Le dernier massacre

(Sandra I)

Le rideau s'ouvre sur un vaste salon que l'on semble ou ne pas avoir fini d'emménager ou avoir commencé de déménager. Jean-Eustache est en train d'examiner le contenu d'un carton. Bruit de fond de machines.

Jean-Eustache : Il n'est pas là non plus. Où ai-je bien pu le fourrer. . . (On entend un coup de fusil.) Tous les cartons se ressemblent. La prochaine fois je prendrai des cartons de couleurs. Ou bien j'écrirai dessus. (Deux autres coups de fusil.) Au fait, qu'est-ce que je cherche ? A force de chercher, j'ai oublié quoi.

Sabrina (entrant par la porte-fenêtre du fond) : Je l'ai eu !

Jean-Eustache : Allons bon. Encore des ennuis en perspective.

Sabrina : Le premier coup l'avait seulement estropié. Il fuyait. Mais j'ai été tenace et au troisième, vlan, dans l'oeil.

Jean-Eustache : Et dire que c'est moi qui t'ai appris à tirer. La belle idée que j'ai eue là, vraiment.

Sabrina : Mais oui, une belle idée, vraiment ! Sinon, qui le défendrait ? Toi ? Chiffe molle.

Jean-Eustache : Oh, ne m'énerve pas, hein !... On va se battre.

Sabrina : Tu n'es pas sûr de gagner.

Jean-Eustache : Tu entends ? Ils descendent. ( On frappe. Sabrina range vivement le fusil dans un placard.) Oui. Entrez.

(Louis et Louise entrent par une porte latérale.)

Louise : Vous avez entendu les coups de feu ?

Louis : C'était si près que j'ai cru que l'on tirait sur nous.

Sabrina : Sur vous ? Quelle idée ! Vous ne lui plairiez pas.

Louis : Déjà lundi, il y avait eu un coup de feu.

Louise : Avant aussi, mais plus étouffé, plus loin. On dirait que le danger se rapproche.

Sabrina : Mais non, mais non. Avec les têtes que vous avez, vous pouvez dormir tranquilles. (Pourtant Louise est assez jolie.)

Louise : Comment ?

Sabrina : Avec les bonnes têtes... enfin qui aurait l'idée de vous faire du mal !

Jean-Eustache : (A part) Bon sang, si seulement je le retrouvais ! (Haut) Avant, c'étaient sûrement des bruits de l'usine, ou des pots d'échappement.

Louis : C'est ce que je disais.

Louise : Ah, peut-être. Depuis qu'ils ont construit cette usine ici, on n'a plus ses oreilles à soi; ce bruit, toujours ce bruit.

Jean-Eustache : Ces bruits. (I1 prend quelque chose dans un carton et le met dans sa poche.)

Louis : Parfaitement.

Louise : Pour moi, il y en a un seul, énorme, fait de centaines qui se mélangent.

Sabrina : Eh bien alors ! Un de plus, quelle importance !

Louise : J'ai besoin sans arrêt de calmants...

Louis : Tu en abuses.

Louise : Je reste des heures comme assommée. Mon Dieu, que je voudrais avoir l'argent pour aller habiter ailleurs.

Louis : Vous, je vous admire, on dirait que ça ne vous gêne pas.

Jean-Eustache : Non. Au contraire.

Sabrina : Par contre , il passe trop de gens. Rien que les ouvriers déjà... C'est trop.

Louise : Moi, ils me rassureraient plutôt.

Sabrina : Mais ceux-là, souvent ils sont sales, mal habillés, fatigués, ils ne le tentent guère.

Louis (regardant Jean-Eustache avec surprise et inquiétude ): Ah oui ?

Sabrina : Non, le problème, ce sont les visiteurs. Des gens bien mis, parfois fins, racés.

Louise : Qu'est-ce que ça fait ?

Jean-Eustache : Rien du tout. Un verre ?

Sabrina : On ne saura bientôt plus où les mettre.

Jean-Eustache : Sherry ? Whisky ? Cognac ?

Louis : Vous ne devez pas accepter ça !

