Tu-et-moi

(Sophie II)

Décor : l'éden, tout simplement. Avec piscine en U, cactus, fleurs qui donnent l'amour, arbres chargés de fruits, protégeant des regards qui ont bien raison d'être indiscrets.

M. Barnabé parle toujours fort et au public, il ne tient en général aucun compte de ceux qui l'entourent.)

M. Barnabé (assis devant une table jonchée de feuilles couvertes de chiffres et de dessins) : C'est bien fait pour moi. (Il travaille furieusement. Arrêt.) J'ai compté tous les comptables... De tête !... Passons aux manucures. (I1 essuie ses doigts sur son costume gris.) Travaille ! Puisque tu as commis... l'irréparable. (I1 s'y remet avec frénésie.)

Le voisin à jumelles : Eh bien... Comme c'est triste de voir ça... Ce visage à tics, creusé... les yeux fiévreux. Et le dos se voûte... Il me flanque la vieillesse.

Irène (elle parle avec rage mais tout bas) : Mâârre, marre ! mon oncle. (Elle fait le ménage à sa façon. Coup de plumet sur un cactus.) Ça m'énerve !

M. Barnabé : Elle attend que je me pardonne, que je renonce à souffrir. Mais toute ma vie est coupable. Tous les virages je les ai loupés, tous les stops je les ai brûlés. Et que de "il aurait fallu..."

Irène (regardant la piscine) : J'ai envie de m'enfoncer dans l'eau.

M. Barnabé : Adieu laisser-aller ! Adieu douceurs, plaisirs. Caresses et rires, adieu !

Irène (indirectement à Barnabé) : Si tonton savait s'occuper d'une jeune fille intéressante... Ah, plonger ! Je boirais toute la piscine et des nageurs avec.

Le voisin à jumelles : Je vais aller me chercher un fauteuil.

M. Barnabé : Irène. Pas de repos. Travaille ! Expie !

Irène (mi-voix) : Cinglé.

Le voisin à jumelles (s'installant confortablement) : Ça, c'est mon devoir : être prêt à intervenir dans leurs affaires si elles se gâtent.

(Un groupe de baigneuses apparaît entre les arbres.)

Une : Tu crois que c'est privé ?

Une autre : Evidemment. Vous avez de ces idées. Allons-nous-en.

La troisième : Mais puisqu'il n'y a pas de barrière entre la piscine municipale et celle-ci ! C'est juste un bassin moins fréquenté.

La première : Ils pourraient mettre une flèche pour l'indiquer, tout de même. Elle est un peu loin. Et avec ce petit bois qui la cache...

M. Barnabé (à lui-même) : Rien, Je ne dirai rien. Têtes à claques ! Je déguste la lie.

(Elles s'installent.)

La seconde, Lucette (que Irène, curieuse, vient passer au plumet) : Cela me paraît bizarre, décidément... Eh, vous me chatouillez !

Irène : C'est compris dans le prix d'entrée. (Elles rient toutes deux tandis qu'elle l'époussette.)

M. Barnabé : Chaque année, je refoule. Aujourd'hui, non. Je tends mon dos aux coups. J'humilie mon beau jardin, ma piscine bleue, la paix de mes arbres... Mais puisqu'il y a des panneaux : "Défense d'entrer" ! Six ! Personne ne les voit... Je sais, j'aurais pu mettre un grillage, mais d'habitude je préfère engueuler ces avortons mentaux... qui ne font jamais attention... Or, constatez, je ne leur dis pas leurs vérités ! Parce que je suis pire qu'elles.

Le voisin à jumelles : Il me fait pitié, envahi, cerné.

Une baigneuse, Brigitte, à Irène : Qui est-ce ce type ? Je peux pas partager son ombre ?

Irène : L'administrateur, évidemment.

Seconde baigneuse, Lucette, admirative : Il compte des sous ? (Elle se rapproche. Familière :) Alors, ça gagne gros, hein, par ce temps ?

M. Barnabé : Ah, Hervé, mon fils, comme je regrette... de ne plus mériter en conscience de la flanquer dehors; idiote !

(La première baigneuse s'installe devant lui sur la pelouse.) Lucette : Vous êtes triste habillé comme ça, on voit que vous êtes un responsable sérieux.

