NOUVELLES GIGANTESQUES DES NAINS

(Contes pour grandes personnes)

de

Jean SIBIL


I.
La prise de la Bastille.

Le jour et l’heure, la minute de l’illumination furent déterminés par l’arrêt obstiné de sa montre. Midi quarante le 21 juin 2011. Ou treize heures moins vingt, car la vérité a deux faces, une progressiste et une sournoise, qui se moque. Dagobert, secrétaire général d’une association de personnes de petite taille, refoulé à l’instant d’une inauguration à cent mètres de là, pour laquelle il avait pourtant une invitation, dépité, marcha au hasard, voilà qu’il constate, ah quelle journée, en plus ! l’arrêt de sa montre; il lève un regard rageur vers le ciel, il voit, il voit la place… il se sent chez lui.
Curieuse sensation, sans aucun doute, celle de rentrer à la maison en arrivant dans un lieu où on n’est jamais venu. Autour de la place à la dimension naine se dressaient un hôtel avec de petites fenêtres rondes entre deux rectangles dans le sens de la longueur, des lucarnes pour têtes de nains; une école maternelle d’où jaillissaient en joie des petits; un bar, un fleuriste, une laverie, une épicerie, une boutique d’objets design, une … tout… Il venait de sa banlieue aux avenues démesurées sillonnées de voitures arrogantes, et il se retrouvait foudroyé de bonheur en plein Paris, à moins de deux cents mètres de l’une des places les plus fréquentées, et si loin pourtant, entre des immeubles du XIXe siècle mal entretenus, délaissés par leurs proprios; au-dessus des boutiques sans clients les appartements étaient pour la plupart volets clos ou sans rideaux… pas de panneaux « A vendre » mais un appel de tous les murs. Les âmes des immeubles parlaient à son âme.
Il eut un serrement de cœur : et s’il se trompait ? Si son illumination n’était qu’une farce ? Il avait si souvent souffert. Ce fut la place elle-même qui le rassura; elle était comme une immense main protectrice au centre de laquelle il se trouvait et dont les doigts d’un coup sec repoussaient les menaces, les doutes et les dangers.
Il téléphona à ses proches, il téléphona aux membres du Conseil de son association, de là, assis sur un muret devant l’hôtel comme s’il en était client. Il fallait qu’ils viennent voir ! Dès qu’ils le pourraient ! C’était important, si important.
Rentré chez lui, il n’y tint pas, il téléphona à ceux à qui il avait téléphoné pour savoir si… ah, pas encore… Mais n’oubliez pas, c’est important ! Et puis il ouvrit le répertoire des adhérents sur son ordinateur, et puis il téléphona à tout le monde. Un courriel n’aurait pas suffi.
Trois jours après, à la réunion générale convoquée d’urgence tandis qu’il exposait son vaste et magique projet :
" Du vent, ton tutti quanti, c’est du vent ! cria Grincheux exaspéré. Dagobert, tu as de la vanité !
- Et alors ? La vanité est très utile. Qu’est-ce que tu proposes à la place ?
Grincheux en resta muet de cogitation.
- La semaine dernière tu t’en prenais à l’esprit de lucre, la semaine d’avant au désir de progrès… Tu nous enlèverais chaque semaine quelque chose. Grincheux a inventé le nain-gruyère !"
Dago eut les rieurs de son côté.
Peu d’assistants s’étaient rendus sur les lieux (Grincheux oui) et parmi eux peu étaient enthousiastes, mais… beaucoup étaient au chômage, beaucoup avaient à supporter des moqueries, voire des agressions, certains étaient habilement exploités par des employeurs sans scrupules…
« Tant qu’à faire, mieux vaut nous exploiter nous-mêmes pour nous-mêmes plutôt que de nous laisser exploiter par les autres ! » Telle fut la formule-choc qui entraîna l’adhésion à ce qui allait devenir la République des Nains de Paris.
Le principe était simplissime : les gens qui payaient pour aller voir un lancer de nain dans une foire, des nains-clowns dans un cirque, des photos de nains dans une exposition… viendraient, forcément viendraient en masse dans l’enclave où tous les postes seraient occupés par des nains, serveurs, directeurs, fleuristes, vendeurs de légumes, vendeurs de souvenirs (de nains), vendeurs de vêtements pour grandes tailles même, commerçants de tout et d’abord d’eux-mêmes pour échapper au commerce des « autres ».
L’argent de base, la mise de fonds ? Ah, l’argent, gros problème de ceux qui se rêvent entrepreneurs, créateurs de sociétés, maréchaux d’économie. Puisque ce quartier avec ses immeubles désaffectés ou davantage occupés par des squatteurs que par des locataires était aux trois quarts à vendre (l’élu l’avait vérifié), il s’agissait en somme d’un quartier d’occasion, il faudrait persuader des banques qu’il s’agissait d’une bonne occasion. A saisir, et même à ne pas laisser passer. En outre on bénéficierait de l’aide de la ville à la réé… comment dit-on ? Il est bon pour la ville de remettre le quartier à neuf… réhabilitation. N’était-ce pas à pleurer un si beau quartier dans un si triste état ?
Eh bien les nains se chargeaient de le restaurer. Nains, oui, plus « gens de petite taille », car il était nécessaire de frapper les imaginations sottes; la bêtise, la prétention d’être supérieur, le mépris mesquin, bref les défauts trop humains qui traversent en maîtres les millénaires dans des corps qui ne cessent de s’allonger comme le nez de Pinocchio, mines inépuisables de richesses pour leurs habiles exploitants, au lieu d’être condamnés devaient être doucement flattés. Et l’on remplira nos poches. Les rares qualités humaines n’ont jamais valu du point de vue commercial les tares.
Les banquiers, d’abord bouche bée, exigèrent des garanties.
Les proprios trouvèrent une valeur considérable à ce qui n’en avait plus.
Les squatteurs refusaient de cesse de squatter.
Le maire quand l’adjoint rencontré par Dago lui en dit un mot s’écria :
« Un ghetto ! Un ghetto de nains ! Jamais ! »
L’affaire progressait donc lentement. Un pessimiste aurait sûrement risqué le mot d’  « impasse ». Mais Grincheux lui-même qui venait encore d’être bousculé dans une rue, pour rire - mais il n’avait certes, lui, pas ri du tout -, gagné au projet par l’envie d’être la norme dans un lieu de cette planète inadaptée, se gardait de le prononcer.
