La femme et son ombre

(Catherine IV)

Sur la droite une baie vitrée de toute la longueur et toute la hauteur du mur; elle éclaire seule une vaste pièce avec de nombreuses plantes vertes et quelques fauteuils de jardin.

Francesca est vers le fond à gauche, derrière elle son ombre s'allonge. Elle a un petit arrosoir d'une main et un sarcloir court de l'autre.

Francesca : Mes pauvres plantes, ce n'est pas le type qui s'occuperait de vous, le sale type.

(Elle avance d'un pas, puis d'un autre et l'ombre se lève derrière elle - actrice d'abord couchée au sol, habillée comme elle mais en brun sombre.

L'ombre est plus grande que Francesca. On se rendra vite compte qu'elle est aussi plus jeune et beaucoup plus belle.)

Vous dépérissez mes chéries, mes toutes mignonnes.

(Elle caresse doucement les feuilles de l'une des plantes qu'elle arrose. Impatience de l'ombre qui semble ne pas vouloir suivre, mais lorsque Francesca avance elle est comme brusquement tirée par une corde.)

Et toi, ma belle, ma douce, tu me sembles bien pâlichonne. Mais.... c'est un mégot ! Ah ! Le type a mis son mégot dans la jardinière ! (Au bord de la crise d'hystérie :) Aaaah ! Le salaud ! L'ordure ! (Surexcitée elle va dans un sens dans l'autre, un mouchoir dans les mains qu'elle tord tout en tenant l'arrosoir. L'ombre commence par suivre, forcément, puis elle va vers la jardinière, regarde avec curiosité, prend le mégot entre deux doigts et reste perplexe; elle le remet à sa place.) Je ne peux plus le supporter chez moi, je veux qu'il nous laisse, je veux qu'il s'en aille. Il n'y a pas de Dieu puisqu'il y a des hommes sur la terre. Ah le salaud ! Ah l'ordure !

Michel (entrant) : Qu'est-ce que j'ai encore fait ?

Francesca (allant d'une plante à l'autre, leur chuchotant) : Attention, le voilà, attention.

(L'ombre suit mais réticente au maximum, elle tourne sans arrêt la tête vers Michel avec un sourire résigné et charmeur.)

Michel : Qu'est-ce que tu as à chuchoter ?

Francesca (allant prendre le mégot, puis le lui lançant à la tête) : Tiens, mange-le !

Michel (s'écartant pour ne pas recevoir le mégot et reculant) : Qu'est-ce que c'est que ça ? (Il se baisse un peu pour regarder.) Un mégot.

Francesca : Ah tu reconnais !

Michel : Je suis même capable de reconnaître une cigarette entière.

Francesca (marchant sur lui) : C'est ton mégot.

Michel (tête contre tête) : Erreur Sherlock, je ne fume pas cette marque-là.

(L'ombre, intriguée, vient voir de près les deux têtes, puis retournera à sa place, perplexe, les mains derrière le dos.)

Francesca : T'as fumé, salaud.

Michel (restant calme) : Pas ça. C'est forcément le représentant de commerce hier; il a attendu ici, il s'énervait, il en a grillé une.

Francesca (tête contre tête) : Il était venu pour toi, c'est ton représentant de commerce, donc c'est ton mégot. Salaud.

Michel (se dégageant) : On ferait mieux de divorcer.

Francesca : Quitte ma maison ! Dehors !

Michel (encore calme) : J'ai acheté cette maison avant notre mariage, tu le sais très bien, tu n'as aucune chance de l'avoir.

Francesca : Alors, pas de divorce.

(L'ombre inquiète s'est rapprochée, elle cherche à comprendre ce qui se passe.)

Michel : Mais quelle plaie d'avoir épousé ça !

Francesca : Ta gueule, gras du bide ! (Courant d'une plante à l'autre et leur parlant :) Le sale type a insulté maman, le sale type a insulté maman... Il a tenté de l'humilier, mais vous êtes là, il n'y arrivera pas. Vous êtes avec moi, je le sais, vous l'étrangleriez dans vos branches si vous pouviez, hein Ninine ? hein Fauvette ? n'est-ce pas Camille ? (Elle parle aux plantes en courant toujours de l'une à l'autre.

