Chat qui passe

(Sophie III)

Un vaste salon. Pâquette est encore en chemise de nuit.

Pâquette : Non. Je ne lui parle plus.

Bertrand : Fais un effort. Tu me mets dans un cas difficile... Pâquette... Ma jolie Pâquette.

Pâquette : Te fatigue pas. On a tout de même déjà fait deux gosses ensemble.

Bertrand : Enfin, ce mariage arrange tout le monde ! Il nous débarrasse d'elle.

Pâquette : Vous rêvez. Le problème va croître et se multiplier. (Gestes.)

Bertrand : Mais dans une H.L.M. lointaine.

Pâquette : Nous sommes à l'époque des transports rapides.

Bertrand : Moi je trouve cela très beau, cette union ...tardive... entre deux êtres qui se ressemblent sur tant de points...

Pâquette : Deux tarés.

Bertrand : Pâquette !

Pâquette : Ça ne se dit pas, je sais, mais on les fait.

Bertrand : Tu es monstrueuse, toi, oui toi...

Pâquette : Pourquoi ? Parce que je dis ce qu'on pense et ce qu'on tait ? Tu as raison, il n'y a pas plus monstrueux.

Bertrand : On ne te demande pas d'hypocrisie mais un peu de sensibilité.

Pâquette : Ah, ça s'appelle comme ça maintenant.

Bertrand : Comprendre les problèmes et les aspirations, oui les aspirations de ces deux êtres qui vivent après tout. A moins que tu ne veuilles prendre un fusil et les descendre.

Pâquette : Non, tu dirais encore que je suis monstrueuse.

Bertrand : Tu as simplement une peur maladive de l'anormal; alors tu deviens dure, tu n'es plus toi... Pâquette, c'est le mieux pour eux aussi.

Pâquette : Bertrand, mon chéri, les moments où je regrette de t'avoir épousé sont de plus en plus nombreux, tu sais.

Bertrand : Tu ajouteras leur rencontre sur la note.

Pâquette : Comptes-y.

Bertrand : Mais tu seras aimable avec elle ?

Pâquette : . . .

Bertrand : Avec les deux ?

Pâquette : ...

Bertrand : Eh bé, ça va faire une belle journée.

Pâquette : Et quel jour doivent-ils débarquer, que je me prépare psychologiquement ?

Bertrand : Ils ne devraient plus tarder .

Pâquette : Hein ? Et tu me préviens maintenant !

Bertrand (menteur) : Je n'y pensais plus.

Pâquette : Ah oui ! . . . Sur la note ! . . . Je ne vais quand même pas les recevoir en chemise de nuit.

Bertrand : Oh j'ai promis le champagne mais pas que tu serais en robe du soir.

Pâquette : A huit heures du mat, encore heureux.

Bertrand : Dix heures.

Pâquette : Dix ?... Tiens...

Bertrand : Il faut que je m'occupe du champagne.

Pâquette (elle s'assied) : Si je retournais me coucher...

(Sonnerie. )

Les deux : Ah !

(Sonnerie. La porte s'ouvre. Entre Alberte.)

Alberte : Oh je n'en peux plus, je n'en peux plus...

Bertrand : Encore.

Pâquette : Pauvre Alberte. Qui t'a fait souffrir ? Ton mari ? Tes parents ? Valentine ?

Alberte : Le chat.

Les deux (interloqués) : Le chat ?

Alberte : Il me poursuit.

Bertrand : Fallait lui donner à manger.

Alberte (haussant les épaules) : Il y a belle lurette qu'il se sert lui-même... Il prend des manières qui ne me plaisent pas du tout.

Pâquette : Je t'avais dit de le faire castrer.

Alberte : Je sais bien; ça me paraissait cruel.

Pâquette : Tu as été imprévoyante. Maintenant il est trop tard.

Alberte (soupirant) : Beaucoup trop tard.

Bertrand : Quel rapport ? Enfin qu'est-ce qu'il y a ?