D’autres associations de gens de petite taille, y compris étrangères, avaient été contactées et après une courte hésitation la folie était devenue espérance.
On fit une réunion générale. On la fit à midi place de la Bastille parce qu’aucune association n’avait de local capable de contenir tant de personnes. Comme les autorités n’avaient volontairement pas été prévenues et que « Les Nains en colère » siégeaient sur la chaussée, la tribune étant au pied de la colonne, l’embouteillage klaxonnant des véhicules vrombissants des géants hurlants atteignit les dimensions homériques capables de déranger la télé. Dago au micro dit à ses auditeurs rageurs car involontaires : « Désolé, mais dans ce pays on ne peut être écouté sans emmerder. » L’évidence calma  jusqu’aux plus exaspérés, l’un d’eux cria : « D’accord, mais pas plus d’une demi-heure ! »; il coupa son moteur et se rendit dans une brasserie au bord de la place; d’autres l’imitèrent, en un rien de temps un flot d’affamés submergea les salles et terrasses des cafés, manger, manger, et on n’a qu’une demi-heure !
La télé arrivée en marchant sans scrupule sur les capots encore chauds, Dago à la tribune exposa le programme de la révolution des nains.
La liberté passait par la marginalisation volontaire qui remplacerait l’involontaire. Nous choisissons notre destin. Nous sommes différents en taille mais entre nous nous ne sommes plus différents en taille. Quant à être égaux en droits, la petite taille semble curieusement limiter les règles démocratiques. Ce que les « autres » ont, à nous on nous l’accorde. Les différents habitent chez les « autres », qu’on le veuille ou non; ils ont besoin d’être « tolérés », « admis », « acceptés ». « Sans rire, dit Dago, pour éviter les problèmes, il faudrait que nous nous fassions tout petits si nous ne l’étions déjà. » Que fallait-il donc ? Un état. Enfin, une sorte d’état. Un état dans l’Etat mais qui ne refusait pas, soyez tranquilles, les lois et l’autorité de l’Etat. « Mesdames et messieurs, notre droit à l’existence exige l’instauration de notre République. »
Le lendemain les réactions « de la rue » parurent mitigées, mais la sympathie prévalait. Les politiques furent circonspects, ils n’osaient plus être hostiles; gonfler ses muscles même nains et montrer ses dents même naines les fait enfin réfléchir, vieilles mimiques simiesques à résultat garanti, leur pensée naît du danger (de perdre une élection).
Les banquiers furent plus polis mais exigèrent des garanties. Toujours !
Les proprios radoucirent leur humeur et leurs prix. Encore trop élevés; surtout que l’on n’avait pas beaucoup d’sous !
Les squatteurs narguèrent. Des jeunes principalement, artistes ou pas, c’est comme on veut. On laisserait dans leurs squats les trop vieux.
Le maire obstiné hurla : « Un ghetto ! Un ghetto de nains ! Ça non. Jamais ! »
Une situation qui ne se détériore pas peut-elle être considérée comme une situation qui va s’améliorer ? On eut la surprise d’entendre Grincheux l’affirmer.
Dago décida alors d’organiser un sit-in sur la « Place des Nains »; l’opinion publique pourrait ainsi découvrir dans les journaux le lieu élu.
On s’y rendit avec banderoles en chantant la Marseillaise et, de temps en temps, pour varier, la Madelon. On resta sur les trottoirs et on traversa sur les passages piétons - mais lentement pour que le défilé semble plus long qu’il n’était -, les conducteurs aux feux piaffaient, fulminaient… à cette heure ils détestaient les nains, tous, ils leur auraient  roulé dessus. Mais, par accident en somme, on arriva au port sans dégâts ni pertes humaines.
On s’assit.
Jusque là les nuages gris n’avaient été que menaçants, ils se mirent à déverser doucement une petite pluie fine, pas froide non, pas vraiment pénible… pas agréable évidemment.
Quelques fenêtres s’ouvrirent et des squatteurs se moquaient des nains : « J’connaissais le Nain jaune, mais pas l’Nain mouillé », « Vive la République ! », « Vous devriez vous mettre au vin, c’est quand même meilleur ! »…
Timide qui se sentait à la fois mouillé et humilié dit d’une toute faible voix : « Squatter, ça n’a pas l’air difficile, je crois que je pourrais. » Un autre, il me semble qu’il s’agit de Léonore, renchérit : « Eux sont au sec et nous insultent, on serait mieux dedans que dehors. »
« Voyons, dit Dago en se relevant pour que tous le voient et l’entendent, si nous sortons de la légalité nous n’obtiendrons rien. Restons calmes.
- On le reste et on n’obtient rien, cria quelqu’un.
- Il ne suffit pas de demander pour obtenir », remarqua Dago.
« Très juste », hurla un squatteur barbu d’une cinquantaine d’années, « brave nânon, alors moi j’demande jamais ! » Les rires éclatèrent aux étages occupés.
« Moi, soupira Timide et tous ne l’entendirent pas, je loge dans un réduit, presque un placard.
- Moi, dit Léonore - et cette fois il s’agit bien d’elle, aucun doute -, je suis obligée d’entasser mes vêtements dans une malle du grenier; quand j’ai voulu une penderie on m’a répondu que je n’avais pas besoin de deux chambres.
- Tu as créé l’espoir, cria quelqu’un à Dagobert, maintenant on ne veut pas retourner en arrière. »
D’autres aussitôt l’appuyèrent : « Non, non ! pas en arrière ! pas de recul ! »
 Grincheux se leva : « Si même Timide peut squatter, moi aussi. Si on ne retourne pas en arrière, eh bien… » Les autres sentant ce qu’il allait dire se mettaient debout, oui, ils cessaient d’être des nains humiliés pour être des nains debout. Dagobert répétait faiblement : « Voyons, voyons, soyez raisonnables… » Grincheux évalua ses troupes, leur détermination, leur courage… Et il cria : « En avant ! » Et il s’élança ! Et pour la première et la dernière fois de sa vie, il fut suivi.
