En passant par la salle de bains

(Sophie IV)

(Dans une salle de bains. Une belle salle de bains. Les deux personnages contemplent un tuyau.)

Cholie : Ça fuit.

Jéricho : Eh oui.

Cholie : C'est embêtant.

Jéricho : Oh, ma Cholie, que faire ?

Cholie : Il faut demander conseil.

Jéricho (comme frappé de la force de l'idée) : Eh oui.

Cholie : Oh, mon Jéricho, le malheur s'abat sur nous.

Jéricho : Avec un conseil on s'en tirera peut-être.

Cholie : Un seul conseil ne suffira pas pour un trou aussi gros.

Jéricho : Alors... une agence de conseils ?

Cholie : C'est la seule solution.

Jéricho : Ils n'ont jamais trouvé pour la panne du téléphone.

Cholie : Depuis tu marches plus, c'est meilleur pour toi, ils te l'ont dit.

Jéricho : Et ils ont eu raison. Ça me fait du bien.

Cholie : Tu vois... Vas-y tout de suite.

Jéricho : Tout de suite ?... Je préférerais plus tard... Il faut que je me prépare... C'est une démarche qui...

Cholie : Ça fait six jours qu'on attend.

Jéricho : Déjà six jours ?... Alors, un peu plus...

Cholie : Jéricho ! Tu as le sens des responsabilités, tu dois aller à l'agence !

Jéricho : La même que la dernière fois ?

Cholie : Bien sûr, ils te connaissent.

Jéricho : Je préférerais une autre.

Cholie : Mais non. Ils t'aiment beaucoup. Ils te demanderont des nouvelles de moi, ils t'offriront un petit café...

Jéricho : J'aime pas les petits cafés.

Cholie : Tu ne le boiras pas, tu diras : «non merci».

Jéricho : Dans une autre il y aurait peut-être du chocolat. J'aime le chocolat.

Cholie : La même, Jéricho. C'est plus pratique. Et elle n'est pas chère.

Jéricho : C'est vrai. Leurs factures sont tout ce qu'il y a de plus raisonnable.

Cholie : Tu vois. Et ils t'aiment beaucoup.

Jéricho : Mais moi...

Cholie (elle le pousse) : Allez, va vite... va...

(Il sort enfin.)

Cholie (soulagée) : Ah ! (Elle s'assied sur le tabouret, fait valser ses souliers.) Il devient impossible.. Je suis épuisée... S'en débarrasser s'avère de plus en plus difficile. Qu'est-ce que je vais faire avec ce demeuré, mais qu'est-ce que je vais faire ! (Elle a placé ses coudes sur ses genoux et sa tête dans ses mains. Elle semble très déprimée.) Comme mes pieds sont jolis... Il faudra que je taille les ongles...

Une voix : Eho, vous êtes là ?

(Elle redresse le torse mais un homme entre avant qu'elle ait eu davantage de réaction.)

Lucien : Ah oui... Je suis le bricoleur d'au-dessus.

Cholie : Celui qui nous casse les oreilles avec sa perceuse ? Mais qu'est-ce que vous pouvez bien trouver toujours à percer.

Lucien : Je scie aussi, je visse... c'est le même bruit.

Cholie : Et qu'est-ce qui me vaut...

Lucien : Jéricho m'a dit que vous étiez en danger. J'accours... Nous nous sommes rencontrés dans l'escalier.

Cholie (agacée) : Il n'en fait jamais d'autres.

Lucien (s'approchant) : Superbe fuite.

Cholie (modeste) : Oh petite encore.

Lucien : Attendez la facture d'eau, vous verrez ça.

Cholie (surprise) : On paye l'eau ?

Lucien : Pas vous ?

Cholie : Moi je ne paie jamais rien. C'est Jéricho qui a les sous.

Lucien : Ah, chez moi c'est ma femme qui a les sous et fait les chèques mais c'est moi qui tiens la caisse.

Cholie (intéressée) : Comment êtes-vous arrivé à ce beau résultat ?

Lucien : Le lit, il n'y a pas de secret.

Cholie : Malheureusement Jéricho est un à peine tiède.

Lucien : Ah bon ?... (Canaille.) Cette pauvre petite madame.

Cholie (nette) : J'ai déjà un amant.

