Joël est malade

(Sandra VII)

Une vaste chambre de grenier, mansardée, avec son lit simple, parallèle à la scène, sa table de chevet à la lampe allumée (censée être la seule lumière), deux fauteuils (l'un entre le lit et le bord de la scène, l'autre vers le milieu), des bibliothèques, une petite table, quelques appareils de sport, des bibelots mais rien de cher.

Aux murs, des photos de vedettes, de mannequins célèbres et surtout de

Cindy.

(Note : Les murs, par endroits au moins, sont faits de bandes que l'on peut écarter pour passer, elles sont en tissu assez élastique ou ne sont pas attachées par le bas.)

Par les fenêtres on verra le jour tomber.

Joël (assis dans le fauteuil près du lit, en somptueuse robe de chambre rouge à motifs abstraits noirs; il tient une béquille à la main) : J'aime qu'on ne me dérange pas... mais je m'ennuie un peu... Quand quelqu'un vient, ça me gêne... déjà que je suis malade... Mais la planète manque d'humains très humains.

(Le mur en face de lui s'ouvre brusquement. Cindy paraît. Elle est rutilante. Jean moulant et blouson assorti.)

Cindy : Et moi, qu'est-ce que je suis ?

(C'est une célébrité du moment, à cause de sa beauté.)

Joël (pas étonné du tout; tristement) : Toi, je sais bien que tu n'entreras jamais par la porte...

Cindy (marchant droit sur lui) : Petit-bourgeois.

Joël (entrant dans le jeu) : Tu fais des courants d'air dans les murs !

Cindy (plantée devant lui, jambes écartées, mains sur les hanches) : Timoré..

Joël : Pourtant dans les magazines on te voit avec le meilleur monde. Tu devrais connaître les bonnes manières.

Cindy (moqueuse, lui mettant la main sur la nuque et la remontant avec les cheveux) : Je connais... (Câline :) Ai-je bien ébouriffé ta majesté ?

Joël : Bravo... Et si quelqu'un venait ?

Cindy (s'asseyant sur le bord du lit) : Sois tranquille, je disparaîtrais dans mon mur... pour ne pas te compromettre. (Elle rit.)

(Elle sort un minuscule téléphone de la poche intérieure de son blouson, compose un numéro.)

Allô... Charles !...

Joël (aux spectateurs) : Oh ! Charles Mézier, le milliardaire... Elle téléphone de chez moi à un milliardaire.

Cindy : Charles, tu m'embêtes.

Joël : Parfaitement, il nous embête.

Cindy : Je suis là avec un ami, tu l'embêtes aussi.

(Air ahuri de Joël.)

Tu n'es jamais content... J'en ai marre ! tu ne me baises que par téléphone et ça ne me fait aucun effet, tu me sors une fois tous les six mois pour les photographes, tu ne me fournis même pas de contrats intéressants... Ah, c'est comme ça !... Eh bien, mon chéri... (La voix d'abord douce et mielleuse deviendra de plus en plus forte et enragée, le débit d'abord lent s'accélérera : ) Merci pour l' "oie de magazine", merci pour la baise asthmatique, merci pour le vison, pour le diam, merci pour la rolls, pour les actions, pour l'appart... (Sèchement :) Tu peux garder l'chien. (Elle coupe la communication et rempoche le téléphone.)

Joël (content) : Ça, c'est envoyé.

Cindy (câline) : Est-ce que tu étais très jaloux ?

Joël : Sa baise, elle était vraiment si asthmatique que ça ?

Cindy (câline) : Tu ne ferais pas pire, mon mignon.

(Elle s'est levée, elle lui remonte les cheveux en caresse à partir de la nuque comme précédemment.

Entre par le mur du fond

Mémère avec son chien.)

Mémère (au chien) : Non, mon chéri, on ne fait pas ses besoins ici, le monsieur est très méchant, il n'aime pas les gentils toutous.

Joël : Je vous ai déjà dit d'aller pisser ailleurs tous les deux.

Mémère : Oh ça, c'est fait. Non, maintenant on cherche le petit coin pour la grosse commission, hein, mon chéri ?

Cindy : Vous êtes dans un intérieur privé, on ne vous a pas autorisée à salir les parquets.

