Chérie au travail

(Sandra III)

La bande sonore passe des soupirs féminins genre preuve d’haleine fraîche.

Le décor nous plante dans un luxueux hall d’hôtel. La réception loin au fond, un bar sur un côté, l’entrée de l’autre.

Blaise (essoufflé) : Je n’en peux plus. Courir comme ça... (Il s’assied dans un des fauteuils d’attente.) J’ai envie de découvrir la vie, découvrir le monde. A quarante ans et quelques, il est grand temps... J’ai échappé à Chérie.

Octave (très beau; derrière lui) : Enfin seul ?

Blaise (qui a sursauté, le découvrant) : Vous n’avez rien volé, j’espère ?

Octave : Pas plus que vous ne m’avez trouvé.

Blaise (piteux) : Je tombe toujours sur vous... à condition de ne pas vous chercher... Vous me ferez renoncer à la police.

Octave : Que dirait Chérie qui vous voit déjà préfet ?... Elle va bien ?

Blaise : Elle a une santé... excessive, comme toujours.

0ctave : Et qu’est-ce que vous faites là ?

Blaise : J’ai pris mes vacances et la fuite.

Octave : Encore !

Blaise : Je vais claquer toutes mes économies. Ce soir une suite de palace, demain l’avion pour Bora-Bora.

Octave (pincé) : Chérie ne sera pas contente.

Blaise : Je n’en peux plus qu’elle soit ambitieuse pour moi... Luxe, calme et paix en ce qui concerne la volupté, voilà mon programme. Je n’aurais pas dû me laisser épouser. Je n’ai pas la résistance voulue.

Octave : Chérie sera fâchée.

Blaise : Je viens de lui échapper de peu. Jamais elle ne me croira capable de dépenser 3000 F pour une nuit ici.

Octave : Vous comprendrez que je ne puisse vous couvrir.

Blaise : Votre neutralité, c’est tout.

Octave : Blaise, votre conduite n’est pas celle d’un bon époux. Vous avez une chérie d’exception qui comprend que pour devenir un grand policier vous avez besoin d’un voleur n° 1. Faut-il vous rappeler vos récentes promotions depuis que je suis l’affaire de votre vie ? Ne soyez pas ingrat. Renoncez à vos vacances. Je suis sur un coup magnifique. La police a besoin de vous.

Blaise : J’irai à Bora-Bora !

Octave : Bora-Bora ? Ça n’existe pas. Croyez-moi : j’y suis allé. C’est juste un rêve que l’on a, enfoncé dans la tête. Là-bas on s’ennuie tout de suite.

Blaise : Je veux m’ennuyer à Bora-Bora !

Octave : Bora-Bora, qu’est-ce que c’est ? Une absence de trésors à voler, une absence de perspective de carrière, une absence de...

Blaise : Gauguin y est bien allé, pourquoi pas moi ?

Octave : La France a besoin de vous pour me courir après.

Blaise : Je ne vous attrape jamais.

Octave : Justement. Pour les gens je suis leur Bora-Bora. Vous savez bien que sur l’île il n’y a pas de place pour tout le monde.

Blaise : Mais encore assez pour moi.

Octave : A chaque nouveau vol spectaculaire, les humbles ménagères, les braves pères de famille, les mioches reniflards, tous ceux qui n’auront jamais grand chose, sont heureux et vous devenez un peu plus populaire, mais si, mais si. Le préfet a voulu vous remplacer et sous l’afflux de courrier suivi de la pression des medias il a renoncé. Quand il a fait une gaffe dans l’affaire Ludovici, pour qu’on n’y pense pas, il vous a donné une promotion et on n’a parlé que de ça, vous voyez bien.

Blaise : Tous mes collègues ont été jaloux. Il y en a qui ne m’adressent plus la parole. Ils disent que j’ai été pistonné.

Octave : Mais c’est faux. Vous, vous n’avez pas eu besoin de ça... Et vous êtes bien le seul.

Blaise : Si on le croit, c’est comme si c’était le cas.

Octave : Vous avez votre conscience pour vous. Et surtout... Chérie a été tellement contente ! N’a-t-elle pas été gentille ?

Blaise : Ah çà !

Octave : Vous voyez bien, vous avez déjà eu Bora-Bora.

Blaise : J’ai eu six heures trente-cinq minutes et quinze secondes sans scène. Je découvrais une autre façon de vivre. C’est alors que j’ai pensé à Bora-Bora.

Octave : Mais c’est ici. Encore un petit effort. Vous ne m’attrapez pas deux ou trois fois et vous êtes premier flic du pays.

Blaise (modeste) : Oh, premier. Dans les premiers... Et on ne ricanera plus ?