Dago ne joua pas le modérateur au point d’être le dernier à aller se choisir un appartement. Le futur président devait être très bien logé.
En vingt minutes, trente au plus, on entra partout, on décanilla les squatteurs irrespectueux de la nouvelle république et à cinq ou six ou sept contre un on les rejeta à la rue. La loi du premier nain installé fut implicitement admise. Léonore se découvrit un charmant trois pièces sur les toits avec vue; Timide s’installa à un premier étage pour ne pas croiser trop de nains quand il désirerait sortir; Grincheux alla d’un immeuble à l’autre, jamais content de ce qu’il trouvait, ou bien un sale nain avait trouvé avant lui et occupait les lieux en triomphateur, mais une porte particulièrement bien fermée et qui avait découragé les autres lui parut prometteuse, il s’acharna, il ne se trompait pas : ce quatre pièces, quoique modeste, on n’est pas dans le grand luxe, était en parfait état, vraiment parfait, il ne manquait que les meubles… Et tous les nains, tous trouvèrent et prirent le bonheur que l’on n’avait pas voulu leur donner.
Quand la presse arriva enfin, elle fut étonnée : les squatteurs furieux étaient dans la rue, la police avait-elle « fait le ménage » ? Et puis, où étaient…
Alors parurent à presque toutes les fenêtres des immeubles d’habitation de la place, les têtes des nains. Et ils chantaient la Marseillaise.

II
L’installation.

Dago parcourait le cinq pièces pour lequel il avait dû user et selon certains abuser de toute son autorité, arguant qu’un président, même non élu encore, doit recevoir, inviter à des dîners officiels ou presque officiels, bref a des devoirs de représentation pour assurer les bonnes relations avec les décideurs extérieurs. Il finit par s’asseoir par terre dans la future salle à manger et médita.
L’essai non transformé sera à pleurer, l’échec sera irrémédiable. Du doigté, Dago, multiplie tes capacités de diplomate, sois irresponsable comme tes compatriotes avec tes compatriotes et responsable à la façon des « autres » avec les « autres ». Sinon les flics viendront en masse et le coup de pied au cul éjectera la nain de ses droits à la reconnaissance internationale.
Du toupet ! Il en fallait. Il allait inviter illico le maire de Paris et ses adjoints pour le patrimoine et pour l’aide sociale à un déjeuner chez lui. Il n’avait encore ni table ni chaises ni rien.
Le coup de force connu par les journaux dès le lendemain, des curieux vinrent nombreux. Les plus délurés des nains au chômage proposèrent tôt le matin leur aide aux commerçants stupéfaits de voir d’éventuels clients, ils n’étaient pas habitués et, ma foi… quand on est débordé on est obligé de payer des aides… surtout que les gens venaient précisément voir ces aides. Le bar à service-nains garanti en un jour égala son chiffre d’affaires de l’année précédente, la fleuriste alla acheter des fleurs chez d’autres fleuristes pour en avoir encore à vendre… Le restaurant de l’hôtel tint, méprisant, jusqu’à midi. A midi pile, sa salle vide, le gérant craqua; les nains remplaçaient « provisoirement » les serveurs à midi cinq, à midi dix la salle était pleine.
Le succès commercial avait des longueurs d’avance sur le succès politique.
Le maire, un nerveux, un impulsif, l’invitation officielle de Dago entre les doigts, sentit la rage qu’il contenait avec peine sur le point de le faire exploser.
« Dehors ! Qu’on m’attrape ce nain par le collet et qu’on me le foute en taule pour abus de biens publics ou je ne sais quoi mais en taule !
- Sûrement pas, répliqua aigrement son adjointe aux affaires sociales, nous sommes des socialistes, si nous ne nous montrons pas compréhensifs envers les faibles, la droite nous dénoncera comme des hypocrites.
- Calme-toi, lui dit son vieux collaborateur dans les luttes pour conquérir cette prestigieuse mairie, laisse-toi le temps de réfléchir.
- Mais tu voudrais que…
- On n’est pas à un dîner près.
- Mais c’est un ghetto, un ghetto !
- Il faut se méfier des mots à effet, intervint l’adjointe à l’aide sociale; le vrai ghetto c’est la pauvreté, je dirais plutôt qu’ils unissent leurs compétences et leur… particularité pour sortir du ghetto social.
- Disons ça, opina le vieux collaborateur.
- … Après tout… tant qu’on n’a pas vu… de ses yeux vu… et écouté… »
Les nains s’installaient. Leurs déménagements n’étaient pas conséquents, ils ne croulaient pas sous les avoirs, ils ne possédaient ni en quantité ni en qualité. Leurs nouveaux apparts donnaient une impression juste de vide une fois meublés. Des travaux, il y en avait partout. En-dehors des heures de travail pour ceux déjà employés, toute la journée pour les autres, quoique sans méthode, sans vision globale, on s’activait, on nettoyait, on sciait, on clouait, on changeait les papiers peints, on arrachait des parquets vermoulus, on finissait de casser les carrelages sur lesquels le temps s’était acharné en vain, on vernissait les rampes des escaliers centenaires…
L’électricité n’avait pas été accordée officiellement mais elle éclairait tout aussi bien, seulement les installations donnaient du souci, elles n’étaient pas aux normes et un nain spécialiste les jugeait carrément dangereuses. Ah, il y avait du travail, ah oui.
Et l’eau ? Elle coulait, certes, mais un petit filet qui ne pouvait devenir douche. Tous les branchements illégaux avaient pourtant été vérifiés et revérifiés. Mais qu’est-ce qui n’allait pas ?
Le mécanisme de la roue de la fortune a beau être rouillé, pas entretenu convenablement depuis des millénaires, l’huile de coude le restaurerait en son état de l’âge d’or, elle tournerait à nouveau égalitairement; et ce seraient des nains à qui on le devrait !
Tandis que les médias mondiaux papotaient inlassablement sur une mini-révolution parigote « sur laquelle nous n’avons pas de renseignements plus précis à l’heure actuelle » (sic), en longs serpentins d’inanité sonore, y en a qui bossent, qui font de l’utile, bon sang qu’ça brille quand on frotte, quoi, que la place et les immeubles soient beaux comme un décor puisqu’ils doivent procurer à leurs nouveaux habitants envahisseurs conquérants l’argent pour y vivre. Le lieu de vie était l’outil de travail; mieux on y travaillerait mieux on y vivrait.