Le voisin à jumelles : C'est pas à moi que ça arriverait... Il me fait pitié, je vous l'ai dit; si j'allais l'aider ? Entre voisins...

M. Barnabé : Un beau répertoire, une douce classification, un tendre dictionnaire des horreurs à commettre sur les envahisseuses salopardes, voilà désormais le but de mon travail ! Que chacune de mes respirations soit consacrée à cette oeuvre vindicative ! (I1 s'y met avec rage.)

Irène : Ne le dérangez pas. Il n'est pas en vacances, lui. C'est grâce à des gens comme lui que des gens comme vous bénéficient de moments culturels paradisiaques.

Lucette : Pousse-toi, Brigitte. Je veux me coucher là pour l'encourager de ma présence. Ça doit être dur de travailler quand les autres se délassent.

Brigitte : Tu m'agaces à couver tous les déplumés.

(Les autres se sont installées ici et là, pour bronzer, lire ou dormir. Personne dans la piscine.) Irène (à part, glissant une main dans l'eau) : C'que c'est frais. J'ai une envie d'en avoir partout ! (En extase : ) Ah ! Faire des bulles !

La fille jamais contente : Ça manque de lorgneurs... Des bêtas qui font rire... Et des grands à gros muscles et profils grecs.

La plus jeune (comptant ses sous) : Trois fois que je recompte les calculs... Eh bien, y en a presque plus, de sous... (Fâchée) C'est un peu fort, tout de même !... Comment j'aurai ma glace, quand le marchand i passera ?

M. Barnabé : Mon sujet est passionnant. Je crains de ne plus souffrir de travailler.

Irène : On dirait qu'il ne me surveille plus.

(Entre le voisin, jumelles en collier. Il lorgne consciencieusement.) La fille jamais contente : Eh bien ! Non mais. Il est sans gêne, celui-là !... Et laid, en plus.

Le voisin à jumellesM. Barnabé) : Témoin de l'invasion, indigné par l'outrecuidance vacancière, dévoué à l'entraide avec les voisins, je suis, illico, venu m'installer chez vous pour l'après-midi.

M. Barnabé : Je ne dialogue pas, con d'en face.

Le voisin : L'important est de s'entendre... J'ai apporté ma serviette. (Il va vers Brigitte et s'allonge très près.)

M. Barnabé : Hervé n'en convenait pas : on n'a pas planté assez de cactus.

Irène : Allez, hop. Je me mets en maillot. (Elle ôte sa robe et paraît en maillot de bain.)

Le lorgneur apprivoisé (surgissant du fond) : Il n'y a pourtant pas de doute, elles sont parties dans cette... ah, les voilà.

Toutes (à mi-voix et les yeux bien clos) : Oh, qu'il est mignon !

M. Barnabé : Je ne souffre plus, c'est inquiétant.

Le voisin : Faut-il prévenir Barnabé ?... Enfin ! il faut flanquer dehors ce petit sauteur !...(A mi-voix) Eh, Barnabé...

M. Barnabé : Pour me punir, je ne lui répondrai pas grossièrement... Je ne lui répondrai d'ailleurs pas du tout.

Le voisin (plus fort) : A ce train-là, bientôt ils auront des petits... braillant... arrachant les fleurs... (De le menace dans la voix :) Rien ne repoussera après leur passage ! (Pas de réponse.)

Brigitte : Du balai, ventru.

Sa compagne : Quelle mauvaise fille. Elle te méprise parce que tu es disgracié par la nature, mon pauvre, et bête...

Le voisin vexé (il va ailleurs) : Nymphomanes.

M. Barnabé : J'aime les gens.

Le lorgneur apprivoisé (qui a inspecté) : L'état des seins est satisfaisant. Bronzage un peu rose par-ci par-là. Quelques points de graisse. Mais dans l'ensemble, ça va. (Toutes les baigneuses, yeux bien clos, poussent un "ouf" de soulagement.)

Irène (les pieds dans l'eau; à mi-voix) : Eh, lorgneur.

Le lorgneur : Je suis occupé.

