Anne-Sophie (maire, député, sénateur) (1966-2050)

 

 

 D'un côté de la scène, la petite place devant la maison d'Anne-Sophie; de l'autre le bureau du maire. Le meuble homonyme se trouve vers le centre de sorte que, à la fin d'un épisode, Anne-Sophie n'ait qu'un pas à faire de la place pour s'y asseoir - et inversement. L'espace devant figurera la permanence politique d'Anne-Sophie. Les projecteurs s'éteignent pour marquer le passage d'un épisode à un autre; ils se rallument sur la moitié du plateau utilisée.

 

(ACTE I)

 

Première scène.

 

Une permanence politique. Beaucoup de femmes dans l'assistance. Au fond un écran sur lequel apparaissent brusquement les résultats de l'élection. Cris et bravos.

 

Anne-Sophie : J'la suis. Bon sang, j'la suis !

La putée (à sa gauche) : Ça alors...

La sénilatrice (à sa droite) : Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?

Anne-Sophie : Ça t'la coupe, hein, la putée ? Tu vas pas t'en r'mettre la sénilatrice, hein ?

La putée : Voyons, Anne-Sophie , nous sommes les têtes de ton comité de soutien.

La sénilatrice : C'est notre appui qui t'a fait passer.

La foule (dont la femme-foule) : Un discours ! Un discours !

Anne-Sophie : J'te le fais court, j'te l'fais vite. Oh mes mignonnes, mes croustillantes, mes fofolles, la guerre est gagnée ! Les hommes sont à nous, c'est moi qui vais les diriger. Avec notre putée à l'Assemblée la Nationale vous voyiez pas la différence; avec la sénilatrice au palace du Luxembourg, vous gagniez quedal. Mais avec moi, ah, avec moi ! ça va changer ! Je suis le pouvoir, vous êtes la force ! Je suis l'autorité, vous avez l'autorité ! Je suis garante des institutions, je vais vous les changer ! (Triomphe.) Et maintenant champagne pour tout le monde ! (Nouveau triomphe.)

La sénilatrice : C'est quoi cette histoire de changement ?

La putée : Oui, tu as été élue sur un programme de gauche conservateur...

Anne-Sophie : Il faut bien que le changement commence par quelque chose. Eh, il commence par mon programme.

La femme-foule (qui s'approche familièrement) : Notre Anne-Sophie, elle va enfin remettre le monde dans le bon sens, avec nous dans la position dessus.

La putée (à la femme-foule) : Maintenant qu'on a gagné, il faut calmer tes troupes.

La sénilatrice (à la femme-foule) : Que tes femmes rentrent chez elles : ce n'est pas le moment de braquer les hommes. (A Anne-Sophie :) Pour durer il faut surtout ne pas déranger.

La femme-foule (furieuse, à Anne-Sophie) : Tu ne vas pas les écouter ?

Anne-Sophie (railleuse, aux deux autres représentantes du peuple) : Vous voyez, à la troisième élection triomphante, la mienne après les vôtres, les électrices veulent qu'on leur serve à quelque chose.

La sénilatrice : A quoi ?

La putée : La liberté de l'élection sert à changer les têtes pour éviter les bouleversements.

La sénilatrice : Parfaitement. Puisqu'elles sont bien représentées, elles n'ont plus à se révolter.

La putée : Ainsi la République est éternelle.

Anne-Sophie : Eh bien, moi, Anne-Sophie , élue maire de cette ville, je veux la revanche.

La femme-foule (enthousiaste) : Oui, Anne-Sophie, oui.

Anne-Sophie : La République je veux qu'elle soit notre République !

La femme-foule : Ouais ! Enfin !

Quelques-unes dans le foule (dopées au champagne et de confiance car elles n'ont rien entendu) : Ouais !

Anne-Sophie : La République est féminine, la République est femme; par la volonté des électrices, ici je suis la République !

La femme-foule : Bravo !

Plusieurs dans la foule (qui n'ont entendu que la femme-foule) : Bravo !

Anne-Sophie : Alors la loi est femme, la force est femme, l'économie est femme.

La femme-foule (plus fort) : Bravo, Anne-Sophie, bravo !

Anne-Sophie (de plus en plus exaltée) : Changeons la vie, la vie est femme, nous sommes la vie, mettons les hommes au service de la vie !

La femme-foule (plus fort) : Bravo ! Bravissimo !

Beaucoup dans la foule (sentant qu'il se passe quelque chose et imitant de confiance la femme-foule) : Bravo ! (Applaudissements.)

Anne-Sophie : Mon nouveau programme, le voici : La femme chef de famille ! Un homme à chaque femme ! Une procréation maîtrisée génétiquement améliorée ! Une immigration modérée avec vote annuel pour accepter ou refuser les postulants ! Du travail pour toutes et pas trop ! Des loisirs suffisants pour vivre nos vies !

La femme-foule (hurlant et applaudissant) : Bravo ! Bravo !

(Un court silence de la foule qui s'interroge sur ce qui se passe alors que seule la femme-foule applaudit. Puis toutes les femmes se lèvent et de confiance se mettent à applaudir.)

La foule : Bravo ! Bravo !

(Anne-Sophie lentement lève les bras en V. Airs catastrophés de la putée et de la sénilatrice.)

 

2e scène

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

Elle est sur les genoux de Beaumâle.

 

Anne-Sophie : Ouais mon beau, laisse-moi te baisoter encore et encore...

Beaumâle : J'aurai la place aux H.L.M. pour maman ?

Anne-Sophie : Bien sûr, mon mignon. Laisse-moi tâter ces pectoraux... c'est d'un dur...

Beaumâle : Pourquoi je peux pas avoir la place de secrétaire ?

Anne-Sophie : Laisse-moi te manger... ah, quand je pense à mon mari, ce mou de partout, le mollasson...

Beaumâle : Oui, mais pourquoi ?

Anne-Sophie : Pour que tu ne dissipes pas tes forces, houou je les veux toutes, tu sais.

Yvan (entrouvrant la porte) : On peut entrer ?

Anne-Sophie (se levant brusquement) : Non, je travaille... En voilà des façons !

Yvan (avec aplomb) : J'ai frappé.

Anne-Sophie (pas sûre du contraire) : Ah ?

Yvan (sentant que ça passe) : Oui. (Il entre.) Vous savez, je n'ai pas de préjugé, chacun travaille comme il veut. (Mentant mal :) Moi-même quand j'étais puté... (Petit rire faux.)...

Beaumâle (tendant la main) : Victor-Emmanuel Beauséant dit Beaumâle. A votre service.

Yvan : Non, sans façon. (Il serre la main quand même. A Anne-Sophie :) En tant que représentant  du parti des hommes il fallait que je vous voie Anne-Sophie. Franchement ça ne va pas, ça ne va pas du tout.

Anne-Sophie : Le contraire m'aurait étonnée. (A Beaumâle :) Va, minet, va encore muscler tout ça.

Beaumâle : Bien, bien. (A part :) J'vais plutôt aller voir la sénilatrice; cinq heures de gym par jour, faut rentabiliser. (Il sort.)

Anne-Sophie Yvan) : Alors de quoi i s'plaignent encore, les hômmes ?

Yvan : Je trouve ton attitude à leur égard bien peu politique.

Anne-Sophie : La politique est morte, je l'ai remplacée.

Yvan : Par quoi ?

Anne-Sophie : Par moi.

Yvan (choqué) : Enfin, quand même, on est en république.

Anne-Sophie (se balançant sur sa chaise) : Oui oui. Je serai réélue.

Yvan : Anne-Sophie, tu sais que je ne te suis pas hostile, mais tu dérapes.

Anne-Sophie : Ah, c'est bon, de déraper.

Yvan : Reprends-toi.

Anne-Sophie : Tu as toujours été un rabat-joie. Déjà quand j'étais toute jeunette et que tu n'as pas voulu... avec moi... entre nous... (Air agacé d'Yvan.) Enfin bref, maintenant je suis en pleine maturité et tu es vieux. Les temps ont changé. Et mes grandes responsabilités nécessitent un traitement des tensions trop fortes qui perturberaient mon équilibre.

Yvan : Moi je viens te parler de ton décret, d'ailleurs illégal (Air d'Anne-Sophie "j'm'en fiche"), obligeant "les hommes célibataires à avoir des relations avec les femmes célibataires ou autres qui en font la demande."

Anne-Sophie (naïvement) : C'est de la justice sexuelle.

Yvan : Premièrement : ...

Anne-Sophie (va s'asseoir d'un air résigné) : Et c'est parti...

Yvan : Les homosexuels protestent.

Anne-Sophie : Il faut éviter qu'ils se ghettoïsent. Grâce à cette mesure ils seront moins mal vus... Et mieux connus.

Yvan : Deuxièmement : ...

Anne-Sophie : Il y a progression dans ta série ? En général plus on avance plus c'est désagréable.

Yvan : C'est l'expression "ou autres" qui nous paraît particulièrement immorale. "Les femmes célibataires ou autres qui en..."

Anne-Sophie : La morale est morte. Je l'ai remplacée par l'intérêt des femmes.

Yvan : Et ça s'oppose ?

Anne-Sophie : Dans mon cas, nettement.

Yvan (allant s'asseoir près d'elle) : Anne-Sophie , redeviens toi-même, la Anne-Sophie idéaliste que j'ai connue...

Anne-Sophie : Tu n'a jamais dû tromper ta femme, toi.

Yvan (interloqué) : Non.

Anne-Sophie : Et tu peux me répondre ça sans rougir. Il est vrai que déjà quand j'étais toute jeunette... (Air excédé d'Yvan.) Bon. Toi tu es un idéaliste chrétien, et ipso facto, conservateur rétrograde. Moi je construis l'avenir. J'ai la vision des temps futurs. Nous sommes le laboratoire d'essai des temps nouveaux.

Yvan (se levant, furieux) : Que diront tes électrices quand elles comprendront que tu rejettes aujourd'hui toutes les valeurs purement féminines pour lesquelles autrefois elles manifestaient - avec toi - dans la rue ? La paix, l'absence d'ambition, la ...

Anne-Sophie : Elles diront que ce sont les valeurs traditionnelles d'opposition et que maintenant nous sommes la majorité.

Yvan : Elles diront ça ?

Anne-Sophie : Puisque je le leur dis.

Yvan : Et qui va les défendre alors ces valeurs ?

Anne-Sophie : Toi.

Yvan : ...

Anne-Sophie : Fais-nous de belles manifs. Et gare à la répression. Si tu exagères, j'te fais fourrer en tôle.

Yvan : ... ? ... Et les enfants dans tout ça, Anne-Sophie ?

Anne-Sophie : Tiens, ça me rappelle que je dois en avoir une, la mienne, qui doit traîner par là. Où peut-elle bien encore être passée ?

(Un fauteuil à pivot du fond du bureau tourne et on voit Catherine, treize ans, sans livre dans les mains.)

Catherine : Je suis là, maman.

Anne-Sophie (surprise) : Ah... Et qu'est-ce que tu fais là ?

Catherine : J'apprends, maman.

Anne-Sophie : Oui... c'est bien... en un sens... Cela t'évitera des surprises plus tard... Bien... Continue.

Yvan (excédé, levant les bras au ciel) : Oh !

(Il sort furieux.)

 

3e scène.

 

La petite place devant la maison d'Anne-Sophie. Devenue piétonne depuis peu. Fontaine, arbres, bancs et chaises. Le matin.

 

Laure (sortant de chez elle en peignoir) : Huit heures ! Que je suis fatiguée. (Elle bâille sans retenue.) Ah, Anne-Sophie exige trop de nous. (Elle s'assied sur un banc près de la fontaine.)

Brigitte (en chemise de nuit, sortant à sont tour d'une autre maison) : Huit heures c'est de plus en plus tôt. Quelle stupide habitude a mon mari  de  mettre  mon réveil à cette heure-là. (Elle bâille. Voyant Laure :) Tiens, déjà levée.

Laure : Je suis en marmelade.

Brigitte (s'asseyant à côté d'elle) : J'ai mal partout.

Canette (en pyjama, sortant de sa maison) : Ah vous êtes déjà là. Bon sang, je n'en peux plus. (Elle bâille terriblement.) Où nos maris sont-ils allé chercher qu'une femme soit de lever dès huit heures ! (Elle s'assied sur le même banc.)

Laure : C'est Anne-Sophie qui le leur a dit.

Brigitte : Elle n'a pas que de bonnes idées.

Canette : Au moins elle aurait pu prévoir des exceptions.

Anne-Sophie (sortie à ce moment de sa maison en peignoir) : De la révolte dans les troupes ?

Laure, Brigitte, Canette (sans bouger) : Garde-à-vous !

(Elles  tournent ensemble la tête vers Anne-Sophie et bâillent ensemble, sans retenue, la bouche grande ouverte et sans mettre la main devant.)

Anne-Sophie (s'asseyant en face d'elles sur une chaise) : Mes mignonnes, mes adorables, je suis contente de vous.

(Les trois autres en réponse bâillent comme précédemment.)

Vous avez bien... (Elle bâille à son tour mais discrètement, en mettant sa main devant sa bouche.) oeuvré pour la cause. Dès six heures j'ai vu partir vos maris mus par le sens du devoir.

Laure : Tu appelles ça le "sens du devoir" ? Toujours ton humour.

Brigitte : J'avais plutôt l'impression qu'il avait été mu par moi.

Canette : Le sens du devoir c'est plutôt nous qui l'avons eu. Le devoir conjugal seul ne m'a jamais fatiguée comme ça.

(Elles bâillent toutes les trois sans retenue, comme précédemment, mais :)

Anne-Sophie : Stop ! (Les trois bouches de ferment d'un coup.) Vous êtes mes troupes d'élite, mes merveilles; si j'ose l'image : mes bras droits. Vous avez eu du coeur au ventre parce qu'il y avait du pain sur la planche. Voilà... Maintenant, glissons sur les détails de l'exécution et considérons le but atteint.

Canette : Tu nous as changées en Mata Hari.

Laure : En tout cas la drogue que tu nous as donnée pour la leur faire boire leur a fait un sacré effet.

Brigitte : J'ai cru avoir dix maris dans mon lit.

Canette : Et eux la pleine forme à six heures !

Anne-Sophie : Le contrecoup n'intervient qu'en fin d'après-midi... Vous aurez alors quarante-huit heures de paix royale, des vacances.

Laure : Ils vont dormir ?

Anne-Sophie : Absolument. Quarante-huit heures.

Brigitte : Qu'est-ce que je vais bien faire, moi, tout ce temps.

Anne-Sophie : C'est justement de cela dont je veux vous parler.

Canette (méfiante) : Ah.

(Toutes trois bâillent indécemment et peut-être volontairement.)

Anne-Sophie : Eux vont agresser une vieille dame puis organiser un défilé contre l'insécurité...

Brigitte : Contre toi.

Anne-Sophie : Si je veux pouvoir contenir la progression de la droite dans les sondages, il faut que je puisse prendre des mesures qui rassurent les électeurs.

Laure : Et alors ? T'es la maire, t'as qu'à les prendre.

Canette : Pourquoi est-ce que tu compliques ?

Anne-Sophie (impatientée) : Ne vous occupez donc pas de politique, contentez-vous de voter.

Laure (fâchée) : Mais explique au moins !

Brigitte : Oui.

Anne-Sophie (qui sent la révolte dans les troupes) : C'est simple en fait. Je ne peux pas revenir sur mes engagements électoraux, sauf sur pression de la rue... J'avais annoncé, peut-être un peu légèrement, que mes réformes tous azimuts améliorant la vie en général, les problèmes diminueraient et - donc ! - l'insécurité aussi.

Canette (sourcils froncés, qui s'efforce de comprendre) : C'était logique.

Brigitte : Alors tu réduisais le nombre de policiers et tu réinvestissais l'argent ainsi économisé sur le marché de l'emploi.

Laure : Moi ça m'avait convaincue.

Brigitte : Moi aussi.

Canette : Moi aussi.

Anne-Sophie (agacée, allant et venant, nerveusement) : Oui. Oui... J'avais dit ça, parce que je savais que ça vous convaincrait. Mais j'avais des doutes. Des petits. Qui ont grandi. Je vais demander au ministre de doubler l'effectif de la police.

Brigitte, Laure, Canette : Oh !

Anne-Sophie (s'arrêtant, un peu embarrassée) : Après tout ainsi je réduis le chômage... D'autant plus que je vais augmenter également le nombre de gardiens de prison...

Laure : Aussi !

Anne-Sophie : Dame, plus de policiers, donc plus d'arrestations, donc plus de prisonniers... Les mauvais, hop en tôle !

Brigitte : Tu ne vas quand même pas en construire une nouvelle ?

Anne-Sophie : Il faut bien faire travailler les entrepreneurs, les maçons, les peintres, les électriciens, les plombiers... Le malfrat crée des emplois, voilà.

Canette (admirative) : Alors le défilé annoncé par Yvan qui aurait lieu samedi...

Laure : ... le grand défilé contre ta gestion désastreuse qui crée la violence et la misère...

Brigitte : Court-circuité par celui de nos maris et par l'annonce immédiate de tes réformes... C'est fort.

Anne-Sophie (modeste, s'asseyant) : Je sers mon pays, je n'espère rien d'autre qu'être réélue.

Laure : Tu es sûre de ta vieille dame au moins ?

Anne-Sophie : Sois tranquille. Elle a déjà été agressée deux fois pour de vrai. Elle leur a tout bien expliqué.

Brigitte : Parce que mon mari il n'était pas tellement d'accord pour recevoir les coups de pied. Il estime que dans une agression c'est l'agresseur qui les donne.

Canette : Et le mien les coups de canne, il n'aime pas non plus.

Anne-Sophie : Elle a promis de ne pas taper fort ! Mais quoi, elle est l'héroïne, celle qui fait fuir les méchants quoiqu'elle ne soit qu'une faible  femme, et qui vient m'apporter son soutien après le défilé de mes opposants.

Brigitte : De nos maris.

Anne-Sophie : Oui.

Canette (revenant à la question du début) : Et alors quand ils dormiront, qu'est-ce que l'on va faire ?

Anne-Sophie : Eh bien, voilà...

 

4e scène.

 

Même petite place déserte, mais c'est le soir. Une lune orange bien ronde éclaire la scène.

 

Laure (sortant de chez elle en robe du soir violette) : Vingt-deux heures... Que je suis fatiguée. (Elle bâille sans retenue.) Ah, Anne-Sophie, faut-il qu'on t'aime pour travailler à une heure pareille.

Brigitte (en robe du soir rouge très décolletée, sortant à son tour de chez elle) : Vingt-deux heures. Le service de nuit, maintenant. Ah, ce qu'elle peut inventer ! (Elle bâille.) Eh bien, Laure, toujours la première arrivée.

Laure : J'ai conscience de l'importance de notre aide pour la réélection d'Anne-Sophie.

Brigitte (s'asseyant à côté d'elle) : Elles sont encore loin les prochaines élections.

Canette (en robe du soir également mais jaune, dos nu, sortant de chez elle) : Ah, je suis la dernière, évidemment. (Elle bâille.) Je suis aussi fatiguée que ce matin.

Laure : Tu as le teint frais, c'est le principal.

Canette : Quand je pense à mon mari qui dort, lui.

Brigitte : Et le mien... il a fallu le réconforter après les coups de pied qu'il a reçus... ça m'a fatiguée.

Canette : Le mien il a des bleus partout.

Laure : La vieille d'Anne-Sophie, d'après Gustave, c'était Hercule déguisé en jupe.

Canette (ironique) : Tu parles. Il voit des Hercules partout..

BrigitteLaure) : Je me suis toujours demandée pourquoi tu as épousé un nabot pareil.

Laure (vexée) : Au lit, il est très bien. (Mines pleines de doute de Canette et Brigitte.)

Anne-Sophie (sortant de chez elle, en peignoir comme au tableau précédent) : Ah. Je ne suis pas en retard ?

Les autres : Si !

Anne-Sophie : Du reste je viens juste pour vous encourager, vous savez aussi bien que moi ce que vous avez à faire.

Brigitte : Pourquoi est-ce que tu m'as donné une robe aussi décolletée ?

Anne-Sophie : Les avantages ne servent que si on les montre, ma chérie... Et puis comme ça les hommes oublient de regarder le reste. (Air pas content de Brigitte.)

Canette : Et moi, ce dos nu jusqu'aux fesses ?

