SUZANNE ET LES VENERABLES

(Sophie VI)

Un cimetière sans fleurs. Les tombes s'effritent parmi les herbes. Des portes de caveau bâillent. La lune projette des ombres longues.

(Note : Aucun strip-tease n'est véritable puisque les acteurs doivent porter plusieurs fausses peaux les unes sur les autres et que la dernière ne peut pas plus être la vraie que la première. Les peaux vieilles seront grisâtres, boursouflées, veineuses, avec quelques pustules...)

La Grande Veuve (elle porte bouquet et paquets, celles qui la suivent aussi; somptueux costume de deuil) : Mais si, c'est par là. Ah ! elles ne savent jamais où elles les ont mis.

Veuve Gilberte : J'ai toute ma tête, le mien est à l'est !

Grande Veuve : On est à l'est.

Veuve Catherine : Moi je ne m'y retrouve que quand je vois sa figure sur la tombe.

Veuve Gilberte : Tout le monde s'y perd.

Grande Veuve : Mais non.

Veuve Catherine : C'est trop grand.

Veuve Gilberte : On meurt depuis trop longtemps.

Veuve Fabienne (portant un long paquet avec Veuve Jeanne) : Attendez-nous. C'est lourd.

Veuve Jeanne (gémissante) : Qu'est-ce qu'on a besoin d'aller si loin, du moment que c'est le bon cimetière.

(La Grande Veuve a commencé d'examiner les tombes.)

Grande Veuve : Ah ! Voilà le mien.

Veuve Jeanne (laissant tomber son côté du paquet) : Ah, chic, j'en avais plein les bras.

Veuve Fabienne : Mais fais attention ! On ne lâche pas tout comme ça !

Veuve Jeanne : Gronde pas, Faby.

Veuve Catherine : Je ne vois pas de photo...

Veuve Gilberte : Si le sien est là, les nôtres aussi...

Grande Veuve : Gilberte, voilà le tien.

Veuve Gilberte : Ah oui, c'est mon nom.

Grande Veuve : Et toi, Catherine, ici.

Veuve Catherine : Y a pas d'photo.

Veuve Gilberte : Mais c'est ton nom, regarde.

Veuve Catherine : Y a pas d'photo.

Grande Veuve : Tiens, les bouts sont par terre. Quelqu'un a dû casser sa vitre et la déchirer.

Veuve Fabienne (un peu plus loin) : Bon, il est bien là. Et toi, Jeanne ?

Veuve Jeanne (gémissante) : Il faut vraiment que je le cherche ?

Toutes les autres : Oh, Jeanne !

Veuve Jeanne : Je préférerais installer le pique-nique.

Toutes les autres : Après !

Veuve Fabienne : Ici, le voilà, viens...

Veuve Jeanne (fait quelques pas; d'un peu loin) : Ah oui... (Comme s'il la voyait :) Salut.

Grande Veuve : Il n'y a pas à avoir peur, ils sont bien dedans.

(Toutes se mettent à rire, même Jeanne, mais en dernier, avec un décalage.)

Fabienne : Allez vite, le discours, que l'on puisse installer le pique-nique.

Grande Veuve : Oh, vous croyez, ne devrait-on pas attendre le dessert ?

Toutes les autres : Le-dis-cours ! le-dis-cours !

Grande Veuve : Soit, on sera débarrassées.

(Elles se mettent en formation comme autour d'un cercueil, Grande Veuve au bout des deux lignes parallèles, en officiant.

A ce moment paraît au fond Suzanne, suivant avec hésitation et difficulté un plan qu'elle tient à la main.)

Grande Veuve : Salut les morts, les morts nous voilà... Ça fait un an et on ne s'est pas embêtées. Pendant que les vers s'occupent enfin de vous, nous avons droit à une nouvelle vie, à des aventures tant attendues, des voyages là où vous ne vouliez jamais aller, des soirées, des visites... Nous sommes venues nous souvenir pour mieux profiter de nos beaux jours. Nous avez-vous assez cassé les pieds avec vos manies, vos idées fixes, votre mauvais caractère, vos maladies, vos exigences de toutes sortes. Aïe aïe aïe. Enfin c'est fini. Paix à nos âmes et vive la vie.

(Toutes les autres applaudissent.)

Veuve Catherine : C'était bien mais tu aurais dû quand même leur souhaiter bon anniversaire.

Veuve Gilberte : Et les prières ? On ne fait pas les prières ?

Grande Veuve : Qui veut des prières ?

Veuve Fabienne : Le pique-nique suffit bien. On installe ?

Grande Veuve : Et toi, Jeanne ? Qu'en penses-tu ? Dis quelque chose !

Veuve Jeanne (craintive) : Il ne risque pas de ressortir ?