(Le voisin s'approche.) Irène (au voisin) : Vous voulez pas m'en trouver un autre ?

M. Barnabé (criant presque) : Irène, travaille ! Souviens-toi de notre crime.

Toutes : Un crime ? Chic, je frissonne.

(Le lorgneur distribue de petites claques qui leur détendent les petits nerfs. Le voisin s'y essaie mais est repoussé.) M. Barnabé (criant presque) : Expie, impure ! Fais le ménage. Et refais. Souviens-toi !

Irène (à part) : Allons bon. Il remet ça... (Haut) Eh bien, non, là. Moi, je me baigne. (Elle se laisse glisser dans l'eau.)

M. Barnabé (un cri) : Ne fais pas ça ! (Un temps.) Me voilà seul à souffrir, maintenant. Que c'est injuste... Et désagréable.

(Elle barbote.) Le voisin (s'installant au flanc d'une superbe) : Vous n'êtes pas aussi accueillantes que nous, vous les jeunes. Pourtant, vous ne trouvez pas souhaitable que tout le monde s'entende ?

(Apparaît entre les arbres le maître-nageur aux muscles de seconde classe. Les filles, ensemble, flairent, dressent le buste pour mieux voir, et se précipitent dans la piscine. Sauf Brigitte et sa compagne, Lucette.) Brigitte : C'que nous sommes bien élevées.

Lucette : Ça oui... Peut-être que le maître-nageur aux muscles de première classe viendra ensuite ?... Ce deuxième classe ne me dit rien... Administrateur, tu nous donneras des entrées gratuites ?

M. Barnabé (qui découpe des ronds dans ses feuilles) : Garces.

Brigitte : Laisse, il travaille, enfin !

Le maître-nageur aux muscles en-dessous des espérances : Eh oui, il y a encore un bassin. Décidément si on s'en tient à ce que dit Hervé...

M. Barnabé : Ce fut plus fort que moi. Quand Hervé m'a dit : "Tu ne devrais pas baiser ta nièce", je lui ai donné raison. Alors ça m'a mis en colère et il est parti.

Le maître-nageur : Attention, les filles ! Ne plongez pas n'importe où n'importe comment, vous risquez de blesser une frangine.

M. Barnabé : Mon fils unique.

Lucette (attentive à tout ce qui se passe) : Viens ici, maître-nageur, nous on n'est pas des folles.

Le lorgneur apprivoisé (mécontent) : Oui, oh, c'est facile, séduire par le pouvoir. La fillette câline son père pour ne pas être grondée, et quand elle a grandi, le maître-nageur profite du conditionnement. Pavloviennes .

M. Barnabé : Naturellement, j'ai tout de suite puni Irène. Mais ça ne m'a pas suffi.

La fille jamais contente : Il ne m'a même pas remarquée. Nageur d'eau douce. Médiocre. Viens lorgneur, je retourne bronzer.

La plus jeune : Maître-nageur ! Maître... J'ai plus assez de sous pour ma glace.

Le maître-nageur : Cela regarde ...

Lucette : L'administrateur peut-être ?

La plus jeune : Ce type ?

Le maître-nageur : Je ne connais pas.

M. Barnabé : Il fut un temps où lui et moi étions à égalité : l'adolescence pour lui, et j'étais la morale. Mais, pensez donc ! bientôt la moindre dépendance, la moindre leçon leur est insupportable. Vous ne jouez plus assez bien au tennis pour eux, enfin ils disent; vous courez ah, pauv'vieux; surtout ce qu'ils veulent vous prendre, c'est le jugement du bien et du mal, pour vous condamner, même sans raison : leur but, je le vois de mieux en mieux, vous dégrader à vos yeux; ils se vengent d'avoir reçu une bonne éducation. Tous désiraient être vauriens.

Irène (sortant de l'eau) : Ah. On se sent mieux. Un peu calmée.

La plus jeune (qui s'est approchée de M. Barnabé, sans oser faire les derniers pas) : Eh, type !

M. Barnabé : Tout de même... quels souvenirs... A la pêche sur le lac proche, aux jours les plus chauds; on n'attrapait rien... Je lui apprenais à tenir sa ligne, à manier l'épuisette...

