cette planète.

Une voiture tourna vers l'église, s'arrêta devant Ulrika, le jeune homme au regard dur sortit à moitié par la porte arrière, saisit Ulrika par le bras, la tira à l'intérieur; la voiture repartit.

 

2

 

"Vers l'église". Maintenant cette expression est basée sur le souvenir car il n'y a plus qu'un trou. Un grand trou. Un vide en somme.

Des engins jaunes étaient arrivés, des machines qui avaient continué d'avancer malgré l'obstacle du Comité de Soutien qui avait dû s'écarter. Au téléphone Simonet, adjoint au maire, avait été hystérique; le commandant de l'opération avait été traité de "femmelette", de "bon à rien", s'il ne passait pas à l'action adieu les marchés de la ville, tu m'entends ? les marchés de la ville tu peux leur dire adieu. Alors pour des raison économiques donc universellement compréhensibles, celui-ci avait donné l'ordre aux machines; mais il n'était pas tranquille. Pas tranquille non plus le directeur de l'Ecole de Commerce ambitieuse, qui suivait de son bureau la marche du progrès. Quand le vieux sénateur choisit le repli de ses troupes sur le trottoir en face, les téléphones s'égosillèrent aussitôt joyeusement de sa défaite.

Elle était inévitable, il le savait bien, l'intelligence est faible contre l'argent.

Une des femmes pourtant avait cherché le drame. Elle avait rompu les rangs et était allée se coucher devant la tentacule géante d'un engin jaune à chenilles. Le conducteur avait eu très peur, il était vite descendu de sa cabine et avait dit : "Il ne faut pas rester là, Madame, vous avez failli me faire avoir un accident." Elle l'avait regardé avec désespoir : quand les forces athées changent le martyre en accident il n'y a plus de message; même quand on fait c'est comme si on n'avait rien fait. Les agents de radio et de télévision sont experts en camouflage, de tout ils font des riens, qu'est-ce qui a encore de l'importance ? Ils ôtent votre coeur et ne laissent que l'écorce des faits. Une femme opposée à la destruction d'une église a été écrasée accidentellement par un engin. Gros plan sur les larmes du chauffeur : "Je ne l'ai vue qu'au dernier moment." Le pauvre n'a pas eu de chance, il traînera en lui ce drame dont il n'est pas responsable jusqu'à la fin de sa vie.

Elle se releva et regagna sans un mot les rangs du Comité. Le vieux sénateur, par respect des convictions, avait cru devoir ne pas bouger. Au téléphone, Simonet mis au courant par le Directeur exultait : "Je vous avais bien dit, ils se dégonflent, il suffit d'y aller carrément, ce sont des lâches." L'Histoire est gonflée de Napoléons, ses borborygmes sont des événements inoubliables qu'adorent ses grands-prêtres. Le progrès à chenilles était en marche et une église ne l'arrêterait pas. Le progrès était jaune criard, il écrasait.

On avait tout de même enlevé le plus gros, si j'ose dire, des oeuvres d'art ainsi que le mobilier. Mais on oublie toujours quelque chose. Et puis qu'est-ce que l'art ? Qu'est-ce qui mérite le salut des déménageurs ? Une petite fille malade avait déposé aux pieds d'une grande statue une statuette achetée à Lourdes, elle y voyait un don qui faisait d'elle autre qu'une malade, je ne sais si elle guérissait. Un rouleau compresseur d'âmes régla le problème de l'encombrement des entrepôts et des greniers.

Quand on eut rasé, qu'aucun pan de mur ne survécut, comme il n'y eut pas de miracle, on creusa. Le trou était vaste et profond, il était l'inverse de l'église. Là-dessus je bâtirai mon école de commerce, elle sera haute, elle attirera les foules, elle sera célèbre.

 

3

 

La réfaurme sur les r'traites était en marche des milliers de pas de ses opposants et elle avançait bien. Savarin, traîné dans la boue, s'y vautrait. Les insultes des ennemis sont douce musique pour qui a les atouts. Sur quoi comptaient donc tous ces gens pour exercer une pression ? Sur l'indignation des parents ? Les parents avaient de l'indignation mais contre eux. Sur l'officiel appui des élèves à leur noble cause ? Quand on en est à utiliser les gosses pour un intérêt catégoriel, quand on se sert des jeunesses socialistes pour étoffer des défilés et entraîner les autres, quand on tient les élèves en otage grâce au relais efficace des futurs cadres de gauche, on n'a pas plus de poids car la méthode est trop connue. Alors ? L'intérêt supérieur du système éducatif ? Etant donné ce que Meumeu et ses Instituts de formation et ses inspecs en avaient fait, l'argument frisait le ridicule. Tous les slogans réunis, joints à tous les discours, ajoutés aux tracts, n'aboutissaient qu'à une minable addition face à la demande républicaine de l'égalité public-privé du Premier ministre au mieux dans les sondages (pas pour longtemps).

Les Cabochiens soutenaient la grève de certains et l'absence de grève des autres. C'étaient en fin de compte de bons petits, proches de leurs enseignants eux-mêmes proches de leurs élèves. O Harmonie ! La seule dissonance, comme d'habitude, Proviçat le remarqua, je note ! aaah je note ! était due aux élèves du croûton, antérieurement désespérés de le voir rarement absent, cette fois furieux de ne pas avoir de cours, alors qu'on a le bac à la fin de l'année, quoi, comment est-ce qu'on va faire si on n'a pas vu tout le programme ? Des parents, excédés, avaient décroché leur téléphone et protesté contre croûton. Proviçat, fervent partisan de la grève pour les autres professeurs, avait dû prendre acte de la coupure profonde entre celui-ci précisément et les pauvres petits, il n'avait pas la confiance des parents, c'était évident.

Quand il le rencontra, Proviçat lui fit de son ton suffisant habituel, ses hautes remarques sur ce considérable problème. Mais croûton lui répondit : "Ta gueule, pauvre con", et s'en alla. Proviçat en resta ahuri. Non d'être traité de con, il l'avait été souvent au cours de sa fabuleuse carrière; mais par cet homme, d'habitude si poli ! On ne l'avait jamais vu sortir de ses gonds ! Et là, non mais vous avez entendu... ? Je n'en reviens pas. Quel manque de savoir-vivre, on lui fait des remarques, justifiées, et au lieu de répondre : "Bien, ô Monsieur Proviçat, je m'excuse, je vais m'appliquer, je vous baise les genoux", il ... Des mesures sont à prendre, enfin ! On ne peut pas laisser passer des paroles pareilles.

Proviçat téléphona à Inspec rédgional qui promit de arranger toutes les inspections que le copain voudrait; avec l'autonomie grandissante des établissements, il fallait que les petits chefs soient plus forts, que les petits chefs soient grands chefs, on materait les rebelles, toutefois il s'agissait là d'un cas désespéré, rien ne l'ébranlait dans ses convictions justifiées. L'idéal, expliqua Proviçat, ce serait, puisqu'il défile si bien pour les retraites, de le mettre pour insubordination à la retraite sans solde. L'expression "sans solde" le ravissait, il voyait le croûton mendier pour survivre à la porte des églises; "Puisqu'il paraît qu'il est catholique, il y sera à sa place", ironisa inspec rédgional d'l'éduc avec un rire gras.

Dès qu'il put, Proviçat de son ton suffisant, informa son subordonné devant le regard extasié de son Sous et les témoins impartiaux Arzi l'andouille et Bizi l'oie de procédures disciplinaires à son encontre. "Eh bien cela me permettra de vous traîner devant les tribunaux, les vrais, pas celui "disciplinaire", celui truqué de tes copains", répondit le croûton au lieu de s'effondrer. Comment ? Proviçat devant la justice ? N'était-il pas maître à bord ? Le dieu de la pédagogo ? Il paraissait même que croûton prétendait être son supérieur réel parce qu'il était agrégé par concours, qu'il avait fait tout le travail pendant plus de trente ans et qu'il avait un savoir considérable. Eh bien, moi, Proviçat, entré dans l'éduc sans diplôme, je n'ai pas honte de la dire, quand je suis devenu responsable socialiste j'ai été d'abord simple Sous de coclège, mais j'y ai pas été pasque c'était pas assez bien pour moâ, les copains i m'ont mis dans le licé du coin comme second Sous, et alors j'étais devenu certifiais pasque l'Allégrette, ministre, donnait le grade pour donner l'autorité, puis j'ai été nommé Proviçat et ie souis devenou agrégiais pasque pour l 'autorité l'Allégrette il f'sait cadeau du grade en haut, alors le croûton peut pas dire que ie souis son inférieur, ie souis agrégiais côm loui et en plus Proviçat, voilà. Supetrieur.

Le conseil juridique de l'académie conseilla d'éviter un procès, inspec rédgional d'l'éduc fut prié de s'occuper de ses paperasses et Proviçat de gérer les difficultés temporaires dues aux circonstances agitées et à la surexcitation compréhensible de gens révoltés contre un pouvoir juste pour défendre des droits condamnés.

Quand Proviçat revit pas hasard croûton, il fit la grimace mais il lui serra vigoureusement la main. Tout était oublié, voyons.

 

4

 

Quiqui rongeait son frein. Il avait lu dans un journal les statistiques de son ministère. Eh bien ! Y a des vols tout partout, y a des agressions en progression, les assassinats en progression; le progrès c'est bien mais pas celui-là ! Et les viols et les violences conjugales et les affaires de moeurs sur mineurs, instits et curés tous à surveiller, ah, et les escroqueries... Il jeta un nouveau coup d'oeil sur les chiffres et eut un frisson.

Il fallait agir.

Si tu veux devenir président, agis.

Mais qu'est-ce que je peux faire ? Rendre les hommes meilleurs ? Même Dieu n'y est pas arrivé. Punir, sévir, embastiller, bastonner, le fouet ! le boulet ! Qu'on castre les pédérastes. La peine de mort, ah oui, on est contre, dire le contraire fait baisser dans les sondages, c'est qu'il y a tellement de délinquants...

Finalement Quiqui de l'Intérieur choisit de s'en prendre à la police.

Après tout c'était elle qui aurait dû faire baisser la criminalité et celle-ci augmentait. On ne peut améliorer l'Homme mais on peut améliorer la police. Cette terre n'est pas le paradis c'est pourquoi les anges gardiens sont armés. Mais tirez, nom de Dieu, tirez !

Chez nous, pour éviter les bavures, on avait ôté les balles des armes à feu. Le chef de l'ordre était très fier de cette mesure qui sauvait la vie à quatre ou cinq personnes chaque année; les bandits ne tiraient plus sur les policiers puisque ceux-ci ne pouvaient plus leur répondre et faisaient leurs petites parties entre eux; seuls les pervers tuaient un flic de temps en temps mais ils étaient peu nombreux. Quiqui dans son enquête sur les dysfonctionnements de ses forces apprit notre méthode originale, ses noires plumes en rougirent, ses narines se dilatèrent et d'un coup d'aile il fut chez nous.

Notre chef de l'ordre avait été nommé à ce haut poste par le dignitaire précédent de l'Intérieur, un socialo qui privilégiait la prévention par rapport à la répression. Sur le papier la théorie se défendait, sur le terrain l'effet selon lui était à long terme. A très long terme sans doute. Il avait nommé chefs ceux qui adhéraient à ses conceptions et bloqué la carrière des réacs, de ceux qui ne comprennent pas que les temps changent alors la police change. On avait constaté qu'il bénéficiait d'un taux élevé d'avis favorables dans la pègre.

Au début notre chef de l'ordre avait eu du mal à s'imposer. Mais il avait fait venir dans son bureau un à un ses subordonnés et leur avait expliqué que s'il était le chef c'était parce qu'il leur était supérieur et qu'il avait le pouvoir de les briser s'ils résistaient. En somme la méthode de Proviçat. Et les résultats étaient là, c'est-à-dire qu'il tenait ses troupes - mais pas la ville. Notre criminalité n'augmente plus tant elle est forte. Proviçat prépare les délinquants, notre chef de l'ordre les entretient. Mais les citoyens extrême-droitiers sont de plus en plus nombreux.

Quiqui vint donc sur le terrain. Il était accompagné de fonctionnaires importants dans de beaux costumes. Lui-même toujours simple. La télévision avait été convoquée. Il entra dans notre grand commissariat, devant nos agents alignés, au premier rang desquels on voyait nos héros, Gros-tas astiqué comme un louis neuf, La Flicaille impeccable et Lola la rousse qui avait pris sa matinée pour aller chez le coiffeur, et il ignora délibérément notre chef de l'ordre.

Celui-ci rougit légèrement mais sut cacher ses sentiments, le pauvre. Il ne savait pas ce qui l'attendait.

Quiqui épingla une médaille sur la poitrine de Gros-tas, puis entama son discours, il était venu pour ça.

"Vous n'êtes pas des assistantes sociales." Tel fut le début et comme notre chef de l'ordre avait l'habitude de dire que le policier doit d'abord être prêt pour tous ceux qui ont besoin d'assistance avant de représenter la force, il pâlit légèrement, mais il sut cacher son dépit de voir un réac à la tête du ministère.

Quiqui brusquement obliqua sa tête vers lui et la leçon commença : "La police doit assumer son rôle répressif, on la paie pour faire peur aux bandits pas pour leur tenir la main. Les assistantes sociales c'est très bien, elles sont très utiles, mais ce n'est pas vous. Il s'agit d'un autre service de l'état. Et d'un autre ministère. Vous, l'argent des impôts vous en recevez une partie pour des actions spécifiques. Vous n'arrivez déjà pas à les effectuer ce n'est pas pour vous charger d'autres tâches. Faites les vôtres. Moi je n'ai pas d'état d'âme, ceux qui en ont qu'ils changent de métier. Les Français attendent de leur police qu'elle les protège, pas qu'elle soit pleine de compréhension pour les pauvres malfrats victimes de la société, les défavorisés qui de ce fait ne seraient jamais vraiment coupables de rien..."

Et comme ça pendant trente minutes. Il humilia devant tous le chef de l'ordre et comme celui-ci avait humilié tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, c'est-à-dire presque tout le monde, Quiqui fut désormais adoré de notre police.

 

5

 

La Bizi déboula en salle des profs à la récréation de dix heures en hurlant : "Selon le croûton, i a eu d'l'art pour l'art au XIXe maintenant !" Elle faisait très régulièrement de grandes découvertes et avait l'habitude de manifester son indignation contre tout ce qu'elle ignorait en le hurlant de la sorte. Avec une suffisance digne de celle de Proviçat, elle se prenait pour une référence. Pourtant elle n'avait aucun diplôme d'enseignement, non, de bons rapports avec et de Inspec rédgional à la place, et son mari naturellement, et la discrimination positive non officielle bien due à son origine maghrébine. On ne peut rien dire contre elle puisque ce serait forcément considéré comme raciste. Attention !

Elle avait tout de même une spécialité, elle avait appris à l'Instit de Formation la fiche-meumeu. Meumeu était le champion de la fiche. L'enseignement de laîtres se faisait entièrement par fiches à cette époque de progrès et gare aux résistants : les socialos-parents (5 %) protestaient, leurs gosses refusaient l'enseignement rétrograde, Proviçat intervenait contre les forces droitières, Inspec rédgional entrait en action et on lessivait. Sans état d'âme. Le KGB pas mort. On oeuvrait rapidement, discrètement et efficacement, comme au bon vieux temps.

La carrière de Meumeu et celles de ses adorateurs restaient de grands exemples pour les jeunes.

Les relations dans ce métier sont tout, le travail honnête et patient n'est rien. Le mérite consiste à avoir les copains qu'il faut. Ainsi Bizi l'oie avait du mérite à défaut de savoir, elle baladait les gosses, organisait de grandes expositions dans l'entrée du bordel-licé (donc impossible de les éviter), faisait écrire des poaimes avec l'Arzi, et avait son mari. Avec elle la pédagoglie moderne disposait d'un atout majeur. Elle discutait souvent avec Catleen, la maîtresse du Sous, un arabe sympa en jaune canari, elles se disaient des confidences entre fâmes; toutes les épouses et les maîtresses s'entendaient bien, comme quoi l'enseignement des laîtres est une bonne occupation pour elles, il vaut mieux les mettre là que de les laisser à la maison, elles peuvent se réaliser.

Bizi l'oie avait un bon service de renseignements. Grâce au mari, Sous du coclège voisin où elle habitait par conséquent (seul défaut du mari, la gratifier de musulmanes baffes hors violences conjugales pour la faire tenir à peu près tranquille), elle connaissait de nombreux Marmousets lesquels en devenant Cabochiens étaient de précieux aides des forces de progrès dans le bordel-licé. Ainsi elle savait très bien ce que faisait croûton, lequel ne disposait évidemment pas d'atout du même genre mais à dire vrai il ne lui aurait servi à rien. En outre elle disposait de la bienveillance des crétaires de l'administration qui lui laissaient voir les listes, descriptifs, documents divers donnés pour le bac par le croûton, sur lesquels elle discutait gravement avec les copines et les copains, apprenant pour une fois, tandis que lui, évidemment, quand il avait découvert, protesté et exigé la réciprocité, on lui avait ri au nez.

Donc en ce beau jour Bizi l'oie découvrit l'art our l'art. Tout de suite elle eut la vision d'un beau poaime, d'un genre nouveau (pour elle) où elle glorifierait son propre logement avec ses fleurs sur le balcon propriété de l'état. Consulté, le spécialiste de la poaisite, l'Arzi, opina. On écrirait à quatre mains, le poaime serait quatre fois plus bô. La poaisite en équipe c'est comme la pédagoglie en équipe, c'est forcément meilleur. Les Cabochiens savent tous bien travailler en équipe. Un exemple : les spécialistes du vol de sac à l'arraché, il faut un Cabochien pour conduire le scooter et un Cabochien pour arracher. Pour le hasch, il faut un réseau. Pour devenir Proviçat aussi, l'Arzi était le premier à en convenir. L'essentiel est de constater que le croûton sans être même consulté participait aux progrès de la culture au bordel-licé, il était un contre-exemple révoltant dont on profitait à fond. L'Arzi dit un jour finement : "Des gens comme ça il faudrait en conserver dans des cages pour les montrer aux débutants." Il passa alors pour un habile politique capable de composer avec les forces droitières.

C'est que maintenant il était à la tête d'un syndicat-maison, il était au Conseil d'Administration, son sens des responsabilités se développait; il suivait aussi la formation pour diriger les établissements scolaires et, conseillé par Proviçat, il en retenait ce qu'il fallait répondre le jour de l'entretien du concours (les autres épreuves étaient de pure forme). Quand il lui restait du temps il s'occcupait de ses cours de françouè et de ses poaimes, mais il lui en restait peu; ce n'était pas grave, Proviçat était compréhensif avec un futur collègue, Inspec rédgional rédigeait les rapports qu'il fallait et les élèves étaient sympas parce qu'il avait une bonne bouille, qu'il participait au match annuel de Volley profs-élèves, qu'il participait à la course annuelle lors de la journée du licé et qu'il n'emmerdait pas avec des tas de devoirs obligatoires. Il n'aurait pas eu le temps de les corriger, il était occupé à faire carrière.

 

6

 

Devant le trou de l'église les débats vont bon train. On est entre hauts responsables. Il n'y a pas seulement Simonet cette fois, Merlet est là en personne. Il est puté aussi mais c'est en temps que Merlet que cet homme très occupé nous fait l'honneur de sa présence. Sur son beau costard sa crétaire au saut du lit a épinglé sa toute nouvelle légion d'honneur. Tout le monde a félicité, sale con t'as des relations, toi, à commencer par ton papa qui t'a cédé la bonne place de maire, fonction désormais héréditaire. Ce qui le préoccupe, ce qui l'inquiète, ce n'est pas le trou, non, il en a fait creuser assez souvent aux quatre coins de la ville, mais le remplacement pur et simple d'un lieu de spiritualité par un lieu-fric. Le Comité de Soutien a été vaincu; au lieu de se retirer, de se taire, de fermer sa gueule quoi, il sabote verbalement l'image du maire.

Celui-ci est accusé de n'aller à l'église que pour faire bien quand des élections approchent. Le danger naît de l'évidence. O papa, inspire ton fils ! Que répondre et surtout comment le faire croire à ceux affreux, la langue noire de venin, qui répandent des traînées sales dans nos belles ruelles aux pavés neufs ? Elles diffament que si plus de musulmans alors lui musulman. Eh ben ? Faut être élu ! Mais l'impression produite par ce discours dans le peuple naïf qui ne comprend pas toujours la haute politique et qui est souvent opposé sans trop s'en rendre compte au remplacement de population programmé par Chosset, est négative. Au lieu d'admirer la souplesse de jonc de son représentant, il veut le voit en chêne. Le contraire de la diplomatie. Le contraire du politique carriériste.

- Enfin, protestait le Directeur de l'Ecole de Commerce, ce n'est pas nouveau; quand vous avez signé le permis de construire vous l'avez lu ?

- Simonet a mal évalué l'impact sur les citoyens.

- Sur l'électorat, ironisa le Di.

- Votre intérêt est que personne ne fasse sauter votre nouvelle construction, on a la bombe facile par ici...

Un silence révéla le poids de cet argument. D'habitude on fait sauter le centre des impôts mais les plus routiniers même peuvent changer.