Sabrina : Oh, je n'accepte pas... C'est bien ce qui crée le problème.

Louise : Nous sommes avec toi. S'il faut t'aider à les repousser, je prendrai moins de cachets.

Sabrina : Oh, les repousser... J'aime mieux des moyens définitifs.

Louis : Définitifs ?

Jean-Eustache (voulant corriger) : Plus sûrs.

Sabrina : Forcément.

Louise : Eh bien, ma foi, s'il faut donner de sa personne, et même donner sa personne... Je suis prête.

Louis : Mais non.

Louise : Si. Il faut se sacrifier pour des amis. Et puis ça me fera oublier l'usine.

Louis : Ne faites pas attention, c'est le contrecoup de ses cachets. Tantôt amorphe, tantôt excitée.

Jean-Eustache : On comprend.

Sabrina : Remarquez, moi-même, je pense que les sentiments sont l'essentiel, Je leur sacrifierais tout, y compris Jean.

Louise : Ce sont des choses que les hommes ne comprennent pas.

Sabrina : Mais entre femmes...

Louise : On peut s'épancher librement, certaine de...

Louis : Il faut que j'aille lui faire reprendre des cachets.

Jean-Eustache : Faites vite.

Sabrina (à Louise) : Ne vous laissez pas faire. Les drogues ne sont jamais une solution. Elles arrangent les autres, pas ceux qui ont les problèmes.

Louis : Je vous assure qu'elle se sent mieux après.

Sabrina (à Louise) : La vie est une lutte, une lutte pour ce qu'on aime. Etes-vous capable d'aimer ?

Louise : J'aime Louis.

Sabrina : D'accord. Allez vite prendre les pilules.

Louis : Ah. Quand même.

Louise : Elles m'aident à oublier la réalité.

Sabrina : Vous devez en avoir rudement besoin.

Louise : Oh oui.

Jean-Eustache : Revenez nous voir.

Sabrina : N'hésitez pas à descendre seule. Un jour où vous serez bien excitée. J'ai si souvent besoin de quelqu'un pour m'aider moi-même.

Louise : On devrait se comprendre.

Sabrina : Eh ! Qui sait ?

Louis (à Louise) : Allez, viens.

(Ils sortent.) Jean-Eustache : Mais qu'est-ce que tu lui as raconté ! Tu cherches à nous faire courir des risques en plus ?

Sabrina : Je vais voir s'il a mangé.

Jean-Eustache : Non, J'ai à te parler. Reste.

Sabrina : Ça sent l'orage.

Jean-Eustache : Tiens, j'ai retrouvé ton silencieux. (I1 le lui lance.)

Sabrina : Merci.

Jean-Eustache : Sais-tu combien tu en as tué à ce jour ?

Sabrina : Je ne compte pas.

Jean-Eustache : L'ignorance n'empêche pas les faits.

Sabrina : Je m'en moque.

Jean-Eustache : Sabrina, ma petite Sabrina. Nous étions si heureux, avant.

Sabrina : Pas du tout. J'attendais l'amour et j'ai eu toi à la place... On vivotait.

Jean-Eustache : Comment ! On s'amusait; on sortait tout le temps.

Sabrina : Oui. Seuls tous les deux on s'embêtait... Maintenant tu ne bois plus.

Jean-Eustache : Ah, çà ! J'ai besoin de toute ma tête pour parer aux catastrophes qui nous menacent sans cesse.

Sabrina : Tu ne parles plus de ton ulcère à l'estomac.

Jean-Eustache : Encore heureux qu'il se tienne tranquille, celui-là.

Sabrina : En somme, je t'ai rendu la santé.

Jean-Eustache : Et aux autres ?

Sabrina : Je leur ai évité des problèmes à venir.

Jean-Eustache : Si je ne t'aimais pas, je dirais que tu es un monstre, Sabrina.

Sabrina : Mon chéri, quand je t'ai connu tu étais si misogyne que tu disais que toutes les femmes étaient des monstres. Tu vois, il n'y en a plus qu'une. Encore un progrès.