La plus jeune : Type, tu me...

M. Barnabé : Décampe, guenon.

La plus jeune : On dirait qu'il ne se soucie pas de mes problèmes. (Elle retourne recompter ses sous à sa place.)

La fille jamais contente : Ce lorgneur, quel nullard. Il vous regarde comme si vous étiez habillée.

Irène (couchée dans l'herbe) : Mon Dieu, que je suis bien.

M. Barnabé : Quand je pense à tout ce que nous aurions pu faire, lui et moi. Comme voyages... comme sorties... Sans cette drôlesse...

Irène : Tonton ! C'que j'suis bien.

M. Barnabé : Comme bagnoles à casser sur des chemins impossibles... Discuter... sur tout... le ciné, la politique... mais pas son espèce de musique... Et puis fumer une cigarette sous les pins, au crépuscule, assis côte à côte...

Lucette M. Barnabé) : J'pourrais venir aussi ?

Irène : Tonton, tu viens te baigner ?

M. Barnabé : Il faut que je travaille. Il faut que je travaille... Mais qu'est-ce que je vais faire ?... J'ai recensé les supplices, les insultes, les discriminations, les injustices, les saloperies, il n'y en a pas assez, il n'y en a pas assez... Ah, Hervé, mon petit...

Lucette : Mon sens du devoir commence à me caresser. Il est prêt à se mêler de ce qui ne me regarde pas.

Brigitte (s'examinant) : J'suis toujours pas brune. Ce que c'est long de bronzer.

M. Barnabé : Il faut, il faut... que je travaille... Ma foi, puisque aucune idée ne vient, je vais faire des gribouillis.

(I1 ouvre un nouveau cahier et s'y lance avec rage. Irène se met à chantonner. La plus grande partie des filles sont peu à peu retournées se coucher sur leurs serviettes.) Le voisin (qui a attendu sa superbe, comme elle s'allonge) : On me revient toujours... Alors, la belle, l'eau est bonne ?

M. Barnabé (criant) : Va y voir, ganache ! (A part :) Je me suis encore énervé. Je ne sais pas subir... J'apprendrai.

Le voisin (d'abord muet de surprise) : Je savais bien qu'il a envie de parler.

M. Barnabé (à part) : Et ces deux oies qui étalent leur viande à mes pieds... (Observateur :) Ah ça ne vaut pas Irène.

Lucette : Comme il a l'air malheureux de travailler.

Irène (s'arrêtant de chantonner) : Tonton ! On pique-nique ici ce soir ?

Toutes : Ouais !... Voilà ! aussi le prix du billet me paraissait plutôt élevé. Oh c'qu'on va s'amuser.

Brigitte : Et on peut danser ?

Irène : Naturellement.

M. Barnabé : Rien. Vous remarquez ? Stoïque. Héroïque. Sans exemple.

Irène : Qu'est-ce que tu fais, tonton ?

M. Barnabé : Tais-toi, je gribouille. (I1 s'y remet nerveusement.)

Lucette (qui s'est levée et regarde par-dessus son épaule) : Je t'admire, toi, tu sais.

(I1 ne répond pas.) Le lorgneur (qui s'approche aussi et regarde) : Tout le monde peut en faire autant.

Le maître-nageur (de même) : Oui, mais encore faut-il le faire.

M. Barnabé : Dieu qu'ils m'énervent. Crevez, crétins.

Lucette (elle lui caresse les cheveux) : Il souffre... C'est dur, hé ?

Le maître-nageur : Pauvre forçat; tu vis ignoré, mais au moins méritant !

M. Barnabé : Autrefois je leur tirais du gros sel dans les fesses... Mais ils se plaignaient à la police...

Le lorgneur : Habillé et en gris, au milieu de toutes ces filles, ces mignonnes, il est anormal.

Lucette (embrassant les cheveux de Barnabé qu'elle tient maintenant par le cou) : Oh oui, mon chéri, dis que tu es un anormal.

M. Barnabé (il gribouille avec force et une certaine satisfaction) : Certes, je me suis interdit de protester... Mais alors on aboutit au même résultat qu'avec Irène.