- J'ai déjà eu assez de problèmes avec une simple gare...

En effet Merlet voulait une nouvelle mairie, grande, moderne, chère; il avait choisi son site, une méchante vieille gare désaffectée et donc à ôter, et avait présenté le magnifique projet, un de ces trucs passe-partout qu'un architecte sans imagination copie sur ce qu'il a vu dans des revues. Des boucliers géants sortirent de terre pour soutenir le siège, ils étaient blindés et pourvus d'épines, une couronne autour de la gare ringarde; articles dans la presse nationale : Merlet esquinte le patrimoine; alors réveil du ministère de la culture, qui l'a réveillé ? Et le micuistre, un homme du même parti que Merlet, espèce de traître je te revaudrai ça, classe la gare HS monument historique. Monument historique ! Pas touche !

Il avait fallu composer. Et jonc jonc jonc. Désormais la nouvelle mairie serait moins moderne parce qu'il y aurait la gare dedans. Curieux mélange. L'architecte avait, croyait-on, trouvé un machin comme ça sur une photo prise à Nouille York. Le maire s'était dit ravi. Et jonc jonc jonc. Il aurait sa mairie-gare, elle serait lieu de rêves, on viendrait chercher son passeport à l'ancien guichet des voyages...

Mais là, pour l'église, un trou. Grand. Large. Profond. De quoi enterrer plusieurs carrières politiques. En tout cas, toi, Simonet, tu es bon. Fini, le Simonet. Halte aux conneries.

- Il faut composer, dit Merlet.

- En quoi ? s'étrangla le Di.

- C'est vrai, tout est décidé, osa intervenir le coupable Simonet.

Le représentant de l'évêché souriait modestement et attendait. Il avait son idée. Il attendait que les autres soient prêts.

On cherchait une solution, on ne trouvait pas, on se tourna tout naturellement vers le représentant de Dieu. Celui-ci dit qu'il n'était pas contre le progrès. On le savait déjà. Puis il susurra sa compréhension de ses ouailles perturbées par les conceptions grandioses et novatrices du maire soucieux du bien de tous. Merlet opina. Simonet, pas cité, eut de la rancoeur envers Dieu, il avait compris que le sacrifié cette fois c'était lui. Enfin ne restait-il pas un bout de terrain entre l'école et la route ?... Sur ce terrain ne pourrait-on avoir un souvenir de l'église ?... Elever un clocher, un campanile, seul, mais signe que le Commerce ne renie pas sa civilisation, ne trahit pas pour quelques dollars de plus...

Le Di fit la grimace, Simonet maugréa un méprisant "C'est idiot", Merlet approuva.

Le soir, il téléphona lui-même au vieux sénateur pour lui signifier que la sottise de l'âne Simonet était sinon réparée, hélas il avait su trop tard, du moins corrigée par un signe fort envers les fidèles qu'il conviait à une réunion avec l'architecte de l'Ecole pour définir l'aspect du futur campanile.

 

7

 

A l'approche de Noël, l'événement chez nous est le bain dans la mer froide. Il y a une petite foule. On approche de l'eau à 15 °, on la regarde sans peur, fièrement. L'homme est un homme parce qu'il domine les éléments naturels. La télévision est là, bien sûr, pas le moment de se dégonfler; aux actus de 20 h le pays entier, frigorifié, nous regardera nager. Très vite enlever ses habits, aller à l'eau sur les galets roulants, et ma foi, on s'immerge, et on nage on nage pour se réchauffer, chaud dedans, vite revenir à la côte hospitalière, interview entre la rive et la serviette. Encore une fois l'homme a dominé la nature.

Cette année, pour contrer sa baisse dans les sondages dues à la connerie de Simonet, Merlet a décidé de participer au bain. Il en a prévenu les organisateurs habituels qui se sont réjouis de ce retour à la grande tradition. Son ancien concurrent à la mairie, un habitué de la petite joyeuseté froide, Nona, un vieillard d'une robustesse étonnante, en resta coi : "Le Merlet ? I veut faire la course avec moâ dans l'eau ? l'eau de la mer de glace ?" Son petit-fils, Freddy, lui expliqua qu'il n'y aurait pas de course, au contraire la fraternité retrouvée au bain de Noël; ils se serreraient la main. Nona fit un peu la moue, puis il dit ironiquement : "La main... avant ou après la baignade ?"

Pendant ce temps Merlet s'entraînait dur. Lion-lion n'a pas peur mais son idée géniale et nécessaire le dépasse un peu. Sa crétaire l'a mis au régime et à l'exercice; elle lui a fait consulter le docteur et a loué un entraîneur. La science le garantit : il sera prêt. Nona, lui, prend dans la mer son bain matinal quotidien non filmé.

Le grand jour de la trempette sonna. La foule était assemblée quand Lion-lion arriva. Il était soutenu à sa droite par sa crétaire qui tirait, à sa gauche par son entraîneur qui poussait. "Ah, le voâla, le coillon", dit aimablement Nona. Et il se dirigeait vers lui quand le peignoir fourré de Merlet tombe et comme il allait droit à la mer l'organisateur qui devait donner le signal le donna. Tous se précipitèrent. Merlet entra bon dernier dans la mer. Mais il y entra. Ceux qui le connaissaient en furent si épatés qu'ils en poussèrent des "hourras" d'encouragement. Nona n'en revenait pas : "I l'a fait, le coillon !" Merlet nageait vigoureusement mais il ne nagea pas longtemps. Il donna le signal involontaire de la sortie comme il l'avait donné de l'entrée. On lui remettait son peignoir fourré quand Nona passa devant lui : "Bravo, petit, lui dit-il, pour une foâ j'aurais cru être à nouveau avec ton grand-père." Et la poignée de main eut lieu.

On emmena un Merlet triomphant qui claquait des dents.

 

Savarin devant sa télé admira la performance. Et considérant ses propres sondages (ils avaient été hauts, ils étaient bas), revint au problème de leur réchauffement. "Faut oser, c'est tout", remarqua-t-il. L'exemple donné par cet insignifiant Merlet devait être dépassé par un politique de son envergure. Il oserait ce que personne avant lui n'avait osé dans ce pays.

Une idée avait en sa noble tête creusé son trou. Elle s'y lovait avec délectation et n'attendait qu'une occasion pour se montrer à la face du monde. Le battage incessant des médias sur "tu donnes pas t'es raciste", "tu donnes pas t'es cause des cancers", "tu donnes pas t'es cause des maladies rares", "tu donnes pas t'es cause de la misère dans le monde", "tu donnes pas des êtres comme toi c'est écoeurant, ils ne devraient pas exister"... préparait bien le terrain mental des citoyens pour une nouvelle récolte des poires. La solidarité avait même eu son ministère, on vous expliquait que les impôts ne pouvaient augmenter au-delà d'une forte limite, alors il y avait la solidarité pour vous prendre le reste. Tant de gens vivaient et s'engraissaient de la culpabilité générale que le mea culpa athée égalait le mea culpa catholique grâce à des campagnes magnifiquement ciblées, performantes, chères, que vous payez avec vos dons.

Savarin avait eu une idée-mode, une idée qui ferait fureur, une idée qu'il avait piquée aux Teutons je crois (bien complexés aussi, les pauvres), bref une idée solidaire.

Il jouissait d'avance du bonheur qu'il allait donner à toutes les Françaises et à tous les Français. Qu'ils avaient donc de la chance d'avoir un Prime minister qui avait piqué les Teutons.

A la télé, la nationale, une chaîne bonne copine - le chef-télé un richard toujours à quémander quéquchose dans les ministères -, l'idée apparut dans son éclatante nudité. Modeste mais sûre de sa beauté elle s'exposait sans pudeur, sans honte, elle ne pouvait qu'être adorée des foules.

Savarin expliquait avec son éternel sourire (de ses lèvres le sourire politique ne pouvait plus disparaître, une sorte de paralysie l'y avait à jamais figé) :

Les vieux, les 15 000, morts de la canicule, son ministère n'y était pour rien. La preuve ? Il était en vacances. Mais les Françaises et les Français, eux, pour beaucoup étaient à la maison. Et qu'est-ce qu'ils avaient fait ? La culpabilité était générale, la culpabilité était nationale. A la rigueur il voulait bien en accepter un petit peu, pour faire comme tout le monde, pour faire plaisir, quoique... Le micuistre de la santé, pas coupable non plus. Celui des vieux, non plus. "Françaises, Français, n'avez-vous pas honte ? ' Mea culpa, mea culpa. "Il faut vous racheter." Ah le beau mot, l'esclave ne cesse de se racheter mais il n'a jamais assez de fric. "Eh bien, il faut en donner plus." Mais j'ai besoin d'un nouveau frigo, le mien fatigue. "Là il s'agit de la relance nécessaire de la consommation, ne confondons pas." J'ai plus d'sous !" "Vous êtes coupables de la mort des ces quinze mille vieux (et il essuyait une larme toujours avec son éternel sourire), vous n'avez pas été assez solidaires, il faut vous racheter, il faut payer !" Mea culpa, mea culpa.

Voilà comment vous allez remplir les poches de la solidarité. Vous allez travailler un jour chômé, vous allez travailler le lundi de la Pentecôte. Pour rien. Et l'argent ira en partie aux vieux survivants.

L'idée était si belle qu'elle laissa muette la population, la presse socialo-chossétienne interpréta le fait dans le sens d'une approbation générale.

 

8

 

Notre chef de l'ordre n'avait jamais aimé Gros-tas, sa décoration le jour de l'humiliation de son supérieur par l'occupant réactionnaire du ministère de notre Intérieur n'avait rien arrangé. Alors, par dérision, il l'avait mis aux putes. Comprenez que les héros devaient les surveiller, les coincer pour racolage actif ou passif, les interroger pour qu'elles livrent leurs proxénètes, les faire juger et les relâcher. Le service en chambre n'était pas compris. Lola apporterait aux victimes du sexe la douce compréhension d'une femme pour d'autres femmes. "Oh merde ! s'écria-t-elle, si elles y r'tournent, j'te les dresse à la matraque, moi !" Le fond était bon, l'intention était bonne, mais la méthode prohibée. Heureusement on ferme les yeux sur quelques extras.

La Flicaille, lui, avait un problème pour cette mission : il était un client habituel. Il aurait bien aimé avoir une belle épouse mais les garces n'avaient pas voulu, elles lui en préféraient d'autres, on ne savait pourquoi, elles l'avaient laissé tout seul. Dans les agences spécialisées, les entremetteuses lui avaient déclaré catégoriquement qu'il était trop difficile. Restaient les filles à péage, et après tout c'était moins cher que les agences matrimoniales. Mais pour l'autorité le fait d'être client n'aiderait pas. Il confessa son problème à Lola et à Gros-tas. On convint qu'il serait consultant dans la mission et resterait au volant de la voiture.

Gros-tas, chef de famille, savait comprendre les autres, cela donne barre sur eux.

La bagnole policière rôdait dans les avenues et sur le bord de mer à la tombée de la nuit. Pas de pimpons, parfois même on éteignait les feux et on roulait enveloppé d'ombre et de mystère, enfin pas longtemps à cause des autres conducteurs. Deux fois déjà on s'était arrêté malgré l'avis contraire de La Flicaille; les tenues voyantes, les positions contre les capots de voiture, le regard accrocheur étaient d'évidents signes de dépravation morale, de racolage passif mais clair ! En fait il s'agissait de paisibles rombières attendant le passage du mari pour rentrer chez elles. "Je vous l'avais dit, remarqua le consultant La Flicaille, faut l'oeil; si vous vous gourez encore on va finir par avoir des ennuis." La sagesse lui remit désormais la décision. Le savoir était au pouvoir.

Il repéra Ulrika à son carrefour habituel et, plein de sympathie, conseilla à Gros-tas et à Lola d'aller faire sa connaissance. Elle se tenait debout tout près du trou noir de l'église. Pour elle seule celle-ci se dressait encore, une église de feu brûlant les âmes des méchants, fantôme éclatant qui l'arrachait à son corps dominé, qui lui insufflait sa dignité contre l'écrasement des humiliations. Toutes les âmes impuissantes sur ce monde des constructeurs et des autres fidèles de l'église venaient consoler Ulrika. Elle aurait sa place parmi elles.

En s'approchant les héros virent qu'elle avait le visage tuméfié. On l'avait battue. Gros-tas demanda qui. Elle semblait ne pas comprendre le français. Du maquillage épais tentait de cacher les bleus et la boursouflure vers l'oeil droit comme devenu fixe. Derrière elle Ulrika sentait la douceur des flammes de son église, visible d'elle seule désormais. Ces gens qui lui parlaient semblaient ne pas souffrir, ils étaient d'un autre monde. Face à elle, Lola se sentait mal à l'aise; que faire ? Lola savait menacer, interroger, taper, tirer; aucun goût pour être assistante sociale; pour Lola une pute était une larve. On lui avait joué un sale tour en la mettant aux putes. "Alors, dit-elle, on l'embarque ?" Gros-tas finalement était plus humain; marié depuis vingt ans il s'était retrouvé deux fois devant des psychologues pour violence conjugale et avait fini par intégrer que le tabassage devait faire mal aux tabassées. Fort de son expérience il comprit tout de suite qu'il avait affaire à une victime. "Allez, dit-il, on l'embarque." Ulrika protestait faiblement tandis que Lola l'entraînait sans ménagement. "Pourquoi ?" répétait-elle, "Je n'ai rien fait", "Vous n'avez pas le droit." Avec un léger accent seulement. Pas allemand, ça. Ni polonais. Roumain ? La Roumaine se vendait bien en ces temps-là. On s'entassa dans la bagnole. La Flicaille voulut mettre un peu d'ambiance : "Salut La Torpille !" dit-il gaiement. Elle ne le reconnut pas, elle en voyait tellement, une beauté blonde comme la sienne on n'en trouve guère sur le trottoir (ni ailleurs), il ne faut pas manquer l'occasion.

Revenu au havre du commissariat, un interrogatoire filmé eut lieu dans les formes les plus formelles, histoire d'être sûr qu'elle n'aille pas prétendre avoir reçu ses beignes de la police. Il s'agissait de savoir qui était le proxénète, quel était le parcours de la fille. La Flicaille avait une vieille curiosité de client : comment une fille pareille pouvait-elle se retrouver à baiser dans une voiture avec un type comme lui ? Une certaine ambiguïté se glissait dans son envie de la réponse, il y avait encore des beautés en liberté, la capture doit être une affaire de technique. Du reste Ulrika avait à nouveau perdu son français. Les traducteurs successifs d'allemand, de polonais, de roumain... ne purent jamais se faire comprendre. Elle parlait un peu toutes les langues mais son vocabulaire était très spécialisé; toutes les langues et aucune. Le chef de l'ordre beugla qu'il voulait des résultats. On relâcha Ulrika. Elle avait passé une nuit tranquille mais elle ne rapportait pas d'argent, c'était sûrement de sa faute si elle avait été ramassée, cette feignasse ne sait pas quoi inventer, et qu'est-ce que tu as raconté à la police ? Tu la cherches, la punition.

 

9

 

On avait vu Cabochien la blonde accompagner, retour à la maison avec petit détour ? l'Arzi. On n'avait pas de preuve. Ça fricotait, tu penses. Enfin, la rumeur était bien nourrie, bien grasse, avec peu de détails mais tous succulents. De toute manière, quoique en 1re, elle était majeure. Ou pas; faudrait voir. Le bruit parvint aux oreilles de Proviçat, sans nom; il songea immédiatement à croûton, il s'indigna, convint avec son Sous - jaune canari - de prendre d'indispensables mesures pour protéger les jeunes filles contre une certaine personne "ayant autorité", abusant de ses devoirs au point de les changer en droits, en droits sur des personnes jeunes, innocentes, en droit de cuissage. Il convoqua croûton et sans tarder lui signifia que s'il avait été bon pour lui, il y avait des... choses... des attitudes... des... qu'il ne pouvait admettre. Croûton, au courant de rien selon son antique habitude, cherchait à discerner une ombre de logique dans le discours elliptique de Proviçat. De quoi ce dadais prétentieux pouvait-il bien parler ? "Bon sang, explosa Proviçat, à votre âge ! On maîtrise ses pulsions, quoi ! Vous n'avez donc aucune morale !" A ce moment le canari entra et vint gazouiller à l'oreille du roi de la pédagogo. Proviçat entendit des mots qui remplirent sa tête d'une ivresse rageuse. Et vengeresse contre ce type qui n'enseignait pas selon la loi meumeu instit et qui s'en tirait encore cette fois sous prétexte qu'il n'était même pas mêlé à l'affaire. Excédé il le mit à la porte de son beau bureau sans explication; mais, comme l'autre sortait, il eut l'idée que ce vieux pourrait vouloir se venger et, pour désamorcer l'éventuelle attaque haineuse, très politiquement, il lui serra vigoureusement la main.

A ce moment Bizi l'oie arrivait. Les temps changent, il faut savoir s'adapter. Quand elle vit Proviçat serrer la main de croûton, elle s'empara à son tour de la main et la serra bien fort. Le canari ne voulut pas rester isolé et il serra aussi.

Croûton n'en revenait pas; partant, il regardait sa main, magique, qui attirait les pognes tel un aimant, elles venaient et serraient. L'avenir est parfois un conte de fées.

La Bizi avait son idée. Sa présence était motivée. Elle avait appris que l'Arzi allait être viré d'l'éduc et comme il avait de bonnes classes tranquilles, travailleuses et tout et tout, comme d'autre part elle était la plus proche de lui par leur projetprojet en équiiîpe, elle était là en sauveur pour des élèves méritants. Bref elle demandait la place. "Le pôvre Arzi, soupirait-elle, ça me fait de la pèèeine, c'é pas sa fôte, bien sûr, il a pas su résistouè. Il aurait dû... J'peux avoir ses classes ?"

Proviçat sentait de gros sanglots lui monter, puis lui descendre, puis lui remonter. Il ne pouvait rien dire pour l'instant. Il fallait attendre.

On attend toujours. Il n'y avait peut-être rien eu, donc rien à attendre. La rumeur gonfla, gonfla mais n'explosa pas. L'Arzi revint d'un stage - il adorait les stages, il en faisait toujours au moins trois par an -, et parut être la même bonne andouille que d'habitude. La Cabochien blonde garda la célébrité de s'être payé un prof, glorieuse car il s'agissait de l'Arzi, lequel parut à ses amis, nombreux, une victime des circonstances. On le plaignit. On l'en aima davantage. Et on blâma croûton que Bizi avait vu aller faire des racontars chez Proviçat.

Le stage dont revenait le héros des moeurs concernait l'Internet. La pédagoglie avait logiquement intégré les nouveautés informatiques et il adorait pianoter. Tout ce qui était manuel l'intéressait. La poaisite avait besoin de l'internet car avant elle était pas môderne, ici on ferait de la poaisite môderne, c'était capital. Les Cabochiens suivirent le progrès car eux aussi adoraient tout ce qui était manuel. Ils adoraient même ne plus avoir à écrire à la main grâce au dictaphone qui faisait écrire l'ordina tout seul. Donc l'Arzi épaulé par Bizi disait : "Cherchez ce que vous voulez", il ajoutait pour faire rire "sauf les sites pornos", alors tous riaient, sauf Bizi qui, depuis l'aventure supposée, se méfiait, elle lui jetait un regard inquiet. Elle lui aurait bien raconté l'odieuse affirmation de croûton mais son mari lui avait promis une baffe si elle disait. Elle résistait. Elle raconta quand même. Et elle reçut la baffe. Le prix pour rendre service. En cette occasion l'Arzi montra qu'il avait l'âme d'un chef, il fut augustéen : "Bah, dit-il, ça aurait pu être pire." Et pour la poaisite ? Quand les braves petits avaient leur saoul d'infos, ils les cuvaient une semaine ou deux et ils vous rendaient de la poaisite. De l'internet mis en belle forme, en allant à la ligne, avec des blancs, des trucs de la poaisite, et, très important, l'Arzi y tenait, du sentiment personnel à base de leur vécu. Bizi essaya de mettre la main sur l'oeuvre de Cabochien la blonde, en vain hélas. Encore un mystère historique.

Ici on est môderne, Proviçat y tient, la pédagogo elle est môderne, et pour le bac ce sont les copains du syndicat ou du parti qui corrigent les élèves des copains; gare aux autres; malheur à l'homme seul. Quant à la facultouè, les élèves d'ici n'y survivent pas parce qu'elle manque de pédagoglie; il faut réfaurmer la facultouè. Le mieux ce serait d'y enseigner comme au bordel-licé. Ce serait le progrès d'l'éduc le plus conséquent de l'année, sûrement. O triomphe de l'instit qui après être devenu Proviçat deviendra Doyen, Doyen chercheur... en pédagogo.

 

10

 

Revenus de leur uppercut, les travailleuses travailleurs regrettaient leur lundi de Pentecôte. L'Eglise qui avait cru bon de se montrer conciliante constatait avec amertume que céder du terrain n'a jamais fait avancer personne. On lui en voulait d'avoir dit oui sans même se défendre. Qu'elle tende ses joues si elle aime ça mais pas les nôtres; les croyants préféraient une église qui s'affirme.