Mémère : Ta gueule, magazine.

Cindy (s'approchant, les mains sur les hanches, menaçante) : Face de cul de chien.

Mémère (furieuse, hurlant) : Soixante-trois pour cent des Français s'occupent chaque jour des crottes de leur chien, où est le mal ?

Joël : Pourquoi est-ce que se mêlent toujours à mes visiteuses de rêve des gens que je ne veux pas voir.

Mémère (ignorant Cindy) : Comment vous portez-vous aujourd'hui, monsieur Joël, vous courrez bientôt à nouveau aussi vite que ma Lassie, hein ma Lassie, il faut dire qu'elle est enceinte, elle s'est fait engrosser par le bâtard des Marvin, hein, ma salope, et tu as l'air contente en plus, quand elle a ses chaleurs, c'est une vraie pute, mon mari ne lui parle plus, tu t'en fous, hein, allez, viens, viens faire tes besoins ailleurs puisqu'on est mal reçu ici.

(Ils sortent.

Cindy était allée s'effondrer dans le second fauteuil.)

Cindy : Ce que je te reproche, vois-tu, c'est qu'on n'a pas d'intimité chez toi.

Joël (s'excusant, geignard) : C'est parce que je suis malade, je ne peux plus me défendre comme avant.

Cindy : Des blagues; tu as toujours été un faible, alors les emmerdeurs en profitent.

Joël (comme soulagé) : ... Tu as raison. Je ne me porte pas si mal.

Cindy : Et même pas mal du tout.

Joël : Surtout bien assis.

Cindy : Et toi, en fauteuils, tu t'y connais. Je n'ai pas mieux chez moi...

(D'abord souriant, Joël se tasse soudain portant une main sur ses côtes à droite.)

Cindy (gaie et de plus en plus tandis que la crise de Joël s'amplifie) : Mon premier, tu sais, l'oeuf suspendu avec juste l'ouverture pour y entrer, je l'ai gagné en posant demi-nue devant la Joconde pour des jeans. Superbe... mais c'qu'on y est mal. C'est juste un fauteuil pour la vue.

Joël (haletant) : Et Mona...

Cindy : Sa pose me fait craquer. Elle me donne envie de me mettre à genoux.

Joël (haletant, prenant la pose de la Joconde) : C'est vrai ?

Cindy (riant) : Mais parce qu'elle a l'air divine, elle.

Joël (se remettant, souriant) : Toujours déçu.

Cindy (se dressant d'un coup, voix forte) : Eh, tu ne te comportes pas en hôte convenable, je m'en vais.

(Son téléphone sonne. Elle le sort, écoute.)

Henri, mon chéri...

Joël : Henri ... ? Henri Cavaillard, le successeur de Charles... si j'ose dire.

Cindy : J'aime tes bras si joliment tatoués, j'aime ton torse avec ses marques de blessures de guerre, mon amour, mon amour, mon amour...

Joël : De guerre, tu parles, quelle guerre ?

Cindy : J'aime tes fesses et leurs fossettes, j'aime tes cuisses si longues et si dorées, j'aime tes pieds énormes et tes mains battoirs, mon amour, mon amour, mon amour...

Joël : Non mais, ça va bien, vous êtes chez moi, monsieur, cessez d'exciter cette femme !

Cindy : Oh, c'est rien du tout, un type chez qui je suis...

(Air furieux de Joël qui tape par terre de sa canne.)

Dis-moi encore ce que tu me feras quand tu l'auras tabassé...

Joël (inquiet) : Qui ? Moi ?

Cindy : Je veux tout subir de toi, mon amour... (La communication doit être terminée, elle rempoche le téléphone.) Il va venir.

Joël : Ici ?

Cindy : Il veut t'affronter d'homme à mauviette.

Joël (vexé) : Non mais dis donc... (Angoissé :) Comment est-ce que je vais faire ? Tu sais bien que je suis ma... (Il s'arrête net.)

Cindy : Quoi ?

Joël : Je vais les lui démolir ses fossettes, moi !

(Surgit du mur de gauche, derrière Joël, Cindy 2, la même - grâce à un masque -, mais en robe du soir pourpre, les cheveux plus sombres, les yeux, le maquillage plus sombres. Elle est aussi plus énergique, furieuse.)