La plus jeune : Regardez-moi ça. Quel dégoûtant. Moi, il m'a méprisée pas'que j'suis une jeune. Pédé.

Brigitte (qui est finalement venu voir) : Ça ressemble à rien... Mais l'important c'est la conscience professionnelle... Et là, qu'est-ce que tu tiens. (Elle l'embrasse aussi sur les cheveux, pour le consoler.)

Irène : Hé ! Mais c'est mon tonton ! A moi !

Le voisin : Quelle jeunesse dégénérée.

Sa superbe : Console-toi, t'as rien à craindre.

(Le voisin, dégoûté, s'écarte, et somnolera.) Le lorgneur (qui s'est éloigné de M. Barnabé, en hochant la tête) : Dire qu'il fait ça à longueur de semaine, de mois, d'année... Il n'y a pas de sot métier...

Lucette (tendre) : Qu'il est beau, ce gribouillis-là.

Le maître-nageur : C'est d'un fini.

Brigitte (baisotant Barnabé) : Tu nous donneras des entrées gratuites ?

(Barnabé est comme légèrement ivre. Il crève ses pages avec la pointe de son stylo quand il a fini de les noircir. Au fond, les arbres remuent.) Toutes (sauf Lucette, Brigitte, Irène, la plus jeune) : Ah ?...

La fille jamais contente : C'est lui, lui !

(Plusieurs ont le temps de se précipiter dans l'eau, elles barbotent passionnément, à la folie, s'éclaboussent, rient très haut. Entre Hervé, en maillot de bain, très beau.) La plus jeune : Mince ! Un maître-nageur aux muscles de première classe ! J'en avais jamais vu. M'sieur, m'sieur... J'ai plus assez d'sous pour ma glace... (Elle court vers lui, une amie l'attrape par le bras, une autre la pousse dans l'eau.)

Hervé : J'en étais sûr. Ah, ces gourdes ! Je leur flanquerais des claques. Encore une chance que le vieux ne me les aient pas esquintées. Quel métier, mais quel métier ! Gardien d'oies. Mais comment je vais faire pour les ramener de l'autre côté ?

Irène (qui allait vers le groupe de M. Barnabé pour défendre son bien, s'arrête) : Bonjour Hervé.

La fille jamais contente : Bonjour Hervé.

Toutes (appel tendre, roucoulant) : Hervé.

Hervé : Si elles pouvaient se noyer sans que j'aie d'ennuis...

(Entre le marchand de glaces, poussant sa voiturette avec difficulté entre les arbres.) Le marchand de glaces : Faut-il avoir la vocation dans le sang, j'vous jure.

Hervé : Allez, tout le monde s'en va.

Le marchand (indigné) : J'arrive.

Les filles : En voilà une idée ! Et le pique-nique !

Hervé : On ferme ! (I1 aperçoit son père et son groupe autour.) Oh . Ce vieux dégoûtant. Dès que j'ai le dos tourné, il corrompt la jeunesse. Regardez-moi ça. Il les a attirées ici par son luxe. Arrachées à la piscine populaire. Et ce qu'il fait...

Le marchand (entouré de clientes) : J'ai une soif. Que je me baignerais bien.

Irène Hervé) : Puisque tu rentres enfin au nid, on y gagnera peut-être une atmosphère plus supportable.

Hervé (qui l'ignore; furieux) : Pendant que je me crève à côté, me prive de tout ça... pour le punir... alors, lui, il se paye du bon temps ! Père ingrat !

Brigitte M. Barnabé qui gribouille toujours et n'a pas vu son fils) : Dis donc, le nouveau maître-nageur, il a l'air d'être jaloux. (Petits rires. Lucette et elle baisotent M. Barnabé davantage.)

Le maître-nageur aux muscles de seconde classe Hervé) : Bon, tu vois, tout est en ordre. Quand Pierre veille, l'harmonie règne.

Hervé (qui l'ignore) : Dire que j'ai choyé ce père pendant des années. Je lui ai consacré mon enfance, mon adolescence. Et un jour on les découvre tels qu'ils sont. Minables. Obsédés sexuels. Lubriques.

Lucette M. Barnabé qui gribouille) : Regarde-moi ça s'il enrage .