Chaque jour des nains venus de l’étranger rejoignaient les forces de libération, on avait encore quelques apparts dans le quartier et surtout les rares habitants antérieurs, touchés par la noblesse du projet ou par l’appât d’un gain inespéré, se déclaraient prêts à vendre. Allemands, Russes, Anglais, Espagnols, Italiens… de petite taille venaient voir et oubliaient de repartir. On vit même deux nains étasuniens mais quand ils s’aperçurent que la république n’adopterait pas l’anglo-américain comme langue officielle et unique, ils refusèrent de s’abaisser à parler la langue française et repartirent. Un Japonais nain vint demander à Dago une carte de séjour; il hésita… serait-elle reconnue ? Sûrement pas… et puis introduire la légalité de l’illégalité globale, créer le droit du non-droit était devenu pour lui une sorte d’exigence morale : on n’allait pas se laisser déconsidérer sur toute la planète en passant pour des rigolos incapables de créer des us, de les suivre, d’y contraindre les immigrants et les récalcitrants; donc il demanda à Léonore d’inventer un joli modèle (elle en profita pour l’orner dans les coins de petites fleurs parfaitement inutiles et en tout cas inappropriées) et d’un geste noble parapha.
Si le merlet parigot l’avait appris il aurait annulé le déjeuner. Mais Dago jugea inutile la publicité de sa décision et de son acte courageux. Chaque chose en son temps.
Ce déjeuner de haute diplomatie on le préparait avec soin, avec angoisse aussi. Pour la cuisine Grincheux accepta de prêter sa femme. C’était une naine douce, tranquille, de 1 m 20, nettement plus petite donc que son peu tendre époux, très bien mise toujours mais avec réserve, dans les tons gris ou bruns, un peu dame de compagnie à l’ancienne, jamais un mot trop haut, jamais une querelle; comment ces deux-là pouvaient-ils s’être mis ensemble et d’ailleurs former, il fallait le reconnaître, un couple uni ? Laissons les mystères de l’intimité aux concernés et glissons plutôt un œil dans la cuisine : elle concoctait le menu après avoir écouté gentiment, toujours gentiment, les suggestions de Dago, de son mari, de la femme de Dago (une adepte des plats cuisinés d’hypermarché), de Timide (même lui), de Léonore (mais de quoi se mêlait la naine d’habitude uniquement occupée de robes et de produits de beauté ?), ah oui gentiment, quel mérite, et le défilé des autres ! une naine allemande lui avait glissé dans la main une recette allemande, un nain italien avait proposé de chanter « Funiculi funicula » au moment des pâtes… suggestions dont elle n’avait pas la moindre intention de tenir compte. Dans le calme retrouvé de sa cuisine elle méditait et souriait; le menu s’arrangeait dans sa tête avec art et méticulosité, les ingrédients remplaçaient des ingrédients dans des essais tout intellectuels mais elle sentait les odeurs, elle créait des couleurs, des associations inédites qu’elle repoussait vite comme trop rares pour un déjeuner qui devait séduire non épater, elle cherchait la bonne mesure, l’adéquation parfaite avec le but, toute la part culinaire de la diplomatie reposait sur elle et elle avait conscience de l’importance de sa tâche. Le menu défini, elle le tint secret. Une fuite dans la presse aurait tout gâché. Même Dago, qui jugea cela un peu fort mais avait trop besoin d’elle pour protester, ne put le savoir; quant à Grincheux, qui connaissait évidemment bien sa femme, il n’essaya même pas et devant les efforts des autres on découvrit à cette occasion qu’il savait rire.
Merlet parigot fit son entrée sur la place quasiment à l’heure dite, entouré des deux adjoints co-invités et de son vieux collaborateur qui avait l’intention de déjeuner à la brasserie ou au restaurant. Heureusement que Dago, très compétent dans l’art d’éviter les tuiles, avait demandé aux nains serveurs de réserver deux tables jusqu’à l’arrivée de la délégation officielle car en plein mois de juillet les terrasses et les salles climatisées ou pas étaient bondées, sur les trottoirs passait lentement une file ininterrompue de familles-photographes avides de mitrailler des nains et qui avaient l’œil inquisitorial pour les tables inoccupées.
La consigne était claire, logique, de bon sens : ne pas remarquer l’arrivée du maire. Et surtout, que personne ne se mette aux fenêtres !
Aussi fit-il une entrée anonyme en des lieux où il était zieuté de partout. Chaque nain au travail sous le regard de l’anonyme s’efforça d’être parfait; aux fenêtres on avait à peine le temps de croire avoir vu une tête qu’elle avait disparu; les touristes furent moins discrets mais ils n’étaient jamais sûrs : « Tu crois que c’est lui ? A la télé il n’est pas si maigre. Il faudrait qu’il parle… »
Le vieux collaborateur eut sa table à la brasserie (l’autre disponible, dans le restaurant, fut immédiatement livrée à une chanceuse famille de Tours) et la délégation s’engouffra dans l’escalier du président non-élu encore - son escorte policière s’y arrêta.
La porte fut ouverte par une servante naine en robe noire et tablier blanc et juste derrière le couple régnant reçut avec dignité et affabilité les illustres invités. Après les courtoises paroles d’accueil il invita à le suivre dans la salle à manger à la tapisserie rouge décorée de grecques d’or dont les fenêtres encadrées de lourds rideaux pourpres à motifs blancs de nains luttant avec des jars laissaient à peine passer un souffle du bourdonnement de la place; la table, sans être somptueuse, était digne du plus grand restaurant. Dieu merci, il faisait frais; Merlet avait déjà eu pas mal chaud pour venir et il craignait une salle surchauffée. Le nain qui le recevait était en très correct costume bleu ciel léger avec cravate bleu pâle, un quinquagénaire de 1 m 40 environ, grisonnant, sans embonpoint, sportif peut-être, enfin très comme il faut; et son épouse assortie en élégance discrète et courtoisie de bon aloi.
« J’espère, dit Merlet comme on s’installait à table, que je ne suis pas considéré comme l’abominable croque-mitaine, l’empêcheur de tourner en rond.