Octave : Quand on est puissant, on peut être con, ça n’a plus d’importance. On est considéré parce qu’on a la place... et d’autant plus que l’on épate les gens si on la mérite moins.

Blaise : Oui, ils se disent : çà alors ! Ce nul, c’est quelqu’un !

Octave : Eh oui ! Est-ce que vous ne raisonnez pas comme ça vous-même ? Allez, soyez un bon époux, rentrez à la maison.

Blaise (ébranlé) : C’est que... elle s’est aperçue de mon départ.

Octave : Je vous couvrirai.

Blaise : Vous feriez ça ?

Octave (soudain) : Attention.

Blaise : Quoi ?

Octave : Là... (Il l’enfonce dans son fauteuil.)

Blaise : Où ?

Octave : Celui qui dans la police occupe la place juste devant vous.

Blaise : Un pistonné.

Octave : Ah. Vous voyez bien...

Blaise : Qu’est-ce qu’il fait là ?

(La musique joue une chanson héroïque époque Piaf.)

Pétrouillard : Je m’suis dit : mon petit Pétrouillard, comment trouver un bandit célèbre ? et je me suis répondu : en filant le policier qui le cherche. Fallait y penser... L’histoire des vacances, ça n’a pas pris... Il veut ma place, j’aurai sa peau.

Octave (à Blaise) : Il ne vous aime pas.

Blaise (navré) : Je sais bien, je sais bien.

Pétrouillard : Ce qui m’échappe c’est Bora-Bora... Je n’aurai pas les crédits pour suivre jusque là. Il faut que j’opère avant... (Au réceptionniste :) Je cherche un homme minable, plutôt gros, lourd, bêta, chez vous ça doit se remarquer.

Le réceptionniste : Je suis payé pour ne remarquer personne.

Pétrouillard : Police !

Le réceptionniste : Aah ! Je recevrai une prime... Soyez gentil insistez, que je montre ma fermeté d’âme.

Pétrouillard : Il ne dit pas non, c’est un aveu.

Octave (à Blaise) : Prenez l’escalier, là, allez me chercher dans les étages.

Blaise (affolé) : Monter les escaliers !

Pétrouillard : Je vais faire envahir l’hôtel par mes hommes.

(Blaise monte. Pétrouillard va pour sortir; Chérie, femme de rêve, fait irruption. Musique du début : les soupirs.)

Chérie : Il est là ! Je sais qu’il est là !... Eh, vous, la Pétrouille, venez ici... Ici !... Vous allez l’arrêter.

Pétrouillard : Qui ?

Chérie : Mon mari... (A part) Bora-Bora, tu me le paieras... (Haut) Mon mari, bien sûr.

Pétrouillard (plein d’espoir) : Il a tué quelqu’un ? volé au moins ?

Chérie : Pire... Bora-Bora.

Pétrouillard : Ce n’est pas dans le Code.

Chérie : Je me fous du Code.

Pétrouillard : Moi...

Chérie : Déjà que vous êtes un parasite de la police... Pour une fois que vous allez servir à quelque chose.

Pétrouillard : Permettez...

Chérie : Vous êtes armé ?

Pétrouillard : Non.

Chérie : Moi si... A nous deux la Pétrouille nous allons faire du bon boulot... Si je vois ce salaud, je le flingue.

Pétrouillard : Je vous l’interdis.

Chérie : Vous direz que c’était une bavure policière... On vous a bien vu ici, si tu ne marches pas, je te charge à fond.

Pétrouillard : Seigneur ! Elle est pire que d’habitude...Je file chercher mes hommes.

Chérie : Il n’y a plus d’hommes. J’aurais dû vivre à l’époque préhistorique, celle des mammouths et des vrais mâles. (Hurlant) Blaise !

Le réceptionniste : Silence, s’il vous plaît, Madame. C’est un hôtel, ici.

Chérie : Vous croyez que j’irais crier au centre de la place de La Concorde ? Personne ne m’entendrait. (Hurlant) Blaise !

Le réceptionniste (à part) : Là, c’est la prime de risque. (A Chérie :) Vous allez m’obliger à employer la force.

Chérie (sortant le revolver de son sac) : Ah oui ?

Le réceptionniste : J’appelle la police.

Chérie : Te fatigue pas, elle est en route.

Le réceptionniste : Ah ?

Chérie : Mes petits nerfs font leur pelote, ils s’ulcèrent de ta proximité. Va donc travailler, tu ne sais pas parler aux femmes.

Le réceptionniste : Sachez que je parle quatre langues couramment.

Chérie : Ane en quatre langues.

Le réceptionniste : Je renonce à vous réceptionner. Vous êtes une Chérie trop vulgaire. (Il regagne son comptoir.)