Jean-Eustache : Et c'est la mienne.

Sabrina : Ainsi tu as la satisfaction de ne pas avoir eu complètement tort... Et Lui ? Tu ne l'aimes pas ?

Jean-Eustache : Ah non !

Sabrina : Tu es jaloux.

Jean-Eustache : Il est laid, il est sale, toujours affamé.

Sabrina : Il est beau !

Jean-Eustache : Il est visqueux.

Sabrina : Il est doux.

Jean-Eustache : Il est gras.

Sabrina : Il est tout en muscles. Et si soyeux. Quand je le serre contre moi, une ivresse me saisit. Je me sens dévouée jusqu'à la mort.

Jean-Eustache : En attendant il s'agit plutôt de celle des autres. Enfin, Sabrina, tu comprends bien que ça ne peut pas continuer.

Sabrina : Je n'y pense pas.

Jean-Eustache : Reprends-toi. Reprenons-nous. On est sur la pente, on glisse, on glisse...

Sabrina : C'est délicieux, c'est comme une caresse constante sur tout le corps à la fois, j'ai envie de fermer les yeux pour mieux nous sentir glisser.

Jean-Eustache : Je devrais vous abandonner.

Sabrina (inquiète) : Tu ne ferais pas ça ? Il faut bien que tu nous nourrisses. Et puis les déplacements, les trous à creuser, les corps à traîner...

Jean-Eustache : J'ai dit : je devrais... c'est tout... (Tendrement) Chacun son monstre.

Sabrina (rassérénée) : Tu vas voir si l'autre type est tout à fait mort ? (Tendre) Tu sais que j'ai horreur de les approcher.

Jean-Eustache : Non, assume tes responsabilités. Tu as tiré, tu vas voir.

Sabrina : Bon, bon. Mais alors, rends-toi utile. Dis-Lui ce qui est arrivé et que c'est sa faute, qu'Il ne doit plus faire d'avances à personne, sinon...

Jean-Eustache : Il a entendu, Il a sûrement compris.

Sabrina : En tout cas Il n'a pas hurlé.

Jean-Eustache : Je Lui ai mis la muselière.

Sabrina : Encore ! Mais tu avais promis... Et puis il devrait être en train de manger, c'est son heure !

Jean-Eustache : Je m'en occupe. Va voir ton cadavre.

Sabrina : Et je reviens tout de suite. Je lui donnerai son dîner moi-même, on ne peut pas te faire confiance.

Jean-Eustache : Tant mieux. Moi, rien que l'odeur déjà me dégoûte.

Sabrina (reprenant son fusil) : Petite nature, va ! (Elle sort.)

Jean-Eustache (seul) : Mon Dieu, quelle vie, quelle vie !... "Accusé, levez-vous." J'en ai des frissons. "Vous êtes reconnu entièrement responsable de vos actes." Ça me donne des cauchemars. En réalité tout s'est mécaniquement enclenché, enchaîné; dans l'usine à actes, je suis un rouage, pas plus et pas même l'ingénieur; petit, tout petit... Est-ce qu'on reproche à un rouage de ne pas être tombé en panne ?... Mais on me sortira le noble discours sur la volonté... sur la liberté et donc la responsabilité individuelle... Sorti par ceux qui se sont trouvés dans l'engrenage qui amène à dire cela, et fiers d'eux comme s'ils étaient les organisateurs... (On entend une détonation étouffée.) Allons bon, elle recommence. (I1 attend. Plus rien.) Même si j'ai philosophiquement raison, j'aurai socialement tort. (Une autre détonation.) Bon sang ! Je vais lui enlever sa muselière. Qu'il hurle. Comme moi j'ai envie de hurler. Ceux d'en haut croiront encore que c'est une sorte de sirène de l'usine, ils croient n'importe quoi. (I1 sort.)

Louise (entrant en coup de vent) : Vous avez entendu ? Encore des... Ah, personne... Je me sens excitée ! Quelle façon de débouler chez les gens... Je ne veux plus prendre ces médicaments, fini. Mais dès que je ne les prends plus, je fourmille d'envies... Je vais voir dehors. (Elle sort par la porte-fenêtre.)