Toutes les autres : Oh ! Voyons...

Grande Veuve : Oui, bon. Pique-nique !

(A ce moment, Suzanne arrive juste près d'elles. Toutes les veuves s'affairent.)

Suzanne : Bonjour. Est-ce que vous êtes les Schmils ?

Fabienne (sèchement) : Non et vous êtes sûrement très en retard pour l'enterrement.

Catherine : Oui, c'est fini à cette heure, mademoiselle.

Gilberte : Est-ce que vous êtes veuve ?

Suzanne (interloquée) : Veuve ? Quelle drôle d'idée. Je suis trop jeune !

Grande Veuve (sévère) : Alors qu'est-ce que vous faites là ?

Jeanne : A cette heure, à votre âge, dans un cimetière...

Suzanne : Je cherche les Schmils.

Fabienne : Vivants ou morts ?

Suzanne : Mais voyons... les Schmils ne meurent pas... Ils sont immortels !

Grande Veuve : Eh bien c'est gai pour leurs femmes.

Catherine : Qu'est-ce qu'ils font dans les cimetières s'ils sont immortels ?

(Petit à petit les veuves ont cessé leur occupation et se sont rapprochées de Suzanne qu'elles entourent maintenant.)

Suzanne : Ils cherchent à voler les âmes des morts pour les emmener sur leur planète.

Jeanne (effrayée) : Faby ? Tu crois que son âme peut être encore là ?

Fabienne : Il n'avait pas d'âme. On l'a connu. On sait.

Grande Veuve : En somme, vous jouez ?

Suzanne : Eh oui. Pas vous ?

(Un temps.

Grande Veuve se met à rire et les autres veuves ensuite.)

Grande Veuve : On ne demande qu'à jouer. Qu'est-ce que vous leur voulez, aux Schmils ?

Gilberte : Comment se comportent-ils ?

Fabienne : S'il faut leur arracher des aveux, je suis là.

Jeanne : Et moi avec Faby.

Catherine : On leur arrachera leurs secrets. J'ai justement envie d'être immortelle.

Toutes (riant) : Depuis un an environ.

Suzanne (souriant par contagion) : Pourquoi depuis un an ?

Grande Veuve (très gaie) : Il y a eu une sorte d'épidémie.

Fabienne (très gaie) : On n'a rien pu faire.

Suzanne (souriant par contagion) : Oh, mais c'est atroce !

Grande Veuve (très gaie) : Mais non.

Fabienne (impatiente d'agir) : Alors on installe le pique-nique, on cherche les Schmils, comment est-ce qu'on se répartit le travail ?

Suzanne : Pourtant ils devraient être là. Regardez la carte.

(Toutes regardent, les têtes se rejoignent.

Le jeune fou, très beau, entre en scène par un côté.)

Le jeune fou (ton fort et angoissé) : Où-est-Marlyce ?

(Les têtes se tournent sans se redresser.)

Grande Veuve : Encore du monde.

Jeanne (angoissée) : Un homme.

Gilberte : Mais un beau.

Grande Veuve : passez au large. Ici les mâles ne sont admis que morts.

Catherine : Oui, sous les dalles.

Fabienne (admirative) : On ne pourrait pas faire une exception ?

Le jeune fou : Où-est-Marlyce ?

(Un silence.

Les têtes se disjoignent.)

Grande Veuve (brusquement) : Allez, pique-nique !

(Les veuves s'affairent aussitôt.)

Gilberte : Ça vaut mieux en effet.

Catherine : Déjà qu'y avait pas la photo...

Gilberte : Si ! On t'a...

Catherine : Oui, elle était cassée, je sais. Mais enfin Il n'était pas à sa place.

Jeanne : Tu crois que ce sont Eux les Schmils ?

Fabienne : C'est fini de déraisonner !

Grande Veuve : A table !

(Toutes s'installent.

Suzanne et le jeune fou restent seuls debout.

Un temps. Les veuves se servent.)

Suzanne : Alors vous me laissez tomber ?

Toutes les autres en choeur et la bouche pleine : Oui !

Suzanne (ton pincé) : Tant pis... pour vous; s'ils vous attaquent...

Grande Veuve (rieuse) : M'étonnerait... A mon avis, s'ils ne sont pas là... c'est qu'ils savent à quoi s'en tenir...

Fabienne (rieuse) : Les morts ont dû causer...

Jeanne (effrayée) : Tu crois qu'Ils causent ?

Grande Veuve (rieuse) : Ils n'ont plus que ça à faire.

Gilberte (rieuse) : Et à nous attendre...

Catherine (admirative) : Ah, Grande Veuve, elle sait s'y prendre.

