La Juliette au fouet

(Sandra II)

Le salon chez Tristan.

Marcel : Je conduis un Mirage.

Tristan : Un deux trois quatre. Un deux trois quatre.

(I1 répète mécaniquement un mouvement de gymnastique. Il est en jogging, l'autre a son uniforme d'aviateur militaire.)

Marcel : Je peux voler sur n'importe quel avion, je suis avion, né d'avion, sous le signe de l'Avion.

Tristan (trottinant autour de la table) : Juliette, Juliette, Juliette.

Marcel : Je conduirai tout aussi bien votre femme.

Tristan (mouvement et petit trot alternés) : Un deux trois quatre. Juliette, Juliette. Un deux trois quatre. Juliette, Juliette, Juliette.

Marcel : Vous êtes deux doués pour aimer, mais vous ne pouvez pas faire partie de la même histoire d'amour; Juliette et Tristan... il était temps que j'intervienne.

Tristan (hurlant) : Juliette ! (Plus calme :) Un deux trois quatre.

Marcel : Juliette et Marcel au contraire, c'est historique.

Tristan : Ooooh ! Quatre. Juliette deux Juliette quatre.

Marcel : Je baise bien.

Tristan : Cinq, six.

Marcel : Par contre d'après ses confidences à votre sujet, vous êtes disons assez capricieux.

Tristan (furieux) : Rrrrr... Juliette, Juliette, Juliette.

Marcel : Ce point délicat est fondamental pour une nature exigeante comme la sienne. Si vous voulez, ce soir, on fait une partie à trois, elle pourra mieux comparer.

Tristan : Et un quatre trois six. Et un deux six trois.

Marcel : Vous verrez comme je la mène.

Tristan : Ohoh trois, ohoh six.

Marcel : Il paraît que vous ne voulez même pas lui donner le fouet, que vous lui refusez tous ses caprices; enfin vous n'êtes pas à la hauteur.

Tristan (il respire avec peine) : Juliette, Juliette, Juliette.

Marcel : Je vous laisse réfléchir à tout cela. Je repasse tout à l'heure et je l'emmène.

(Tristan trottine. Marcel sort. Tristan s'arrête.)

Tristan (hurlant) : Juliette !... (Un temps) Satanée femelle, voilà qu'il lui faut un aviateur maintenant, l'homme de la terre ne lui suffit plus. Et le fouet ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de fouet. Elle larmoie quand elle se cogne à peine... (Un temps) Nos proches, nos voisins (regardant le public) à l'air normal, convenable, peuvent avoir parfois de drôles d'idées... vaut mieux ne pas étudier la question de trop près... Mais Juliette...

(La tête de Juliette paraît par une porte qui s'entrebâille.)

Juliette : Tu l'as vu ? (Un temps. Entrant :) Tu es fâché.

Tristan (se remettant à courir) : Un deux un deux un deux.

Juliette : Il est bien, hein ?

Tristan : Un deux un deux un deux.

Juliette (le regarde, puis) : Et il n'est pas compliqué comme toi. Il mange, il vole, il baise, il dort : ça c'est un homme. On le comprend.

Tristan (mouvement de gymnastique) : Un deux trois quatre. Un deux trois quatre.

Juliette : Tristan, mon chéri, il est temps de regarder notre vie en face. Nous vivons ensemble depuis trois ans et deux mois; ma jeunesse passe et si je ne multiplie pas les expériences, je n'aurai pas de beaux souvenirs plus tard. On oublie trop souvent que l'on sera vieux un jour, et ça vient vite. J'ai vingt-quatre ans et tu n'es que mon troisième. Ma vie est donc terne. Qu'est-ce que je raconterai plus tard à mes petits-enfants ? Nous avons fait notre premier gosse et hier en rentrant de la garderie il m'a demandé pourquoi je vivais avec papa. A la garderie on fait vieux jeu. A vingt-quatre ans !... Le monde d'aujourd'hui vit sur des valeurs nouvelles... qu'il n'a pas encore trouvées... mais enfin il vit dessus... et, pour reprendre une banalité pleine de bon sens, il faut vivre avec son temps. Si con soit-il.

Tristan (qui n'a pas arrêté son mouvement de gymnastique) : Et un deux trois quatre. Et un deux trois quatre.