Anne-Sophie : Franchement il vaut mieux que tu évites les décolletés.

Canette : Enfin, quand même ! Jusque là !

Anne-Sophie : Oui, de la sorte le regard descend et oublie de remonter, ça vaut mieux.

Laure : Et moi ? On ne voit rien !

Anne-Sophie : Eh ben, forcément. Quand y a rien à montrer, il vaut mieux avoir la plus belle robe... Je te rappelle que tu n'as pu trouver qu'un nabot pour t'épouser.

Laure (fâchée) : Au lit, il est très bien.

Canette : Je me demande parfois si tu nous apprécies.

Brigitte : Ou si tu nous utilises.

Anne-Sophie : L'un ne va pas sans l'autre, mes chéries. Je vous utilise parce que je vous apprécie.

Laure (maugréant) : C'est réconfortant.

Anne-Sophie : J'ai donc fait au mieux pour que chacune soit à son avantage.

Canette : Pour notre mission.

Laure : Qui sert tes intérêts

Brigitte : Si mon mari vient à le savoir, cette fois les coups de pied c'est moi qui pourrais bien les recevoir.

Canette, Laure (approuvant de la tête) : Oui.

Laure : Y a du risque.

Canette : T'as prévu une prime ?

Anne-Sophie (haranguant les troupes) : Dans un moment la Rolls sera là. Mes Cendrillons cette nuit présideront le bal. Vous êtes les trois Grâces de notre ville (Attitudes ironiques de Laure, Canette et Brigitte : Brigitte cache sa poitrine de ses mains, Canette se met la main aux fesses, Laure fait mine d'ouvrir sa robe.), vous êtes les guides de la jeunesse vers l'amour. Car la solitude fait des ravages, elle s'est abattue sur notre population, la natalité baisse. Il y a quantité de femmes sans homme ! Elles me seront évidemment reconnaissantes d'y remédier par votre intermédiaire.

Laure : Un peu de reconnaissance pour nous aussi, j'espère.

Anne-Sophie (agacée) : Mais oui, mais oui... (Reprenant :) Le grand moment de la nuit, ce sera le concours de garçons. Il faut qu'elles s'intéressent plus aux mâles, elles les découragent et après elles se plaignent.

Brigitte : Elles ne sont pas logiques.

Anne-Sophie : Non. Ensuite elles sont tristes, ils deviennent homosexuels et la population diminue.

Canette (bien convaincue) : C'est clair.

Brigitte (convaincue) : Quel drame.

Anne-Sophie : Un bon maire veille à la reproduction de ses administrés. Je saurai rappeler en temps utile, dans dix-huit ans, aux jeunes qui voteront pour la première fois, qu'ils ne seraient jamais nés sans moi. Ils me devront la vie. En somme  je  vais  être  leur  véritable  génitrice ! Et on ne peut que voter pour sa maman !

Laure (admirative) : Lumineux.

Canette : Et pour les élections un peu plus proches ?

Anne-Sophie : Les heureux parents voudront que je sois heureuse aussi.

Brigitte : Mais tu crois vraiment que la musique, le bal, le concours vont suffire ?

Anne-Sophie (un peu embarrassée) : Nous avons veillé aussi à l'aide psychologique.

Brigitte (naïvement) : Il y aura des psychologues ?

Anne-Sophie (agacée) : Mais non. Un peu d'ecstasy, de qualité médicalement surveillée, je le précise; et du hasch.

Canette : De l'ecs... du hasch ?

Anne-Sophie (acerbe) : Eh ben quoi, nous ne sommes pas de droite !

Brigitte : Mais comment t'en as eu ?

Anne-Sophie (légèrement) : Oh, Laure s'en est occupée.

(Regards ronds des deux autres sur Laure.)

Laure (comme s'excusant) : C'est bon  pour  des  tas  d'choses; j'sais plus lesquelles. (Changeant de ton :) Les inhibitions, hop là ! Et la vigueur en plus.

Brigitte : Ah c'est pour ça que ton nabot...

Laure (vexée) : Chacune ses trucs. Je ne vous demande pas les vôtres.

Anne-Sophie : Et avec les bonnes bouteilles procurées par Canette...

(Regards ronds des deux autres sur Canette.)

Canette : Mon mari est marchand de vin, ce n'est pas un secret.

Anne-Sophie : Plus les effets sono dus au mari de Brigitte, grandioses vous verrez, je me suis rendue aux essais; au bout d'un moment on ne sait plus où on est.

Brigitte (prenant les devants) : S'il apprend à quoi il a travaillé, et moi après, à la maison ça va barder.

Laure : Il ne lit jamais le journal, ça lui fatigue la tête.

Brigitte : Non, mais il regarde les photos.

Canette : Ça va en coûter du fric, tout ça, à la mairie.

Anne-Sophie (légèrement) : Mais non, en rapporter au contraire... (Devant l'air ébahi des autres :) Je prends mon pourcentage sur les ventes, c'est normal.

Canette : Mais c'est malhonnête !

Anne-Sophie (fâchée) : C'est un impôt indirect ! (La Rolls apparaît au bout de la place piétonne.) Ah. Allez, dépêchez-vous au lieu de dire des bêtises. (Tandis que les autres vont vers la voiture :) Ouf... Le plus gros est fait.

 

5e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie. Porte ouverte.

 

Anne-Sophie (furieuse) : Non, non et non... (Hurlant :) Nononononon !

Beaumâle (sur ses grands chevaux) : J'ai des droits. J'ai gagné un concours moi aussi. Je n'ai pas à rester secrétaire stagiaire. Je veux être titularisé.

Anne-Sophie (furieuse) : Un concours, un concours... Un concours de beauté ! Pas un concours de la fonction publique !

Beaumâle : Et alors ? J'vois pas la différence.

Anne-Sophie : Mais moi j'la vois quand tu prétends écrire une lettre.

Beaumâle (vexé) : Ce n'est qu'une affaire de stylo.

Anne-Sophie : Etant donné la taille du tien tu ne peux écrire qu'en moi, mon chéri. (A part :) Bon sang que c'est poétique ce que je viens de dire là. Il faut que je le note. (Elle va à son bureau.)

Beaumâle : Toutes les filles de l'administration reconnaissent que je fais des progrès.

Anne-Sophie (à part, écrivant) : Je le ressortirai dans mon discours aux Catherinettes.

Beaumâle : Anne-Sophie, je finirai par ne plus voter pour toi.

La sénilatrice (entrant un paquet de journaux sous le bras) : Et il ne sera pas le seul !

Anne-Sophie (levant un oeil pour constater l'entrée de la sénilatrice) : Allons bon, voilà la vieille.

La sénilatrice Beaumâle) : Bonjour mon mignon; par contre j'ai voté pour toi, moi, l'autre soir, tu sais.

Beaumâle : Je vous en remercie bien, madame. Vous au moins savez reconnaître le mérite.

La sénilatrice : Mais je ne demande qu'à le reconnaître davantage.

Anne-Sophie (intervenant brusquement) : C'est ça; allez dehors, Monsieur mon secrétaire... stagiaire.

Beaumâle (noblement; sortant) : Je finirai par porter mon stylo à un autre écritoire.

Anne-Sophie (claquant la porte; agacée) : Ah !

La sénilatrice (qui a fait un clin d'oeil à Beaumâle) : Oh...

Anne-Sophie (à la sénilatrice) : Tu n'as pas honte ?

La sénilatrice (lui tendant les journaux) : Et toi !

Anne-Sophie : Ben quoi, qu'est-ce qu'il y a encore là-dedans. (Prenant les journaux et regardant les unes :) Aïe... Aïe aïe... Oh !...Oïe oïe... Eh... zut !

La sénilatrice : Tu en déduis ?

Anne-Sophie : Que j'aurais dû commencer par m'assurer du contrôle de la presse.

La sénilatrice : Faut toujours commencer par là.

Anne-Sophie (aigrement) : Je croyais qu'elle était libre ?

La sénilatrice (légèrement) : Eh bien oui, c'est pour ça...

Anne-Sophie (allant et venant, le sourcil froncé) : Des unes pareilles, elles vont me faire du tort dans l'esprit de certains électeurs.

La sénilatrice : Il faut un mea culpa.

Anne-Sophie : Il faut tout nier en bloc, oui.

La sénilatrice : Cela demande plus d'estomac.

Beaumâle (ouvrant la porte et passant la tête) : Ça, pour de l'estomac, elle en a, ce n'est pas comme la reconnaissance du bas-ventre...

Anne-Sophie (se précipitant pour claquer la porte) : Si tu veux avoir de l'esprit, mets-le plus haut.

La sénilatrice : Alors c'est vrai ?

Anne-Sophie (avec aplomb) : Bien sûr que non.

La sénilatrice : Comment as-tu pu organiser la distribution de drogue !

Anne-Sophie : Pure diffamation.

La sénilatrice : Même de la pure ce n'est pas une excuse.

La putée (entrant malgré Beaumâle qui répète : "Elle est occupée !"; un paquet de journaux sous le bras) : Anne-Sophie, il faut que je te parle. (Découvrant la sénilatrice; dépitée :) Ah...

La sénilatrice (railleuse) : Toujours levée tard. Ah, cette chambre des putés, nous connaîtrons tous ses mystères, un jour.

La putée Anne-Sophie) : Faire agresser une vieille dame, comment as-tu pu !

Anne-Sophie : Pure diffamation.

La sénilatrice (railleuse, s'asseyant) : Et de la bonne.

Anne-Sophie : Je ne veux que le bonheur du peuple. Je suis une humaniste. Je suis désintéressée, je n'accepte jamais un pot-de-vin. Je ne transige jamais sur mes principes, sur mes idéaux, oui mesdames, car j'en ai moi, et je les défendrai jusqu'au bout contre les forces du mal.

La putée : Ça va, ça va, on n'est pas journalistes. Alors tu nies tout, si je comprends bien ?

Anne-Sophie : En bloc... Refus d'entrer dans les détails. A la place un appel à la confiance en leur propre jugement passé à ceux qui m'ont élue.

La sénilatrice : Ce sera dur. Tu vas être harcelée.

La putée : Il faut un front commun. Si on la démolit, tout le parti y passe et nous avec.

La sénilatrice : C'est pourquoi il vaudrait mieux qu'elle se sacrifie en avouant, elle tombe seule et nous sommes sauvées.

La putée : Ah oui, c'est mieux.

Anne-Sophie : Non... Non, pas question. Si vous me lâchez, je vous enfonce.

La putée : Eh, nous n'y sommes pour rien, nous.

La sénilatrice : Nous sommes juste venues te conseiller.

Anne-Sophie : Quand l'électeur perd la confiance en son élue préférée, il n'y regarde plus de si près pour les autres. Il croira n'importe quoi.

La putée : Mais je me défendrai !

La sénilatrice (à la putée) : Même si tu prouves ta bonne foi, tu ne seras jamais réélue.

Anne-Sophie : Se défendre c'est comme se débattre dans les sables mouvants... Plus tu te défends, plus les gens doutent, plus tu t'enfonces.

La putée (tombant assise, au bord des larmes) : Mais je suis innocente, moi !

Anne-Sophie (cynique) : Prouve-le !

La sénilatrice Anne-Sophie) : Tu vas traîner des procès en cascade pendant des années.

La putée : Tous tes actes seront examinés aussitôt à la loupe. La presse ne lâche pas.

La sénilatrice : Les chiens sont après toi; ils mordent jour après jour; ils  veulent te voir crever de peur, te voir crier, te voir pleurer, te voir t'effondrer...

Anne-Sophie : Ouais ouais... Mais s'ils mordent, je reste maire. Je gagne du temps. Et je m'occupe de la presse qui diffame et de la justice aux mains des ennemis de notre cause.

La sénilatrice : Ils s'attaqueront à tout, même à ta fille.

Anne-Sophie : Ma fille ? Au fait, où est-ce qu'elle est celle-là ?

(Le fauteuil à pivot du fond du bureau tourne comme au Deuxième tableau et on voit Catherine.)

Catherine : Je suis là, maman.

Anne-Sophie (estomaquée) : Ah... Tu aimes bien ce fauteuil, décidément.

La putée : Mais qu'est-ce que tu fais là, Catherine ?

Catherine : J'apprends.

La sénilatrice : Tu apprends quoi ?

Catherine : Aujourd'hui la leçon de ma maman était : Comment triompher contre des accusations justifiées.

 

6e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

Yvan : Non, Anne-Sophie, non, je ne peux pas.

Anne-Sophie : Sans ça, ma carrière politique est fichue !

Yvan : Enfin, Anne-Sophie, je suis tout de même ton adversaire politique !

Anne-Sophie : Ben oui, j'me vois pas demander ça à la putée ou à la sénilatrice... Les amies sont toujours prêtes à vous passer la corde pour vous pendre.

Yvan (admiratif) : Certains te disent cynique, Anne-Sophie, mais ils se trompent : tu es complètement amorale.

Anne-Sophie : ... Peut-être... mais... au service du bien !

Yvan : Oh ?

Anne-Sophie : Il n'y a pas eu de bébé-boum et même boum-boum après ma campagne et surtout mon action contre la solitude ? Jamais on n'a célébré autant de mariages dans cette mairie... et à l'église. Le Père Joseph me l'a dit.

Yvan : Tu rencontres le curé, toi ?

Anne-Sophie : Et alors ? On peut être amorale, athée et catholique.

Yvan (tombant assis) : Ah bon ?

Anne-Sophie : Ohé, ne fais pas l'innocent; là je ne suis pas la première; et les exemples viennent de haut.

Yvan (bien assis) : Ouais. Revenons plutôt à ton gros mouton, je dirais même à ton éléphant.

(La porte s'ouvre brusquement. Entre une petite femme vers les soixante ans, en robe noire.)

Caroline Vigot : Ah, je les tiens ! La droite  réactionnaire  et  la  gauche  soi-disant progressiste ! Ensemble ! Je le disais bien : blanc bonnet et bonnet blanc !

Anne-Sophie (stupéfaite) : Qui c'est celle-là ?

Yvan : Aucune idée. (Il se lève pour venir examiner de près l'arrivante.)

Beaumâle (ouvrant la porte son café à la main) : Anne-Sophie, y a la r'présentante du parti communiste qui voudrait te voir... (L'apercevant là :) Ah, tiens.

Anne-Sophie (furieuse, fonçant sur lui) : C'est comme ça que tu fais ton travail ! J'avais dit que je ne voulais pas être dérangée !

Beaumâle (reculant) : Ben quoi, on peut quand même prendre un café, non ?

Anne-Sophie (hurlant et lui claquant la porte au nez) : Non !

Vigot (railleuse) : Elle s'énerve.

Yvan (l'examinant) : Une communiste... il en reste...

Anne-Sophie Vigot) : Qu'est-ce que tu veux, toi ?

Vigot (blessée) : On se tutoie ?

Anne-Sophie : Tu entres bien sans frapper, on ne va pas faire des manières.

Vigot (fièrement) : J'ai frappé mais tu n'as pas entendu.

Anne-Sophie : Ouais... amorale, athée et pas catholique.

Yvan : Les forces staliniennes ne changent pas dans leurs procédés.

Anne-Sophie : Tu es une ex du KGB hein ?

Yvan : Une rouge qui a l'idéologie à la place de la morale.

Anne-Sophie : Alors comme ça tu voudrais m'envoyer en Sibérie ?

Yvan : Et vous riez sur les tombes par milliers de martyrs du goulag !

Anne-Sophie : Tu n'es pas près de nationaliser avec moi, je peux t'le dire.

Yvan : Et avec moi non plus !

Vigot (éberluée) : Mais, Anne-Sophie... j'ai voté pour toi !

(Petit silence.)

Anne-Sophie : Et tu représentes combien de voix ?

Vigot (fièrement) : Au moins cinquante !

Anne-Sophie (méprisante) : Pfff... Les forces rouges ne passeront pas.

Yvan : Bravo, Anne-Sophie, là, contre la menace stalinienne tu me trouves à tes côtés.

Anne-Sophie : Je serai un rempart. Je sauverai le cinquante et unième.

Yvan : Mon aide ne fera pas défaut pour réduire les rouges à l'impuissance.

Anne-Sophie (revenant à son gros mouton) : Même pour...

Yvan (lui serrant la main) : Du moment que c'est pour sauver le pays...

Vigot (faisant demi-tour et s'en allant éberluée) : Mais qu'est-ce que c'est que ces fous !

Anne-Sophie : Alors au conseil municipal tu approuves mon retrait momentané...

Yvan : J'accepte d'occuper ce fauteuil simplement comme le plus âgé...

Anne-Sophie : Et tes amis donnent les promotions pour virer le procureur...

Yvan : Et le juge d'instruction. Je n'hésite plus. Il le faut. Moralement c'est regrettable mais politiquement c'est souhaitable. A mardi, Anne-Sophie.

(Il lui serre la main et sort laissant la porte ouverte.)

Anne-Sophie (soulagée, étonnée et triomphante) : Ouiiii ! Je suis... sauvée !

Beaumâle (entrant, gêné, s'attendant à être grondé) : J'ai encore fait une gaffe, hein, Anniouchka ?

Anne-Sophie (lui sautant au cou) : Qu'est-ce que je ferais, mon chéri, sans tes gaffes pour arranger les miennes. (Elle l'embrasse, puis prise d'un doute se précipite vers le fauteuil du fond :) Non... Ouf... Allez viens, on va chez toi.

(Ils sortent. La porte du bas d'un meuble s'ouvre et Catherine passe la tête.)

Catherine : Où il ne faut pas se mettre pour pouvoir continuer ses études.

 

7e scène.

 

La place devant la maison d'Anne-Sophie. Vers onze heures.

 

Catherine (debout près d'un arbre, un gros livre sous le bras, le menton dans la main) : Ma maman trompe mon papa. Mais mon papa ne le sait pas. Question : sa fille chérie doit-elle le lui dire ?

Brigitte (sortant de chez elle, son cabas à la main, pour aller faire des courses) : Bonjour Cathy, on médite ?

Catherine : Dis, Brigitte, là-dedans (Elle désigne le livre.), j'ai lu comme sujet : Faut-il sacrifier le bonheur à la Vérité ?

Brigitte : Ça non.

Canette (qui sortait justement de chez elle et a entendu) : Ça non.

Laure (idem) : Ça non.

Catherine : Mais on demande d'argumenter.

Laure : Il faut refuser net. Pas un mot.

Brigitte : Hausser les épaules et tout nier.

Canette : Sinon tu te coupes tôt ou tard...

Catherine (têtue) : Mais, par exemple, c'est mal de tromper son mari !

Laure (attendrie) : Oh, comme elle est jeune.

Canette (embrassant Catherine) : T'es trop mignonne, toi.

Brigitte (expliquant bien) : Quand la Vérité est toute nue elle a souvent des bourrelets, alors cela fait fuir le bonheur et il ne naît pas de jolis petits enfants. Voilà pourquoi il vaut mieux que la Vérité reste bien habillée...

Canette : Et le bonheur tout nu..

Laure : De préférence en pleine forme.

Canette : Encore des problèmes avec ton nabot ?

Laure (regardant Brigitte) : Je vais me faire mettre de faux seins, ça m'aidera à tromper mon mari.

Brigitte Catherine, expliquant bien) : Tu vois, mon chou, notre amie Laure va arranger un peu sa vérité pour accroître son bonheur.

Canette : De toute façon, à mon avis, la Vérité c'est pour le haut (Elle montre sa tête), le bonheur c'est par le bas.

Laure : C'est malin de lui dire ça, on est idéaliste à cet âge, tu ne te souviens donc pas de tes treize ans ?

Catherine : En tout cas, je crois que j'ai compris. On peut avoir la Vérité les jours fériés et le bonheur en semaine; le tout est qu'ils ne se rencontrent pas.

Brigitte : Voilà.

Catherine (fièrement, retournant chez elle) : L'Histoire retiendra que, sur cette place, aujourd'hui, fut résolu par nous un problème majeur de l'Humanité ! (A part :) Bon, je ne dirai rien à papa.

Canette : Est-ce qu'elle se moque de nous ?

Laure (qui veut se rassurer) : Elle n'a que treize ans.

Brigitte (objective) : Si elle tient de sa mère, tout est possible. A treize ans, elle, avec les adultes elle n'hésitait pas. (Criant, à Catherine sur le point de rentrer chez elle :) Catherine ! Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?