Cindy 2 : Ah la voilà ! J'étais sûre que tu étais là, pour le démoraliser, ma pauvre loque. (Elle embrasse Joël sur la joue, presse sa tête contre elle alors qu'il proteste : "Non mais... Arrête !") Tu lui as encore parlé de tes amants, hein, dévoyée ! Tu viens faire ta pute ici, une maison bien. (A Joël :) Laisse, mon débris, que je lui dise ses quatre vérités, que je l'oblige à se regarder en face.

Cindy 1 (froidement, à Joël) : Ça faisait longtemps que tu ne l'avais pas recréée celle-là. Merci.

Cindy 2 : Tu ne trouves même pas un mot pour ta défense.

Joël Cindy 1) : Je ne l'ai pas fait exprès. Elle est venue... comme ça...

Cindy 2 Cindy 1 qu'elle enlace, presque tendre) : Je suis née de ton image comme Vénus de la mer...

Cindy 1 (ironique) : Et d'une modestie de magazine...

Cindy 2 (la serrant contre elle) : Je suis ton double amélioré, humanisé. Jamais je ne viendrais torturer un croûton dans son fauteuil.

Cindy 1 (faiblement) : Je viens lui soutenir le moral.

Joël : C'est vrai, elle me soutient le moral.

Cindy 2 (rageuse, repoussant Cindy 1 qu'elle retient brutalement pas les cheveux) : Et nue elle te le soutiendrait davantage ? Tu veux que je te la déshabille ?

Joël (d'un air faux) : Tu essaies de me piéger.

Cindy 1 (se débattant) : Il peut voir qui est la plus déshabillée de nous deux, on voit tout.

Cindy 2 : C'est ta robe ! Je n'ai rien trouvé d'autre chez toi, qu'est-ce que tu as fait de tout le reste ?

Cindy 1 (se dégageant) : Ça ne regarde personne... Et tu n'as qu'à avoir tes propres affaires. Je ne suis pas tenue de vêtir les inventions de Monsieur, surtout avec des robes de 10 000 francs pièce.

(Rentrent Mémère et son chien.)

Mémère : Pipi fait, caca fait... Tout est bien.

Cindy 2 : Confidence pour confidence, moi aussi.

Mémère (choquée) : Ah ? ... (A part :) J'm'en moque... Quelle mal élevée.

(Elle sort par la porte, dignement.)

Joël Cindy 2) : Tu lui as rivé son clou.

Cindy 1 Cindy 2) : Quelle vulgarité...

Joël : Je finirai par m'acheter un molosse pour qu'il lui bouffe son clebs.

(Le téléphone de Cindy 1 sonne dans sa poche, Cindy 2 y glisse rapidement la main et le sort avant que Cindy 1 ait eu le temps de réagir.)

Cindy 2 : Allô ? Conrad ?

Cindy 1 Cindy 2) : Donne !

Cindy 2 (évitant Cindy 1) : Ah oui, chéri, j'ai envie que tu me domines...

Cindy 1 (lui soufflant) : Mais non, pas lui.

Cindy 2 (évitant Cindy 1) : ... que tu m'écrases.

Cindy 1 (même jeu) : C'est pas son genre.

Cindy 2 (le ton monte) : Moi, j'aime les mecs qui sont durs partout.

Cindy 1 : Oïe oïe oïe.

Joël : Pire que Lassie.

Cindy 2 : J'aime le mec qui tape, le mec qui fait mal.

Cindy 1 : Oïe oïe oïe.

Joël : Attends, je suis là, moi, je suis là.

Cindy 2 (le ton monte) : Tu m'fais pas grimper aux rideaux, tu m'fais pas chanter la tyrolienne, tu m'fais pas danser la saint-Guy. Alors, à quoi tu m'sers avec ta larve ?... Figure-toi qu'il est pas glacé le magazine.

(Cindy 1 s'est effondrée sur le second fauteuil.

Joël a réussi à se dresser appuyé sur sa béquille.)

Joël : Moi je peux.

Cindy 2 : ... J'ai dit, j'ai dit... j'ai peut-être dit ça... un jour de calme... et alors ? J'en ai rien à foutre de ce que j'ai dit.