Juliette : Tu es, si tu permets un reproche, peut-être un peu à part; on a parfois l'impression que tu ne fais pas comme tout le monde exprès. Sors de ta coquille ! Fais des expériences ! (Tristan ouvre un tiroir, un bahut...) Qu'est-ce que tu cherches ?

Tristan : Un fouet. Ou quelque chose qui puisse remplacer.

Juliette (un peu inquiète) : Pour quoi faire ?

Tristan : Une expérience... qui me tente... et me préoccupe depuis tout à l'heure.

Juliette : Tu veux te flageller comme les pénitents de Pâques que nous avons vu en Amérique du Sud ? J'ai toujours pensé qu'il y avait en toi un mystique.

Tristan : Alors tu vas avoir une bonne surprise.

Juliette (inquiète) : Quittons-nous sur de bonnes bases.

Tristan : Et surtout après une bonne nuit d'après ce que j'ai cru comprendre.

Juliette : Une bonne nuit ?

Tristan (sortant une cordelette) : Ah, voilà qui fera l'affaire... Mais avant une bonne nuit, pourquoi ne pas passer un bon moment tous les deux... (I1 s'avance vers elle.)

Juliette (reculant) : Marcel n'apprécierait sûrement pas.

(I1 lie plusieurs bouts de cordelette puis avance en balançant l'ensemble.) Tristan : Tu le sous-estimes.

Juliette : J'ai la migraine. (Elle recule.)

Tristan : J'ai le remède.

Juliette : Discutons calmement.

Tristan : Ce n'est pas dans le goût de l'époque. Des actes !

Juliette : Tu seras gentil ?

Tristan : Oh cette fois je ne vais rien te refuser, je vais même prévenir tes désirs.

Juliette : Ne l'as-tu pas toujours fait ?

Tristan : Non, non, on m'a bien expliqué, j'ai bien compris mes fautes.

Juliette (ne pouvant plus reculer) : L'amour ça va ça vient, il n'y a rien à comprendre. Comprendre, encore une valeur du passé.

Tristan : Eh bien, là, le passé va correspondre au présent. Nous allons, tous les deux, réaliser leur harmonie. (I1 frappe un meuble de la cordelette.)

Juliette : Qu'est-ce qui te prend ?

Tristan : En place !

Juliette : Hein ? Mais tu es fou !

(Elle lui échappe, elle sort en courant, il lui court après en criant : Juliette ! Juliette !) Marcel (rentrant) : Ah, plus là... Je me demande si je n'y suis pas allé un peu fort sur ma lancée... Rien ne stimule mon imagination comme le sexe... Enfin, réflexion faite, j'ai préféré revenir tout de suite... pour réparer éventuellement... Il ne m'a pas eu l'air aussi mou que le disait Juliette. (On entend des cris.) Qu'est-ce qui se passe ? (Inquiet) Il faudrait peut-être que j'aille voir... (Des cris.) Allons bon, encore des ennuis... (Un temps; soulagé) Ça s'est calmé.

Tristan (rentrant) : Evidemment je manque d'entraînement. Ou la cordelette ne vaut pas le fouet.

Marcel : Où est Juliette ?

Tristan : Vous revoilà déjà.

Marcel : Ces cris ?

Tristan : Ah oui, hein, quelle sérénade. Pensez aux voisins. Et les femmes s'étonneront qu'on leur refuse la cordelette... pour le fouet, je ne sais pas, c'est sûrement moins bruyant.

Marcel : Qu'est-ce que vous avez fait ?

Tristan : Elle vous griffe aussi ? Bon sang qu'est-ce que j'ai pris ! D'habitude, une petite morsure, de petites éraflures, mais là... j'ai mal partout... Je crois que je ferai bien de vous la laisser.

Marcel : Ah, vous voyez.

Tristan : Franchement je n'aurais pas cru.

Marcel : J'ai plus de résistance.

Tristan : Forcément, un aviateur.

Marcel : Il y a un rapport ?

Tristan : J'ose pas la plaisanterie, elle est trop vulgaire.

Marcel : Ah... oui... Il y a souvent du vrai dans les énormités.

Tristan : Enfin, on verra ce soir.

Marcel : Ce soir ?

Tristan : Je vous préviens, quoique moulu, je me sens en grande forme. Eh , franchement, vos méthodes, nouvelles pour moi, ça m'excite.

