Le nouveau mâle-a-de la science

(Sandra V)

Un salon d'époques, c'est-à-dire de toutes, inclassable, impossible à dater, tout à fait d'avant-hier et bien d'aujourd'hui. Argan est revêtu d'une longue tunique rouge, il a un bonnet de même couleur. Il se tient assis, avec une évidente satisfaction, sur une anachronique-mais-dans-le-ton chaise percée. A sa droite sur une petite table à tiroirs des pâtes de fruits. En face de lui, contre le mur, le crachoir.

Argan : Nos ancêtres avaient des inventions pratiques admirables... (Très publicité) Depuis que j'ai acheté cette chaise percée chez un brocanteur, j'ai retrouvé le plaisir de vivre... (I1 prend une pâte de fruits, la met dans sa bouche) Que c'est bon... Les toilettes sont trop étroites, on ne peut pas y installer la télé, il faut... y courir, revenir... quelle fatigue... Ma femme fait un peu la tête... Mais les femmes trouvent toujours une bonne raison de faire la tête... Je lui ai dit : Va donc travailler, tu m'embêtes... Qu'elle s'occupe de sa pharmacie et qu'elle me laisse tranquille... (I1 s'arrête brusquement; roulement de gorge, l'acteur vise le crachoir et fait semblant d'éjecter un abondant crachat.) Quoi "oh" ? J'ai visé juste... (Satisfait) Je deviens d'une habileté remarquable, il faudra que j'organise ici une crachats-party... Ah, je me demande comment j'ai fait pour me bien porter si longtemps... Autrefois j'étais comme vous : je sortais, j'allais au bureau, j'allais au restaurant - guindés les restaurants ! Le moindre bruit vous attire des regards terribles -, enfin je m'occupais de tas de choses inutiles... Et puis j'ai épousé Marianne et je lui ai acheté sa pharmacie... Quand j'ai vu ! oh j'avais déjà vu comme tout le monde, depuis l'autre côté du comptoir, mais là ! entre les rangées de petites boîtes, de flacons, de tubes, avec leurs poétiques petits noms incompréhensibles, tout ça pour m'améliorer, pour m'aider... A essayer !... Je me suis mis alors à m'occuper sérieusement de moi. Comme on dit, mais c'est vrai, si on ne s'aime pas soi-même, à plus forte raison les autres... passons... (I1 ouvre un tiroir.) Vous en voulez ?... Chalaquintatus. Mixtolalimbial. Traquinadopilos... Essayez mesdames messieurs... (I1 envoie quelques boîtes dans la salle.) J'ai des piqûres aussi, pour les femmes qui ont depuis longtemps envie d'en faire à leurs maris... (I1 tend la main vers les pâtes de fruits, en enfourne une.) Non, les pâtes de fruits, c'est pour moi tout seul... (Roulement, il vise le crachoir, la tête tout entière doit se projeter en avant à chaque fois, donnant de la force pour éjecter l'imaginaire crachat) Manqué... C'est agaçant... Ils changent de couleur avec les pâtes de fruits... Je trouve ça d'un joli !... Spectateurs, vous pensez bien que je ne vous ai pas convoqués rien que pour assister à ça... encore que... bon, cela puisse donner des idées à certains... Mais il se passe ici des choses graves... (Carrément, comme venant au vif du sujet :) Je compte sur vous pour convaincre mon épouse... Les meilleurs médicaments elle les met sous clef... Les aphrodisiaques par exemple je n'y ai plus droit... eh non... Les antibiotiques, Dieu sait qu'il y en a d'excellents, (pleurant presque) elle ne m'en donne plus.... Elle m'a aussi privé d'intraveineuses, moi ! son mari !... Ah, s'il y avait une autre pharmacienne à épouser, plus aimante, je plaquerais celle-ci... Vous n'en connaissez pas une de libre ?... Blonde, avec de grands yeux langoureux, rondelette... la mienne est comme ça, c'est tout de même aussi bien agréable... J'en suis réduit à me farcir les échantillons... et de temps en temps, la nuit, comme si je n'étais pas chez moi, après l'avoir droguée, je vais au ravitaillement...

(Entre Gilberte : femme de chambre-infirmière. Rebondie. Assez décolletée. Encore jeune.)

Gilberte : Monsieur a bien craché partout ?... Mon Dieu, Quelle odeur !

Argan : Je ne sens rien, moi... Est-ce que j'aurais un problème de nez ? (I1 le tâte.)

Gilberte : Je vais vous donner mes huit jours, ça ne va pas traîner.

Argan (pleurnichant) : Et voilà, quand vous êtes malade, tout le monde vous lâche.

Gilberte : Si ce n'était pour Madame... (Avisant le tiroir resté ouvert :) D'abord, tout ça au panier !

Argan : Non !

Gilberte : Il faudra que vous alliez rechercher vos boîtes jusqu'au fond des poubelles.

(Elle prend à pleines mains les boîtes restantes, mais une lui échappe, elle se penche pour la ramasser, sa gorge arrive sous les yeux d'Argan qui semble aussitôt hypnotisé; brusquement comme si son cou se cassait la tête tombe sur les seins; Gilberte recule, tout Argan suit.)

Gilberte : Eh là. . . Ça ne va pas recommencer.

(Argan sans un mot, la tête toujours dans la même position, et les yeux toujours hypnotisés, la suit.)

Gilberte : Vieux dégoûtant ! (Elle fuit. En vain. A bout :) Tant pis, ma foi. (Elle prend des pilules et des gélules dans différentes boîtes, ouvre la bouche d'Argan et les enfourne.)

Argan : Ah.

Gilberte : Si vous recommencez, Je vous en enfourne d'autres.

Argan (revenant à son état normal) : Je croyais que tu voulais les jeter.

Gilberte : Eh bien tout compte fait je les garde dans ma poche .