Joël (s'approchant péniblement) : Non, on n'en a rien à foutre.

Cindy 1 : Mais si !

Cindy 2 et Joël (bien ensemble) : Mais non.

Cindy 2 : Ah c'est comme ça, quart de sexe ! Eh bien... (Voix douce :) Mon chéri, merci pour la "traînée de routier", merci pour les soirées chiantes. (La voix monte :) Merci pour le rubis, pour l'ensemble sado en argent, pour la rolls. (Criant presque :) Merci pour le compte en banque, pour les actions de ta compagnie, pour les bons du trésor, merci pour l'appart... (Sèchement :) Tu peux garder l'chien.

(Elle raccroche.)

Joël (arrivant près d'elle; bien que chancelant, il essaie de la tapoter avec sa béquille sur les jambes, sur les fesses) : Bien fait. C'était pas un type intéressant... comme moi.

Cindy 2 (reculant et repoussant la béquille) : Ouais ?... N'oublie pas que tu es ma...

Joël : Mot interdit. (Il s'appuie sur sa béquille pour se rapprocher d'elle, puis essaie à nouveau de tapoter.)

Cindy 2 : ... que tu es respectueux avec les dames. (Elle recule d'un saut.)

Joël (avance, puis essaie de soulever la robe avec sa béquille) : Un genre que je me donne comme ça, faut pas y croire.

Cindy 2 (reculant et serrant sa robe) : Sois sage, croûton, pense à ton côté qui souf...

Joël et Cindy 1 (qui a l'air de s'amuser énormément) : Mot interdit !

Cindy 2 (reculant contre le mur, serrant toujours sa robe) : ... qui dit non, ton organisme est u...

Joël (qui avance) et Cindy 1 (qui s'amuse) : Mot interdit !

Cindy 2 : ... en période de reconstitution, tu ne pourrais pas...

Joël : Ah oui ! Je peux tout ! (Il sort d'une poche un premier flacon à moitié plein de pilules vertes et se verse le tout dans la bouche :) Ai a force. (Il en sort un second avec des pilules rouges qu'il verse aussi intégralement. Il essaie de mâcher mais des pilules s'échappent de sa bouche :) Ai a vi-alité. (Il en sort un troisième avec des pilules jaunes, il verse. Mâchouillant et bavant des pilules :) Ai a jeu...eu...esse. (Il soulève d'un coup la robe de Cindy 2.)

(Sort brusquement du mur juste à côté Cindy 3. Même visage évidemment. Elle est en maillot de bain deux pièces, avec des lunettes de soleil et un grand chapeau de paille bleu.)

Cindy 3 (enlaçant Joël) : Mon pauvre amour, elle a encore réussi à t'exciter malgré tout ce qu'on lui a dit.

Cindy 2 : C'est pas vrai, c'est lui qui voulait me violer.

Joël : Toutes ces pilules qu'elle m'a fait avaler, je me sens prêt de cre...

Cindy 2 et Cindy 1 : Mot interdit !

Joël (visiblement épuisé) : Je voudrais m'asseoir.

Cindy 3 : Viens, amour. Appuie-toi.

(Il l'enlace et laisse tomber sa tête sur le cou de Cindy 3. Elle l'entraîne tout doucement vers son fauteuil; il laisse tomber sa béquille que Cindy 2 ramasse, elle les suit la béquille à la main.)

Cindy 1Cindy 3) : En voilà une tenue.

Cindy 2 Cindy 3) : Si moi je laisse voir, toi tu montres.

Cindy 3 : J'étais à une séance de photo à Tahiti quand il m'a fallu venir, vous êtes insupportables; je travaille, moi; je gagne notre vie.

Joël (rêvant, se serrant contre Cindy 3) : Tahiti. Emmène-moi avec toi.

Cindy 3 (l'asseyant, l'installant) : Ne dis pas de sottise. Tu es trop ma...

Cindy 1, Cindy 2, Joël : Mot interdit !

Cindy 3 : Quoi ! j'allais dire "trop malin... pour croire au paradis terrestre".

Joël (rêvant) : Je crois au paradis terrestre.

Cindy 2 (appuyé sur la béquille, déhanchée) : Je suis son paradis terrestre.