Catherine (criant) : De la politique, comme ma maman !

(Elle rentre.)

Canette et Laure : Aïe

Brigitte : Je m'y attendais un peu.

(Arrive Anne-Sophie de la rue à droite, très souriante, pimpante, des achats dans un sac au sigle d'un magasin de luxe.)

Anne-Sophie : Ah, que c'est bon, les vacances !

Brigitte : Les vacances ! Et tes procès, tu y penses ?

Anne-Sophie (s'asseyant; s'installant) : Les procès ils font une cure d'amaigrissement pendant que je m'épanouis.

Laure : Ils maigrissent, ils maigrissent, n'empêche que moi le juge m'a convoquée !

Anne-Sophie (distraitement) : Oui, la plus maigre... L'ancien juge, lui, il convoquait Brigitte.

Canette : Et moi, personne, c'est agréable ! Pourtant je suis aussi coupable que les autres !

Anne-Sophie (fâchée) : Il n'y a pas de coupables ! Je te l'ai déjà dit !... Comment veux-tu qu'il te convoque si tu n'arrives même pas à comprendre ça.

Canette (vexée) : C'est la faute de mon mari; au lieu de bien m'entraîner à répondre au juge, il veut tout de suite passer à la fessée.

Laure (toujours intéressée) : Et c'est bien ?

Brigitte : Moi il ne s'intéressait qu'à mon décolleté, il est toujours resté très convenable... (A Anne-Sophie qui fouille dans son paquet :) Et à part les magasins, qu'est-ce que tu fais ?

Anne-Sophie : Je lis.

Laure : Quoi ?

Anne-Sophie : Machiavel... Ah, si j'avais su tout ça avant !

Canette : Tu ne te serais pas mise dans le pétrin.

Brigitte : Si c'était à refaire tu ne recommencerais pas.

Anne-Sophie : ... Plutôt, pour les refaire tous cette fois je saurais m'y prendre.

Laure : Et Yvan n'en profite pas trop que tu aies eu besoin de son aide ?

Anne-Sophie : Ben non, qu'est-ce que tu veux, on ne peut pas avoir toutes les chances. (Elle sort de son sac une nuisette à fleurs et cerises.)

Brigitte : Pas assez échancrée.

Laure : Trop longue.

Canette : J'aime pas les nuisettes

Anne-Sophie : Et pas chère, en plus.

Laure : C'est salaud, je trouve, que Beaumâle t'ait plaquée pour la sénilatrice.

Brigitte : Quel coup cela a dû être pour toi.

Canette : Ma pauvre Anne-Sophie ! (Elle l'embrasse.)

Anne-Sophie : Mais non ! Ah, voyons ! Il fallait bien lui trouver un petit boulot en attendant mon retour aux affaires. (Elle sort de son sac une robe d'été bariolée.)

Brigitte : Pas assez échancrée.

Laure : Trop longue.

Canette : Il y a pas la place pour mettre les fesses là-dedans.

Anne-Sophie : Une fin de série mais indémodable.

Laure : J'en ai jamais vu le début.

Canette : Moi non plus.

Brigitte : Quand est-ce qu'on reprend la mairie ?

Anne-Sophie (sortant un short et le reste d'une tenue de sport) : Quand j'aurai fini de lire Machiavel.

 

8e scène.

 

L'ancien bureau d'Anne-Sophie à la mairie, devenu le bureau d'Yvan.

 

Yvan (assis au bureau, à Catherine assise en face de lui) : Une économie saine limite le chômage et augmente ton nombre d'électeurs.

Catherine : Ma maman dit qu'il faut supprimer les chômeurs.

Yvan : On peut toujours faire une guerre bien sûr et les mettre au front, mais là, le nombre d'électeurs, tu le réduis.

Catherine (notant sur son cahier) : Ah oui.

Yvan : Il vaut mieux les acheter, finalement ça coûte moins cher; tu évites les orphelins, tu fais des économies... tout le monde est content.

Catherine (notant) : C'est du bon sens.

Yvan : A mon avis la politique est l'art de rendre les gens heureux. Pour atteindre ce noble but, tu leur piques leurs sous, tu mets en tôle les récalcitrants, tu réformes perpétuellement - pour les naïfs -, tu multiplies les campagnes de presse - pour remplir les poches de la presse -, et, surtout, surtout, tu soignes tes discours.

Catherine (qui écrit tout) : Ah voilà. Moi je prends des cours de diction...

(La porte s'entrouvre. Une voix annonce : "L'ancien maire voudrait vous voir, Monsieur.")

Catherine : Ouououh...

Yvan : Ah. Je ne sais pas si elle sera très contente de te trouver ici.

Catherine (allant précipitamment vers son placard du 6e tableau) : Ne vous dérangez pas, je connais la maison.

Yvan (éberlué) : Mais...

Catherine (s'installant, sortant une lampe de poche, puis fermant sa porte) : Je vais relire mes notes en attendant... Soyez tranquille, je n'écoute pas.

Yvan (seul) : ... Ah...

Anne-Sophie (entrant) : Je peux entrer ?

Yvan : Ben...

Anne-Sophie : Ah, je croyais que tu avais du monde.

Yvan : Boh...

Anne-Sophie : Ça fait plaisir de revoir ses meubles. (Allant vers le fond :) Et toi au moins tu n'as personne dans ce fauteuil. (Elle s'y installe, satisfaite.)

Yvan : Non... le fauteuil ça va.

Anne-Sophie : Monsieur le maire, je suis venue vous trouver parce que l'opposition gronde.

Yvan (qui s'en fout) : Oui.

Anne-Sophie : Vous ne faites rien. Tout va mal. Y a-t-il un pilote dans l'avion ?

Yvan : Vous savez, on a réalisé de grands progrès, maintenant le pilotage automatique, ça fonctionne très bien.

Anne-Sophie : ... C'est lui le maire, alors ?

Yvan (fâché) : Je ne suis qu'un intérimaire, paraît-il, alors mon action est bridée par la précarité de mon emploi !

Anne-Sophie (se levant et se rapprochant) : Bon, je ne voulais pas te fâcher; tu sais bien que si je dis ça, c'est pour la forme.

Yvan : Oui, oui... mais quand même.

Anne-Sophie : Qu'est-ce que je vais raconter à mon grand conseil ce soir ?

Yvan : Que je prépare des réformes.

Anne-Sophie : Quelles ?

Yvan : Dans tous les sens. Il faut tout réformer. (Déclamant :) Le monde change, il faut s'adapter. Le monde bouge, il faut se bouger.

Anne-Sophie : Superbe. Bon, je broderai. (Venant près de lui :) Tu m'as l'air fatigué, toi.

Yvan (s'asseyant dans le fauteuil dans lequel était Catherine) : Dame, deux ans d'opposition...

Anne-Sophie : ... nécessitent un long repos. Et le pilotage automatique.

Yvan : Oui. Tu es contente du nouveau juge ?

Anne-Sophie (assise sur le bras du fauteuil) : Il est très très bien. On s'est compris tout de suite. C'est un type qui veut faire carrière, avec ceux-là on peut toujours s'entendre.

Yvan : La plaie ce sont les idéalistes.

Anne-Sophie : Tu n'en es pas un ?

Yvan : En un sens, oui. Mais quand je suis un élu, je me soigne. Je fais comme si je n'en étais pas un. Aussi, dans ma longue carrière, qu'est-ce que l'on a eu à me reprocher ?

Anne-Sophie : Le trou de la sécu, le déficit budgétaire, un plan de circulation aberrant, des licenciements abusifs, un manque de personnel un peu partout, la terre qui se réchauffe...

Yvan : Oui, oui, des bricoles, quoi. On dit de moi : Au moins on aura un homme intègre.

Anne-Sophie : Ah, ça...

Yvan : Si tu fais quelque chose, on te soupçonne tout de suite... d'intentions obscures, louches, de vouloir servir les copains, de te mettre du fric dans les poches...

Anne-Sophie : Avec toi on est tranquilles.

Yvan : Voilà ! Je rassure. Dès qu'il y a de gros problèmes on se tourne vers moi.

Anne-Sophie : Pour ne rien faire.

Yvan (perfidement) : C'est parfois le mieux.

Anne-Sophie (tentant de lui passer un bras autour du cou) : Tu sais que je t'aime, toi...

Yvan (se dégageant) : Eheheh...

Anne-Sophie : Pourquoi tu veux pas !

Yvan : Anne-Sophie ! Que dirait ta fille !

Anne-Sophie (fâchée) : Mais puisqu'elle n'est pas là ...

Yvan (à bonne distance, comme faisant un cours) : La morale, Anne-Sophie, est nécessaire à l'estime mutuelle. On ne construit pas sa vie sur des caprices, des lubies, des fantaisies. J'ai une femme, moi !

Anne-Sophie : Oui, mais elle est vieille.

Yvan : Et je suis vieux.

Anne-Sophie (se rapprochant) : Elle apprécierait peut-être plus un mari en cure de rajeunissement.

Yvan (carrément au placard) : Elsa et moi nous sommes juré fidélité à l'église, ce serment est essentiel pour nous.

Anne-Sophie : Eh, je suis par là !

Yvan (la regardant) : Et ton mari, Anne-Sophie ?

Anne-Sophie : Y a pas d'élections en ce moment.

Yvan : Tu deviens cynique.

Anne-Sophie : Je l'ai toujours été.

Yvan : Oh que non. Je me souviens de la première fois où tu es venue me trouver...

Anne-Sophie : C'est vrai ? Tu t'en souviens ?

Yvan (revivant la scène) : Tu entres dans ce bureau, il est presque pareil. Tu dis : "Je n'aurais peut-être pas dû...?"

Anne-Sophie : Je pense : Il est encore mieux que sur les affiches.

Yvan (visiblement ému) : Tu avais le rose aux joues et une attitude si délicatement intimidée que l'on ne pouvait pas s'empêcher d'aller au-devant de toi pour t'aider à entrer.

Anne-Sophie : Ouais, c'est inné chez les vierges, ce truc-là. Ça vous fait craquer.

Yvan (rejouant tout seul la scène) : "Venez. Approchez. Voulez-vous prendre ma main."

Anne-Sophie (riant et allant vite mettre sa main) : Et tu m'as conduite au fauteuil comme une grande dame au bal.

Yvan : "Ne craignez rien, Mademoiselle,..."

Anne-Sophie : La première fois que l'on m'appelait "Mademoiselle" sans plaisanter.

Yvan : "... dites-moi... Je ferai pour vous, soyez-en sûre, tout ce que je pourrai."

Anne-Sophie : C'était pour mon père. Il avait eu une attaque d'apoplexie. On avait besoin d'aide.

Yvan (reprenant se phrase d'alors) : "Je crois que, si on n'est pas aux côtés des gens en difficulté, on n'a plus de raison d'être."

Anne-Sophie : Et il n'avait même pas d'arrière-pensée en disant ça !

Yvan (naïvement) : Oh non, je m'en serais voulu éternellement si j'étais tombé à ce niveau-là.

Anne-Sophie : Voilà pourquoi je suis obligée de lui être éternellement reconnaissante. Dire que si tu t'étais, au moins une fois ! mal conduit avec moi, je serais tranquille

Yvan : Désolé.

Anne-Sophie : Oh je ne t'en veux pas; tu es comme  ça, c'est tout... (Changeant de ton :) Dis donc, dans tout ce que tu ne vas pas faire, qu'est-ce que tu trouverais capital ?

Yvan (se réinstallant à son bureau) : Augmenter le nombre de médecins et d'infirmières au service des urgences à l'hôpital... et rénover les locaux.

Anne-Sophie : Mais tous les électeurs  ne  vont  pas  au  service  des urgences ! En voix ça ne rapporte rien !

Yvan (tristement) : Anne-Sophie...

(Un temps.)

Anne-Sophie : C'est bon. Ce sera la première de mes décisions quand je redeviendrai maire... Merci de me l'avoir laissée. (Elle embrasse sa propre main et lui envoie le baiser.)... Si on allait faire un déjeuner de travail suivi d'un communiqué à la presse sur notre rencontre ? J'ai justement retenu une table chez Véfour ?

Yvan (amusé) : Oh toi !

Anne-Sophie (rieuse) : Tu viens ?

Yvan (se levant) : Et qui as-tu invité d'autre ?

Anne-Sophie (lui prenant la main et l'entraînant) : Personne. On a trop à parler politique.

Yvan (se laissant tirer et jetant un coup d'oeil au placard) : Je laisse ouvert. Le maire actuel n'a plus de secret.

Anne-Sophie : Mais oui. Viens. J'avais dit midi et demi, on va être en retard.

(Ils sortent.

Un temps.

La porte du placard s'ouvre.)

Catherine : Ce que j'ai retenu de cet épisode (Elle consulte gravement ses notes.) ... c'est qu'il vaut mieux faire jurer les hommes à l'église... Et les femmes aussi si j'en juge par le gros problème de mon papa.

 

(ACTE II)

 

9e scène

 

Le même bureau, vide.

 

Anne-Sophie (entrant, un gros livre sous le bras) : Enfin chez soi !... Innocentée... parce que je suis une innocente dans mon  genre, moi. Ce cher Yvan me l'a dit : l'amoralité est une forme d'innocence. Eh oui. Paraît... De retour et avec biscuit. (Montrant la couverture du livre aux spectateurs :) Machiavel. L'intégralité. J'espère devenir reine de la république. Yvan sera mon premier ministre... Et en attendant je vais prendre des mesures... utiles. Oui, finalement il semble que ce soit le mieux. Petits ruisseaux de voix formeront océan.

Beaumâle (entrebâillant la porte et passant la tête) : Je peux entrer ?

Anne-Sophie : Ah, te voilà, toi ! (Il entre.) Toujours aussi beau. Mais est-ce qu'elle ne t'a pas abîmé ? Enlève ton tee-shirt. (Amusé il l'enlève docilement) Pas de traces d'ongles. (Plantant brusquement ses griffes dans les pectoraux et descendant jusqu'au ventre :) Que c'est bon !

Beaumâle : Aïe, Anniouchka cara, tu es folle.

Anne-Sophie : Les seules traces que tu dois avoir ce sont les miennes.

Beaumâle (se réfugiant derrière le bureau) : Tu sais bien qu'avec la sénilatrice c'était juste du sexe d'affaire !

Anne-Sophie : Je voudrais que tout ton corps soit rayé par mes ongles. Que tout le monde sache que tu es à moi, à moi !

Beaumâle : Bien sûr, Anniouchka, cara mia, mais cette fois je veux être secrétaire en chef.

Anne-Sophie (fonçant dans ses bras) : Tout ce que tu veux.

Beaumâle : Ah ? Eh bien alors...

Anne-Sophie (fâchée) : C'est une expression... pour dire : embrasse-moi.

Beaumâle : Toujours aussi compliquée. (L'embrassant juste d'un petit baiser rapide :) Mais tu ne feras plus de grosses sottises ?

Anne-Sophie : Je ferai attention. Embrasse !

Beaumâle : Tu sais que ce n'est pas avec ce que gagne ton mari que tu peux te payer un homme comme moi...

Anne-Sophie : Je serai réélue, mon chéri, je te le promets.

(Il l'embrasse longuement - pas trop quand même.)

La putée (entrant comme chez elle) : Ah...

Anne-Sophie (se dégageant) : Allons bon.

Beaumâle (sévèrement à la putée) : Faut pas entrer avant que j'annonce.

La putée (logique) : Vous n'étiez pas là... Anne-Sophie, il faut que l'on parle.

La sénilatrice (entrant comme chez elle) : Ah... Il est déjà là.

Beaumâle : Que veux-tu, elle est plus jeune, c'est un atout aussi.

La sénilatrice Anne-Sophie) : A condition d'avoir aussi les moyens, ma chère. A combien es-tu dans les sondages pour les prochaines élections ?

La putée : Même pas 20 %.

Anne-Sophie : J'ai encore deux ans pour redresser la barre, j'ai bien le temps.

Beaumâle : Elle va travailler dur, j'y veillerai.

La sénilatrice (ironique) : Avec toi pour l'aider le parti est tranquille.

La putéeAnne-Sophie) : Si tu veux regagner les électeurs, renonce d'abord à tes frasques.

Anne-Sophie (qui agacée s'est mise à son bureau, cherchant un objet pour s'occuper les mains, trouve son Machiavel; elle change de ton et tourne son livre titre contre la table) : Vous avez bien raison. Votre expérience politique vous rend femmes de bons conseils. Si je m'étais plus souciée de vos avis je n'aurais pas connu toutes les perturbations qui nous ont tous péniblement affectés. Désormais je les recevrai avec reconnaissance si vous voulez bien m'honorer de votre bienveillance. Nous sommes dans le même bateau. Vos idéaux sont les miens. Alors travaillons ensemble ! (Elle s'est approchée et leur tend théâtralement une main à chacune.) Rejetons nos vieilles discordes. Unissons nos forces ! (Les deux autres prennent mollement les mains tendues.)

La putée : Dit comme ça, bien sûr...

La sénilatrice : Le parti avant tout, naturellement...

Anne-Sophie : Allez en paix, mes amies. Je compte sur vous, comptez sur moi. Vous pouvez dire partout que la nouvelle Anne-Sophie est arrivée. Elle a fini sa crise d'adolescence politique, elle est entrée dans la maturité, l'ère de la raison, du labeur et de l'efficacité. (Ce disant, elle les reconduit.)

La sénilatrice (bougonnante) : Dans ce cas...

La putée (bon gré mal gré) : Nous connaissons notre devoir politique.

La sénilatrice : Oui, il faut bien te laisser tenter ta seconde chance.

Anne-Sophie (sortant du bureau avec elles) : Vous ne serez pas déçues... Vous verrez, notre union vaincra.

(Beaumâle reste seul en scène, éberlué.

Un temps.

Anne-Sophie revient en courant, elle se précipite dans ses bras.)

Anne-Sophie : Embrasse.

Beaumâle : Mais je reste secrétaire ?

Anne-Sophie : Bien sûr, chéri.

(Beaumâle l'embrasse.)

Anne-Sophie (gaiement) : On va chez toi ?

 

10e scène.

 

La place devant la maison d'Anne-Sophie.

 

Anne-Sophie (allant et venant, furieuse, devant une Laure debout comme au poteau) : Toi, toi, une de mes meilleures amies !

Laure (voix blanche) : Ah ben on n'a pas pensé à ça

Anne-Sophie : Avec mon mari ! Le mari du Maire !

Laure (voix blanche) : On n'a pas pensé à ça non plus.

Anne-Sophie : Une ex-plate. Tout ça parce qu'elle s'est fait faire des seins ! Dire que bêtement je m'étais réjouie pour elle... Et voilà à quoi ils lui ont servi, à se payer mon mari.

Laure : Il se sentait seul; je voulais les essayer...

Anne-Sophie : Au fait à quoi ils ressemblent ? (Marchant sur Laure :) Je ne les ai jamais vus, moi. (Saisissant brutalement Laure et remontant d'un coup son tee-shirt :) Ah oui... Quand même. (L'abandonnant tout aussi brusquement et se remettant à aller et venir :) Tu me donneras l'adresse... Enfin, là n'est pas la question... Tu es une égoïste, une ordure égoïste... une salope.

Laure (vexée) : En voilà des mots d'oiseau pour un mari qui ne servait à personne...

Anne-Sophie : Ben voyons. Petite annonce d'un nouveau genre : cherche mari inutilisé mais en bon état de fonctionnement, pas abîmé du tout, pour essayer seins tout neufs.

Laure : C'était tout de même plus moral que de s'adresser à un inconnu..

Anne-Sophie : Plus mo... Même sa morale est en simili.

Laure : Dis donc, dis donc, je n'ai pas de leçon à  recevoir  de  celle  que l'on  appelle  la maire gourgandine !

Anne-Sophie (redevenant une politique) : Calomnies de la droite conservatrice et passéiste.

Laure : Pas vrai; Yvan n'a jamais laissé dire ça. Ce sont les nôtres qui t'ont baptisée ainsi.

Anne-Sophie : Calomnies de sales gauchistes extrémistes disciples de Pol Pot, Staline, Mao Tzedong et toute leur clique démoniaque.

Laure : Bravo. Et comment est-ce que tu justifies Beaumâle ?

Anne-Sophie : Je le paie; donc relation d'affaires...

Laure : Tu le rétribues avec l'argent de la mairie.