Argan : C'est une bonne action... (Avec une évidente satisfaction :) Mon Dieu quel goût horrible ceux-là..,, Qu'est-ce que c'était ?

Gilberte (encore tremblante) : Attendez voir... Anti-diarrhéique. Anti-constipant. Anti-spasmes. Anti-relâchement... Et ça... ça... contre la "-ose... ah oui, la maladie des chiens et des chats.

Argan : Tu sais que tu as de beaux seins, toi... pourquoi est-ce que tu ne veux plus ?

Gilberte : Vous puez trop.

Argan (reniflant) : Je ne sens rien. (I1 se remet à se tâter le nez avec inquiétude.)

Gilberte : Et puis c'est mal... pour Madame.

Argan : Madame ne veut plus non plus.

Gilberte : Elle a bien raison... Laissez-moi faire le ménage maintenant. . .

Argan : Dis donc Gilberte... Je me sens gaillard... Et sans aphrodisiaques. . .

Gilberte : Je vais chercher Madame.

Argan : Non !

Gilberte (ouvrant les fenêtres en grand) : Il faut aérer ici.

Argan : Mais tu es folle ! Ferme, mais ferme ! (Retourné sur sa chaise percée, il s'y recroqueville.) J'ai froid ! Cette damnée femelle veut ma mort.

Gilberte : Je me demande vraiment comment Madame peut vous supporter.

Argan : Elle ne me supporte pas... mais elle a peur de perdre la pharmacie... Elle est plus belle que toi ma femme. Elle a une croupe... saisissante... J'aime ses seins aussi, moins fermes que les tiens, un peu plus longs...

Gilberte : Non mais c'est fini ce déboutonnage.

Argan : Eh, eh, tu voudrais bien... Coquine... (Gestes outrés de Gilberte.) Gilberte ? Tiens, je te donne une pâte de fruits. (Câlin :) Tu veux une pâte de fruits, Gilberte ?

Gilberte : Non !

Argan : Oh, quel caractère tu as ce matin ! Ma femme d'un côté, toi de l'autre ! Décidément tout le monde m'en veut. Quand on est mal, on n'est plus bon à rien, aucune n'accepte plus de baiser avec vous.

Gilberte : Vous avez vu votre psychiatre hier ? (Elle continue le ménage.)

Argan : Oui... Il n'a rien voulu me donner, rien. S'il continue comme ça je n'y retourne plus.

Gilberte : Il devrait vous interner.

Argan : Cela m'aurait fait du bien... Mais pour cela il exigeait que je sois dépressif... que je prenne les médicaments dans le but d'un suicide... Me suicider ! avec tous les médicaments que j'ai encore à essayer.

Gilberte : La chaise, on la vide ?

Argan : Non . . . J'étudie la décomposition des matières.

Gilberte : Passionnant.

Argan : Je note toutes mes observations; tiens, ici; tu veux lire ?

Gilberte : Merci, je ne suis pas une intellectuelle.

Argan (tendrement) : Tu veux une pâte de fruits ?

Gilberte : Non ! Ah mais vous m'embêtez.

Argan : Tu n'as pas toujours dit ça.

Gilberte : Oui, eh bien, je le dis maintenant.

(Argan saisit une sorte de petite canne, une baguette, qui est à côté de sa chaise et essaie d'en donner des coups à Gilberte. Elle s'éloigne et il la suit, mais très vite il se met à essayer de soulever sa jupe avec la canne; elle crie; tout à coup elle manque de tomber, ses seins passent près des yeux d'Argan : même jeu que tout à l'heure : son cou se casse, ses yeux s'hypnotisent, il la suit mécaniquement.)

Gilberte (effrayée, fuyant) : Madame, madame !... Madame !

Madame (entrant) : Qu'est-ce qu'il y a ?... (Voyant la scène) ah encore... Enfin, j'aime mieux que ce soit vous.

Gilberte (toujours fuyant Argan) : Madame... Madame !

Madame : Pauvre Gilberte.

Gilberte : Mais faites quelque chose !

Madame (insensible) : Non merci.

(Tout à coup Argan semble pris de frénésie. Son corps est agité de mouvements divers, convulsifs. Il tourne sur lui-même, veut poursuivre Gilberte mais ne sait plus où elle est, tombe sur sa femme qu'il ne reconnaît pas, la tapote de sa baguette, fait de l'oeil à droite fait de l'oeil à gauche mais à toute allure, comme en accéléré, puis poursuit les deux femmes en tentant de lever leurs jupes avec sa baguette, n'y arrive pas, pousse de petits cris d'exaspération. Passant à côté d'une table couverte d'une vaste nappe, il lui soulève les jupes sans façon. Air dépité.)

Argan (revenant à lui) : Les femmes ne sont plus ce qu'elles étaient.

Gilberte (essoufflée) : Je crois qu'il se calme.

Madame (essoufflée) : Ah, le vieux cochon.

Gilberte : Bourrez-le de calmants.

Madame : Ils n'agissent plus... Non, mieux vaut lui donner au contraire (elle stoppe brusquement dans sa phrase, comme on dit : elle se mord la langue)... Quoi, il est adulte, c'est sa vie.

Gilberte : Qu'est-ce que vous voulez dire ?... Je ne comprends pas. (Le jeu de l'actrice montre qu'elle ne veut pas comprendre.)

Madame : Qu'il vive heureux à sa manière... le temps que ça durera... c'est sa vie... chacun est responsable de soi.

Argan : Tiens, Minouche, tu es là.

Madame : Tout va bien, Henri ?

Argan : Gilberte a été odieuse.

Gilberte : Moi ! Oh, quel toupet ! Mais...

Madame : Taisez-vous. Monsieur a bien le droit de se plaindre. C'est lui qui paie.

Argan : Absolument. Je paie tout ici.

Gilberte : Y compris la pharmacie.

Madame : Pas d'insolence, n'est-ce pas !