Marcel : Mais, voyez-vous, en réalité...

(Entre Juliette; aucune marque et les vêtements en ordre, mais furieuse, le couteau à découper la viande à la main.) Juliette : Où es-tu, salopard !

Tristan : C'est plein d'inattendu, ces méthodes perverses. Je comprends pourquoi elle s'ennuyait avec moi.

Juliette : Gare à la castration, mon bonhomme !

Tristan : Elle me fait peur.

Marcel : Permettez-moi d'intervenir...

Juliette : Toi, gare-toi.

Tristan : Vous feriez mieux de m'expliquer la suite. Qu'est-ce que je dois faire ?

Juliette (fonçant) : Aooah !

Tristan (en retraite) : Que c'est embêtant de ne pas connaître les règles du jeu.

Juliette : Ah, on aime la violence ! Ah, on veut des sensations fortes !

(On sonne.) Tristan : Une seconde. Je reviens. (I1 sort.)

Juliette (s'effondrant sur un fauteuil) : Ah, la brute.

Marcel (empressé) : Ma pauvre chérie, mais que s'est-il passé ? Tu vois, tu aurais dû partir avec moi sans explications, comme prévu. Moi qui suis si doux, si tendre.

Juliette : Il a essayé de me battre, tu te rends compte.

Marcel : Dès que je l'ai vu, j'ai deviné le pervers latent.

Juliette : En trois ans et demi et un bébé, je ne m'en étais pas aperçue.

Marcel : Tu es si distraite.

Juliette : Il va me payer ça.

Marcel : C'est juste, quitte-le, partons tout de suite.

Juliette : Il va me payer ça avant.

Marcel (inquiet) : Avant ?

(Rentre Tristan à reculons poussé à petits coups par une grande belle femme énergique, une mallette à la main.) Tristan : Je n'ai besoin de rien.

Yolande : C'est faux. Ils me disent tous cela et finalement ils achètent tous.

Tristan : Mais non. Et puis poussez pas. En voilà des façons. (A Juliette.) Dis-lui toi. Nous n'avons besoin de rien.

Yolande (à la cantonade) : Yolande Fressinet. Représentante en encyclopédies et (clin d'oeil) articles divers. Tout ce dont vous n'avez pas besoin (clin d'oeil), je l'ai. A condition que vous m'achetiez une encyclopédie en plus.

Marcel (jugeant la diversion utile) : Montrez-les nous donc.

Tristan : Mais non. J'ai horreur de ces gros livres qu'on n'ouvre jamais. C'est cher et ça encombre.

Juliette : Foutez-nous le camp, vous, c'est pas le moment. (Elle se relève toujours avec son couteau.)

(Yolande s'assoit.) Yolande : Je vois ce que c'est. Frustrée, hein ?

Tristan : De moins en moins; je m'applique.

Yolande : J'ai là l'encyclopédie du sexe. Des milliers d'articles...

Tristan : Eh ben.

Yolande : Des centaines de photos qui époustouflent même les collectionneurs de films porno.

Tristan : Faut que je voie ça.

Juliette : Tu la renvoies ou je fais un malheur !

Tristan : C'est bon pour mon instruction.

Yolande : On a toujours quelque chose à apprendre sur le sexe, c'est comme les gammes, il y a peu de notes mais une infinité de musiques.

Tristan : Eh ben.

Yolande (clin d'oeil) : Votre adresse m'a été communiquée par Yves.

Tristan : Yves ?

Yolande : Yves Fabregé.

Juliette (à part) : Aïe.

Yolande : Un sacré lapin. Il m'a parlé du besoin de distractions de madame.

Juliette (à part) : Aïe aïe aïe.

Tristan : Ah oui, Fabregé, je vois vaguement... Remarquez, elle s'amuse bien depuis ce matin... Qu'est-ce que vous pensez de la cordelette à la place du fouet ?

Yolande : Tout s'apprend mon petit bonhomme. Et je suis là pour ça. Je suis chère mais je suis bien.

Tristan : Pour Juliette, je ne regarde pas à la dépense.

Juliette : Mais puisque je vais m'en aller... (Elle pose le couteau sur un meuble.)

Tristan : On va apprendre tous les trois.

Marcel : Hein ? Ah non !