Suzanne : Bon... Je vais chercher seule.

Le jeune fou (très fort) : Où-est-Marlyce ?

(Un silence.)

Grande Veuve : Pourriez pas l'emmener chercher avec vous ?

Suzanne (sèchement) : Je n'ai pas le temps.

(Elle sort en regardant son plan et hochant la tête avec découragement.

Le jeune fou se met à se balancer sur place lentement.)

Grande Veuve : Quel est ton nom, mon garçon ?

(Le jeune fou continue de se balancer.)

Catherine (articulant bien) : Ton... nom ?

(Le jeune fou continue de se balancer.)

Fabienne : Laissez-le. Il ne gêne personne et il est si agréable à regarder.

Jeanne : Ils devraient tous être comme celui-là.

Gilberte : Passe-moi le champagne.

Grande Veuve : Excellent. Le mari de Catherine lui a fait une remarquable cave.

Catherine : J'aurais préféré qu'il me fasse des enfants.

Le jeune fou (très fort) : Geoffroy !

(Toutes sont interloquées.

Le jeune fou continue de se balancer.)

Fabienne : Geoffroy, je me demande si je ne suis pas Marlyce.

(Le jeune fou s'arrête net de se balancer, il semble réfléchir.

Soudain on entend le bruit des crécelles, une dizaine peut-être, on ne sait trop d'où il vient.)

Jeanne (murmurant, pâle) : Le jugement des morts...

(Surgit un homme en surplis, un énorme volume liturgique sous un bras, tournant une crécelle frénétiquement.)

L'homme en surplis : Ah !... Soif !

(Il s'assied, attrape une bouteille et le verre de Catherine, l'emplit, boit une première fois.)

Grande Veuve : Vous venez lire dans le cimetière à cette heure... pour les âmes ?

L'homme en surplis : Vous n'avez pas de crécelles !

Fabienne : A quoi est-ce qu'elle vous sert ?

Catherine : Il a un bout de l'habit du curé.

L'homme en surplis : Oui, il m'a plu dès le premier regard, je n'ai pas pu résister.

Grande Veuve : Pour le livre non plus ?

Gilberte : Vous ne devez pas résister souvent.

L'homme en surplis : Eh bien oui, les veuves, avec quelques amis, pour nous faire quelque argent, (essuyant une larme imaginaire) car nous sommes pauvres ! je pille l'église. Il y a tellement de non-croyants passionnés par les oeuvres des croyants. Les trésors sont à ceux qui les trouvent.

(Il emplit une deuxième fois son verre et va boire.)

Jeanne : Moi aussi, j'irais bien prendre quelque chose.

Catherine : Et la prison, tu en veux aussi ?

L'homme en surplis : Bah, c'est de la mairie que dépend l'église. On peut être tranquille. Le maire n'y voit qu'une charge.

Le jeune fou (hurlant) : Geoffroy !

L'homme en surplis (surpris, se remettant à faire tourner sa crécelle) : Te fâche pas, y en a assez pour nous tous...

Gilberte : Qu'avez-vous choisi pour votre lecture ?

L'homme en surplis (hilare) : Oh, dans le livre, ce sont surtout les images qui m'intéressent. Si je ne trouve pas preneur pour le tout, je découpe.

(Il se lève pour partir en tournant sa crécelle.)

Le jeune fou : Geoffroy !

L'homme en surplis (interloqué) : Mais qu'est-ce qu'il veut ?

Toutes les veuves (excédées,bien ensemble) : Où-est-Marlyce ?

L'homme en surplis (inquiet) : Je ne sais pas. Il faut que j'aille porter ça au camion.

(Il sort.)

Grande Veuve : J'ai l'impression que dans ce cimetière, on se retrouve à l'heure de pointe.

(Surgit un homme portant avec peine un gigantesque tableau et s'efforçant néanmoins de tourner sa crécelle.)

L'homme au tableau : Ah ! Soif !... Quelqu'un ne pourrait pas m'aider à porter le tableau ? (Il regarde le jeune fou.)

Fabienne : Non.

L'homme au tableau : Qu'est-ce que vous faites là si vous n'aidez pas ?

Gilberte : Les cimetières appartiennent aux veuves.

Catherine : Nous vérifions une fois par an la mort des morts.

Jeanne : Surtout celle du mien. Vous croyez qu'ils peuvent revenir ?

Grande Veuve : Encore tes bêtises. Ne l'écoute pas, tourneur de crécelle; bois un coup et va tourner ailleurs.

(Gilberte se lève avec son verre et va le faire boire.)

L'homme au tableau (buvant) : Doucement... Encore un peu... Merci... Ah... (Riant :) Avant d'être chômeur, j'étais déménageur... (Geste du menton vers le tableau :) Je m'entretiens...