Argan : Minouche ! Je ne me sens pas bien...

Madame : Tu ne te soignes pas assez.

Argan : Non, c'est parce que je ne baise plus... Même Gilberte ne veut plus...

Madame : On pourrait appeler une professionnelle ?

Argan : Non, c'est toi que je veux... Minouche... Sois gentille, Minouche.

(Elle ferme les yeux de dégoût. Il la lutine.)

Argan : Ah tu aimes ça, hein !

Gilberte : Je vais faire le ménage du salon.

Madame (un cri) : Non !... Ici, d'abord ici !... Henri, si tu es sage... je te rendrai la clef de l'armoire des antibiotiques.

(Gilberte de mauvaise grâce prend un chiffon et commence d'épousseter.)

Argan (pesant le marché) : ... et tu étudieras avec moi la décomposition des matières ?

Madame : Bien sûr, un sujet si passionnant... Quand commence-t-on !

Argan : Ce n'est pas encore mon heure... Je t'appellerai... Minouche.

Madame (s'enfuyant) : Alors à tout de suite, il doit y avoir des clients.

Gilberte : Madame, Madame ! Attendez-moi ! (Elle court à sa suite.)

(Un temps.)

Argan (seul) : Je les ai bien eues : elles me croient fou; en dehors de baiser elles feront tout ce que je veux... Ah ! La belle vie !... (Un temps.) Tout de même il y a un moment qui dans ma tête n'est pas très net... Est-ce que j'aurais des "absences" ?... (Un temps.) Il doit bien y avoir des remèdes... contre ça... Même à titre préventif... Je crois que mon cerveau a besoin d'oxygène... Et les vôtres ?... Vous vous trouvez assez lucides ?... assez intelligents ?... Vous aussi vous êtes à améliorer... Je dois avoir une cassette sur la question. (I1 cherche, la place dans le magnétoscope, allume le téléviseur.) Voilà.

Le présentateur : Ne vous affolez pas. Cela peut arriver à chacun d'entre vous... d'entre nous. Dans cette machine compliquée : le cerveau, une réaction chimique mal faite et de petits ennuis apparaissent : des mots qui se présentent à la place d'autres, des problèmes d'accord de participes passés, des problèmes de distractions... Mais aujourd'hui on guérit tout, presque tout.

Argan : Ah. Qu'est-ce que je disais.

Le présentateur : Où en est-on vraiment, professeur ?

Le professeur : Grâce à nos recherches, nous trouvons de plus en plus de maladies; le nombre de malades est donc en constante progression mais le nombre de guéris, ipso facto, aussi. Aujourd'hui rares sont les êtres humains qui ne sont pas des guéris.

Le présentateur : Et ils vous en sont reconnaissants.

Argan : Oh oui.

Le professeur : C'est la moindre des choses. Sinon on pourrait bien les laisser tomber.

Argan : Non !

Le professeur : Ils doivent être sages et continuer à prendre leurs médicaments comme on le leur a dit.

Argan : Moi je ne demande qu'à les prendre, mais on ne m'en donne pas. (I1 est au bord des larmes.)

Le présentateur : Mais venons-en aux troubles du cerveau. Quels sont les plus alarmants ?

Le professeur : Aucun n'est alarmant si vous faites une confiance totale à votre médecin... Aujourd'hui on sait couper partout. Une opération courante : on enlève un pouce du pied et on le met à la place d'un bout de cerveau usagé. Mais quand la chimiothérapie a échoué. Elle reste préférable.

Argan : Je suis entièrement de votre avis.

Le présentateur : On a recours à la famille des dixitons ?

Le professeur : Vaste famille aux innombrables possibilités. On a vu des dingues faire craquer leurs camisoles et assassiner leurs gardiens pour en avoir. Moi-même je me suis fait une ordonnance et je dois dire (riant) que c'est vraiment terrible.

Argan : Alors, nous avons dit : les dixitons. Et puis ?

Le professeur : Et puis les amphitétimanes.

Le présentateur : Succulents.

Le professeur : C'est le top actuel et in en plus.

Argan (indigné) : J'en ai jamais eu.

Le présentateur : Celui qui n'a pas essayé ça est un pauvre con.

Le professeur : Il a complètement raté sa vie.

Argan (indigné) : Mais parce qu'on ne nous informe pas ! On ne sait jamais rien .

Le présentateur : Et à partir de quel âge peut-on en bénéficier ?

Le professeur : C'est comme pour l'étude des langues, plus on commence tôt, plus tôt on passe dans la catégorie des guéris et plus la vie est belle.

Argan (surexcité, se levant) : Comme c'est vrai !

(On entend frapper.)

Charlotte : Papa ! Papa !

(I1 arrête la T.V.)

Argan : Qu'est-ce que tu veux ? J'étudie.

Charlotte : Tu es convenable ? On peut entrer ?

Argan : Qu'est-ce que tu veux !

Charlotte (entrant) : Je vais te présenter mon fiancé. Viens Charles.

(Un éternuement tonitruant précède l'apparition de Charles. Il apparaît le mouchoir sur le nez, l'air épuisé. Il est très grand, sportif.)

Charlotte : Mon Dieu, quelle odeur ici.

Charles : Je ne sens rien, moi.

Argan : Ah. Il n'y a que les femmes pour toujours sentir quelque chose. Ou le prétendre.

Charles : A chaque fois qu'elle vient chez moi, c'est la même chose. Je suis tout de même normal ! (I1 se tâte le nez.)

Argan : Ma femme, c'est pareil. Une maniaque du nez.

Charles (poliment) : Puis-je trompeter ? Ça me gratouille.

Argan : Trompetez, mon garçon. La santé avant tout.

(I1 trompette, puis cherche où jeter son mouchoir de papier. Pendant ce temps Argan s'installe sur sa chaise percée.)

Charlotte : Charles et moi voudrions nous marier au printemps prochain.