Mais le chantage de Savarin, omniprésent sur les médias, était imparable : si vous ne cédez pas votre lundi de Pentecôte, vous n'êtes pas solidaire, vous êtes un sale égoïste; le premier ministre lui donne, donne joyeusement son lundi de Pentecôte, et tout aussi joyeusement le vôtre. Vous en bavez dans la vie ? Vous en baverez un jour de plus, voilà tout, c'est si peu. Et beaucoup pour les vieux.

Des mouvements de résistance se formaient néanmoins. S'il fallait se soucier de tous les mécontents... Chosset approuvait l'admirable idée solidaire. Il rêvait de l'étendre. En supprimant d'autres jours fériés on supprimerait d'autres problèmes graves de la société, les milliards gagnés en rognant les vacances des humbles ne seraient pas perdus, du moins pas complètement, une habituelle déperdition est à prendre en compte dans toutes les grandes actions humanitaires. Le 11 novembre pourrait être fêté avec le 8 mai et l'ensemble d'ailleurs avec le 14 juillet. Que de drames évités avec des moyens accrus : on gave les urgentistes, les associations quémandeuses et puissantes, les journaux, on construit des mosquais, on peut distribuer des papiers à plus d'immigrouais en répétant qu'il faudrait diminuer leur nombre... Les possibilités ouvertes sont extraordinaires...

Savarin eut une autre idée. Tandis que les assemblées entérinaient sa réforme sur les retraites, qui ferait économiser puisque les gens travailleraient plus longtemps, il trouva logique, des opposants ayant fait grève le samedi et puis le lundi suivant, de leur faire payer le dimanche. La loi ne l'interdisait pas. Faire payer aux travailleurs leur dimanche rapporterait... Fabuleux.

L'indignation fut grande parmi les syndiqués; elle le fut moins pour les syndicats. Ceux-ci vivent des erreurs et des agressions du pouvoir, ils seraient les premiers engraissés par cette mesure-là. Ils crièrent - mollement - à l'antisyndicalisme ! Et se créèrent de nouveaux sympathisants, aussi politisés que les précédents.

Malgré tout ce travail, Savarin ne remontait pas dans les sondages. Et Chosset baissait. Il les regardait avec incrédulité. Il ne les regardait plus. Il les regardait. Les Françouaises et les Françouais ne sont jamais contents. Il se mit à penser aux malheureux otages enchaînés, emprisonnés dans des caves par des arabislams fous. A cette époque on avait toujours quelques otages en réserve dans les pays du Proche-Orient. On était habitué aux manifestations de soutien diverses, au décompte quotidien de leur captivité sur les antennes, puis à leur libération brutale et inexpliquée. Chosset, affirmait l'Elusé, suivait personnellement les dossiers. Le Prime minister aussi, personnellement. Et le micuistre des affaires avec les étrangers, personnellement. Mais quand ses sondages baissaient, Chosset ne se contentait plus de suivre, il voulait remonter. L'impossible devenait possible. Pour l'heure il s'indignait : qu'avait-on fait depuis la dernière fois où il avait suivi ? Hein ? Alors rien n'a bougé ! C'est vraiment inconcevable ! Alors...

A partir de là nous sommes dans le secret, dans le mystère.

Un avion privé, cher cher, est parti là-bas chercher les otages avec le Micuistre des Affaires Etrangères à bord ! Eh oui, ils ont été libérés. Pendant le voyage de retour il leur explique tout bien, ce qu'ils doivent taire, ce qu'ils doivent dire... A l'arrivée Chosset est là. Quand il les a accueillis ils ont le droit de voir leurs familles. Puis les journalistes choisis les interrogent un peu. Une fois il est revenu exprès pour accueillir d'un pays lointain, en avion spécial, cher. Tout va bien. Chosset remonte dans les sondages. Le pays a confiance, il sait comment faire agir son président.

 

11

 

Devant le trou de l'église, le Comité de Soutien a établi une tente à l'endroit du futur campanile. Elle n'est pas habitée. Du moins pas au sens ordinaire. Il s'agit d'une sorte de chapelle. Ouverte. Ouverte à tous. Et certains y viennent. D'ici la construction on a le temps. Les automobilistes qui n'ont pas lu le numéro du journal local qui nous contait l'inauguration de la tente bleue, tout en tournant jugent l'idée saugrenue et se demandant pourquoi, comment elle a triomphé.

A l'intérieur, des mains pieuses ont reconstitué un autel de l'église détruite à partir de pierres recueillies sur le terrain. Au-dessus une statuette de Marie dont le bleu du manteau protecteur est repris par la toile; deux chaises de paille.

Les Cabochiens ont eu l'oeil attiré par la nouveauté, nul n'y échappait. Ils sont venus voir de près, quoique le temps pour arriver au bordel-licé leur soit compté. Ils se sont approchés, et puis ils sont entrés. Il n'y avait personne . A quoi sert une tente que personne n'occupe ? Leur première idée fut de la démonter pour l'utiliser. Mais leur retard risquait de dépasser leur retard habituel et ils étaient trop scrupuleux pour ne pas être à l'heure en-dehors des limites traditionnelles. D'ailleurs on devait se renseigner et réfléchir.

Merlet avait inauguré ce lieu commémoratif provisoire aux côtés de l'évêque et du vieux sénateur. C'était beau de voir tout le monde d'accord. Le Di de l'Ecole de Commerce était également présent. Un quart d'heure avec les paroles notées par la presse, un quart d'heure de concorde, de paix, pour que chaque pouvoir ait ce qu'il voulait.

Enfin renseignés les Cabochiens tirèrent la conclusion qu'ils ne pouvaient s'approprier la tente pour un usage utile (une sortie, un pique-nique, du camping) sans complications. Ils lui en voulurent; la tentation s'était convertie en frustration : ils n'avaient pas les moyens d'avoir une tente, eux. En passant certains prirent l'habitude de lui envoyer des pierres. Ce n'était pas par méchanceté, ni exactement par bêtise, c'était le pur produit de l'éducation reçue.

Quelques ouvriers travaillant aux fondations se fâchèrent et menacèrent d'appeler la police; les autres riaient. Les Cabochiens connaissaient la police, ils avaient aussi appris par les médias à la mépriser. Un Cabochien est un roi anonyme.

Un matin les automobilistes virent la tente à terre. Les piquets avaient été arrachés, la toile avait été fendue au couteau, l'autel à nouveau démantelé, la statue fracassée. La police fut chargée de ne rien trouver; Merlet se déclara attristé par communiqué; le petzident du conseil rédgional déclara qu'il n'avait pas été invité à l'inauguration; celui du conseil général idem. Le vieux sénateur renonça à l'idée de dresser une nouvelle tente. Il aurait fallu la surveiller en permanence.

Au bordel-licé les Cabochiens vécurent comme un succès personnel la fin du camping en plein carrefour des forces cléricales. Proviçat lui-même ne put s'empêcher de laisser échapper quelques phrases bien senties sur la libération d'un certain passage public, son Canari en chanta dont la maîtresse dans sa classe très vaguement littéraire fit des allusions claires à l'intolérable situation à laquelle on venait de régler enfin son compte.

Sur ce l'Arzi revint d'un nouveau stage, celui-ci pour devenir proviçat. Il demanda où étaient ses élèves, personne ne les avait vus depuis un certain temps, ils avaient oublié qu'il devait rentrer un jour. Ils l'aimaient bien parce qu'il avait une bonne bouille, il était dynamique et il disait des petites conneries qui font rire. Leur absence n'était pas volontaire. "On a oublié, M'sieur."

L'Arzi qui venait d'entendre moult conférences sur la noble autoritouè du chef d'établissement pensa que Proviçat n'était décidément pas à la hauteur; mais, ô habile politique, il ne l'informa pas de son point de vue.

On lui trouva quand même deux élèves qui étaient dans la cour à cause, dirent-ils émerveillés, d'un pressentiment ce matin, et trois à la cafétéria flanqués à la porte de bonne heure par leurs parents pour s'en débarrasser par l'école. Les cinq, pas fâchés de ce recrutement brutal, s'informèrent de la santé de l'Arzi, de ses problèmes, de ses ambitions. "Vous f''rez sûr'ment un bon Prov', M'sieur"; il remonta d'un coup sec ses binocles oblongues pour dissimuler à moitié sa satisfaction et leur promit de bonnes notes au bac.

Seul croûton n'avait pas eu un mot aimable pour le futur dirigeant d'l'éduc qui commencerait une fulgurante (sans doute) carrière à trente ans. Il n'admirait pas. Ça alors ! L'Arzi, sûr de sa réaction négative, avait d'abord cherché à lui cacher son objectif; il regardait croûton avec un sourire narquois et suffisant : "Toi et tes titres, ton grade... je n'aurai bientôt plus besoin de Proviçat, Sous d'abord et alors certifiais, puis Proviçat et agrégiais. On me donnera tous les grades pour que j'aie autoritouais sur tous les grades. Et pour ça juste en entretien en fait, dont on m'a donné toutes les réponses." Croûton lui avait simplement dit : "Alors l'Arzi, bientôt Proviçat ?

- Pourquoi pas ? répondit l'Arzi sur la défensive.

- Eh bien, franchement, cela ne m'étonne pas." Et de partir en riant.

L'Arzi avait cru qu'il rendait hommage à son mérite, sa supériorité naturelle qui le conduisait sur les marches du pouvoir, mais Proviçat le fit déchanter : "Même moâ, il ne me respecte pas. Même moâ !" Il levait les bras au ciel d'exaspération et d'incompréhension. Quand les chefs d'établissement auraient-ils enfin l'autonomie suffisante pour éliminer les opposants, les gens de drouète, les réacs, sales réacs ! Dehors ! Et le françouè pas enseignè comme à la pitit'écôle. Fiches, fiches-meumeu, bon ça, et encore. Faut d'l'ordre dans l'enseignement. Cessons d'être laxistes et de tolérouais les nuisibles du niveau à l'ancienne, du bon niveau du bas niveau, caduc ! Y a projetprojet, bon, y a promenades, bon, y a fiches, bon, y a l'internouet, bon, y a englishe, bon, y a expozitons, bon, y a... ça bouge, grebleu, ça bouge ici, ça bouge tout l'temps !

 

III

Les contes béton.

 

 

 

 

1

 

 

Ulrika rentre, il est six heures du matin, elle boite, sa lèvre est fendue. Son joli visage sous le masque du maquillage semble défraîchi; sans espoir. On l'a brutalisée dans la nuit. Elle avait déjà mal avant, le jeune homme au regard dur l'a encore frappée. On l'a brutalisée dans la nuit, elle n'a jamais fait de mal à personne.

Une voiture de police s'arrête à sa hauteur. Elle sait ce qu'ils veulent. Gros-tas a pitié d'elle, ce n'est pourtant pas fréquent de sa part, elle lui apprend qu'il est autre chose qu'un pavlovien aux ordres. Mais la solution personne ne la connaît. Il a dit : "S'il suffisait d'une prière, je la ferais." L'idée a amusé La Flicaille; Lola, pas contente de cette affectation-là, lui a répliqué qu'il mêlait le sentiment au travail.

La voiture s'est arrêtée. Gros-tas explique à Ulrika qu'elle devrait se mettre sous la protection de la police. La fille fait signe qu'elle ne comprend pas. Il sait que ce n'est pas vrai. Il recommence. Elle s'est remise en marche. Elle balbutie en mauvais français qu'elle ne comprend pas. Elle boite mais elle avance plus vite. Il voudrait l'aider.

Les ombres quittent la scène; ceux qui sont tout à fait vivants commencent de se presser au carrefour; le soleil s'élève très doux, les mimosas éclairent les parcs des immeubles dont les lumières s'éteignaient. Encore un instant et près de la grande serre violette un marmouset en avance passe lentement, chez lui les parents doivent partir tôt, ils travaillent loin.

On ne voit pas encore de murs sortir du trou de l'église mais il n'y a presque plus d'eau au fond, de gros tubes noirs semblent avoir la mission d'en maintenir les côtés et des pans de béton glissent jusque dans la boue dans laquelle les bottes des ouvriers en s'arrachant laissent des traces qui se referment. Personne ne s'intéresse à l'avancée des travaux, on les a soigneusement oubliés. Même le vieux sénateur ne vient plus et il ne croit guère au futur campanile. Le travail est fait.

Des Cabochiens apparaissent, en pleine dispute. Une histoire de devoir pour lesquels certains n'ont pas eu les réponses à temps et risquent une punition. Comme si c'était de leur faute.

On va célébrer les mimosas et on va célébrer les citrons; gloires locales. La glu à touristes est jaune, le touriste aime le bleu en été, le jaune en hiver. Les sociologues et les psychologues se sont penchés sur son cas : il se paye cher une petite alzheimer momentanée avant la grande dont on le menace souvent à la télé, il se prépare en somme à l'alzheimer par les mimosas et les citrons.

A cette occasion on fête carnaval. Longuement. On a laissé en place les guirlandes d'ampoules depuis Noël, on allumera Noël et ce sera joli au carnaval. En outre on verra des chars avec des grosses têtes, ça plaît aux gosses et aux vieux, ceux-là on les déplace de toute la France pour alimenter l'économie locale, avec Lourdes c'est la distraction la plus prisée des maisons de retraite.

Le résultat pour notre carrefour est un embouteillage particulièrement bien bouché pour des raisons routières encore plus confuses. Mais la carnaval gêne les travaux du trou. Le béton n'arrive plus. Le ferraillage manque de ferraille. La vengeance des citrons est terrible, elle se calcule en jours de retard; la Vierge Marie est narquoise, elle bloque les feux au rouge et bénit le radar.

N'empêche que les Cabochiens sont très affairés en ce moment. Ils ne sont pas en vacances alors que les touristes rappliquent, quel cumul de boulots ! Le carnaval c'est 15 % du chiffre d'affaires du Cabochien intelligent, tu as toujours à ramasser en services, en trouvailles diverses, parfois directement sur le touriste, tu peux être sur un char (surtout les jolies filles), la Cabochien blonde a une autorisation spéciale de Proviçat pour défiler sur un char, et puis un coup de chance tu rencontres un riche... ou une riche...

L'Ecole de Commerce participe au carnaval pour la formation de ses étudiants et les bénéfices qu'elle en soutire. Aussi n'est-elle pas sourcilleuse sur la lenteur actuelle des travaux. Ayons le coeur au turbin de la fête ! Pour le reste que le roi du carnaval y pourvoie jusqu'à ce qu'on le brûle. Les fêtes finissent pour les uns dans la douleur du porte-monnaie, pour les autres dans l'extase de cuver les profits.

On répète le bonheur à oeillères pour gens d'ailleurs avec des variantes légères, ils viennent assister à une fiction de fête, ils se sentent fiers de débarquer comme Napoléon ici même qui a conquis une plage parce qu'il s'ennuyait sur une île. Quand on sait que l'on doit être content et s'amuser, il suffit de suivre les règles, sinon : "Rabat-joie ! Avec toi, c'est toujours pareil, la même chose à chaque fois..." On s'amuse fictivement à une fête préparée si laborieusement. Le bonheur est dans la conformité. Il a le pas réglé et avance en cadence, les yeux embués, les lèvres en sourire, il bloque la pensée pour respirer à fond.

 

2

 

Quiqui en a bien ri dans son Intérieur. Ses propres radars l'ont flashé à 170 sur une autoroute. Il avait dit en somme à son chauffeur : je suis pressé alors presse-toi. C'est bon la vitesse. Pourquoi au juste éprouve-t-on un tel plaisir à aller vite ? Les bonnes femmes n'aiment pas, alors elles sont contre, et comme elles sont majoritaires, on ne peut plus jouer avec son auto. Elles ont le don de rendre la vie triste; quand elles ne sont pas là on en profite pour s'amuser. Sans grand excès. 170, pas plus. Et elles se plaignent, et elles ceci, et elles cela... On ne sait pas s'en passer. Qu'elles conduisent en ville et qu'elles nous laissent au moins les autoroutes.

La presse a repris la petite drôlerie de Quiqui; on s'est marré partout entre hommes, les femmes ont fait leurs gros yeux ronds furibonds. Il va falloir une action pour ne pas perdre leur électorat.

C'est ainsi que des photos dans un magazine à grande diffusion nous introduisent dans la vie privée de l'Illustre. Comme n'importe qui il regarde la télé avec sa femme, avec ses enfants; sa femme l'aide bien dans son travail, sans elle il n'y arriverait pas, sans elle il ne serait pas ce qu'il est. La famille est bien logée mais la maison ne sent pas le fric, de son côté à elle il n'y avait pas d'argent, leurs enfants ne sont pas charmants, ils sont comme les autres, sûrement moins bien élevés, enfin la femme fait ce qu'elle peut, ce n'est pas une critique, mais il faut qu'elle aide son mari. Ah elle sait jouer du piano; comme ce doit être agréable quand la télé est en panne. Ils ont un chien, mais moins beau que le nôtre, hein toutou, viens voir la photo, qu'est-ce que t'en penses ? il est sûrement moins gâté que toi, va. On a même vu la chambre à coucher et ils ont quasiment promis d'y faire leur prochain enfant. Finalement, le Quiqui, c'est quelqu'un de tout simple. Comme nous. En plus riche, plus puissant, plus entreprenant. Les femmes lui pardonnent le 170. Mais qu'il se contrôle sans radar.

Pendant que son ministre cultivait son image, Savarin ramassait les débris de la sienne. Les sondés n'avaient pas trouvé marrante l'idée de faire payer des dimanches aux grévistes, décidément on ne goûtait plus les bonnes blagues dans ce pays décadent; et pis... le lundi de la Pentecôte les égoïstes ne voulaient pas le donner, le coup de la solidarité était un coup de Jarnac, la générosité vide-poche réduit l'honnête travailleur au statut non-syndical de parfaite poire, pourquoi piquer aux pauvres quand on pourrait augmenter l'impôt sur la fortune. L'esprit de l'électorat n'était pas bon. Il ne savait pas apprécier les grands hommes et leurs grandes idées. On passe au 20 h, on explique tout en détail, posément, avec le sourire en plus, ces cons ne comprennent rien. Et on dit que le niveau scolaire monte. Tu parles. Un grand pays moderne doit prendre conscience des réalités du mondialisme américain. Pour résister aux pressions économiques il est nécessaire d'aller de l'avant, de remettre les décisions nationales entre les mains de commissaires bruxellois qui fouetteront l'enfant France s'il n'obéit pas. Renoncer à soi, renoncer à être, c'est de la haute politique. Proviçat, lui, comprenait ça. Il était toujours épaté quand les réacs de drouète prenaient des mesures dignes de ses conceptions personnelles. Fini le françouè, la pensée des cimes lui règle son compte au nom de la liberté européenne, de la fraternité musulmane et de l'égalité à la chinoise. Raciste qui dit le contraire, il y a des groupuscules officiels pour poursuivre à tort et à travers, il en reste toujours quelque trace dans l'esprit des naïfs, la politique socialo-chossétienne a ses lois d'exception pour exclure sous le fallacieux prétexte d'un racisme imaginaire tous les opposants.

Savarin préparait sa contre-attaque pour écraser les mauvais sondages sous une culpabilité obèse. Il avait la presse libre bien en main grâce à Chosset qui avait appris de son prédécesseur à la contrôler sans heurt. La vie est belle pour qui a de bons articles.

 

4

 

Et voilà que le trou de l'église n'est plus un trou. Du béton nous en est né, mêlé de ferraille. Le commerce remplace l'âme. Aussi elle se défendait si mal, sans argent. Les temps nouveaux sont pleins de promesses, surtout de promesses; en donnant des sous à l'Ecole de Commerce vous trouverez peut-être un emploi à la sortie; à défaut vous serez apte à comprendre pourquoi.

Les bétonneuses ont un ronron qui ne dérange pas comme les cloches, on les entendait jusqu'à la cité interdite, les musulmans se plaignaient : elles empêchaient d'entendre le muezzin, et puis ce n'était pas leur culture, pas leur civilisation, alors de quel droit les dérangeait-on chez eux ? Le travail, lui, ne gêne personne, tout le monde en voudrait, plus de 10 % de chômeurs dont 9,99 avoués, Chosset leur tient des propos gentils régulièrement, les actions montent.

Il paraît que c'est normal qu'il y ait des laissés pour compte parce que c'est toujours comme ça, c'est plus normal quand on n'en fait pas partie, on n'aspire pas à la vache enragée qui devrait être réservée aux génies avec leur revanche post-mortem, pour les autres il n'y a pas de revanche s'ils ne s'en sont pas occupés ante mortem. Le papa de Petite Pervenche lui a flanqué une sacrée tarte ce matin, je ne sais plus pourquoi, ça soulage, il a dû la confondre avec Savarin ou Chosset.

L'immobilier, pour le cas où vous auriez des actions ou des investissements directs, flambe. Une bonne nouvelle, hein ? Les loyers grimpent, les profits grimpent, les prix de vente grimpent, le nombre d'acheteurs potentiels baisse; mais ce n'est gênant que pour eux. Les économistes expliquent que la bulle gonfle donc il faudra savoir vendre avant qu'elle n'explose mais la pierre c'est du sûr, elle n'explose pas comme les actions en bourse au dernier krach.