- Ah, répondit le sourire aux lèvres son interlocuteur, vous êtes notre Jupiter avec ses deux urnes, l’une pleine de maux, l’autre de biens, et je dois vous convaincre que nous méritons que vous ouvriez la bonne.»
Merlet n’était pas inaccessible à la flatterie; un peu c’est toujours agréable; après tout il n’avait pas fait tant d’efforts dans sa vie afin d’avoir du pouvoir pour être traité comme s’il n’en avait pas.
Puis on parla du temps donc ensuite du tourisme; Dago glissa que la place restait déserte il y a peu. L’adjoint au patrimoine remarqua incidemment que les travaux « illégaux » lui avaient paru au premier coup d’œil,  en passant, remédier aux plus criantes carences traditionnelles des services officiels débordés.
 « Ils ne peuvent pas être partout à la fois », compatit Dago plein de compréhension pour ces services.
- Ils devraient, répliqua sèchement le maire.
- Bien sûr, bien sûr, répondit diplomatiquement Dago, surtout que ces administrations sont si coûteuses pour une mairie. »
On était en même temps heureusement surpris de ce qu’il y avait dans l’assiette. Le maire avait la réputation d’être une bonne fourchette - on ne fait pas une belle carrière politique sans savoir manger; la belle humeur lui vint dès le canard rôti aux herbes de Provence (dont la recette, hélas, reste secrète sinon je n’aurais pas omis de vous la donner) accompagné d’un vin de la réserve spéciale de… Timide.
Plus d’un avait été sceptique quand il avait proposé dans un souffle son aide en la matière et on l’avait d’abord ignoré. Mais il était revenu à la charge, et cette fois avec une curieuse assurance; néanmoins on n’avait pas voulu s’en laisser imposer par un timide. Alors il était revenu en téméraire qui n’a peur de rien et certains se souvinrent que ce n’était pas la première fois qu’il présentait des normalités de comportement. On ne put cette fois lui soutenir un non en face. Mais Madame Grincheux exigea que son mari teste les vins - comme quoi elle avait une certaine confiance en lui. L’état de Grincheux et de Timide après la dégustation tourna au scandale quand ils décidèrent avec entêtement de donner un concert sur la place, d’autant que deux journalistes connus pour être malintentionnés rôdaient dans le coin. Ils réussirent deux irruptions et beuglèrent extatiquement d’effroyables chansons de corps de garde, vite repris par une brigade naine d’intervention rapide. On les coucha un peu beaucoup de force. En tout cas le test avait été concluant et Madame Grincheux en notant scientifiquement les avis et les réactions de son mari ne se départit jamais de son sourire tandis qu’elle concoctait de subtiles associations avec les goûts et les parfums de ses mets.
Merlet profitait donc de la science de Timide confirmée par Grincheux et sa bonne humeur rejoignit celle de son adjointe aux affaires sociales qui savait apprécier les délices de la vie et en abusait peut-être légèrement alors que l’adjoint au patrimoine se contentait de noter l’harmonie des lieux et du contenu des verres.
De temps en temps, en douce, l’un des « gens de maison » nains occasionnels servant à table laissait son portable filmer quelques secondes ou minutes et tous les autres nains sur la place et autour recevant immédiatement l’épisode sur les leurs commentaient avec espoir en attendant l’épisode suivant. Le vieux collaborateur qui s’en aperçut s’en amusa beaucoup; Merlet ne le sut jamais.
Dans la cuisine du président futur aménagée sans lésiner sur les instructions de Madame Grincheux, celle-ci seule en lice œuvrait en vaillante pour le salut commun. En particulier, notons-le au passage, son dessert fut tel en aspect déjà que le vieux collaborateur ayant réussi à recevoir le feuilleton sur son téléphone envia son copain maire pour la première fois (la recette est restée secrète).
Ne détaillons pas tout le menu afin d’éviter de faire des jaloux qui dénigreraient la république à cause de ses fastes pourtant nécessaires. Habituez-vous plutôt à ne pas y avoir droit. (Relisez ces pages pour votre entraînement.)
La gueule vorace de la rapacité boufferait du nain si la conscience morale n’était pas épaulée par les peurs du cholestérol, de l’obésité, de la crise d’estomac, de l’explosion du foie… Mais par bonheur le mal est là pour aider les faibles et broyer les forts : ouf, les nains sauvés de la broche à rôtir des explorateurs sans scrupules grâce à la compréhension affectueuse du Maire de Paris légèrement aviné acquéraient le droit de l’exploitation d’eux-mêmes par eux-mêmes tandis que la bourse totalitariste en verdissait de rage car un sou est un sou.
« Nous ne demandons que la libre disposition de nos personnes et le droit de vivre ensemble, avait dit Dago à un moment quelconque du déjeuner.
- Dago, mon ami, avait répliqué le merlet parigot, tu as ta tête farcie de bon sens car la vie en commun élimine la solitude.
- Le pire des maux, appuya l’adjointe aux affaires sociales.
- Parf’tment, reprit Merlet. Faut chasser la tristesse.
- Et remettre en état tous les immeubles, intervint le rêve dans les yeux l’adjoint au patrimoine.
- Oh oui, Dago, fais cela, dit son épouse suppliante.
- Je le ferai », dit simplement le grand homme.
A sa sortie la délégation préféra marcher jusqu’à la mairie plutôt que de reprendre les voitures laissées à quelque distance de la place. On avait oublié le vieux collaborateur qui dut les rejoindre à la course en riant. Merlet lui fit remarquer qu’il était à la fois très essoufflé et très distrait car il oubliait de lui demander le résultat de l’entrevue. « C’est vrai, répliqua hypocritement le sage redevenu très sérieux, vous n’avez pas été trop traumatisés de vous retrouver seuls avec des nains ?
- Du tout. Ils étaient très convenables. Des gens qui savent vivre, un exemple pour les autres !
- Ça oui, intervint l’adjointe aux affaires sociales d’une voix qu’elle jugeait claire; aux affaires sociales on voit rarement des gens qui savent aussi bien recevoir.
- Et quel humour dans leurs rideaux, ajouta l’adjoint au patrimoine, quelle éducation exquise ! »
D’un pas qu’il considérait comme alerte le trio des délégués rejoignait le haut lieu de ses nobles fonctions, soutenu parfois opportunément en des passages périlleux comme la descente d’un trottoir sur le passage piéton et la remontée sur le trottoir en face par le vieux collaborateur qui ne se sentait plus si vieux.