Charles : Quoique le printemps... Foutue saison.

Charlotte : Ecoute, tu ne vas pas y revenir, c'était décidé.

Charles : Oui oui...

Argan : Le mariage ? Mais je ne savais même pas que tu regardais déjà les garçons !... (Un temps. Désemparé :) Quel âge as-tu ?

Charlotte : Dix-sept ans depuis le mois dernier, papa.

Argan : Ce n'est pas un peu jeune ?

Charles : Moi je ne laisserais pas ma fille se marier aussi jeune .

Charlotte : Toi, tu te tais.

Argan : Mais s'il a des principes ?

Charlotte : Papa. Il est grand temps que je m'occupe d'un homme. Je ne serai pas pharmacienne avant des années, il faut bien que je fasse quelque chose en attendant.

Charles : Tu fais déjà beaucoup. (I1 éternue.)

Charlotte : Charles et moi baisons rarement, je ne suis jamais là quand il est en forme. Il était indispensable de trouver une solution.

Argan : Tu... ?... Avec ce grand-là ?

Charlotte : Je te l'ai dit il y a deux ans. Tu ne m'écoutes jamais.

Charles : Je ne suis pas n'importe qui, vous savez.

Argan : Non.

Charlotte : Charles est un grand sportif. Il est baraqué, hein ?

Charles : J'ai reçu l'année dernière le prix du sportif le plus médicamenté de France.

Charlotte : Et nous le remporterons encore cette année.

Charles (angoissé) : Tu crois ?

Charlotte : Mais oui, mon minet, courage ! Prends bien tes antibio et tes amphitétimanes.

Argan : Il en a eu, lui ! Ah !... J'ai toujours envié les sportifs.

Charles : J'ai battu le record du 100 m il y a quatre ans avec les Kakistrines, le record du 200 il y a trois ans avec les Mécasménines, (lyrique) le record du 5000 il y a deux ans en innovant encore avec les Boubabikases; l'année dernière le record du 10 000 est tombé devant une prise massive de Kikline; (riant) mon adversaire en avait aussi mais il avait été timoré, il n'avait vidé qu'un tube... moi, quatre !

Argan : Quatre !

Charlotte : Ça, c'est un homme !

Charles : Vous conterai-je, ô beau-papa, ma première émotion devant une gélule de Miamscose, à l'âge de trois ans. Je l'avais volée à maman... et ce fut mon entrée dans le beau monde du sport !

Argan : Si tôt.

Charles : Mon premier record, mais scolaire celui-là, pas mondial, je l'ai eu en natation à trois ans et demi. Je dépassais les vieux de treize ou quatorze . Une gélule au départ une à l'arrivée, il ne m'en fallait pas plus.

Charlotte : Depuis il a diversifié et augmenté les doses.

Charles : Et je ne vous ai parlé encore que de mes résultats en course à pied. J'ai triomphé dans la boxe aussi.

Charlotte : Tu devrais voir la musculature de Charles, à certaines époques... selon ce qu'il prend.

Charles : Voulez-vous que je me mette tout nu... pour m'admirer ?

Charlotte : Oh oui !

Argan : Mais non. Dites-moi plutôt ce que je devrais prendre.

Charles : Crocutose, Silimaline et Cassistose.

Argan (écrivant) : ...stose.

Charles : Je n'en fais même pas un secret. M'affronte qui ose.

Argan : Et les doses ?

Charles : Plus que les autres. Tout est là. (I1 éternue.) Puis-je trompeter ?

Argan : Faut ce qu'il faut, mon garçon.

(Charles trompette.)

Charlotte (admirative) : Il trompette bien, hein ?

Argan : Et avec tout ça, pour baiser ma fille, vous avez des problèmes.

Charlotte : Papa !

Charles : C'est parce qu'elle n'est pas là au bon moment... Il faudrait qu'elle prenne les mêmes médicaments que moi, mais elle ne veut pas.

Argan : Je la reconnais là. Elle n'a jamais voulu goûter aux miens non plus.

Charlotte : Je vous en fournis déjà. De quoi vous plaignez-vous ? Sans moi vous vous seriez trouvés en état de manque je ne sais combien de fois.

Argan (confidentiellement à Charles) : Moi pour la baise ce serait plutôt le problème inverse; je n'arrive pas à m'arrêter.

Charles : Ce doit être fatigant.

Argan : Oh j'ai ce qu'il faut contre la fatigue.

Charlotte : Où est maman ?

Argan : Dans la pharmacie, bien sûr. (Comme une révélation à une complice d'avance :) J'ai trouvé le moyen pour qu'elle me rende la clef de l'armoire aux antibiotiques.

Charlotte : Ouais ! Tu m'en fileras pour Charles ?

Argan : S'il doit faire partie de la famille...

Charlotte : Il le mérite, tu sais. (Charles éternue.) Tu ne te doutes pas de ce qu'il doit supporter comme troubles divers quand il doit passer d'un sport à un autre et par conséquent changer de médicaments.

Argan : C'est un homme courageux et méritant.

Charlotte : Sûrement le plus grand sportif de notre temps. Toutes mes copines sont folles de jalousie. Tu ne trouves pas que c'est une bonne raison pour se marier ?

Argan : Et puis (gaillard) pour le jour du mariage, je lui passerai des Derbulacoses. (Père et fille se mettent à rire. Charles éternue. Entre Gilberte.)

Gilberte : Ah, ma petite Charlotte ! Qui est celui-là ? Encore un accidenté ?

Charlotte : Non !

Gilberte : Un incurable ?

Charlotte : Non plus.

Gilberte : Mon Dieu, elle a trouvé pire ! Depuis que grande comme ça (geste) tu nous ramenais tous les chats teigneux et les chiens à l'agonie, tu nous as amené tant de débris et si lamentables que je m'attends toujours à tout.