Chérie : Tous des lavettes... Surtout le mien... Bora-Bora ! tu me paieras ça ! (Octave pendant ce temps s’est approché tout doucement sur le côté. Elle se tourne :) Octave !

Octave : Chérie !

Chérie : Si tu savais comme je suis malheureuse.

Octave : Je t’avais prévenue.

Chéri : Mari n’est pas un bon mari. Il ne m’a pas fait l’amour depuis deux jours. A une femme comme moi.

Octave : Il a peut-être besoin de repos.

Chérie : Il est gras, il est fainéant, il est fumiste. Et moi, moi je me décarcasse pour en faire quelqu’un. Octave ! J’ai des phases de découragement, je me dis parfois que la tâche est impossible.

Octave : A nous deux nous y arriverons.

Chérie : Quand il y a un coup de revolver à tirer, il faut que je le tire pour lui, il faut que je le suive partout, sinon il en profite pour ne pas faire carrière.

Octave : Ah, si tu m’avais écouté !

Chérie : Eh oui. Mais j’aime cette larve. Et, tu le sais, je suis un être fidèle, j’ai des principes; il me le demanderait à genoux que je ne le tromperais pas... Il m’a, je le garde. Tant pis pour lui s’il ne connaît pas son bonheur.

Octave : Tu es une grande âme, Chérie. Sappho, à côté de toi, bouillonnait à petits bouillons; Cléopâtre, eh bien, elle avait le nez trop court; quant à l’illustre Hortense Schneider, il lui fallait des princes, elle aurait renoncé avec un Blaise.

Chérie : Moi je ne renonce pas !... Mais je vais le flinguer d’abord. Il partait sans moi à Bora-Bora ! Quelle vahiné peut être plus vahiné que Chérie ?

Octave : Il aura eu un instant d’égarement.

Chérie : Il en a sans arrêt.

Octave : C’est sa mauvaise nature.

Chérie : Mais on redresse une mauvaise nature. Encore faut-il qu’elle y mette de la bonne volonté !

Octave : Et il n’en met pas ?

Chérie : Aucune... Ah, ce n’est pas demain que je serai la première fliquesse de France.

Octave : Courage ! Courage !

Chérie : J’en ai... mais je n’ai pas de patience... Quand je le vois, rentrant à la maison, penser seulement à s’enfoncer dans son fauteuil et à regarder la télé, c’est plus fort que moi, il faut que je l’engueule... J’y passe mon temps. Jamais une minute de détente.

Octave : Pauvre Chérie.

Chérie : Oh oui, plains-moi. C’est si bon d’être plainte... Et je le mérite tant.

Octave : Comment as-tu su que ton mari était ici ?

Chérie : J’ai cousu un bip-bip à distance en bas de son pantalon et je le suis chez moi sur un écran.

Octave (estomaqué) : Ah bon ?... Mais où t’es-tu procuré un équipement aussi sophistiqué ?

Chérie : Dans ses services, évidemment... Une fois par semaine je vais à son bureau mettre toutes ses affaires en ordre, arranger tous les problèmes... Connais-tu beaucoup d’épouses qui fassent cela ? Y en a-t-il beaucoup qui poussent le dévouement aussi loin ?

Octave : Le Pape serait fier de toi.

Chérie : Je crois.

Octave : Quand tu auras tous les services en main, je n’aurai qu’à bien me tenir.

Chérie : Oh, tu n’as rien à craindre, tu sais bien, que ferais-je sans toi ?

Octave : Et moi, sans toi, je trouverais la planète bien calme .

(Rentre Pétrouillard suivi d’une quinzaine d’hommes.)

Pétrouillard (à ses hommes) : Vous allez...

Chérie : Soldats ! Lequel de vous ne me connaît pas ? Toi, La Mitraille, est-ce que je ne t’ai pas sorti d’affaire pour l’histoire de la rue Jacob ? pour l’histoire de la rue Mahomet ? pour l’histoire de la rue de la paix ? Toi, Scalpel, est-ce que je ne t’ai pas récupéré à un demi-doigt de La Santé ? Et tous, tous, je vous ai réunis dans ce corps spécial pour des raisons... spéciales; mais qui n’a à s’en féliciter ? (A Pétrouillard qui veut intervenir :) Silence, La Pétrouille !... Aujourd’hui c’est moi qui ai besoin de vous. Voici le cas.

Pétrouillard : Madame, vous débauchez mes hommes.

Les agents : Silence, La Pétrouille !