Cindy 1 (qui s'approche) : C'est toujours moi qu'il appelle en premier. Je suis sa préférée.

Cindy 2 : Il voudrait coucher avec toi, c'est tout.

Joël : Oui, je voudrais bien.

Cindy 1 : Mais, ma pauvre loque, t'es un fauché.

Cindy 3 Joël, sévère) : Là je ne peux que te blâmer. Cindy a droit à un certain train de vie.

Joël (pitoyable) : Je sais, je regrette... mais j'ai envie d'elle quand même.

Cindy 3 (plus dure) : Tu désires au-dessus de tes moyens.

Cindy 2 (très compréhensive mais... ) : Tu es quelconque et tu es pauvre, sois raisonnable.

Cindy 1 : Il fallait travailler plus ! Te remuer. Voler légalement. Faire de la politique...

Joël : Je suis toujours si fatigué...

Cindy 1 : Jouer en bourse. Et gagner ! Gagner !

Joël : J'ai acheté des actions, une fois... juste avant le crack.

Cindy 2 : Henri, lui, a gagné des millions lors du crack.

Joël : Les miens entre autres, je suppose...

Cindy 1 (méprisante) : Tu n'es vraiment rien du tout. Un médiocre. Je me demande bien pourquoi je suis obligée de me présenter chez toi quand tu m'appelles.

Cindy 3 : Il bénéficie d'un passe-droit, c'est évident.

Cindy 2 : Les puissances d'En-Haut ont peut-être eu pitié de lui à le voir si nul.

Cindy 1 Joël) : Et en plus tu as créé ces deux-là comme si je ne te suffisais pas, moi !

Cindy 2 : Jalouse.

Cindy 3 : Pour les séances de photos à ta place, tu ne te plains pas que je sois là.

(Entre, par le mur près du lit et du fauteuil de Joël, Max Malrain, quadragénaire solide et élégant.)

Max Cindy 1, menaçant) : Alors, voilà où la maîtresse de Max Malrain passe ses journées, dans la chambre à coucher d'un minable... Avec tout l'argent que je te donne, tu as donc le vice dans la peau !

Cindy 1 (reculant) : C'est une visite humanitaire, Max.

Max (attrapant brusquement les deux autres l'une par un bras l'autre par le cou) : C'est pour cela que chacun de tes doubles est plus déshabillé que le précédent ? Comment sera le quatrième ?

Cindy 1 (au bord des larmes) : Je sais pas.

Max (brutalisant Cindy 2 et Cindy 3) : Et tu es dans combien de chambres comme celle-là, ma chérie ?

Cindy 1 (en larmes) : Je sais pas.

Max (lâchant Cindy 2 et Cindy 3) : En somme je paie pour tous tes pauvres.

(Un temps.)

Cindy 2 (doucement) : Moi... je serais plutôt sa conscience morale.

(Regard ironique de Max.)

Cindy 3 : Moi je fais les photos, à Tahiti.

Max (ironique, la contemplant) : Il n'y en a pas de plus déshabillées ?

Cindy 3 (innocemment) : Si; après.

Cindy 1 : Max, mon Max à la tête de bois, tu es riche et pourtant je t'aime, mais tu ne me comprends pas; dépasse la viande, ô mon amour, vois la pureté de mon âme. On pourrait, toi et moi, vivre comme Roméo et Roméa, Don Quichotte et Rossinante, Lesbos et Sodome...

Max : Tes relations ne sont pas les miennes... Ta viande me suffit, laisse l'âme aux bonnes soeurs...

Joël (qui depuis un instant a pris des revues qui étaient par terre à côté de son fauteuil et les feuillette fébrilement) : Je ne vous trouve pas là-dedans.

Max (s'approchant) : Pourtant j'y suis, j'en suis sûr, je suis actionnaire de ces revues.

Joël (s'énervant) : Où alors ? Où ?

Cindy 1 (s'approchant) : Ne t'énerve pas, je vais t'aider.

Cindy 2 (s'approchant) : En tout cas moi je suis page 3 de "Soirs parisiens".

Cindy 3 : Et moi page 32 de "Photos mode".

Joël : Mais lui, lui ! Qui est-ce ?

Cindy 1 : On va bien trouver.