Croûton vient de faire une croix sur une espérance d'achat. Il doit déjà payer ses dettes à Savarin, tous ces dimanches payants qu'il a vécus à ne rien faire comme les autres, payants pour lui. Parce qu'on lui a pris une partie de sa retraite il paie des dimanches. C'est la nouvelle logique; tout le monde n'apprécie pas ses progrès.

Le croûton il n'est pas aimé pasqu'il é pâ côm les ôtres. Les ragots ne sont pas bons sur lui. Difficiles de trouver son péché originel - on le soupçonne même d'avoir toujours été croûton, il serait sans début et sans fin -, mais on le crédite de trois crimes. Osons les dire. Il serait... catho... extrême-droitier... et anti-Meumeu. Alors que fait-il dans l'enseignement national payé avec les impôts de tous ? Pourquoi ne va-t-il pas dans le privé - d'ailleurs contrôlé par le public ? L'individu manque aussi de logique socialiste. A la justifiée question de Proviçat : "Mais enfin qu'est-ce que faites chez moâ ?", il avait répondu, farceur : "Je cherche l'alpha, je crois que j'ai trouvé l'oméga." Vous comprenez, vous ? Personne ici n'a compris.

L'Arzi, que tout le monde aime, un brave petit con bien de chez nous, ne l'aime pas. Dès son arrivée il a senti en croûton le type qui n'était pas favorable à sa carrière, un type qui aurait voulu que l'on tienne compte de diplômes ou de trucs comme ça; or l'essentiel est de s'in-ves-tir : là est le mérite; et la promotion doit naître du mérite.

Meumeu, dans une de ses célèbres conférences, l'a proféré : "L'élève avant le cours, l'élève après le cours et à bas le cours !" En gros fallait casser le système et quand il ne resterait rien, que resterait-il ? Meumeu. L'Arzi suivait, appliquait, profitait. Bizi l'oie tout pareil mais le mari pas toujours bon, gare à la musulmane baffe hors violence conjugale. Croûton s'acharnait sur une vague question de contenu, de savoir, de science. Les parents, les élèves, les collègues menés par Proviçat, l'humanité entière, considéraient avec stupéfaction la survie sans bocal de ce poisson rare, insensible aux pesticides, aux culturicides, aux francocides et à Inspec rédgional qui s'était pourtant donné du mal. Il avait traité son cas avec tous les moyens connus sans parvenir à l'éradiquer. La survie de l'espèce croûton était un mystère.

Du reste tout le monde commentant gravement les dernières infos sur lui, finissait par subrepticement piquer une part de ce qu'il enseignait. L'espionnage culturel avait finalement une fin méritante. Tu piques et tu profites. L'Arzi s'était entendu féliciter par Inspec rédgional pour un quart de cours inspiré de très près pas un cours du croûton venu à lui par l'intermédiaire de la Cabochien blonde. A l'occasion, si son intérêt direct le demandait, elle savait très bien prendre des notes.

Bref il fallait se débarrasser de croûton mais pas tout de suite, Arzi l'andouille était pour un moratoire. Proviçat s'inquiétait. Et s'il contaminait tous les braves ? La tolérance excessive finit par être un danger. A force de piquer, les autres ne risquaient-ils pas de devenir comme lui ? Meumeu étoufferait du virus croûton, il agoniserait. Ce serait trîiiste ! Heureusement Proviçat est vigilant, il sauvera les inconscients trop généreux, il sauvera la pédagogo, il sauvera l'éduc !

 

5

 

On sortait devant les mairies les panneaux de bois pour les élections régionales. Les affichettes légales que l'on avait déjà vues ailleurs y seraient collées. Les déchireurs allaient pouvoir pratiquer leur art.

De savants calculs avaient persuadé Chosset et Savarin que les Françaises et les Français comprenaient leur action et sauveraient les meubles de la droite dite républicaine. Peut-être pas ceux du salon, ceux-là Chosset en fait les avait vendus, ni ceux de la salle à manger, Savarin s'en était occupé, mais au nom de la France ceux de la cuisine, les lits et la télé ! L'espoir batifolait avec les sondages mais Chosset garde le moral. Il rappelle toujours qu'aux dernières présidentielles, il aurait dû perdre en toute logique et que l'électeur avait flanqué le pied au cul de Jozin, le deuxième tour contre l'Extrême n'avait été qu'une pittoresque formalité. Des socialistes qui avaient alors voté pour la droite continueraient probablement.

Ce qui le préoccupait davantage était le procès imminent en appel de son ancien bras droit, premier ministre, conseiller, le fusible Jupin, accusé de tas de petits détournements, pots-de-vin, rackets, mais tous politiques et selon la formule-ritournelle, marrante parce qu'il devait à cet argent ses élections triomphantes, "sans profit personnel". Au premier procès les juges n'avaient pas été bons, il avait fallu tout recommencer.

Quiqui avait fait savoir qu'il allait prendre la suite de Jupin à la tête du parti du président. Le toupet ! Savarin, mandaté par Chosset, lui glapit à peu près ce discours : Tu te tiens tranquille, tu te tais, tu fais ce qu'on te dit. Et pour claquer le bec de l'agité, Chosset dit noblement à la télé : "Je décide, il exécute." Quiqui pencha la tête en zyeutant le Chosset : "Croâ ?" dit-il. Le parti était pour lui ! Il le voulait, il l'aurait.

Les électeurs cependant ne se préoccupaient pas des élections. Ils semblaient ne pas comprendre à quel point elles étaient importantes pour les politiques. Les qualifiés du haut conseil des partis hésitaient : fallait-il les laisser dormir ou faire sonner le réveil ? Certains citoyens ont le réveil mauvais. La mesure n'est à risquer qu'en cas d'urgence... Mais ce sommeil obstiné avait je ne sais quoi de louche. Disons-le clairement : est-ce que l'électeur ne concoctait pas un sale coup ? A la façon du ... à Jozin ? Les sondages, inquiets; les sondés, pas inquiets. Chosset des cimes, lui, tranquille.

On ne pouvait pas dire que ça allait mal en cette chossétienne période, non, valait mieux pas l'dire; tu parles contre l'immigration folle, en taule; tu parles contre la mondialisation cinglée, en taule; tu parles contre l'européanisation dingue, on ne te met pas en taule tout de suite... on attend que tu parles aussi de l'immigration. Car tu es raciste; sans le savoir, soit. Mais tu l'es. Puisque tu t'opposes à la marche de l'Histoire servie par les grands-prêtres socialos-chosssétiens. Qui es-tu, infime, microbe, particule élémentaire, pour oser t'opposer au Politique, au Professionnel de la Politique, à ... Chosset !

La liberté d'expression est capitale pour admirer les brillantes compétences de la caste dirigeante. Elle ne doit pas être détournée de son noble but par des irresponsables qui veulent se mêler de ce qu'ils ne peuvent évidemment pas comprendre. Faut une grosse tête, hein ! Je décide, vous approuvez. Le droit de vote est capital dans une démocratie pour donner la crédibilité à la caste dirigeante. Ça fait bien sur l'échiquier international où les puissants jouent sans vous.

Mais l'électeur, décidément, est louche ces temps-ci. Il ne parle pas - on ne peut pas le coincer -, il ne lit pas ce qu'écrit la presse libre bien-pensante socialo-chossétienne, il fume moins par peur du cancer, il boit moins par peur de l'alcootest, il est aigri. Pire, l'audition du 20 h à la télé, avec ses sympas et rusés soutiens du système en place (si moi dirigeant je saute, toi tu sautes, alors pense à quel point ta place est bonne), est en baisse. Si le roi de la publique n'écoute plus ses conseillers, c'est qu'il a pris une décision. Et pas la bonne.

A part ça, il fait beau chez nous, un peu frais, mais le ciel est bleu, la mer bave languissamment sur les galets.

 

6

 

Le plus grand problème actuel c'est le passage d'Arzi l'andouille à la vitesse Proviçat. Aidé de toutes parts, cerné de bonnes volontés, poussé et tiré, il avait du mal. Vous auriez dit quelqu'un avec un escargot porteur sous chaque pied. A-t-il même conscience de la nécessité absolue de grandes, profondes et béantes réfaurmes ? Il répétait certes tout ce qu'on lui disait mais on ne sentait pas la conviction, la force qui attire les masses professorales dans le bon sens. Or lors de l'entretien du concjurs, la conviction est tout. Ceux en face ils ont l'oreille. Ils sont suivi en entraînement spécial.

L'Arzi avoua tristement un jour à Bizi l'oie : "Franchement... tous ces trucs... moi, j'y crois plus." La confidence était négligemment balancée dans la bonne oreille et tous le surent avant la fin de la journée dans un bordel-licé sous le choc. Il n'y avait pas eu d'attentat à la bombe d'arabislams dans notre pays depuis quelque temps et l'habitude des réactions fortes aux nouvelles catastrophiques fit que certains, automatiquement, s'immobilisèrent brusquement pour une minute de silence. Même l'Arzi jugea que c'était exagéré.

Tout de même... Le chéri des dieux, le favori des gogoches, le rejeton prédestiné de Pédagoglie et de Proviçat, avait perdu la foi ! O espérance, comme tu nous fuis. Quelle pouvait être la cause d'un tel mou dans la cervelle ? Qu'il s'explique !

Pressé de questions, le futur Dignitaire d'abord résista. Pas longtemps. Puis il cracha le morceau : Est-ce qu'il aurait à gérer un croûton s'il était anobli Proviçat ? Est-ce que cette injure vivante à la pédagogo, sûrement soutenue dans l'ombre très noire par des forces très obscures, inconnues, souterraines, pouvait survivre sans qu'il ait le droit d'écraser la bête ? Il voulait porter le glaive, affronter le mal, le terrasser évidemment, c'était prévu comme ça, il voulait trancher la tête du monstre, la monstrer à la foule braillarde et braillante, être très applaudi. Meumeu triompherait par lui. Ce serait un nouvel âge d'or pour les bordels-licés, ce serait la jouissance pédagogo sans entraves, ce serait...

Proviçat fut rassuré : ce n'était pas un manque de foi, c'était un excès de foi qui avait entraîné une dépression momentanée. Il fit venir le disciple en son beau bureau et en prélude il lui passa un disque vidéo.

Il avait en effet un stock. Etiqueté avec un maniaque soin. Il s'agissait de la collection complète des discours de Jozin. O Jozin, comme ils ont été mauvais, les Françouais, en te virant de la politique ! Mais ne leur en veux plus; reviens. Reviens, Jozin !

Il mit un disque d'or dans le lecteur vulgaire et la figure sacrée et parlante apparut. Il prononçait son "Sermon sur le montparnasse" qui dictait les lignes de la foi aux missionnaires, rayonnants d'abnégation à ses pieds. Proviçat sortit son mouchoir et s'essuya les yeux. Puis les lunettes. Jozin expliquait que la lutte serait longue et rude mais que la victoire était inéluctable car elle était inscrite sur les tables de l'Histoire. Il l'avait vu, il l'avait lu, vous pouvez me faire confiance, je vis une échelle et j'entendis une voix qui me dit : Monte, je montai, un échelon après l'autre, puis deux à la fois, puis trois, enfin dans un cumulonimbus très propre, entre un boeing qui partait à ma gauche et un airbus qui revenait à ma droite, je vis les tables. Elles étaient très bien écrites. Aucune faute d'orthographe. Au stylo ordinaire. Les dix commandements de la pédagoglie étaient inscrits, les voici : (...) Ils les connaissaient tous deux, vous les connaissez, passons à la suite... Quand même :

Tu ne pactiseras pas avec la drouète.

Tu feras l'instruction des forces de progrès.

Tu adoreras Meumeu la semaine, te reposeras le samedi et le dimanche.

Tu oeuvreras en équîiipe et ferez la tortue face au privé.

Tu parleras du foot dans tes cours.

Tu répéteras souvent que l'anglais est Le langue international.

Tu organiseras de grandes expositions.

Tu sortiras l'élève régulièrement.

Tu aimeras Proviçat comme toi-même et jamais de couillon ne le traiteras.

Tu participeras aux sorties libres entre professeurs de gauche.

Tu admireras la poaisite des néophytes.

Tu mangeras à la cantine au moins une fois par semaine.

Donc du bon sens, et du bon sens, et encore du bon sens. Pourquoi y a-t-il des gens qui n'admirent pas ? De profonds désaxés qui se suicideront un jour; pourquoi traîner ? Proviçat était d'une bonté à oeillères et d'une rigoureuse honnêteté partisane. S'il y eut un saint de la cause, ce fut lui; un saint genre inquisiteur ou KGB. Après avoir ouï le disque, on observa un silence, puis Proviçat prit à son tour la parole : "I faudrait plus de pouvoir aux chiefs d'establishment. Moi j'ai dû attendre, attendre. J'ai fait le ménage au maximum mais l'ennemi est à l'affût, il guette, il est mauvais, il est réac. Toi, ô Arzi, tu connaîtras des temps meilleurs. La drouète et son culte du chef sont en train de nous donner ce que la gauche n'avait pu accomplir. Tu seras tout-puissant sur ton territoire. Tu feras ce que tu voudras et personne ne pourra plus te traiter de couillon...

- Ça, c'est bien, approuva l'Arzi épaté.

- ... C'est dans les dix... Les réfaurmes, elles sont indispensables, elles doivent être fortes, avec de belles cuisses. Crois et fais. Ne laisse pas le boa du doute étouffer ton enthousiasme. Tu es des nôtres, donc tu sais. Tout de suite j'ai vu en toâ l'avenir de la profession. Tu es né pour être Proviçat comme le soleil pour produire de la lumière. Avec Meumeu pour guide tu éclaireras les salles studieuses de la pédagoglie et l'homme nouveau sortira de l'établissement que tu dirigeras."

Ils étaient très émus tous les deux. S'étreignirent. Et l'Arzi ressortit du beau bureau les doutes bien balayés, l'esprit lavé pour de nouvelles aventures.

 

7

 

Du reste il avait besoin de toute son énergie pour gérer ses multiples activités et la poubelle débordante des problèmes qu'elles produisaient. Comme il ne suffisait nulle part devant toujours être ailleurs, il comptait beaucoup sur les autres. L'entraide n'est-elle pas naturelle ? Les hommes ne devraient-ils pas tous se donner la menotte et danser même en semaine ? Lui ne pouvait aider personne car il n'avait pas le temps, sinon... bien sûr... Il professait d'ailleurs l'amour universel (moins croûton et les forces droitières).

Un de ses problèmes les plus urgents était de rassurer la Cabochien blonde sur sa mention au bac. En effet elle voulait, elle désirait, elle exigeait une mention. Pas une mention très bien, mais non, elle n'allait pas jusque là. Mais une mention bien. Elle estimait l'avoir méritée. Comment une idée aussi bizarre avait-elle pu germer sous le soyeux blond des cheveux sagement et trompeusement coiffés et avait-elle pu être énoncée doucement par le baiser de cette bouche si tendre ? Aidant les athlètes de la pédagogo au point d'être pour eux quasi irremplaçable (aussi l'avait-on gardée le plus longtemps possible, elle avait avec plaisir redoublé toutes les classes), au moment inévitable de se quitter car il le faut bien un jour, elle fixait le juste prix. Du point de vue de la logique, rien à redire. Mais techniquement la réalisation posait un problème. Les bénéficiaires de son aide et par elle des Cabochiens avaient cru à une aide désintéressée, parce que le désintéressement chez les autres c'est beau; ils avaient eu tort; ils supposaient vaguement que leur reconnaissance, leur gratitude suffiraient; alors là, pas du tout. La Cabochien blonde eut une explication privée avec l'Arzi d'où il ressortit clairement que s'il voulait garder ses chances pour être Proviçat il fallait savoir gratifier ses troupes, il fallait décorer les méritants. Rien à redire sur la logique... Informé Proviçat s'étonna : "N'est-elle pas déjà heureuse d'avoir servi la cause ? Et Jozin ? O Jozin !" L'Arzi fit une grimace significative. Le bonheur des filles il s'y entendait mais cela ne leur suffisait pas, elles aimaient les colifichets, celle-la voulait sa décoration. "Je vois", soupira Proviçat. On en parlerait à Inspec rédgional à la prochaine réunion de la loge maçonnique, il avait la haute main sur le choix des correcteurs et le droit d'arranger les notes en cas d'injustice flagrante, il aurait à coeur de garder en nos rangs les jeunes méritants ?

Un autre problème était la cohabitation poaitique avec Bizi l'oie. Elle-même avait de l'ambition. Aussi démesurée qu'injustifiée. Cette hyperactive que son mari n'arrivait jamais à calmer trouvait l'Arzi beau garçon, elle aurait bien essayé... mais après elle ne s'en tirerait sûrement pas avec une simple baffe; et elle tenait à sa réputation. Elle avait donc reporté ses désirs sur la réussite professionnelle. Comprise à sa manière. Comme elle faisait quatre-vingts pour cent du boulot pour le grand projetprojet de poaisite (l'Arzi n'avait pas le temps...), elle menaçait de faire grève si on ne lui promettait rien. Que la réussite du projetprojet serve d'abord à la carrière de l'Arzi, soit, si on a les miettes, de grosses miettes.

Et puis on a tout fait avec l'internouette, le pi-a-no-tage, la re-cher-che, la po-ai-site, on a bouloté en équîiipe, au pi-a-no, à la re-cher-che, à la po-ai-site, Meumeu pourrait venir, content il serait, admiratif même. Les autres professeuses et professeurs cachent leur admiration tellement ils sont dépassés par les champions de la pédagogo. Certains font même mine d'imiter croûton sur quelques points, par dérision. Lui ne se doute de rien, il donne dans le panneau. Il leur fournit des renseignements ! C'est grotesque, les vieux.

Les sans-culottes sans scrupules rasaient des expériences patientes et sans faille pour édifier à la hâte leurs conjectures rigolotes invariablement démenties par les faits. Ah, ça ira ça ira, les croûton à la lanterne, ah ça ira ça ira... ou ça n'ira pas. Au moins que l'on ait les récompenses de ses efforts. Napoléon savait nommer des généraux de vingt ans ! Une France ruinée, soit, un règne court, soit, Waterloo au bout, soit, mais les Anglais l'adorent. Jozin au pouvoir aurait su distinguer les héros, mais la vipère de Belfort l'avait mordu au talon et il devait vivre reclus sur une île. L'Histoire a eu un raté de moteur. N'empêche que Bizi l'oie, si les rapports sur elle sont bien faits, devrait, si d'autre part l'Arzi bénéficie de la promotion par concjurs qu'il mérite si bien, récupérer ses bonnes classes, tranquilles, sachant déjà tout, tout ce qu'un élève d'aujourd'hui doit savoir, les classes peinardes aux bons élèves; que l'on donne les autres à croûton, les excités, les nuls au Monsieur âgé, on lui dit que ses hautes compétences seront là à leur affaire, et son savoir à l'ancienne il ne risque pas de le placer. Proviçat, d'accord sur le fond, car c'était un raisonnement logique... mais la réalisation parfaite posait des problèmes. Croûton se réveillait parfois, il avait même traité un jour Proviçat de "coillon" ! Vous vous rendez compte ! Enfin les manoeuvres anti-croûton étaient toujours délicates, elles devaient être réalisées dans l'ombre très noire, et le succès n'était pas garanti.

Alors la Bizi frappa un grand coup, elle sortit un atout maître. On vit surgir au bordel-licé une chanteuse de bastringue télévisé. C'était bien la même, celle que l'on voit en images sous les projecteurs aux cônes remuants et entourée de danseurs déchaînés. Elle était vêtue de rouge. Nul ne l'avait manquée. Je ne sais comment la Bizi avait réussi à l'approcher, à la convaincre; le mari peut-être ? Mais elle était là, tache rouge; venue apporter son soutien au projetprojet de poaisite car les Cabochiens d'aujourd'hui seront les paroliers de demain. Eh oui il faut quand même des paroliers pour la chanson populaire; bien sûr on préfère chanter englishe parce qu'on ne comprend pas mais une loi a été votée pour protéger les créateurs Cabochiens; si vous n'êtes pas contents vous pouvez toujours éteindre le poste.