Lucien : Tant pis... Voyons la fuite... Je vais avoir besoin de tout mon matériel... Il faudrait couper l'eau.

Cholie (catégorique) : Non.

Lucien : Même les professionnels le font.

Cholie : Il n'est pas question de couper l'eau.

Lucien : Pourquoi ?

Cholie : Pour qu'elle coule.

Lucien : ...Evidemment... Mais un amateur ne se décourage pas si facilement ! Je viendrai néanmoins à bout de cette fuite. Je vais chercher mon matériel. Attendez-moi, je reviens. (Il sort.)

Cholie (seule) : Il ne manquait plus que celui-là. Une salle de bains est un endroit privé, Monsieur ! Mais comment m'en débarrasser ? (Le bruit de la fuite s'amplifie très vite, devient strident, perçant, insupportable. Cholie se bouche les oreilles et hurle.) Mais qu'est-ce que c'est ! Arrêtez ! Arrête ! (Elle met la main sur le trou mais en pure perte. Elle s'asperge, c'est tout.) Mais j'en ai marre de cette baraque ! (Elle ouvre le robinet en grand. Le bruit cesse. Elle referme le robinet tout doucement.)

Lucien (chargé) : J'apporte les sacoches des secours d'urgence, emplâtres divers, perceuse pour percer un contre-trou, ponceuse, soudeuse...

Cholie (agressive) : Il ne fallait pas vous déranger. (Elle accentue la négation.)

Lucien : J'aime aider, utiliser mes compétences au service d'autrui... Vous êtes mouillée.

Cholie : C'est pour me rafraîchir. J'ai l'intention de prendre une douche, figurez-vous.

Lucien : Une chance alors que j'aie rencontré votre mari dans l'escalier.

Cholie : J'ai l'intention de la prendre maintenant.

Lucien (qui s'affaire) : Avec le perceuse en marche, c'est risqué.

Cholie : Je suis chez moi !

Lucien : Chez lui. C'est lui qui a l'argent, souvenez-vous... Prenez votre mal en patience, ce ne sera pas très long.

Cholie (changeant de tactique; douce) : En un autre temps il nous faudra faire mieux connaissance, vous me paraissez un homme prompt aux décisions, intelligent...

Lucien (qui sort sa perceuse, met une mèche) : Surtout j'aime rendre service, j'ai rarement l'occasion.

Cholie :...viril... Une telle force émane de votre corps qu'on est heureuse d'être avec vous dans une salle de bains.

Lucien : Je ne suis jamais aussi en forme que devant un dur problème de bricolage. Là je me dépasse.

Cholie (chuchotant) : J'aimerais être ta baignoire, l'eau qui embrasse ton corps nu, le vent qui fait onduler les vagues...

Lucien :...Tout ça c'est pour que je m'en aille, mais pas question... (Il perce dans le tuyau.) Voilà pour le contre-trou. (Effectivement l'eau coule désormais surtout pas là.) Maintenant on va pouvoir boucher le premier.

Cholie : Et comment ferez-vous pour le second ?

Lucien : Un problème à la fois.

Cholie : Je me demande chéri si tu es un homme pratique.

Lucien : Pratique ! Moi ! Ah !... J'en ai dépecé des sièges vétustes, j'en ai raccommodé des meubles déglingués. Rien ne me fait peur. Devant un problème qui décourage tout le monde, moi, je ne recule pas. Tenez, un exemple. Je rentre chez moi et je trouve mon épouse catastrophée : le mixeur est en panne. Immédiatement j'ai une idée. Et j'ai adapté la pale à la ponceuse et j'ai mixé à la ponceuse. Un autre exemple. Ma femme hérite de meubles moyenâgeux ou je ne sais quoi, une horreur avec des torsades partout, des choses sculptées même : elle était très déprimée. Je l'embrasse, je lui dis : "Je vais arranger ça." Et en secret, pendant quinze jours, je me procure les matériaux nécessaires : de l'aggloméré, du strass, du plastique - orange et jaune. Je me suis mis à l'oeuvre. Elle n'y croyait pas. Eh bien, en un mois à peine, j'ai converti les vieilleries de musée en un buffet, une table, une coiffeuse etc... que tu croirais sortis d'un hypermarché du meuble. Elle a été heureuse ! Elle m'a fait de ces trucs le soir pour me remercier, je ne vous raconte pas; mais à la hauteur de mes mérites, c'est tout dire... Certes, ça a coûté un peu cher, ben quoi, on est moderne ou on est de vieux chnocs, vous ne croyez pas ?