Alberte : J'avais soigneusement fermé la porte de ma chambre... quand il s'est mis à gratter... à gratter... puis il a miaulé tout doucement... puis de plus en plus fort... Depuis quelques temps je ne le laisse plus venir sur mon lit... quand j'y suis... Alors il se fâche... Il avait pris l'habitude de plonger sous les draps... J'avais dit à mon mari de le corriger, mais quand il a écopé de coups de griffe, il m'a noblement déclaré : après tout, c'est ton chat, occupe-t'en.

Bertrand : Il n'a pas tort.

Pâquette (visiblement passionnée) : Comment as-tu réussi à t'échapper ?

Alberte : Tu vois, quand mon mari est parti travailler, je me rendors une ou deux heures - nous autres, femmes, avons besoin de beaucoup de sommeil. Puis je m'habille pour midi. Mais je mange très peu; rien que du bon... Pour le moral... Il était toujours avec moi, il a pris des habitudes de familiarité... oh je me rends compte maintenant que j'aurais dû lui apprendre qu'un chat est un chat.

Pâquette : Eh oui.

Bertrand Alberte) : Je vais chercher le champagne.

Alberte : Ça me remettra... Le sortir, lui faire faire des connaissances... Toujours tous les deux...

Pâquette : Mais il t'a laissé partir.

Alberte : Je me suis sauvée par le fenêtre de la salle de bains... Je crois qu'il allait enfoncer la porte.

Pâquette : Oh quand même...

Alberte : Depuis qu'il ne veut plus de croquettes, je m'attends à tout.

Pâquette : Je serais curieuse de le voir.

Alberte : Ne dis pas ça. Imagine que tu lui plaises aussi.

Pâquette (intéressée) : Tu crois ?... En tout cas, tu es en sécurité chez nous. Et ce soir ton mari réglera le problème.

Alberte : Ça m'étonnerait... Il prétend qu'il fait de l'allergie aux chats, du moins à celui-là.

Pâquette : Tu as essayé le chantage au divorce ?

Alberte : Ce ne serait pas prudent .

Pâquette : Ma pauvre Alberte, ta situation est vraiment catastrophique; je ne sais plus quoi te dire, moi; chacun construit sa vie; quand il faut payer la note, il faut payer la note...

Alberte : Ah non !... Quand même pas.

Pâquette : Vous êtes toutes les mêmes, imprévoyantes, et après à vous lamenter.

Alberte : Je peux m'en aller si je gêne.

Pâquette : Mais non, sur la pente sur laquelle tu roules, qui d'autre que moi va t'aider. Je suis ton amie. Et puis tu as toujours été comme ça, on n'y peut rien... J'ai des invités aujourd'hui, tu m'aideras à les recevoir... Ça te distraira.

Bertrand (revenant avec une bouteille dans un seau à glace) : Voilà qui est fait... Tu vas mieux ? Tu connais les Schlumberger ?

Pâquette : Rosalinde va épouser leur fils .

Alberte : Ah bah ?

(Sonnerie.

Entre Rosalinde. Elle marche précautionneusement puis s'arrête interminablement semble-t-il. Le haut de son corps se penche alors vers l'avant et par secousses qui se communiquent à la tête paraît se tirer vers l'avant tandis qu'elle examine toutes les directions d'yeux globuleux et fixes.)

Bertrand : Ah, chérie... Bonjour... Nous t'attendions avec impatience.

Pâquette (acerbe) : Eh bien, avance normalement; (avec effort) viens m'embrasser.

(Rosalinde s'approche avec sa lenteur habituelle.)

Pâquette (à part) : Oh, qu'elle m'énerve !

Alberte (qui s'avance au devant de Rosalinde et l'embrasse) : Il faut que je te félicite. Le mariage ! Enfin !

Bertrand : Ta robe est superbe.

(En fait elle est extrêmement ample, comme une robe à arceaux.)

Alberte : C'est vrai.

Pâquette : Cachottière . On a fait les musées.

Bertrand : Tiens. Assieds-toi là. Ils ne vont pas tarder à arriver.

(Mais elle continue sa progression en direction de Pâquette. Un silence : on ne sait plus quoi dire. Elle arrive.)

Pâquette : Ah, la voilà. (Rosalinde l'embrasse en avançant la tête par à-coups et la cogne des lèvres plutôt qu'elle ne l'embrasse.) Et au moins elle n'embrasse pas comme tout le monde .

