La bossue et le miracle

 

La scène est divisée en deux, à gauche la chambre de Célie, à droite le bureau de Georges qui est nettement plus grand. Les portes sont au fond, on comprend qu'il y a derrière un couloir qui les relie. Dans la chambre on trouve une grande glace avec un rideau; tout le mobilier est désuet mais charmant, une harmonie entre le papier peint, le dessus-de-lit, le fauteuil, la nappe de la petite table, harmonie de beige avec petites fleurs. Dans le bureau on trouve entre autres un porte-manteau sur pied en bois verni; le mobilier, la décoration n'indiquent qu'un sens pratique, c'est assez sobre.

Célie, la trentaine, et Georges, un peu plus vieux, sont dans le bureau, lui assis, elle debout et de face, avec une canne; elle paraît donc belle, on apercevra sa bosse seulement quand elle se mettra de profil.

Georges (furieux) : Mais tu as fini de rêver ! Il ne viendra pas. La vie, ce n'est pas un roman. Si tu pouvais cesser de lire toutes tes niaiseries...

Célie (au bord des larmes) : Il a dit, il a dit !

Georges (détachant les mots avec délectation) : C'est un plai-san-tin. Un plaisantin. Un jeune plaisantin.

Célie (au bord des larmes) : Non... Non...

Georges : Il est - et d'oune - plous jeune que toi, ton Hidalgo; et de doss, plus fortunado; et de tress... (Il l'empoigne et la tourne de force de sorte que son dos apparaisse à la fois dans sa glace et au public.) Regarde ton dos !

Célie (hystérique, entre larmes et cris) : Ah !... Laisse-moi... Laisse-moi...

Georges : Regarde ! Mais je veux que tu te regardes... Juliette !

Célie : Laisse-moi ! Que tu es devenu méchant ! Que dirait maman ?

Georges (qui la lâche) : Il faut bien que je te force à regarder le réel. Tu vis dans les nuages. Rose bonbon. Je t'évite des malheurs. Sans moi tous les petits malins profiteraient de toi. Et tu n'es pas facile à sauver, tu n'es pas non plus du genre à remercier...

(Célie est au bord des larmes, elle commence de se balancer d'un pied sur l'autre et d'émettre un gémissement qui montera petit à petit pour devenir un cri déchirant.)

C'est ça. Voilà ta comédie. Lever de rideau sur le spectacle le plus grotesque de la planète. Braille, ma fille, braille. Ça ne redressera pas... (Hurlé.) ton dos !

(La crise de Célie monte d'un cran.

Au fur et à mesure Georges semble au contraire se calmer.)

Les types qui font attention à toi, ils sont difformes dans leurs têtes. Et que je t'enlève ta canne, tiens ! (Il la lui enlève, elle manque de tomber.) Vas-y ! Montre ta démarche élégante ! (Le cri de Célie est devenu strident, une plainte bestiale et insoutenable, elle se balance d'un pied sur l'autre au bord du déséquilibre.)

La séductrice de ces messieurs dans toute sa majesté ! Avec la chanson en plus !... La sienne et moi aussi je veux chanter : la la, la la la la, la la (Il chante un air de menuet.) A nous deux bientôt l'opéra. Et dansé aussi ! (Il se met à tourner autour de Célie en imitant un danseur de façon grotesque. Il se remet à chanter. Brusquement, en hurlant toujours, elle tente de gagner la porte du bureau, en clopinant; elle s'appuie sur les meubles, elle s'appuie sur les murs, elle réussit à ouvrir la porte.)

Va. Va. Et cesse de rêver. Cesse de rêver !

(Elle est dans le couloir. La porte de sa chambre s'ouvre, elle vient s'effondrer sur son lit, toujours hurlant.

Il surgit derrière elle et depuis l'entrée lance sa canne sur le lit.)

Tiens, n'oublie pas ton bijou. Sans lui comment feras-tu... pour séduire ton Hidalgo ? Olé !

(Il ferme la porte et retourne dans son bureau dans lequel il fera les cent pas en marmonnant.

Célie se calme peu à peu.

La sonnerie de la porte d'entrée retentit.

Tous deux se figent.

Un temps.

Seconde sonnerie.

Georges, lentement, va ouvrir. Il revient avec une dame qu'il fait entrer dans son bureau.)

Georges : Oui... oui... enfin, entrez.

(Elle a un manteau long, des cheveux plus jaunes que blonds.)

La femme : Dans un bureau ?... Drôle d'idée. Remarque, ce ne sera pas la première fois.