Gilberte : Seule l'oisiveté est coupable.

Jeanne Grande Veuve) : Je peux aller à l'église me chercher quelque chose ?

L'homme au tableau : Oh y en a pour tous, pouvez, oui... Moi, je porte ça et j'y retourne.

(Il sort.)

Grande Veuve (hésitante, à Jeanne) : ... Après tout... c'est toujours ça que les voleurs ne prendront pas...

Fabienne : En quelque sorte, on sauverait un bout du patrimoine.

Grande Veuve : A condition de n'avoir pas d'idée de lucre...

(Fabienne et Jeanne se lèvent.)

Fabienne : On va mettre à l'abri ce qu'il y a de plus beau.

Jeanne : Et moi, dans mon testament, je léguerai mes biens à l'église.

(Elles sortent, croisant un homme qui plie sous un gigantesque Christ en croix. Il le laisse tomber et s'écroule près des bouteilles.)

L'homme à la croix : Vous êtes comme moi, vous avez renoncé à faire tourner les crécelles. (Se servant :) Ah, on ne devrait pas travailler avec des gens qu'on ne connaît pas. Des crécelles... parlez-moi d'un signe de reconnaissance idiot.

Grande Veuve (laconique et ironique) : Ça oui.

L'homme à la croix (buvant) : Et je tombe sur vous par hasard, je ne savais même pas qu'on avait boire et manger.

Grande Veuve (ironique) : Boire surtout.

L'homme à la croix (se servant) : Philbert nous avait dit : passez toujours le long du mur, on ne vous repérera pas.

Grande Veuve (ironique) : Vous ne nous auriez pas trouvé.

L'homme à la croix : Et c'est trop long. (Il boit à nouveau :) L'organisation et Philbert... (Se levant :) Personne ne pourrait m'aider ?

Grande Veuve : Non.

L'homme à la croix (chargeant sa croix) : Je vais indiquer aux autres où est la cantine.

(Il sort.)

Catherine : C'est très passant, ici, je trouve.

Gilberte : On peut pas casser la croûte tranquille.

Grande Veuve : Moi, ça ne me gêne pas, j'aime les vivants.

Le jeune fou (très vite) : Marlyce a vingt-deux ans aujourd'hui...

(Silence étonné.)

Elle m'attend mais je ne sais pas où je suis. Marlyce a vingt-deux ans et un jour mais je ne sais pas où je suis. Marlyce a vingt-deux ans et deux jours mais je ne sais pas...

Grande Veuve (l'interrompant) : Stop... (Doucement :) Geoffroy et Marlyce, quelle belle histoire c'était...

(Il met sa tête dans ses mains.

Surgissent trois masques de carnaval; ils ne viennent pas du même côté que les pilleurs. L'un représente une tête d'éléphant, un autre un cow-boy rieur, le troisième un train.)

L'éléphant (au train) : Là, tu vois qu'il y en a d'autres.

Le train : Etant donné leur âge elles se sont déjà installées pour éviter des frais à leurs héritiers.

Le cow-boy (menaçant) : On peut jouer avec ?

Catherine : Tiens-toi tranquille ou je t'arrache ton masque.

Le cow-boy (scandalisé) : Une vieille n'agresse pas les cow-boys !

Grande Veuve : Les temps changent.

Gilberte (s'amusant) : Et on n'est pas à un près.

Catherine (hilare) : Ni à deux ou trois.

L'éléphant : Excusez le vacher, mesdames... Quoique passablement éméchés, on se rincerait bien la trompe dans ce liquide.

Le train : Ma cheminée a soif.

Le cow-boy : Moi j'accepte le verre de la réconciliation.

Grande Veuve : Vous tombez bien, aujourd'hui table ouverte au bar du cimetière.

L'éléphant (s'asseyant) : J'étais sûr qu'un jour de carnaval d'autres viendraient faire la fête ici.

Le train (enthousiaste) : L'endroit idéal !

Le cow-boy (boudeur) : T'avais promis de la musique.

Gilberte (navrée) : Y a pas d'musique.

Le cow-boy (en larmes) : On va avoir un carnaval tout triste.

Le jeune fou : Marlyce a vingt-deux ans et vingt-deux jours et je ne sais pas où je suis. Marlyce a vingt-deux ans et vingt-trois jours et je ne sais pas où je suis. Marlyce a...

Grande Veuve : Stop !

(Le jeune fou se met à pleurer.)

L'éléphant (se mettant à pleurer aussi) : Ah c'est triste tout ça.

Le train (tristement) : Tut tut.

L'éléphant (pleurant) : Tout ça, la vie...

Le cow-boy (pleurant) : Y a pas de musique.