Cholie : Si, c'est mon avis aussi.

Lucien : Alors pourquoi n'encouragez-vous pas votre mari à se lancer dans le bricolage ? Je lui donnerais des conseils.

Cholie : J'ai peur, étant donné ses idées de demeuré qu'il ne me transforme mes meubles d'hypermarché en bahut breton.

Lucien : Le risque est terrible. Mais une femme aimante n'hésite pas à le courir.

Cholie : Je ne suis pas une femme aimante.

Lucien : Ça explique.

Cholie : J'aime les hommes normaux : pas trop intelligents, assez et pas trop musclés, aux goûts normalement pervers, aux projets normalement bornés; des hommes qui appellent lavette un intello, minette un type à cheveux longs, connard celui qui n'est pas d'accord avec eux...

Lucien : C'est tout moi. On était fait pour s'entendre. Dommage que vous soyez fauchée...

Cholie : ...des hommes qui aiment le fric, s'en servir pour déshabiller les femmes, s'en servir pour habiller les femmes...

Lucien : Oui, mais quand c'est la femme qui a le fric ?

Cholie : Il le lui prend. Il la bat. Il la mate.

Lucien : Ça doit demander du temps. Le bricolage ne me laisse pas assez de loisirs.

Cholie : Alors vous êtes une demi-portion.

Lucien (accablé) : C'est vrai.

Cholie : Vous auriez déjà dû me violer, mais vous êtes mou.

Lucien : J'ai des excuses. Il y a une réparation urgente à faire.

Cholie : Secoue-moi. Ne te laisse pas faire. Je suis à toi. Ose.

Voix de Jéricho : Chérie ! Où es-tu ? Encore dans la salle de bains. (Il entre.) (A Lucien) Ah, vous êtes là ! Et qu'en pensez-vous ?

Lucien : Je ne recule pas.

Jéricho : Tiens il y a un second trou.

Lucien (expliquant d'un ton supérieur) : C'est pour pouvoir boucher l'autre.

Jéricho : Evidemment, j'y avais moi-même pensé.

Lucien (perfide) : Vous n'êtes pas équipé, sans doute ?

Jéricho : Ma femme ne veut pas. Elle craint que je me fasse mal.

Lucien : Un homme a besoin du risque.

Jéricho : C'est vrai.

Cholie : Mais non. Pas Jéricho.

Lucien : Un homme est un bricoleur.

Jéricho : C'est vrai.

Cholie : Jéricho est trop maladroit. Un rien l'arrête. Vous le verriez me faire un chèque...

Jéricho : C'est peut-être plus facile...

Lucien : Là je n'ai pas pu faire la comparaison, je regrette.

Cholie (cassante) : N'en parlons plus. Alors ? Tu es allé à l'agence ?

Jéricho : Ils vont venir.

Cholie (inquiète) : Qui «ils» ?

Jéricho : Je ne sais pas.

Cholie : Tu n'as pas vu le directeur ? Il ne va pas venir lui-même ?

Jéricho : Tu t'imagines toujours que c'est le directeur qui doit se déranger pour tes petits problèmes. J'ai parlé à une secrétaire, ça suffit bien.

Cholie : Oh, toi !

Jéricho : Je n'aime pas ce directeur !

Lucien : On est toujours mieux servi quand on s'est adressé directement au directeur.

Cholie : Mais bien sûr.

Jéricho (biaisant) : La secrétaire l'aura sûrement prévenu.

Cholie : Espérons.

Lucien : D'ailleurs, j'aurai peut-être résolu le problème avant l'arrivée des renforts.

Jéricho : Espérons. Qu'est-ce que vous allez faire maintenant?

Lucien : Une tentative de soudure. Allons-y. (Il met le masque et prend le chalumeau.)

Jéricho : Si on coupait l'eau ?

Cholie : Non.

Jéricho : Mais...

Cholie : Monsieur dit qu'il ne faut pas. (Lucien trop occupé n'a peut-être pas entendu.)