Charlotte (indignée) : Ce n'est pas un débris ! C'est un champion sportif !

Argan : Je note qu'elle non plus n'en avait jamais entendu parler.

Charlotte : Tiens; je n'irais pas faire mes confidences à une mégère pareille.

Gilberte : Mégère, moi !... Je t'ai tout passé !

Charlotte : Tu avertissais la SPA.

Gilberte : Il fallait bien se débarrasser de ces horreurs !

Charlotte : Oh !... En tout cas, celui-là je le garde. Que ça te plaise ou non.

Gilberte : Je vais l'interroger et on verra ça.

Charles Argan) : C'est votre femme.

Argan : Non. C'est la bonne. Mais j'ai tellement baisé avec.

Charles : Tiens, je n'ai pas de bonne, moi.

Gilberte : C'est fini, oui... Jeune homme, avez-vous une bonne santé ?

Charles : J'ai fait mes preuves. (I1 éternue.)

Charlotte : Avec vingt ans de moins que Papa, il a fait presque autant d'essais médicamenteux.

Charles (modeste) : J'ai été bien conseillé.

Argan (admiratif) : C'est quelque chose, ça.

Gilberte : ...Je vois le genre. Encore un dégoûtant.

Charlotte : Tu te plains toujours, mais après tout... tu es restée...

Gilberte : Pour toi !... Et maintenant pour Madame.

Charlotte : On dit ça.

Gilberte : Et ingrate en plus... Eh bien, tant pis pour toi. Va, baise avec la pharmacie, tu enfanteras peut-être des mutants et en guise de lait tu les nourriras d'intraveineuses.

Charlotte : Si c'est mon idéal à moi ! Tu crois toujours que tes idées sont les seules bonnes.

Argan : Elle n'admet pas les idées des autres.

Charles : Il est vrai qu'elle me semble assez intolérante.

(Madame entrant:)

Madame : Que se passe-t-il encore !

Charlotte : Gilberte ne veut pas que je me marie !

Gilberte : Non, je ne veux pas .

Charles (se levant) : Bonjour Madame. (I1 éternue.)

Madame : Evidemment, tu es trop jeune.

Charles : Madame, j'aime Charlotte et son corps potelé; je satisfais à ses appétits; je prends toujours mes médicaments aux heures indiquées; je gagne bien ma vie grâce à mes records; et je serai une mine d'or pour votre pharmacie.

Madame : Un malade, la main de Charlotte !

Charles : Malade ? Moi ? Jamais.

Madame : Mais alors (regardant Argan) vous en êtes un autre ! Un autre ! Dehors ! Dehors ! (Elle le pousse, le chasse. Gilberte l'aide. Charlotte essaie en vain de les en empêcher. Argan regarde.)

Argan : Mais laissez donc ce brave garçon, qui a déjà tant fait pour la gloire de son pays ! Mais... Furies, va.

Charlotte (criant) : Je pars avec lui ! Vous ne me reverrez plus, tant pis pour vous.

Argan : Charlotte !

(Elle part.)

Madame (épuisée, elle s'assied) : Ah, un monstre de moins.

Gilberte (épuisée, elle s'assied) : Mais avons-nous bien fait ?

Madame : Elle reviendra.

Gilberte : Je crains que non.

Madame : Pour voir son père. On en profitera pour la raisonner... Loin du...

Argan : Vous êtes des mégères. Vous ne tolérez rien.

Madame : La paix, Henri. Prends des calmants et fous-moi la paix.

Gilberte : Les calmants ? C'est moi qui les ai. (Elle va en mettre dans la main d'Argan.)

Argan (avalant) : C'est toujours ça de pris... (Larmoyant :) Ma petite fille... ma petite fille... Vous l'avez chassée !

Madame (les mains sur les oreilles) : Assez !

Argan : Vous l'avez chassée !... (Pleurant) Je ne la reverrai plus. . .

Madame (fuyant) : Il faut que je retourne à la pharmacie.

Gilberte (suivant) : Ne me laissez pas.

Argan (seul) : Garces !... (Un temps.) Il était pourtant épatant ce garçon... Je ne me sens pas bien... Les scènes de ces femmes me tuent... (Il s'assied, prend une pâte de fruits; manège de l'éjection de crachat vers le crachoir.) Je l'ai eu !... Quand les hommes comme moi seront plus nombreux, ce sera une discipline olympique... Revenons à nos études. (I1 se dirige vers le téléviseur, mais Gilberte ouvre la porte.)

Gilberte : Monsieur, voilà le médecin Gaubert.

Argan (étonné) : Gaubert ?

Gaubert (entrant) : Alors, tu as encore fait des tiennes ?

Argan : C'est elle au moins qui est allée te chercher ?

Gilberte : Oui, c'est moi, c'est moi, parfaitement. Il faut que quelqu'un fasse quelque chose ou vous serez bon pour la boîte.

Argan : Quelle imagination... Enfin nous étudierons la décomposition des matières.

Gilberte (bas à Gaubert, en sortant) : Et pas de faiblesses...

Argan : Qu'est-ce qu'elle te raconte ?

Gaubert : Mon vieux, tu l'as fâchée.

Argan : Alors, toujours le médecin aux mains vides ? Tes patients sont toujours réduits à l'aspirine ?... Et... tu as encore des clients ?

Gaubert : De moins en moins, je le reconnais.

Argan : Ça ne m'étonne pas. Même moi, ton plus vieil ami je ne voudrais pas être soigné par toi.

Gaubert : Pourtant, il y a vingt ans, quand tu as eu ta pleurésie, c'est moi qui t'ai tiré d'affaire.

Argan (embarrassé) : Tu étais encore dans le coup à cette époque-là... Tu es un homme du passé.

Gaubert : Mais enfin, à quoi veux-tu que te servent tous les médicaments que tu prends !