Catherine : Déjà qu'y avait pas la photo.

Grande Veuve : Les Schmils non plus d'ailleurs.

Le jeune fou (hurlant) : Où-est-Marlyce ?

Le cow-boy (en larmes) : Et y a pas d'femmes non plus.

(Stupéfaction et indignation d'abord silencieuses des trois vieilles.)

Grande Veuve (craquant de rage le haut de sa robe qui s'ouvre jusqu'au nombril; apparaît alors un buste nu de jeune femme) : C'est quoi, ça !

Gilberte (passant son chemisier à boutons par-dessus sa tête, apparaît en soutien-gorge, le corps est aussi jeune que celui de Grande Veuve) : Et là ! Y a pas de nichones ?

Catherine (se levant vite et laissant tomber sa robe, apparaît en sous-vêtements, corps délicieusement potelé, elle prend la pose) : Du nichone... et le reste !

L'éléphant : Du nichone ! Y en a partout !

Le train : Et du beau !

Le cow-boy : Du tout blanc et rebondi.

Grande Veuve (commence d'arracher son masque de vieille et attire de l'autre bras la tête de l'éléphant entre ses seins, chantant) : Profite ! Profite ! Profite !

Gilberte (sortant son sein gauche et attirant le train contre elle) : Mon pauvre train tout triste. (Chantant :) Profite, profite, profite !

Catherine (s'agenouillant et enlevant son soutien-gorge devant le cow-boy dont elle pose les mains sur ses seins) : Tu aimes, chéri ? Prends-les bien.

(Gilberte et Catherine commencent d'enlever aussi leurs masques de vieilles.)

Le cow-boy : Oh ! J'y crois pas.

L'éléphant : Du nichone, du nichone partout !

Le train : Et du beau !

Catherine : Ah, mon cow-boy ! (Chantant :) Profite, profite, profite !

Grande Veuve : Enlève-moi tout, mon éléphant chéri.

Gilberte : Fonce le train !

Le train : Tut, tut !

Catherine : Oh, si on allait piller avec les autres ?

Grande Veuve : Oh oui ! Allons-y. (Elle se lève, nue.)

Le cow-boy : Piller quoi ?

Gilberte : L'église, bien sûr !

Catherine : Les autres le font bien.

Le train Gilberte qu'il caresse) : Moi je veux tout comme toi.

L'éléphant (entraîné par Grande Veuve) : Ce ne serait pas mal, par hasard ?

Catherine (entraînant le cow-boy) : Emmène-moi là-bas et je serai encore plus gentille.

Gilberte (au train) : Viens vite ou y aura plus rien.

(Ils sortent, les femmes plus ou moins nues trottinant, les masques leur courant après ou les enlaçant.

Un temps.)

Le jeune fou (seul en scène) : Marlyce n'aurait jamais fait ça...

Suzanne (réapparaissant vers le fond) : C'est forcément à cet endroit-là. (Elle s'arrête et fixe son plan :) J'en étais sûre mais la présence des vieilles m'a perturbée... Les Schmils ce sont les morts, bien sûr. (Avançant :) Elles sont parties... Regardez-moi ce désordre. Ah ! Où sont les vieilles d'antan ?... Mince, il y a encore le dingue... Je n'ai pas rencontré Marlyce...

(Le jeune fou la regarde sans répondre.)

Alors je devrais (regardant sa feuille)... Mais si je ne le fais pas, je suis sûre qu'ils le sauront. Ils doivent être planqués quelque part pour me surveiller... (Elle tourne la tête de côté et d'autre.) Tant pis, j'y vais. (Elle commence de déboutonner son chemisier en lançant des regards inquiets à droite et à gauche.) Et lui ?... (Elle regarde le jeune fou.) Bah, il ne compte pas. (Elle enlève le chemisier.)

(Deux couvercles de tombe se soulèvent silencieusement. Apparaissent deux têtes masculines centenaires.)

(Suzanne dégrafant son soutien-gorge :) Vite fait et je me tire. (Laissant tomber son soutien-gorge :) Il faut respecter la loi du jeu ou bien ils me laisseront toute seule. Je ne veux pas me retrouver toute seule.

(Les deux centenaires sortent des tombeaux et se rapprochent, l'un debout avec une canne, l'autre à quatre pattes.)

(Suzanne prenant ses seins à pleines mains et renversant la tête en arrière :) Prononçons la première formule : "Oh, Schmils, voyez votre offrande, elle est venue à vous, volontaire et docile, écartez les maléfices du temps et de la nuit, que demain soit jeune encore, que demain soit aussi vivant qu'aujourd'hui"... Pas de hurlements de sorcières, de grand vent, de démons rouges, bon, continuons. (Elle commence de dégrafer sa jupe, elle n'a toujours pas vu les centenaires :) Alors le dingue, on aime le spectacle ?