Jéricho : Je m'achèterai du matériel et je poserai des tuyaux partout. Ce sera un décor curieux et superbe. Tu les peindras de couleurs variées, vives...

Cholie : Moi ? Sûrement pas.

Jéricho : Tu aimeras ça dès que nous aurons commencé.

Cholie : Jéricho ! Jéricho ! Tu m'agaces.

Jéricho : C'est parce que tu m'aimes.

Cholie (ironique) : Ah bon ?

Lucien (qui a fini sa soudure) : Voilà le problème résolu.

Jéricho : C'est très bien fait, bravo.

Cholie : Remarquez, il coule quand même plus d'eau qu'avant.

Lucien : Oui, mais pas par le même trou.

Jéricho : On a avancé, c'est réconfortant.

Lucien (plein de gratitude) : Entre hommes, on se comprend.

Cholie : Mais la pauv'femme, elle ne comprend pas du tout.

Jéricho : Lucien, oui je t'appelle Lucien, tu es la variété supérieure de l'homo sapiens, celui qui fait des petits pas, certes, mais au total, hein, «un grand pas pour l'humanité».

Lucien : Je t'enseignerai mon art, Jéricho.

Cholie : Tout ça pour une fuite d'eau... (à part :) que j'ai créée en une minute.

Jéricho : Moi aussi, je deviendrai la variété supérieure d'homo sapiens, aidé par ma femme aimante, à force de patience et de volonté. Quoique je n'aie jamais travaillé, je ne crains pas l'effort, je lis les cours de la bourse et j'arrive à comprendre les placements que m'a laissés papa. Lucien, je me sens promis à un grand avenir de soudeur. Laisse-moi essayer le masque. (Il le met, malgré un geste de Lucien pour l'arrêter.) J'avais déjà un casque de motard, c'est un peu pareil, mais je ne savais pas quoi en faire.

Cholie : Evidemment, sans moto...

Lucien : Pourquoi sans moto ?

Jéricho : Cholie voulait toujours monter dessus, c'était dangereux pour elle, j'ai préféré la revendre. Pensez, si elle avait été enceinte...

Cholie : J'aime mieux le motard que le moutard.

Lucien (choqué) : Oh !

Jéricho (triste) : Eh oui, elle dit des choses comme ça.

Lucien (horrifié) : Souvent ?

Jéricho (au bord des larmes) : Hélas !

Lucien (apitoyé) : Mon pauvre ami. (Il lui tape dans le dos pour le réconforter.)

Cholie : Mon dieu qu'ils sont niais.

Une voix forte, de l'extérieur : Ohé.

Cholie : Oui ?

La voix : Où êtes-vous ?

Ensemble :

Jéricho : Par ici.

(Il va vers la porte, disparaît à moitié pour faire signe, rentre.)

Cholie : Dans la salle de bains.

(Entre un homme en bleu de travail, avec sa sacoche d'outils.)

Cholie : Mais qui est-ce ?

L'ouvrier : Je suis l'ouvrier de l'agence... pour réparer la fuite.

Cholie (effondrée) : Allons bon. Il ne manquait plus que ça.

Lucien (soucieux du mot juste) : Pour être précis, vous êtes le plombier.

L'ouvrier : Pas exactement. Normalement je travaille aux peintures...

Lucien : Vous êtes peintre.

L'ouvrier : Pas vraiment. Mais en temps de crise, on se débrouille, n'est-ce pas ? Je fais un peu de tout.

Jéricho : Mais vous êtes compétent ?

L'ouvrier (sans conviction) : Oh, bien sûr.

Jéricho : C'est l'essentiel.

Lucien : Oui.

Cholie : Pourquoi le directeur n'est-il pas venu lui-même ?

L'ouvrier : Oh pour si peu, on ne l'a pas dérangé.

Cholie : Voilà ! Qu'est-ce que je disais ! Il ne fallait pas accepter de parler à une secrétaire, mais tu n'en fais qu'à ta tête !

Jéricho : Mais puisque l'ouvrier est là...

Lucien : Un directeur, il faut reconnaître, c'est mieux.

Cholie : Evidemment.

L'ouvrier : Alors je m'y mets ou je m'en vais ?

Jéricho : Vous vous y mettez.