Donc elle apportait l'image de la réussite aux ados créateurs. Elle avait conscience de son rôle social. Elle voulait être utile. Elle mettait très haut la gueulante française; les autres chanteurs made in France se hâtaient en cas de célébrité de brailler englishe, ils s'éclataient mieux, ils espéraient percer à l'étranger, ils étaient pressés de devenir améquicain; mais elle, elle n'avait jamais bien réussi à prendre l'accent quicain. Proviçat, averti de la venue de la belle, avait costumé sa grasse personne en beau. On ne sait jamais. Il avait entendu parler de La belle et la bête... Le croûton y aurait d'ailleurs fait l'autre jour une mystérieuse allusion mais en regardant la Bizi. Quelles pouvaient être les pensées secrètes d'un être si profondément coupé de l'idéologie collective professionnelle ? Enfin, n'y pensons plus pour le moment, et allons recevoir l'enchanteresse. L'idéal eût été que tout le monde sur son passage se rangeât en files d'adorants et chantât sans notes fausses. Mais on ne retape pas en cinq minutes un bordel-licé. Il fut donc comme d'habitude et seul Proviçat chantonna, très charmeur, façon de montrer qu'ici on n'était pas élitiste, ici on faisait de l'enseignement populaire, ici on ne croit pas que l'enseignement du peuple consiste à élever le niveau du peuple, ici on croit qu'un enseignement de masse apprend à admirer le peuple, sa culture populaire, ses bonnes blagues savoureuses, ses raisonnements sains, sa logique en sautes d'humeur, car le peuple, Madame, est femme, le peuple même est bastringue, il est belle femme bastringue télé, vous êtes le peuple, Madame, Proviçat salue en vous son idéal artistique, celui qu'il comprend, celui qu'il apprécie, celui qui le motive pour organiser ici l'enseignement culturel, s'il en faut un que ce soit celui-là, les jeunes ont un modèle, les jeunes ont un but : passer à la télé en chantant et être admiré des jeunes, dans cette attente ils peuvent admirer Proviçat. Pas d'élitisme ici, ça non. Parentes, parents, vous pouvez avoir confiance, vous pouvez dormir sous les oreilles, les deux, ici vos enfants sont en sécurité contre toute agression de la culture bourgeoise, aristocrate; le croûton c'est un aristo déguisé; mais l'homme nouveau socialiste est en marche, on l'a raté en Ours, on l'a raté en Chine, on l'a raté en Khmérie, mais chez Proviçat on fait mieux, et avec l'aide éclairée de la télé améquicanisée on est sûr de sortir bientôt des couveuses scolaires le nouveau modèle ! Ah, qui nous rendra l'art du réalisme-social pour l'épingler sur les murs de la cité, tel un merveilleux papillon, et pouvoir l'admirer sans réserve !

 

8

 

Merlet vint voir le trou qui n'était plus un trou. C'est si beau le travail humain qui consiste à boucher. Oh mais c'était beaucoup plus avancé qu'il ne croyait ! Notre carrefour est un peu loin de sa mairie, il n'a pas souvent l'occasion d'y venir, or... Félicitations, Messieurs, et aux ouvriers aussi, naturellement. Du beau boulot.

Les murs de béton gris dardaient. Le soleil s'y éteignait en douceur, perdu dans leurs taches innombrables; ils dépassaient la palissade, on les voyait de la mer. Certes l'époque où les architectes prétendaient nous faire admirer le béton nu est révolue mais on le regrette presque quand on voit ce beau gris à taches, si gris, c'est, paraît-il, comme une parabole de leur conception de la vie, elle est triste. La mer, bien fouettée et un peu baveuse aujourd'hui, n'a pas cette constance rassurante, on ne s'appuie pas sur ses vagues branlantes, le moral y est ballotté, si vous vous sentez dépressif vous risquez de ne pas le rester. On se défend bien contre le son hypnotique de ses déferlantes, notre route à huit voies le couvre de ses démarrages répétés de feu en feu, nerveux, rageurs. Certains parlent avec mépris, un mépris souriant, des paysages de carte postale, les paysages du sud trop beaux, eh bien ils peuvent venir chez nous, ils ne risquent pas de mépriser le nôtre, on est tranquilles.

Merlet ne se présente pas aux régionales. Non, il est merlet, il est puté, et aussi conseiller général... en plus cette élection, il ne la sent pas, l'électeur décidément lui paraît louche ces temps-ci. Soyons généreux, soyons grand, laissons un sous-fifre se présenter cette fois, et en plus il n'en revient pas de reconnaissance, il me remercie chaque fois qu'il me rencontre. Mais il faut penser à l'élection suivante.

Donc Lion-lion est venu, il est là, il a invité le vieux sénateur pour répéter son engagement et laisser entendre qu'il n'est pas un Chossétien ordinaire, il tient ses promesses. L'Oracle de l'Elusé, lui, croyait qu'il ne s'agissait que d'une formalité électorale comme de s'inscrire pour être élu. Notre élu, comme son papa qui lui remit autrefois la mairie et sa clientèle, donne toujours tout ce qu'il peut aux concitoyens qui savent rappeler leur prix. On se comprend. Il ne s'agit évidemment pas de "profit personnel"; comment ferions-nous pour survivre sans notre guide, notre phare, Dieu le conduit et il nous conduit. Les maires demandent à être augmentés, ils veulent plus de sous ou ils menacent de nous quitter, ils nous laisseront tout seuls, ce sera affreux.

Sont là aussi le Di de l'Ecole de Commerce au sourire très coincé quand on parle du campanile et l'architecte qui en a "marre de leurs conneries" mais qui a toujours jouissance à admirer du beau béton, il espère obtenir qu'on ne le couvre pas entièrement, qu'on en laisse un peu à l'admiration des esthètes. Pas de Simonet. Ce mauvais adjoint, bien condamné par Lion-lion, est devenu très impopulaire, il s'accroche à sa fonction d'adjoint, il se cramponne, mais tu lâcheras bientôt prise, va. La presse libre locale ne tarit pas de soupçons à son égard, le mécontentement est grand.

On aurait pu aussi conserver un trou, modeste, en souvenir de l'autre. On l'aurait baptisé Simonet. Les futurs fins politiques y seraient venus méditer. Le campanile ne les attirera pas. Surtout pas les arabislams de plus en plus nombreux à vouloir se présenter parce qu'ils ont l'électorat des mosquées. Mais Merlet, lui, restera le champion du trou de l'église, celui qui sauva l'âme.

Il a suffi qu'il se déplace jusqu'à notre carrefour perdu et l'âme est revenue. Contre les voitures et le commerce et le violet incandescent de la serre étouffante qui brille dans la nuit, l'église fantôme survit, le campanile rappellera à tous la malédiction de ses assassins aux bonnes intentions fric.

 

9

 

En tout cas , l'Electeur y allait. Il se déplaçait. En masse. C'en était inquiétant. On a besoin de votants mais pas trop n'en faut; le bon petit matelas d'abstentionnistes rend plus maîtrisable l'élection par les médias dévoués. Quand des gens qui ne lisent pas, qui ne regardent pas le 20 h à la télé, qui éteignent la radio si elle veut glisser des actus, viennent quand même voter, marchent sur l'urne, l'inquiétude cafardeuse vient lanciner dans les crânes bien peignés des De la politique. Sous prétexte que dans une démocratie on distribue généreusement une carte d'électeur à tous les citoyens, des indésirables en profiteraient pour voter.

Certes on avait remanié le système depuis les dernières régionales. Les forces de l'Extrême, majoritaires par-ci par-là se seraient emparées de multiples régions, tremplin pour s'emparer de l'Assemblée et ensuite de l'Elusé, sans un mini coup d'état de la vipère de Belfort alors à l'Intérieur : tandis que des cars de gauche déversaient leur clientèle devant les palais régionaux pour qu'ils empêchent l'élection libre du président régional, il maintenait les troupes gendarmières dans les casernes pour que la majorité n'ait pas le pouvoir de ses droits. Eviter d'avoir à nouveau besoin de la foule gauchiste contre l'ordre avait été la saine préoccupation du législateur. Chosset avait suivi personnellement le dossier avec l'aimable Jozin. On n'aurait plus de grave perturbation. Surtout avec Quiqui à l'Intérieur.

Mais que se passait-il ? Pourquoi des gens comptés ordinairement comme abstentionnistes se déplaçaient-ils ? Pas tous, heureusement. Les sondeurs en balbutiaient d'affolement. Le dimanche avait un temps ni pluie ni grand soleil, voilà une raison essentielle; on sait que l'électeur réagit au temps; surtout l'abstentionniste. Chosset regardait les gens louches à la télé mais son optimisme invétéré leur trouvait des têtes "pas si mauvaises que ça". Quiqui de l'Intérieur préparait un discours dans lequel il condamnait le condamné Jupin pour être resté si longtemps en place, à la bonne tête de leur parti; il se disait prêt à la nécessaire, indispensable relève. Brave petit soldat. Les divers partis de gauche faisaient de petites prières en cachette. L'Extrême, le honni, paraît-il fit la sieste.

Bref, la droite au pouvoir perdit toutes des régions sauf une. L'Extrême maintenait son fort pourcentage de partisans mais comme le système démocratique n'avait pas été maintenu il n'aurait pas d'élu.

Chosset prit en ses propres mains la presse à l'encre salissante, coupa son sonotone pour stopper l'intarissable bavardage de Savarin et lut en personne les résultats. C'est vrai que ce n'était pas bon. Ce n'était même pas bon du tout... Ainsi, une fois de plus, il n'avait pas été compris... On n'avait pas assez bien expliqué à l'électeur. Ce dernier n'était pas brillant, il comprenait souvent mal, il fallait lui expliquer et lui réexpliquer. Il fallait communiquer plus et Savarin, ce con, n'avait pas su y faire. Ah, Chosset était mal servi ! Enfin...

A sa première apparition publique après cette défaite qualifiée d'historique par les charognards, un djournaliste fêlé lui demanda s'il comptait démissionner. Une telle naïveté ne méritait même pas de sanction; quand tu as la bonne place, tu la gardes. Chosset haussa seulement ses épaules comme Atlas pour donner un soubresaut à la terre, et chassa la mouche. Même quand après avoir dissous une assemblée dans laquelle il avait une écrasante majorité, il s'était retrouvé avec une avalanche de putés de gauche qui avaient imposé la nomination du socialiste Jozin comme premier ministre, il n'avait pas, alors là... pour de simples régionales... la question était même cocasse.

C'était, soyons franc, la faute de Savarin. Certes il était obéissant et suivait à la lettre les ordres bienveillants de Chosset mais il n'avait pas su appliquer; la preuve. On le gardait quand même, allez. Mais oui, tu restes. Savarin en eut les yeux tout humides. Il rentra en son palais pour annoncer la bonne nouvelle à sa femme, mais en approchant il vit une agitation extraordinaire.

Des voyous essayaient de jeter ses affaires par les fenêtres malgré l'héroïque défense de femme Savarin, et tout cela sous l'oeil impassible de la garde qui ne chargeait pas. C'étaient les prétendants qui venaient s'installer, ils étaient trois ou quatre; seul le malin Quiqui n'était pas tombé dans le panneau, il attendait son évidente nomination sur la tour la plus haute, il s'emmerdait un peu à force d'attendre d'ailleurs. Dans la cour Savarin cria "je reste !" Un brusque silence se fit. Les têtes des prétendants parurent aux croisées, rouges du feu de l'action, l'un échevelé, un autre griffé odieusement par femme Savarin, une troisième un sabre à la main. "Ce n'est pas possible", articula avec peine le défrisé; "Chosset n'oserait pas bafouer le peuple", remarqua avec bon sens le bien griffé; "Tu rentres, je t'embroche", dit sobrement l'ex-ministre des armées. "Mais si ! Mais si !" cria Savarin en se dirigeant vers Ses escaliers, "et je dois présenter un nouveau gouvernement et je ne vous mettrai pas dedans !" L'indignation face à une si basse vengeance faillit causer trois morts par suffocation. "Voyons, Georges", dit l'ex-micuistre d'l'éduc, "tu peux pas m'faire ça !"; "On s'est toujours bien entendu", remarqua l'ex-micuistre des finances, "on va pas s'disputer maintenant pour des riens", et il promit de ne pas porter plainte contre femme Savarin; "M'en fous", hurla l'ex-micuistre de l'ordre extérieur et un peu intérieur, "j'm'en irai pas" et elle secouait sa coiffure rigolote de chefesse au sabre; du reste elle avait raison, Chosset exigea son maintien, elle l'amusait quand elle défilait fièrement à la mode devant les armées. Savarin eut le droit de virer les deux autres, en fait il remania en profondeur, chacun comprit que les virés portaient la lourde responsabilité de la perte des régions par la droite républicaine, pétulante et nantie.

Ceux-là se firent un petit banquet entre eux, à laquelle ils invitèrent la presse, et ils dirent que ce n'était pas juste, que c'était pas leur faute et qu'ils auraient dû rester micuistres.

 

10

 

Quiqui avait été désillusionné mais son moral restait un diamant. Si le Chosset il avait perpétré un sale coup de plus, au lieu de se retirer noblement, de laisser sa bonne place, il n'en serait que plus honni. Ne pas avoir nommé Quiqui Prime minister, c'était triste pour France. Mais il était là quand même, rassurant, parlant vrai, sans langue de bois.

De nouvelles plumes lui poussaient. Parmi toutes les noires, petites encore, en apparaissaient de fines, élégantes, rouge et or. Il les contemplait avec satisfaction, les lissait du bec avec soin sans tirer. Il parcourut intégralement les rues de la mode, la rue Saint-Honoré, l'avenue Montaigne... pour se montrer; qu'on l'admire un peu. Il avait chaud en son petit coeur d'être si beau. A la maison sa femme eut une crise de jalousie et tenta de lui arracher son panache coloré.

Chosset et Savarin qui n'en voulaient plus au gouvernement durent le nommer dans le nouveau gouvernement, il était désormais trop fort dans le parti du président qui tout doucement devenait le sien, toujours pour le président, mais plus le même. Afin de le changer agréablement et dans l'espoir qu'il se casse une jambe on en fit le ministre-surministre, celui de l'Economie et des Finances. Celui des chômeurs.

Il s'installa avec satisfaction dans les locaux modernes à la vue fantastique; avec sa longue vue il surveillait tout Paris et dirigeait d'ici ses troupes de l'Intérieur, lequel avait du reste un nouveau représentant. En outre il décida de prendre des mesures. Diverses. Chosset les débina et Savarin les enterra. Il les ressuscita. Tout le parti derrière lui. Contre les deux puissants qui leur avaient fait perdre les bonnes places. Et puis contre le Turc Chosset il fut anti-Turcs.

Ceux-là de leur Asie natale s'étaient découverts une musulmane âme européenne. Ils faisaient remarquer qu'ils avaient tenté de s'emparer plusieurs fois de l'Europe, que cela créait des liens, qu'ils n'avaient pas encore réussi, gare si on ne leur donnait pas des millions pour préparer leur entrée, la brouille serait très grave, ce serait l'islam contre l'Europe, la troisième mondiale guerre. Chosset avait capitulé à la première exigence; mais, pour rassurer l'électeur, il lui tenait de temps en temps des paroles vagues : on verrait, l'adhésion turque n'était pas pour tout de suite, rendors-toi, on te réveillera si on y pense...

Quiqui une fois de plus dit ce qu'il fallait taire sur un problème crucial que seuls les hauts poliloustics pouvaient maîtriser; alors les gens de la rue crurent que leur réaction peureuse était une opinion et, trop faibles intellectuellement pour maîtriser toutes les données, les pauvres, ils n'approuvèrent pas Chosset. Quiqui triomphait avec un plumage de plus en plus magnifique.

Un jour devant une cour-télé, il avoua qu'il était le prochain président. Il y pensait souvent, pour se préparer. En particulier chaque fois qu'il se rasait à écouter un discours creux de l'actuel. France avait besoin d'un homme qui affronte les problèmes au lieu d'un personnel opportuniste; durer n'est pas le but noble; encore faut-il réaliser de grandes actions; la gestion à la petite semaine que l'on nous enseigne dans les Grandes écoles est la mort lente d'un pays; France agonise de ces merveilleuses compétences; "un ton nouveau pour une action nouvelle".

A la propagande : ce serait pire sans Chosset, succéda : ce serait sûrement mieux sans lui. L'Elusé gronda. Chosset hurla qu'il allait virer Quiqui. Il était en effet président de droit divin. Voilà quarante ans qu'il éliminait tous les éventuels opposants du parti avant même qu'ils aient eu l'idée de l'être, comment avait-il pu laisser passer celui-là ? Il l'avait même reçu chez lui, nourri avec du bon grain biologique, et ce salopard voulait lui prendre sa place ! Il oubliait, celui-là, que Chosset était l'inventeur du fauteuil royal pliable; c'est intenable ici, on plie et on s'installe plus loin; personne ne peut vous le piquer parce que vous l'emportez partout. Un troisième mandat de président était dû à l'action intelligente, si subtile, si... de Chosset; de toute façon il ne s'en irait pas. Action rarement couronnée de succès certes, mais à cause de la conjoncture !

Le Conseil des Ministres du mercredi fut à l'heure mais les têtes des vedettes fronçaient les sourcils et gonflaient les joues. Savarin patelin lançait des blagues pour réchauffer le climat, la micuistre de l'écologie s'en tenait les côtes : "Assez, assez", disait-elle mais en vain. Rien ne déridait Chosset face au nouveau traître.

Car il y en avait déjà eu un. Un rival qu'il prenait pour un ami, c'est-à-dire un adorateur. Sa tentative criminelle avait eu lieu voici une dizaine d'années. Chosset l'avait nommé Premier ministre auprès de Prédissident incapable de gouverner, un malade réélu grâce aux techniques de camouflage de la presse libre, qui finissait sa carrière au milieu des scandales innombrables aux faces grasses, graisseuses, pleines de lard. Il avait donc dirigé le pays quelque temps tout en étant infirmier, et puis il s'était cru un destin; la place de Président enfin libre, il avait cherché à la prendre à Chosset, premier sur la liste d'attente.

L'ambition est le pire des maux. Quand on ne réussit pas. C'est la qualité des gagnants, la plaie suppurante des perdants. Chosset était un gagnant. Il avait la veine. Pour lui seulement, pas dans ses actions, France n'en bénéficiait pas. Une veine qui le faisait admirer de tous les joueurs de loto, très nombreux forcément à perdre chaque semaine. Ce type c'était un gagnant de loto à répétition. Chaque semaine un gros lot. Pas partageur; dommage.

Et Quiqui ? As-tu de la chance ? C'est la première qualité d'un grand timonier. Quand ça va pas, faut savoir trouver des coupables et les faire trinquer pour apaiser la foule. Faut donc savoir s'entourer de gladiateurs déterminés et sans imagination. Prédissident, lui, avait pu se permettre d'espionner illégalement tous ceux sur qui il voulait tout savoir, son successeur et quasi disciple Chosset avait fait campagne, disait-on, par un racket sur les riches marchés des HLM des pauvres. Et tous deux sans être poursuivis de serpents horribles. Chosset circulait sans problème (mais sous escorte) et semblait comme les normaux.

Quiqui n'avait peut-être vraiment rien à se reprocher. En reprenant le vieux discours sur la moralité en politique, il était peut-être sincère. Qui peut savoir ?

En attendant mieux il donnait de bons coups de bec à Chosset et à Savarin, et cela amusait.

 

11

 

Notre carrefour tremble des travaux, la terre forcée semble bouger sous nos pieds dans un bruit que la circulation ne peut plus couvrir. Des murs, des dalles s'agglomèrent; des escaliers volent et viennent se fixer; dans le ciment humide, coulant, viennent se prendre des éléments préfabriqués qui arrivent sans cesse par camions entiers.

Est-ce pour cela que les voitures passent plus vite ? que le feu rouge est plus ignoré ? Ou ne serait-ce pas plutôt parce que le radar a été arraché ? Des malins se sont servis d'un engin du chantier de l'église. Ils avaient ce qu'il fallait pour le mettre en marche, la pelleteuse n'a fait qu'une bouchée du radar de Quiqui, elle l'a pris et l'a emmené, au matin il était dans sa cuillère comme dans un berceau.

Les Marmousets ont particulièrement admiré l'exploit. Les Cabochiens, eux, font les fiers, ils auraient pu en faire autant... Mais les Marmousets ont besoin de modèles paternels. Que faire dans sa vie pour être un seigneur ? Sans argent - leur illusion est mince sur ce point -, sans profession - ils imaginent ce drame sereinement -, sans pouvoir, on pourrait se sentir écrasé, humilié, anéanti, sans ... l'idéal de nique au pouvoir, le ras-le-travail et le mépris des riches entretenu par les hebdos à scandales qui montrent ce qu'ils sont, qui les étalent dans leurs réussites nauséeuses; toutes les femmes de l'autre monde sont des putes, tous les hommes des taulards eu sursis, ils se vendent tous les uns aux autres, ils s'achètent, ils se mettent aux enchères... Qu'ils restent dans leurs revues, on n'en voudrait pas ici.

La police enquête. Du ministère l'ordre est venu : l'équipe des héros seule est capable de résoudre l'énigme. Notre chef de l'ordre a fait grincer ses dents mais il a dû s'exécuter au lieu d'exécuter les autres, ce changement d'habitude l'a forcé à rentrer chez lui, il n'a plus le coeur à son travail, il se sent malade. Lola triomphe.

Et qui connaît mieux qu'eux notre carrefour ? L'affaire sera sûrement classée mais par les meilleurs. La Flicaille est resté sur le bord du chantier, il ne voulait pas salir ses chaussures neuves, Gros-tas s'est chargé des relations avec le chef de chantier et Lola a pataugé allégrement dans la boue et a eu droit d'interroger les ouvriers. Elle a le don, Lola. Elle a cherché qui avait une voiture, tous, qui passait régulièrement parle carrefour, tous, qui n'aimait pas le radar, tous. Ils sont tous suspects. Voilà une bonne petite enquête comme elle les aime, qui vous occupe un bon moment.

Maintenant ils doivent couvrir de loin et de près les spécialistes venus constater les dégâts occasionnés au matériel de l'état et y remédier si on peut. On ne peut pas. Ils installeront un nouveau radar mais il faudra le protéger celui-là, ne pas le laisser tout seul en permanence, à la merci des méchants. Lola a accompagné les spécialistes jusqu'au radar, tout le monde a suivi sa tignasse rousse, elle a écouté la main sur l'arme les avis des experts, les a raccompagnés, a rendu son rapport à Gros-tas : "I savent rien foutre; on posera l'autre mardi." La matraque électrique n'aura encore pas servi ce jour.