Jean-Eustache (rentrant) : Ça y est. Je l'ai enlevée. Il a failli me mordre. Mais je lui ai assené un de ces coups de fouet... ça soulage. Il a fait celui qui méprise mais je sais qu'il me hait.

(On entend un hurlement déchirant, long.) Louise (rentrant blême) : Encore cette sirène.

Jean-Eustache : Tiens. Vous avez pris vos pilules ?

Louise : Non, Je les ai fait prendre à Louis. Je suis une maligne .

Jean-Eustache : Il doit être furieux.

Louise : Pour le moment il a trop de mal à garder les yeux ouverts. Il n'a pas l'habitude comme moi.

Jean-Eustache : Et vous aviez quelque chose à nous dire ?

Louise : Je suis venue aider Sabrina. (Le regardant tendrement :) J'aime aider.

Jean-Eustache : L'altruisme est une vertu, son excès un défaut, vous dirait Louis. Sabrina se débrouille très bien toute seule. Avec l'aide de son mari naturellement.

Louise : Mais Louis dort. Sabrina m'a invitée. Et l'altruisme va pouvoir se déchaîner. Je le sens en moi, au fond de moi, prêt à jaillir, et il monte par les vaisseaux, par les veines, par les artères, chaque battement de mon coeur le propulse. Il faut qu'il entre en action.

Jean-Eustache : Il n'y a vraiment plus de pilules dans la boîte ?

Louise : J'ai un vrai désir de commencer par vous. Puisque Sabrina ne vous suffit pas... Vous avez des yeux constamment égarés comme si vous étiez perdu au pôle nord, et ils crient à l'aide; votre bouche est amère, votre lèvre inférieure marquée où vous avez l'habitude de la mordre, quel cri retenez-vous ? Chacun a un cri qu'il n'ose crier. Presque toujours, c'est le même, un au-secours que la fierté arrête. Ne soyez pas fier avec moi, Jean, je ne le serai pas avec vous.

Jean-Eustache : Louise, pensez à Louis.

Louise : Il ne souffrira pas, Je lui redonnerai des pilules.

Jean-Eustache : Ce n'est pas moral.

Louise : Mon altruisme a envie de se vautrer comme un porc dans l'immoralité. (On entend un long hurlement. Louise devient livide.) Qu'est-ce que c'est ? Une sirène, vous croyez ?

Jean-Eustache : Vous ne reconnaissez pas le son ? Tiens.

Louise : Vraiment pas.

Jean-Eustache : Vous êtes trop énervée, vous voyez.

Louise : C'est... plus qu'humain.

Jean-Eustache (mal à l'aise) : Il n'y a rien au-dessus de l'humain. Vous ne croyez pas aux extra-terrestres venus hurler parmi nous, quand même ?

Louise : Il y a les cauchemars qui sont au-dessus de l'humain.

Jean-Eustache : Mais ils ne sont pas de ce monde. Ils appartiennent à un autre monde entrevu quelques secondes et auquel votre altruisme vous permettra sûrement d'échapper.

Louise : Je crois que je claque des dents. Est-ce que le vôtre ne pourrait pas me prendre dans ses bras ?

Jean-Eustache : Mais certainement. (A part.) Et si je la Lui menais pour Son dîner ? (Haut) Vous êtes bien ?

Louise : Vous valez tout un bocal de pilules.

Jean-Eustache (lui donnant de petites tapes dans le dos) : Voilà, voilà, c'est fini, le cauchemar est passé.

Louise : J'espère que non. Je me rends compte brusquement que la vie sans cauchemar ne vaut pas la peine d'être vécue.

Jean-Eustache : Pour Sabrina, c'est sans l'amour.

Louise : Oui, cela revient peut-être au même ?... Si vous m'embrassiez, je me rendrais mieux compte.

Jean-Eustache : Pensez à Louis.

Louise : Les pilules sont les ennemies de l'amour.