L'ouvrier (prudent) : Enfin j'essaye... Parce que je n'ai peut-être pas ici le matériel qu'il faut.

Lucien : Voilà le trou qu'il reste. J'ai déjà bouché l'autre. Celui-là c'est moi qui l'ai fait.

L'ouvrier (admiratif) : Il est beau.

Lucien : Je me suis beaucoup entraîné.

Cholie : Tous les locataires de l'immeuble pourront le confirmer.

Jéricho : Je ne te savais pas mesquine à ce point, Cholie.

L'ouvrier : Vous avez essayé les rustines ?

Lucien : Vous croyez que...?

Cholie (leur donnant une précieuse leçon; ironique) : Les rustines, c'est pour les vélos.

Jéricho : C'est vrai. Comme ma femme en sait des choses. Pourtant elle n'a pas appris la plomberie.

L'ouvrier (fouillant dans sa boîte à outils) : Faut se méfier de ces femmes-là. Plus elles en savent, moins on est viril.

Jéricho (découvrant l'Amérique) : Ah bon !

Lucien : Je confirme. Et même : quand elles sont nos égales, on se sent inférieurs.

Jéricho : Oh, je comprends maintenant mes nuits tièdes... On me fait passer pour un demeuré alors que je suis seulement égal !

Cholie : Mais qu'est-ce que tu racontes !

L'ouvrier (avec tristesse) : La rustine ne tient pas.

Jéricho (angoissé) : Vous avez une autre solution ?

Lucien : Il faut souder.

L'ouvrier : C'est une idée... Seulement il faut que je retourne au magasin... chercher le matériel.

Jéricho : Lucien vous prête le sien.

Lucien : Non !... Je regrette, mais c'est Mon matériel... Le prêter est au-dessus de mes forces.

L'ouvrier : Je vous comprends.

Jéricho : Moi pas encore. Mais j'apprendrai.

Cholie : Je voudrais prendre un bain.

Jéricho : Pas maintenant, ma chérie, tu vois bien qu'il y a du monde.

Cholie (rageuse) : Ça finira par ne plus me gêner.

L'ouvrier (en connaisseur) : Vous avez là une femme difficile.

Jéricho : Je souffre beaucoup.

Lucien : Allons, courage.

L'ouvrier : Moi, j'vais chercher le matériel. (Il sort.)

Jéricho : Quel brave type.

Lucien : Et compétent, vous avez vu comment il a accepté mon idée ?

Jéricho : Il n'a pas fait de manières.

Lucien : Un professionnel de second ordre aurait voulu paraître avoir raison , en dépit de tout.

Jéricho : Lui, il a su reconnaître son erreur.

Cholie : Il est nul et ça va coûter plus cher.

Jéricho : Il y a des gens à qui on a plaisir à donner de l'argent.

Lucien : Là, je ne sais pas... Malheureusement.

Cholie : Il est surtout clair que pour toi je n'en fais pas partie.

Jéricho : Ah, encore ce vieux débat.

Lucien : Elle n'a peut-être pas tort, moi...

Cholie : Pourquoi est-ce que vous n'êtes plus en train de souder, vous ?

Lucien : Mais... et l'ouvrier ?

Cholie : Il sera ravi de trouver le travail fait.

Jéricho : On le paiera, il sera content.

Lucien : Ah bon ? Alors... j'y vais ?

Cholie, Jéricho : Mais oui.

(Lucien, ravi, prend son casque et met son appareil en marche.)

Jéricho : Un jour, moi, oui moi aussi ! je réparerai une fuite d'eau. D'ici là que de visites ardues et coûteuses aux hypermarchés du bricolage, que d'efforts patients dans l'imitation lointaine des dieux de la technique. Je sens en moi, au fond de mon être, mon instinct de la perceuse, mon instinct premier de casser et de réparer, de casser pour être enfin celui qui répare. Ça bouillonne dans mon fond. Ça fait des bulles dans mon cerveau. Je serai le grand connaisseur des trucs et machins, même les plus délaissés, ceux des bas de présentoirs pour lesquels personne ne se penche; je serai capable de renseigner sur le type de fil électrique nécessaire, sur la manière de construire un parapet, sur la manière de faire beaucoup d'économies dans tous les domaines grâce à la pratique constante et imaginative du bricolage; je serai consulté par quantité de nouveaux amis qui me jalouseront pour mon merveilleux savoir. Alors mon épouse m'admirera. Le Génie du logis se sentira à sa place aux côtés de la fée. La pauvre, perdue devant le moindre problème technique, comprendra son besoin de moi; la présence d'un mâle la rassurera face aux difficultés déprimantes de la vie quotidienne; comme elle m'aimera.