Les Marmousets sont contents que l'on ne trouve pas le coupable. C'est comme dans les rares livres qu'ils connaissent et les bons films. Ils espionnent narquois Lola la rousse contre le Robin des radars et ne lui donnent pas une chance.

Ils ont un autre éléphantesque problème. Quand ils rendent des services aux Cabochiens ils ne sont pas rétribués comme ils devraient. Ceux-là les prennent pour des gosses. Et pourtant qui retarde les gens, les surveillants, les policiers, quand les plus grands ont des actions coupables ? Comme les Marmousets savent bien être où il ne faut pas quand il faut. Ce n'est pas que l'on soit intéressé, mais quand on rend service on a droit à un bénéfice. La justice sociale doit s'exiger très tôt. Ils ne sont plus des p'tits que l'on achète pour un bonbon. Ils sont plus chers parce qu'ils sont plus grands. La logique et la reconnaissance ne sont pas le fort des Cabochiens.

C'est ainsi, grâce à un conflit social, que Lola la rousse tomba sur trois Cabochiens qui s'essayaient, en vain d'ailleurs, au vol de voiture. Elle cherchait des indices sur le massacre d'un innocent radar. Elle fut contrariée dans ses investigations. Et comme ni La Flicaille ni Gros-tas ne la surveillaient, la bavure était inévitable. Sa marche sur l'ennemi fut rapide, la matraque électrique apparut en sa douce main et trois Cabochiens se tordirent. Avant ils étaient tombés par terre. C'étaient de braves gars, les parents le dirent à la télé, ils n'avaient bien sûr pas agressé un radar sans défense comme le prétendait la policière, une fille connue jusque dans la cité pour sa violence, une fille des commandos à ce qu'il paraît, elle faisait régner la terreur dans le quartier, il y avait même des putes qui n'osaient plus sortir la nuit. Notre chef de l'ordre n'aimait pas Lola, il n'aimait pas Quiqui non plus, qu'est-ce qu'il aimait ce type-là ? Il voulut un exemple. La morale dans l'ordre. Ou l'inverse. Enfin, il fit des discours à la presse et puis il fut muté. On a été bien content d'être débarrassé d'un homme aux grandes idées généreuses qui n'aimait personne. Au commissariat central un pot d'honneur tout joyeux fut offert pour la victoire de Lola. Elle aussi était passée à la télé et elle était bien plus télégénique que l'autre. Tout le monde l'avait crue. Les parents des Cabochiens, pour éviter de gros problèmes, avaient retiré leur plainte. L'affaire fut enterrée et elle garda sa matraque électrique malgré la timide objection de Gros-tas. La Flicaille, lui, était d'une admiration sans borne pour la Shylock Holmesse de l'énigme du radar. Tout de même Quiqui ne lui offrit pas de décoration. Elle trouva cela injuste.

 

 

 

IV

Les contes espérances.

 

 

1

 

 

Dans l'église fantôme, perçant des murs, traversant le toit, se gonfle une école dont l'importance n'apparaît pas nettement aux badauds nombreux parce que l'on inaugure. Les travaux sont loin d'être finis mais on inaugure. Les officiels sont pressés. Merlet voudrait en finir avec ce problème, le Di du Co aussi, pour d'autres raisons... C'est dur d'enterrer une église même sous des tonnes de béton; elle s'insinuait dans les têtes et donnait une conscience. Et avec, des remords. Ce fut un bel enterrement, dans les formes, il y eut des discours, un ruban à couper (Merlet s'y reprit à trois fois), du monde pas mal, le Comité de Soutien au complet, des ex-Cabochiens, des Cabochiens actuels et même quelques Marmousets qui avaient raté l'école une nouvelle fois, perplexes devant ce coup à répétition du destin. Les campanile n'était pas commencé sinon Proviçat aurait trouvé un prétexte pour ne pas répondre à l'invitation, pressante, de Merlet via Rector IV, qui voulait voir unies les troupes d'l'éduc public-privé conquérantes ensemble des marchés de l'avenir.

Il y avait pourtant une surprise, justifiant la présence du représentant de l'évêque. A gauche de l'entrée de l'Ecole, à quelques mètres, proche du trottoir, Proviçat se trouva face à une croix. Plus grande que lui. Géante ! Il aurait voulu partir; Rector le fixait; ses yeux de drouète menacèrent la liberté de pensée; Proviçat pensa à Jozin : que ferais-tu, ô grand politique, dans une circonstance telle ? De l'Ile du Rouè, retraite de l'Illustre, aussitôt voleta la réponse : la formation de l'élève nouveau était l'essentiel. Il fallait être malin, diplomate. Proviçat fit celui qui n'avait rien vu, ni la croix ni Rector IV.

"Une bonne idée que j'ai eue là", songeait Merlet toujours prompt à l'autoadmiration. Une route quelque part devait être élargie, c'était, paraît-il, crucial, le parti des voitures votantes l'exigeait; une croix sur le côté s'y opposait, elle était là depuis des siècles, le droit au sol devait être prioritaire; Simonet se mêla de l'affaire et dit : droit à rien; Merlet alors eut l'idée. Ce con de Simonet ne savait que créer des ennuis. L'émigration de la croix vers une terre nouvelle eut lieu sous surveillance policière, elle ne risquait pas de s'échapper. Son lieu de résidence forcée n'était pas sans charme, un beau carrefour moderne, très passant, avec un campanile pour compagnie. On a fait pire en matière de villégiature, surtout chez nous, des touristes grugés se sont souvent plaints. Vue sur la serre en face... Certes elle ne voyait plus la mer mais il faut être raisonnable...

Le vieux sénateur a apprécié la délicate attention de Merlet. Il ne croit toujours pas vraiment au campanile mais au moins il y a désormais un monument commémoratif. Lion-lion n'est peut-être pas un simple opportuniste, n'est peut-être pas une âme perdue irrémédiablement. Une telle idée, après tout, ne serait pas venue à un Simonet. Si on ne votait pas pour ce maire-là, on aurait peut-être pire.

C'est une grande croix sans prétention, sur un socle de pierre blanche (redevenue blanche pour l'enterrement), au métal savamment ajouré, un peu comme pour certaines clefs, où jouent les rayons du soleil. Assez joyeuse, pas intimidante du tout. Elle s'est fait une raison d'être la partie visible d'une église qu'elle ne connaissait pas; elle attend un campanile au carrefour.

Les Cabochiens ont surtout regardé les belles voitures. Ça vaut le coup d'être un De la politique, t'as vu celle du maire. Lion-lion est puté aussi, il soigne son image, son chauffeur soigne sa voiture. Le vieux sénateur, il n'y a pas à dire, c'était quelqu'un, pour la course sur autoroute sa décapotable serait sensationnelle. Mais le représentant de l'Evêque déçoit, l'Eglise n'est plus ce qu'elle était, ses revenus ont fondu, elle a peu de chances d'attirer les Cabochiens avec cette chose; ça roule, bien sûr, c'est tout ce que tu peux en dire.

Sommé par Merlet, l'architecte dit quelques mots sur le campanile. Proviçat regarde le ciel, il n'entend pas. Tout le monde applaudit, sauf lui. Rector IV lui lance un regard sévère qu'il ignore, Proviçat est un homme de conviction.

L'Eglise fantôme flotte comme une voile; crucifiée de l'école, elle continue de protéger ce carrefour perdu; le transept déborde de la salle de conférence, le fronton recouvre la fière inscription de l'entrée commerciale, le hall est scandé des statues des saints jusqu'à la chapelle de Marie à droite de l'entrée de la nef qui se perd dans les salles de classe hantées de colonnes avec leurs petits reliefs du chemin de croix. Les murs sont dans les murs, inébranlables et éternels, leur destruction n'est que l'illusion des hommes. Comme l'école tout entière n'est qu'une illusion. Les yeux de la sculpture de Marie voient. La cérémonie s'agite, elle touche à sa fin.

Vraiment on a fait tout ce qu'il fallait. La télé a filmé comme il faut, la presse écrite a les bonnes photos, tout est bien. Lion-lion est ravi, il connaît son boulot. Et soudain le vieux sénateur voit l'église. Il a le coeur serré. Il commence une prière : "Santa Maria, plena gra..." Les autres s'en vont. Les Cabochiens regardent l'excentrique. Et les milliers de voix oubliées, de ceux en détresse venus là ne serait-ce qu'une fois, dans le bruit rétabli des voitures, reprennent la prière.

 

2

 

Quiqui avait de plus en plus de belles plumes. A la fois superministre des Finances et ministre de l'Intérieur, il envisageait sans état d'âme la prise de la place de Jupin, puis la prise de la place de Chosset. Celui-là ne voulait rien donner. Il n'avait jamais été du genre donneur, plutôt du genre ramasseur. Quiqui prétendait que pour des temps nouveaux il fallait savoir tourner la page, et c'était Chosset, la page. On tournait et qui trouvait-on sur la suivante ? Le Président Quiqui !

Sur la planète entière les égaux sont rares; même parmi la Haute on trouve plus de déplumés que de fascinants. Mais un solitaire ne passe pas souvent à la télé. Les belles plumes doivent s'unir pour des effets arc-en-ciel et le lecteur-peuple fera des voeux. Le monde poliloustic aime s'encanailler avec le monde cinéma. Ce qui brille l'attire. C'est normal, il est comme son électorat, et puisqu'il le représente, ce sera particulièrement agréable de le représenter là. Nos rêves sont communs; en suivant tes aventures dans la presse spécialisée, nous suivons les nôtres. On ragote qu'un politique célèbre ne baisait les très belles qu'en écharpe tricolore.

Quiqui était dans une phase très morale avec femme de Quiqui encore femme parfaite; il ne cherchait qu'à produire des arcs-en-ciel pour le peuple. De l'ultime étage de son moderne ministère, agréablement situé en bord de Seine avec accès privé pour bateau luxueux, Quiqui invita un illustrissime boxofficiste actorissime. Ils s'étaient déjà rencontrés, s'étaient causé, s'étaient appréciés. "Puisque tu es dans l'coin, passe donc au ministère... Je t'envoie le hors-bord." L'Améquicain était en tournée de promotion pour son dernier film, il vint la parachever ici tout en contribuant à celle de Quiqui. La presse fut chaleureusement invitée aux retrouvailles des deux amis. Ce fut plaisir de les voir tomber dans les bras l'un de l'autre. Ils se haimaient beaucoup. Ils se parlèrent, en quicain car Quiqui était poli de la glotte et ils mangèrent des produits frais et cuisinés. Femme de Quiqui fit les honneurs, tout très bien.

Ah, ça changeait de Savarin, lui ne recevait jamais personne, il ne sortait pas le soir et partait tout le temps en week-end dans sa propre maison. Où était le respect de l'électeur ? Tout ce qu'il savait faire c'était servir le patronat. Quiqui était un animal politique, il connaissait beaucoup de vedettes, même de simples vedettes françaises, car il ne méprisait pas les petits, il apprenait les chansons à la mode que femme de Quiqui lui faisait répéter, il dansait, passablement, il avait beaucoup d'entregent, dînait à merveille et surtout, surtout, il eût défié à la fois Ulysse et saint Jean Bouche-d'or, il parlait, tout le temps, sur tout, sans se gourer ou moins que les autres, il parlait à vous emplir le coeur de soleil par cafardeux temps de pluie, il parlait soleil avec une facilité d'été, sans jamais tomber dans la canicule, et il parlait vrai, pas langue de bois, langue soleil, ce n'était pas plus clair malgré le soleil, mais tellement plus agréable. Savarin aussi avait voulu utiliser le truc du parler vrai; et Jupin, le "droit-dans-ses-bottes"... ça n'allait pas du tout. On disait : bof, c'est un truc. Avec Quiqui on sentait au contraire la chaleur de la conviction, de quoi ?... alors là... mais une conviction forte, une conviction convaincante.

Dans ces conditions sa prise de pouvoir du parti de Chosset (qui s'entêtait à ne pas vouloir) paraissait normale, même le peuple de gauche attendait l'événement avec impatience. De nouvelles belles plumes or apparaissaient dans le rouge et le noir. Personne ne pouvait plus rivaliser avec lui. Lion-lion, chez nous, en était béat d'adoration. Ex de Chosset il était passé à l'ennemi sans même s'en rendre compte. En plus il rêvait de devenir micuistre. Les uns rêvent, les autres sont les rêves. En haut il n'y a pas assez de place pour tout le monde, c'est pour ça que vous êtes en bas. Avec Quiqui on se sentait voler, on s'y croyait, on croyait être avec lui.

Le vote des adhérents le sacra, Chosset mesquin exigea son départ du gouvernement. Selon lui et malgré son propre exemple passé, on ne pouvait être à la fois ministre et chef de son propre parti qu'on lui avait pris. Chosset baissa dans les sondages mais il tint bon parce qu'il était rancunier. Quiqui partit en disant : "Je reviendrai !"

Le coeur des électeurs quitta le gouvernement avec lui. France vivait les cataclysmes à répétition avec le calme de l'entraînement, elle n'avait même pas frémi aux menaces contre l'aimé du terrible Chosset. Quand elle a un favori elle est parfois fragilisée, mais dans ce cas précis son choix ne relevait pas d'un simple caprice, c'était le fruit d'une évolution. Elle constatait que Chosset avait vieilli, à part sa férocité tout était vieux en lui et comme sa santé ne permettrait pas d'avoir des regrets éternels à bref délai, il fallait s'en débarrasser. Au petit chéri elle passait toutes ses fantaisies, comme dans une pâtisserie on laisse le nouvel employé manger tous les gâteaux qu'il veut, certain que rapidement il n'en voudra plus. L'indigestion soigne l'ambition, mal incurable. France gâtait ses favoris à les faire éclater, c'était sa méthode, tout à fait différente des pays du nord par exemple. Les résultats étaient discutables. Mais allez le lui expliquer quand, courroucée, elle enfonce son bonnet phrygien sur sa tête, fronce les sourcils et met les mains sur les hanches. Du reste tout le monde sait que l'on s'ennuie ailleurs; notre télé, notre radio, notre presse écrite sont toutes d'accord sur ce point : il ne s'y passe pas grand chose. Si un avion ne tombe pas, ou si la terre ne tremble pas, ou si de terribles inondations n'inondent pas terriblement... rien. Il ne s'y passe rien. Pauvres gens. En être à attendre, à espérer une catastrophe... J'espère que leur presse leur conte le noble tournoi de Quiqui et de Chosset, qu'elle leur détaille les armes, les chevaux, les écussons, qu'elle donne bien la liste des champions des deux camps, n'oublie pas un mot des superbes défis lancés, qu'elle ramasse les miettes des festins pour les faire analyser, n'oublie pas de visiter les poubelles avant les éboueurs. Mais chez eux, rien. Ah, une fois tout de même, dans un pays proche de nos yeux mais loin du notre coeur on avait changé de premier ministre; ou son avion était tombé, ou il y avait eu un tremblement de terre, ou il s'était noyé. On n'a jamais su. Notre presse libre ne peut pas nous surcharger l'esprit avec des drames externes, elle connaît bien son métier, ses professionnels sont de bons professionnels, ils connaissent les limites de nos pauvres têtes, vite atteintes, ils nous épargnent des réflexions inutiles. En Afrique une fois il y a eu une famine, c'était dans des années lointaines mais on s'en souvient encore car on est trop sensible, je me souviens comment notre vedette féminine du 20 h s'efforçait de s'habiller encore plus mode chic que d'habitude pour nous aider par sa douce image rayonnante à surmonter notre désarroi. Je crois qu'elle a été décorée par Chosset peu après.

Quiqui, rendu à la liberté, fit le tour des circonscriptions. Il voulait rencontrer le militant de base, lequel était d'accord. C'était peu médiatique. C'était nécessaire pourtant. Partout il se démena. Partout il serra beaucoup de pognes. Partout il parla. Finalement, après des tergiversations, il déclara à son parti qu'il faudrait voter oui au Référendum Européen; lui-même aurait bien voté non, mais il voterait oui. Les industriels, les grands patrons devenaient terribles quand on leur disait non, alors il voterait oui. Pour la bourse. Sans état d'âme. Et il ferait campagne pour le oui.

 

3

 

Une troupe est assemblée dans le hall de l'école, la partie neuve, collée à l'ancienne comme un raccord de tuyauterie, on entend des commentaires et même des rires. D'abord tous s'étaient regroupés à droite, dans la partie ancienne, puis par le sas ils se sont peu à peu déversés à gauche, dans la partie nouvelle. Quelque chose les a attirés là que l'on ne voit pas depuis la rue.

Deux Marmousets intrigués s'approchent; on ne voit pas. Ils s'éloignent déçus. Pourtant là-bas, il y a du spectacle. Les ex-Cabochiens sont en un seul bloc, regardent dans la même direction. L'un d'eux doit faire le clown.

Dans l'Eglise fantôme, parmi les statues, Ulrika désespérée avance sur les genoux; l'église flotte de toutes ses voiles dans le vent qui vient de la mer. Elle vient poser ses fleurs devant l'autel de Marie. Elle pleure. Dans sa solitude elle vient dire à une présence. Son drame qu'elle ne confiera à personne, son coeur torturé sont dans le balbutiement de la prière de ses lèvres. Comme elle a vieilli en si peu de temps, comme les hommes t'ont abîmée, tu n'as plus que le souvenir de ce si joli visage, tu n'es plus que l'ombre de ta beauté. Les larmes d'Ulrika glissent lentement dans la douleur des yeux bleus qui survivent, sur les joues flétries et plâtrées de fard. Elle a toujours voulu être honnête prise au piège de circonstances qui la dépassaient, tu as voulu mériter l'estime même de tes bourreaux, tu as même cru apporter du bonheur toi qui n'en avais pas, tu as voulu être une fille bien malgré tout là où on ne pouvait pas l'être. Les bourreaux ne se soucient de pitié que pour du commerce d'âme. La prière d'Ulrika devant la chapelle bleue, tandis que les statues des saints se penchent vers elle, révèle sa souffrance à la présence de Marie qui étend doucement son manteau sur ses cheveux. L'Eglise a fait disparaître l'école, elle a arrêté le temps et les affaires, elle vit d'une seule présence humaine; que reste-t-il de notre ville, de ses immeubles fiers et de notre carrefour absurde ? Il n'y a plus que le mer calme, le bruissement léger du vent dans les pins sous un ciel heureux, cette histoire se passait voici mille ans, le drame s'est apaisé de l'Eglise.

Ulrika est partie; il reste juste le bouquet au bas d'un mur. Les ex-Cabochiens ont perdu le rire. Ils n'osent plus trop. Ils se demandent ce qui s'est passé. Ils savent et en même temps sentent qu'ils ne savent pas. C'est comme si leur monde avait été arrêté pour que vive un autre, plus important on ne sait pourquoi, et ils reprennent le cours normal de leur vie en se demandant si leur temps est bien là, bien solide comme un rocher que l'on peut toucher, si eux-mêmes sont vrais, s'ils ne sont pas de simples figurants dans une histoire qu'ils ne connaissent pas. Heureusement la tête du Cabochien ne peut pas retenir longtemps les vastes problèmes, qui s'enfuient avec une rapidité qui tient sûrement du prodige, ils sont revenus aux problèmes du jour le jour, ceux qui disparaissent chaque jour pour laisser la place à d'autres qui ne dureront qu'un jour, les leurs, clairs et simples, faits dirait-on sur mesure pour eux, au jour le jour, dans la fabrique des problèmes.

Ils avaient déjà presque oubliés quand le Di de Co vint voir. Il avait vaguement entendu dire par quelqu'un qu'il s'était passé quelque chose par là. Tout semblait normal pourtant. Ah, ce bouquet de fleurs. Il le ramasse. Il le regarde, perplexe. Interrogés les ex-Cabochiens disent qu'une folle est venue les placer là. Le Di de Co les emporte, il a fait le geste de les jeter au passage dans une poubelle, son geste s'est arrêté, il les a trouvées belles, il va les mettre dans un vase tout compte fait, des fleurs ne peuvent pas faire de mal à une école.

 

4

 

Avril est moins bleu que de coutume et un vent constant fait plier les pins; les palmiers frémissent d'un envol impossible; la terre pourtant se couvre de petites fleurs sauvages dont les éclats blancs ou jaunes parsèment les herbes. Pâques bientôt et une agitation mystérieuse de certains qui annonce les vacances pour les autres. Juste après : le référendum. L'Européen.

Pour Chosset l'affaire est d'importance. Le blason-Chosset pendouille, ses belles couleurs ont terni, il ne rallie plus grâce à son panache; or, jadis anti-européen, Chosset est devenu un farouche partisan de l'Europe, une Europe élargie, grande, grandiose, une Europe avec les Turcs, les Marocains, les... une Europe à la Chosset.

Le oui partit en tête mais le non le rattrapa et le doubla. Ce non concernait une constitution qui ferait entrer les Turcs et disait nettement que le commerce passait avant le passé, le passé bien passé, le judéo-chrétien, les arabislams ne voulaient plus en entendre parler, Chosset toujours prêt à leur dire amen.