Chérie : Mon mari, ce gros lard, ce bon à rien, a pris la fuite. Il est ici ! Je le tiens. Il faut me le récupérer. . . en le malmenant un peu. . . Ça lui fera les pieds. Une prime et un grade à celui qui me le ramène un peu amoché. Que ça lui serve de leçon ! Qu’il renonce à s’évader !

Les agents (chantant) : La garde est là, la garde vous le rendra !

Pétrouillard (hurle) : C’est pas dans le Code !

Chérie et les agents : La paix, La Pétrouille.

(Les agents se dispersent, beaucoup montent aux étages. Pétrouillard, découragé, va s’asseoir au bar.)

Octave : Et moi dans cette affaire ? J’étais ici sur un coup superbe .

Chérie : Tu le fais.

Octave : Eh, et vous ?

Chérie : Tu vois bien qu’ils sont occupés.

Octave : C’est juste... Mais la réputation de ton mari va en prendre un coup.

Chérie : Pas du tout. Au contraire.

Octave : Ah ?

Chérie : Qu’est-ce qu’il faisait dans cet hôtel ? (Comme Octave va parler) Non, il te surveillait... Qui lui met des bâtons dans les roues par sa présence inexplicable, en donnant à ses hommes, irresponsables les pauvres, des ordres idiots d’arrêter le policier ? La Pétrouille.

Octave (admiratif) : C’est fort.

Chérie : Une Chérie comme moi, c’est un trésor.

Octave : Mais moi je t’apprécie à ta juste valeur.

Chérie : Tu es bien le seul.

Octave : Le monde est peuplé de veaux.

Chérie : Regarde La Pétrouille... ce dégénéré... avachi au bar... Est-ce qu’il serait venu pour apprendre la suite et me dire «bravo, c’est bien combiné» ?

Octave : Les vers luisants ne savent pas admirer les étoiles.

Chérie : Luisant, lui ? Ah ! A part le nez... Quand je repense à mes espoirs de timide jeune fille au sujet des Tarzan, David braqueur, GI Wayne... Et tomber sous un Blaise.

Octave : Assez lointaine synthèse des susdits.

Chérie : C’est à se taper la cafetière contre les murs.

Octave : Ne t’énerve pas.

Chérie : J’ai envie de l’étriper ! (Hurlant) Blaise !

Le réceptionniste : On ne crie pas. C’est pas convenable.

Chérie : Mon sang bout ! Il me le faut. (Hurlant) Blaise !

Octave : Voyons...

Chérie : Toi, va voler, au lieu de rester là comme un fainéant... Blaise !

Octave : Décidément ça se gâte.

(I1 cherche le panneau en forme de flèche avec l’inscription «direction» et sort par une porte qui ne se remarquait pas.) Chérie (elle sort son revolver) : Blaise !

Le réceptionniste : On ne tire pas ici... On n’est pas au saloon.

Blaise (apparaissant dans l’escalier, «soutenu» par deux agents; habits et visage mal en point) : Je suis là.

Chérie : Alors, on avait une petite envie de Bora-Bora ?

Blaise : Dis-leur de me lâcher.

Chérie : On me trompait avec Bora-Bora ?

Blaise : Dis-leur de me lâcher.

Chérie : Lâchez-le, on va régler ça entre hommes... (Ils le lâchent et Blaise manque de tomber.) Tu vas me payer ça, gros lard. Après tout ce que tu m’as promis quand j’étais vierge.

Blaise : Oh, c’est toi qui...

Chérie : Mes années sacrifiées...

Blaise : On dit «mes meilleures années»... (S’avançant, tendre :) C’est un souvenir qui m’émeut toujours...

Chérie : Satan !

(Elle tire. Blaise se baisse et court s’abriter. Elle tire à nouveau. Pétrouillard se précipite pour la maîtriser et, comme Blaise effectuait un mouvement tournant et Chérie aussi, se trouve sur la trajectoire et reçoit la troisième balle. Un silence. Puis, tout à coup, voix joyeuse de Chérie : ) Chérie : Blaise ! Tu vas avoir une promotion !

(Les agents viennent joyeusement la féliciter.)

Blaise : Et lui ?

Chérie : Le compte est bon.

Blaise : Mais il va y avoir une enquête.

Chérie : Tu la feras.

Blaise : Mais non.

Chérie : Mais si.

Blaise : Et qu’est-ce qu’on dira ?

Chérie : Pétrouillard, noble con, mort au champ de labeur, pour être intervenu de façon intempestive au moment précis où tu allais mettre le grappin sur le voleur n° 1, Octave, pris dans la fusillade entre ce dernier et tes hommes, parce qu’il voulait courageusement et sottement jouer au héros.

Blaise : Pauvre Pétrouillard, le voilà bien enterré.

Chérie : Le préfet lui fera un discours... Tiens, ton revolver.

