RISETTE CANNIBALE

(Sophie I)

(Elle a des bas résilles et une mini-jupe noire, son pull angora s'irise de rouge, de brun, de bleu. Sur son nez grec, glissent des lunettes aux verres oblongs. La pièce est au plus mauvais goût du jour, toute en clinquant, très chatte chaste.)

Risette (seule) : Je ne suis pas celle que vous croyez. (Elle le répète avec délice.) Je ne suis pas celle que vous croyez... Voilà comme je lui ai dit... Vert. Il était (Elle détache le mot :) vert.... Joli comme tout quand il est vert... Du coup, s'il avait insisté, j'aurais bien été celle qu'il croyait... Mais il n'a pas insisté... les hommes sont décevants... (Le téléphone sonne. La sonnerie de la porte d'entrée retentit. La télévision se met en marche sur une scène de dispute d'un couple. La radio hurle tout à coup un tube english. Dans sa cage la tourterelle sort de son rêve et proteste.) Pour nous faire cet effet-là, c'est Pierre.

Pierre (au répondeur-enregistreur du téléphone) : Je suis sûr que tu es là, Risette, décroche... Décroche... Je ne te dirai rien d'inconvenant, promis.

Risette : Salaud... Et il voudrait que je décroche...

Pierre : Je t'ai entendue Risette.

Risette : Oh ?

Pierre : Tu n'aurais pas dû dire une chose pareille. Ce n'est pas convenable même pour une jeune fille moderne.

Risette (décrochant le téléphone) : Comment tu l'as su ?

Pierre : Ah tu es bien là.

Risette : Salaud !

Pierre : Tu ne pourrais pas étendre ton vocabulaire ?

Risette : Qu'est-ce ça fait ?... Et puis j'ai mon bac, moi dis, oh.

Pierre : Moi aussi, et pourtant je ne dis pas un gros mot par phrase.

Risette : Je cause comme je cause; si t'es pas content, t'as qu'à pas me téléphoner.

Pierre : J'aime te toucher, Risette, même par téléphone.

Risette : Ça y est, des cochonneries.

Pierre : C'est pas de cochonneries puisque je veux vivre avec toi.

Risette : Et tu y mets de la morale en plus... Tu fais tout pour me complexer.

Pierre : Moi ?

Risette : Parfaitement. Et tu avais promis de m'aider à trouver un travail et tu n'as rien fait... Alors je suis ta pute ou quoi ?

Pierre : Risette, Risette, tu es désespérante... Ecoute au moins ce que j'avais à te dire.

Risette : Va toujours.

Pierre : On cherche une assistante d'intendance pour la nouvelle agence.

Risette : Et une hôtesse d'accueil ? Il en faut pourtant bien une !

Pierre : Avec ton langage.

Risette : Oh, hé, j'ai mon bac, moi.

Pierre : Tu l'as déjà dit... Tu es trop diplômée pour le poste.

Risette : Oh ?

Pierre : Tu serais l'assistante d'une dame charmante.

Risette : D'une femme !... Salaud !... J'ai horreur des femmes.

Pïerre : C'est juste pour travailler, Risette.

Risette : Les femmes me détestent.

Pierre : Madame Posen ne déteste personne. Elle est la bonté même.

Risette : Je vois le genre. Mariée, hein ?

Pierre : Elle a trois enfants charmants.

Risette : Les mômes c'est pas charmant, c'est braillard et c'est sale.

Pierre : Risette... on se voit ce soir ?

Risette : Et il faudrait se présenter quand à ta lapine ?

Pierre : Je lui annonce ton arrivée pour demain, huit heures ?

Risette : D'accord... A ce soir... (Elle fait le bruit d'un baiser et raccroche.) Je suis trop bonne. Je fais tout ce qu'il veut, il me rend folle.

(Pendant ce temps on a continué de sonner à la porte.)

Risette : Qui est là ?

Voix : Ouvre-moi, Risette.

Risette (ouvrant et embrassant la nouvelle venue) : Jane, mais il n'est que dix heures !

(La télévision se met au diapason avec une scène de feuilleton avec deux femmes qui se réconfortent mutuellement de leurs histoires de mâles. La radio entonne une musique d'entrée en scène, genre trompettes d'Aïda.)

Jane (dramatique, elle va se planter au beau milieu de la scène, face au public, et là, elle fond en larmes) : Je serai courageuse... Encore une fois... Je suis toujours courageuse... Alors le sort s'acharne sur moi.