(Célie est venue coller son oreille contre la cloison qui sépare sa chambre du bureau.)

Georges (visiblement embarrassé) : C'est-à-dire... Comme vous voulez... Je m'attendais si peu... à ce que quelqu'un vienne.

La femme : Vous n'avez pas vu mes photos ?

Georges : Si, si, parmi les autres; superbes... C'est pour ça d'ailleurs que...

La femme (ironique) : Oui, en général, c'est pour ça...

(Il rit bêtement.

La femme enlève son manteau. Elle est en mini-jupe noire et brassière orange fluo.)

Georges (qui la contemple) : Je n'avais jamais essayé ces publicités sur internet... Je ne croyais pas que quelqu'un viendrait vraiment...

La femme : Eh bien je suis là... Et c'est pas gratuit...

Georges : Oui, oui bien sûr.

La femme : Alors qu'est-ce que tu fais ? Tu me paies pour m'en aller ou pour rester ?

Georges : ... Pour rester, pour rester...

La femme (ironique) : Voilà un grand pas pour le p'tit bonhomme. Donne les sous d'abord.

Georges (pensant tout à coup à Célie, regarde vers la cloison, comme s'il la voyait) : Pas ici; viens, viens dans ma chambre. (Il a saisi la femme par le bras et l'entraîne.)

La femme (riant) : Ah, on ne joue plus à la secrétaire.

(Ils sortent du bureau dont la porte reste ouverte, on les voit entrer dans la chambre dont la porte est en face, de l'autre côté du couloir.

Célie s'écarte lentement de la cloison. Un temps. Puis elle se met à rire, d'un long rire silencieux.

Un temps. Le silence est total.

Elle va à son armoire et tire du bas, caché sous une couverture un step - petite plateforme avec blocs rehausseurs - bleu clair. Elle l'installe devant le miroir (masqué par son rideau), puis, toujours clopinant bien sûr, elle va jusqu'à la commode, sort de sous les vêtements son lecteur de disques et son casque ainsi qu'un disque qu'elle y introduit.

Casque sur la tête, lecteur à la ceinture, mais bien sûr canne à la main, elle commence les exercices sportifs... comme au ralenti mais avec beaucoup de dignité.

Un sourire de bonheur naît sur ses lèvres.

Au bout d'un moment elle va ouvrir le rideau du miroir, écoute s'il y a du mouvement dans l'appartement, va chercher dans l'armoire le haut d'un survêtement criard, jaune et rouge.

Elle recommence l'exercice, un sourire radieux aux lèvres.

Elle est heureuse...

Georges sort de sa chambre avec la femme.)

Georges : Eh bien... merci.

La femme : Tu me rappelles, chéri ?... J'aime autant avoir des habitués tranquilles, comme toi.

Georges (la menant à la porte d'entrée - ils disparaissent donc) : Oui, oui c'est une bonne idée. Au revoir.

(Célie a entendu, elle s'est arrêtée net, enlève son casque, son sourire disparaît, elle a peur d'être surprise.

Georges réapparaît, il entre dans son bureau, ferme la porte.

Célie enlève le haut de survêtement, range toutes ses affaires le plus vite possible pour elle. Elle s'assied essoufflée sur son lit.

Georges fait les cent pas dans son bureau.

Un temps.

Soudain Célie se lève, va presque rapidement jusqu'à la porte de sa chambre, sort, ouvre violemment la porte du bureau de Georges.)

Célie (criant) : Je veux une clef. J'ai droit à une clef pour ma chambre.

Georges (surpris) : Hein ?

Célie (têtue) : Je veux une clef. Une clef ! Pour être chez moi.

Georges : Mais tu es chez toi; tu es à ma charge jusqu'à ma mort de toute façon, qu'est-ce que je peux y faire ?

Célie (têtue) : Une clef ! Même chez tante Marthe j'en avais une.

Georges : Quoi ? Tu as des secrets ? Madame a des choses à cacher ?

Célie : J'y ai droit ! J'y ai droit !

Georges : Et tu le prends où, ce droit, où est-ce qu'il y a un droit de clef pour Mademoiselle Célie ? Dans quelle loi ?

(Un temps.)

Célie : Tu es mauvais... Jamais je n'aurais cru...

(Elle retourne lentement dans sa chambre.

Georges va fermer la porte de son bureau. Il se remet à faire les cent pas. Au bout d'un moment il s'assiéra à son bureau et travaillera.