L'ombre a d'abord suivi en étant réticente, puis s'est mise à courir plus vite que Francesca par enthousiasme de jeunesse pour la course et tout ce qui est physique, enfin, brusquement, prise de joie, elle se met à danser sur place, une danse folle de vie.

Michel se met à regarder l'ombre.)

(Francesca continuant :) Sois tranquille ma fille, sois tranquille toi aussi, maman vaincra. Je vois bien à tes feuilles qui tombent, toi, comme tu es inquiète... (Elle donne un petit baiser aux feuilles de cette plante.) mais calme-toi, rassure-toi, j'ai raison, je serai la plus forte; ensemble nous chasserons votre père dégénéré.

(L'ombre s'arrête à bout de souffle. Michel admiratif applaudit silencieusement. L'ombre, contente, lui sourit. Et il lui sourit aussi.

Francesca n'a vu que l'applaudissement, qu'elle croit donc ironique. Elle marche sur Michel.)

(Francesca :) Ah tu veux me braver ! nous toutes, les âmes de cette maison; tu veux la guerre sans merci, eh bien allons-y; nous sommes prêtes pour le combat final.

Ursule (entrant en trombe par la porte de la verrière) : Qu'est-ce qu'il lui fait, qu'est-ce qu'il lui fait encore ? Courage, Francesca, j'arrive...

Michel : Allons bon ! La folle n° 2 !

Ursule : Il t'a tapée, ma Francesca ? Il t'a tapée ?

Francesca : Oui, il m'a giflée. Et puis il m'a forcée à me mettre à genoux et il m'a tirée par les cheveux. (Elle s'effondre en larmes dans les bras d'Ursule indignée.)

Ursule Michel) : Sale type !

Pierre (arrivant à bout de souffle; à Michel) : Je l'ai vue partir trop tard, je n'ai pas pu l'attraper. Désolé.

Dalila (apparaissant dans l'embrasure de la porte de la verrière; très calme) : Il a encore voulu te soumettre à ses pratiques pornographiques. (Elle n'interroge pas, elle affirme.)

Francesca (en larmes sur l'épaule d'Ursule) : J'ai résisté, alors il m'a battue.

Dalila (très calme, entrant) : Ce sont tous des obsédés du sexe, ils ne pensent qu'à nous forcer à des trucs dégueulasses.

Ursule (pas sur la bonne longueur d'onde) : Le mien, il veut jamais.

Pierre (qui s'est assis pour reprendre son souffle, comme s'excusant) : Ce n'est plus de mon âge. Et puis moi je suis plutôt pour les relations dans la dignité.

Ursule : Salaud !

Dalila : En somme il n'est plus bon à rien, quoi.

Jean (entrant, même porte) : Ah, elle est là. Quand j'ai vu qu'elle avait filé, je me suis dit : où y a-t-il une chance qu'il y ait eu une catastrophe ? Ça l'attire irrésistiblement. (A Michel :) Alors je suis venu chez toi.

(L'ombre, après avoir imité Francesca quelques instants, s'est lassée; les mains sur les hanches elle a examiné les arrivants et essayé de comprendre ce qui se passe; brusquement elle se remet à danser, sans grande harmonie mais avec un enthousiasme communicatif.

Les trois hommes la regardent et admirent.

Les trois Grâces du mariage pendant ce temps s'unissent dans un grand embrassement.)

Francesca : Je n'en peux plus.

Dalila : Ma pauvre petite chatte, ma tendre, ma douce.

Ursule : A trois on le cogne.

Francesca : Il éteint ses mégots sur les feuilles de mes plantes.

Dalila : Bientôt ce sera sur toi, pour t'entendre gémir.

Ursule : Moi j'ai essayé toute seule une fois, mais les marques après elles ne s'en vont pas.

(L'ombre s'arrête, contente.

Les trois hommes applaudissent silencieusement.

L'ombre flattée leur sourit; ils lui sourient.)

Francesca : Mais regardez-les, ils se foutent de nous ! Dégénérés !

Dalila (calme) : Ah, si j'étais un homme...

Ursule : On leur péterait la gueule !

Dalila : Les os qui craquent...

Ursule : Le sang qui jaillit des lèvres fendues...

Dalila : Les paupières qui ne peuvent plus s'ouvrir...

Ursule : Le nez éclaté... (Elles semblent au bord de l'extase.)