Argan : Ma vue est meilleure, mon ouïe est meilleure, mon goût plus subtil me donne des sensations inédites avec de simples pâtes de fruits, mon esprit raisonne mieux - tiens, dans mes bons moments, je parle six langues ! Moi qui étais nul à l'école, tu te souviens ?

Gaubert : Mais Henri, tu es toujours nul... Ce sont tes médicaments qui parlent six langues, pas toi.

Argan : En tout cas, je suis brillant...

Gaubert : Et ça te venge ?

Argan : De toi en particulier. Tu étais toujours premier !

Gaubert : Mais non, pas toujours.

Argan : Souvent ! Trop souvent... Lors de ma dernière sortie, le mois dernier, j'ai rencontré deux Américaines, je leur ai fait visiter la ville dans leur jargon... et puis je les ai entraînées dans un petit hôtel... avec la forme que je tenais, je te garantis qu'elles sont reparties contentes de leur voyage en France.

Gaubert : Elles pourront dire à leurs mâles que nos aphrodisiaques sont les meilleurs.

Argan : Ah, tu m'embêtes. Aujourd'hui c'est toi qui es jaloux.

Gaubert : Moi ?

Argan : Oui. Jaloux de mes performances. Jaloux de mes aventures. Parce que, toi, contre tout ce que j'ai vécu ces sept dernières années, qu'est-ce que tu as à présenter ? J'avais moins d'atouts que toi dans la vie, mais j'ai osé, et je te dépasse sur tous les plans. Même si je mourais demain, ma vie aurait été positive. Toi, tu es amer; tes rides disent les déceptions que tu caches. Moi, je suis un homme heureux !

Gaubert (pensif) : Jaloux ? Peut-être après tout, dans une certaine mesure. Mais je ne dégoûte personne. Ta femme...

Argan : Tu devrais l'entendre dans certains moments, ma femme.

Gaubert : Elle te quittera.

Argan : Je m'en trouverai d'autres. Toi, la tienne t'a plaqué et tu as eu beau te mettre en chasse.

Gaubert (froissé) : Tu dis des bêtises.

Argan : Allons donc. Tu as même fait les agences matrimoniales et il fallait voir comme tu te mettais sur ton trente et un.

Gaubert (hurlant) : Ça suffit !

Argan (hurlant aussi) : Ça suffit toi-même ! Cesse de renoncer à la vie pour des principes stupides !

Gaubert : Mais tais-toi !

Argan : Non ! Je suis ton ami et je veux te voir revivre !

Gaubert (effondré) : Mais tais-toi, tais-toi.

Argan : A quarante-cinq ans, tu es un homme fini, sans femme, sans maîtresse, presque sans clientèle, seul, seul ! A jamais . Et pauvre ! Tu ne peux rien faire. Tu crois que je ne sais pas que tu achètes tous les mois les revues de voile...

Gaubert : Et après ? C'est sain la voile...

Argan : Seulement tu n'as pas l'argent pour en faire. Et puis qui voudrait faire équipe avec un type sinistre comme toi. A part moi, qui peut te supporter ? Quand tu es avec quelqu'un, au bout de trois minutes tu ne trouves plus rien à dire.

Gaubert (effondré) : Je n'ai jamais été bavard.

Argan : Ce sont des inhibitions à lever, voilà tout. Tiens (il fouille dans un tiroir), ce sont des Ribiases, tu connais, bien sûr. Tu as peur ? Deux seulement; deux, Bernard, et ces problèmes qui te dépassent, tu vas les dépasser.

Gaubert : Ce sont eux qui les dépasseront, pas moi.

Argan : Et alors, gros bêta, c'est toi qui en profiteras.

Gaubert : Je n'y crois pas.

Argan : Ce n'est pas comme la religion, ça marche même si tu n'y crois pas.

Gaubert : Et je deviendrais comme toi.

Argan : Pourquoi ? Tu t'arrêteras quand tu voudras. Dès l'école tu mettais en avant ta fameuse volonté. Est-ce qu'elle serait forte seulement si on ne s'en sert pas ?

Gaubert : Je m'en suis trop servi, elle a fondu.

Argan : Alors, qu'est-ce qu'il te reste ?

(Un temps.)

Gaubert : Deux, tu dis ?

Argan : Pour quelqu'un qui débute c'est bien suffisant.

(Un temps.)

Gaubert : Donne.

(Argan les lui donne. Il les regarde puis brusquement les avale.)

Argan (riant) : Eh bien, nous voilà à nouveau du même côté. Nous sommes à nouveau amis.

(Un temps.)

Gaubert : Dis donc, c'est à effet rapide, je me sens... On doit boire un verre d'eau, après.

Argan : Bah, je m'en passe très bien. Enfin, si tu y tiens... (Appelant :) Gilberte !... Gilberte !

Gilberte : Oui.

Argan : Apporte un verre d'eau.

Gaubert : Il faut dire que ma vie ces derniers temps... je ne sais pas pourquoi je te dis ça...

Argan : Les Ribiases font sauter les verrous. C'est bon pour toi.

Gaubert : Ce que j'ai pu trinquer. A me frapper la tête contre les murs. Je l'ai fait, tu sais ?

Argan : Alors que c'était si facile de corriger ta vie.

Gilberte : Voilà le verre. (A Gaubert, bas:) Ça s'arrange ?

Gaubert : Mais oui. J'en ai l'impression.

Gilberte (soulagée) : Ah. (A part :) Heureusement, car je crois qu'il était temps.

Argan (les regarde d'un air malin; brusquement) : Encore une petite Ribiase, Bernard ?

Gaubert (détendu) : Non, merci... Je crois que je vais aller à la pêche à la minette... (Air ahuri de Gilberte.) Dites donc, Gilberte, vous savez que vous êtes encore une femme superbe.

Gilberte : Docteur ! Docteur !

Gaubert : Eh bien quoi, docteur ! Pourquoi est-ce que la vie ne serait pas belle pour moi aussi !