On était dans une époque de grande repentance, un peu sur tout. Le pape avait donné le ton et Chosset suivait à sa manière. Il s'était donc repenti de la présence française au Maghreb, de la présence française à Madagascar, de la présence française en Afrique noire de façon générale... ah que l'on avait été mauvais avant l'arrivée du bon Chosset. Pour l'Asie on n'y était plus mais il se repentait quand même. Ainsi le glorieux passé était, paraît-il, honteux et les arabislams se moquaient de nous à nous voir toujours tendre la joue. On se rendait à l'étranger profil bas et on bredouillait englishe, on n'osait plus parler en français; Chosset avait donné le ton dès son avènement en allant s'exprimer en étranger à l'étranger, sur tous les méridiens, sur tous les parallèles, il parlait de la grandeur de la France en englishe, il appelait cela bien représenter France. Pour en revenir au nouveau référendum, il s'y sentait très engagé; d'abord il avait oeuvré pour que cette constitution soit ce qu'elle était, il avait usé de son influence pour que le passé judéo-chrétien soit rayé, ensuite après la déculottée des élections régionales il préférait ne pas en prendre une nouvelle.

Comme le non gonflait, il décida de lui porter le coup d'aiguille par une grande intervention personnelle à la TV. On ne sait pourquoi il se croyait un pouvoir sur l'opinion. De grands calculs avaient précédé (et de grands calculs suivirent). En résumé : je parais, je dis ce qu'il faut voter, je décide et ils exécutent; accessoirement je leur dis pourquoi. Ses conseillers avaient travaillé des heures, pesant chaque mot, pour que l'intervention présidentielle ait un impact maximum; les masses du on, convaincues, feraient repentance façon Chosset.

Face à face avec la caméra, le Noble ne cela pas son mécontentement. Comment ! On se concocte entre De la Haute Iuropéenne une constiti et au lieu d'oblitérer vous pinaillez ! Ah si j'avais subodoré, j'aurais fait voter le parlement; vos représentants, vos élus sont à quatre-vingt-dix pour cent pour le oui alors que vous prétendez pencher pour le non. Sûrement vous êtes fous. L'Iurop vous punira si vous ne votez pas bien. Vous serez fouettés. Considérez tous les pouvoirs sur notre pays que détient désormais Bruxelles et vous comprendrez votre douleur. Et les Turcs... Eh bien il n'en est pas question dans cette élection. On verra dans dix ans pour eux. On leur donne juste de l'argent pur qu'ils préparent leur entrée et on signe des accords, des papiers... mais vous ne comprendriez pas. Dans dix ans, je vous dis. Avec l'argent tout de suite. Enfin, soyez un peu responsables, on vous laisse voter, soyez reconnaissants. Faites comme je vous dis.

Il avait parlé sans regarder ses notes parce qu'il avait oublié ses lunettes. Mais il était satisfait... Son état-major était catastrophé. A quoi bon se décarcasser pour de belles phrases qu'il ne lit pas ? On attendit le résultat dans les sondages... ah, le oui monte... ah il ne monte pas... monte, monte pas. Visiblement l'électeur hésitait, il était dans une phase de doute. Et brusquement il se décida. Le non plastronnait en tête, il caracolait, il faisait la nique.

"Allons bon", dit Chosset, "ils (les Français) n'ont rien compris, il va falloir recommencer." Car, très naïvement il ne lui venait même pas à l'idée qu'il pouvait, lui, se tromper. Il était Chosset tout de même. Le phare. Le guide. Les commentaires des meneurs ennemis se noyaient dans l'ironie; ces gens avaient mauvais esprit, il ne les aimait pas du tout. Oh, vils noirâtres des forces négatives, sombres têtus de la France passée, minuscules avortons de la grandeur trépassée, que mes bras puissants vous écartent, vous écrasent, que ma lumière éclairent les masses bêtes et les conduise en rangs vers le beau bâtiment tout neuf tout là-bas ! Dedans il y a un gentil monsieur avec une grosse constitution, un bon coup sur la caboche et France se tiendra tranquille pour l'éternité. Après tant de belles promesses et de fortes menaces de crise économique - le pays moteur de l'Iurop perdrait de son influence en cas de non, les entreprises dérailleraient en cas de non, la bourse dégoulinerait en cas de non -, même Daladier revenu pencha pour le non, les communistes crièrent niet, les anglophiles no et la améquicainphiles se bâfrèrent d'un embourregueule supplémentaire.

Le cas des socialistes était particulièrement poignant. Figurez-vous qu'ils étaient divisés. Tous les jours les actus de la télé en pleurnichaient. C'était d'un triste. D'abord, en interne, ils avaient décidé de donner un grand oui à Chosset; en externe les uns s'en tenaient à l'interne, d'autres pas. L'électeur socialo de base se foutait de l'électeur socialo de base. Pour un Grand Dirigeant qui veut garder la bonne place, la démocratie a des limites vite atteintes. La Tête Socialo, un petit rondouillard joufflu sympa, avait de grosses lunettes qui n'y voyaient pas grand chose; elle menaçait les dissidents, elle faisait des mines effroyables qui auraient dû les terroriser, elle tenait des mitingues définitifs qui ne résolvaient rien. De lourdes vengeances s'y concoctaient qui après l'élection feraient des champignons avec les partisans du refus.

Seul l'Extrême, la drouète à drouète, semblait serein dans cette campagne. Forcément pour le non, il observait avec curiosité des soutiens inattendus et, ma foi, il ne s'en faisait pas, il ne se fatiguait pas, il laissait Chosset travailler pour lui.

Quiqui dans toute la campagne fit des prodiges. Il alla partout et on ne le vit pas beaucoup. Il prononça beaucoup de discours mais on en entendit très peu. Il servit magnifiquement Chosset sans se brouiller, au contraire, avec ses adversaires. On voyait là un échantillon de ses capacités politiques. France n'avait pas mal choisi son favori, il était malin. Il gagnerait avec le oui, il ne perdrait pas avec le non. Et nul ne pourrait lui faire le moindre reproche.

 

5

 

Au bordel-licé aussi on se préoccupait des élections. Proviçat était un anti-françouè convaincu, tous ceux qui n'étaient pas pour le oui étaient des racistes, de sales racistes, des xénophobes. Il surveillait tout le monde, je note ! avec l'aide avisée du corps d'élite d'inspecs rédgionaux. Les partisans du non niaient énergiquement devant lui dans son beau bureau être pour le non; ils n'étaient pas de ces traîtres-là; ils obéiraient au p'tit chef. Quand on a de lourdes responsabilités, quand on a sous ses ordres, à la botte, des gens parfois idéologiquement douteux, il faut certes obtempérer à la déontologie, avoir un minimum d'honnêteté, mais il ne faut pas dépasser le minimum. Sinon ils en profitent. La surveillance doit être constante pour empêcher les dérives possibles. C'est que l'on ne peut plus comme dans l'ex-Ours interner dans des hôpitaux psy les porteurs de cervelles mal tournées. Redresser les comportements défaillants dus à des dysfonctionnements des connexions neuronales, ou dans le genre, demande autorité, doigté et fermeté. L'avenir du pays en dépend. Car la jeunesse est l'avenir du pays, évidemment. Et on la forme à l'avenir ici.

En apparence tout allait bien, hors le dissident croûton. L'Arzi, malgré ses multiples occupations, avait trouvé le temps de participer à la campagne du oui, on l'avait vu aux bons endroits; la Bizi était pour les Turcs; le canari aussi; les profs de françouè s'étaient associés aux profs d'histoire pour des cours d'éducation civique principalement destinés aux Cabochiens qui votaient déjà; l'armée professorale suivait son Proviçat comme France suivait Chosset - en apparence et en principe. Le socialo petzident rédgional avait dit de Proviçat : "C'est un exemple."

Mais on ne faisait pas que s'occuper du destin du pays, non, l'Arzi découvrait la lecture en profondeur. Jusqu'ici il avait plutôt été un adepte des résumés des oeuvres et un passionné des films qui en étaient tirés. Il emmenait toujours les élèves voir au ciné les adaptations récentes, il n'en manquait pas une. Selon lui la pâle copie d'un chef-d'oeuvre était un chef-d'oeuvre. D'ailleurs en classe terminale l'inspec nationale avait imposé une comparaison entre un roman de la vieille Europe et un bon film plagié par un Quicain, et tous ceux qui ne disaient pas c'est la Quicain qu'a gagné étaient disqualifiés. Mais pour épater la Bizi et contrecarrer croûton l'Arzi s'offrit un livre aux pages nombreuses. Il y en avait 376. En enlevant la préface, la biographie, la bibliographie et les notes il en restait encore 341. Il se promenait avec dans les allées du bordel-licé, les Cabochiens s'écartaient avec un respect admiratif et incrédule.

Le livre, nul n'en savait le titre, mais l'Arzi se livrait parfois à quelques confidences. Il l'avait déniché dans une librairie. Il l'avait eu quasi pour rien. Il était tout neuf. C'était merveille que de voir l'astre montant de la pédagogo, bientôt Sous et certifiais, puis Proviçat et agrégiais, se promener en public avec, en sa poche, dépassant, le machin. Merveille et moins bizarre que croûton qui se promenait avec des livres dans la tête. Le contenu était, naturellement, pluriethnique, pluriculturel, pluriconfessionnel. Un contenu bien pensant à la socialo-Chosset. Les groupuscules payés pour censurer n'avaient rien trouvé de raciste, c'est dire, eux qui en auraient trouvé dans un litre de rouge. D'après quelques paroles de l'aspirant au savoir, le contenu concernait la conservation, la concrétisation et le convoiturage. Il n'y avait rien sur le développement des tramways. On ne peut pas tout avoir en un seul livre. Sauf dans le dictionnaire - c'est sûr, et dans la Bible - ça se discute. La Bizi pressa l'Arzi de questions et réussit à en savoir plus. Il s'agissait d'interviews d'un vieux bouddhiste, Socratiyama par un arabe pur jus Platonahmed. Aucun Françouè là d'dans. "Aucun chrétien non plus", dit l'Arzi à Proviçat inquiet à l'idée de l'introduction d'un signe extérieur religieux (quoique non discernable). C'était bourré de pensées. Les laîtres trouvaient là leur huile essentielle comme on dit pour les fleurs bien traitées. De quoi se huiler les neurones.

Bizi l'oie s'inquiétait. Est-ce qu'il allait falloir qu'elle déchiffre des livres bizarres elle aussi ? Est-ce que la pédagoglie n'allait plus suffire ? Son petit coeur avait des battements précipités d'angoisse. Son mari lui proposa, pour la calmer, une baffe, mais elle n'en voulut pas. Elle tint conférence avec les copines, la Catleen, la Pouillave, la Hardsèche, la Piscive, et elle leur tint à peu près dans son discours inaugural ces propos : "Ie sè plous. Qué jé vé fére ? Vous me voayez, moâ, toute la teste avé du croûton d'dans ? J'oserè plous sôrtîr. Alô qué jé souis une enségnante méritante : j'é étudiyé la pédagogo tout l'temps, j'é allé en fômation continue tout l'remps, trente-sept jours d'absence l'année derniêre. O mes soeurs, soutenez-moâ." Les travaux commencèrent illico, on parla des enfants, des prix, des maladies (à elles cinq, soi-disant, elles en avaient à épuiser un hôpital), on parla des maris, faut faire avec, de la dignité de la femme, du travail de la femme, de la carrière de la femme, de l'émancipation de la femme. Bref, les expressions de clôture furent nettes : pour le moment il n'y avait rien à faire.

Meumeu ouït un écho des événements en sa tour bien gardée, et ses gémissements s'entendirent jusque dans les souterrains de la pédagoglie. Il se passait des choses, des choses terribles. Des attaques contre sa personne. Les patrouilles furent doublées, les contrôles à l'entrée de ses Instituts renforcés et les groupes antiracistes entrèrent en recherche, ils flairèrent partout, mais comme ils trouvaient des racistes partout, on dut renoncer car ils en devenaient suspects.

 

 

 

 

 

6

 

Jozin revint. Sorti de l'Ile du Rouè sans prévenir personne, il marcha sur la capitale et y fut en trois heures. Son idée était d'une grandeur simple : J'y vais, je gagne le référendum européen, je reprends la France. La première partie du programme fut réalisée en bagnole de course rouge et en train. Pour la seconde il se rendit chez le rondouillard à binocles qui tentait de diriger son parti. "Me voilà", lui dit-il. "Allons bon", fit l'autre sans doute mal réveillé. Jozin entra. Son aura qui ne l'avait pas précédé le suivit. Très à l'aise, il embrassa les gosses et leur dit de voter pour lui quand ils seraient grands. La femme dormait. "Au travail", dit-il. Et il s'installa dans la cuisine où il prit un solide petit déjeuner qu'il se fit tout seul. Les gosses le regardaient avec extase, le père réfléchissait.

Le non d'une partie du parti serait changé en oui comme l'eau en vin. Il paraîtrait et ça se ferait. Déjà la presse bénéficiait de fuites, laissait filtrer des informations, annonçait le grand retour, qui selon Jozin n'en était pas un, mais qui en serait un. "Il n'est pas venu faire le bisou", remarqua femme de Chosset pas contente, "il aurait pu passer à la maison." "Ces socialistes ne sont pas bien éduqués comme nous", répondit son mari, "j'ai les plus grandes réserves sur leurs établissements scolaires."

Mas ce qui compte c'est de former le maximum de bien votants, et Proviçat avait oeuvré de toutes ses petites forces dans le noble but. Pour l'heure il vivait dans l'extase. Jozin est de retour ! Jozin est là ! O Jozin, étoile de ma pensée, toi qui nous clignotes direction paradis, je suis, et tous les autres derrière moi, ils abandonnent tout pour suivre l'étoile; elle clignote là-bas pour montrer la direction, la bonne, Frères allons-y, abandonnons tout, nous n'aurons plus besoin de rien. Donc il prit un billet à grande vitesse pour le mitingue colossal que Rondouillard préparait pour Jozin au stade impérial.

Chosset ne voulut pas être en reste. Et pour que Jozin n'ait pas tout le mérite du oui à la constiti de l'Iurop, il annonça une nouvelle grande intervention télévisée. Ses troupes de l'Elusé ressortirent leur texte de la fois précédente. Ah on allait en découdre des partisans du non, quelques semaines et il n'en resterait pas un de vivant. Nom de Diou, bataille ! Sortez les drapeaux ! Entonnez les clairons ! Ce sera épique, ce sera grandiose ! Les favoris des dieux, ceux qui ont eu de la veine, s'invitent par la télé chez les autres; l'espace ne leur résiste plus, les murs ne leur résistent plus, le temps pas davantage.

Ainsi on fit revenir l'Ancien, l'Alpha, Degolle, on lui demanda son avis et il dit oui. Certains, des mauvais esprits, prétendirent que ce n'était pas vraiment lui, mais une doublure, un acteur payé, toutefois en général ses troupes passées le reconnurent. Il avait parlé, il fallait s'exécuter. On porta des fleurs sur sa tombe, un peu négligée depuis quelque temps, pour lui dire merci. Il était là-dessous, sous la pierre, tout de même, il était vraiment là, ça rassurait.

Les socialistes ensuite ramenèrent à la vie Prédissident, leur légende, leur premier grand vainqueur. On avait hésité, avec lui on n'était sûr de rien, il avait l'esprit si retors qu'il pouvait dire le contraire de ce qu'il disait et en même temps. Mais, content d'être là, il se tint tranquille. Sa petite tête oscillait à droite, à gauche - comme il l'avait fait toute sa vie - afin de remporter le maximum de souvenirs dans la mort. On ne la garda pas jusqu'au vote. Un reste de méfiance. Il avait commencé sa carrière pétainiste pour finir pas net, il avait un bilan de président que le parti assumait certes, mais qui occasionnait de lourdes pertes de mémoire.

Le mitingue de Jozin eut lieu. Triomphal. Les musiques étaient bonnes. Chosset repassa à la télé. Il casa des phrases de son état-major qui les applaudit vivement devant son poste. L'audimat était bon. Tout allait bien. Surtout le non d'ailleurs. En dépit de toutes les distractions offertes, l'électeur s'obstinait. Il semblait ne pas faire la relation entre elles et un certain acte un certain dimanche... Les sondeurs lui demandaient s'il était content : il répondait oui (on essayait de l'habituer au oui), s'il avait bien mangé à midi : il répondait oui, si sa voiture roulait, il répondait oui... et quand on lui posait la question sur la constiti, l'addition des oui se soldait en non. On aurait pu se fâcher.

Enfin le jour vint. Les journalistes avaient affirmé que le mal et le bien luttaient à égalité, le oui et le non s'affrontaient en un combat terrible dont le sort de l'humanité dépendait. La lumière solaire était pleine de taches, il faisait sombre, à midi on se serait cru à minuit, c'était sinistre, les électeurs se glissaient dans les centres à votes comme des ombres, une culpabilité énorme oppressait la respiration de France. On donnait la participation : élevée, la plus élevée pour un référendum, ou ... en tout cas pas loin... C'était louche. Pour qui le dormeur du dimanche s'était-il réveillé ?

Jospin enflait de satisfaction. Chosset répétait : "J'ai eu du bol de penser à une seconde intervention sinon il tirait toute la couverture à lui." Le petzident de Bruxelles nommé par les copains était intervenu dans notre campagne, le chancelier d'Allemagne était venu se mêler de nos affaires, tous étaient impliqués, tous étaient aux aguets. L'après-midi déroula lentement son tapis couleur sang pour la première sortie du gagnant à l'heure fatidique.

Le non jaillit de l'urne enfin ouverte ! Il avait dévoré son frère ennemi. Devant sa télé, l'électeur fit une fête sage; les battus pactisèrent avec les vainqueurs, ils reconnurent leur erreur, et se réjouirent que le bon sens l'ait emporté sur la politique et ses journalistes. Chosset resta un instant stupéfait. Alors quoi ? Encore une déculottée ? Puis son optimisme intarissable reprit le dessus : "Après tout, dit-il, maintenant j'ai l'habitude." Enfin après réflexion : "Ce sont ces cons de Jozin et de Savarin qui nous ont fait perdre ! Je tenais l'opinion, je la sentais qui venait avec moi."

Jozin repartit en exil pour l'Ile du Rouè dès le lendemain.

Chosset annonça la bonne nouvelle : il restait. Accessoirement il virait Savarin, et nommait premier ministre son ancien conseiller Vinplan dont on s'aperçut à cette occasion qu'il était le remplaçant de Quiqui à l'Intérieur. Et lui, le favori ? Eh bien il redevint ministre de l'Intérieur.

Encore plus accessoirement, Chosset informa les Françaises et les Français qu'il était au courant de leur non, qu'ils avaient eu tort, qu'il en tiendrait compte dans les réunions européennes si c'était possible mais que, évidemment, ça ne l'était pas.

 

7

 

Fin mai approche avec le début des vacances pour le bordel-licé. Les Marmousets, jaloux, ont hâte de devenir Cabochiens; ainsi on ira à l'école un mois de moins. Notre carrefour, l'école finie, l'école de commerce, a été restructuré joliment, on l'a dallé de gazon, on l'a planté de palmiers, on l'a fleuri; le revêtement de la route refait vous pouvez tourner plus vite sans risque. Plus loin un radar neuf sape le moral des conducteurs si enthousiastes de retrouver les beaux jours. D'un autre côté, depuis que l'argent de ses amendes va aux grands travaux indispensables, l'excès de vitesse est presque devenu un acte civique. C'est un don détourné à l'organisation gouvernementale. Lola la rousse, La Flicaille, Gros-tas surveillent ! Ils ont l'oeil ! C'est que les Marmousets ont pris pour jeu de gribouiller des graffitis dessus. Au coclège leur prof d'histoire a eu un PV, alors il a omis le cours d'éducation civique sur les radars. Les héros ont déjà pris la main sur la bombe trois Marmousets. Petite Pervenche, il faut le dire, a été piquée la première. Elle écrivait des insanités dont il faut espérer qu'elle ne connaissait pas le sens (mais c'est douteux). Elle a dit que, avec les adultes, c'était toujours pareil, on n'écrivait pas, ils n'étaient pas contents, on écrivait, ils n'étaient pas contents. Le papa, on lui a expliqué : pas de baffe au sein du commissariat; il a attendu d'être sorti.

Notre nouveau chef de l'ordre a une foule d'idées bizarres. Il veut interdire le stationnement en triple file, interdire de passer au feu rouge quand il ne vient personne (vous avez bonne mine à poireauter pour rien), interdire de dépasser en cas de bande routière continue... il a passé son permis dans le nord. Les contradictions ne lui font pas peur : selon lui on a tué ici l'an dernier plus de motards qu'ailleurs et pourtant il y en a de plus en plus. Ils prolifèrent. Il faut dire qu'il possède lui-même une moto. Pour aller plus vite il y met une sirène. Il m'a doublé à 120 sur la départementale. Son escorte en auto avec au volant Lola, les yeux exorbités, s'acharnait à ne pas perdre le contact, pour l'honneur de la police; jamais elle n'avait dépassé le 100, Lola (sauf sur l'autoroute naturellement). A mon avis, même s'il est adoré des Cabochiens - ce qui en soi est suspect - il n'est pas un bon exemple. Je n'irais pas jusqu'à critiquer, certes non, mais il me semble qu'il devrait faire comme Lola, s'en tenir au 100. Ces choses-là sont trop sérieuses pour qu'on les prenne à la légère, la vie humaine en dépend, il ne faut pas plaisanter sur l'horreur, en outre elle salit nos routes.