(L'ombre perplexe se demande pourquoi elles ne l'applaudissent pas.)

Michel : Dans mes jeunes années j'étais féministe...

Pierre : Et alors ? Tu ne l'es plus ?... Je le suis toujours, moi.

Jean : Vous êtes des intellectuels, c'est pour ça que rien ne marche chez vous.

Michel : Mon Dieu, j'aurais tellement voulu que les femmes soient les femmes... Je veux dire, pas les femmes de femmes mais les femmes d'hommes... Je veux dire les femmes selon l'idée que les hommes naturellement s'en font. Pas du tout comme celles-là.

Pierre (rêvant) : La douce.

Jean (rêvant) : La tendre.

Michel (rêvant) : L'attentionnée.

Pierre (rêvant) : La caressante.

Jean (rêvant) L'amoureuse...

(Ils se perdent dans leur rêve.)

Francesca Ursule et Dalila) : Emmenez-moi, il faut que je dépose plainte pour brutalité.

Dalila : Attends. Tu as des marques ?

Ursule : Oh oui, montre-nous les marques.

Francesca : Quoi ? Pourquoi devrais-je montrer des marques ?

Dalila : A la police, c'est radical, on veut des preuves.

Francesca : Ma parole de femme ne suffit pas ?

Ursule : La police, elle, elle tabasse des gens à longueur de journée, alors elle n'est pas facile à émouvoir.

Dalila : Pas de traces de coups de fouet ?

Ursule : Oh oui, ça c'est bien.

Francesca : Mais non ! Mais en voilà une idée ! Le type a mis un mégot dans une de mes jardinières, il me semble que c'est amplement suffisant !

Dalila (sceptique) : M'étonnerait.

Ursule : Voyons, en te tirant les cheveux, il ne t'en a pas arraché une touffe ?... Au moins une petite ?

Francesca (fièrement) : Il n'est pas encore né le type qui m'en arrachera.

(Les trois hommes, sortis de leur rêve, les écoutent.

L'ombre, intriguée par leur silence, est venue les examiner de près.)

Michel : En somme, notre couple ne fonctionne plus.

Francesca (ironique) : Il a enfin compris.

Michel Jean et à Pierre) : Il faut que je lui donne encore une chance.

Francesca : Tire-toi.

Michel : Réfléchis bien, Francesca, la loi me rendra ma maison.

Francesca : Jamais ! Elle est à moi, à moi ! Et à mes plantes ! Hein Ninine ? Hein Fauvette ? Hein Cléo ? (Elle va de l'une à l'autre et L'ombre suit mais avec ennui, en récalcitrante.) On ne bougera pas. On est chez nous !

Deuxième partie.

Même décor, mais en plus, au fond à gauche, sur une sorte d'autel, trois statues d'idoles : Brigitte Bardot, Maryline Monroe et le sexe-symbole féminin du moment.

Devant les statues, de dos, on voit trois femmes qui sont sûrement en adoration.

Elles se retournent brusquement; elles sont les copies grotesques des trois autres. Coiffées, habillées pareil, mais surtout remodelées par la chirurgie esthétique, seins volumineux, lèvres gonflées, yeux trop grands, nez parfaits...

Ursule : Nous sommes des merveilles.

Dalila : Mieux que les originaux.

Jennifer : Je vous l'avais bien dit que c'était facile, maintenant on va ramasser les mecs à la pelle.

Ursule : Tant mieux, parce que le mien il ne me va plus.

Dalila : Moi, un, ça ne me suffit pas.

Jennifer : Et moi, j'aime le changement.

Dalila : Il faut faire une sortie dès aujourd'hui.

Ursule (enthousiaste) : Ouais ! mais où est-ce qu'on va emmener les mecs ?

Jennifer : Eh bien ici, chez Francesca.

Dalila : Naturellement, la place ne manque pas.

(Entre l'Ombre, très contente. A quelques mètres derrière, suit Francesca, comme tirée par une corde invisible, l'air furieux. L'Ombre va de ci de là et parfois s'amuse à tirer sur la corde, pour forcer Francesca à faire ce qu'elle ne veut pas faire. Résistances comiques mais finalement celle-ci doit toujours céder.

Brusquement l'Ombre aperçoit les trois statues et va les voir de près, intriguée. Elle reste perplexe. Puis elle va voir les trois doublures. Perplexité.)