(Elle le lui donne.)

Blaise : Je ne m’habitue pas à tes méthodes.

Chérie : Et pour les agents, une prime de risque pour tout le monde !

Les agents : Bravo ! (Ils applaudissent.)

Chérie (à Blaise) : Alors ? On n’embrasse pas sa petite femme ? (Il l’embrasse.) On l’aime ?

Blaise : Je n’ai pas le moral. J’ai mal partout.

Chérie : On l’aime ?

Blaise : Passionnément. (I1 l’embrasse à nouveau.)

 

2ème tableau.

Une rue minable avec du rose pour faire joli. De misérables êtres humains traînent là : mendiants, reliquats des tables d’opération, prostituées à pustules (sauf une). Tout de même deux boutiques : une boucherie et un marchand de chemises roses : «Au minet qui penche». Par-ci par-là sont cachés des gendarmes. Derrière deux prostituées ordinaires, le préfet de police; derrière la belle, Blaise.

Le préfet : Vous êtes sûr de vous, mon cher Blaise ?

Blaise : Tout à fait, Monsieur le préfet.

Le préfet : Comprenez-moi, depuis l’accident de ce pauvre La Pétrouille, je veux dire Pétrouillard... et en plus Octave qui s’échappe...

Blaise : Il s’en est fallu d’un rien.

Le préfet : Eh oui... Encore un coup comme celui-là et je suis bon pour des vacances prolongées.

Blaise (intéressé) : Ah bon ?

Le préfet : On nous reproche les plus infimes détails, à nous, les dirigeants, comme si nous pouvions être partout.

Blaise : C’est profondément injuste.

Le préfet : Aussi je compte sur vous, qui êtes devenu une sorte de héros national... mais si... et à juste titre.

Blaise : La fortune sourit aux audacieux.

Le préfet : N’empêche que vous auriez dû avertir Chérie... Elle ne sera pas contente.

Blaise : Je veux montrer à tous les ricaneurs ce que je suis capable de faire, seul !

Le préfet : Je comprends, je comprends... Enfin... Il est bien là ?

(Le préfet désigne une porte à côté de la boucherie.)

Blaise : Mes informateurs sont sûrs. Il est là.

Le préfet : Vous avez prévenu les chaînes de télé ?

Blaise : Tout sera filmé, soyez tranquille. Plusieurs des prostituées sont en fait des opératrices télé, les pointes de leurs seins sont des objectifs de caméras, miniaturisées au maximum, leurs oreilles transmettent directement le son...

Le préfet : C’est prodigieux, ce qu’on leur fait aujourd’hui.

Blaise : Et Octave sera attaqué uniquement aux lasers de couleur.

Le préfet : Mais lui n’en aura pas.

Blaise : Rien n’est jamais parfait.

Le préfet : Eh non... Comme c’est pensé ce que vous dites là.

Blaise : J’ai toujours aimé la philosophie. Déjà à l’école, je n’y comprenais rien et pourtant j’aimais ça.

Le préfet : Vous êtes un drôle d’homme.

Blaise (en fait pour les caméras) : La difficulté ne me fait pas peur. La difficulté a peur devant moi. (Un temps.)

Le préfet : ... Y en a encore pour longtemps à attendre ?

Blaise : Pourquoi ?

Le préfet : Ma foi, s’il y a le temps, je m’occuperais...

(I1 lorgne la prostituée devant Blaise.)

La Belle : C’est pas mon tour.

Lolita quarante ans après : C’est à moi.

Le préfet : Tout compte fait...

La belle : Vous avez bien le temps.

Compagne ex aequo de Lolita : Je viens aussi.

Lolita : Surtout que je te sens tout énervé.

Le préfet : Pas tellement.

Compagne de Lolita : On sera toujours aussi bien à l’intérieur.

Lolita : Alors ?

La Belle : Tu ne vas pas encore les complexer ? Après, elles me font des scènes épouvantables.

Blaise : Surtout que nous avons besoin d’elles.

Le préfet : Mais...

(Lolita et sa compagne l’entraînent tandis qu’il proteste.)

Blaise (pour les caméras) : Ce sont toujours les mêmes qui s’amusent pendant que les autres travaillent.

La Belle : On voit que tu connais la vie... (A mi-voix :) C’était déjà filmé, tout ça ?

Blaise (à mi-voix) : Evidemment.

La Belle (à mi-voix) : Mon cachet sera bien triplé ? J’ai bien joué mon rôle ?

Blaise (à mi-voix) : Chut ! Il y a des micros partout.

La Belle (haut) : Tout de même, quel vicieux. Monter avec ces deux-là, même le pire des fauchés ne veut pas.