Bertrand (qui cherche à s'en débarrasser) : Viens t'asseoir; tu seras bien là.

(Mais Rosalinde essaie encore d'embrasser Pâquette - qu'elle doit aimer particulièrement -, laquelle s'échappe en se contorsionnant, mais écope tout de même d'un coup de bisou.)

Pâquette (désinvolte) : Je vais m'habiller. Alberte ? Tu prends ma place. Tu t'occupes de tout, ça te délivrera de tes soucis.

Bertrand : Mais non ! Tu t'en occupes, toi ! Je vais te chercher ta robe de chambre.

Pâquette (à part) : Sur la note... Alberte ! raconte à Rosalinde tes histoires de chat.

(Rosalinde s'est assise à l'ancienne place de Pâquette. Elle se désintéresse de tout.)

Alberte : C'est comme ça que tu me délivres de mes soucis ?

Pâquette (désinvolte) : Chaque chose en son temps.

Bertrand (rentrant et passant quasi de force sa robe de chambre à Pâquette) : Cette pauvre Alberte a peur des avances de son chat... (Un lent sourire naît sur les lèvres de Rosalinde.) Il lui court après et elle a couru ici. (Rosalinde rit, en silence.)

Alberte (méditative et philosophe) : Les drames des uns font se tordre les autres. (Amère :) Non mais, est-ce qu'elle s'est regardée ?

Pâquette : Ah, vous êtes deux cas difficiles. J'ai le don de me retrouver au milieu de tous les déglingués de la terre.

Alberte (froissée) : Eh ben, dis donc.

Pâquette : Même Bertrand. Si je vous racontais certaines de ses manies...

Bertrand : Il ne manquerait plus que ça...

Alberte : Et puis je les connais déjà... Tu racontes toujours les mêmes histoires.

(Air intéressé de Rosalinde, qui, visiblement, elle, ne sait pas.)

Pâquette : Il faut bien informer la future mariée. Je suis sûre que personne n'a pensé à lui expliquer les joies du mariage.

Alberte : Il y en a ?

Bertrand : Tu feras cela mieux que quiconque, ma chérie. Nous savons que tu es comme une mère pour Rosalinde .

Pâquette (lui jetant un regard noir) : Le mieux pour une mère, ce serait de s'opposer à un mariage pareil. Il ne manquerait plus qu'ils se reproduisent.

(Air buté de Rosalinde.)

Alberte : Tu vas trop loin, chérie. Rosalinde a droit à la vie, comme tout le monde.

Pâquette : Tu as peur aussi pour toi ?

Bertrand : Pâquette ! Tu deviens odieuse .

Pâquette : Bon, bon, excusez-moi... Je ne dirai plus un mot.

Bertrand : Si. Tu parleras normalement... et aimablement.

Alberte : Mais qu'est-ce qu'elle a aujourd'hui ?

(Pâquette s'est assise le plus loin possible des autres avec un air excédé. Elle boude. Rosalinde est sur le point de pleurer.)

Bertrand (désemparé) : Je ne sais plus quoi faire avec ces trois femelles. Mon Dieu, envoyez-moi le renfort d'un homme ou deux. (I1 s'assied. Silence. Un temps mort. Puis sonnerie.) Ah !

Pâquette : Allons bon.

(Entrent les Schlumberger père et fils, mais pas carrément. On voit la moitié du fils, puis il recule, le père, qui disparaît pour rattraper son fils, puis les deux, le second poussant le premier.)

Le père (au fils) : Passe devant... Je te surveille, tu sais. Passe, je te dis ! (Aux autres :) Ça vient, ça vient. (Au fils :) Mais avance, ou tu en prends une. (Air buté du fils. Le père lui envoie alors une magistrale tarte qui l'envoie valdinguer dans la pièce.)

Tous : Oh !

Le père (satisfait) : Ça y est. Il est entré.

(Le fils se met à examiner les présents. On s'aperçoit qu'il avance comme Rosalinde et procède de la même façon.)

Le père (à part) : Quel taré.

Bertrand : Nous sommes très heureux de vous recevoir.