Dalila (retrouvant la parole) : Mais qu'est-ce qui t'arrive, ma pauvre Francesca ?

(Francesca parle mais il n'y a pas de son.)

Ursule : Qu'est-ce qu'elle dit ?

Jennifer : Je crois qu'elle nous demande de la libérer.

Ursule Francesca) : Qu'est-ce que tu dis ?

(Francesca parle avec force, furieuse.)

Dalila : Je crois qu'elle nous demande d'arroser les plantes.

L'Ombre (qui a écouté avec attention, s'exerçant à parler et répétant avec application) : Je crois qu'elle nous demande d'arroser les plantes. (Bien détacher les mots.)

(Elle a une voix charmante et semble contente de l'entendre.

Les trois femmes refaites la regardent avec surprise, l'examinent, oubliant Francesca.

Brusquement l'Ombre, ivre de joie, se met à danser. Francesca, obligée de suivre les mouvements, exécute simultanément une danse grotesque, double raté de l'autre.

Brusquement aussi, L'Ombre s'arrête. Francesca épuisée se laisse tomber par terre.)

L'Ombre : C'était bon. (Bien détacher les mots et les prononcer avec sensualité.)

Dalila (réagissant enfin, à l'Ombre) : Qu'est-ce que vous avez fait à Francesca ?

Ursule : Oui, qu'est-ce que vous lui avez fait ?

(Perplexité de l'Ombre. Visiblement elle ne comprend pas.)

Jennifer : Vous comprenez le français ?

L'Ombre (répétant avec application) : Vous comprenez le français ?

(Elle rit, toute contente. Joli rire perlé.)

Jennifer Ursule et Dalila) : C'est un perroquet.

Dalila : Ou elle se moque de nous.

Ursule : Elle n'a pas l'air assez maligne pour ça.

L'Ombre (intervenant; voix plus mélodieuse que les autres) : J'ai déjà regardé la télévision.

(Perplexité des trois autres.

Francesca se décide à se relever.)

L'Ombre (reprenant; suivant sa logique; ton ferme) : Mais je n'ai pas besoin de rouge à lèvres.

Ursule (vindicative) : Y a pas qu'ça à la télé.

L'Ombre (toujours appliquée pour dire les mots de sa voix charmante) : Je n'ai pas besoin de laque non plus.

(Elle délie - éventuellement - ses cheveux et les balance comme un top-modèle de façon érotique.

Francesca s'est rapprochée et essaie d'attirer l'attention de ses amies en leur tapant sur l'épaule, sur le bras, mais celles-ci semblent ne rien sentir et ne la remarquent pas. Air furieux de Francesca.)

Dalila l'Ombre) : Vous n'allez pas vous comparer à nous, quand même !

Jennifer : T'as idée du travail pour arriver à ce que nous sommes ?

(Brusquement l'Ombre se met à courir jusqu'aux trois idoles. Elle se met entre elles.

Francesca a été tirée violemment et, à l'arrêt de l'Ombre, va valdinguer jusqu'au fond de la scène. Elle est tombée.)

L'Ombre (de sa voix la plus charmante) : Je suis bien plus belle qu'elles.

(Et elle se met à rire, toujours d'un joli rire perlé.)

Ursule (qui n'a pas encore bien assimilé les dernières paroles) : Mais y a pas qu'ça à la télé !

(Francesca se relève et se tâte pour s'assurer que rien n'est cassé.

L'Ombre, dos tourné aux idoles mais devant elles, se remet à danser de joie. Affolement de Francesca, secouée de toutes les manières. L'Ombre s'arrête brusquement.)

L'Ombre : J'ai un beau corps qui fonctionne bien. (Elle réfléchit un moment :) J'en suis contente.

(Francesca se laisse tomber assise, par terre.)

Dalila : Tu vas en tomber des mecs.

Jennifer : Elle est plus jeune, elle doit passer après nous.

Ursule (qui a rattrapé) : Elle ne connaît sûrement pas bien les hommes, on pourrait lui refiler les nôtres...

Dalila : Le mien je me le garde.

Jennifer : Moi je le solde.

Ursule l'Ombre) : Mais moi c'est cadeau.

(L'Ombre rit.

Entre Jean, en avance sur Pierre et Michel.)