Célie sort une petite valise de sous son lit; on devine qu'elle était dissimulée pour que Georges ignore son existence; lentement elle va la remplir des objets et vêtements auxquels elle tient - mais il n'y aura pas assez de place.

La prostituée réapparaît, une clef à la main. Elle va écouter à la porte du bureau, hésite, va vers la porte de Célie... Elle entre brusquement.

Un temps.)

La femme : Bonjour Célie.

Célie : Bonjour, Jeanne.

(Un temps.)

Jeanne : Je t'avais bien dit que je viendrais.

Célie : Enlève ton manteau... (Elle l'aide à l'enlever et va le poser sur une chaise.) C'était toi tout à l'heure avec (elle fait un signe de tête en direction du bureau de Georges) ?

Jeanne : Ça te choque ?

Célie : Et ma bosse, elle te choque ?

(Jeanne va vers elle, elle l'embrasse sur la joue.)

Célie (d'un sourire humide) : Je me suis mise à la gym... avec la musique... hop hop hop. (Elle rit.) Tu avais raison...

Jeanne (désignant la valise) : Tu prépares tes bagages ?

(Célie dit oui de la tête.)

Jeanne : Et il le sait ? (Avec un mouvement de la tête vers le bureau de Georges.)

Célie (s'asseyant sur son lit) : C'est un homme mauvais, mauvais.

Jeanne (s'asseyant à côté d'elle) : Et où comptes-tu aller ?

Célie (petit rire malicieux) : Je sais.

Jeanne (insistant sans tendresse) : Oui, mais pas moi. Alors ? Où ?

Célie (butée) : Tu pourrais m'apprendre tes trucs avec les hommes ?

Jeanne (estomaquée) : Hein ?... Tu veux entrer dans le métier ?

Célie (minaudant) : Eh, qui sait ?

Jeanne (qui s'est levée pour la regarder avec du recul) : Vois-tu, normalement c'est le client qui paie.

Célie (piquée) : Dans les livres, on trouve plein de gens prêts à payer très cher pour des expériences rares. (Elle se lève pour se rapprocher de Jeanne, attrape sa canne avec difficulté.)

Jeanne (ironique) : Alors où est le problème ?

Célie (naïvement) : Mon manque d'expérience.

Jeanne (ironique) : Combien vaut une vierge bossue et boiteuse de trente ans sur le marché du vice...

Célie (fâchée) : Ah, tu ne m'aimes pas ! (Elle se laisse tomber assise sur le lit.)

Jeanne : Si, à ma manière. (Elle se rapproche.)

Célie : Voilà qui me rappelle furieusement une réponse de Georges.

Jeanne (sans penser à mal) : Comment aimer normalement quelqu'un d'anormal... (Se rendant compte de ce qu'elle vient de dire :) Pardon, Célie. (Elle s'agenouille près d'elle.)

Célie : En somme tu es ma première cliente... Tu crois que j'aurais plus de succès avec les femmes ?

Jeanne (l'enlaçant gentiment) : Lélie, arrête les horreurs, est-ce que je n'en vis pas assez tous les jours ?

Célie (l'embrasse) : Je voudrais être toi.

Jeanne (souriant au bord des larmes) : Tu as vraiment choisi un merveilleux modèle dans la vie.

(Noir brutal.

La lumière revient : Célie sans bosse ni canne a le costume de Jeanne. Jeanne a la bosse, la canne et le costume de Célie.)

Célie (se regardant) : Dieu fait des farces maintenant ?

Jeanne (se précipite en boitant vers le miroir, se regarde; puis crie) : Mais je n'avais rien demandé, moi !

Célie : Eh bien te voilà sauvée de la prostitution.

Jeanne (furieuse) : Merci ! (Elle ferme le rideau du miroir avec rage.)

Célie (s'admirant et marchant par plaisir) : Ce que je peux être mignonne sans bosse et sans canne. Tu leur prenais combien ?

Jeanne (hébétée) : Hein ?

Célie : Il va falloir que j'assume sinon je risque de redevenir comme toi.

Jeanne : Mais qu'est-ce que tu racontes ?

Célie : Enfin, comme avant... Oh, je deviens déjà égoïste... ou je l'étais sans le savoir... ça ne se voyait pas à ... à cause de la bosse.

Jeanne (s'avançant jusqu'à Célie) : Célie ! Célie ! Et moi ?

Célie (comme dans un rêve) : Alors là, pour toi, je ne comprends pas... c'est peut-être à la fin que l'on comprend sa vie ?... Pour tes clients, c'était combien ?