(Dans la rue on entend passer les pompiers.)

Risette : Ma pauv'Janinette, ma p'tite chérie, mon adorée, raconte-moi tout avec les croustillants détails.

Jane : Même le lit ?

Risette : Pour juger juste, nous devons tout savoir.

Jane (avec satisfaction) : Cette fois je suis décidée à ne rien cacher, tu vas être scandalisée sans arrêt.

Risette (jouissant déjà) : Tu crois ?

Jane : Ma Risette, les mâles sont des dégoûtants.

Risette (sans conviction) : Oui.

Jane : Tu n'as pas ma profonde expérience de leur dépravation, mais, crois-moi, j'ai bien étudié la question.

Risette : Oh je te fais confiance, ma Jane.

Jane : Seuls les impuissants condamneront mes erreurs... répétées.

Risette : Je suis là pour te défendre !

Jane (grave) : Bertrand ne m'a pas donné d'orgasme depuis huit jours... Il sait pourtant combien ça compte pour moi... Il veut détruire ma féminité, j'en suis sûre...

Risette : Y a donc pas qu'sa tête qui soit d'un salaud.

Jane : Pourtant je suis allée au vidéo-club lui chercher des cassettes...

Risette : Des cassettes ?

Jane : Oui... des pornos, quoi.

Risette : Il marche à ça ?

Jane : Même plus... Mon Bertrand n'a plus de piles...

Risette : Encore un à jeter.

Jane : Tu parles bien. Mais j'ai ma réputation, moi !

Risette : Ah. J'ignorais ce côté collet monté.

Jane : Non, je veux dire, j'ai de plus en plus de mal à en trouver à cause de ma réputation... Tous des lâches...

Risette : Ils voudraient des petites jeunes filles dociles, ignorantes, à manipuler...

Jane : Et on ne peut pas être jeune toute sa vie... Même, jouer à la jeune fille, ça me devient difficile.

Risette : Moi, ça va.

Jane : Eh oui, dix ans de moins.

Risette : C'est con de vieillir.

Jane : J'emploie le dernier truc à la mode.

Risette : Pour...?

Jane : Pour ne pas vieillir.

Risette : Qu'est-ce que c'est ?

Jane : Tu t'enduis entièrement de leur crème à raser avant d'aller dormir et au bout d'un mois tu as un mois de moins.

Risette : C'est cher ?

Jane : Les trucs que se réservent les hommes sont hors de prix... mais tout de même moins que les produits pharmaceutiques de rajeunissement... et aussi efficaces.

Risette : Qu'en dit Bertrand ?

Jane : Il n'aime pas... c'est pourtant sa propre crème à raser.

Risette (pensive) : Tu dois quand même être bizarre quand tu te mets au lit.

Jane : Les hommes doivent souffrir pour que nous soyons belles.

Risette (pensive) : Mais ils se lassent vite.

Jane : Ils sont incohérents.

Risette (doucement) : Les salauds.

(La porte s'ouvre. Entre Bingo. La radio pousse des soupirs. La télévision passe un film d'action. Il est plutôt beau, sportif.)

Bingo : Salut, les femelles.

Risette : Je t'ai déjà interdit d'entrer chez moi avec ton passe ! Il entre comme ça à n'importe quelle heure.

Jane : Fais poser une serrure de sûreté.

Risette : J'en ai une.

Jane : Ben alors ?

Risette : C'est lui qui l'a posée.

Bingo : J'aime rendre service... Aux femelles uniquement.

Jane : Il nous appelle toujours «femelles» ?

Risette : Oui, car c'est un obsédé.

Jane : Ah. Alors, c'est logique.

Bingo (gaillard) : Je commence par laquelle ?

Jane : Si ça ne dérange pas Risette, je veux bien, moi.

Bingo (étonné et ennuyé) : Ah bon.

Jane : Je n'ai pas eu d'orgasme depuis huit jours.

Bingo : Moi j'en ai eu un hier.

Jane : Si vous voulez, j'ai des cassettes.

Bingo : Je relève de maladie, elles me sont interdites par mon médecin.

Risette (à part) : J'me marre.

Jane : Mais vous ne risquez pas de clampser tout d'un coup, en pleine action ?

Bingo (confidentiel) : Si.

Jane : Oh, un homme qui vous meurt d'amour dans les bras, ce doit être une sensation sublime; je veux absolument connaître ça !