Anne-Sophie : Et alors ? Il travaille. Double boulot pour un seul salaire; qui dit meilleure gestion ? (Coquette :) Et il ne rechigne pas à la tâche.

Laure (se rapprochant gentiment) : Franchement je ne vois pas pourquoi tu fais tout ce tralala pour si peu.

Anne-Sophie : Si peu ! Le maire cocue ! On va rire de moi. Tu crois que l'on vote pour un maire dont on rit ?

Laure : Mais personne ne le sait à part toi qui nous a surpris.

Anne-Sophie : Et toi. Et lui... Enfin, avant de faire ça... tu aurais pu penser à Catherine !

Laure : Hein ?

Anne-Sophie : A la gosse !... Psychologiquement pour elle, sa famille qui s'écroule, son petit monde qui s'écroule; elle qui croyait ses parents parfaits, un couple qu'elle rêvait d'imiter...

Laure : Tu rêves. Et puis elle ne sait rien, pour nous.

Anne-Sophie : Vous aviez pensé avant, à regarder dans les placards ?... Elle sait toujours tout... Ça, je n'y échapperai pas, à la crise; elle qui est complexée par ses petits seins, elle va exiger contre son silence l'argent pour les faire grossir. Elle a toujours été calculatrice, intéressée, dure en affaires... Au fait ça coûte combien ?

Laure : Mon mari a voulu ce qui se fait de mieux... tu comprends... Mais on trouve pour moins de 10 000...

Anne-Sophie : 10 000 ! Pour être trompé par sa femme !

Laure (étourdiment) : Oh, quand il a su que c'était ton mari, il a plutôt été flatté.

Anne-Sophie : ... Parce qu'il  sait ?

Laure : Ben, c'est mon mari quand même ! Un couple pour durer doit être basé sur la confiance. Alors je lui dis tout.

Anne-Sophie : Alors il va s'en vanter.

Laure : Oh non. Ou juste un peu.

Anne-Sophie : Ma carrière politique a sombré entre les seins neufs de mon amie salope. La femme du nabot se paie le mari du maire ! Je vois déjà les dessins humoristiques...

(Arrive Catherine par la gauche.)

Anne-Sophie (l'apercevant) : Ah... Voilà le problème suivant.

Catherine : Bonjour, ma maman. Bonjour tantine.

Anne-Sophie : Tu ne peux pas dire seulement "maman" comme tout le monde. Et puis Laure n'est pas ta tante. Elle serait plutôt ta belle-mère. Elle a essayé ses nouveaux seins avec papa !

Catherine : Ah, tu sais aussi... Pauvre papa, il n'a pas tellement de distractions. Ça m'a fait plaisir pour lui que tantine s'en occupe.

Anne-Sophie (estomaquée) : Et c'est Ma fille qui raisonne comme ça ?

Catherine : Je suis aussi la fille de mon papa.

Anne-Sophie : On exagère beaucoup le rôle des hommes.

Catherine : Ce serait embêtant pour ta carrière politique si, au lieu d'un bruit qui court, on avait des certitudes...

Laure (qui s'est assise) : Oh, Catherine !

Anne-Sophie : Je la vois venir. (Entre ses dents :) Belle-fille de salope.

Catherine : Moi aussi j'aurais bien besoin d'une amélioration de mes avantages naturels.

Anne-Sophie (à part) : Nous y voilà.

Catherine (aigrement) : Pourquoi tu m'as faite si plate !

Anne-Sophie : Tu es complexée à cause de l'image négative de la femme véhiculée par la pub et la presse féminine.

Catherine : Masculine surtout. J'ai vu ce qui les intéresse. Et moi, une limande.

Anne-Sophie : Une sole, ma chérie, une sole. Soyons positives.

Catherine (menaçante) : Ma maman, elle ferait mieux de comprendre sa petite fille chérie !

Anne-Sophie : ... Ecoute, mon amour, je dois faire refaire les miens, (Jetant un coup d'oeil vers ceux de Laure :) ça me paraît urgent... Je verrai si je peux avoir un prix pour quatre.

Catherine (lui sautant au cou) : Ma maman, elle comprend tout de suite sa Catherine !

Anne-Sophie (grinçante) : Ça oui. (A part :) Mais c'est le mari qui paiera, sur son salaire, il faut tout de même un peu de justice.

 

11e scène.

 

Le bureau à la mairie.

 

Beaumâle (debout, un petit panier plein de lettres d'une main, une lettre de l'autre) : Encore une pour l'émission télé sur les Urgences. "Félicitations" etc etc...

Anne-Sophie (à son bureau) : Une vraie veine ce soudain intérêt d'une chaîne nationale pour la santé des gens.

Beaumâle : Yvan n'y serait pas pour quelque chose, par hasard ?

Anne-Sophie : Crois pas. Enfin avec lui on ne sait jamais... Me voilà donnée comme modèle de bon maire à la France entière.

Beaumâle : Tu es désormais  connue jusque dans le patelin le plus éloigné. (Il s'est rapproché, l'embrassant :) Je crois que j'aime encore plus t'embrasser depuis que tu deviens célèbre. (S'écartant :) Mais il ne faudrait pas t'arrêter en si bonne voie... Je sens qu'un grand destin nous appelle.

Anne-Sophie : Et le devis du chirurgien tu l'as ?

Beaumâle (sans enthousiasme) : Il doit être là-dedans.

Anne-Sophie : Donne.

Beaumâle (sans bouger) : Mais si ça se sait, l'effet sera négatif sur l'électeur...

Anne-Sophie (impatientée) : Donne. (Venant chercher la lettre :) Ah. (Regardant :) Ouh...

Beaumâle : Oui. Les femmes pauvres n'apprécieront pas.

Anne-Sophie : les femmes pauvres ont besoin de rêve. Elles ont besoin de modèles connus qui leur montrent comment franchir les tabous. Elles ont besoin de bonnes raisons pour travailler dur afin d'économiser et de réaliser leurs rêves.

Beaumâle : Ce ne serait pas mieux si elles travaillaient moins dur ?

Anne-Sophie (impatientée) : Le rêve d'une femme c'est d'être le rêve d'un homme.

Beaumâle : Machiste et sexiste... (Méditant :) Je n'arrive pas à comprendre comment les gens peuvent voter pour toi.

Anne-Sophie (estomaquée) : Quoi, les gens... Parce que toi...

Beaumâle : Franchement, la manière dont tu t'es jetée sur moi la première fois que tu m'as vu, ça ne plaidait pas en ta faveur...

Anne-Sophie (estomaquée) : Eh ben ça...

Beaumâle (sentant qu'il est allé trop loin) : Enfin maintenant, bien sûr... ce n'est plus pareil... nos intérêts sont communs... (Un temps.) J'ai gaffé ?

Anne-Sophie (qui s'en est assise) : Bof... A défaut de la perspicacité, tu as les sincérité, (Avec effort :) mon chéri.

Beaumâle (rassuré, gaiement) : Allez, comme tu l'as souhaité, je vais répondre à toutes les lettres. (Il sort. Repassant la tête par l'entrebâillement de la porte :) Une visite... Madame Vigot, du parti communiste.

Vigot (entrant, vraiment très chic) : Laisse passer, Minet.

Anne-Sophie (se levant et allant au-devant d'elle) : Caroline, quelle bonne surprise. (L'embrassant :) Comment vas-tu, ma chérie ? Oh mais on est toute pimpante !

Vigot (modestement) : J'ai suivi tes conseils. Comment trouves-tu ce petit tailleur ?

Anne-Sophie : Mais dis-moi, c'est chic comme tout.

Vigot (modestement) : Oh, en solde. En sous-solde. Tu sais, les derniers jours les prix cassés sont vraiment cassés.

Anne-Sophie : Eh oui, mais tu as eu le flair et le coup d'oeil. Et tes cheveux, dis donc, c'est joli; les coiffeurs aussi font des soldes ?

Vigot (honteuse) : Non, je suis allée où tu m'as recommandé. C'est cher comme un tailleur en solde, mais il faut reconnaître que le résultat est à la hauteur.

Anne-Sophie : On déjeune ensemble...

Vigot : Oui, je ne demande pas mieux... Mais avant... il faut que je te parle politique... le parti, tu comprends...

Anne-Sophie : Bien sûr ! Attends, je  regagne  mon  fauteuil, cela  fera  plus  rencontre  officielle. (S'installant :) Vas-y, Caro, je t'écoute.

Vigot : Oh, pour les Urgences, très bien, tout le monde d'accord, bravo. (Anne-Sophie incline la tête en remerciement.) Mais les grandes mesures pour contrer le patronat tardent. Le peuple s'impatiente. La révolte gronde dans nos rangs. Je suis venue te dire : Anne-Sophie, réveille-toi ! Nos camarades souffrent tous les jours de l'insolence, de la morgue d'une droite à l'américaine, sans scrupule, sans morale, pour qui le fric seul compte, pour qui l'humiliation des petits est la plus grande jouissance, pour qui la délocalisation est la méthode habituelle afin de casser les revendication des travailleurs...

Anne-Sophie (levant une main pour l'arrêter) : J'irai à leur manifestation demain.

Vigot : Tu seras avec nous ?

Anne-Sophie : Je veux que ceux qui n'ont plus rien aient leur maire à leur côté dans l'adversité.

Vigot (faisant le tour du bureau en courant pour embrasser Anne-Sophie) : Ah, Anniouchka, c'est encore mieux  que  je  n'espérais. Et pourtant, j'étais sûre de toi, tu sais, je l'ai dit aux autres. (L'embrassant :) Il faut que j'aille vite leur annoncer. (Courant déjà vers la sortie :) Et on se retrouve où ?

Anne-Sophie : Véfour comme d'habitude.

Vigot (petit rire) : Oui, on sera tranquilles. (S'arrêtant brusquement vers la porte :) Tu n'as invité personne d'autre ?

Anne-Sophie (qui s'est levée) : Mais non, voyons; quand je suis avec toi, je ne veux être qu'avec toi. Allez, va vite.

(Vigot sort, toute heureuse.)

Beaumâle (entrant, furieux) : Alors notre déjeuner d'amoureux...

Anne-Sophie : Que veux-tu, la politique a ses contraintes...

Beaumâle : Tu parles; pour moi le sandwich à la place de Véfour... Et pour cinquante voix !

Anne-Sophie : Une seule peut faire la différence, mon chéri. Et puis une voix est égale à deux.

Beaumâle : Comment ça ?

Anne-Sophie : Tu perds une voix : moins une; elle se reporte sur ton concurrent : encore moins une pour toi.

 

12e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

(Anne-Sophie fait les cent pas, à la fois furieuse et inquiète.)

Beaumâle (entrant en coup de vent) : Il  s'approchent, ils approchent ! Anne-Sophie, fais quelque chose !

Anne-Sophie : Tu m'énerves, tu m'énerves ! Fous-moi le camp;

Beaumâle : Soit, mais s'ils passent le carrefour de l'hypermarché, on est foutu ! (Il sort.)

Anne-Sophie (seule, éclatant) : Mais faire quoi ! Oh, où es-tu mon armée ? Pas le plus petit canon. Même de pistolet... Eh oui, j'ai eu la bêtise d'écouter les anti-flics, les prophètes du "si tous les gars du monde se donnaient la menotte"... Me voilà dans de beaux draps... Ah, si je m'en tire, je crée illico une police municipale, j'engage trente gars... non, quinze d'abord, puis je prétends qu'il y a trop de travail et quinze autres...

La putée (entrant en courant) : Anne-Sophie, la ville est en danger. Par ta faute !

Anne-Sophie : Eh ben voyons.

La sénilatrice (entrant en courant) : Anne-Sophie, tu dois donner un signe fort pour arrêter l'agresseur, tu dois démissionner.

Anne-Sophie : Salut, chérie.

Beaumâle (entrant en courant) : Anne-Sophie, ils attaquent aussi par le nord ! Ils tentent d'encercler la ville !

Anne-Sophie (très général au front) : Quelles sont leur forces ?

Beaumâle (officier au rapport) : Au moins trente tracteurs, six moissonneuses-batteuses, trois cents moutons, quatre-vingts vaches, toutes avec des cornes, quatre camions chargés d'on ne sait quoi, mais ça sent pas bon et les envahisseurs parlent de te foutre dedans.

Anne-Sophie : Oïe oïe oïe. (Beaumâle sort.)

La putée : Nous sommes perdues.

La sénilatrice : Démissionne tout de suite.

La putée : Et prends la fuite. Il y a encore des routes qui ne sont pas surveillées.

Anne-Sophie : Mais quoi ! Qu'est-ce que j'ai fait ! Je n'en reviens pas. La guerre pour quelques malheureuses autorisations d'hypermarchés !

La putée (aigrement) : Quand on occupe ta position, on a la prudence de ne rien faire.

La sénilatrice : Tu as désespéré la campagne.

Anne-Sophie : Je suis maire de la ville, pas de la campagne !

La sénilatrice : Oui, mais les paysans ont des tracteurs... et des fourches ! Pointues !

La putée : On va finir au bout des fourches, par ta faute !

Vigot (entrant en coup de vent, suivie de Beaumâle) : Anne-Sophie, les travailleurs de la ville sont avec toi !

Anne-Sophie : Est-ce qu'ils ont un canon ?

Vigot : Non. Mais tu as eu la bonne idée d'augmenter les salaires des personnels municipaux et de réduire leur temps de travail...

Anne-Sophie : A ton instigation d'ailleurs, mais qu'est-ce que ça change ?

Vigot : Ils ne veulent pas tout perdre en perdant leur maire. Envoie les bennes à ordures, elles stopperont les camions !

Anne-Sophie (lui sautant au cou) : Ah ma chérie, quel général tu fais !

Vigot (modestement) : Je sers mon impératrice, c'est tout.

Anne-Sophie Beaumâle) : Vas-y, donne les ordres, et aussi envoie les camions-nettoyeurs contre... enfin tu sais... (Beaumâle va pour sortir.) Ah, et puis les pompiers, lances en main, aux points stratégiques. (Beaumâle sort.) Foutu préfet qui a refusé d'envoyer les policiers; si je m'en sors il me paiera ça.

La putée : Mais pourquoi est-ce qu'il a refusé ?

Anne-Sophie : Ils ont des uniformes tout neufs, signés par un grand couturier, ils ne veulent pas risquer de les abîmer.

La sénilatrice : J'étais à leur défilé de mode, très joli.

Anne-Sophie (aigrement) : Tu as collaboré avec les forces conservatrices ?

La sénilatrice : Je me suis rendue à une invitation, c'est tout.

Vigot : C'est honteux !

La putée (aigrement) : Moi ils ne m'ont pas invitée !

Anne-Sophie : Ce qu'il faut, c'est une police de gauche.

La putée : Une police, c'est l'ordre, donc la droite.

La sénilatrice : Evidemment.

Anne-Sophie (à part à Vigot) : Dis donc, Caro, les chômeurs dont tu m'as parlé, ils ont quelque chose contre les uniformes ?

Vigot (hésitante) : Eh ben, ça dépend lesquels.

Anne-Sophie (à part à Vigot) : Nous aurions besoin de gens sûrs pour notre police municipale... afin de contrer les policiers chic du préfet.

Vigot (radieuse) : Oh si c'est ça, alors... Tu penses, ils se battent contre eux dans les manifs depuis des années... Si, en plus, ça devient légal...

Anne-Sophie : Voilà qui est dit. Tu m'en envoies dix dès cette affaire finie. (A part :) Pour les cinq autres j'ai mon idée.

Yvan (entrant) : Bravo Anne-Sophie, j'ai vu Beaumâle à la tête de tes troupes, il est superbe.

Anne-Sophie : Ah, toi, où étais-tu passé ? Tu me laisses tomber ?

Yvan : J'essayais de parlementer pour toi. Pas moyen. Mais maintenant qu'ils sont stoppés, ils vont bien être obligés.

Anne-Sophie : Et s'ils choisissent le siège de longue durée, s'ils nous coupent l'approvisionnement...

Yvan : Beaumâle a commencé des manoeuvres d'encerclement en utilisant les bus. Je me demande qui sont les gens dedans ?

Anne-Sophie : Les gens... ? (A part :) Moi aussi.

(Le téléphone sonne.)

Anne-Sophie (au téléphone) : D'accord. Bon boulot, chéri. Je viens les rencontrer.

La putée : Anne-Sophie, tu ne vas pas capituler ?

La sénilatrice : Pense à la honte pour le parti !

Yvan : Les campagnes ont des droits que les villes ne peuvent ignorer, mesdames.

Vigot : Parfaitement.

Anne-Sophie : A trop bien gérer sa ville, on la gère égoïstement. Or il faut du coeur, comprendre les autres, s'entraider et éviter les tracteurs.

 

13e scène.

 

Le même bureau.

 

Beaumâle (annonçant) : Monsieur Besoin... (Air interrogatif d'Anne-Sophie à son bureau.) Rendez-vous de onze heures... (Air tout aussi interrogatif d'Anne-Sophie.) Je ne sais pas moi; il a pris rendez-vous comme quelqu'un de sûr que tu le connais... Je n'ai pas osé poser des questions.

Anne-Sophie (soupirant) : Eh bien, nous verrons. Fais entrer.

(Un court moment puis Besoin entre avec une relative assurance. Complet d'un bon prix.)

Anne-Sophie (sans bouger mais chaleureuse) : Soyez le bienvenu ! (A part :) A tout hasard.

Besoin : Madame le Maire, je vous remercie de m'avoir accordé cette entrevue devenue, je crois, nécessaire... C'est que l'on a rarement l'honneur de votre visite... en fait même pas du tout.

Anne-Sophie (fronçant le sourcil) : Vous êtes le nouveau curé ?

Besoin : Hein ? Non. Pourquoi cette question ?

Anne-Sophie : Ah, c'est que l'ancien me disait toujours ça... Je suis très occupée, voyez-vous.

Besoin (aimable) : Je m'en doute bien.

Anne-Sophie (se lançant) : Et alors ? Qu'est-ce que vous faites de beau dans la vie ?

Besoin : Je suis le directeur de votre théâtre.

Anne-Sophie (stupéfaite) : Tiens.

Besoin : Oui.

Anne-Sophie (évaluant la situation) : Ah.

Besoin : Vous savez, la grande bâtisse avec des colonnes au bout du quartier nord...

Anne-Sophie : Bourré d'opposants. Je ne vais jamais dans ce coin-là.

Besoin : Je sais.

Anne-Sophie : Oui...

Besoin : Pièces de théâtre, danse, opéras etc... Nous sommes ouverts à toute forme de spectacle...

Anne-Sophie (approuvant gravement) : C'est beau ça.

Besoin : Il y en a, en principe, pour tous les goûts.

Anne-Sophie : Bravo.

Besoin : Peut-être avez-vous des suggestions...

Anne-Sophie (se levant et essayant de la reconduire) : Ma foi, non. Je suis enchantée. C'est parfait. Continuez.

Besoin (qui n'a pas bougé) : On aimerait.

Anne-Sophie (qui flaire vaguement un problème) : Qu'est-ce qui vous en empêche ?

Besoin : Notre budget. Enfin le vôtre... (Air perplexe d'Anne-Sophie :) Vous l'avez réduit.

Anne-Sophie (se souvenant) : Ah oui... C'est pour ma police municipale ! Les pistolets, ça coûte... Vous aimez la police ?

Besoin (perplexe) : Couci couça.

Anne-Sophie : Ah. Pourtant, un directeur de théâtre... en somme, c'est comme le curé, pour avoir du public il faut ratisser large; vous devriez aimer tout le monde.

Besoin : Cette conception de ma fonction est un peu nouvelle pour moi. Va falloir que je m'habitue.

Anne-Sophie (s'efforçant de le raccompagner) : parfait. Entraînez-vous. (Pleine d'espoir :) Rien d'autre, n'est-ce pas ?

Besoin (qui n'a pas bougé) : Si.

Anne-Sophie (pas contente) : Allons bon.

Besoin (se lançant) : Madame le Maire, nous avons rogné sur tout, nous avons tiré sur la corde au maximum, nous avons dû retarder les paiements des intermittents, nous avons une troupe de théâtre municipale qui doit aller travailler ailleurs pour survivre, nous avons réduit le chauffage même pendant les spectacles - les gens se plaignent -, nous avons annulé la représentation de "Cinna", annulé la représentation de "Phèdre", annulé la venue de la troupe de l'opéra de Florence; pour tenir nous avons même fait trois reprises de "Youpi les p'tites femmes". Il n'est pas possible de continuer comme ça. Vous n'avez jamais répondu à mes lettres, à celles du personnel non plus d'ailleurs, alors je suis venu vous annoncer que cette fois, si je ne repars pas avec une réponse favorable, vous aurez sur les bras une grève illimitée.