Blaise (haut) : Je ne m’attendais vraiment pas à ça.

La Belle (montrant les reliquats des tables d’opération) : Où est-ce que vous avez dégoté ces tronçons ?

Blaise : Ce sont d’anciens héros de la police. Couverts de médailles sur la surface restante. (A voix basse :) Pas un qui puisse sentir ce préfet. (Fort :) Ça va les tronçons ?

Les tronçons : Vive Chérie !

Blaise (à part) : Elle se fait aimer de tous ceux qui ne la connaissent pas.

(Apparaît Chérie. Elle a une robe couleurs de la rue.)

Chérie : Tout le monde est en place ? Parfait... Qu’est-ce que vous dites de ma tenue de campagne ?... (A un tronçon :) Alors, mon p’tit bout, toujours douloureux de partout ? (Elle lui passe la main dans les cheveux.)

Le tronçon : Blaise a critiqué.

Chérie : Qu’est-ce qu’il a critiqué mon con de mari ? (Sourire aux caméras.)

Le tronçon A : Il dit que je suis en plein dans la ligne de tir.

Chérie : Oui, eh bien, tu en as l’habitude ? Tu laisses passer nos rayons et tu arrêtes les balles de l’autre, d’accord ? Tu as un poste de confiance, un poste clef.

Le tronçon A : Vous, vous savez parler aux soldats.

Les tronçons : Vive Chérie !

Blaise : Ce que j’en disais, c’était pour lui. Tout à l’heure il risque de ne plus en rester grand chose.

Le tronçon A : Non mais, ça vous regarde !

Chérie : Plus tu seras concentré, plus tu prendras d’importance.

Le tronçon B : Seulement, sur le marché du travail, il y en a qui ne comprennent pas ça, ils veulent des mains, des pieds...

Le tronçon C : Tous ces handicapés mentaux qui dirigent les entreprises, il faudra vous occuper d’eux Chérie.

Chérie : Comptez sur moi. Et en attendant (Pour les caméras :) J’augmente les pensions de tous les valeureux présents !

Les tronçons : Vive Chérie !

Chérie : Où sont les caméras ? J’ai oublié... Je me demande toujours quelles pointes de seins je dois fixer, c’est agaçant... (Fixant la Belle) Celle-là ?

(Pour faire bouger les seins, les pointes sont prises dans des anneaux eux-mêmes reliés par une tige rigide; de chaque anneau part un fil qui par l’intérieur d’une manche arrive dans une main des actrices.) Blaise : Non, c’est une vraie.

Chérie : Tu les choisis bien, toi. On verra ça ce soir.

Blaise : Mais non, c’est... tu sais bien.

Chérie : Que je n’oublie personne... Alors les putes ? Un peu de coeur au ventre !... Laquelle de vous pensait encore passer à la télé ? Grâce à moi le pays entier vous regarde. Quelle publicité, hein ?

Pute A : Pas sûr.

Pute B : Il y en a qui n’aiment pas les pustules.

Chérie : Sûrement encore des chefs d’entreprise.

Pute A : Et puis on ne nous distingue pas des femmes-caméras.

Chérie : Mais si, vos pustules sont beaucoup plus belles... et vos pointes de seins ne bougent pas sans arrêt.

Pute B : Elles ne nous font pas de gros plans.

Tronçon C (ironique) : Seraient-elles jalouses ? Mon Dieu !

Pute B : La paix, quart de tarif.

Chérie : Allons, allons, ne nous disputons pas... Pensez à l’intérêt commun... L’ennemi est là... Les caméras sont là... Blaise est ici... Et le préfet ?

Blaise (triomphalement) : Il est monté !

Chérie (faussement scandalisée) : Oh !

Tous : Oh !

Chérie : Alors prends sa place... (Noble) Puisqu’il fait défaut au moment crucial !

Blaise : Je veux bien... quoique...

Tronçon A : Puisqu’elle te le dit... Veinard, va... Si j’avais épousé une femme comme ça, je serais... entier.

Chérie : J’ai apporté le revolver.

Blaise (inquiet) : Ah bon ?

Chérie : Oui. On ne sait jamais.

Blaise (à mi-voix) : Puisque tout est prévu...

Chérie (à mi-voix) : Maintenant tout est prévu.

Blaise (à mi-voix) : Tu ne tirerais pas sur Octave ?

Chérie (haut) : Mais non, voyons... Ou alors, Juste un petit coup... Pan pan ? Aah.

(Octave paraît à une fenêtre.)

Octave : Dites donc, je commence à m’embêter, moi.

Blaise : On y va, on y va... (I1 prend le haut-parleur :) Ennemi n° I, danger public, ça sera ta fête; rends-toi si tu l’oses; la chance a mal tourné, comme d’habitude; je passe la parole à Chérie.