Bingo : Eh là, je ne promets rien. (A part.) Mais qu'est-ce que c'est que cette malade !

Risette : Je trouve que vous faites un couple superbe.

Bingo : Encore un mot comme ça, Risette, et je n'entre plus chez toi à l'improviste.

Jane : Qu'est-ce qu'il a ? Il ne veut plus ?

Risette : Monsieur est fatigué, sans doute.

Bingo : Je ne vous écoute plus... (Il se jette dans un fauteuil et ouvre une revue qu'il avait sous le bras.) Je bouquine.

Jane (désespérée) : Il ne veut plus.

Risette : Qu'est-ce que tu lis ?

Bingo : De la littérature de mâles.

Jane : De la boxe ?

Risette : Mais non. Dans son langage, l'expression signifie «une B.D. de science-fiction».

Jane (déçue) : Allons bon. Moi qui le prenais pour un type intéressant.

Bingo : Je suis intéressant mais il faut être capable de m'apprécier.

Risette : Et pourquoi es-tu venu lire ta littérature de mâles chez moi ?

Bingo : Ah, c'est la surprise.

Risette : Une surprise ? Quelle surprise ?

Bingo : Tu n'as qu'à venir voir.

(Elle y va.)

Risette : Ah !... Jane, ils m'ont mise en B.D. !

Bingo : Ils ! Moi ! Et ils l'ont prise !

(Ils rient de joie tous les deux.)

Risette : Alors c'est ça que tu manigançais.

Bingo : Je t'ai croquée des dizaines de fois dans des positions superbes en entrant chez toi à l'improviste.

Risette (regardant la B.D.) : J'me tiens jamais comme ça !

Bingo : Si, tout le temps.

Jane : Laisse-moi voir.

Risette : Je ne dirais jamais une phrase comme celle-là.

Bingo : Tu l'as dite.

Risette : Eh, j'ai mon bac, moi.

Jane : Fais voir.

Risette : Oh ! Tu as osé me faire faire ça !

(Elle lui donne un coup de la revue sur la tête.)

Bingo : Je l'ai vu, vu !

Risette : Tu l'as inventé ! Salaud.

Jane : Ah oui, moi aussi je t'ai vue faire ça; à l'époque tu croyais que ces exercices faisaient grossir les seins.

Risette : Vous mentez, tous les deux; et en plus ils sont restés petits. (De profundis à la radio.)

Bingo : J'ai soigné le scénario par rapport à ma production précédente. Que de nuits de veille pour ces quelques fulgurantes images.

Jane (feuilletant) : C'est rudement vicieux, je trouve.

Bingo : Quel vocabulaire.

Jane : Ben quoi.

Risette : On ne dit pas : c'est vicieux, on dit : c'est pour adultes.

Bingo : L'histoire m'est venue en lisant un roman de Dostoïevski. Eh oui. Je lis - parfois - Dostoïevski, moi. J'ai remplacé le héros par Risette et ajouté les scènes érotiques sado-masochistes avec l'usurière d'abord et tout le commissariat ensuite.

Jane : Vous me la donnez ? Je montrerai ça à Bertrand.

Bingo : Il aime l'art ?

Jane : Quand il est fatigué, l'art seul peut le remonter.

Bingo : J'ai toujours estimé l'utilité de l'art hors de doute.

Risette (qui réfléchit depuis un moment) : Alors je vais être hors de doute pour combien de gens ? A combien tire cette revue ?

Bingo : Trente-mille plus les tirages limités de luxe pour collectionneurs.

Risette : Ah. On va me collectionner aussi ?

Bingo : Dans cent ans, dans mille ans, des collectionneurs attendris te sortiront délicatement de ton étui pour te contempler.

Risette : Aïe aïe aïe...

Bingo : Mon nom sera associé éternellement, indestructiblement à ton image.

Risette (inquiète) : Que va dire Pierre de cette association !

Bingo : Même s'il t'a pour la vie, moi je t'ai pour tout le reste, toute la suite.

Jane : S'il voit ça il se doutera de vos rapports.

Risette : Nos rapports, tu parles, on a couché ensemble trois fois.

Bingo : Juste pour s'entraîner.

Risette : Ça ne compte pas.

Bingo : On est des copains, c'est tout.

Jane : Il comprendra sûrement... Il est très intelligent, ton Pierre ?

Risette : Comme-ci comme-ça.

Bingo : ...Je dois avouer que j'ai un doute moi aussi.