Tristan : Ne vous faites pas plus savant que vous n'êtes. C'est vrai, tout le monde veut se faire croire expert en la matière alors que le plus souvent on n'a que les connaissances de base; il ne faut pas hésiter à s'éduquer.

Yolande : Je suis chère mais je suis bien.

Tristan : Si tu pars, ça me permettra de ne pas rater la suivante; et toi, mon minou, tu vivras plus heureuse, grâce à moi, parce qu'il sera plus instruit.

Juliette : Mais non.

Tristan : D'ailleurs, on devait étudier à trois ce soir, on sera quatre tout de suite, voilà tout.

Juliette : Quoi, ce soir ?

Marcel (vivement) : Bah, écoutons-la toujours, ça n'engage à rien.

Tristan : Exactement.

Yolande (ouvrant sa mallette. Elle sort un gros livre, puis) : Qu'aimerait Madame ? La courroie électrique ? Les menottes ?

Tristan : Oh, les menottes; ça serait bien son genre, ça.

Juliette : Hein ? Mais non.

Yolande : Faut tout essayer, mon petit bonhomme, seul moyen d'être sûr.

Tristan : Au fait, quand elle me poursuit un couteau à la main, qu'est-ce que je dois faire ?

Yolande : Vous laisser tuer... Il ne faut jamais s'opposer au fantasme de l'autre, c'est le meilleur moyen d'obtenir l'harmonie du couple.

Tristan : Tu entends, Juliette ? Et toi qui me disais toujours : mais reste donc tranquille.

Marcel : Elle détruisait l'harmonie.

Yolande : Vous vous y preniez mal.

Juliette : Mais non.

Tristan : Mais si ! Laisse parler l'experte.

Marcel : Si vous interrompez tout le temps on n'avancera pas. C'est pourtant intéressant. (I1 feuillette le livre.)

Yolande : C'est le premier tome.

Marcel : Il faudrait commencer ces études tout enfant.

Tristan (regardant aussi) : Oh ! dites donc !

(Un homme entre, au regard froid, ses épaules sont étonnamment larges. Il a l'air triste.) Yolande : Allons bon. (Visiblement elle le connaît.)

Tristan : Eh bien, vous ne pouviez pas sonner ?

(L'homme s'assoit.) Juliette : Il me rappelle quelqu'un. (Elle l'examine soigneusement.)

Tristan : Monsieur, veuillez sortir.

(L'homme sort un journal de sa poche et se met à le lire.) Marcel : Vous avez entendu ce que vous a intimé mon ami ? Dehors ou on vous sort.

(L'homme tourne une page.) Yolandel'homme) : Je ne partirai pas. Je ne partirai pas !

Juliette : C'est curieux; si ça se pouvait, je dirais qu'il ressemble à quelques-uns.

Tristan : A quelques-uns ?

Juliette : Oui, j'ai l'impression de l'avoir déjà vu par petits bouts.

Marcel : Yolande me fait un peu la même impression.

Tristan : Eh bien, moi, je n'ai pas d'impression... J'étais content, j'avais oublié votre départ... Et voilà encore un type de trop.

Yolande : Il faut continuer sans faire attention.

Tristan : A deux on va le sortir.

Marcel : Parfaitement.

Yolande : Regardez-le, il est deux fois fort comme vous deux, il va encore tout casser.

Tristan : C'est votre... mari, compagnon ?

Yolande : Pas exactement. (Un temps.) Moi je le quitte, mais lui ne me quitte pas.

Tristan (intéressé) : Tiens.

Yolande : Je ne sais pas comment il fait pour toujours me retrouver.

Marcel : Ignorons-le tant qu'il nous ignore.

Tristan (en gaîté) : Après ça, on était quatre, on expérimentera à cinq, j'apprendrai d'autant plus.

Yolande : Il veut m'empêcher de faire le bonheur de mes semblables, tu comprends, mon petit bonhomme.

Tristan : Nous méprisons le chantage.

(L'homme enlève sa veste, se met torse nu. Il a une musculature énorme. Il commence des exercices.) Yolande : Voici quelques objets et aphrodisiaques. J'en distribuerai tout à l'heure.

Juliette : Mais non !

Marcel : Pour nous seulement.

Yolande : Ne discutez pas... Ces objets sont des objets à rêves. Ils se collent à la peau et engendrent par la sensation des images, des hallucinations qui multiplient le plaisir.