Chérie : Octave, tu as face à toi l’élite de la mort, ceux qui ont déjà une ou deux jambes et des bras de l’autre côté, ne crois pas qu’ils céderont un pouce de terrain...

Les tronçons (chantant) : Les tronçons meurent mais ne se rendent pas.

Chérie : Surtout ne tire pas sur les caméras, ce sont les putes aux seins qui bougent. Pour les autres ça ne fait rien.

La Belle : Eh là, mais qu’est-ce qu’elle dit ?

Blaise : Epargne au moins celle-là, tueur fou.

Les autres putes (choeur) : Nous avons les plus belles pustules, notre courage est grand; sous les insultes, nous restons coites noblement.

Chérie : L’effroyable massacre qui va avoir lieu et qui restera dans toutes les mémoires, surtout celles des jeunes enfants qui ne devraient pas être devant la télé en ce moment, et qui y sont, je le sais bien, frappera de terreur tous ceux qui t’admirent, qui voient en toi un Arsène de Lupine, qui voudraient t’imiter, et convaincra les salauds esprits négatifs du dévouement de la police à défaut de son efficacité.

Les tronçons : Vive Chérie !

Blaise : N’en tue pas trop tout de même. Pense à leurs familles.

Les tronçons (le huant) : Ouh !

Chérie (toujours à Octave) : Devant la si noble tâche de te descendre, même la racaille putassière a répondu : présente. Elle va au rachat par le sacrifice de sa vie.

Des putes (pas très convaincues) : C’est surtout pour la pub.

Chérie : Elles sont laides, d’accord, mais (très farce :) leur âme est belle... comme on dit.

Des putes : Vive Chérie !

Chérie : Enfin, déblaie-moi tout ça... (se reprenant :) ménage le personnel...(Relancée :) Dépustule le monde qui en a bien besoin...

La Belle : Hein ?

Les autres : Hein ?

Tronçon C : Elle a raison.

Pute B : Tais-toi, quart de tarif.

Chérie : Je voulais dire... Vivent les putes !

Pute A : Ah bon.

Pute B : J’avais pas bien compris sur la fin.

Pute C : C’était un beau discours, mais il était temps qu’il finisse, elle s’embrouillait.

Octave : Feu ! Gare-toi Chérie !

(I1 se met à tirer. Les autres tirent. Les rayons font très joli mais l’ennemi est mal outillé.) Chérie (saisit une pute enregistreuse de son par l’oreille et se met à commenter dedans) : Un tronçon touché !

Le tronçon mourant : Vive Chérie.

Chérie : Mais les autres tirent comme des lions ! Même leurs parties manquantes participent à la tentative d’homicide. Qui aurait cru qu’en ces résidus survivaient tant de qualités héroïques. Enfoncé le Fort Alamo des Amerloques. Encore un qui tombe au champ d’honneur.

Le tronçon mourant : Vive Chérie.

Chérie : L’ennemi n° 1 est un sanguinaire, heureusement que Blaise est là pour sauver le bon peuple. Tire Blaise, tire.

Blaise : Je fais ce que je peux.

Chérie : Tue-le !

Blaise : Oui, tout de suite.

Chérie : Et regardez les putes. Quelle noble attitude ! Elles font un rempart de leurs corps aux combattants. Pas une qui bouge.

La pute soi-disant enregistreuse : Pourquoi est-ce qu’elle me crie tout ça dans l’oreille ? Je ne suis pas une des filles micros !

Chérie : Ah, une qui tombe. Et une autre. Ça dépustule, ça dépustule. Deux de rachetées déjà. Combien y en aura-t-il d’autres ? Dans leur intérêt, le plus possible, espérons-le.

La pute soi-disant enregistreuse : Elle me fait mal. Chérie, vous ne pourriez pas arrêter de me hurler dans l’oreille ?

Chérie : Oh que c’est dramatique, oh que c’est dramatique... Du sang partout... Machinistes, vous ne pourriez pas rajouter un peu de sang... On commence de manquer de tronçons. Les putes parent mal les balles, il en passe.

(De temps en temps un tronçon ou une pute tombe, ils disent tous maintenant : «Vive Chérie».) Le tronçon A (tirant) : Et moi alors ? Je suis pourtant bien placé ! Il m’en veut ou quoi ? (I1 reçoit sa balle) Vive Chérie ! Mais j’arrive encore à bouger. (I1 se remet à tirer.)

Chérie : Octave, attention ! tu viens de descendre une caméra... Encore une !... Blaise, c’est le moment de tenter une percée et d’aller le cueillir au nid.