Risette : ... En tant que femme aimante, je n'en ai pas; mais en tant que femme aimée je dois être prudente.

Jane : Les hommes sans complexes n'apprécient guère la liberté féminine que dans les femmes des autres.

Risette : Ah les salauds.

Bingo : Dès le début j'avais pensé que ton Pierre nous causerait des problèmes.

Risette : Mais aussi, qu'est-ce qui t'a pris ! Et sans m'en parler !

Bingo (vexé) : Pour une surprise, c'est l'habitude.

Risette : Bingo chéri, ton talent m'interpelle mais ton audace me coince. J'ai un amant à conserver, moi ! Tu aurais dû y penser. Toi, ça va bien pour un remplacement, c'est tout. Dans la vie je ne peux pas faire toujours ce que tu veux, et en B.D. non plus; surtout pas en B.D. parce que les autres le voient. Franchement tu n'as pas le talent fréquentable. Comprends que je suis obligée de te faire un peu la morale. Au train où tu vas, tu seras bientôt juste un vicelard du dessin. Un marginal dont on ne voudra même plus pour les remplacements. Et en plein mois d'août à Paris tu resteras tout seul.

Bingo (au bord des larmes) : Je m'amenderai.

Jane : Ne sois pas trop dure, Risette, il a voulu bien faire.

Risette : Il faut que cela lui serve de leçon... Bingo chéri, nous avons couché ensemble assez souvent pour que je te cause sans détours. Tu as attenté à ma féminité. Parfaitement. Ta plume a enfreint les règles de la bienséance, elle a joui sur pages sans accord préalable, elle a fait sa salope et c'est mal. Je sais bien que tu seras toute ta vie un irresponsable : même dans les manifs les plus sélectes, bon chic bon genre, il t'arrive de te tromper de mot d'ordre; au restaurant, tu baves...

Bingo : Un tout petit peu, et pas tout le temps.

Risette : Mais on se fait remarquer. Tu n'es pas sortable. Et à la maison il vaut mieux ne recevoir personne. Ou tu fais la tête ou tu tiens des propos graveleux. Non, non, reconnaissons-le, tu n'es pas une compagnie pour une jeune fille. Sans parler du pognon que tu me fauches. Mais là avec ce que va te rapporter ta B.D. tu vas pouvoir me rembourser. Je devrais te retirer mon amitié.

Bingo (larmoyant) : Tu ne ferais pas ça !

Risette : Alors promets de ne plus rien publier sur moi sans mon accord.

Bingo : Je promets.

Risette : Vrai ?

Bingo : Vrai.

Risette : Bon, alors, embrasse-moi. (Elle l'embrasse sur la bouche.) Voilà une bonne chose de faite. (A Jane) J'ai été bien, n'est-ce pas ? Eventuellement, tu témoigneras devant Pierre.

Jane : Parfaite. J'ai frémi sans arrêt.

Bingo : J'ai vraiment cru que tu allais me jeter.

Risette (satisfaite) : Je crois que la morale a eu son compte et qu'elle n'est plus en droit de rien exiger.

(Le téléphone sonne. Il sonne aussi à la T.V. Il sonne aussi à la radio. Silence partout. On attend. Voix des annonces des répondeurs. Les correspondants raccrochent sans parler.)

T.V., radio, Risette, Jane, Bingo : Salaud d'anonyme.

Risette : C'est de la pollution ces gens-là.

Jane : J'espérais que c'était Bertrand... Je lui ai dit que j'étais désespérée et que je venais ici.

Risette : Moi j'espère toujours que ce sera Pierre.

Bingo : Moi je ne réponds jamais au téléphone.

Risette : Tu ne peux rien faire comme tout le monde... Ton éducation est toute à recommencer.

Jane : Si on lui apprenait à répondre au téléphone.

Risette : C'est une idée.

Bingo : Oh non.

Risette : Qui lui téléphone en premier ?

Jane : Moi ! Je sais magnifiquement téléphoner.

Risette : Bon.

Jane : Allô, chéri ?

Risette : Mais non, quoi «chéri» ?

Jane : C'est plus engageant, ça l'aidera, tu ne crois pas ?

Bingo : Ça me complexe.

Risette : Tu as des complexes, toi ?

Bingo : Heureusement.

Jane : Il faut que je vous soigne.

Risette : Il y a longtemps que je l'ai soigné, il dit n'importe quoi.