Tout de même il a de la fermeté et ça fait plaisir de l'entendre. On dirait Quiqui. Globalement rien n'a changé mais l'image de la police est bien meilleure. Quand vous arrêtez un délinquant il ne prend plus la peine d'invoquer les mânes de ses ancêtres, tous tarés, ni d'expliquer par le menu l'écrasant poids du destin social, il dit gaiement : "Alors je vais au trou ?", on lui répond gaiement : "Eh oui", et voilà. De toute façon on ne va pas refaire le monde au commissariat. Quiqui s'en occupe, et Chosset, et Rondouillard etc... Quoique.. Avec l'Iurop on est nombreux à avoir reçu un sacré allègement du portefeuille, il faut le reconnaître, les sous n'ont pas été perdus pour tout le monde. Plus une entreprise est riche plus elle fait de chômeurs mais sa disparition ne ruine aucune fortune. Les loyers ont encore augmenté de 3-4 %. Je regarde stupéfait le prix des maisons, je retourne mes poches en vain, mais ces maisons se vendent très facilement.

Les Cabochiens sentent venir l'été. Ils n'en sont pas plus studieux, pour un grand effort avant le repos, ni plus soucieux de tout tenter pour réussir le bac, mais le goût de la blague renaît, leur joie de vivre se manifeste par des plaisanteries d'une finesse exquise. L'autre jour, par exemple, un monsieur déjà blanchi par l'âge mais pas baraqué, rend la monnaie à un Cabochien joyeux; "Merci Madame", répond respectueusement celui-ci. Une semaine à se tordre de rire dans la cour de récré. Il faut avouer que le Cabochien a un humour raffiné qui, à juste titre, fait l'objet des délices des connaisseurs. Tout le monde n'apprécie pas malheureusement de servir de clown blanc, cependant on doit noter à ce sujet un désir de se surpasser rare chez lui. La Cabochien blonde, au physique, comme on sait, qui est pour elle une valeur sûre, remarque qu'un quidam la zieute : "Alors, chéri, crie-t-elle, t'as gagné au loto ?" Monlère n'aurait pas inventé mieux. Ah oui, elle est belle la vie quand on s'amuse. On devrait s'amuser tout le temps. Petite Pervenche a tenté de dire comme la Cabochien blonde, son type lui a conseillé de se moucher. Mais il y aura la revanche ! On va grandir ! Les Cabochiens appellent pédés tous ceux dont le comportement ne leur semble pas comme celui de papa, c'est-à-dire simple, sportif, gueulant, avec un Marmouset ou un Cabochien minimum à la maison. Ils ont d'ailleurs été incités à ce raisonnement par le Canari. Pour discréditer ceux qui occupaient les classes que voulaient sa maîtresse, celui-ci faisait venir dans son sous-bureau des fautifs punis, leur demandait des explications sur un ton ferme; puis quand ils expliquaient que l'individu professeur parlait drôle, pas gueulant à la papa, que c'était sûrement un pédé, au lieu de leur dire que le niveau social, le niveau culturel pour les élever précisément ne sauraient être les mêmes, il prenait un air confus, un peu gêné, déclarait qu'il ne tolérerait pas qu'ils soient intolérants, qu'il n'accepterait pas la discrimination dans cet établissement, qu'il refusait que les jeunes choisissent leurs professeurs. Puis il levait la punition "pour cette fois". Les Cabochiens ressortaient avec des préventions changées en certitudes, et le pédé ne pouvait plus faire un cours correct. Ensuite Proviçat, qui plaçait la lutte contre la discrimination dans ses priorités, appelait inspec rédgional... qui réglait son compte au malheureux. Les Cabochiens ricanaient sur son passage car, mystérieusement, le rapport pédagogo était connu d'eux. Et la Catleen avait la place sans le savoir nécessaire. Là aussi c'était marrant. Il y avait lutte avec nombreuses bonnes blagues, mais ils avaient gagné ! La Catleen aussi. Le bordel-licé est l'école de la vie.

Tout irait bien si on n'était pas en train d'édifier un campanile au carrefour. Proviçat en a eu une crise d'indignation. Les forces de drouète osent, elles dilapident l'argent public pour une idéologie passéiste, rétrograde; je m'pince le nez, monsieur, je m'pince le nez ! Et il se le pinçait effectivement quand on évoquait l'horreur et ses progrès en sa présence; et il partait, indigné.

C'est vrai que le campanile jaillissait de terre. Merlet avait dit à l'architecte qu'il voulait quelque chose de très simple, que le béton brut ce serait très bien. Du coup celui-ci s'était senti plein de zèle. Enfin on aurait un exemple de se hautes conceptions en architecture, notre ville entrerait vraiment dans le XXIème siècle avec une esthétique de la fin du XXème ! Le Comité de Soutien lança une souscription pour offrir les cloches; la somme, importante, fut trouvée en moins de quinze jours. Ce qui conforta Merlet dans sa conviction d'avoir bien mené sa nef des fous politiques.

Notre carrefour va avoir fière allure désormais. Le Di de Co depuis son bureau se sent Le Quatorzième, il rayonne, l'Ecole va devenir célèbre, on y viendra du monde entier passer des masteures; déjà les diplômes y sont étrangers, au nom de la mondialisation, en effet il y supprime la France, la langue interne recommandée est l'englishe triomphant. Comme tous les dirigeants mis en place par le système socialo-chossétien il appelle incapables de s'adapter à l'époque moderne tous ceux qui, pour défendre la langue française, vont plus loin que prononcer quelques paroles vagues en ce sens, destinées à cacher vaguement que l'on fait le contraire. Mais l'essentiel est que les Cabochiens, si bien préparés par Proviçat, puissent continuer à développer leur intelligence selon les principes dans lesquels ils ont été éduqués; comme l'a écrit Meumeu : "La somme des savoir-faire acquis par des exercices et des jeux appropriés permettra le développement harmonieux de la personnalité."

Enfin, on aura le campanile.

 

8

 

Arzi l'andouille attendait en rongeant ses ongles le résultat du concjurs pour régner Sous. Ses binocles en pendouillaient sur son nez long et ses cheveux en brosse s'étaient mis en berne. L'avenir de centaines, de milliers de gosses dépendait de la décision de gens dont on n'était pas tout à fait sûr; l'avenir de l'humanité, car le futur sera Cabochien, était en attente. Chacun, passant à ses côtés, lui tapotait l'épaule, Proviçat lui dispensait des sourires confiants. Il portait l'espérance de tous ses presque semblables (en-dessous quand même, en-dessous) qui n'avaient ni son culot ni sa bonne bouille, qui végéteraient à enseigner, qui s'abrutiraient dans des classes devenues incontrôlables, car l'Arzi serait là pour protéger les Cabochiens de l'Ordre, du Respect, du Savoir. Il voulait... il voulait des jeunes à son image, des p'tits cons sympas qui ne se laisseraient pas prendre le haut du pavé par des intellos. Car le danger, selon lui, c'est l'enseignant intello. Anti-Meumeu. Celui dont le dressage dans les Instituts spécialisés n'a pas brisé la liberté de pensée et qui ne remplace pas l'enseignement par la pédagogo socialo-verdâtre, par les valeurs de gôche.

Enfin le résultat fut rendu. Les cheveux de l'Arzi remontèrent en brosse, les binocles s'en écarquillèrent, la parole fut étranglée par la joie : Il l'était ! Oui, il l'était ! Réjouissez-vous, tous. Un Sous vous est né. Qui ne restera pas Sous. Paradis ! Eden ! Socratoyama que fus-tu à côté de moâ ? Les temps ont bien changé, désormais les derniers sont les premiers sur la terre même, plus besoin de s'emmerder à attendre trop longtemps. Moins tu en sais plus tu fais carrière, car les temps nouveaux issus de Meumeu sont des temps vachement heureux. Les félicitations rayonnèrent. Tous les amis congratulèrent. On lui offrit des fleurs.

Seul le croûton en son coin semblait ironique. Habitué à tirer d'affaire les ex-élèves de l'Arzi il avait une idée plus nette de ses hautes capacités que tout le jury pour les bonnes places de direction. Bizi s'indigna : "Oooh, le mauvé, i sé réjouit pâs. I fô fére quéque chôse. S'en débaasser !... Pisseque l'Arzi i s'en va, èsseque je peux avouoir sa place ?" demanda-t-elle pour finir à Proviçat en pleine félicité. Il n'avait pas le coeur à refuser, et puis le terrible mari l'aurait mal pris. Ainsi deux bonnes nouvelles s'entassèrent.

Pour fêter cet heureux jour si proche de la fin de l'année scolaire, Proviçat décida de prononcer un discours. Pas seulement en petit comité, mais devant la masse enseignée. Il en tenait un en réserve pour le cas, évidemment quasi certain, où l'Arzi prendrait sa place parmi les Elus. Donc libération des cours de la matinée, fermeture des portes pour limiter les évasions et devant les professeurs et Cabochiens assemblés, depuis le perron à colonnes, Proviçat parla :

"Les temps nouveaux frappent à la porte. Les temps nouveaux sont là ! Dans ce lycée laïc, que je propose de rebaptiser "Jozin", ô Jozin !, on peut être fier, fier du travail accompli. Car sous la houlette de notre collègue Arzi, disciple de Meumeu le Grand, les élèves ont pu progresser librement. Ah, quelle évolution en si peu d'années ! Quelle révolution, dirais-je." (Proviçat avait un peu de mal à lire car au nom d'une réfaurme nécessaire de l'orthographe, la Catleen, prêtée par le canari pour copier le beau discours, avait la sienne, qui ne copiait celle de personne et que ses élèves apprenaient sûrs que c'était la bonne, celle d'avant-garde, celle d'après l'inévitable réfaurme.) "Nous avons balayé les systèmes antiques du savoir, des croûtons qui faisaient carrière alors que nous, nous ! nous végétions, eh oui, certains n'y croient pas, mais j'ai connu ça dans ma jeunesse; il y avait alors des grilles d'évaluation de notre travail qui nous donnaient tort, qu'il a fallu inverser et ça n'a pas été facile, il a fallu d'abord contrôler entièrement les nominations à l'inspec rédgionale et quasi la nationale. Autrefois moâ on disait que j'comprenais rien, puis Jozin est devenu ministre d'l'éduc et on a dû reconnaître que je comprenais mieux que les autres, car j'étais dans le bon parti, le parti de l'avenir, le mien. Peu à peu les forces de progrès firent le ménage et enfin on trouva Meumeu. Lui, donna la forme scientifique à notre approche, juste évidemment mais que, jusqu'à lui, on qualifiait d'idéologique. Désormais les micuistres de la drouète revenue au pouvoir à la suite de tristes élections sûrement truquées, n'osèrent plus remettre en question nos acquis. Meumeu était là pour faire barrage, avec ses Instituts spéciaux, et aucun n'a pu lutter avec son vocabulaire au point. Les dégonflés de drouète sont passés, Meumeu est resté. Et moi je suis là."

- Mais de quoi i cause ? demanda un Cabochien soucieux de ne pas être dépassé par les événements.

- Qu't'en as à foutre ? rétorqua le copain, l'Arzi i a dit qu'i i aurait pas d'interro su l'discours.

- Alô à quoi i sert ?

"Maintenant la relève arrive. A mes côtés vous voyez un nouveau dirigeant. Vous le connaissez tous, vous l'avez tous apprécié. (Il y eut quelques applaudissements qui tirèrent un sourire modeste de la bonne bouille d'l'Arzi.) Simple professeur, par son investissement acharné pour faire carrière, non qu'il soit intéressé au sens vulgaire du terme, mais un bon investissement laïc socialo-vert mérite des promotions afin de mieux lutter contre les judéo-chrétiens, il a compris que ses compétences exigeaient de lui l'effort de passer dans l'administration. Ne plus enseigner lui navrera le coeur mais il pourra dispenser d'utiles conseils à ses inférieurs. Nul doute qu'il le fera. L'Arzi, au nom de tous, je te remercie. Je te remercie d'être devenu un dirigeant. Petit encore mais que je sens à l'orée d'une grande carrière. Nos idées sont dans de bonnes mains car elles sont dans les tiennes. Les réacs ne nous reprendront pas l'éduc. Tu seras le rempart de la foi contre le infidèles, tu pourfendras les haineux ennemis d'Meumeu. Tu as la force, tu es le droit, tu es le futur d'l'éduc. Tu es nous !"

Et Proviçat applaudit lui-même si bien que tout le monde comprit qu'il fallait en faire autant. L'Arzi aurait voulu répondre, et à vrai dire Proviçat l'attendait de lui, mais il était si ému qu'il ne put articuler que quelques mots; ce fut si touchant et les Cabochiens furent si contents d'échapper à un second discours que cette fois ils applaudirent spontanément, et même chaleureusement. Ainsi, tous, sauf croûton qui s'était servi de sa clef pour s'évader, communièrent en la nomination du nouveau pasteur et se rendirent au buffet où les Cabochiens découvrant les petits fours firent une rafle qui ne mécontenta pas cependant leurs professeurs trop heureux.

 

9

 

Le radar qui surveillait les voitures était désormais lui-même sous la surveillance d'une caméra. Lola, La Flicaille et Gros-tas ne protégeaient plus le radar, ils protégeaient la caméra. Mais pas tout le temps. Une caméra est moins en vue, moins vulnérable qu'un radar, gros et pataud, elle filme ceux qui approchent, elle est en contact constant avec la centrale. Donc les héros avaient des loisirs et notre nouveau chef de l'ordre, toujours plein d'idées, pensa les envoyer en délicate mission : finir de pacifier la cité interdite. Puisqu'ils avaient si bien commencé, qu'ils finissent. Avec, à la clef, pour Gros-tas, la direction de la succursale policière du lieu enfin rouverte.

Ce projet pourtant ne l'enthousiasmait pas. Lola avait, en vain, demandé à changer d'équipe (aucune n'en voulait) et La Flicaille, de santé fragile, s'était fait porter malade le plus longtemps possible. Mais ils étaient en route.

Leur incursion, imprévue des occupants, se fit très tôt le matin. Les rues étaient désertes ce qui ne présageait que du terrible, les oiseaux se taisaient car les gens n'aimaient pas la musique d'ici, les rayons du soleil s'arrêtaient au-dessus puis finissaient de tomber découragés d'une si triste fin. Partout le silence, partout la désolation. Boulangerie fermée, charcuterie fermée, pharmacie fermée et pas seulement à cause de l'heure; définitivement. Pas un bistrot. Rouvrir un commissariat dans ces conditions tenait de la folie.

On arrivait à ses locaux. Le rideau de fer avait été attaqué à la barre à mine, avait été soulevé, tordu, une entrée existait sur le côté et en évitant les bouts de vitre par-terre et encore en place Lola se glissa à l'intérieur. Quel désastre. Des propos haineux, racistes, couvraient les murs, les cloisons étaient fracassées, le sol souillé... Elle ressortit toute joyeuse : "Un an de travaux, minimum !" cria-t-elle. La fine équipe s'égaya. Le moral, moteur auxiliaire de la discipline, redevenait opérationnel. Du coup l'endroit, avec beaucoup moins de détritus que la dernière fois (à l'extérieur) ne leur parut plus si laid. On se fait des idées.

Ils venaient de réintégrer la policière voiture quand le premier caillou fut lancé et frappa. Rassurez-vous, il ne cassa rien, mais ses petits frères balancés par des jeunes levés depuis peu, donc pleins d'énergie, auraient fini par nuire si La Flicaille dont c'était la semaine au volant n'avait pas, avec prudence, laissé tourner le moteur, et n'avait pas assuré un départ de Grand Prix. D'admiration les cailloux en restèrent en l'air - très momentanément - et omirent de blesser la bagnole de course dont le bleu alla au loin se fondre dans le bleu.

Le rapport de Gros-tas satisfit pleinement notre chef de l'ordre. Tout allait bien et il allait commencer les dossiers qui demanderaient des crédits qui permettraient de demander des devis qui seraient l'objet d'étude en commission spéciale, et qui, après des demandes d'aides à la commune, au département, à la région... Il expliqua aux héros que les tâches administratives n'étaient pas aussi simples que la vie sur le terrain et les trois, lourds de la prise de conscience de cette terrible réalité, opinèrent au chef.

En attendant ils surveilleraient les plages, car le soleil ramenait ses touristes.

Ceux-ci étaient encore timides. Souvent ils osaient juste se dénuder les pieds dont le plus hardi des deux tentait l'expérience de la plongée, et l'autre, rassuré, l'imitait. De toute façon le grand nettoyage des plages n'est pas programmé si tôt par Lion-lion; jusqu'à la mi-juin on risque un coup de vent et une mer forte, il faudrait recommencer. La partie sable, tout là-bas, est propre plus tôt, pour les photos, mais vers notre carrefour, nos galets peuvent attendre, les touristes n'y viennent guère. Pourtant le coin désormais est coquet, très vert, avec un beau campanile en béton brut aux trois cloches remarquablement sages, on ne les entend pas.

Quelqu'un s'est aventuré dans l'eau... Ah non, c'était un chien, le maître a lancé la balle trop loin, il est allé la chercher, maintenant il se secoue énergiquement.

Le campanile n'a pas cet air neuf, clinquant, qui choque, celui de l'école de commerce par exemple, je parle du nouveau bâtiment, il semble avoir perdu des ornements passés, être ce qui reste de quelque chose d'irrémédiablement perdu. Le vieux sénateur a répondu à l'architecte un peu inquiet de son jugement : "Il convient parfaitement aux circonstances", propos ambigus qui ne dénotaient pas une admiration nette mais alliaient plutôt la résignation esthétique à la résignation religieuse. En face la serre géante, violette dans la nuit, ferait une superbe église. En tout cas, on a tout ici, des arbres, palmiers, pins, apparus soudain, grands, dans notre décor, des écoles, la seule serre de la région, des immeubles, un carrefour, un radar, une caméra de surveillance et la mer.

Des Cabochiens assis en rond sur les galets discutent inlassablement; il y a encore des cours au bordel-licé mais c'est la période où on n'y va plus guère, on prépare mieux le bac sur la plage. La Cabochien blonde bosse dur en cette fin d'année, elle veut mériter sa mention, en somme elle a un certain sens de l'honneur en même temps que le goût des décorations - l'esprit de justice pour services rendus et l'anoblissement par le travail. Petite Pervenche s'est approchée pour voir ce que faisait le grande mais elle a été rabrouée; elle n'a pas de chance dans la vie.

La mer est d'une langueur étrange aujourd'hui, elle étouffe les pensées sans les apaiser. Sa douceur lente devient une souffrance pour qui n'a pas la force d'en arracher ses regards. Son bleu ne scintille pas, le soleil n'y a pas prise, le ciel s'y éteint. Pas un frisson de vent. Les bateaux ne passent pas. Le son des voitures derrière la plage est assourdi.

 

10

 

L'église apparaît aux yeux d'Ulrika. Elle flotte de toutes ses voiles au bord de la mer accueillante. Il n'est pas sept heures. Dans la lumière limpide, l'école se perd. Il n'y a plus que la nef des statues vivantes contre les piliers qui soutiennent le ciel. Un moineau est entré, il tourne vivement sa petite tête, il sautille, il regarde Ulrika traverser la rue, il est au pied de l'autel.

Elle est blessée. Sa main tient comprimé son côté droit, ses yeux souffrent dans le visage blanc, ses lèvres frémissent au-delà du cri.

Il n'y a plus de son que le chant de l'oiseau. Il n'y a plus de vie que la sienne. Car Ulrika est en train de mourir.

On dirait que l'église a chassé la ville pour elle, a effacé jusqu'à la serre et jusqu'au carrefour sans voitures, sans raison d'être, d'un temps déjà oublié. L'église seule s'élève, comme nous l'avons tous vue, comme nous avons pu la regarder. Ses murs ont la couleur de notre terre, ils ont sur leurs pierres la forme des milliers de mains des pénitents qui ont prié ici. L'oiseau est devenu silencieux. Il semble attendre.

Ulrika dans l'église qui existe pour elle, s'est arrêtée vers la première chapelle à droite. Elle vient vers Marie. Elle vient pour qu'elle l'aide à mourir. La statue porte son bouquet dans ses bras. Sous la main qui comprime le sang coule, lentement, inexorablement. Les lèvres balbutient. Les milliers de pèlerins sont là, à l'infini; doucement ils reprennent la prière.

C'est comme si l'église était toute la terre; la même cependant. Ulrika n'est plus seule. Elle est avec tous les siens. Sa souffrance ne la torture plus, elle a diminué si vite, elle a disparu avec le monde des hommes. Il n'y a plus de poids.

L'oiseau s'envole. Marie couvre de son manteau bleu Ulrika effondrée à ses pieds.

Il était sept heures un quart. Les cloches du campanile doucement se mettent à sonner.

 

 

 

 

 

FIN