Pâquette : Ouais. (Elle ne s'est pas levée.)

Alberte (aimable) : Comment s'appelle ce grand jeune homme ?

Le père : Petit con, taré, crétin ou imbécile. Au choix.

Alberte (interloquée) : Il n'aurait pas aussi un prénom moins porté. Comme Jean ou Marcel ?

Le père : Ne croyez pas, Madame, que je n'aime pas mon fils... Oh vous êtes superbe, vous... J'ai toujours aimé mon fils... Pour moi et pour sa pauvre mère, qui le cognait encore plus dur parce qu'elle l'aimait encore plus... Mais enfin, les illusions, ah ! (Grand geste)... J'en tire ce qu'on peut en tirer... comme je peux... J'ai souvent mal au bras.

Pâquette (regardant Rosalinde qui se lève) : Voilà une technique que j'aurais bien essayée.

(Rosalinde avance de sa façon habituelle comme hypnotisée par le fils Schlumberger. De son côté, il la découvre.)

Le père : Tout petit, il était déjà comme ça... C'est dans les gènes ou Dieu sait quoi... Les médecins n'y comprenaient rien. Alors on lui a fait des tas de piqûres... pour sous-développement, pour faiblesse nerveuse, pour atrophie vaso-mélancolique et surtout pour allergie.

Bertrand (qui veut être aimable) : Allergie à quoi ?

Le père : A ses parents.

(Son fils et Rosalinde, très loin l'un de l'autre au début de cette scène se sont mis à progresser l'un vers l'autre.)

Alberte : C'était vraiment un monstre.

Le père : Oh je lui ai fait faire bien des progrès... Regardez-le. Mais regardez-le ! Comme il avance ! Tu veux marcher normalement, oui ! Tiens-toi droit !

(Comme le fils continue comme avant, il fonce sur lui et lui assène une prodigieuse claque qui le renvoie à son point de départ.)

Pâquette (se levant) : Eh là ! (A part) C'est drôle, mais je commence de trouver le fils presque sympathique. (Elle se rassied.)

Bertrand (flagorneur) : Il l'avait méritée.

Le père : N'est-ce pas ?

Alberte : Mais n'est-il pas un peu grand pour...?

Le père : Au contraire, il supporte mieux.

Bertrand : Ah oui.

Le père : Quand il était petit, il pleurait... Mais je l'ai endurci.

Bertrand : Quel mérite vous avez.

Le père (pas dupe) : Ah vous tenez au mariage, vous, hein.

Alberte : N'est-ce pas l'intérêt de ces jeunes gens ?

(Quand le fils a été projeté à l'autre bout de la pièce, Rosalinde a eu un air de grande souffrance, mais est restée sur place, incapable d'avancer. Puis ils ont repris leur progression l'un vers l'autre comme vers le salut.)

Le père : Franchement je n'en sais rien. Mais je l'ai assez vu. J'ai porté ma croix. Qu'ils se débrouillent .

Bertrand : En se prenant en charge, ils acquerront le sens des responsabilités. Ils deviendront des adultes.

Alberte : Ils se sentiront comme tout le monde. Alors ils deviendront comme tout le monde.

Le père : Avec ce que je donne, ce qu'a la petite, et les allocations diverses auxquelles ils ont droit, ils auront de quoi survivre.

Bertrand : Il faut être optimiste, c'était peut-être la solution et on n'osait pas.

Alberte : Vous irez les voir, les premiers temps ? Ils risquent d'être perdus.

Pâquette (brusquement, de sa place en retrait) : Oui... J'irai.

(Surprise. Un temps.)

Le père Bertrand) : Une amie à vous ?

Bertrand : Non, c'est elle ma femme.

Le père : Ah !... Oh, alors, c'est bien normal... Une femme s'occupe mieux que nous de ces choses-là, n'est-ce pas ?

Bertrand : Evidemment. Elles ont un don pour ça, il faut le reconnaître.

Alberte : Surtout Pâquette... parce que moi...

Bertrand : Et avec mes affaires, je n'aurais pas le temps...

Le père : C'est comme moi avec ma retraite...