(Il s'assied.

Un temps.)

Anne-Sophie (qui n'en revient pas) : Une grève ? Contre moi ?

Besoin (ferme) : Absolument.

(Un temps.)

Anne-Sophie (inquiète, se  penchant  en  avant  dans  sa direction) : Est-ce que vous avez des tracteurs ?

Besoin (interloqué) : Des... Non... non, bien sûr que non.

Anne-Sophie (qui suit son idée) : Et des moissonneuses-batteuses... vous en avez ?

Besoin (sarcastique) : Avec tous les sièges pour les spectateurs, on n'avait plus la place.

Anne-Sophie (se redressant, rassurée) : Oh, alors... (A part :) Et puis maintenant, j'ai ma police.

Besoin : Vous aimez la culture, Madame le Maire, j'en suis convaincu. Vous appartenez à un parti qui a une longue tradition de soutien aux artistes, qui pense que chacun doit pouvoir s'exprimer, que l'art fait progresser les mentalités et donc l'humanité; vous ne nous laisserez pas tomber... (Perfidement :) Nous avons tout de même trois mille abonnés.

(L'air à la "j'm'en fiche" d'Anne-Sophie disparaît brusquement.)

Anne-Sophie : Trois... mille ?... Et ils votent ?

Besoin : En tout cas ce n'est pas incompatible.

Anne-Sophie (méfiante) : Mais ils votent... pour qui ?

Besoin : Ils ne me le disent pas.

Anne-Sophie : Eh bien là vous êtes nettement inférieur au curé... Paris vaut bien une messe et j'irai à celle de minuit.

Besoin : Nous, c'est à dix-neuf heures trente.

Anne-Sophie (fâchée) : Allons bon, l'heure de manger... Enfin j'irai... Je me souviens avoir entendu dire du bien de "Youpi..."

Besoin : A "Cinna"... (Air mécontent d'Anne-Sophie.) Nos électeurs préféreront "Cinna".

Anne-Sophie : Ben oui. Moi aussi naturellement. Je disais "Youpi..." parce que ça me semblait plus près du peuple...

Besoin : Notre idéal commun, car je suis de vos idées, veut rendre la culture populaire.

Anne-Sophie : Ouiouioui... Comme dirait Nietzsche il ne faut pas négliger les intellos de gauche sinon on prend la gamelle.

Besoin : Nous jouerons mardi en quinze.

Anne-Sophie (comme déçue) : Oh, pourquoi pas plus tôt.

Besoin : Le temps de toucher le chèque que, véritable mécène des arts, vous allez me faire et de régler nos dettes, de payer les salaires.

Anne-Sophie : Je vais faire un chèque ? (A part :) Et mes pistolets ? (Haut :) Vous ne pourriez pas attendre la fin du mois ?

Besoin : La grève fera très mauvais effet sur le peuple de gauche, même celui qui ne va jamais au théâtre. La presse nationale en parlera.

Anne-Sophie (à part) : Mais il est pire que les agriculteurs et le curé réunis ! (Haut, sortant le carnet de chèques :) Bon, allons-y. (A part :) Je vais supprimer une crèche.

 

14e scène.

 

La place devant la maison d'Anne-Sophie.

 

Catherine (lisant puis s'arrêtant de lire) : Ma maman, elle n'a pas tenu ses promesses... Je suis toujours toute plate comme tante Laure avant son opération. A l'école il n'y a que les moches qui s'intéressent à moi... Mon papa m'a répondu : "Demande à ta mère." Alors j'ai écrit une lettre anonyme à papa. Ce n'est pas bien, je sais... Je sais mais je m'en fous. Elle n'avait qu'à tenir ses promesses, point final. (Elle se remet à lire.)

Anne-Sophie (sortant de chez elle dans tous ses états et avec une poitrine neuve) : Ah ! Mais tu m'énerves !... Mais il m'énerve, (Voyant Catherine :) ton père.

Catherine : C'est toujours un drame pour les enfants de voir les parents qui se disputent.

Anne-Sophie : Oh, ma pauvre chérie... (Venant l'embrasser :) Qu'est-ce que tu lis ?

Catherine (montrant enfin le livre au public) : Machiavel.

Anne-Sophie (estomaquée) : Mais ce n'est pas un livre pour ton âge !

Catherine : Justement c'est pour grandir.

Laure (sortant de chez elle, gaiement) : Alors ça baigne ?

Anne-Sophie (froidement) : Oui, et même le bateau coule.

Laure : Ah ?

Canette (passant la tête à sa fenêtre) : Tiens.

Brigitte (passant la tête à sa fenêtre) : Vraiment ?

Anne-Sophie : Mon mari s'imagine que j'ai des aventures !

Canette : Quelle injustice !

Laure Anne-Sophie) : Tu veux que j'intervienne ? On doit se voir cet après-midi.

Brigitte (à son mari dans la chambre) : Laisse-moi, chéri ! On a besoin de mes conseils dehors.

Anne-Sophie (qui a ignoré la question de Laure) : Il parle de divorcer !

Laure, Canette, Brigitte (indignées) : Oh !

Anne-Sophie : Cet homme n'a pas le sens de l'intérêt municipal.

Brigitte : Ça, c'est vrai.

Anne-Sophie : Un homme qui présente bien m'est indispensable à mes côtés pour les cérémonies !

Canette : Beaumâle ne pourrait pas convenir ?

Anne-Sophie : Mais non, il a l'air d'un gigolo.

Brigitte : Je me suis toujours demandé pourquoi.

Anne-Sophie : Parce que c'est (Bien appuyer sur "c'est".) un gigolo.

Brigitte : Ah oui.

Anne-Sophie : Une femme d'exception comme moi, devoir s'abaisser à supplier Monsieur de bien vouloir l'accompagner.

Brigitte (émoustillée) : Est-ce qu'il a des demandes spéciales ?

Anne-Sophie (très naturellement) : Mais non, cela Laure s'en occupe.

Laure (vaguement gênée) : Enfin... c'est surtout mon mari qui veut... ça le flatte, alors...

Canette : ... il regarde.

Anne-Sophie : Cessons de divaguer. Voilà le problème : j'ai une réunion avec remise de médailles au boulodrome ce soir, est-ce que l'une d'entre vous peut me prêter son mari pour m'assister dans mes fonctions ?

Laure (gênée) : Le mien est trop lié maintenant au tien. Il ne voudra pas.

Canette : Le mien, tu lui as toujours plu; il attend une bonne occasion; ça m'étonnerait qu'il accepte sans reconnaissance de ta part.

Anne-Sophie (indignée) : Non mais dis donc ! (A Brigitte :) Et toi ?

Brigitte : Pas question, tout le monde croirait que tu te paies aussi mon mari.

Anne-Sophie : ... Bravo. Merci les amies. Ça fait plaisir. (A part :) Salopes.

Catherine : Ma maman, elle a une superbe poitrine; tous les hommes voudraient l'aider à ne pas avoir dépensé inutilement l'argent de mon papa.

Canette : C'est vrai; on ne t'a pas félicitée.

Anne-Sophie (de mauvaise humeur) : Pas utile.

Brigitte : On peut voir ?

Anne-Sophie : Et en pleine rue ? Quelle bonne idée.

Laure : Alors je parle à ton mari tout à l'heure ou pas ?

(Pas de réponse d'Anne-Sophie qui regarde ostensiblement ailleurs.)

Catherine : Ce n'est pas comme sa fille, la gentille Cathy, qui n'intéresse personne.

Anne-Sophie (agacée) : Tu ne vas pas recommencer !

Catherine : Parce que ma maman, elle ne tient pas ses promesses.

Laure (pour se venger d'être ignorée par Anne-Sophie) : Là, je dois reconnaître que je suis témoin.

Brigitte : Pauvre petite.

Canette Catherine) : Elle a trop l'habitude de la politique, que veux-tu, ma chérie.

Brigitte : Tout de même, avec sa propre fille !

Laure : Elle n'a pas de morale.

Anne-Sophie (furieuse) : Pas de morale... J'ai un... destin ! On n'est pas élue par hasard mais parce que l'on a des capacités particulières utiles à la collectivité. On ne peut pas limiter une grande action au service du progrès à la morale. (Catherine semble soudain très attentive, comme fascinée, son ressentiment n'est plus apparent.) Qu'est-ce que vous croyez ? Qu'avec les responsabilités qui sont les miennes je vais me conduire comme une bonne petite fille modèle ? Un gouvernant, c'est un guide, il voit le bon chemin alors que la plupart, empêtrée dans sa vie quotidienne, préfère ne pas bouger; alors il faut mentir, oui, être hypocrite, parfaitement, et je l'assume... Je ne savais pas ce que c'était avant d'être maire, je voyais le parti adverse à battre, je voyais les honneurs à recevoir, je croyais qu'il suffisait de ne pas se mettre l'argent dans les poches et d'être aimable avec les électeurs... eh bien j'ai appris; j'ai fait des gaffes, d'accord, mais j'ai appris; maintenant je connais mon métier. Vous ne trouverez même plus un embryon d'article pour le contester, même plus un tract d'opposant pour aller dans ce sens. La gestion d'une ville, ça commence par les poubelles, mais il faut aussi la faire assez bien vivre pour qu'elle les remplisse, et c'est le plus dur. Qui pourrait nier le développement spectaculaire de ces derniers mois ? Qui ?... Jamais ma ville n'avait connu une telle expansion, tant de nouveaux chantiers par les plus grands architectes; avec une gestion des impôts au sou près; jamais !... Et tout ça risque de foirer parce que je me suis mariée il y a vingt ans à un homme qui me convenait  sans plus et que je n'aimais plus du tout quinze jours après ! C'est ça votre morale ? J'aime mieux la mienne. Elle est moins orthodoxe mais elle est plus généreuse !

(Elle rentre chez elle, toujours furieuse.

Un temps.)

Laure : Ça va. Je lui parlerai sans qu'elle le demande puisque c'est ça qu'elle veut.

 

15e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie  à la mairie.

 

Anne-Sophie (debout, à Beaumâle) : Mais tu es sûr ?

Beaumâle : Je l'ai vue, je te dis, vue !

Anne-Sophie (maugréant) : Qu'est-ce qu'elle mijote encore... ?

Beaumâle : Est-ce qu'elle est baptisée ?

Anne-Sophie : Hein ?... Je crois...

Beaumâle : Comment, tu n'es pas sûre ?

Anne-Sophie : Si... si.

Beaumâle : Alors elle a le droit; tu ne peux pas poursuivre le curé pour détournement de mineure.

Anne-Sophie : ... ? ... On dit dans ce cas "prosélytisme".

Beaumâle (fâché) : A la réunion du parti, samedi, on disait comme ça.

Anne-Sophie (s'asseyant à son bureau) : Oui, mon chéri, la culture du con est à la base de la récolte des voix.

Beaumâle (méfiant) : Qu'ça veut dire ça ?

Anne-Sophie : Que chacun doit pouvoir chez nous exprimer librement son opinion... L'avantage, c'est que l'on repère tout de suite les cons.

Beaumâle (pas content) : Tu dérives, Anne-Sophie, tu dérives.

Anne-Sophie (se levant nerveusement) : Pour le moment il s'agit de la dérive de notre fille.

Beaumâle : Comment "notre" ?

Anne-Sophie : Non. Ma fille.

Beaumâle : Tu pourrais la poursuivre pour préjudice moral ?

Anne-Sophie (agacée) : Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle manie procédurière !

Beaumâle : Tu sais bien que j'ai fait un stage de droit.

Anne-Sophie : Et tu voudrais essayer tes nouvelles connaissances ?

Beaumâle (naïvement) : Faut bien qu'ça serve.

Anne-Sophie : Touche pas à ma fille, mon gars.

Catherine (entrant et allant se jeter au cou d'Anne-Sophie ) : Bonjour, ma maman. Elle voulait me voir ma maman ?

(A partir de cet épisode, comme il est difficile de trouver une actrice qui puisse paraître avoir treize ans puis dix-huit, une autre peut prendre le relais. Un costume et une coiffure semblables permettront l'illusion.)

Anne-Sophie : Cesse de parler comme ça. Tu n'es plus une petite fille, tu as treize ans.

Catherine : Dix-sept.

Anne-Sophie : ... ? ... Depuis que je ne vois plus ton père qu'aux cérémonies officielles, il ne m'informe plus de rien.

Catherine : En un an ma maman ne vieillit pas, mais moi en un an je vieillis d'un an.

Anne-Sophie : Ça te passera... Qu'est-ce que j'apprends, Mademoiselle, on se rend hebdomadairement à la messe ? (A Beaumâle qui va pour sortir :) Reste là toi. (A Catherine :) Alors ?

Catherine (s'asseyant en face du bureau vide et s'adressant au fauteuil vide du maire) : Le XXI e siècle sera religieux ou ne sera pas.

Anne-Sophie : Quoi ?

Catherine : Je participe au renouveau religieux de mon époque.

Anne-Sophie : Ah...

Beaumâle : Tiens, tout compte fait, je n'ai pas encore essayé ça...

Anne-Sophie (fâchée) : Fous-moi le camp, toi...

Beaumâle (vexé mais partant) : Bon, mais faudrait savoir.

Anne-Sophie (s'asseyant sur le bureau devant Catherine) : Catherine... Tu es ma fille, tu m'emmerdes, je t'aime... Y a une envie de baffe qui me démange, mon amour. Quand je te regarde, je vois tous mes défauts plus ceux de ton père. Tu as des qualités évidemment, tu m'en parleras quand on aura le temps, mais je me demande souvent si on ne s'est pas trompé à la clinique. Enfin, tu dois connaître mon orientation politique ?

Catherine : Oui, ma maman.

Anne-Sophie : Quelle ?

Catherine : Ma maman a l'orientation de ma maman.

Anne-Sophie : Qu'ça veut dire ça ?

Catherine : Ça veut dire que je n'ai jamais bien compris. Je ne suis pas la seule d'ailleurs. Mais moi c'est parce que je ne suis pas très intelligente.

Anne-Sophie (réconfortante) : Tu vaux bien tous les cons qui veulent se mêler de politique sans y rien comprendre.

Catherine (récitant) : La culture du con est à la base de la récol...

Anne-Sophie (se levant, stupéfaite) : Comment tu sais ça, toi ?

Catherine (très naturellement) : J'écoutais à la porte... Elle était ouverte...

Anne-Sophie (qui a seulement un doute) : ... Oui, ça aide... (Eclatant :) Enfin, une fille bigote, c'est d'un effet déplorable sur l'électeur ! Ma fille, ma chérie, ma catastrophe, sache que l'électeur est mentalement fragile; un rien le perturbe. Déjà il croit n'importe quoi, alors en plus quand c'est vrai... Je ne vais même pas pouvoir dire : il s'agit d'une rumeur... que font courir des adversaires vils, bas, sans honneur...

Catherine : Le système de la rumeur est salaud, je le condamne aussi.

Anne-Sophie : Oui, enfin n'exagérons pas, on peut en faire courir également; parfois ça arrange bien.

Catherine : Ma maman est un puits de science en politique.

Anne-Sophie (méfiante) : Tu ironises là ?

Catherine : Oh non, gare à la baffe.

Anne-Sophie : Tu n'as pas l'intention de prendre le voile au moins ?

Catherine (nettement ironique) : Ce serait prématuré, le renouveau ne permet pas de devenir cardinal(e), même pas évêque.

Anne-Sophie (devant un argument qu'elle comprend, qui la rassure) : Pauvre chérie, tu es née trop tôt. Allez, va vite, il faut que je travaille. (Elle embrasse sa fille.)

Catherine : Je suis bien heureuse d'avoir pu rassurer ma maman qui se faisait du mauvais sang pour moi.

(Elle sort.)

Anne-Sophie : Eh oui, je suis une mère avant tout.

(Beaumâle entre.)

Beaumâle : Tout est arrangé ?

Anne-Sophie : Dis donc, tu te souviens de la rumeur contre ce Barnabé qui montait dans les sondages ? Tu as toujours tes contacts ? Fais donc circuler que la fille du maire a de gros problèmes psychologiques depuis la séparation de ses parents imposée par un père coureur et sa maîtresse.

 

16e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

Anne-Sophie (marchant nerveusement de long en large) : Tu vas voir, non mais tu vas voir, j’vais te faire ta fête, moi... (S’arrêtant brusquement et sur un ton douloureux :) 3-0... J’ai eu bonne mine. Et j’avais des invités ! On m’avait assuré de la victoire, j’avais lancé des invitations. Toutes celles qui pouvaient être utiles à ma carrière politique... Le bide... Ah, les salauds !... Le foot, ça coûte et ça rapporte pas.

Beaumâle (entrant) : Ils sont là... (Timidement :) Ne sois pas trop dure Anne-Sophie, ils n’ont pas manqué de courage s’ils ont manqué de réussite. Les héros ont été trahis par le destin.

Anne-Sophie (froidement) : Ces conneries du journal, c’est nous qui les avons mises au point avec Ernest, tu t’en souviens quand même ?

Beaumâle : Tiens, c’est vrai. J’avais oublié. Et comme c’était dans le journal...

Anne-Sophie : Dehors !... Et fais-les entrer. (A part :) Espérons qu’il a la connerie représentative.

(Entrent le président du club, jovialement, l’entraîneur, très digne, et les deux joueurs vedettes, un peu gênés.)

Le président du club (jovial) : J’amène les criminels, Anne-Sophie, bonjour.

Les autres : Bonjour, Madame le maire.

Anne-Sophie  (retranchée derrière son bureau) : Alors ?... Alors les enculés, on a aimé ça ?

Le président : ... Si vous permettez, Anne-Sophie, une dame ne devrait pas d...

Anne-Sophie  : Ta gueule ! (A l’entraîneur qui lorgnait un fauteuil :) Et je n’ai pas dit de s’asseoir !

(Un silence.

Les quatre hommes se jettent de petits coups d’oeil.)

Anne-Sophie  : Vous ne devez pas être très fatigués...

(Nouveau silence.)

Anne-Sophie : 3-0... 3-0 ! Pourquoi pas 4 ou 5 - 0 tant que vous y étiez !

Le président (jovialement et naïvement) : Oui, on l’a échappé belle. (Devant le regard incrédule d’Anne-Sophie, s’enfonçant :) A un moment je nous ai vus partis pour la déroute du siècle.

Anne-Sophie : Ben il est content, celui-là.

Le président (jovial) : Ça aurait pu être pire.

Anne-Sophie : Il n’y avait qu’à voir le sourire ironique de mes invités quand je leur ai dit au revoir pour s’en rendre compte. Grâce à vous j’ai échappé à la franche hilarité, soyez-en remerciés.

Le président (qui a tout pris à la lettre) : Alors on peut s’asseoir ?

Anne-Sophie (stupéfaite) : Hein ?

(Le président s’installe dans un fauteuil, l’entraîneur l’imite, les deux joueurs vont prendre au fond les sièges qui manquent.)

Anne-Sophie (ironique) : On est bien assis ?

Les autres en choeur : Oui, Madame le maire.

Anne-Sophie (éclatant) : Et aux frais de qui ? Hein ? Qui vous paie - grassement ? Et pourquoi ?

Joueur vedette 1 (timidement) : Moi je sais... C’est pour jouer au football.

Anne-Sophie (hurlant) : Jouer ! Pour gagner, imbécile ! Pour gagner !

Joueur vedette 2 : Alors, c’est pas’qu’on n’a pas gagné qu’elle est pas contente ?

Le président : Le motif est faible, Anne-Sophie, il faut bien un perdant.

Joueur vedette 2 : C’est vrai, si on ne paie pas de joueurs pour perdre il n’y a pas de match possible.

Anne-Sophie (réagissant) : Pour perdre ! (S’égosillant :) Pour perdre !

L’entraîneur (intervenant, très technicien) : La chance était contre nous. Tout le mal, voyez-vous, esr venu de là.

Le président : Ah, si on avait eu la chance !

Joueur vedette 1 : Oui. J’avais pourtant fait tout ce qu’il fallait : mis la veille la dernière de mes dents de lait soigneusement conservée sous mon oreiller, enfilé mes chaussettes jamais lavées, baisé le front chauve du gardien de but... Rien n’y a fait.