Argan : Mais oui, va t'amuser, va .

Gilberte : Docteur !

Gaubert : Bon, il faut que je vous quitte; d'abord un peu de tennis... et ce soir (clin d'oeil), les boîtes... (I1 sort.)

Gilberte Argan) : Qu'est-ce que vous avez fait !

Argan : D'un homme à principes, un homme heureux.

(Grand geste mi-découragé mi-menaçant de Gilberte qui se dirige vers la porte.)

Voix lointaine de Charlotte : Eh là, docteur, je sais bien que, quand j'étais petite, vous m'avez fait sauter sur vos genoux, mais... (entrant, essoufflée) je ne pense pas que je revivrais les sensations de mon enfance. (Elle referme la porte.)

Argan : Te revoilà déjà, après ton grand départ.

Charlotte : Je viens chercher mes affaires. Et puis te demander de l'argent.

(Cris de Madame, en bas.)

Gilberte (ouvrant la porte) : Monsieur ! Monsieur ! Le docteur course Madame !

Argan (admiratif) : Mazette ! Avec deux Ribiases seulement !

(Nouveaux cris, ambigus.)

Gilberte : Monsieur !

Charlotte (inquiète) : Mais tu ne vas pas faire quelque chose ?

Argan : Je ne connais que trop les capacités de résistance de ta belle-mère. Ce n'est vraiment pas la peine de bouger.

Madame (surgissant, très "forte-des-halles", rouge, en colère, mais le regard vague) : Eh bien, il s'en souviendra de ce coup-là !

Argan : Ah, ton fameux coup de genou. J'espère que tu lui as donné des Alexiates pour s'en remettre.

Madame : Oui, mais un seul comprimé.

Argan : C'est juste; il débute.

Charlotte (tournant ostensiblement le dos à sa belle-mère; à Argan) : Alors, tu me le donnes, cet argent ?

Madame : De l'argent ? Pas question.

Charlotte : C'est celui de mon père. Ça ne vous regarde pas.

Madame : Henri, si tu lui en donnes...

Argan (à part) : Que de coups de genou en perspective.

Gilberte Argan) : Vous n'allez pas encourager au mariage avec le monstre.

Madame : Pense à elle puisqu'elle n'est pas capable d'y penser toute seule.

Charlotte : Papa !

Argan : Oui, oui ! (A part :) Mon Dieu, qu'elles m'embêtent... (Haut :) Chacun doit gérer sa vie comme il l'entend. Qui sait ce qui est bon, ce qui est mauvais ? Ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre. Les meilleurs médicaments ont des effets secondaires sur certains. Dans le doute, il vaut mieux la laisser se débrouiller; comme ça, on n'aura pas de reproches.

Charlotte : Oh papa, comme tu es bon.

Argan : Mais pas beaucoup d'argent quand même, car il pourrit la jeunesse.

Gilberte : Moi je te flanquerais une de ces paires de claques.

Madame : Henri !... Nous n'étudierons pas la décomposition des matières !

Gilberte : Bravo !

Charlotte : Mais moi je l'étudierai avec papa.

Argan (ému) : Brave petite... Tu as bien mérité ton sportif, va. Eh oui, mes femmes, un vaillant sportif à dix-sept ans, si on a les moyens, il est normal de l'offrir à sa fille. Pour les intellectuels elle a tout le temps.

Charlotte : Je ne serai pas pharmacienne avant des années, il faut bien que je m'occupe.

Argan : Eh oui.

Madame (découragée) : ... Après tout, si j'avais des souvenirs de jeunesse avec de superbes sportifs, la vie me paraîtrait peut-être moins triste aujourd'hui...

Gilberte : Mais Madame...

Madame : Qu'est-ce que je sais du bonheur... et sur le bonheur après tout...

Argan : J'ai fait mon possible pour te l'apprendre.

Madame : ... Je me rends... Charlotte ? On se réconcilie ?

Charlotte : Je ne sais pas... Tu t'es très mal conduite à mon égard.

Madame (s'effondrant) : Mais ma vie est si pénible...

Charlotte : Parce que tu n'y mets pas du tien... Et puis tu voudrais tout diriger, que tout le monde fasse ce que tu veux.

Madame (en larmes, souffrant) : Je ne sais plus... Je ne sais plus...

Gilberte : Mais Madame, il faut vous ressaisir. Vous savez bien que nous avons raison.

Madame (effondrée) : Cette vie m'est devenue trop pénible.

Charlotte : Ce n'est qu'une crise dépressive, belle-maman.

Argan : Je ne l'ai jamais vue dans cet état.

Gilberte (qui commence à s'inquiéter) : Il faudrait peut-être faire quelque chose...appeler le docteur.

Madame : Ah non ! Celui-là...

Gilberte : Mais Madame a un si bon genou.

Argan (gaillard) : Pas quand elle commence à déprimer.

Charlotte Argan) : Tu n'as pas des Traquinadopilos ?

Argan : Gilberte, avons-nous ?

Gilberte (regardant dans sa poche) : Pas sur moi en tout cas.

Argan (fouillant dans les tiroirs) : Tiens, du Laxilabimtal, c'est presque pareil.

Charlotte : Donne... (A sa belle-mère :) Allez, belle-maman, vous allez m'avaler ça.

Madame (qui n'a pas cessé de geindre) : Non... pas de médicament...

Gilberte (douce et persuasive) : Madame, il le faut...

Argan (l'air : content de voir ça) : Mais oui, avale, c'est des bons.

Charlotte (tendre) : Allons... (Elle glisse en insistant un peu des gélules dans la bouche de Madame.) Maintenant on avale gentiment... (Un temps. Puis Madame avale.) Voilà...

(Un temps.)

Madame (se remettant déjà) : Ah ! Ça va mieux.

Tous : Ah !