Bingo : Tu crois ça, mais j'ai réussi, oui, à conserver quelques petits complexes secrets, à les cultiver sous serre puisque, au grand jour, c'est quasiment impossible : notre monde moderne est si dur pour eux.

Jane : Pauvres petites bêtes; c'est vrai; on n'y pense pas.

Risette : Et quels sont ces fameux complexes ?

Bingo : Par exemple - de toute façon, je l'ai déjà avoué -, le complexe du mot tendre.

Risette : Du mot tendre !

Bingo : Je suis bien avec toi parce que tu ne m'en dis jamais.

Jane : A moi non plus elle n'en dit jamais.

Risette : Salauds !

Bingo : Ce mot-là me rassure.

Risette : Qu'est-ce que tu crois qu'on se dit avec Pierre ?

Bingo : Pas grand chose : j'écoute aux portes.

Jane : C'est mal.

Risette : Il y a des complexes qui lui manquent.

Bingo : Jamais je ne pourrai faire une déclaration d'amour à cause de mon handicap mental et, quand j'y pense, je souffre.

Jane : Pauvre garçon.

Risette : Pauvre cochon, oui. On voit bien que tu ne le connais pas.

Bingo : ...C'est une souffrance qui gagne à être connue. Vue de loin, on la jugerait détestable, mais en fait elle vous caresse si doucement, elle est si amoureuse de vous, elle vous mordille avidement pour vous agacer...

Jane : Tiens, comme Risette dans la B.D.

Bingo : Risette est la matérialisation, l'incarnation de mon complexe. Aussi je ne jouis avec aucune comme avec elle.

Risette : J'attendais des propos dans ce genre-là.

Bingo : Les complexes. Que ne leur devons-nous pas ? De la torture délicieuse à nombre d'inventions : le stéthoscope par exemple. Ils nous poussent à nous dépasser; ils pimentent la vie; ils sont le stimulus permanent qui écarte l'ennui. Il faut, oui je crois, leur crier notre reconnaissance, les soigner, afin que, surtout, ils ne nous quittent pas.

Jane : Quand je pense au mal que j'ai eu pour m'en débarrasser... Alors, j'aurais eu tort ?

Risette : Mais non.

Bingo : Qui vous considère, aujourd'hui que vous n'avez plus de complexes pour vous maintenir sinon dans un droit chemin du moins sur un pas trop sinueux ? A part Risette, qui est sur la mauvaise pente, on jouit de vous et on vous tourne le dos.

Risette : Bingo, encore des propos comme ça et tu prends une calotte.

Bingo : Risette, Risette, écoute-moi. Reprends un léger handicap de complexes pour vivre mieux, sinon tu seras comme ta copine, considérée comme une vraie pute.

Risette, Jane : Eh là !

Bingo : Une réaction ? Vous n'êtes peut-être pas perdues. Il y a encore en vous de quoi remonter, un petit complexe de vocabulaire qui ne demande qu'à bander pour vous. Laissez-vous faire.

Risette : Tout ça pour caser des cochonneries, j'en étais sûre.

Jane : N'empêche qu'il a de l'idée... Mais je me demande si je suis encore assez jeune pour les complexes.

Bingo : Il ne vous restera bientôt plus qu'eux... si vous en récupérez à temps. Sinon vous vieillirez seule.

Jane : Quelle horreur !

Risette : Te laisse pas convaincre. Il me parle de la vieillesse sans arrêt pour me flanquer la frousse, mais moi on ne m'a pas comme ça.

Bingo (distraitement) : Mais si.

Risette (interloquée) : Comment ?

Bingo : C'est le meilleur moyen pour que tu sois sexuellement déchaînée.

Risette : Oh ! Salaud !

Jane : Moi je n'ai pas besoin de ça; vous n'auriez pas un complexe pour réveiller Bertrand ?

(Sonnerie à la porte. Entrent les solennels : Bertrand et Pierre. Ils ont un costume gris et une cravate triste. Ce sont des gens comme on doit être.)

Pierre (voyant Bingo) : Encore là, celui-là !

Risette et Jane : Mon chéri !

Pierre (baiser distrait à Risette en regardant méchamment Bingo) : J'ai dû amener Bertrand, je ne savais plus quoi en faire.

Bingo (à part) : Pas un mot aimable pour moi. Quelle brute.

(Bertrand est resté solennel, Jane s'est arrêtée à trois pas de lui, n'osant pas finir d'approcher.)