Joueur vedette 2 : Et moi, j’ai frappé ma tête trois fois contre les buts adverses, j’avais dans ma poche des grigris ultra-performants...

L’entraîneur (sententieux) : On a vraiment fait le maximum.

Le président (jovial) : On n’a rien à se reprocher. Par contre j’ai à dire sur les supporters; envoyer des canettes sur les défavorisés de la chance, c’est inadmissible.

L’entraîneur : Absolument.

Joueur vedette 1 : Ouais, ça fait mal.

Le président : J’en ai reçu une !

Joueur vedette 2 : Y en a qui disent qu’on vous a vue en lancer, Madame le Maire.

Anne-Sophie (s’étranglant de fureur) : Triples crétins, vous avez cru, ma parole, vous couvrir avec ces... ces racontars...

Le président : Ah, des racontars, on vous a vue.

Anne-Sophie : Rien à foutre, ce ne sont pas vos victoires qui vont m’attirer des voix, j’ai besoin de celles des mécontents; vous voulez jouer sur ce terrain, très bien, vous n’aurez pas plus de chance que sur l’autre; moi, qu’on dise cela et même qu’on en rajoute, cela me donnera des partisans dans tous les bars !

Le président : Oui, mais...

Anne-Sophie  : Tu comptes faire comment pour paraître à nouveau devant les supporters si je ne suis pas à tes côtés, toi ? Tu continues comme ça, je te laisse écharper.

Le président (plus jovial du tout et même franchement inquiet) : Si vous le prenez comme ça...

Joueur vedette 1 (hypocritement) : C’est pas pour dénoncer, Madame le Maire, mais  le président il parle toujours contre vous.

Joueur vedette 2 : Oui, il rate pas une occasion.

L’entraîneur (aux joueurs) : Mais taisez-vous donc.

Le président (gêné, à Anne-Sophie) : N’allez pas croire...

Anne-Sophie (perplexe et furieuse) : Tiens tiens...

Joueur vedette 1 : Tandis que nous, Madame le Maire, on vous est tout acquis.

Joueur vedette 2 : On n’a pas la chance, bien sûr, mais c’est à cause de cet entraîneur.

L’entraîneur (méprisant) : Il faut qu’ils s’entraînent plus, c’est simple. Ils sont flemmards.

(Un silence.

Anne-Sophie les regarde tous tour à tour.)

Le président (péniblement) : Le fait est qu’un entraîneur qui ne s’entend pas bien avec les joueurs...

L’entraîneur (surpris) : Hein ?

Joueur vedette 2 : Oui, il nuit au moral.

L’entraîneur (comprenant) : Ah ! Ah, d’accord. Il y avait un plan de rechange !

Joueur vedette 1 : Et puis surtout, il a pas la baraka.

Joueur vedette 2 : Ça ne peut venir que de lui.

Le président : Partout où il est passé, il a porté la poisse !

L’entraîneur : Dites donc, vous étiez bien content de me trouver, il y a trois ans, quand personne n’acceptait même de venir entraîner votre équipe !

Le président : Ben oui, mais qu’est-ce que tu veux... Les temps changent.

(Un silence. Anne-Sophie s’est calmée; elle les observe et réfléchit.)

Anne-Sophie (calme) : Les temps changent... Forcément... Et des signes clairs de ce changement doivent être donnés aux électeurs.

L’entraîneur (geignard) : Je le vois venir, moi, le signe clair.

Anne-Sophie : Certes, ce n’est pas de gaieté de coeur que je prends cette décision...

Le président : Mais il faut un signe clair, c’est évident.

Joueur vedette 2 : Et quelqu’un qui fasse pas peur aux grigris.

Joueur vedette 1 : Un type qui nous donne la pêche.

Anne-Sophie : Je ne peux donc qu’inviter fermement le président à se séparer de son entraîneur actuel.

L’entraîneur (fataliste) : Ben voyons.

Le président : Je suis entièrement d’accord avec vous, Madame le Maire.

Anne-Sophie : En outre les salaires des joueurs seront bloqués jusqu’à ce qu’ils gagnent.

Joueur vedette 1 (d’une voix étranglée) : Pas d’augmenration jusque là ?

Le président (le poussant du coude) : Ça va, pousse pas le bouchon.

Joueur vedette 2 : Mais on aura des primes ?

Anne-Sophie (d’un ton menaçant) : Hein ?

L’entraîneur : En tout cas, pour moi, licenciement abusif, vous allez la sentir passer la facture. Ou on opte pour un arrangement ?

Anne-Sophie : ... On opte pour un arrangement.

Le président : L’essentiel est d’être débarrassé d’un mouton noir.

(Regard peu amène de l’entraîneur au président.)

Anne-Sophie : Voilà qui est réglé. (Aux deux joueurs vedettes :) Allez vous autres, on va faire la photo de réconciliation pour les journalistes, venez. (Elle se dirige vers la porte du bureau.)

Le président (quémandant) : Je peux venir aussi ?

Anne-Sophie (après une brève hésitation) : ... Oui, bon venez.

 

17e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

Vigot (dans un fauteuil) : Qu'est-ce qu'elle peut bien faire ?

Yvan (dans un fauteuil) : Je croyais être sûr de la trouver ici, d'habitude le jeudi...

La sénilatrice (dans le troisième fauteuil) : Il faut pourtant qu'elle prenne une position nette sur l'immigration, et aujourd'hui !

Yvan : Pour une fois je suis d'accord avec vous.

Beaumâle (assis sur le bureau, l'air pas content) : Elle avait son air spécial quand elle prépare un coup... Pas moyen de le lui faire dire. Ah ! je suis inquiet. Quand elle n'a pas mes conseils...

Vigot : Je crois que je l'entends.

(Entrent Anne-Sophie en tenue ordinaire et la putée en tenue voyante et même coiffée de façon extravagante.

Elles chantent d'une voix de tête un tube entraînant à la mode.)

Anne-Sophie : Vas-y la putée, montre qu't'en as.

(La putée fait un solo époustouflant.

Tous applaudissent. Elle s'effondre sur le fauteuil que Vigot vient de libérer - car tous se sont levés.)

Vigot : Qui c'est ?

Yvan : Peut-être une animatrice culturelle ? Je crois qu'Anne-Sophie en recrute.

Anne-Sophie (l'embrassant) : A ton instigation mon chéri. (Air agacé d'Yvan. Embrassant Vigot :) J'avais hâte de te retrouver, ma chérie. (Embrassant la sénilatrice :) Ça va, le vautour ?

Beaumâle (éclatant) : D'où viens-tu !... Avec (Désignant la putée :) ça.

Anne-Sophie : Hé, sois aimable avec notre putée !

Vigot et Yvan (la reconnaissant) : Ah. (Sur des tons différents.)

Anne-Sophie : On revient de la gay pride... Elle n'osait pas y emmener son amie, pensez... une jeune femme charmante, bien élevée, raffinée...

Beaumâle (inquiet) : Anne-Sophie !

Anne-Sophie (le comprenant à demi-mot) : Ben non... On ne peut pas avoir toutes les chances. (Se plaquant brutalement contre lui :) Je suis collée à toi comme un coquillage à son rocher.

Yvan : Mais qu'est-ce que tu faisais là-bas ?

Anne-Sophie : En tant que maire, j'ai le devoir de lutter contre l'exclusion. Contre toutes les exclusions. J'ai aidé notre putée à s'assumer et j'ai suivi le défilé.

La putée : Un triomphe. Ce qu'on a pu s'amuser.

La sénilatrice (à la putée) : Mais tu es folle ! Tu crois qu'on te laissera te représenter après ça !

Anne-Sophie (perfidement) : Qui oserait l'en empêcher maintenant ?

(La sénilatrice va se rasseoir.)

Vigot : Enfin, nous, nous n'avons pas de... mais je comprends, je comprends. (Elle se rassied.)

Beaumâle (toujours fâché) : Tandis que tu t'amusais (Haussement d'épaule d'Anne-Sophie.), moi j'avais tous ces gens sur les bras.

Anne-Sophie (gaiement) : Je t'y prends à faire du culturisme au bureau.

Beaumâle (vexé) : J'ai dû veiller à ce qu'ils ne se battent pas.

Anne-Sophie : Oh, et arbitre en plus. Bisou, chéri. (Elle s'est collée à lui de nouveau.)

(Yvan se rassied en regardant ostensiblement ailleurs.)

Beaumâle (gêné) : Mais y a du monde !

Anne-Sophie : Ils sont vaccinés. (Implorant :) Bisou, chéri... (Petit baiser rapide de Beaumâle.)... Pas de doute la fête est finie.

Beaumâle : Au travail maintenant.

Anne-Sophie (bougonne) : Pas envie.

Beaumâle : Sur l'immigration !

Anne-Sophie : En plus. Mais on va régler ça sans traîner, hein la putée ? (Pas de réponse. Tous constatent qu'elle s'est endormie.) Bon, je parlerai aussi pour elle. Maintenant qu'on se connaît bien, je sais qu'elle sera d'accord.

La sénilatrice (aigrement, de son fauteuil) : N'oublie pas la fête de l'Huma, la fête Bleu blanc rouge, la parade disco et Disneyland.

Anne-Sophie : Et surtout, surtout, le salon de l'agriculture.

Beaumâle : Bon, je vous laisse travailler.

Anne-Sophie (elle s'installe à son bureau) : Alors... la question... c'est ?...

La sénilatrice : Ce que tu penses sur l'immigration.

Vigot : Oui. Quoi ?

Yvan (écho ironique) : Quoi ?

Anne-Sophie : C'est vraiment urgent ? Ah oui, l'affaire de l'Eglise occupée et de la police qui a évacué... Mais la police municipale n'y participait pas. Je n'y suis pour rien.

La sénilatrice (aigrement) : On sait. Ce n'est pas la question.

Anne-Sophie : Ce que je pense... Au fait, et vous ?... Un bon maire doit entendre les avis des représentants de ses concitoyens avant de décider, car je suis le maire de tous !

La sénilatrice (ironique) : Oui, tu verras ça aux élections.

Anne-Sophie (qui l'ignore, se tournant vers Yvan) : Qu'en pense le représentant des conservateurs ?

Yvan : Eh bien, parce que nous comprenons la détresse de ces gens, nous pensons qu'une politique claire et ferme leur aurait évité de faux espoirs, de se faire rouler par des passeurs et de parcourir des kilomètres pour rien.

Vigot : Anne-Sophie, écoute plutôt ton coeur !

Anne-Sophie (légèrement ironique) : Et qu'est-ce que tu dis, mon coeur ?

Vigot (imperméable aux subtilités du ton d'Anne-Sophie) : Que tu dois accueillir tous les déshérités, les secourir, les installer.

Anne-Sophie : J'ai le coeur mais pas les moyens.

Vigot : Moi je te donne le principe en gros, tu adaptes.

Anne-Sophie : Ah oui, j'adapte... Et toi, le vautour ?

La sénilatrice : Le parti est pour la naturalisation immédiate et sans condition suivant les possibilités réalistes qui peuvent entraîner des restrictions plus ou moins importantes.

Anne-Sophie : ... D'accord : je m'démerde et je prends les coups plein la gueule.

La sénilatrice : Tu deviens vulgaire comme un président US.

Vigot : Les hommes voudraient bien être les seuls à être vulgaires, ils cherchent toujours à garder leurs privilèges. Vas-y, Anne-Sophie.

Yvan Anne-Sophie) : Qu'est-ce que tu choisis ?

Anne-Sophie : Le référendum municipal annuel pour accepter ou renvoyer les postulants à l'immigration. Les gens rayant sur une liste les indésirables.

La sénilatrice : Mais c'est populiste, c'est l'extrême-droite !

Anne-Sophie (étonnée) : Ah ?

Vigot : Tu dis toi-même qu'on ne demande leur avis aux citoyens que lorsqu'on est sûr de leur accord.

Yvan : A moins que tu ne cherches à renvoyer tous les immigrés ?

Anne-Sophie : Bon, eh bien il y a consensus. Je décide de m'opposer par tous les moyens aux tenants d'un référendum sur l'immigration pour que les défavorisés d'ailleurs puissent devenir les défavorisés d'ici. Voilà. Et une loi autruche : au lieu de traiter le problème on le cache; quand les électeurs ne le voient plus, ils croient qu'il n'existe plus. On saura urbi et orbi que le maire défavorable à une immigration incontrôlée est humain, fraternel, du bon pain. Il y a un défilé ces temps-ci ?

Yvan : Il y a celui du curé demain pour soutenir ceux qu'il a dû faire évacuer.

Anne-Sophie : Parfait. La gay pride un jour, le curé le lendemain, c'est le métier.

 

 

 

 

(ACTE III)

 

18e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie  à la mairie.

 

(Anne-Sophie est dans les bras de Beaumâle.)

Beaumâle : Qu'est-ce qu'il y a, Anniouchka ?

Anne-Sophie : Ça ne va pas chéri, ça ne va pas.

Beaumâle : Mais tout va bien au contraire, les sondages sont bons, tu n'as pas fait de conneries depuis longtemps.

Anne-Sophie : Justement. Je crois que je m'ennuie.

Yvan (frappant) : Le maire est-il visible ?

Anne-Sophie Beaumâle) : Embrasse.

Beaumâle : Allons, voyons, y a du monde.

Anne-Sophie Beaumâle) : Embrasse.

Yvan (entrant, perspicace) : Y aurait-il un problème ?

Beaumâle Yvan) : Je crois qu'elle nous fait une dépression.

Yvan : Qu'est-ce qui ne va pas, Anne-Sophie ?

Anne-Sophie : Je m'ennuie ! Je m'ennuie !

Yvan : Ah oui, je connais, cinq ans de pilules et dix d'analyse.

Anne-Sophie : Toi ?

Yvan : Oui, moi.

Anne-Sophie (se mettant dans ses bras) : Mais tu  vas faire quelque chose pour m'épargner cette horreur ?

Yvan : Je crois que c'est déjà fait.

Anne-Sophie (se reculant) : Ah ?... (Méfiante :) Et qu'est-ce que c'est ?

Yvan : Ta fille me succède à la tête de notre parti.

Anne-Sophie (estomaquée) : ... Ma fille ?... Une gosse de treize ans ?

Beaumâle (moins étonné qu'elle) : Dix-huit, Anne-Sophie ... (Air incrédule d'Anne-Sophie.) Elle a grandi d'un an chaque année.

Anne-Sophie : Eh bien c'est excessif.

Yvan : Je me fais vieux pour une vie politique suivie.

Anne-Sophie (furieuse) : Alors tu t'es retiré !

Yvan (rectifiant) : Elle m'a retiré... Mais c'était fait si gentiment. Et en suivant tous mes bons conseils pour la former... On aurait dit toi autrefois.

Anne-Sophie (furieuse) : Déserteur. (S'en  prenant  à  Beaumâle :) Bravo ! Tu  l'as  bien élevée, la gosse !

Beaumâle (stupéfait) : Moi !

Anne-Sophie : Je suis entourée de lâcheurs et de traîtres !

Yvan : Alors c'est elle qui représentera notre parti contre toi aux élections dans trois mois.

Anne-Sophie (petit silence puis hurlant) : Ahahah !

Yvan (gentiment) : Tu t'ennuies toujours ?

Anne-Sophie (se tâtant comme si elle cherchait la trace d'une blessure) : Tiens, non. Ça va mieux... Mais je vais lui foutre une baffe, moi, à cette môme. Je vais lui apprendre à trahir sa mère !... (Ouvrant les placards avec violence :) Ousqu'elle est d'abord ?

Yvan : Non, elle ne viendra pas aujourd'hui. Elle m'a envoyé en éclaireur. Pour l'annoncer.

Anne-Sophie : Et toi tu as accepté !

Yvan (ému) : Je voulais te dire adieu. C'est la dernière fois que nous nous voyons, du moins politiquement.

Anne-Sophie (changeant de ton, émue) : Tu ne vas pas m'abandonner... Et puis, la retraite... Mais à quoi vas-tu passer ton temps ?

Yvan (ému) : Ma femme est très malade, je vais l'accompagner dans le midi...

Anne-Sophie (lentement) : ... Alors, c'est vraiment fini ?

Yvan (à mi-voix) : Au revoir, Anne-Sophie ... Ça n'a pas de sens pour toi mais ... Dieu te garde.

(Il sort.

Anne-Sophie reste un bref moment figée, puis se précipite dans les bras de Beaumâle.)

Anne-Sophie  : Serre-moi fort, serre-moi !

 

19e scène.

 

La place devant la maison d'Anne-Sophie.

 

Anne-Sophie (seule, parlant à la fenêtre ouverte et vide du premier étage de la maison de Laure) : Tu vas répondre ! Je sais que tu es là !

(Un temps.)

Si tu ne te décides pas, je casse la porte et je monte !

(On entend la voix de Laure dire : "Mais réponds ! Elle va faire un scandale, sinon !"

Un temps.

Anne-Sophie reprenant :)

Salaud ! Dire que j'ai fait une gosse avec ça. Mais tu va répondre, chiffe molle !

(Laure paraît à la fenêtre.)

Laure : Il dit qu'il ne veut pas.

Anne-Sophie : Tiens, voilà l'ex-plate, c'est déjà ça. Alors il paraît qu'ils ont encore gonflé depuis la dernière fois ?

Laure (avec un coup d'oeil sur ses seins) : Que veux-tu, l'ambition...

Anne-Sophie : La grenouille va bientôt dépasser la vache.

Laure (fâchée) : Ton mari dit qu'il ne veut plus aucun rapport avec toi.

Anne-Sophie : Pour les rapports, moi non plus. C'était trop rasoir. Parfois je faisais un peu de tricot pendant qu'il s'exerçait... Passe-le-moi, enfin fais-le venir.

Laure (se tourne vers l'intérieur) : Il dit non.

Anne-Sophie (hurlant) : C'est pour parler de ta fille, dégénéré !

Laure (se tourne vers l'intérieur, puis) : Il dit que sa fille, elle est très bien.

Anne-Sophie (s'étranglant) : Très bien ! Une fille qui trahit sa mère ! Et d'abord où est-ce qu'elle a déménagé, hein ? C'est chez toi ? Voilà trois jours que j'essaye de mettre la main dessus.

Laure : Ben non, pas ici, tu penses bien. Avec deux hommes à la maison, j'ai pas la place.

Anne-Sophie (enragée) : Alors où ? Où ! Que je lui flanque sa raclée.

Laure (se tourne vers l'intérieur, puis) : Il dit : Elle va bien, sois tranquille, ne t'en fais pas.

Anne-Sophie (brusquement calmée) : Bon, c'est toujours ça... Mais quoi, filer de cette façon, du jour au lendemain, sans explications.

Laure : C'est pour éviter les explications qu'elle a filé de cette façon. (Se tournant vers l'intérieur :) Comment ?... Ah. (Se tournant vers Anne-Sophie :) Il dit qu'elle a hérité du bon sens paternel.

Anne-Sophie (ironique) : Quand il était jeune, tous les matins il faisait de la gonflette; maintenant décrépit, il aime les gonflées. Son bon sens maintient le cap.

Laure (aigrement) : Si tu n'as que des choses désagréables à dire, on peut s'arrêter là.

Anne-Sophie : Non... Elle n'est pas avec un garçon au moins ?

Laure : Mais non, mais non.

Anne-Sophie : Qu'est-ce qu'elle va manger toute seule, son père ne lui a même pas appris à faire cuire un oeuf sur le plat.

Laure : Mais je lui ai appris, moi.

Anne-Sophie (stupéfaite) : Toi ?... (Eclatant :) Mais de quoi tu te mêles ! Qu'est-ce que c'est que cette manie de t'occuper de ma famille ! C'est insensé, ça !... Je la prenais pour une amie et elle apprend à ma fille l'oeuf sur la plat ! Et sûrement l'omelette... Les gosses, faut pas les perturber en les faisant grandir trop vite... Y a des cantines tout de même. Elles coûtent assez cher à la commune... Je lui aurais donné les bases un jour, évidemment... On avait bien l'temps... Enfin je suis sa mère, je savais ce qu'il lui fallait; mais tout le monde a voulu s'en mêler... derrière mon dos... et on voit le résultat ! (A nouveau furieuse :) Ah, il est beau, le résultat ! Une fille qui plaque sa mère pour aller faire des omelettes ! Et on ne sait pas où ! Je m'attends à tout... Dans un couvent peut-être ? (Elle étudie le visage de Laure; calmée :) Oui, ce serait ça... Ah, ma fille est vraiment pleine de ressources. Quelle maligne.