Max (réfléchissant, inquiet) : Je suis sûr que j'existe quelque part, je suis sûr... J'ai beaucoup d'argent, j'ai un yacht, une mise en examen, des maîtresses...

Cindy 1 : Comment "des" !

Joël (feuillette activement, Cindy 1 qui s'est assise près de lui également) : Il n'y est pas ! C'est encore un intrus...

Cindy 1 (dépitée) : Non. J'y ai pourtant cru...

Joël (furieux, à Cindy 1) : Tu ne peux pas faire attention ? Tu devrais pourtant connaître tes propres amants !

Cindy 1 (qui se lève; fâchée) : J'ai la mémoire des portefeuilles, pas des visages.

Max (perdu) : Alors qu'est-ce que je suis ?

Joël : Mais rien, rien. Vous n'avez aucune photo de référence.

Cindy 2 Max; réconfortante) : T'en fais pas, va, tu deviendras peut-être célèbre un jour.

Cindy 3 : Et s'il était photographe ? Cela expliquerait qu'il ne soit pas sur les photos.

Cindy 1 : Tu crois qu'il t'a photographiée ?

Cindy 3 : Non; mais il y a des photographes de rues, d'insectes, de paysages...

Joël (agacé) : Ah. Des paysages ! Qu'est-de que j'en ai à faire des paysages ? Je ne m'intéresse qu'aux femmes.

Cindy 1 (s'asseyant sur le bord de son fauteuil et l'enlaçant) : Des femmes ? Il n'y a que moi qui le fascine... Hein, mon mignon ? T'es un vrai obsédé. Tu me poursuis partout dans tes revues, tu sais tout sur moi, tu m'as dans toutes les tenues...

Joël (riant) : Même sans.

Cindy 1 : ... dans toutes les positions, dans tous les paysages...

Flora (surgissant du mur d'en face; beauté en robe courte vert pâle ultra chic) : Et moi ? Il ne t'a pas parlé de moi ? Je crois bien qu'il t'a remplacée.

Cindy 1, Cindy 2 et Cindy 3 : Qui est-ce ?

Joël (hypocrite) : Une petite jeune dans le métier à laquelle je m'intéresse.

Max : Et moi ?... Je voudrais bien m'en aller.

(Comme personne ne lui répond il commence par marcher pour examiner la chambre tel un visiteur, puis il fera carrément les cent pas.)

Flora (s'avançant) : Lui et moi nous nous aimons et nous envisageons de partir ensemble.

Cindy 1 : J'y crois pas, tes seins sont trop petits.

Cindy 2 : Ta robe est trop voyante.

Cindy 3 : Regarde mes cuisses à côté des tiennes... comme elles sont plus effilées... (Tâtant carrément celles de Flora :) Et plus fermes...

Cindy 2 (venant tâter aussi) : Et plus douces.

Joël : J'aimerais comparer moi-même.

Cindy 1, Cindy 2 et Cindy 3 : Non !

Joël : Si, j'aimerais.

Cindy 1 : Croûton, ça suffit.

Cindy 3 (d'une voix engageante) : T'es un sale libidineux.

Flora : Comme elles te parlent, mon pauvre chéri.

Joël : Elles n'ont aucun respect. Ni pour ma personne, ni pour mon âge, ni pour ma mal...

Cindy 1, Cindy 2, Cindy 3, Flora : Mot interdit !

Joël : J'ai besoin de me sentir valorisé...

Flora (dans un souffle mais de loin) : Amore, amore... mon amour.

Joël (essayant de se lever) : Oh oui, amore, amore...

Flora (d'une voix caressante, mais sans bouger) : Ma bouche veut te couvrir de ses baisers, mes lèvres veulent chaque centimètre de ton corps...

(Cindy 1, Cindy 2 et Cindy 3 forment une ligne infranchissable entre elle et lui comme au football pour un tir au but.)

Joël (réussissant à se lever) : Je viens.

(Le téléphone de Cindy 1 sonne; elle le sort mais Cindy 3 le lui prend.)

Cindy 3 : Allô ? Président ?

Joël : Oh, c'est le président.

Cindy 3 : Je suis occupée. Rappelez.

Joël (réjoui) : Et paf.

Cindy 3 : Non, je suis avec Joël. Je n'ai pas de temps pour toi.