Le jeune fou (aimablement) : Geoffroy.

(Saisissement de Suzanne. La jupe tombe.)

Suzanne : Tu causes ?

Le jeune fou (aimablement) : Geoffroy.

Suzanne (soulagée) : Ah d'accord. Juste un mot, comme ça. Eh bien, Geoffroy, rince-toi l'oeil et laisse-moi réciter la deuxième de ces idiotes de formules. Où est mon papier ? (Elle le ramasse.) Ah. "Schmils, êtres effrayants et si puissants, vous qui soumettez le temps et prolongez à votre gré la durée des délices, vous qui êtes les maîtres du plaisir renouvelé et de l'âge menaçant, acceptez l'offrande en échange de votre bienveillance"... Robert a le goût des textes idiots... Personne. (Elle regarde des mauvais côtés.) Allons-y. (Elle commence de faire glisser son slip :) Ça me fait drôle de me mettre nue ici... Une impression à la fois de gêne et... rudement excitante... Robert est un salaud de me faire faire ça... (Elle finit d'enlever son slip.) Dernière formule et c'est fini. (Se caressant les cuisses, puis les flancs, le ventre, les mains remontant sur les seins; fermant les yeux :) "Oh, Schmils, devenez bienfaisants, je me livre à vous !"

(Les centenaires sont alors juste à côté d'elle, ils la saisissent, la touchent partout, elle crie, rouvre les yeux, se débat d'abord en vain, puis s'échappe et court dans les bras de Geoffroy qui s'est levé.)

Geoffroy : Marlyce n'aurait pas fait ça... mais elle aurait eu tort. (Il embrasse la bouche de Suzanne.)

Suzanne (criant) : Robert !

Geoffroy : Geoffroy.

Suzanne (tirant un bout de peau qui devient un pan de peau se détachant; dessous apparaît une chair flétrie, un sein flasque) : Qu'est-ce qui m'arrive ?

Premier centenaire (laissant tomber sa canne) : Ah, je me sens mieux.

Geoffroy : Tu pèles, chérie, ce n'est rien.

Suzanne (tirant sur un autre bout de chair - même résultat) : Je perds ma peau...

Deuxième centenaire (celui qui était à quatre pattes; il se met debout) : Ah, enfin ! Je renais.

Suzanne : Ma belle peau, si douce... Robert l'aimait tant.

Geoffroy : Veux-tu que je finisse de t'éplucher, chérie ?

(Il s'y met activement.)

Premier centenaire (arrachant sa vieillesse - son masque bien sûr) : Je finissais par craindre que Robert ne nous envoie personne cette année.

Deuxième centenaire : Deux ans à suivre dans ce trou sans droit de sortie, quelle horreur !

Suzanne : Qui sont ces gens ?

Geoffroy : Des Schmils, naturellement.

Suzanne (répétant automatiquement) : Naturellement.

(Elle est nue et épouvantablement vieille maintenant, sauf le visage.)

Deuxième centenaire (enlevant sa vieillesse) : Avec une aussi merveilleuse poulette, j'ai devant moi au moins une semaine de promenade.

Premier centenaire : Moi j'avais encore des forces, je serai absent un bon mois;

(Il est allé vers son tombeau, en sort le panneau "Absent pour le moment", le referme.)

Deuxième centenaire (allant faire la même chose) : Tu as des projets ?

Premier centenaire (sortant) : Le tour des plaisirs !

Deuxième centenaire (sortant après lui) : Attends-moi ! je viens !

(Un temps.)

Geoffroy : Ils ne t'ont pris qu'un peu plus d'un mois de jeunesse, tu as de la chance.

Suzanne : Mais qu'est-ce que je vais faire ?

Geoffroy : Marlyce ne s'en est pas si bien tirée.

Suzanne : Où est-elle, Geoffroy ?

Geoffroy : Il y en a que les jeux idiots tuent... Pauvre Marlyce.

Suzanne : Et qui a tué Marlyce ?

Geoffroy (rêveur) : ... Je crois que c'est moi.

(Rentrent Fabienne et Jeanne. Tenues invraisemblables partie veuve, partie curé, avec robe retroussée sur ses bas noirs pour Jeanne, dans le but probable de créer une harmonie, et robe un peu déchirée pour Fabienne qui a dû livrer combat. Jeanne qui porte péniblement un lutrin sculpté le heurte contre une tombe.)

Fabienne (peu amène) : Attention au patrimoine.

(De son côté elle a un petit bas-relief sous un bras, un tableau sous l'autre dont la main tient un livre.)