Laure : Tu ne la trouveras pas.

Anne-Sophie (de nouveau furieuse, rentrant chez elle) : La salope avec le salaud, quel beau couple !

(Elle rentre.)

Brigitte (montrant la tête par sa fenêtre qui était ouverte, à Laure) : Ouf; elle a été plutôt modérée, je trouve.

Laure : De toute façon j'avais barricadé la porte.

Canette (passant la tête par sa fenêtre ouverte) : Ça s'est plutôt bien passé.

Laure : Dis donc, la cuisine, c'est surtout toi qui la lui as apprise à la môme.

Catherine (passant la tête derrière Canette) : Ma tante Canette elle a toujours très très bien fait la cuisine. (L'embrassant :) Surtout les gâteaux.

 

20e scène.

 

Le bureau de maire d'Anne-Sophie.

 

(Anne-Sophie attend à côté de son bureau, le sourcil froncé.)

 

Beaumâle (ouvrant la porte et annonçant) : Madame la présidente du Mouvement pour la Publique !

(Catherine entre en courant pour aller se jeter au cou d'Anne-Sophie. Beaumâle ferme vite la porte.)

Catherine (s'avançant en courant) : Bonjour, ma maman !

(Quand Catherine arrive à sa portée, Anne-Sophie lui décoche une formidable baffe.)

Catherine : Ouïe !

Anne-Sophie : Bon Dieu ça soulage !

Catherine : Pas moi... Ma maman elle a eu la main patte d'éléphant.

Anne-Sophie : Tu ne recommences pas avec tes remarques déplaisantes comme quand tu étais petite. Compris ?

Catherine : L'atroce vengeance perpétrée, on fait le bisou ?

Anne-Sophie : Pas de bisou. (S'installant à son bureau :) Vous avez  voulu me rencontrer Mademoiselle, mon temps est précieux, je vous écoute.

Catherine : Oui, ma maman.

Anne-Sophie : T'arrêtes, hein ! Tu dis : Madame le Maire !

Catherine (toute timide - faussement) : Oui Maman le Maire.

Anne-Sophie : Qu'est-ce que tu... voulez ?

Catherine (regardant autour d'elle) : Je crois que je ne changerai rien quand je m'installerai ici. Je suis tellement habituée. J'ai mon fauteuil, mon placard. J'aime bien... C'est là que j'ai fait le plus gros de mes études... Je peux aller m'asseoir dans mon fauteuil ?

Anne-Sophie : Nan... Je répète ma question : Que veut la représentante Présidente truc machin ?

Catherine : Ta place.

Anne-Sophie (furieuse, éclatant) : Dégénérée ! Trahir ta mère ! Moi qui t'ai dorlotée, nourrie, élevée ! (Elle se lève, menaçante et fait les cent pas mais de son côté du bureau.) Tu avais le moindre bobo, qui s'inquiétait, appelait le médecin ?

Catherine : Papa.

Anne-Sophie (sans vouloir entendre la réponse) : Tu avais des difficultés à l'école, tu étais perdue dans des devoirs - (Se souvenant :) d'une difficulté ! -, qui te tirait d'affaire ?

Catherine : Papa.

Anne-Sophie (qui refuse d'entendre la réponse) : Quand tu es devenue une femme...

Catherine : Tante Laure.

Anne-Sophie : Elle, je croyais que c'était la cuisine ?

Catherine : Tante Canette.

Anne-Sophie : Mais enfin  je t'ai emmenée aux parcs d'attraction, aux salles de sport... aux cours de danse !

Catherine : Non.

Anne-Sophie : Comment se fait-il que tu connaisses si bien tout cela alors ?

Catherine : Tante Brigitte... Et papa.

Anne-Sophie (furieuse) : Je vois... Le dénigrement systématique !... Je ne t'ai rien appris ?

Catherine : Si.

Anne-Sophie : Ah ! (Curieuse :) Quoi ?

Catherine : La politique... Avec Yvan.

Anne-Sophie : Oh celui-là, être parti comme ça.... Alors tu l'as viré ? (Explosant :) Là encore, comment est-ce que tu as pu me faire ça !

Catherine : Je crois plutôt qu'il m'a installée à sa place en donnant l'apparence d'une prise de pouvoir.

Anne-Sophie (calmée, se rasseyant; on sent que cette théorie lui fait plaisir) : Oui, ce serait bien son genre... Mais pourquoi aurait-il fait ça ?

Catherine : ... Je crois que... Yvan, tout en restant fidèle à sa femme, a voulu une fille de ma maman...

Anne-Sophie (gênée) : Et quels sont les principes du Mouvement pour la...

Anne-Sophie : Une fille politique seulement... Bien sûr.

Anne-Sophie : On n'avance pas dans cette rencontre Mademoiselle la repré...

Catherine : Pour tout le reste j'ai mon autre papa... que j'aime.

Anne-Sophie (se rejetant en arrière dans son fauteuil, ce qui pour cette battante est exceptionnel, soudain épuisée) : Et comment se dessine l'avenir selon toi ? Tu crois vraiment que tu vas me battre aux prochaines élections.

Catherine (tranquillement) : Non, pas cette fois. (Durement :) Même toi tu as fini par apprendre au contact d'Yvan... Mais j'apprends beaucoup plus vite, j'ai des sources plus diverses et puis... je connais ma maman par coeur... Dans cinq ans je serai prête. La première place de mon parti, personne ne me la prendra. Il me l'a donnée mais je sais comment la garder. Dans cinq ans je m'assiérai à mon tour à ce bureau. Je prépare déjà la route d'accès; j'y consacre chaque jour, chaque heure, chaque minute; j'y pense tout le temps. Je ne dévierai pas. Je suis comme toi, je suis un animal politique à idée fixe. Dans mes veines coule le dynamisme politique de ma maman, et dans ma tête je sens se développer toutes les subtilités politiques d'Yvan. Je serai mieux que vous deux, plus que vous deux réunis. Ta place, Anne-Sophie, je te la prendrai; tu me verras là. D'abord.

Anne-Sophie (rêveuse) : Et moi, qu'est-ce que je deviens dans ce beau projet ?

Catherine : Tu deviens putée.

Anne-Sophie (ironique) : Ah, tu distribues les places... sans tenir compte des partis... (Rêveuse :) Oui, tu me rappelles quelqu'un... Et la putée ?

Catherine : La sénilatrice devient trop vieille, elle prendra une retraite méritée.

Anne-Sophie : Et tu vas te contenter de la place de maire ?

Catherine (souriante) : Non. Je sais attendre... Ensuite je serai putée et ma maman sénilatrice.

Anne-Sophie (ironique) : On dira que la mère aide sa fille en sous-main.

Catherine (carnassière) : Je laisserai dire. Quel bon paravent. (Se levant :) Eh bien voilà. Je voulais seulement un premier contact d'affaire entre nous. Je m'en vais. Bisou, ma maman ?

Anne-Sophie : Nan.

Catherine (légèrement) : Tant pis. (Elle sort rapidement d'un pas dansant.)

(Anne-Sophie reste seule et médite à son bureau un instant.)

Anne-Sophie (brusquement) : Ah ! c'est bien la fille de son père !

 

21e scène.

 

La permanence du parti d'Anne-Sophie (le devant de la scène).

Au fond l'écran. La foule des supporters (sauf Laure) comme au début du premier acte.

 

Beaumâle Anne-Sophie qui marche nerveusement) : Voyons, ne t'énerve pas, tous les sondages te donnent gagnante...

Vigot : On les aura, va, les sales conservateurs. On a fait du bon boulot. Nos gars ont distribué des milliers de tracts.

La putée : Et puis toutes les communautés marginalisées savent bien qu'elles ne peuvent compter que sur toi.

(Un temps.

Silence obstiné d'Anne-Sophie.)

La sénilatrice (ironique) : Quelle belle campagne politique nous avons eue. Quelle belle lutte. Depuis Electre personne n'avait si bien descendu sa mère.

(Regard noir d'Anne-Sophie sur la sénilatrice qui préfère se taire.

Un silence pesant.

Soudain un cliquetis annonce que l'appareil se met en marche et va donner les résultats.

Ils s'affichent : Anne-Sophie 52 %, Catherine 48 %.

Les bravos éclatent.)

Anne-Sophie (hurlant) : 48 % ! Elle a 48 % ! Comment est-ce possible ? Comment ? Elle n'a que dix-huit ans, elle n'a rien fait, jamais; personne  ne la connaissait il y a quelques mois. Ces gens sont fous ou quoi ? Ils votent pour n'importe qui ? Comment est-ce possible !

La femme-foule : Bravo, Anne-Sophie, bravo ! Les forces du progrès l'emportent sur l'obscurantisme.

Anne-Sophie (en rage) : Même Yvan n'avait pas atteint ce score-là la dernière fois.

La sénilatrice (perfidement) : Depuis les gens ont appris à te connaître.

Anne-Sophie (secouée par la rage) : Quand j'ai pris cette ville en main, où en étaient les équipements ? Yvan disait bien qu'il fallait les faire, mais il s'en était toujours tenu aux paroles, c'est moi qui les ai réalisés ! Moi ! Le tout-à-l'égout n'était même pas étendu à toute la ville, l'eau du robinet n'était potable qu'en théorie, et les tuyaux étaient encore en plomb, on jouait au foot dans un pré et j'ai créé le stade, on avait droit à une foire l'an dans des hangars prêtés par une coopérative et j'ai créé le centre des congrès, aujourd'hui il gagne de l'argent, j'ai créé les rues piétonnes, j'ai créé les voies cyclables, j'ai le système de bus le plus performant qui soit, j'ai un hôpital présenté comme modèle au niveau national, j'ai un festival régional qui se développe, j'ai construit un musée, un vrai, avec l'un des plus grands architectes mondiaux, dans le monde entier des revues en publient des photos et c'est une formidable publicité pour notre ville, avec de vraies expositions grâce à mon entente - dont personne ne voulait ! - avec une fondation américaine, j'ai... (S'étranglant :) La moitié de cette ville, c'est moi qui l'ai construite !

La sénilatrice (froidement) : Et tu as la moitié des voix. Même un peu plus.

Anne-Sophie (comme épuisée) : Si c'est pour être battue après avoir tant fait, à quoi bon continuer...

Vigot (timidement) : Mais pour nous, Anne-Sophie. (Elle prend dans ses bras Anne-Sophie qui se laisse embrasser.)

La putée (venant prendre la main d'Anne-Sophie) : Si tu t'effondres, on est perdues...

Beaumâle (la prenant à son tour dans ses bras) : Enfin, tout de même, Anniouchka, il y a 52 % de la population qui t'aiment... mais moins que moi.

La femme-foule (s'approchant) : Quelque chose ne va pas ? Qu'y a-t-il, Anne-Sophie ?

Anne-Sophie (éclatant à nouveau, se dégageant des bras de Beaumâle) : Mais ça, ça ! (Elle montre le pourcentage de sa fille.) Comment est-ce possible ?... Je ne comprends pas... Pendant toute la campagne je n'ai pas compris, je la voyais monter, monter dans les sondages, je me disais : ce n'est pas possible, ils se trompent, et je repartais en campagne, plus fort, plus haut, plus clair, et elle montait, j'avais tout de même un sacré bilan nom de Dieu ! Et 48 % ! Qua-ran-te-huit pour cent !

La femme-foule : Elle est si gentille; souvent elle se coupe dans ses interviews et elle dit "ma maman" comme une toute petite fille...

Anne-Sophie (furieuse) : Elle ne se coupe pas, elle le fait exprès !

La femme-foule : Oh non, elle n'a pas l'esprit tordu comme toi...

Anne-Sophie (éberluée) : J'ai l'esprit tordu, moi ?

La femme-foule : Même elle le reconnaît... quoiqu'elle te défende toujours au maximum.

Anne-Sophie (s'étranglant) : Elle me défend ! J'ai accouché d'un serpent. Alien c'est ma fille.

La femme-foule : Franchement j'ai bien failli voter pour elle... Si tu n'avais pas tant fait pour moi...

Anne-Sophie (secouée) : Toi ?

La femme-foule : Enfin tu es réélue. Fais-nous du bon boulot, Anne-Sophie. Bravo.

(Tous les autres applaudissent mais ce n'est pas l'enthousiasme du premier acte.

On va prendre les coupes de champagne toutes prêtes en bavardant.)

Anne-Sophie : On dirait qu'ils m'ont déjà oubliée...

Beaumâle : Tu as cinq ans pour leur rappeler le contraire.

La sénilatrice (perfidement) : L'électeur n'a pas de mémoire.

La putée : C'est parfois un atout.

Vigot : En tout cas, ta fille, moi, je ne risque pas de voter pour elle. On a au plus quelques centaines de voix et elle n'a pas arrêté de taper sur nous.

La putée : Tu vois, il suffit de t'occuper avant tout de ceux qui sont tes électeurs naturels, pour qu'ils soient contents, et la prochaine fois...

Anne-Sophie : ... c'est moi qui aurai 48 %.

La sénilatrice (froidement) : Probablement.

(Un silence.)

Anne-Sophie (perfidement, à la putée) : Ça te dirait, ma chérie, de devenir sénilatrice ?

La putée (jetant un coup d'oeil gêné à la sénilatrice) : Ben... peut-être...

Anne-Sophie : Dans trois ans notre sénilatrice aura atteint un âge plus que respectable et l'exemple de ma fille prouve que l'électeur veut que l'on rajeunisse les cadres. On ne lutte pas contre des trop jeunes avec des trop vieux. Moi aussi je vais préparer ma succession à la mairie... Et je te succèderai comme putée.

(La sénilatrice reste muette de surprise.)

 

 

22e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

Anne-Sophie (au téléphone) : Qu'est-ce que tu as contre mon tramway, espèce de crétin ? Ma ville grandit de jour en jour, on ne sait plus où mettre les bagnoles, j'ai besoin d'un tramway. Qu'est-ce que tu crois ? On a grandi comme un champignon en sept ans, il faut véhiculer les gens... Allons, vote convenablement, sois moins con que d'habitude... Oui, oui, pense à ta réélection... oh je ne trahirai pas, mais certains de mes alliés oublieront d'aller voter, tu ne passeras pas... eh bien voilà, le sens de l'intérêt régional te revient... dès qu'il passe par le tien. (Elle raccroche.) J'aurai l'augmentation de subvention de la région.

Beaumâle (qui se fait les ongles sur le fauteuil du fond) : Tu ne devrais pas toujours le traiter de con et de crétin. C'est le président du Conseil régional tout de même !

Anne-Sophie : Le plaisir est d'autant plus grand... Autant en profiter tant qu'on peut.

Beaumâle : A mon avis il ne t'aime pas.

Anne-Sophie : "Qu'il me haïsse, pourvu qu'il me craigne"... Je vais pistonner son fils, tiens, au parti.

Beaumâle : Ah oui, tu espères que ce sera comme pour ta...

Anne-Sophie (brutalement) : Ma... ?

Beaumâle (constatant qu'il gaffait) : Ta... rien.

Anne-Sophie : Oui, rien, c'est bien ça.

(Un silence.

Elle se met à son bureau, prend un dossier sur la pile, feuillette.)

Beaumâle : Si on se mariait ?

Anne-Sophie (stupéfaite) : Hein ?

Beaumâle : Puisque tu es divorcée...

(Anne-Sophie le regarde sans parvenir à réaliser.)

Quoi, on vit quasiment ensemble, alors...

Anne-Sophie (réagissant violemment) : On n'épouse pas une pute !

Beaumâle (vexé) : Non mais dis donc ! Je suis un secrétaire.

Anne-Sophie (violemment) : Parce que c'était le seul moyen pour avoir l'exclusivité ! Et encore ! Je ferme les oreilles pour ne pas entendre tous les bruits qui courent !

Beaumâle (très fat) : Oh elles se vantent... Elles sont toutes jalouses de toi. Tu es la meilleure alors tu as le plus beau.

Anne-Sophie : De toute façon, c'est non... Non !... Compris ?

(Beaumâle, vexé, se retire noblement.)

Beaumâle (sortant) : Nous en reparlerons.

Anne-Sophie : Pas question !

(Seule elle retourne à son dossier.)

Anne-Sophie (rêveuse) : Mieux ça va pour la ville, moins ça va pour moi... On dirait qu'elle se nourrit de moi...

(Elle rêve un moment, puis se replonge dans son dossier, griffonne.)

Beaumâle (entrouvre la porte et annonce) : Monsieur Besoin.

(Entre Besoin, même costume que la fois précédente. Anne-Sophie  se précipite au-devant de lui et l'embrasse.)

Anne-Sophie : Comment vas-tu, Charles ?

Besoin : Tu as aimé notre "Songe d'une nuit d'été" samedi ?

Anne-Sophie (enthousiaste) : Ah ! Ah ben tu penses. Quelle belle idée de faire jouer les rôles des deux vierges par deux bodybuildeurs noirs !

Besoin : Au temps du Shakes les rôles des femmes étaient tenus par des hommes...

Anne-Sophie : Remarque on ne devait pas les déshabiller comme tu fais tout au début avec celle - une vraie heureusement - celle qui sort d'une trappe toute nue et s'avance pour nous regarder longuement à travers le filet qui nous sépare de la scène.

Besoin (fier de lui) : Oui, l'enjeu en fait est le corps de la femme, c'est le non-dit que la mise en scène révèle.

Anne-Sophie : Ça, les racistes et les pudibonds en ont pris un bon coup dans les gencives. (A part :) Les autres aussi. (Haut :) Mais pour te féliciter je t'aurais téléphoné, il fallait que je te voie pour autre chose...

Besoin (inquiet) : Ma subvention ?

Anne-Sophie : Tu sais que je construis un auditorium ?

Besoin : Tu aimes la musique ?

Anne-Sophie (fâchée) : Quel rapport ?... Je suis maire, ma ville grandit, elle a besoin d'un auditorium même si elle l'ignore.

Besoin (pratique) : Dans un auditorium, on donne des concerts. Le maire va aux concerts...

Anne-Sophie : ... Oui, j'aime la musique...

Besoin : Parce que l'on prétend que, à la représentation du "Requiem" de Verdi, tu as dormi... Et pourtant c'est bruyant !

Anne-Sophie (inquiète) : Y a des photos ?

Besoin (interloqué) : Non, je ne crois pas... les flashes sont interdits.

Anne-Sophie (avec aplomb) : Alors c'est dommage, parce qu'elles auraient prouvé la diffamation.

Besoin (pas convaincu) : Oui...

Anne-Sophie : ... Je préfère Schubert.

Besoin : Tiens. Je n'aurais pas cru. Et...

Anne-Sophie : La question : Quoi de Schubert ? c'est pour la prochaine fois ... Donc je voulais te voir (Elle s'installe dans un fauteuil du même côté du bureau que lui, celui des visiteurs.) parce que j'ai pensé qu'un seul directeur pour les théâtres serait préférable... pour l'homogénéité de la programmation.

Besoin (flatté) : Cela paraît une bonne idée.

Anne-Sophie : Que l'on n'ait pas deux "Requiem" de Verdi la même année.

Besoin : Non. Faut pas abuser.

Anne-Sophie : Surtout que c'est bruyant.

Besoin : Qu'il laisse un peu la place à Schubert.

Anne-Sophie : Alors, quoi de... ?

Besoin : C'est pour la prochaine fois.

Anne-Sophie : Voilà. On se comprend. L'idée c'est que tu pousses les professeurs de notre récent conservatoire à s'organiser an trios, quatuors, quintettes, enfin, tu vois ?

Besoin : Oui oui. Tu connais tout ça ?

Anne-Sophie : Un peu; c'est ma garce de fille qui écoutait ça avec son taré de père. Si elle a cru que je lui laisserais... Même là, elle ne pourra que continuer l'oeuvre de sa mère.

Besoin (flagorneur) : Bien fait... Franchement tu m'épates.

Anne-Sophie : Ma ville grandit, je grandis avec elle... En même temps j'ai l'impression qu'elle me vide de l'intérieur. Comment est-ce que tu expliques cela toi un intello ?