Le havre atteint, Merlet eut la surprise d’un coup de fil du Président de la République en chef, sis en Elysée.
« Alors, demanda celui-ci, l’affaire est réglée ?
- B’solument, répliqua Merlet, régu- réglée.
- Vous n’avez pas cédé sur le ghetto ?
- Non ! Seulement sur tout le reste. »

III
La cocotte-minute.

On a beau dire, le progrès est lent; pour cette raison quand on a un beau projet, qui tient vraiment à cœur, il faut courir devant. Puisqu’on ne l’arrête pas, si vous le précédez, tôt ou tard il vous rattrapera. Mieux vaut être patient en attente une fois son rêve réalisé qu’avant. Léonore remarquait que les tractations, les autorisations, les solutions, les fonds, les dons, les… avançaient à la vitesse de la limace, on ne va tout de même pas laisser les limaces dominer le monde et rester les bras ballants !
Son rêve… chut !… chut ! Personne ne nous écoute ? Si les autorités quoique non-élues encore découvraient le joli pot pour l’éclosion des merveilleuses roses, elles s’opposeraient en mesquines à la beauté, à l’art. Donc elle…
Mais Dago entrait dans le bureau où Léonore provisoirement tenait le secrétariat; lui ne savait pas que c’était provisoire, il la prenait pour sa secrétaire. Son pas était grave; il avait un but important en venant ici, il ne savait comment s’y prendre. Le devoir néanmoins commandait.
« Quel été agréable », remarqua-t-il comme entrée en matière très indirecte.
Elle ne pipa, subodorant au sourcil froncé présidentiel quelque avanie en vue genre heures supplémentaires non payées, hausse de l’impôt républicain…
« Tout, malheureusement, soupira-t-il, n’est pas joie de vivre.
- Ah oui ? fit-elle méfiante.
- … Les coutumes parisiennes sont bien différentes des coutumes polynésiennes. »
Il y eut un silence. Il la regardait plein d’espoir que la lumière jaillisse en elle et que son effort surhumain à lui cesse. Mais le regard de Léonore s’était même vidé de son intelligence pourtant si vive. Il se décide à reprendre :
« Etant nains, nous avons plus de mal à être pris au sérieux. Nous sommes obligés de veiller à ne pas prêter le flanc. »
Rien de bon ne pouvait sortir d’une phrase si austère. Les nains-clowns en seraient tombés à la renverse (avant de saluer) mais Léonore ne pouvait se le permettre et se contenta de les imaginer.
« Nous ne pouvons pas être des nains polynésiens au centre humide et napoléonien le troisième de Paris.
- Ah oui ? »
Elle ne comprenait pas du tout. Il prit à deux mains le courage des grands hommes et balança :
« Les petites fleurs aux quatre coins des documents administratifs de notre république, ce n’est plus possible ! »
Léonore en resta abasourdie. Qu’est-ce qu’il avait contre les fleurs, ce chimpanzé ? Tout le monde aime les fleurs, sombre crétin. Sa courtoisie naturelle contint la pression, le couvercle du savoir-vivre résista.
« Et pourquoi ? demanda-t-elle sèchement.
- Pourquoi ? Pourquoi !,  s’emporta-t-il, c’est comme ta manie de mettre du rose partout !
- C’est joli le rose !
- Non, pas sur les documents administratifs, un document légal en caractères roses et à petites fleurs aux quatre coins on n’a jamais vu ça !
- Si, on l’a vu, nota-t-elle avec une logique satisfaite, et il était grand temps. »
La politique et la liberté d’expression s’affrontaient, tout le sérieux de la planète s’était joint à Dago, le soutenait, le poussait; la fantaisie resterait confinée dans sa réserve pour Indiens.
« Texte en noir », dit-il fermement.Et comme elle devenait rouge de rage, le couvercle du savoir-vivre près d’exploser, il concéda : « Et deux petites fleurs seulement. En haut… Bleues. »
Le couvercle sauta.
De rage elle se dressa, bouscula Dago au passage et sortit en hurlant à la foule des nains : « Il m’a virée ! » Il y eut un « oh » indigné qui parcourut toute la place, tous les immeubles, un « oh » consterné suivit, un « oh » contestataire enfin.
Devant le danger, Dagobert réagit en grand prédestiné. Il ouvrit la croisée du bureau et cria :
« Ce n’est pas vrai, j’ai juste demandé la suppression de fleurs et du rose dans les documents administratifs ! »
« Des fleurs, remarqua un nain jardinier encore au chômage, il en faudrait plutôt sur la place.
- Oui, dit Dago.
- Il en faudrait aussi aux fenêtres, ajouta depuis sa cuisine une naine à qui on avait reproché une tentative bucolique de géraniums urbains.
- Oui, dit Dago.
- Et du rose, dit la révoltée Léonore, pour la devanture de ma boutique de produits de beauté ici (elle désignait une entrée de garage qui ne servait à rien).
- Oui, dit Dago.
- Bon, dit Léonore calmée, alors je veux bien être encore secrétaire. »
Le grand homme referma sa croisée satisfait d’avoir accompli son devoir en rétablissant la paix sociale.
Et toute la place et ses immeubles en quelques jours sourirent de fleurs.
La secrétaire à mi-temps (non-engagée) ouvrit un garage de produits de beauté; elle peignit le bord de la porte en joli rose, en rose aussi les étagères, rose le papier d’emballage et rose sa robe de commerçante.
« Epouvantable », jugea Grincheux planté devant la boutique. Elle haussa les épaules.
Du reste la femme de Grincheux fut une des premières clientes. Les prix étaient pourtant élevés; non-reconnue légalement pour d’obscures raisons paperassières la marchande des grâces s’approvisionnait directement chez la concurrence et si faible que soient ses « coûts de fonctionnement » (terme pris dans le livre qu’elle venait d’acquérir : « Comment fonder et développer son magasin en dix leçons pour les géants trois pour les nains ») elle avait besoin d’une « marge » au moins pour être crédible en tant que commerçante.