(M. Barnabé se tourne enfin.) M. Barnabé : Oh.

Irène : J'vais toujours prendre une glace. (A la plus jeune :) Allez, je t'en paie une.

Le voisin (qui se réveille) : Son fils ? Toutes les veines. Je rentre chez moi. Le manque d'idéal de la jeunesse et son manque de compréhension des problèmes des gens d'âge m'écoeurent. (I1 repart fièrement, regardant droit devant lui.)

Hervé : Comment ai-je pu accepter d'être le fils de cet homme !

M. Barnabé : J'ai pas d'chance. Des heures et des heures de travail acharné et... (A Lucette et Brigitte) Vous allez me lâcher, oui !

Irène : Ah, quand même.

Lucette : Bon, bon; travaille, chéri, travaille. Tu nous paies une glace ?

Brigitte : T'as pas des entrées gratuites ?

M. Barnabé : Oui, oui. Foutez le camp. Allez nager.

Lucette : On préfère les glaces. (Elles fouillent ses poches et en retirent ce qu'il leur faut.)

M. Barnabé : Hervé...

Hervé (fort) : Il aurait été alcoolique, je l'aurais fait désintoxiquer, il aurait eu des troubles mentaux, je l'aurais fait interner et je lui aurais rendu des visites quotidiennes, il aurait assassiné, pour voler ou par colère, ou par amour, je n'aurais pas eu honte de lui, j'aurais assumé le crime de papa, nous aurions ensemble fait face à la société. Mais là ! Le pire dévouement reste sans emploi. Il n'y a plus aucun espoir. Il est quasiment normal, il est décevant. Quand les hommes sont tombés aussi bas, même le meilleur des fils ne les relève pas... Il m'a appris la morale qu'il a oubliée, et il voudrait qu'on s'entende... S'il avait été touché par la grâce divine, s'il était entré au couvent, je serais allé l'y chercher; s'il avait décidé de soutenir des partisans armés de quelque nation et était allé tuer dans les maquis, j'aurais ameuté la presse universelle pour que son geste soit loué; s'il avait mené campagne politique, je l'aurais affronté; mais il n'a pas d'idées, il a toutes les idées, il n'est personne, il est odieux... Le mien, de père, il s'entoure de filles... Ne pas être vieux malgré mes efforts, quelle incapacité d'assumer son rôle familial. Il y a des gens à qui on ne devrait pas laisser le droit d'avoir des enfants... Qu'un autre s'occupe de son cas, moi j'y renonce. (I1 sort.)

M. Barnabé (qui a écouté avec patience, se lève en vain pour le retenir) : Hervé !... Ce qu'il est désagréable, mon portrait. Dire que j'aurais pu avoir un fils qui ne me ressemble pas, mais une telle chance, pensez, ce n'est pas pour moi. A peine né, il m'a compliqué la vie. Je lui ai appris, en me forçant, la douceur, pour qu'il soit meilleur que son père, et il me l'a reproché avec rage; j'ai remplacé sa mère morte, et il m'a jugé encombrant, alors je l'ai laissé libre, et il m'en a voulu disant que je l'abandonnais. J'ai suivi toutes les lignes droites, il m'a déclaré brouillon... Je l'aime bien à distance... De près il m'embête... Adieu remords. Puisqu'il s'en va de toute façon ! Adieu sacrifices paternels. Ils sont inutiles. Peines et travaux, adieu !... Que l'air est léger, que ma piscine est bleue !... Et ces filles qui souhaitent profiter de ce cadre, jolies, pourquoi les priver ? Dans quelques années je serai décati comme le voisin, et je ne profiterais pas de ces jolies-là ! à cause de mon morveux ! et je n'utiliserais pas mon luxe, comme il dit, pour les séduire, quand il est ma vigueur, mon sang. La beauté ne corrompt pas la beauté... (A toutes :) Alors, Irène, et vous toutes, ce soir, on pique-nique ! (Acclamations.)

Irène (qui lui saute au cou) : Vrai, tonton ?

M. Barnabé : Vrai. J'ai assez travaillé, pour la vie.

 

                                                                     FIN.