Joël (épaté, qui s'est laissé retomber dans son fauteuil) : Le président me connaît.

Cindy 1 : Eh, quand on a la même maîtresse...

Cindy 3 (de plus en plus énervée) : Quoi, quoi, je pourrais être plus conciliante, tu me prends pour une pute à ta botte !... (Faussement aimable :) Eh oui, je suis chère et je te suis même très chère, j'espère... Sale con... Ah, c'est comme ça... Eh bien, mon chéri, mon mimi, mon pépésident... (Voix douce :) Merci pour "la nouille de photographe", merci pour les parties de cabri... où je faisais le cabri..., pour les rendez-vous en forêt sous une pluie battante, pour les longues si longues nuits de ronflette. (Plus fort, plus rageur :) Merci pour l'émeraude, pour le relais de chasse en Sologne. (Plus fort :) Merci pour les bons du trésor, merci pour la rolls, merci pour l'appart... (Léger temps d'arrêt, puis hurlant :) Mais tes chiens, tu les gardes ! ils chient des cordes sur les gobelins de maman, ils aboient tout l'temps, et en plus il faut les servir à table ! Tes chiens, tu les gardes ! ils pissent partout, ils mordent les invités, ils font fuir les photographes... Ah ! tu as raccroché...

Joël (indigné) : Oh !

Cindy 3 (faisant un numéro à la hâte) : Attends, attends...

Joël (indigné) : Oui, vas-y.

Cindy 1 : Faut lui river son clou.

Cindy 2 : Non mais, pour qui i s'prend, le politique ?

Cindy 3 (qui visiblement a eu le numéro, hurlant) : Tes chiens, tu les gardes ! Ils chient des cordes sur les gobelins de maman, ils déchirent les rideaux, ils... il a encore raccroché.

Joël : En tout cas tu lui as dit ses quatre vérités.

Cindy 1 : Oser croire qu'on peut le préférer à toi, croûton, mais il délire !

Cindy 2 : Il est gâteux, ma parole.

Joël (ému) : C'est si bon de vous avoir là, toutes les trois.

Cindy 3 : Oui, mais tu as fait venir celle-là ! (Elle désigne Flora qui n'a pas bougé d'un cil pendant toute la scène du téléphone.)

Joël : Je regrette.

Cindy 1 : Et tu crois que ça suffit ?

Joël : Tu vois bien qu'elle n'a même pas encore assez de vie pour bouger normalement.

Cindy 3 : Tu ne l'as même pas finie....

Joël (avouant malgré lui) : Je n'avais pas assez de documents...

Cindy 2 (furieuse) : Ah voilà la vraie raison ! Débris le vicelard ! Croûton l'amateur de p'tites ingénues !

Flora (s'animant) : Oh, ingénue...

Cindy 1 : On va t'laisser avec ta pas finie, vous pourrez toujours crever d'ennui.

Cindy 3 Flora) : Toi on va démolir ta carrière !

(Elles sont venues toutes les trois autour de Flora. Cindy 1 la frappe la première d'un grand coup sur le bras puis recule.)

Flora Joël, mécaniquement, sans peur; pas étonnée, au contraire de Joël dans son fauteuil) : Qu'est-ce que je fais ?

(Cindy 2 frappe à son tour de l'autre côté.)

Cindy 2 : Tiens, voleuse !

Flora Joël, mécaniquement) : Qu'est-ce que je fais ?

Cindy 3 : Tu seras punie.

(Elle prend les cheveux de Flora à pleines mains et elle les tord. Pendant ce temps Cindy 1 et Cindy 2 lui attrapent les bras et les lui mettent derrière le dos; c'est Cindy 2 qui les tient.)

Cindy 1 : Tiens-la bien.

Flora (mécaniquement) : Qu'est-ce que je fais ?

Joël (affolé, essayant de se lever) : Mais arrêtez, arrêtez ! Vous êtes folles ! Laissez cette fille ! ...

Cindy 1 : Non, on veut que tu la voies humiliée, qu'elle demande pardon !

Flora (mécaniquement, sans âme) : Qu'est-ce que je fais ?

Joël (retombant dans son fauteuil, à Max qui est en train de contempler une des photos du mur sans se soucier de la scène) : Eh vous, là-bas ! Vous ne pourriez pas intervenir ? Vous voyez bien que je suis dans un état pi...