Blaise : Je crois que je vais attendre encore un peu.

Chérie : Fonce, héros de mon coeur.

(La Belle s’effondre, victime d’une balle au coeur.)

Blaise : Octave ! J’y vais.

Chérie (reprenant le récit) : Une femme caméra tombe encore, victime du dur devoir de journaliste. Encore deux seins qui ne bougeront plus... Dépêchons, dépêchons...

(Blaise entre dans la maison d’octave. On entend : «Haut les mains». Il ressort avec le pistolet d’Octave dans le dos.) Chérie (stupéfaite d’abord) : ... Mais non ! Mais non ! Pas dans cet ordre-là !

Octave : Ah, qu’est-ce que je disais !

Blaise : Ça m’avait paru plus naturel à moi.

Chérie : Reprends-lui son arme,tout de suite.

(Octave attrape Blaise et se débrouille pour lui laisser son arme entre les mains.) Blaise (tout excité) : Je le tiens !

(Les pointes de seins affolées tressautent dans toutes les directions.) Octave : Je suis pris par le grand Blaise.

Blaise : Çà alors, je le tiens.

Octave : Il a fait preuve d’un courage inouï, car je me suis battu comme un lion, mais il était le plus fort.

Chérie : Blaise est un grand Blaise.

Le tronçon A (dernier presque survivant) : Dire que j’aurai survécu pour voir ça. Navrant.

Chérie : Blaise, mon chéri, mon gros lard, au nom des tronçons expédiés et au nom des putes pustilifères, je te dis bravo et merci.

Les morts (putes et tronçons) : Vive Chérie !

Octave : Désormais les téléspectateurs pourront dormir tranquilles devant leurs télés.

Blaise : Je ne sais pas comment j’ai fait... Mais je l’ai... Pour de bon... Je vais le flanquer en tôle et pouvoir faire la sieste tous les jours... Çà alors, je suis un héros.

Tronçon A (sur la fin de sa survie) : Navrant.

Chérie (très enseignante de morale pour la télé) : Voilà l’heureux résultat d’un bon mariage.

Octave : L’homme seul contre la société perd fatalement.

Choeur des putes mortes : Hélas, hélas, tu étais un dieu pour nous et nous t’avons trahi. Nous ne méritions pas nos si belles pustules.

Octave : L’homme qui a voulu être dieu se retrouve en tôle, c’est inévitable.

Chérie : Tout est bien.

(A ce moment ressort le préfet avec Lolita et sa compagne. Il est débraillé et a l’air épuisé.) Le préfet : Qu’est-ce qui se passe ?

(Lolita et sa compagne voyant le spectacle se mettent à pousser des cris suraigus. Blaise surpris se détourne et veut s’expliquer. Octave fait sauter le revolver des mains de Blaise et prend la fuite.) Chérie : Arrêtez-le ! Arrêtez-le.

(Elle sort son revolver, vise... Le préfet s’avance malencontreusement. . . ) Le préfet : Mais c’est commen-...?

(I1 tombe mort. La balle de Chérie l’a tué net.)

Blaise : Allons bon... Encore un.

(Un silence.)

Chérie : Si après ça le ministre ose ne pas te nommer préfet à sa place !... Toi, le seul à avoir pu arrêter l’ennemi n° 1...

Blaise : Il est mort, y a pas de doute.

Chérie : C’est sa faute.

Lolita : Oui, il s’est vautré dans la luxure...

La compagne de Lolita : Il m’a violée...

Chérie : Et en plus il vient de faire se sauver le bandit ! Tout le monde l’a vu.

Blaise : Je le tenais bon sang, je n’ai pas compris comment, mais je le tenais.

Chérie : Alors il s’est mis sur le chemin d’une balle...

Blaise : A cause de lui je ne pourrai toujours pas faire la sieste. Salaud, va.

(Arrive la voiture du ministre de la police avec dedans, bien sûr, le ministre.) Le ministre : Ah, quelle scène, ah sans cet imbécile... mais mon cher Blaise, vous le remplacez, vous le méritez amplement.

Le tronçon A (finissant tout à fait sa survie) : Vive Chérie.

Le ministre (continuant son chemin vers Chérie sans s’arrêter vers Blaise) : Ah, Chérie, vous avez été une chérie divine !

Chérie (modeste) : Oui ? Vous trouvez ?

La pute soi-disant enregistreuse : Elle m’a presque arraché l’oreille. Dieu que j’ai mal.

Le ministre : Vous n’avez pas plus grand admirateur que moi .

Chérie : Quel dommage que je sois une femme fidèle... irrémédiablement... Au fait, comment devient-on ministre ?

Le choeur des morts : Vive Chérie !

 

                                                                      FIN.