Bertrand : Mon petit coeur de cadre est triste... Ce matin, au lever, il était triste; à dix heures passées il est toujours triste... Au petit-déj., j'ai mangé mes croissants tristement.

Risette (catastrophée) : Eh ben !... (A Pierre) Et tu l'as amené ici.

Bingo : C'est malin.

Pierre : Il m'a si souvent répété que Jane était venue chez toi et qu'il ne voulait pas la revoir...

Risette : Merci, mon chéri; j'espère que tu as apporté le revolver ou la corde ?

Jane : Oh non ! Pas la corde !

Bertrand (pathétique) : Si ! La corde.

Risette : Allons, voyons. Comment en êtes-vous arrivé à venir vous suicider chez les autres ?

Bingo : Vous avez pourtant un chez vous.

Jane (en larmes) : Pas la corde... Le revolver c'est tellement plus viril.

Pierre : Sans vouloir m'immiscer, car après tout je ne suis pas ici chez moi non plus, il me semble que tu pourrais te suicider ailleurs.

Bertrand (pathétique) : Avant de la rencontrer, j'étais un jeune cadre dynamique, depuis je suis un jeune cadre épuisé.

Jane : C'est ma faute, c'est ma faute.

Bertrand : Tout le monde me dit : «Comment vas-tu ?» avec un ton mi-apitoyé mi-rigolard... Ça me détruit.

Risette Pierre) : Tu aurais dû appeler Madame Posen à son chevet puisqu'elle est «la bonté même».

Bertrand : Je nie formellement toute participation à ses enfantements.

Pierre (vivement) : Moi aussi.

Bingo (à part) : Tiens ?

Risette : Qu'est-ce que ça veut dire ?

Pierre : Je suis fidèle par nature.

Bertrand : Moi, par fatigue.

Jane : C'est ma faute, ma faute...

(La radio pousse des soupirs. La télévision se fait rose avec deux petits vieux qui se promènent la main dans la main, une berceuse en fond musical.)

Bertrand : Mon avenir... ah, quand j'y pense ! Les larmes me viennent. De très grosses et très salées... Je ne suis pas de ceux qui ont l'habitude de s'apitoyer sur eux-mêmes. Je méprise ces gens-là. Moi, je le fais à titre exceptionnel. Justifié hélas... Quand je me repasse notre histoire, notre amour, je me dis que ça ne commençait pas bien et que ça devait finir mal... J'accuse cette femme. Je l'accuse de vampirisme femelle, d'excitation perpétuelle, de tendance orgasmique maladive... En un mot, je ne peux plus baiser avec d'autres pour progresser dans mes relations et dans ma carrière.

Pierre : Ah là, c'est catastrophique.

Risette (apitoyée) : Pauvre Bertrand.

Bingo : C'est con, les carrières.

Jane : Mais ça donne des sous.

Bertrand : La sueur de mon lit est au préjudice de la sueur de mon ascension sociale.

Pierre : Mon pauv'vieux. J'aurais vraiment dû apporter la corde.

Risette : Y a bien les draps de mon lit, mais ils ne sont pas propres.

(Bingo secoue la tête avec exaspération et va s'installer sur le divan où il contemple ostensiblement sa B.D. Jane pleure en s'étudiant; genre : que tu es belle quand tu pleures.)

Bertrand : Je me serais mieux entendu avec Risette.

Pierre : Eh bien, n'y pense plus. J'aime encore mieux te voir pendu.

Risette (indignée) : Salaud.

Bertrand : Elle a raison...

Jane : J'aime mieux le voir pendu moi aussi.

Pierre (content du renfort) : Ah.

Bertrand : Est-ce que les femmes vont détruire notre amitié, Pierre ?

Pierre (ferme) : Eventuellement.

Bertrand : ... En ce cas je prends une fois de plus sur moi pour ne pas insister.

Risette : C'est noble.

Jane : Lui qui baise si bien, quand je l'entends parler, il me désole; pour un peu je renoncerais à sa crème à raser. Non mais ! Vous l'avez entendu ? Geignard et en plus, même soi-disant moribond, il pense à me tromper !

Bertrand : C'était pour être consolé.

Jane : Salaud !

Bertrand : Réconforté.

Jane : Impuissant !

Bertrand : Vampire !

Pierre : Mariez-vous. (Surprise générale. Bingo en pose sa B.D. pour suivre les événements.) Vous êtes à l'évidence dépourvu des succulentes menaces telles que le divorce, la garde des enfants, le refus de pension alimentaire...