Performante sur tous les fronts, elle corrigea deux fautes d’orthographe dans la nouvelle lettre du président non-élu encore à son collègue (élu) de l’Elysée. Il demandait un rendez-vous au sommet.
Avec le copain Merlet parigot ça gazait; il avait mis un poste de sa police municipale à la frontière pour la cas où des excités voudraient « rire » avec les nains, interdit l’accès du quartier aux voitures, sauf riverains, autorisé la concentration d’associations de personnes de petite taille parce que l’union fait la force, promis les aides au logement et les aides à la restauration d’immeubles d’intérêt historique… à condition que les banques acceptent de débloquer les fonds initiaux… aïe.
Les banquiers sont des individus pleins de compréhension qui ne comprennent rien. Ces Harpagons de l’argent des autres ont des cœurs imputrescibles aux larmes. Il faut leur parler rentabilité. Les affaires sur la place marchaient bien mais les légales n’appartenaient pas aux nains, les autres n’étaient pas prises en considération et l’impôt républicain librement consenti par les citoyens ne fournissait qu’une somme à leurs yeux dérisoire.
C’est que la République n’existait pas vraiment.
La légalité rassurerait les investisseurs.
Une première demande d’entrevue n’avait abouti qu’à être reçu pas un obscur conseiller de la présidence. Dago hurla devant la presse au mépris des nains.
Une seconde aboutit à être reçu par le Secrétaire général de l’Elysée mais si peu de temps que Dago hurla devant la presse au mépris des nains.
Sa lettre préparait la grande rencontre, celle que tous les nains voulaient, exigeaient au nom de 1789, au nom des nains martyrisés par les « autres » au cours des siècles. L’Elyséen ne pouvait pas, n’avait pas le droit de rester insensible. Ne doit-il pas selon la Constitution aide et protection à tous ceux qui sont fragiles ? Et comment être forts si on ne peut s’unir ?
La lettre, plutôt la missive, fut portée directement au centre du pouvoir français par un nain en costume noir avec deux petites fleurs bleues aux épaules (choisi et « arrangé » par Léonore elle-même) sous le mille-yeux amusé et sournois de la presse internationale.
Le Président était en vacances; il eut le temps de réfléchir.
Mais à tarder on finit par se trouver devant le fait accompli - une situation irréversible.
De nouveaux nains arrivaient, grossissaient la population; un jour on arriverait au chiffre de 987, ce qui, en arrondissant, ferait parler de la "République des Mille"; tous ces gens il fallait les loger, leur trouver du travail et comme la légalité traînait ses pieds bien proprets, on avait recours à sa sœur indigne, dangereuse certes mais toujours - en apparence - prête à rendre service. Le progrès légal en est encore à danser le menuet; et la tête lui tourne !
Léonore avait choisi le progrès pour la femme du XXIe siècle sur les gondoles à rêves de boutiques spécialisées en progrès. Sa mise de fonds avait été des plus modestes, les bénéfices, qu’elle déclara hors impôts, lui permirent de nouveaux achats et très vite elle fut achalandée comme nul garage ne le fut jamais.
Un jour, un basketteur (tel est le terme souvent employé pour désigner les « autres » depuis que Dago s’est insurgé contre les mots « géants », « éléphants », « montés-en-graine »… qu’il jugea désobligeants pour le moins et quelque peu xénophobes), de belle  apparence, la trentaine sûre d’elle, le vêtement décontracté qui ne vient pas simplement de chez Machinchose, stoppa devant le garage rose, puis se pencha pour regarder - peut-être était-il légèrement myope - la naine dans son transat à l’entrée de son magasin, et il se mit à rire.
Léonore somnolait, elle ouvrit un œil à ce bruit agaçant et choquant, puis l’autre. Le malotru !
« Dis donc, toi ! Tu crois qu’on peut se foutre de la naine comme ça dans la République des nains ! »
Elle se dressa, magnifique de colère dans sa courte robe décolletée. Léonore a le plus joli creux de seins de tout le triangle d’or parisien, de tout le triangle d’argent parisien, et même de tout le triangle nickelé parisien. Le basketteur se fit plongeur involontairement :
« Ooh, fit-il néanmoins rigolard, jolie cocotte !
- Minute ! cria Léonore qui associait un humour souvent douteux à son assez mauvais caractère, tu n’vas pas t’en tirer en te foutant d’la pétasse ! (Nous notons les paroles telles qu’elles furent malheureusement prononcées.)
- T’as l’air d’un sacré numéro, toi, railla le basketteur avec une arrogance qui dénonçait l’Etasunien malgré l’absence surprenante d’accent.
- Minute ! hurla la harengère mains sur les hanches ameutant le quartier, t’as pas encore marqué le but, basketteur !
- Quoi « basketteur » ? Et d’abord j’ai jamais eu l’intention de marquer l’but avé toi, t’as à peine plus d’la moitié d’ma taille. (« Avé » au lieu de « avec », tout compte fait l’Etasunien était peut-être de Marseille.)
- Suffit pas d’médire, faut d’abord pouvoir », se moqua la jolie naine qui le trouvait assez à son goût somme toute.
Des nains accouraient essoufflés :
 « Que se passe-t-il ? demanda l’un.
- Monsieur a du mépris pour les naines.
- Mais pas du tout !
- Il rigole des plus p’tits ?
- Je ne suis pas séduisante selon lui, je ne vaux même pas un panier.
- Il a dit ça ? s’insurgea une naine qui postulait en vain pour un poste de policière depuis une dizaine d’années.
- Parfaitement. » Et Léonore baissa ses paupières douces sur deux grosses larmes.
L’agresseur étranger commença de reculer face au nombre menaçant qui croissait constamment :
« Oh, mais quelle abominable petite salope ! » fit-il.
Et il s’éloigna en des enjambées de deux nains et demi sous les huées de la foule.
Léonore remercia les amis de leur aide précieuse qui avait permis de sauver le magasin et retourna somnoler dans son transat en attendant des clientes.
L’agresseur ne revint pas.
Le soir dans son lit après avoir fait le point sur sa journée, elle se dit tout sourire malgré elle : « Et voilà, je suis une abominable petite salope. » Et elle s’endormit pour la première fois parfaitement heureuse.

IV
Du pain ! Du pain !