Cholie : Cesse de délirer, Jéricho.

(Lucien s'efforce toujours de souder, mais il a des problèmes, peut-être dus au matériel.)

Jéricho : La femme elle-même est à améliorer. La bricoler un peu permettrait des progrès déterminants dans la nature féminine. Certes je dois étudier avant les premières tentatives, mais après, quels délices ! Elle m'apportera mes pantoufles dès mon arrivée, sera aux petits soins, prête à adorer l'amour si je me sens en train, elle me lira mon journal, me fera des petits plats sucrés et perdra toujours quand nous jouerons aux cartes...

Cholie : Ça, jamais.

Jéricho : Notre couple désormais sera un vrai couple. Uni. Sans machisme car il ne servirait plus à rien, sans conflit ou je la bricole . En cas du moindre raté de sa part je connaîtrai la solution. On ne me dira plus apitoyé : «Tu ne connais pas les femmes...» ni «Comment va ta femme ?» avec un petit ton, elle sera tellement à moi que je serai considéré. Un modèle pour les autres hommes !... (Pensif) Il va falloir la démonter.

Cholie (à part, inquiète) : Est-ce qu'il croit ce qu'il dit ?

Lucien (désespéré) : Ça ne va pas, ça ne va pas... (Hurlant) Ah !

Jéricho : Voyons, l'eau fuit moins.

Cholie (essayant le robinet) : Et en haut elle ne coule déjà plus du tout... Vous croyez que votre femme me prêterait sa baignoire ?

Lucien : C'est possible, mais en ce moment je ne me charge pas de le lui demander. Nous avons une dispute... au sujet d'un chèque...

Cholie :...qu'elle ne veut pas signer ?

Lucien :...que j'ai signé.

Jéricho : J'en signe tous les jours, moi. Je sais bien signer.

Cholie : Moi, je saurais.

Jéricho (à part) : Attends que je te bricole, toi.

(Une voix appelle.)

Albert : Ah vous êtes là... On m'a dit au bureau...

Cholie : Enfin, Monsieur le directeur se dérange.

Jéricho : Fallait pas.

Albert : Dès que j'ai su... vous pensez bien...

Jéricho : Ouais.

Cholie : Nous sommes perdus, ici. Sans vous... Vous allez nous sauver.

Albert : Evidemment.

Lucien : On a déjà vu votre ouvrier.

Albert : Oui, il a fait quelque chose ?

Jéricho : Pas encore. Mais il nous a semblé très compétent.

Lucien : Oui.

Albert : Ah bon ?

Cholie : Il a menacé de revenir.

Albert (galant) : Je suis là pour vous protéger même contre mes propres ouvriers.

Jéricho : Moi aussi je pourrais en avoir des ouvriers. Je pourrais même être ouvrier, si je voulais. J'ai les capacités.

Lucien : Plus d'un envierait mon savoir-faire.

Albert : Allez, exposez-moi le problème.

Lucien : Ça ne se voit pas ?

Jéricho : Il y a une fuite d'eau... Là...

Albert : Faut-il se fier aux apparences ?

Lucien et Jéricho : Hein ?

Albert (patient) : Les sens, comme celui de la vue, sont souvent trompeurs...

Lucien (le doigt sous l'eau) : Il y a le toucher aussi.

Jéricho (se baissant pour boire un peu) : Et le goût.

Albert : La fuite d'eau est dans vos têtes.

Jéricho : Il va me refaire le coup du téléphone. Lucien, au nom de notre amitié de bricoleurs, j'implore ton soutien.

Lucien : Je ne le laisserai pas prétendre que tu as besoin d'une soudure dans la tête, sois tranquille. Ou alors je veux la faire moi-même.

Jéricho : Alors elle sera sûrement bien faite, Lucien.

Albert : Je demande un peu d'attention...