Jeanne : Que c'est lourd... Dis, Faby, pourquoi tu t'es battue avec le type pour ce bas-relief ? Il y en a pour tous.

Fabienne : Le couronnement d'épines, c'est central, je tiens au couronnement d'épines.

Jeanne : Et le tableau alors ? C'est pas un couronnement d'épines; pourquoi tu l'as pris ?

Fabienne : Mais ce tableau n'appartient pas à une série, il ne peut pas être central. Cesse de dire des sottises.

(Elle pose ses trésors près du pique-nique et aperçoit Geoffroy et Suzanne.)

Fabienne : Ah... Il y a eu des changements.

Jeanne (peinant avec son lutrin) : Comment ?

Fabienne : La petite a pris un coup de vieux.

Jeanne (arrivant et se laissant tomber à terre) : Eh bien, elle n'est pas la seule... (Levant les yeux sur Suzanne; un temps d'incertitude :) De toute façon, après ce que j'ai vu dans l'église... rien ne m'étonne plus.

Suzanne (montrant Geoffroy à Fabienne) : Lui aussi est un Schmil, Madame, qu'est-ce que je peux faire ?

Fabienne : Rhabillez-vous un peu. Geoffroy, ramassez-lui ses vêtements. (Il obéit.)

Jeanne : Oui, avec la figure restée jeune on ne verra rien.

Fabienne : Vous pourrez même aller dans le monde, on vous croira normale.

Jeanne : Les vêtements, on a dû les inventer pour que tout le monde paraisse normal.

(Geoffroy donne ses vêtements à Suzanne.)

Geoffroy : Marlyce n'est plus, j'aimerais bien Suzanne à la place.

Fabienne : Non. Elle a assez trinqué, elle ne va pas aussi avoir un mort à domicile.

(A ce moment passent les trois hommes du début portant avec peine un confessionnal ouvragé.)

L'homme en surplis (maintenant un peu déchiré,à Fabienne) : Tu vois, on a trouvé aussi bien que ton bas-relief. C'était pas la peine de faire toute une histoire, y en a pour tous.

L'homme au tableau : Moi j'ai mal au bras maintenant.

L'homme à la croix : Eh, faites attention, je porte tout.

L'homme en surplis : Attends, que je reprenne mieux en main... Là.

(Ils sortent.)

Jeanne : Pourquoi tu te comportes comme ça, Faby ?

Fabienne (rêveuse) : C'est rien, c'est sexuel.

(Brusquement on entend le bruit frénétique de nombreuses crécelles.)

Revoilà les clowns.

Suzanne (finissant de se rhabiller, aidée de force par Geoffroy) : Fourre pas tes mains partout, toi. Ça n'en vaut plus la peine.

Geoffroy : J'aime bien.

(Entrent les trois autres veuves avec leurs amants. Ils ont trouvé d'autres bouteilles, remuent d'une main frénétiquement les crécelles dont ils se sont emparées et dansent parfois. Leurs tenues sont ahurissantes, dépenaillées et au minimum à larges trous, pour les hommes comme pour les femmes. Grande Veuve a mis le masque de l'éléphant et passé une étole autour de son cou, Gilberte a mis une soutane qui est en lambeaux, Catherine porte la chemise, ouverte, du cow-boy qui l'enlace, l'embrasse, le masque à demi déchiré et le jean ouvert; le train fait le train les mains sur Gilberte; l'éléphant suit le groupe, torse nu, des cierges allumés sortant de son pantalon tout autour de la ceinture.)

L'éléphant : Veuvette, je brûle, ça cuit.

Grande Veuve : C'est comme ça que je préfère les mâles, déjà un peu roussis.

Le train (voyant Fabienne, Jeanne, Suzanne et Geoffroy) : Tiens, voilà des passagers, ma Gigi, faut qu'on s'arrête.

Gilberte (riant) : Eh, j'ai assez de toi.

Grande Veuve : Allez, l'éléphant, viens brûler au milieu de nous.

Le cow-boy (chantant) : Ah laisse-moi respirer, laisse-moi re-espii-irer.

Catherine : Meuh.

Le train : Tut tut.

Fabienne (fermant à demi les yeux) : Je ne suis pas jalouse, je ne suis pas jalouse, je ne suis pas jalouse...

Jeanne : Faby, ils me font peur.

Fabienne : Je ne suis pas jalouse mais j'en voudrais bien un.

Gilberte (se laissant tomber et le train tombe sur elle) : Moi je ne prête pas.

Fabienne (amère) : J'ai vu... à l'église.

Catherine (venant embrasser Fabienne et Jeanne, le cow-boy près d'elle) : Moi je le prêterais bien un peu mais il ne veut pas.

Fabienne (amère) : J'ai vu...