(Entrent par la porte-fenêtre Sabrina et un homme qui porte son fusil. Jean-Eustache repousse Louise.) Sabrina (avec un regard ironique) : Mon mari et une amie... Monsieur est le directeur de l'usine à côté.

Serbenal : Je suis à la recherche d'un client. On m'a dit l'avoir vu entrer sur votre propriété...

Jean-Eustache : Sur notre propriété ?

Serbenal : Je n'y ai guère cru : c'est la troisième fois qu'il vient. Et puis votre maison ne ressemble pas à une usine.

Jean-Eustache : Ah non ! Elle ne ressemble pas à une usine.

Sabrina : Monsieur a juste besoin de son client pour signer le contrat; il nous l'aurait rendu après. Tu ne l'as pas caché, Jean ?

Jean-Eustache : Pourtant je n'ai pas entendu la sonnerie de la grille, l'aurais-je laissée ouverte ?

Serbenal (piteusement) : J'ai fait le mur.

Jean-Eustache : Ah, comme les autres.

Serbenal : Comment ?

Jean-Eustache : Enfin, vous êtes vivant.

Serbenal : Je ne suis pas très sportif, mais je peux quand même franchir un mur. (I1 pose le fusil.)

Louise : Ne soyez pas trop modeste, ne vous infériorisez pas; je vous trouve très mignon. Ayez le moral.

Jean-Eustache ( écartant Louise) : Eh bien, il n'est pas là.

Sabrina : C'est ce que je lui ai dit. Mais il a tenu à ressortir par la porte.

Serbenal : Je suis très gêné. Mais - comment dire ? - votre mur a beau être assez élevé, il est... attirant, oui, j'étais planté devant et j'ai eu envie - je n'en reviens pas -, de m'y agripper, de me hisser, de m'asseoir à califourchon, de me laisser délicieusement tomber de l'autre côté... Vous devriez le garnir de tessons de bouteille.

Jean-Eustache (ironique) : Oui, ce serait encore meilleur.

Sabrina : Au fait, pendant que j'y pense, vous n'avez rien vu ?

Serbenal : Quoi ?

Sabrina : Ce qui vous a attiré.

Serbenal : Le mur ? Si, je l'ai vu.

Jean-Eustache : Alors, ce ne sera pas grave.

Louise : Mais non, mais non.

Sabrina : S'I1 l'a attiré une fois, il recommencera.

Jean-Eustache : Mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? Tu pourrais, là, maintenant que cet homme est devant nous ?

Sabrina : Pourquoi pas.

Jean-Eustache : Tu me révoltes. Tu n'as même plus le respect de la vie.

Sabrina : L'amour ignore la morale.

Serbenal (fat) : Je ne voudrais pas créer la zizanie... Qu'on m'indique la grille seulement...

Jean-Eustache : Il n'y a pas de sortie. On entre, on ne sort pas.

Louise : Moi, j'aime bien faire un petit tour quand même.

Sabrina : Jean ! Nous sommes ensemble. Toi et moi, même Lui n'a pu nous séparer. Est-ce que tu peux me reprocher Sa rencontre dans laquelle je ne suis pour rien, un désir de possession inévitable ? Tu L'as toujours traité durement, sommes-nous entrés en conflit pour autant ? Moi je te comprends, je t'apprécie aussi...

Louise : Et vous n'êtes pas la seule.

Sabrina : Oui, j'ai vu. (On entend Louis descendre.) Mais toi, toi ? Tu me refuses. Tu exiges. Je ne suis qu'une femme, Jean.

Serbenal : Je suis déjà marié, voyez-vous.

(Louis apparaît.) Sabrina : Même elle, céderait tout de suite à sa fascination.

Jean-Eustache : Elle aurait bien trop peur.

Sabrina : La peur serait moins forte.

Louis : Je me sens vaseux ! Et ma langue... elle est épaisse, énorme, ma langue.

SabrinaLouise) : Viens, ma chérie, je n'ai pas peur de partager. Viens, je vais te le montrer.

Louise : Où ça ?

Sabrina (elle l'entraîne) : Viens voir le désir, viens voir la beauté.