(On cogne à la porte, frénétiquement. Puis on sonne. Et brusquement entre un homme. C'est le chat mais rien ne doit le rappeler dans son physique ou dans son costume; seules ses manières et ses paroles évoqueront l'animal. Il s'arrête dans l'entrée et se frotte la tête, se caresse la tête contre le chambranle de la porte.)

Alberte (affolée à Pâquette) : C'est lui !

Pâquette (sarcastique) : Mais il a l'air très bien de sa personne.

Chadolphe : Je ne suis pas chat châtré, c'est chat qui la chatouille. Elle fait la pimbêche mais je pourrais en raconter de vertes. (A Bertrand :) Ah c'est triste d'être chat de garce. Et vous ?

Bertrand (interloqué) : Comment ?

Chadolphe : La patronne, elle est comment ?

Bertrand (comprenant) : Oh, elle aussi. Hélas !

Alberte (ferme) : Chadolphe, ça suffit ! A la maison.

Chadolphe (entrant - il porte une élégante canne -, fait le tour des invités - le fils, puis Bertrand, le père, Rosalinde, Pâquette -, serre leurs mains, et au passage les renifle) : Et pourtant je suis chat fidèle. En venant (il renifle Bertrand), j'ai rencontré trois petites chalopes mais j'ai obtempéré au devoir.

Le père Bertrand) : Un vieil ami de la famille ?

Chadolphe (fonçant sur lui, il le renifle) : Récent au contraire. Vous ne trouvez pas sa petite femme excitante ?

Le père (grivois) : Eh si.

Chadolphe : C'est pour ça que vous êtes là ?

Pâquette : Non mais. Bertrand !

Bertrand : Je sors le champagne.

Chadolphe : Du champagne ? J'en ai jamais bu. Elle m'en offre jamais.

Bertrand : Nous fêtons des fiançailles. C'est le moment de les sceller. (Au père :) N'est-ce pas ?

Chadolphe (lui donnant un petit coup de tête) : Oh oui. Donnes-en beaucoup à Alberte, ça la rend câline.

Alberte : C'est pas vrai !

Pâquette : Ça nous rend toutes châlines, pas vrai, Bertrand ?

Bertrand : Juste un fond pour Pâquette.

Chadolphe (tendant sa coupe) : C'est pas gentil.

Bertrand (versant) : Je suis encore griffé de ce matin.

Chadolphe : Ah, je comprends. (I1 lape dans sa coupe.)

Le père : Allons, finissez d'approcher les enfants... Buvons pour eux, sinon il y faudra la journée.

Bertrand : Alberte leur portera leurs coupes.

Alberte (qui s'est repliée derrière Pâquette) : Je ne peux pas.

Chadolphe : Elle va encore faire des manières. Elle fait toujours des manières.

Alberte : Attends, quand Pierre rentrera.

Chadolphe (railleur) : Ah !... (I1 va vers Rosalinde, sa coupe à la main, l'évalue avec de petits coups de canne - air furieux du fils -, la renifle) Drôle d'odeur... Beaucoup trop plate... J'aime mieux Alberte.

Bertrand (porte une coupe à Rosalinde qui ne la prend pas) : Après tout, ce n'est pas nécessaire. (I1 la donne à Alberte.) Chers amis, ne nous laissons pas aller à l'émotion... (I1 porte une coupe au fils qui ne la prend pas.) Ça ne fait rien... (A tous) C'est vers l'avenir et l'espérance qu'il faut se tourner.

Le père : Très juste. J'en prendrai encore un peu... C'est tout de suite bu.

Chadolphe (en admiration devant Pâquette) : Bon sang, la belle femelle... (I1 la tapote avec sa canne) Ferme, potelée.

Pâquette : Ça va finir par une baffe. Bertrand !

Bertrand : Y en a plus. La bouteille est vide.

Chadolphe : Allons bon. (Il baisse, la tête et plie le dos brusquement, et se met à laper dans la coupe de Pâquette.) Aïe. (A Bertrand :) Elle m'a foutu un coup.

Bertrand : Mon pauvre ami.

Pâquette Bertrand) : Sur la note !

Alberte Pâquette; effrayée) : Je te l'avais bien dit. On ne le contient plus. (En larmes.) Je ne sais plus quoi faire.