Jeanne : Arrête. Ne sois pas si stupide... Tu bénéficies d'un miracle, ce n'est pas pour faire la pute. La planète n'en manque pas, et je ne suis pas réduite à ... toi pour avoir démérité sur le plan professionnel. (Jeanne s'assied sur le lit à la place occupée antérieurement par Célie. Elle pose les coudes sur les cuisses et son menton dans ses mains.)

Célie (naïvement) : En ce cas qu'est-ce que tu as fait ?

(Regard noir de Jeanne.)

Jeanne (sarcastique) : J'ai tout mon temps de chômage devant moi pour me remémorer mes atrocités...

Célie (brusquement) : Il faut que je m'en aille, je ne veux pas que Georges me voie et m'empêche de sortir. (Elle se penche, embrasse Jeanne dont elle saisit le sac et sort en courant.)

(Georges a entendu claquer la porte.

Surpris il se lève, hésite, va pour se rasseoir, puis ouvre la porte de son bureau, écoute... Il est sur le point de rentrer mais change d'avis, va vers la chambre de Célie et ouvre la porte.)

Georges : C'est toi qui ... ?

(Long regard entre les deux personnages.)

Mais... Tu n'es pas... toi... Bon sang, qui est cette femme ?

Jeanne (ironique) : Pourtant on se connaît tous les deux.

Georges (entrant) : Célie ? Où est Célie ?

Jeanne : Elle est mignonne sans bosse et la morale n'est pas son fort. Je crois que notre Célie veut multiplier les expériences.

Georges (qui fait le tour de la pièce comme s'il s'attendait à la trouver cachée) : Voyons, on s'est bien fâchés un peu, mais...

Jeanne : Elle s'est libérée, elle veut vivre ma vie. Elle n'en a pas trouvé d'autre de libre.

Georges : Et c'était quoi, votre vie ?

Jeanne : Tu ne te souviens pas, tout à l'heure ?

Georges (la reconnaissant enfin, soufflé) : Oh...

Jeanne (ironique) : Oui.

Georges : Il faut que je la retrouve. Et vite. Elle n'a jamais été capable que de faire des sottises.

Jeanne (se levant péniblement) : Mais maintenant elle court. Elle va enfin pouvoir les réussir.

Georges (réalisant peu à peu) : Mais, tu n'avais pas... ça... la bosse... ?

Jeanne (prenant la béquille) : Non, tu m'as vue faire le p'tit lapin... (Canaille :) On y r'tourne ?

Georges (gêné) : Il faut que... Enfin, c'est ma soeur... Je dois m'en occuper, la protéger. (Il va pour sortir.) Vous n'avez pas une idée du lieu où elle pourrait être allée ?

Jeanne (ironique) : Elle est partie pour un tour de planète. (Il sort.) Avec juste ce type-là pour occuper une retraite, je ne vais pas m'amuser souvent. (Un temps.) Allons donc fouiller son bureau.

(Elle s'y rend péniblement, en boitant; on voit qu'elle n'a pas l'habitude de se servir d'une canne, elle s'y prend d'abord mal.)

Ah, ça va être gai ! J'aimais quand même mieux avant.

(Elle ferme la porte de sa chambre et entre dans le bureau de Georges dont elle referme la porte.)

Voyons... Ce n'est pas la richesse ici.

(Au passage elle ouvre les tiroirs d'un haut et étroit meuble de rangement, y jette un coup d'oeil, les laisse ouverts; elle va s'asseoir au bureau.

A ce moment entre dans l'appartement un homme d'une quarantaine d'années, assez élégant, l'air un peu triste, mélancolique.

Jeanne trouve un tiroir fermé.)

Ah... fermé... Donc intéressant. Où est-ce qu'il met la clef ? (Elle réfléchit et regarde un peu partout.)

(L'homme frappe doucement à la porte de Célie.)

Tant pis, on s'en passera.

(L'homme attend, il recommence de frapper doucement.

Jeanne prend une paire de ciseaux et essaie d'ouvrir en enfonçant une pointe dans le trou de serrure.

L'homme tape plus fort.

Jeanne entend, elle lève la tête. Mais il s'arrête, elle s'exerce à nouveau sur la serrure. L'homme l'entend, il suppose que Georges est là, choisit d'appuyer sur la poignée de la porte et entre.

A ce moment-là, Jeanne réussit à ouvrir le tiroir.

Sifflement intéressé de Jeanne.)