Jean-Eustache : Sabrina !

Louis : J'ai un mal à garder les yeux ouverts ! J'avais entendu dire que dans les vieux couples chacun finissait par ressentir ce que ressentait l'autre, mais c'est la première fois que les pilules de Louise me font cet effet-là. (Il s'est assis dans un fauteuil et somnole.)

Jean-Eustache : Réfléchis aux conséquences.

Sabrina : Même là, Jean, tu ne m'empêches pas. Jamais tu ne m'as empêchée de faire quoi que ce soit.

Jean-Eustache : C'est la preuve que je t'aime, Sabrina.

Sabrina : C'est la preuve que tu es trop faible pour m'aider, Jean. (Elle entraîne toujours Louise.)

Serbenal : Et moi, qu'est-ce que je fais ?

Sabrina (à Jean-Eustache) : Avec toi je me sens seule et coupable. J'ai besoin que quelqu'un me comprenne.

Jean-Eustache : Elle est déjà à moitié folle, ça suffit bien.

Louis (un oeil ouvert) : C'est pour ça que je me soigne.

Sabrina : Tu es un juge, un juge trop humain qui finit par se soucier plus du coupable que des victimes, mais un juge. J'ai besoin de complices.

(Elles sortent. On entend le hurlement que l'on fait passer pour une sirène, suivi d'un cri de Louise.) Louis (pâle, presque réveillé) : Qu'est-ce que c'était ?

Jean-Eustache : Notre destin, mon pauvre Louis.

Serbenal : Bon, eh bien je m'en vais, je finirai bien par trouver la grille si elle existe. (I1 sort.)

Jean-Eustache : Ça ne va être une bonne journée pour personne.

Louis : Bon sang ! J'ai un mal à garder les yeux ouverts ! Je me demande si c'est normal ce qui m'arrive.

Jean-Eustache : Tout est normal. Deo gratias. Même l'horreur prend vite un petit aspect quotidien, très banal, très mémère, et on passe inaperçu.

Louis : Vous n'avez pas vu Louise ?

Jean-Eustache : Elle était là quand vous êtes entré. (Pas de réaction de Louis : ou il n'entend pas ou il ne se souvient pas.)... Elle va revenir.

Louis : Je crois que nous devrions déménager... tant pis pour l'argent... quitte à vivre dans un studio.

Jean-Eustache : Il est trop tard, Louis.

(Un silence.) Louis : Je cherchais Louise. Quand elle a pris ses pilules, il vaut mieux qu'elle ne sorte pas... il lui arrive de somnoler n'importe où. (I1 bâille de toutes ses forces.)

Jean-Eustache : Vous me semblez fatigué; dormez donc; c'est le mieux.

Louis : Non, il faut que je veille sur elle... Je devrais aussi me remettre à chercher du travail...

Jean-Eustache : A quoi bon ?

Louis : Je suis chef de famille. J'ai de lourdes responsabilités.

Jean-Eustache : Des illusions de responsabilités... (I1 est inquiet, tend l'oreille, s'assied, se relève.) (Louis se met en boule dans son fauteuil.) Il y a sûrement quelque chose à faire ! J'ai l'impression d'être passé à côté des bonnes décisions aujourd'hui. Sabrina a raison : je me dis compréhensif mais je suis faible... Ma mère m'a élevé à donner raison aux femmes. Il fallait avoir honte d'être un homme. Et le plus drôle c'est qu'elle était fascinée par les hommes forts, autoritaires, qui lui faisaient peur... A force de comprendre les autres, je crois que j'ai fini par m'oublier.

Louis (du fond d'un rêve) : Oh, c'est bon. Louise.

Jean-Eustache : Si seulement je trouvais la force de m'échapper !

Louis (dormant) : Toujours... toujours.

(Rentre Sabrina qui tient Louise enlacée. Sabrina, fière; Louise, comme en extase, se laisse conduire. Sabrina l'embrasse doucement.) Sabrina : Elle Lui a tout de suite plu. Elle est si docile, jamais je n'aurais cru.