Chadolphe (un peu gris et de plus en plus excité) : Elle dit ça... parce qu'i a du monde !... Mais si je racontais tout... Tout petit chaton déjà, (larmoyant) pauvre innocente petite bête, elle me fourrait dans son lit... sans défense... J'avais un joli pelage blanc d'un merveilleux effet avec mes yeux émeraude... (Brusquement il se précipite sur le père, et lape le fond de sa coupe.) Ah ça fait du bien... (De plus en plus gris.) Elle me caressait, me peignait, me brossait, de ses douces mains insinuantes... ( Il va contre le mur et s'y frotte la tête, s'y caresse la tête comme lors de son entrée.) Alberte... Alberte ! (I1 lui fonce dessus.)

Alberte : Au secours !

Le père (à part) : Il est bizarre, l'invité.

(Chadolphe trouve Bertrand sur son passage et bifurque.

Rosalinde et le fils sont presque face à face.)

Chadolphe (de plus en plus excité) : Quand je suis devenu matou, elle a fait semblant de ne pas s'en apercevoir... mais elle continuait... avec ses sales manies... Bon dieu, que je me sens excité... (I1 s'agite frénétiquement, prenant des poses de séduction, de charme, avec sourires et oeillades - numéro.) Quand elle a été prise par un mari, je n'avais rien contre... Je me suis dit : il la calmera ... ah, ouiche !... (I1 s'approche du père.) Vous savez que vous n'êtes pas mal non plus, vous. (Repli stratégique du père, derrière Bertrand.)... Je me sens seul, abandonné... Alberte !... Pauvre Pierre, c'est lui qui a calé le premier... Dévergondée...

Alberte : Menteur ! (Elle fond en larmes.)

(Rosalinde et le fils sont enfin l'un juste devant l'autre et s'admirent à loisir.)

Chadolphe (perdant tout contrôle, surexcité) : C'est comme ça qu'elle me plaît le plus... (I1 fonce sur elle, forçant le barrage, la manque, fait un câlin à Pâquette qui pousse un ambigu gloussement.) Viens avec moi sur la gouttière.

Pâquette : J'ai des invités.

Chadolphe (repoussé par Bertrand contre lequel il se défend à coups de canne, criant) : Nous nous aimerons sous le grand ciel pur et nous pousserons des cris de joie !

Alberte : Tu vois, quelle horreur !

Pâquette : Ça ferait toujours un changement.

Bertrand et le père, conjuguant leurs efforts : Dehors ! Allez !

Chadolphe (fou d'excitation) : Adieu mes amours... (I1 se caresse contre le divan dans lequel il s'est effondré; se relève.) Oh, il faut que je m'en trouve une ! (I1 sort.)

Tous (sauf Rosalinde et le fils) s'effondrant sur les sièges : Ouf !

(Un temps.)

Rosalinde (au fils, ravie et modeste) : Oh.

Le fils (câlin) : Oh.

Bertrand : Au moins ils ne dérangent pas, ces deux-là.

Alberte (pas encore remise) : On dirait qu'ils se plaisent... Mais ils restent discrets.

Le père : Le temps qu'ils se disent oui à la mairie, tout le monde sera parti.

Bertrand : Pour une seule caresse ça doit lui prendre la journée.

Pâquette (intéressée) : Eh eh.

Le père : Il faut se répéter : ils seront heureux... Ou je leur flanque des taloches.

Alberte : Et s'il vous les rendait un jour ?

Le père : Entre le moment où il lèverait la main et celui où il la baisserait, je suis en Amérique.

Bertrand : On ne cogne pas sur des gens mariés.

Le père : Je ne vois pas le rapport.

Bertrand : Ils sont responsables d'eux-mêmes, indépendants, adultes, ils sont libres. . .

( Sa voix reste en suspens car...

Brusquement, à toute vitesse, Rosalinde se penche, plonge ses bras sous ses jupes et en extrait un bébé, puis un autre déjà vêtu, puis un autre comme âgé de 3 ou 4 ans quoiqu'il vienne de naître. Elle les range par ordre de taille. Ils ressemblent exactement au fils. Long regard amoureux de celui-ci à ses enfants puis à Rosalinde.)