Bertrand (grinçant des dents) : Jamais je ne la paierai.

Jane : Tant que tu n'auras pas casqué, tu ne verras pas tes gosses.

Bertrand : Ne me pousse pas à bout, Jane. Ou je révèle au juge que tu amènes des amants dans la chambre à côté de celle des petits !

Jane : C'est un coup monté. Je le prouverai !

Pierre (les poussant) : Très bien. Je vous déclare unis. Dehors. Allez, allez.

(Ils sortent en se disputant et en protestant contre Pierre : «...Mais laisse-moi»,

«Qu'est-ce que tu fais ?»,

«Ne pousse pas», «Chienne», «Putois»...)

Risette : C'est con le mariage... mais en blanc, c'est beau.

Pierre : Tu sacrifierais Bingo ?

Risette et Bingo : Hein ?

Pierre : Il est grand temps de devenir sérieuse.

Risette (alarmée) : Mon pauvre chéri, encore tes obsessions. (Tendre, la main sur le front de Pierre :) Ça va passer.

Pierre : Risette, puisque ma matinée est fichue, je veux te parler.

Risette : Embrasse-moi plutôt. Dès qu'on se parle, on ne se comprend plus.

Pierre : Tu sais que je t'aime ?

Risette (tendrement) : Salaud.

Bingo : Un peu de décence, je suis là, moi.

Pierre : Je ne veux pas d'autre pornographie que celle de ton corps, Risette, je suis né pour être fidèle.

Risette : Je t'en prie mon chéri, pas un mardi.

Bingo : Non, c'est un jour qui lui est défavorable pour les projets.

Risette : Un vendredi, ce serait mieux pour discuter de ces choses, hein Bingo ?

Bingo : Sans aucun doute. Je conseille le vendredi.

Pierre (furieux) : Tire-toi.

Bingo : Hein ?

Pierre : Tire-toi. (Il saisit la B.D. pour lui taper dessus et le chasser.) Va-t'en, choléra, va-t'en ! (Soudain il voit le dessin de couverture et reste suffoqué.) Bon sang !

Bingo : Elle est réussie, tu ne trouves pas ?

Risette (inquiète) : Bingo m'a bien croquée, je suis mignonne comme ça, n'est-ce pas ?

(Jane et Bertrand passent leurs têtes par l'entrebâillement de la porte. Pierre feuillette fébrilement.)

Jane et Bertrand : On est réconciliés, on peut rentrer ?

(Comme personne ne répond, ils vont rentrer, timidement.)

Pierre : Risette, comment as-tu pu ?

Risette : Je ne savais pas. C'est Bingo tout seul.

Bingo (fièrement) : Oui, tout seul.

Risette : Mais je l'ai disputé. N'est-ce pas, Jane ?

Jane : C'est vrai, elle l'a disputé.

Risette : Ah.

Pierre (ironique) : En ce cas, c'est moins grave évidemment.

Risette : Tu trouves aussi ?

Pierre (tout à coup furieux, à Bingo) : Tu vas racheter tous les exemplaires tu m'entends ! Ou gare !

Bingo (effaré) : Les trente mille ! Où est-ce que je prendrais l'argent ?

Pierre (effondré) : Tous mes collègues, innocemment, cette B.D. sur leur bureau... Ma carrière est fichue...

Bertrand : Comme ça, on va pouvoir rester amis.

Jane : Oui, c'est mieux, je trouve.

Bingo : C'est con, les carrières.

Risette (doucement) : ... Tu veux rompre ?

Pierre : C'est moi qui suis rompu.

Risette : ... Je comprendrai, tu sais...

Pierre (à demi admiratif) : Tu es complètement amorale, Risette.

Risette (qui sent que ça s'arrange) : Ceux qui vont me voir là-dessus vont t'envier. (Un temps.) On pourrait se marier en bleu...

Pierre : Et Bingo ?

Risette : Mais mon chéri, qui d'autre pourrait dessiner la suite ?

Pierre (se met à rire en la serrant contre lui) : Ma chérie, je suis un homme fichu et en plus je suis content.

Risette : J'irai même travailler avec ta lapine Posen, si tu veux.

Pierre : Risette, ton langage !

Risette : Quoi mon langage ? Eh, j'ai mon bac, moi !

Pierre : Lequel ?

Risette (indignée) : Salaud !

(Tous rient.)

FIN.