Jean-Eustache : Enfin, le pire est évité. Comment peux-tu être ainsi avec cette femme alors que tu es jalouse pour les hommes.

Sabrina : Celle-là, c'est moi qui la Lui offre. J'ai besoin de quelqu'un qui soit comme moi.

Jean-Eustache : Je doute pourtant beaucoup qu'il soit souhaitable que ton espèce, si j'ose dire, se répande.

Sabrina : Ça m'est égal. Et puis elle en vaut bien une autre.

Louise : Jamais je n'aurais cru qu'une telle beauté existe.

Jean-Eustache : Laid, sale et gras.

Louise (comme souffrant) : Quel bonheur !

Sabrina : Tu sais, ma chérie, pour le garder, c'est très difficile, il y a des sacrifices à faire.

Louise : Je ferai tout ce que tu veux.

Jean-Eustache : Reprenez donc vos pilules, ça vaudra mieux.

Sabrina : On ne peut pas constamment l'empêcher de sortir.

Louise : Et alors, il fait des conquêtes...

Sabrina : Oh, même à distance.

Louise : A distance ?

Sabrina : Il est capable de voir et d'imposer son image à plus de deux cents mètres, comme si les murs n'appartenaient pas à son univers.

Louise : Il faut le garder pour nous.

Sabrina : Je t'apprendrai à tirer.

Louise : Ah ? Les fameux bruits ?

Jean-Eustache : Qu'on ne compte plus sur moi pour m'occuper des morts.

Sabrina : Louise s'en occupera, n'est-ce pas ma chérie ?

Louise : Oui. Et Louis aussi.

Sabrina : Il ne voudra peut-être pas. Les hommes sont si égoïstes.

Louise : On lui fera prendre beaucoup de pilules.

Jean-Eustache : Je vous signale qu'il est là.

Sabrina (inquiète) : Où ça ?

Jean-Eustache : Dans le fauteuil, là... En boule.

Louise (s'approche, puis rassurée) : En voilà un qui ne risque pas d'être dangereux. (Méprisante et rancunière :) Il dort quand je vis le moment capital de mon existence.

Jean-Eustache : Vous y êtes quand même pour quelque chose.

Sabrina : Il t'aurait empêchée de le vivre.

Louise : Il m'avait rendue malade.

Sabrina : C'est un salaud.

Louise : Il va nous le payer.

Jean-Eustache : Il y a déjà un cadavre qui attend dans le parc.

(Serbenal rentre.) Serbenal : Pardon. Je n'ai pas trouvé la grille. C'est curieux. J'aurais juré avoir fait le tour, et plutôt deux fois qu'une.

Sabrina : Il veut le retenir.

Louise : Si je m'entraînais sur lui.

Jean-Eustache : Je vais vous reconduire.

Sabrina : Vous n'avez rien remarqué de spécial ?

Serbenal : De spécial ?

Jean-Eustache : Non; alors, venez vite.

Serbenal : Une seconde, je vous prie. J'aimerais comprendre .

Louise : C'est au fond du parc, Sabrina ?

Sabrina : Il est entre les buis. Il cherchait à se cacher.

Serbenal : Qui "il" ? Mon client ? Mon client se cache dans vos buis ?

Jean-Eustache : Venez !... Pourquoi personne n'écoute-t-il jamais mes avertissements !

Louis (se réveillant à moitié) : Louise !

Louise (rassurante, maternelle) : Je suis là.

Louis : Tu vas bien ?... Tu n'as pas trop sommeil ?

Louise : ... Si. Laisse-moi dormir encore un peu.

Louis : Ah bon. (I1 se rendort.)

Serbenal : Et celui-là, qu'est-ce qu'il a ?

Sabrina : Vous aimez trop les questions.

Serbenal (en homme qui a l'habitude d'avoir le droit de commander) : J'aime surtout les réponses !

Louise : Venez avec moi au fond du parc.

Serbenal : Très bien. S'il n'y a pas d'autre moyen, je vous suis.

Louise : Si vous pouviez me précéder plutôt, ça m'arrangerait. Je n'ai pas l'habitude.