Argan (ravi) : Une pâte de fruits pour chacun !

(On entend des cris de Charles.)

Charles (ouvrant la porte, essoufflé) : Je peux entrer ?

Madame (aimable) : Qu'est-ce qui vous arrive, mon petit Charles ?

Charles : Il y a un type dehors... J'attendais Charlotte... Il s'est mis à me courir après...

Argan (admiratif, à part) : Et avec deux Ribiases seulement.

Madame (défaisant sa coiffure, ses longs cheveux se répandent sur ses épaules) : J'ai été bien injuste avec vous.

Charles : Ça, c'est vrai.

Charlotte : Oui, c'est vrai.

Gilberte (à l'oreille de Madame) : Madame, foutons-le encore dehors.

Madame : Venez vous asseoir près de moi... Vous êtes vraiment très joli garçon...

Charlotte (inquiète) : Hein ?

Madame : On me dit pas mal non plus... On me flatte peut-être?

Charles : Oh non.

(Ils rient tous les deux.)

Charlotte : Eh là !

Argan (à part) : Effet secondaire relativement rare des Laxilabimtal. Durée... voyons la boîte...

Gilberte : Je préfère m'en aller, je finirais par leur donner des taloches. (Elle sort.)

Argan (à part) : De une heure à quarante-huit heures... (Gaillard :) On va s'amuser.

Madame : Je crois que j'étais un peu jalouse de Charlotte.

Charles : Oh, elle plus le sport, il me reste du temps libre.

Charlotte : Plus maintenant, tu oublies que nous nous sommes mis ensemble.

Madame : Oh Charlotte, ne sois pas désagréable.

Argan (à part) : Lever un peu ses inhibitions, à la bonne heure, mais là c'est trop (Haut :) Allons les enfants, il est temps de partir.

Madame : Mais non !

Argan : Tiens, Charlotte, voilà ton argent.

Madame : Pour une fois que l'on a Charlotte à la maison tu ne penses qu'à la chasser !

Charlotte : Viens Charles.

Charles : Mais pourquoi ? (I1 éternue et sort en trompetant, tiré par Charlotte.)

Madame : Ah, que je me sens cliniquement bien.

Argan : Je suis là.

Madame : Pauvre docteur Gaubert (elle rit) ... Tous ces jolis garçons qui traînent dans les rues... qui viennent acheter des préservatifs à l'automate de la pharmacie...

Argan (inquiet) : Minouche... il n'y a pas que le sexe dans la vie...

Madame : Ah non ? Et quoi d'autre ?

Argan : Eh bien... les plaisirs intellectuels...

Madame : J'en veux bien aussi... Qu'est-ce que c'est ?

Argan : Un demi-comprimé de Laryngale et un entier de Lipribase.

Madame : Donne.

Argan (cherchant fiévreusement dans un tiroir) : Je les avais pourtant mis là... (Un temps.)... Gilberte !... Gilberte !

Gilberte (entrant un livre à la main) : Comme ce Sénèque écrivait magistralement... Ecoute ça Henri : "S'enfermer n'est pas se conserver". Il veut dire par là qu'il ne faut pas vivre dans la peur de la vie, se recroqueviller dans sa pharmacie et faire le ménage...

Argan : Gilberte, qu'est-ce que tu as pris ?

Madame : Pas mes Lipribose ?

Gilberte : Rassure-toi Minouche, il y en a encore.

Madame : Donne vite.

Argan (à part) : Elle appelle ma femme "Minouche".

Gilberte : Je trouve ce livre nettement supérieur à "La cuisine pour plaire".

Argan : J'ai lu ce Sénèque quand j'étais adolescent.

Madame : J'aime beaucoup les adolescents.

Gilberte : Moi aussi.

Argan (à part) : N'aurais-je pas eu tort de faire le bonheur de tout le monde... J'ai l'impression que le mien pourrait en pâtir...

Gilberte (montrant le livre à Madame) : Et ce passage, dis ma Minouche, c'est pas merveilleusement torché ?

Madame : Oui, ma Béberte, il n'y a pas deux critiques littéraires comme toi.

Gilberte (modeste) : Oh, je n'ai pris qu'une Lipribose, mais attends que j'aie vidé la boîte...

Madame : Tu partages, dis ?

Gilberte : Allez deux pour moi, un pour toi. Allez, ouvre ta jolie bouche.

Madame : Ah, c'est bon !

Argan : J'en voudrais aussi.

Gilberte : Deux pour moi... et un pour ma Minouche !

Argan : J'en veux aussi !

Madame : Donne-lui en un, Béberte, qu'il nous foute la paix.

(Gilberte le lui donne.)

Argan : Ah.

(On entend sonner à la porte d'en bas.)

Madame : Tiens. C'est la porte d'entrée, pas celle de la pharmacie. Est-ce que Charlotte nous ramènerait...

Gilberte (machinalement en avalant ses comprimés) : Non, ce doit être le livreur de surgelés.

Toutes les deux : Le livreur !

Madame : Celui à belles boucles ?

Gilberte : Et à petit nez retroussé.

Toutes deux : Allons-y. (Elles sortent.)

Argan (seul) : Un mari qui aime sa femme doit écarter les préjugés... (Un temps.) Mais ce n'est pas avantageux... Les préjugés chez les autres sont avantageux pour soi si on ne les partage pas... On voit que j'ai pris du Lipribose... Mais il y du vrai dans ce que je viens de dire : j'ai eu tort de vouloir libérer tout le monde; tant que j'étais seul à l'être, tant que les autres étaient enchaînés, ils étaient à ma merci, j'en profitais comme je voulais... et je voulais souvent... Je voulais toujours... mais maintenant... je suis tout seul. (I1 va vers sa chaise percée, s'assied, méditatif, en prenant une pâte de fruits. Roulement de gorge, projection de la tête en avant pour le crachat.)

 

 

FIN.