Besoin (embarrassé) : C'est un peu mon impression à chaque mise en scène. Puis j'en réalise une nouvelle.

Anne-Sophie (tristement) : Moi je n'ai qu'une mise en scène à faire, je n'ai qu'une pièce... je n'aurai jamais qu'une ville... (Se levant pour le raccompagner :) Qu'est-ce que tu penses du fils du Président du conseil régional ? (Grimace significative de Besoin.) Oui. Moi aussi. Tu pourrais le prendre comme assistant de direction ? (Besoin va pour refuser.) A l'auditorium, je veux dire. (Besoin vaincu renonce à protester. Elle l'embrasse.) Allez, à bientôt. A ton prochain merveilleux spectacle.

 

 

 

 

 

23e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

Anne-Sophie (seule, à son bureau, avec un dossier sous les yeux et sa pile à côté d'elle) : Tout va mal. Voilà que mon air est pollué ! Je le respire tous les jours, je m'en serais aperçue quand même ! Eux ils demandent ça à un appareil... Foutus écologistes; après toutes les bonnes places que je leur ai distribuées, il faut qu'ils m'emmerdent encore... Et là, dans ce dossier-là, les sangliers... Oui, les sangliers... Ignorant superbement que mon air est pollué, ils préfèrent maintenant ma ville à la campagne... on a encore surpris hier soir une laie et ses petits en plein centre. Photos à l'appui (Elle montre les photos.) que l'on m'envoie illico avec propos indignés... Ils sont mignons ses petits, pourtant; moi je les aime bien... J'empêcherai qu'on les canarde... "Où est la police ? Que fait la police ?"... D'abord ce n'est pas son affaire; et puis au prix des balles, les pistolets c'est pour l'esthétique... (Soudain illuminée :) J'y suis ! L'idée pour notre publicité : "La ville de la nature" ! Avec photo de la laie et de ses petits. Superbe. Enfoncés, les écolos.

(On frappe.)

Anne-Sophie  : Entrez.

Vigot (ouvrant la porte) : Ah, tu es là. Je n'ai trouvé personne pour m'annoncer.

Anne-Sophie (se levant pour aller l'embrasser) : Non, il est parti.

Vigot : Ma pauvre chérie !

Anne-Sophie (l'embrassant) : T'occupe. Je suis en manque mais je tiens le coup.

Vigot : Et pourquoi a-t-il... ?

Anne-Sophie : Le gigolo veut le mariage; il se prend pour la pucelle de la tour, déshonorée par un duc sans scrupule.

Vigot : Ah ?... C'est pour ça qu'on ne te voit plus ? Tout le monde dit : Mais où est passé le maire ?

Anne-Sophie (retournant à son bureau) : Plus envie de sortir.

Vigot : C'est comme si la ville était laissée à l'abandon, on trouve même des sangliers en pleine ville.

Anne-Sophie (estomaquée) : Ah, c'est comme ça que l'on interprète... Mes affiches dans l'après-midi, collées demain matin !

Vigot : Quelles affiches ?... Ta fille sur le marché ce matin disait qu'elle est très inquiète pour ta santé...

Anne-Sophie (furieuse) : Et on s'étonne que je sois pour l'avortement !

Vigot : Elle t'aime tellement. C'est si touchant.

Anne-Sophie : ... Pas l'avortement des laies, je le précise.

Vigot : On ne s'était jamais parlé mais là je me suis approchée. Elle est si gentille.

Anne-Sophie  : Mais elle t'a insultée pendant toute sa campagne !

Vigot : Elle s'en est excusée, elle m'a dit qu'elle s'était laissé emporter par sa fougue à la tribune, l'art oratoire... mais elle regrette d'être allée si loin... En fait, elle s'est montrée digne de toi; si elle devient maire comme tout le monde en est persuadé, on pourra discuter.

Anne-Sophie (bien assise) : Tout le monde en est persuadé ?

Vigot (gênée) : Ben oui...

Anne-Sophie : ... Qu'est-ce que l'on me reproche ?

Vigot : Oh, rien... Ou presque... Enfin, ta fille, pour les gens je veux dire, c'est toi sans les excès... Qu'est-ce que tu as ?

Anne-Sophie (lasse) : ... Je pense à ma laie... Comme elle doit être inquiète pour ses petits... Où peut-elle bien les cacher toute la journée ?

Vigot : Tu devrais faire le marché comme autrefois avec ton mari; c'était très populaire; les gens aimaient bien.

Anne-Sophie (lasse) : Je n'ai plus de mari... Je n'ai plus de fille... Je n'ai plus d'amant...

Vigot : Mais la ville cumule les prix : la plus fleurie, la plus audacieuse dans la promotion des arts, la plus respectueuse de son histoire dans son expansion, l'hôpital le plus chaleureux pour les malades...

(Un court silence.)

Anne-Sophie (rêveuse) : ... Et où est-il ?

Vigot : Comment ?

Anne-Sophie : Je me demandais si un petit voyage... dans le midi... ne me serait pas profitable...

Vigot : Sûrement pas. Si tu quittes la place maintenant, tu ne seras plus considérée comme une battante, mais comme une perdante. Et de cela on ne se relève pas... Il faut sortir, Anne-Sophie.

Anne-Sophie : Oui... Oui, tu as raison, bien sûr.

Vigot : J'ai retenu une table chez Véfour. Pour nous deux. Tu viens, hein ?

Anne-Sophie (doucement) : Bien sûr, Caro. J'ai encore une amie ?

Vigot : Tu en doutais ?

Anne-Sophie : ... Je vais donner les ordres pour qu'un vétérinaire endorme la laie, tu sais, avec un de ces fusils à fléchettes... Si on n'en a pas, que l'on aille à Paris, à Londres ou Berlin mais qu'il y en ait un ce soir... Et qu'on les emporte tous à la campagne... une campagne bien déserte... loin des méchancetés...

 

24e scène.

 

La place devant la maison d'Anne-Sophie.

 

(Catherine est seule en scène, adossée à un arbre.

Une courte attente.

Anne-Sophie sort enfin de chez elle.)

Anne-Sophie (ton rogue) : Tu souhaitais me voir, paraît-il ?

Catherine (sans bouger) : Bonjour, ma maman.

Anne-Sophie : Cesse de dire... Qu'est-ce que tu veux ?

Catherine : Ma maman va bien ?

Anne-Sophie : ...

Catherine (perfide) : On la dit très déprimée ces temps-ci.

Anne-Sophie : T'occupe. Alors, c'est tout ?

Catherine : Ma maman n'a pas vu ma nouvelle silhouette ? (Elle s'avance d'un pas dansant et fait un tour complet sur elle-même. Elle a une poitrine très avantageuse maintenant. Fière :) Qu'est-ce qu'elle pense de mes nouveaux seins ?

Anne-Sophie : Moi j'ai attendu trente-huit ans avant d'en avoir besoin.

Catherine : Mieux vaut être belle dès la jeunesse.

Anne-Sophie (feignant  de retourner chez elle) : Est-ce qu'elle a autre chose à dire ? S'excuser peut-être ?

Catherine : Je vais me marier.

Anne-Sophie : ...

Catherine : Papa a insisté pour que je t'en informe moi-même.

Anne-Sophie (qui ne veut pas montrer de réaction) : ...

Catherine : A mon avis c'était bien inutile; après tout tu lis le journal local même si tu n'as jamais beaucoup lu.

Anne-Sophie (d'une voix neutre) : Eh bien félicitations aux fiancés. (Elle va pour rentrer.)

Catherine : Papa voulait que je t'invite au mariage, samedi prochain dans le village du château, 11 h. Voilà, c'est fait.

(Court silence. Anne-Sophie réfléchit.)

Anne-Sophie : Je viendrai.

Catherine (furieuse) : Et pourquoi ?

Anne-Sophie (perfide) : C'est ma petite fille chérie qui se marie. Je tiens à voir la gueule du marié. Qui est-ce ?

Catherine : Tu verras bien.

Anne-Sophie : Pourquoi te marier là-bas ? (Amusée :) J'aurais très bien pu... Et précisément ce patelin du château. A moins que... Oh oh ? Ma fille chérie entrerait dans la noblesse ? Les pauvres, ils auraient encore mieux fait de rester dans la consanguinité.

Catherine (furieuse) : Hubert et moi nous nous aimons, les distinctions de caste n'ont aucune importance à nos yeux.

Anne-Sophie (perfide) : Aux siens, à l'évidence. (Gaiement et faisant la révérence :) Salut, duchesse, j'ai hâte de casser la croûte avec les beaux-parents.

Catherine : Il n'est pas duc, mais vicomte; et puis je ne veux pas que tu viennes !

Anne-Sophie : Oh que si je viendrai. (Perfide :) Je me sens devenir mère exemplaire, un peu sur le tard, soit, mais je me rachète... Il n'est pas sûr qu'un titre soit un atout dans la course à la mairie.

Catherine : Hubert est un champion du pentathlon, les sportifs l'adorent. Les financiers aussi.

Anne-Sophie (qui suit son idée) : Oui oui... La pauvre Anne-Sophie, dira-t-on, a accouché d'une duchesse; c'est la faute de son mari.

Catherine : Laisse papa tranquille. Tu l'as assez fait souffrir.

Anne-Sophie : Jamais. C'est dans ta tête tarée de noble que tout s'est passé.

Catherine : Au lycée les garçons t'appelaient Anne-Sophie la chienne; voilà ce que j'entendais tous les jours. J'avais honte de toi, je n'osais jamais sortir, sans les tantes je serais restée toute seule tout le temps.

Anne-Sophie : Il y a une chose dont je suis sûre, c'est que tu es pire que moi.

Catherine : Mais par ta faute !

Anne-Sophie : Ton mari ? Le cerf de saint Hubert lui prêtera vite ses cornes. Ton parti ? Yvan ne tardera pas à regretter de lui avoir donné un dictateur.

Catherine : Je voulais te dire... je suis venue pour ça aussi... pour que tu saches avant tout le monde... je voulais que ce soit moi qui te l'apprenne... sa femme m'a écrit... il est mort.

(Court silence.)

Anne-Sophie (violente) : Mort ? Qu'est-ce que tu racontes ? C'est sa femme qui était malade !

Catherine : C'est ce qu'il faisait croire, mais c'est lui qui était malade depuis des années, pas elle, c'est lui qui est allé mourir loin d'ici, au soleil.

Anne-Sophie : Ce n'est pas vrai ! Il me l'aurait dit !

Catherine : Jamais ! Jamais ! Tu sais ce que je suppose ? Quand il s'est senti incapable de continuer la vie politique normale, il n'a pas pu renoncer, abandonner; il n'a pas voulu laisser la place à la tête de son parti, il voulait encore diriger, diriger quand même; alors en sous-main, il t'a fait gagner, toi; toi qui ne pourrais pas se passer de lui, toi qui ne savais rien faire, toi qu'il aimait sans doute aussi; et pendant cinq ans tout le monde a su qu'il était encore le vrai maire de la ville.

Anne-Sophie (au bord des larmes) : Alors, il est mort ?... C'est vrai ?

Catherine (sortant une feuille de sa ceinture) : Tu veux voir la lettre ?

Anne-Sophie (qui ne veut pas craquer devant sa fille) : J'en ai rien à faire de ta lettre ! Et tu inventes n'importe quoi.

Catherine : Mais non : j'y vois plus clair que toi; après tout, en politique je suis la fille d'Yvan le frigide et d'Anne-Sophie la chienne.

Anne-Sophie : Non... Non... Notre enfant, comme tu dis, ce n'est pas toi... Même si ce que tu inventes est vrai... Sans moi il n'était rien, il n'avait que les idées, il n'était qu'un politique, il n'avait jamais rien créé. La ville c'est moi qui l'ai équipée, c'est moi qui l'ai dotée de tous ses monuments, c'est moi qui l'ai façonnée, c'est moi qui en ai fait une grande ville moderne. Il n'a été que la semence, il avait besoin d'un ventre. Moi, j'ai créé la ville. Elle est de moi. Elle est à moi. L'autre jour j'ai donné son nom à l'auditorium; sans moi, dans dix ans, même son nom aurait été oublié !

(Elle rentre chez elle.

Un court silence.)

Laure (sortant de chez elle) : Tu avais dit "en douceur" !

Canette (sortant de chez elle) : Ton père ne sera pas content.

Brigitte (sortant de chez elle) : Il y a des fois où je ne te reconnais plus.

Catherine (haineuse) : Il faut qu'elle paie !

Brigitte : Qu'elle paie quoi ?

Catherine (haineuse) : D'être ma mère.

 

25e scène.

 

Le bureau d'Anne-Sophie à la mairie.

 

Anne-Sophie (seule, hurlant) : Alors ce discours tu le retrouves !

Beaumâle (entrant, le discours à la main; beau costume sobre) : Voilà, voilà, Anniouchka, inutile de crier. Je l'ai.

Anne-Sophie (le lui prenant vivement des mains pour vérifier) : Voyons. Ah oui. Heureusement. J'aurais eu bonne mine d'arriver à l'inauguration de mon tramway et de devoir improviser. Tu ne changeras jamais.

Beaumâle (essayant de l'enlacer) : Mais puisque je t'ai dit que... (Elle se dégage avec humeur.) Oh, et puis après tout ça ne t'aurait pas fait de mal. Maintenant que tu es putée, tu dois savoir improviser.

Anne-Sophie (qui parcourt anxieusement son discours) : Au contraire, j'ai suffisamment commis de gaffes en improvisant autrefois... il n'y a pas si longtemps... Je me connais... Une fois lancée, si une sottise me passe par la tête, je la sens mais je ne m'arrête pas...

Beaumâle (réussissant cette fois à l'enlacer) : Ma chérie est une battante.

Anne-Sophie (angoissée) : Cela ne suffit plus, minet. Serre-moi... Si je dis des bourdes cela paraîtra dans la presse nationale cette fois; on se gaussera; personne ne me sauvera plus; je serai la risée de tout le pays.

Beaumâle : Mais non, mais non.

Anne-Sophie : Alors ils ne me lâcheront plus, les journalistes seront à l'affût de la prochaine, ils vous tendent des pièges, on sent ricaner sur son passage, elle va tomber, elle va tomber, c'est comme un vertige, on finit par s'embrouiller, on a peur, on n'arrive plus à réfléchir nettement, vous êtes programmée pour une nouvelle gaffe, le ridicule qui augmente... Serre-moi ! Plus fort ! Plus fort !

Beaumâle (ému) : Voyons, Anne-Sophie, il n'y a pas de raison... tu t'en sors toujours... C'est une belle journée au contraire : ton premier discours en tant que députée-maire, le premier aussi où je serai vraiment à tes côtés; l'annonce de notre mariage a été très bien reçue, tu sais, on n'y voit qu'une régularisation.

Anne-Sophie (se dégageant) : C'est drôle, plus je crois monter et plus je tombe.

Beaumâle : Mais qu'est-ce que tu racontes ! Devenir enfin raisonnable, c'est tomber ?

Anne-Sophie : Pourquoi est-ce que je suis collée à toi comme ça ! Pourquoi est-ce que je suis cernée toujours par les mêmes problèmes !

Beaumâle (froissé) : Dis donc, personne ne t'a obligée à me rappeler.

Anne-Sophie (hurlant) : Je ne peux pas supporter d'être toute seule ! Et je n'ai que toi. Je ne comprends pas pourquoi mais je n'ai que toi... (Abattue :) Je m'étais mariée pour ça, déjà. Rentrer seule le soir dans mon studio me terrifiait. Le silence, le silence, c'est terrible le silence. Il faut que l'on me parle. Il faut que je parle. A la fin, mon mari, i'm'parlait plus, i restait des jours en disant trois mots, je l'détestais, on n'prend pas un mari pour être toute seule. Moi, toute seule, j'ai peur. Il faut que j'aille de l'avant. Tant pis pour ces journalistes. Si tu me lâches, toi aussi, ils me serviront de compagnie.

Beaumâle : Jamais, Anniouchka, jamais, qu'est-ce que tu racontes ?

Anne-Sophie : On leur fournira leurs gaffes s'il le faut; je serai dans tous leurs journaux. Je veux vivre, je veux me sentir vivre. J'ai grimpé jusque là et je vois le vide partout autour. J'ai fait tout ça pour rien : c'est pas mieux d'ici. Mais le pire c'est la chute, j'ai peur de la chute, en plus. Avant, j'avais un filet. Mais ça aussi, c'est fini. Il n'y a plus que moi. Qu'est-ce que je vais faire ? Comment est-ce que je vais m'en sortir là-bas ? Et si je suis ridicule ? Je n'oserais plus sortir. C'est ma mort. Je ne pourrais pas le supporter. Et tu es le dernier homme de ma vie, tu sais ? Je ne suis même pas capable de t'être infidèle. Je ne comprends pas pourquoi. Je ne comprends rien à cette vie. J'ai cru l'avoir construite et rien n'était vrai. Toutes mes certitudes ont fichu le camp. Je ne crois plus à rien. Il n'y a pas un principe, pas une idée, pas un acte de ma vie non plus auquel je puisse me raccrocher. Il faut que je monte... ou que je tombe... mais il faut qu'il se passe quelque chose. Et la paroi me semble presque lisse.

Beaumâle (essayant de l'attraper mais elle se dérobe) : Allons, Anniouchka, cesse ce délire. Viens là.

Anne-Sophie (presque haineusement) : Laisse-moi... Et puis ça ne sert à rien de continuer. D'aller prononcer ce discours idiot. (Elle jette les feuilles.)

Beaumâle : Il n'est pas idiot du tout. Il est très bien, ce discours !

Anne-Sophie : Il faut bien que ça s'arrête un jour de toute façon, autant que ce soit maintenant.

Beaumâle (en essayant de l'attraper il s'est trouvé devant le bureau côté siège du maire; apercevant un journal, son attention est attirée par un titre) : Attends... mais... ah, c'est ça qui te met dans un état pareil !

Anne-Sophie : Avec tout ce que j'ai fait, alors que je viens d'être élue putée, on la donne quand même ! toujours ! gagnante aux prochaines élections pour la mairie !

Beaumâle (qui ne sait trop quoi dire) : Ah oui...

Anne-Sophie : Sans les rumeurs constantes que j'ai fait courir, sur ce qu'elle est trop jeune, sur son mariage disproportionné, sur la récupération de la région par la noblesse... jamais je n'aurais été élue là ! Mais qu'est-ce que les gens ont contre moi ?

Beaumâle (embarrassé) : Ils vivent une histoire d'amour avec toi, Anne-Sophie; tu n'as avec eux que des rapports passionnels.

Anne-Sophie (qui ne l'écoute pas) : Après tout ce que j'ai fait... mais ça ne sert à rien... à rien... Je ne veux pas que l'on me prenne ma mairie; elle est à moi !... Il n'y a plus de solution... J'ai atteint le bout. Je ne vois pas ce que je pourrais encore faire.

(Un silence.

Beaumâle a une idée.)

Beaumâle (timidement) : Peut-être réussir à être ministre ?

Anne-Sophie (toute petite voix) : ... Ministre ?...

Beaumâle : Il faut des battants pour être ministres.

Anne-Sophie (l'espoir renaît) : Ministre de quoi ?

Beaumâle (s'enhardissant) : De l'agriculture par exemple ?

Anne-Sophie : Oh, l'agriculture... les tracteurs...

Beaumâle : De la culture ?

Anne-Sophie : Oïe... "Cinna"...

Beaumâle (trouvant l'idée) : De l'Intérieur !

Anne-Sophie (renaissant; d'abord un rugissement de lion, puis) : De l'Intérieur ! Avec des pistolets à répétitions, des vidéosurveillances, des matraques électriques...

Beaumâle : Des voitures blindées, des décorations à remettre...

Anne-Sophie : Et un canon. Est-ce que j'aurai un canon ?

Beaumâle : Je ne sais pas. Un canon ? Pour quoi faire ?

Anne-Sophie (hurlant) : Pour assiéger ma ville, bombarder ma salope de fille et la faire pendre haut et court !

Beaumâle (riant) : Voyons, Anniouchka, on n'est plus sous la royauté.

Anne-Sophie : Ah, quel roi j'aurais fait !

Beaumâle (riant) : En attendant, tu le sais, n'est-ce pas, ce discours ?

Anne-Sophie : Dis donc, minet, on a encore presque une heure... (L'attirant et le tirant vers la porte; gaiement :) On va chez toi ?

 

RIDEAU