Oh, mais on garde à la maison ses petites économies... Les gens sont d'une imprudence... Je vais lui rendre service, moi : je vais lui apprendre la prudence. Me sera-t-il reconnaissant ? Ça...

(L'homme semble désorienté, un peu perdu de ne pas avoir trouvé Célie. Il n'a que faire là mais ne se décide pas à partir.)

Et ces papiers... Qu'est-ce que c'est... (Visiblement stupéfaite en les regardant de plus près :) Qu'est-ce que c'est que ça !

(Elle regarde les papiers avec soin.

L'homme s'est décidé à sortir de la chambre de Célie, il hésite, prend avec peine une grande décision et vient frapper à la porte du bureau de Georges.

Jeanne lève la tête étonnée et inquiète.

Court silence.

Avant qu'elle n'ait remis les papiers dans le tiroir, il a ouvert la porte brusquement. Inquiet de l'absence de Célie il veut se forcer à aller de l'avant et tout de suite.

Stupéfaction des deux personnages en se découvrant.)

Esturado : Célie ?

Jeanne : ... Oui...

Esturado : Mais... Jeanne ?

Jeanne : ... Oui...

Esturado (qui n'en revient pas et s'avance) : Mais qu'est-ce qui s'est passé ?

Jeanne (canaille) : Les deux en une, ça te dit ?

Esturado (qui reprend ses esprits) : Alors plutôt dans l'ordre inverse... son mental dans ton physique.

(Grimace de Jeanne.)

Où est Célie ?

Jeanne (mécontente mais pas surprise) : Sur un trottoir ou un autre. Ou ailleurs. Avec son manque d'expérience et son aspiration aux découvertes, il peut arriver n'importe quoi.

Esturado : Je file. Je la trouverai. (Arrivé à la porte :) Combien a-t-elle d'avance ?

Jeanne (amère) : Ah, il y en a qui ne méritent pas leur miracle.

Esturado : Il était peut-être pour toi ?

Jeanne (gentiment et rêveuse) : Elle est partie voici moins d'une heure.

(Esturado quitte l'appartement.

Jeanne prend l'argent et les papiers, essaie de partir normalement mais son handicap la fait presque tomber; elle prend la canne; elle retourne péniblement dans sa chambre dont elle laisse la porte ouverte. Elle s'assied, pensive.

Un temps.

Rentre Georges. Il a l'air furieux, agité.

Il vient directement dans la chambre de Célie-Jeanne.)

Georges : Introuvable ! Int... Partout; j'ai cherché, cherché partout... Vo-la-ti-li-sée... Je ne sais pas... Où a-t-elle pu se planquer ? Je ne sais pas. Pas du tout.

Jeanne (calme) : C'est embêtant... Surtout que la propriétaire de l'appart et du reste, en fait, c'est elle.

Georges (stupéfait) : Comment peux-tu... comment tu sais ça, toi ? (Il a une inspiration et se précipite dans son bureau pour vérifier; revenant, hurlant :) Rends-moi ces papiers ! Tu me les rends, tout de suite, compris ? Où est-ce qu'ils sont ? Où tu les as mis, hein ?

(Il est très menaçant et secoue rudement Jeanne.)

Jeanne (calme) : Là, voyons, tiens... (Il les prend.) Ça ne change rien; les administrations, les notaires ont des doubles et maintenant je sais où les trouver... Célie se doutait de quelque chose à cause de ce que tu lui faisais signer de temps en temps... mais pour elle c'était vague... (Georges triture nerveusement les papiers, il réfléchit intensément.) Est-ce que tu vas me tuer ?...

(Un temps.)

Georges (avec effort) : Tu as vaguement son aspect, mais sûrement pas sa signature...

Jeanne (ironique) : Ah non.

Georges : ... Finies les affaires, quoi.

Jeanne : Pour le reste il suffisait que toi tu signes ? On ne va pas vivre si mal.

Georges (tête basse) : Oui.

(Il sort et va à son bureau dans lequel, méditatif, il fera les cent pas.

Jeanne va fermer la porte qu'il a laissée ouverte.

Elle hésite.

Elle va à l'armoire. Puis sort le step bleu clair.

Après une nouvelle hésitation, elle écarte le rideau du miroir; prend le lecteur de disques, y place le disque; met le haut de survêtement rouge et jaune.

Casque sur la tête, lecteur à la ceinture, mais bien sûr canne à la main, elle commence les exercices...

Un sourire de bonheur naît sur ses lèvres.)


 

FIN