Le père : Vous ne m'aviez pas dit qu'il y avait des enfants à adopter !

Bertrand : Mais non. Je vous assure.

Le père : Allons donc, rien qu'avec le regard...

Alberte : La ressemblance ne trompe pas.

Pâquette : D'ailleurs regardez votre fils, il n'a pas de doutes, lui.

Le père : Il est tellement nigaud qu'il ne doute jamais de rien. Mais...

Alberte : Ils sont très réussis.

Bertrand Pâquette) : Tu vois, toi qui t'en fais un monde, avoir des enfants ce n'est pas si difficile.

(Brusquement Rosalinde replonge. Elle donne naissance à un plus grand encore, puis à un autre bébé. Elle les range à leur place. Long regard amoureux des futurs époux qui commencent d'esquisser le geste de se donner la main.)

Pâquette : Ils commencent tout de même un peu tôt.

Bertrand (acerbe) : Mieux vaut tôt que jamais.

Alberte (admirative) : On invente sans cesse de nouvelles techniques.

Le père : C'est pour le coup qu'il faut les marier de suite. Je ne veux pas de tout ça chez moi.

Pâquette : Vous croyez qu'ils sauront s'en occuper ?

Le père : Est-ce qu'ils vont continuer à cette vitesse-là ?

Alberte : Quand on s'aime, on s'aime.

Bertrand : Ils auront droit à un logement social plus grand. Il faut que je le signale à l'administration concernée.

Le père : Les allocations leur feront un beau revenu, je reprends une part de ce que je donnais à mon fils.

Pâquette : Pas question. Ou on vous le laisse.

Bertrand : Hein ?

Alberte : Elle a raison.

Le père : Vous vous voyez avec ces six-là à garder ?

Bertrand : Non.

Pâquette : Si.

Alberte : Et puisque vous voulez le reprendre...

Le père : Bon ça va... Mais alors on les fait emménager illico...

Bertrand : D'accord. Topez là. Et le mariage au plus tôt. (A part.) Ouf. Je m'en débarrasse.

Le père (à part) : Ma foi, peu importe la vérité, pour moi ça m'arrange.

(Le fils sort d'une poche une cordelette et attache rapidement (!) un pied de chaque enfant. Il donne alors le bras à Rosalinde - long regard amoureux -et ils partent, lui tirant la cordelette qui entraîne tous les enfants.)

Pâquette : Ce sera un bon père.

Le père : Heureusement qu'il n'y a pas d'escalier à descendre.

Alberte : Ils y auraient pensé.

Bertrand (à part) : J'ai comme un remords.

Chadolphe (rentrant en pleine course) : Alberte ! Alberte ! (Il se frotte la tête contre un meuble.) Si tu ne rentres pas à la maison, Pierre ne sera pas content... (I1 lui court après, elle fuit en criant. )

Pâquette : Chadolphe, ça suffit !

Chadolphe (la tapotant avec sa canne, puis essayant de relever sa chemise) : Belle ! Ronde ! Ah que je t'aime ! (Elle s'enfuit en poussant des cris, il la poursuit. Passant près de Bertrand :) Je vous demanderai encore un peu de champagne... Pâquette !

Le père : Celui-là ne me concerne pas, je m'en vais.

(Il suit le couple formé par son fils et Rosalinde, puis leur passe devant.)

Bertrand Pâquette réfugiée contre lui, le chat cherchant à l'attraper) : Alors comme ça, J'ai une note. Et une longue note.

Pâquette : Mon chéri, j'efface la note.

Bertrand (amoureux) : Et je veux encore trois enfants tout de suite.

Pâquette : On entamera les pourparlers.

Bertrand : Chadolphe !

Chadolphe : Tu me la prêtes ?

Bertrand : Et Alberte ?

Chadolphe : C'est vrai... Alberte ! Rentre à la maison. (I1 lui court après. Elle crie "au secours". Ils sortent. )

Bertrand : Tout s'arrange.

Pâquette : Tu trouves ?

Bertrand (l'embrassant) : Pour nous.

 

FIN.