Jean (entrant, parlant aux deux autres hommes encore invisibles) : Elles sont là, nos folles.

(Il se retourne vers elles et reste sidéré.)

Voix de Pierre : Je n'entre pas, je préfère rentrer chez moi.

Voix de Michel : Un peu de courage; tout ce que l'on te demande, c'est de récupérer ta femme.

Voix de Pierre : Justement, j'aime mieux pas.

Michel (entrant) : Bon sang ! Sois un homme !

Voix de Pierre (qui s'éloigne, ironique) : Oui, avec une plus calme.

(Michel s'est retourné, il est resté sidéré, comme Jean.)

Jean (très calme) : En tout cas il a eu tort côté spectacle.

Michel (se remettant) : Mais qu'est-ce qu'on leur a fait ?

Jennifer (objective et déçue, à Ursule et Dalila) : Ils n'apprécient pas.

Dalila : C'est curieux.

Ursule : Moi, rien ne m'étonne plus avec les mecs; ils ne comprennent couic à nos aspirations.

Jennifer (rancunière) : Des brutes épaisses.

Ursule (avec regret) : Rarement.

Dalila : Y a que les trucs dégueulasses qui les intéressent.

Ursule : Et encore, pas souvent.

Dalila : ... Le mien, ça va.

(L'Ombre brusquement, venue du fond, passe devant elles; elle veut comprendre ce qui se passe.

Jean et Michel la reconnaissent, admiratifs.)

Michel : Il y a tout de même encore de vraies femmes sur terre.

Jean : Tu es sûr qu'elle est vraie ?

(L'Ombre, placée entre les deux camps, tourne la tête tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre. Elle reste perplexe.)

Michel : Au fait, où est la mienne ?

(Ils cherchent du regard.)

Jean (montrant au fond Francesca toujours assise par terre) : Ce n'est pas elle, là-bas ?

Michel (va dans la direction mais s'arrête à distance) : Ah oui.

(Francesca lui lance un regard torve.

Tout à coup l'Ombre tire violemment sur la corde invisible - volontairement, pour faire bouger Francesca - et se met à danser joyeusement en tournant autour des hommes. Francesca est obligée de se lever et de suivre tant bien que mal, ballottée dans tous les sens, esquissant une danse grotesque, double de l'autre, et involontaire.)

L'Ombre (s'arrêtant soudain) : Je suis bien plus belle qu'elles.

(Et elle rit de son joli rire perlé.)

Jean (admiratif) : Ça oui.

Michel (admiratif) : Il n'y a pas de doute.

L'Ombre (sérieuse) : Maintenant, je veux vivre ma vie.

Michel : C'est bien normal.

L'Ombre (sérieuse, aux deux hommes) : Arroser les plantes, ça m'embête.

Michel : Je comprends ça.

Jean : Oui.

Dalila (en direction de Jean) : Eh là !

L'Ombre : Moi, ce que j'aime, c'est danser. (Elle effectue un hardi pas de danse.) Et qu'on me regarde.

Jean : Je regarde.

Dalila (en direction de Jean) : Oh oh oh ! Stop !

L'Ombre : Ah ! Partir ! Faire le tour de la terre, danser sur des bateaux, danser sur les mers, danser dans les théâtres, danser dans les stades, danser partout !

(Et elle se remet à danser sur place; les deux hommes tapent dans leurs mains pour l'accompagner. Francesca qui récupérait est brusquement ballottée à nouveau, son visage est furieux, elle lève le poing vers l'Ombre, menaçante.)

Jennifer : Voyez Francesca, il faudrait faire quelque chose !

Ursule (pleine de compassion) : Ah oui.

Dalila (qui regarde l'Ombre, outrée) : Mais quelle exhibitionniste ! Salope !

(L'Ombre s'arrête brusquement; Francesca, épuisée, se laisse à nouveau tomber par terre. L'Ombre regarde Dalila, perplexe.)

Jean l'Ombre) : Ne faites pas attention, elle appelle comme ça toutes les femmes plus belles qu'elle. Et ça fait du monde.

Dalila (marchant sur Jean) : Dragueur, suborneur, branleur, violeur, tu crois que je vais te laisser embobiner cette demeurée.

L'Ombre (perplexe) : Demeurée ?

Michel (lui prenant la main) : Elle est jalouse.