Tristan : Vous m'en mettrez cent.

Yolande : Bien, Monsieur. (Elle inscrit.)... Ceci, c'est le stylo érotique : il vous fait écrire ce que vous n'osez pas penser. Vous commencez une lettre et il écrit bientôt ce que vous aimeriez faire dans le domaine sexuel avec votre correspondant.

(L'homme va dans la direction de la chambre et y entre.) Tristan : Des lettres à ne pas envoyer.

Marcel : Vous m'en mettrez dix. (A Tristan) J'en offrirai à mes amies.

Tristan : C'est vrai. Dix pour moi aussi.

(L'homme revient, la cordelette de Tristan à la main.) Yolande (inquiète) : Il faut que j'aille chercher le reste dans ma voiture. Essayez donc ces objets, ils sont à vous.

(Elle s'échappe. Marcel s'assied et commence d'écrire. Juliette s'approche discrètement et regarde par-dessus son épaule. Tristan a pris un objet collant et s'approche de l'homme.) Tristan : Vous aimez le sport, je vois, comme moi... (L'homme se met à faire de petits noeuds sur les différents bouts de la cordelette.) Le sport, chez soi, tout seul, il n'y a rien de mieux pour se sentir fort. Un homme, quoi. (Tristan colle doucement l'objet contre le flanc de l'homme, un peu en arrière, vers le dos. ) Je vous laisse méditer.

Juliette (toujours lisant par-dessus l'épaule de Marcel) : Oh.

Marcel (comme dans un rêve, écrivant toujours) : Quoi "oh" ? Qui a dit "oh" ?

Tristan : Je vais écrire aussi, maintenant... Ma chère Juliette... Rien ne me vient...

Juliette choquée à Marcel : Vous avez un bien vilain inconscient, monsieur.

Tristan : Je vais essayer pour une autre... Ma chère Jeannine... (Un temps.) Rien ne me vient. . . Foutu stylo !

Juliette (franchement inquiète) : Je me demande si c'est une bonne idée de partir avec lui.

Tristan (appel au secours) : Juliette !... Viens m'aider.

Juliette : A quoi ?

Tristan : Je n'arrive pas à écrire une lettre.

Juliette : Eh bien, tu as au moins ça pour toi.

Tristan : Qu'est-ce qu'il écrit, lui ?

Juliette : Tu n'as qu'à venir voir.

(I1 y va. Marcel semble ne se rendre compte de rien. Yeux ronds de Tristan. L'homme a fini ses noeuds. Il se tourne vers eux.) L'homme : Venez Juliette, il faut que je m'occupe de vous maintenant.

Juliette : De moi ?

L'homme : Bien sûr. Pourquoi serais-je venu, sinon ?

Juliette : Si vous approchez, j'appelle à l'aide.

L'homme : Je suis là justement pour vous aider.

Juliette : Tristan !

Tristan (qui a mis ses lunettes; très absorbé dans sa lecture) : Une seconde, chérie.

Juliette : Je vous reconnais, Yves, vous savez, je donnerai votre nom à la police. Vous avez beau vous être plutôt développé...

L'homme : Je ne suis pas Yves.

Juliette : André ? Oui. Mais c'est si loin.

L'homme : Je ne suis pas André. (I1 l'attrape et veut l'emmener vers la chambre. Elle résiste.)

Tristan : Mais va donc avec lui. Tu en meurs d'envie, je suis sûr.

Juliette : Tristan ! Qu'est-ce qui te prend ? Aide-moi.

Tristan : Bon, bon... je viens aussi.

L'homme (qui réussit peu à peu à entraîner Juliette) : Vous avez bien fait de me coller ce truc-là sur le côté, je me sens en meilleure forme que d'habitude.

Tristan : Je vais m'en mettre un aussi. (I1 le fait. Un temps.) Je ne sens rien, moi... Suis-je le seul normal ou le seul anormal ?

Juliette : Tristan !

L'homme : Vos cordelettes vont faire merveille.

Tristan : Mais... vous n'étiez pas encore là quand j'en ai parlé.

L'homme : Je crois que je vais la tuer.

Juliette : Au secours !

L'homme (expliquant) : Elle crie parce qu'elle a peur, c'est habituel.

Tristan : En somme, tout va bien.