Cindy 1, Cindy 2, Cindy 3, Max, Flora : Mot interdit !

Joël (aux Cindy) : Je vous en prie, ménagez-moi.

Max : Désolé. Je ne saurais vraiment pas sur quelles revues me baser pour agir.

Cindy 1 : Tu n'avais qu'à faire attention au lieu d'inviter des nuls.

Flora (brusquement énervée) : Alors qu'est-ce que je fais ? Faudrait te décider ! J'en ai marre qu'elles me tiennent comme ça !

Cindy 2 : Tu vas me baiser les pieds.

Cindy 3 : Nous implorer.

Mémère (entrant par le fond, à son chien) : Lassie, tu exagères. Deux sorties à si peu d'intervalle, vraiment... (A Max :) Elle est engrossée par le bâtard des Marvin, et vous croyez qu'elle est contrite ? Pas le moins du monde.

Cindy 1 (furieuse) : Encore celle-là !

Mémère : Ça va, beauté, ne grimace pas tant, tu vas attraper des rides... Viens, ma Lassie.

Max Mémère) : Est-ce que je peux aller avec vous ? Ici je ne sais pas quoi faire.

Mémère (sortant par le mur droit) : Bien sûr, on causera, pas comme avec ces sauvages...

Max (sortant derrière elle) : Ça fait plaisir de retrouver quelqu'un de normal...

Cindy 1 (furieuse, face à Joël les mains sur les hanches) : Tu l'as fait exprès.

Joël (comme s'excusant) : Il fallait bien que j'offre une sortie à ce pauvre garçon.

Cindy 1 : Tu parles d'une sortie ! Il l'a envoyé faire pisser le chien !

(Flora éclate d'un rire hystérique.)

Cindy 2 : Il n'aurait pas dû faire ça.

Cindy 3 : Non, il n'aurait pas dû.

Cindy 1 : Il a cherché une diversion.

Cindy 2 : Il voulait fuir l'explication.

Cindy 3 : T'es un lâche.

Joël : Cesse de torturer cette petite. Je ne l'inviterai plus. Je le promets.

Cindy 1 (tout contre lui, le frappant d'un doigt accusateur) : Et qui te surveillera ?

Cindy 2, Cindy 3 (qui lâchent Flora et s'approchent) : Oui, qui te surveillera ?

Joël (timidement) : Ma conscience ? ...

(Cindy 1, Cindy 2, Cindy 3 se mettent à rire en le regardant. Flora tourne sur elle-même comme dans un défilé de mannequin et va sortir par le mur droit après avoir virevolté, pris les poses et marché comme si elle présentait une robe.)

Elle est trop jeune pour moi. Je m'en rends compte.

Cindy 1 (brutalement) : Eh bien et moi ? Tu me prends pour mère-grand ?

Joël (qui s'embrouille) : Je ne veux pas dire cela...

Cindy 2 : Qu'est-ce que tu veux dire alors ?

Cindy 3 : Qu'est-ce qu'il dit le débris ?

Joël : Vous êtes si limpides sur papier et tellement compliquées quand vous en sortez.

Cindy 1 (s'asseyant sur le bras du fauteuil et mettant son bras autour de son cou) : Tu le regrettes ?

Joël (dans un souffle) : Non. Je ne suis heureux que quand tu es là...

(Un temps.

Cindy 1 l'embrasse sur la joue.)

Cindy 2 (gentiment) : Il serait temps de te coucher, maintenant.

Cindy 3 (gentiment) : Allez, viens.

(Elles l'aident à se lever; Cindy 1 ouvre le lit; après avoir enlevé sa robe de chambre, il s'assied, puis s'allonge sur le dos; elle le borde.)

Joël : Et demain... (Se tournant sur le côté face au public pour s'endormir en chien de fusil :) si tout va bien... (Il pose sa tête sur l'oreiller en tendant la main vers le bouton de sa lampe de chevet :) je descendrai dans le jardin. (Il éteint.)

(Cindy 1, Cindy 2 , Cindy 3, debout, veillent, la première derrière Joël, les deux autres au pied du lit.)

                                                                       FIN