(Air satisfait de L'Ombre qui retire tout de même sa main.)

Dalila (tirant violemment Jean) : Viens, on rentre !

Jean (se dégageant) : Cela fait quatre jours qu'on ne t'a pas vue à la maison !

Dalila (le poussant) : Raison de plus pour rentrer vite.

L'Ombre Michel) : Ils dansent ?... Je veux danser avec eux.

(Et elle le fait, exécutant un gracieux contrepoint de leur lutte conjugale. Francesca résiste pour ne pas bouger.)

Dalila (menaçant de frapper l'Ombre) : Gare, toi !

Ursule (criant) : Vas-y, tue-la !

L'Ombre (se réfugiant derrière Michel) : Elle n'a pas l'air contente ?

Jean : Elle n'est jamais contente.

Ursule : Salaud !

Michel (protégeant l'Ombre) : Voyons, laissez-la, elle n'est pour rien dans vos déboires conjugaux.

Jennifer (attrapant Dalila et la poussant) : Bon sang, emmène ton mec et fiche-nous la paix si tu tiens tant à lui.

Dalila (se collant à Jean, l'embrassant) : Viens, je serai gentille maintenant... tout l'temps... Je ferai ce que tu voudras...

Jean (faiblissant) : A la première incartade, gare.

Dalila (collée à lui, l'embrassant, l'entraînant) : Oui, tu me vires. Viens, chéri, rentrons.

(Elle l'entraîne.)

Ursule (furieuse) : Lâcheuse !

Jennifer (froidement, haussant les épaules) : Bon débarras.

L'Ombre Michel) : C'est comme cela qu'il faut faire ?

Michel (embarrassé) : Tout dépend du résultat recherché.

L'Ombre : Elle a une bonne technique... J'ai beaucoup appris. (Elle se met à rire de son joli rire perlé.)

(Ursule et Jennifer sont venues se camper de chaque côté d'elle, les mains sur les hanches, prêtes à l'affrontement.)

Michel (insinuant) : Et maintenant, comme homme, il n'y a plus que moi.

L'Ombre (sincère) : J'aimais mieux l'autre.

Michel (un peu vexé) : Ben oui, mais il est déjà pris... (Insinuant :) Je te ferai faire le tour du monde, nous irons partout, nous verrons tout, nous connaîtrons tout, nous rencontrerons d'innombrables représentants de toutes les ethnies, des femmes girafes, des femmes hommes d'affaires, des femmes de jour, des femmes de nuit, des hommes...

L'Ombre : Des beaux ?

Michel (interloqué) : Hein ? Oui. Enfin ce qu'on trouvera.

L'Ombre (sérieusement) : Parce que je suis très intéressée par les beaux. (Et elle se met à rire de son joli rire perlé.)

Jennifer (approuvant) : Ça c'est une femme !

Ursule : Oui, elle est comme nous.

L'Ombre (froidement) : En bien mieux. (Mine des deux autres.)

Michel (passionné) : Viens, allons là où l'on peut rêver, allons là où c'est riche, là où c'est beau, je serai ton mec, je serai ton mac, nous vivrons à tes dépens, et à ceux de tes amants, rien que les plus grandes vedettes, rien que les plus riches des jeunes milliardaires...

L'Ombre : Et je danserai ?

Michel : Tout le monde aura envie de te voir danser, tu es la danse, viens, entrons dans la danse, ma chérie, entrons dans la danse !

(Et il se met à danser, mais maladroitement, en l'entraînant vers la sortie. L'Ombre rit, et puis commence de danser mais souverainement, la différence saute aux yeux; elle rit en le regardant faire.

Francesca résiste.)

L'Ombre Francesca, criant malicieusement) : Allons, l'ombre, en route, on rapplique... et vite !

(Elle tire un bon coup sur la corde invisible; Francesca, furieuse, est traînée, puis se lève et suit, mais les bras croisés refuse de danser.

L'Ombre rit en continuant de danser avec Michel et en s'approchant de la porte.)

Ursule Francesca) : On arrosera tes plantes !

Jennifer Francesca) : Oui, sois tranquille, on va s'installer chez toi.

(Rire perlé de L'Ombre qui, ivre de joie, danse sans plus s'occuper de la danse de Michel tout en sortant avec lui.)

                                                                    Rideau