(Brusquement il saute sur l'homme et tente de le maîtriser. Mais celui-ci se dégage et l'envoie rouler à terre. Juliette libérée se saisit du couteau qu'elle avait posé.) L'homme (très calme) : Vous êtes vraiment très normal, Tristan, vous m'êtes néanmoins sympathique.

(Méthodiquement il se met à tout casser, à coups de poing le plus souvent. Il reste très calme. Les deux autres reculent.) Tristan : Mais laissez ça !

Juliette : Si vous approchez, je vous le plante dans le ventre.

Marcel (écrivant toujours, comme dans un rêve) : Un peu de silence, s'il vous plaît.

L'homme : Il n'y a rien de précieux chez vous, il n'y a rien d'intéressant à casser... La dernière fois, nous opérions chez des gens d'un autre standing, je dois le dire. Yolande descend parfois dans les basses classes, elle veut faire le bonheur de tous.

Tristan : Nous ne sommes pas assez bien pour vous, quoi ?

L'homme : Ça vient vraiment de Prisunic tout ça. J'aime casser du luxe.

Tristan : Juliette, va chercher le service de fête pour Monsieur !

Juliette (en larmes) : Tu sais bien qu'on l'a cassé à notre dernière dispute.

L'homme : Et voilà. Et après, plus rien pour les visiteurs. (I1 a fini. Il regarde autour de lui, il n'y a plus que des débris.)

Tristan : Je crois que vous avez fini.

L'homme : Oui.

Tristan : Vous allez me juger d'une morale bien étroite... mais j'aimais mieux ma vie d'avant.

L'homme : La morale n'est la morale que quand elle est étroite.

Tristan : Aurais-je enfin une qualité : avoir les idées courtes.

L'homme : Il faut une grande intelligence pour faire les grandes sottises.

Tristan : Il y a plus de gens intelligents qu'on ne croirait.

L'homme : Vous ne voulez pas que je vous dresse votre femme... C'est comme les chiens, vous savez; si on ne leur apprend rien, ils tirent sur le laisse, si on les éduque, ils marchent sagement à vos côtés.

Tristan : Franchement j'aime mieux pas.

L'homme : Tant pis pour vous... Votre vie continuera d'être un enfer.

Tristan : Je m'en accommoderai.

L'homme : Vous êtes sympathique parce que vous êtes bête... Moi je rends des services, voilà tout. J'aurais voulu vous être utile...

Juliette : On oublie que c'est moi qui ai le couteau ! C'est fini, ces discussions, oui ! Je décide.

Tristan : De toute façon elle s'en va.

L'homme : Je vous le souhaite.

Juliette : De quoi je me mêle, Tarzan ?

Tristan : Je m'offrirai un petit voyage. Depuis le temps que j'ai envie d'aller au Sénégal.

Juliette : Moi aussi j'ai envie d'aller au Sénégal.

L'homme (désignant ironiquement Juliette du menton) : Vous n'êtes pas sorti de l'auberge.

Tristan : Peut-être que là-bas j'arriverai enfin à apprendre à danser.

Juliette : Tristan !

Tristan : Juliette ?

Juliette : J'adore danser.

Tristan : Mais Je ne sais pas encore, je ne saurai peut-être jamais.

Juliette : Tu me regarderas et tu seras content.

Tristan : Non, je crois que je vais vraiment apprendre.

(L'homme se rhabille.) Juliette : On va enfin pouvoir être heureux. Et tant pis pour les opinions de la garderie.

Tristan : Tant pis pour tout le monde.

(L'homme sort en hochant tristement la tête.) Juliette : J'étais folle de vouloir te quitter.

Tristan : Tout à fait exact.

Juliette : Quand on a une perle, on ne la perd pas.

Tristan (fat) : Oh...

Juliette : C'est moi la perle.

Tristan : Ah ?

Juliette (regardant Marcel toujours écrivant) : Bon, ben maintenant vire-moi celui-là.

Tristan : Monsieur ? S'il vous plaît ?

Marcel (comme tiré d'un rêve) : Que voulez-vous ?

Tristan : Vous virer.

Marcel : Et pourquoi ?

Tristan : Vous êtes assis sur une autoroute, vous gênez la circulation.

(Juliette impatientée attrape Marcel par un bras, le tire puis le pousse dehors. Elle referme la porte.) Juliette : Enfin seuls !

 

FIN.