Sabrina (bas) : Voyons, tu ne sais pas tirer.

Louise (haut) : Puisqu'il ne peut pas trouver la grille, j'aurai tout mon temps.

Jean-Eustache (bas) : Et s'il vous désarme ?

Louise (haut) : Oh, à bout portant, je le toucherai bien. Et puis Sabrina veillera.

Jean-Eustache : Rien à faire. Elle est comme fanatisée.

Serbenal : Alors, vous venez ! (I1 sort.)

(Louise prend le fusil. Sabrina l'arme. Louise sort.) Jean-Eustache : On comprend pourquoi, même si elle lui plaisait, Il s'était bien gardé de l'appeler.

Sabrina : Elle ne lui plaisait pas. Avec la tête qu'elle a. Non. C'est pour me faire plaisir, à moi.

Jean-Eustache : Je la trouve très bien. Il la voit peut-être comme moi.

Sabrina : Tu ne réussiras pas à nous fâcher, Jean, renonce tout de suite.

Jean-Eustache : Mais il devait craindre un gardien pareil. Elle a un enthousiasme que tu n'as jamais eu.

Sabrina : Elle gardera l'extérieur. Et je le garderai de plus près. D'ici. Tu vois, tu me reprochais de n'être jamais avec toi, de ne plus m'occuper de toi. Maintenant je vais avoir du temps libre.

(On entend une détonation, puis trois autres très rapprochées.) (Un silence.) Jean-Eustache : Tout est joué. Reste à savoir qui a gagné. Tu devrais aller voir, je ne tiens pas à finir mes jours en prison.

Sabrina : Attends un peu.

(Silence.) (Louise paraît, très pâle.) Louise : Je manque d'entraînement, il a bien failli m'avoir. Vous n'auriez pas du cognac ?

Sabrina (affectueuse) : Comment cela s'est-il passé, chérie ?

Jean-Eustache : Oui, chérie, dites-nous.

Louise : Je l'ai manqué une fois, deux fois, il a voulu m'arracher le fusil mais je l'ai touché au bras, et le dernier coup le canon sur la tête.

Jean-Eustache : Ah oui, comme ça, forcément.

Sabrina : Tu as eu beaucoup de courage. C'est ça qui compte. Il sera fier de toi.

Louise (touchée) : Tu crois ?

Sabrina : Bien sûr.

(On entend le cri, long, déchirant.) Louise : Pourquoi crie-t-il ? Tu ne m'as pas expliqué.

Sabrina (évasive) : On veut toujours ce que l'on n'a pas.

Jean-Eustache : Il pleure ses morts. Il se rend compte qu'il ne vous échappera plus.

Louis (s'éveillant presque) : Qu'est-ce que c'est ? La sirène ?... Il m'a semblé entendre...

Louise (s'approchant) : Oui, Louis, c'était juste une sirène.

Louis : Ah, tu es là, je te cherchais.

Louise : Ne te fatigue pas. Je veille sur toi aussi. Tiens. (Elle cherche dans une de ses poches et sort un flacon.) Prends en trois.

Louis : Tes pilules ? Mais pourquoi ?

Louise : Tu as été très malade. Tu ne te souviens pas ?

Louis : Non. (I1 hésite.)

Louise (tendrement) : Prends.

(I1 les avale.) Louis (se rendormant) : Je t'aime Louise, tu sais ?

Louise : Oui, Louis; moi aussi, Louis.

Sabrina : Il ne nous gênera plus.

Louise : Oh, il n'a jamais été gênant, le pauvre, il n'en est même pas capable... Où dois-je traîner les deux autres ?

Jean-Eustache : Je vais vous montrer. Jusque-là c'était moi le préposé.

Louise : C'est qu'à ce train-là, il faut de la place. A moins qu'il ne les mange ?

Jean-Eustache : ... Maintenant il se sait trop bien gardé. Il n'essaiera plus rien. Il n'a plus d'espoir. Je suis tranquille : c'était le dernier massacre.

(On entend un cri strident, déchirant.)

 

FIN.