Cholie : Ecoute-le, Jéricho. Tu sais qu'il a toujours été de bon conseil.

Jéricho : Ah ? J'ai un trou de mémoire... Heureusement, tu l'as appelé.

Lucien : Enfin, soyons clairs. S'il faut souder, quoi que ce soit, moi je veux bien, mais faut-il souder ?

Albert : Laissez-moi vous expliquer.

Cholie : Oui, parlez, parlez.

Jéricho : Soit, parlez donc.

Lucien : Oui, allez-y.

Albert : L'eau est symbole de pureté, elle est une bénédiction de Dieu; sans elle, pas de vie sur la terre, pas d'arbres, pas de fleurs, pas d'êtres humains. Notre propre corps, vous le savez sûrement, est essentiellement composé d'eau. Et vous avez chez vous, jaillie brusquement on ne sait pourquoi, une source. Comme celles de Bandusie et de Bellerie chantées autrefois. Une source d'appartement. Quelle chance vous avez. Et vous ne vous en apercevez pas.

Jéricho : Pas bien.

Lucien : C'est une chance si on la bricole...

Cholie : Monsieur le directeur a raison.

Albert : Plus besoin d'aller chercher l'eau à la fontaine de la rue, plus besoin même d'aller la chercher à la cuisine, plus besoin d'ouvrir tout simplement le robinet de la baignoire... miracle... elle coule !

Lucien : Evidemment, d'un certain côté, c'est plus pratique.

Jéricho : Oui, mais c'est plus cher.

Lucien : Ça il faudrait faire des calculs.

Cholie : Lui il est toujours près de ses sous.

Jéricho : Je sais compter, c'est tout.

(Pendant ce temps Albert semble perdu dans un rêve d'extase.)

Albert : Bien sûr, pour prendre un bain, il faut placer le bouchon au fond de la baignoire...

Cholie (le faisant) : Comme ça.

Albert : On met un peu de bon produit moussant et parfumé...

Cholie : J'ai !

Albert : On se déshabille lentement... (Cholie défait quelques boutons de chemisier.)

Jéricho : Hé !

Albert (sortant du rêve) : Quoi ?

Jéricho : Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

Lucien : Oui, qu'est-ce qu'on fait ?

L'ouvrier (rentrant, chargé) : Oui, qu'est-ce que je fais ?

Albert : Voudriez-vous interrompre ce miracle de la technique et de la nature conjuguées ?

L'ouvrier : Oh, pourvu que je sois payé...

Albert : Il n'y a rien à faire. Il ne faut rien faire !

Jéricho (à part) : Là, qu'est-ce que je disais ! Le même coup que pour le téléphone !

Lucien (à part) : Ça me dépasse.

Albert : Ah, Cholie, il n'y a que vous pour avoir un appartement plein de miracles. Dès que je vous vois, tout me semble merveilleux. Vous ne pouvez pas savoir comme les fuites d'eau ailleurs sont facturées. Mais ici... acceptez que mon intervention soit gratuite !

L'ouvrier Albert, à voix basse) : Mais moi, je serai payé ?

Jéricho : Eh bien, ça je ne refuse pas.

Lucien (à part) : Il est fort. Par la gratuité ce professionnel s'égale au bricoleur. (Haut :) En ce cas, si tout est réglé, autant que je rentre. (Il ramasse son matériel.)

Jéricho : Laisse-moi t'aider, Lucien.

Lucien : Ne touche pas ! C'est Mon matériel.

Jéricho : Très bien, je vais t'ouvrir les portes seulement. Je peux t'accompagner ?

Lucien : Oui, ça d'accord.

Jéricho : Et tu me donneras des conseils ?

Lucien (enthousiaste) : J'adore donner des conseils. Je les donne admirablement. Mais d'habitude personne ne m'en demande.

(Ils sortent, l'un chargé, l'autre empressé. L'ouvrier suit.)

Cholie : Ils en ont pour un bon moment.

Albert : La femme est née de l'eau. Vénus a surgi d'une baignoire de marbre.

Cholie : Avec bain à remous ?

Albert : Hydromassage. Petites bulles d'air éclatant contre le corps.

Cholie (continuant de défaire les boutons de son chemisier) : Il faudra que j'essaie ça.

 

 

FIN.