Grande Veuve (ayant repris sa place, embrassant le torse allumé de l'éléphant dont elle a le masque qu'elle a dû légèrement écarter) : Bon sang que j'aime ça.

Fabienne (s'approchant et faisant de même) : Et moi... aussi.

Jeanne (s'approchant et imitant) : Je peux essayer ?

(Toutes trois embrassent le torse avec onction et componction.)

L'éléphant : Qu'est-ce qu'elles font ces deux-là ? Oh ! On s'écarte ! Veuvette, chasse-les !

Grande Veuve (appliquée, sans s'émouvoir) : Tout de suite, mon fanfan.

Fabienne (le mordant) : Ah, je te hais de ce que je suis si vieille.

L'éléphant (criant) : Aïe, elle me mord, la vieille m'a mordu ! Veuvette !

Jeanne : Je peux essayer aussi ?

(Elle se penche et mord aussi longuement. Fabienne mord de nouveau à son tour.)

L'éléphant : Aïe ! Aux folles !

(Il se débat brusquement et avec violence, repoussant Fabienne et Jeanne. Mais un de ses mouvements arrache le masque d'éléphant de Grande Veuve : elle apparaît de nouveau vieille.)

L'éléphant (pétrifié) : Ah !

Grande Veuve : Quoi ?

Catherine : Tu as de nouveau ton visage de vieille.

Gilberte (arrachant un long morceau de sa peau jeune sous laquelle apparaît la peau vieille, boursouflée, parcheminée) : Ma peau jeune s'en va !

Catherine (faisant de même) : La mienne aussi.

Grande Veuve (faisant de même; froidement) : Ça devait arriver, évidemment.

Fabienne Catherine et Gilberte) : Ne faites pas les étonnées. Vous avez eu assez de chance ce soir.

Jeanne : Je commence de ranger ?

(Elle s'y met.)

Grande Veuve (s'épluchant de sa jeunesse; mélancoliquement) : Rien de ce qui est bon ne dure.

Catherine (s'épluchant) : Finie la permission de minuit.

Gilberte (s'épluchant) : De toute façon mon cow-boy était épuisé, je n'aurais pas eu le temps d'en trouver un autre.

(Fabienne aide Jeanne à ranger.

Les trois autres veuves commencent de se rhabiller.)

Le cow-boy (effrayé) : Ma peau s'en va aussi !

(Il en arrache un bout.

L'éléphant et le train font de même, également effrayés.)

L'éléphant : Elles nous ont contaminés !

Le train : C'étaient de vraies vieilles !

(Les trois veuves finissent rapidement de se rhabiller. Profitant de ce qu'elles se tournaient et se baissaient, Catherine et Gilberte ont arraché leurs masques de jeunes. Toutes apparaissent comme au début.)

Le cow-boy : Jamais je ne l'aurais cru.

L'éléphant : Je croyais que c'étaient des jeunes déguisées !

Le train : Et tout ce que j'ai fait avec !

Grande Veuve : Ne vous frappez pas. On n'a pas touché aux visages.

Catherine (au cow-boy) : Dans trois mois il n'y paraîtra plus !

Gilberte (au train) : En attendant, bien habillé, personne ne s'apercevra de rien.

Suzanne (sortant de sa léthargie) : Comme pour moi. Regardez. (Elle soulève sa jupe pour montrer le haut de ses jambes.) On a été piégés. On nous a envoyés ici exprès !

(Les Veuves, affaires rassemblées, s'en vont.)

Grande Veuve (se retournant, à Suzanne) : Venez donc; vous n'allez pas rester toute seule avec eux ?

Jeanne (s'arrêtant) : Oui, ce ne serait pas convenable.

Suzanne (amère) : Qu'est-ce que je risque ?

Fabienne (continuant d'avancer) : Vous n'avez pas fait assez de bêtises pour une nuit ?

(Suzanne hésite.)

Geoffroy (la saisissant par un bras, criant) : Je ne la laisserai pas partir.

L'éléphant (dégrisé, se rhabillant après avoir jeté les cierges) : Moi je file d'ici.

Le train (l'imitant) : Moi aussi.

Le cow-boy (les imitant) : Attendez-moi !

(Les trois hommes qui portaient le confessionnal réapparaissent avec lui mais ils vont en sens contraire.)

L'homme en surplis : Pas moyen de le faire entrer dans la camionnette.

L'homme au tableau : On n'a pas osé le laisser sur le trottoir.

L'homme à la croix : Il pourrait s'abîmer. On préfère revenir; faut qu'il soit en bon état.

Suzanne (s'arrachant à Geoffroy et s'élançant) : Je viens !

(Elle court vers Grande Veuve.)

                                                                     FIN.