Un emploi, un logement, sujets d’interminables discussions entre semblables, des enjeux politiques, des relations avec l’étranger qui nous cerne, sujets de discours enflammés, la libération de la femme naine, la libération de sa femme de l’homme nain, sujets de violentes polémiques inter-familiales, s’ajoutaient pour constituer l’armure invisible qui permet à tout citoyen de se sentir à l’aise, protégé des autres quels qu’ils soient plus par ses problèmes sempiternels que par ses satisfactions. L’homme habillé de civilisation se promène à l’aise dans la jungle des ambitions, des sottises, des guéguerres. Il jouit même avec délectation d’y participer.
Mais Berlingot, lui, n’y participait pas et malgré lui. Il était boulanger, seulement le manitou Dago, il ne devait pas aimer le pain. Trop snob. Trop péteux. Alors quoi ? T’as pas d’appui politique, t’as qu’à subir ? C’est ça ? Elle est belle la Publique ! Ah oui !
Il ressassait. Il arpentait la place, ne voyait même pas ses fleurs, il tournait sa rancœur dans sa tête comme ses pieds tournaient en rond sur cette place qui finissait  par lui sembler tourner elle-même. Ses regards chargés de haine volaient jusqu’aux croisées du Président non-élu et qui n’aurait pas sa voix. Une fureur terroriste secouait alors Berlingot. Il n’en pouvait plus d’attendre les aides du FMI et de la Banque mondiale pour sauver les travailleurs tombés dans la misère.
Un jour, ayant ouvert la fenêtre de son bureau, Dago sentit une bonne odeur qui montait forcément de la place, on aurait dit… oui… une odeur de pain chaud. Il regarda, sans se faire voir, en coin, dehors… et ne vit rien. « C’est curieux », se dit-il, « Berlingot m’obsède tellement avec sa rancœur que j’ai cru sentir son pain… Mais qu’est-ce que je peux pour lui ! Rien du tout… Il refuse de le comprendre. »
L’odeur persista. Il retourna à la fenêtre et au su et au vu se pencha… rien… Des gens venaient en bas de sa fenêtre… ils se penchaient eux aussi… et repartaient avec un pain !
Il se précipita, en laissa la porte ouverte, ne répondit pas à sa femme alarmée et se retrouva devant un soupirail duquel émergeaient deux bras, une main prenant l’argent l’autre remettant un pavé à une naine revêche mais panophile.
Quand elle s’écarta, il vit la tête d’abord stupéfaite, comme la sienne, puis moqueuse, de Berlingot.
« Qu’est-ce que tu fais là ? lui dit Dago sottement.
- Tiens, Monsieur le Président le contempteur du pain, l’Etasunien de la baguette, a condescendu à descendre jusqu’à mon humble soupirail.
- Tu ne peux pas rester là, voyons, c’est… choquant.
- Il y a bien un garage de la beauté, je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas un soupirail du pain. J’ai l’illégalité pour moi. »
L’argument dans sa force révolutionnaire laissa l’autorité pensive.
« Enfin, dit-elle, donne-moi toujours un pain de campagne; puisque j’ai l’odeur autant que j’aie aussi le pain frais. »
Les deux bras et la tête disparurent, réapparurent; Berlingot dit plein d’espoir :
« Tu ne voudrais pas aussi des gâteaux ?
- Non », répondit sèchement l’officiel sans cœur.
Berlingot faisait de l’excellent pain et des gâteaux pas excellents.
« Personne n’aime plus les gâteaux », murmura-t-il déçu.
Dago repartit dignement; à quelques pas il se retourna et cria : « Je n’ai rien décidé. Il faut que je réfléchisse. »
Sa femme l’accueillit positivement : « Ah, quand même. Je me demandais si nous n’allions pas être les seuls de la République à manger du pain étranger. Pour un président, même non-élu, ce serait vraiment honteux. Heureusement que tu t’es décidé. »
De retour en son bureau… il ferma d’abord la fenêtre afin que l’odorat ne troublât pas la pensée. Puis… Il constata que les idées novatrices, fécondantes, ne lui venaient pas plus que d’habitude; il en avait eu une et elle se développait tout seule en l’utilisant de temps en temps; le créateur se sentait rouage. On eût dit que la République était une sorte de puzzle dont les éléments dispersés une fois réunis se mettaient en place grâce à une programmation interne ignorée qui se révélait dans l’action quand les circonstances étaient favorables. Sous cette optique le boulanger était inévitable, on ne pouvait pas plus l’empêcher que la pluie ou le beau temps. Un dirigeant doit aller dans le sens de la mécanique, et plus vite que les autres, sinon il n’est plus appelé dirigeant. Et il y a une révolte et il perd sa bonne place et… Le boulanger serait mieux dans un vrai magasin.
Après le déjeuner le Président rendit visite au soupirail. Fermé. Il cogna du pied. Uns fois, deux fois. La face mal réveillée de Berlingot apparut.
« Quoi qu’tu veux à cette heure ! fit-il mécontent.
- La boutique vide là au coin, tu la prends. Je ne veux plus te voir ici, compris ?
- Ah oui, dit Berlingot réveillé tout à fait du coup et ravi. La Publique devient humaine. Vive la Publique ! »
Et comme Dago s’éloignait sans se retourner cette fois après son acte d’autorité, il lui cria : « T’auras ma voix ! »
La création libre d’entreprises génère des fonds quand on n’a pas de fonds pour générer des entreprises. Libre doit s’entendre au sens large, incluant des interdits, des droits, des devoirs qui occupent le terrain auquel un coup de balai est alors nécessaire. La loi est suspicieuse, d’air austère, mais très joyeuse, une vraie gamine, elle adore colin-maillard et chat, du moment qu’on l’amuse elle est bonne fille, les nains-clowns l’occupent pendant que Berlingot s’affaire. Sur le soupirail on put lire dès le soir cette fière inscription : « LE BOULANGER AIT DESORME DANS LA BOULANGERIE ».
Tard dans la nuit on avait entendu clouer, taper; l’insomnie lui était légère dans son enthousiasme et il la fit partager à tout le quartier.
Mais le lendemain matin, ah le lendemain matin… on eut quand même une surprise.
Les gens qui revenaient de la boulangerie les bras chargés de pain frais et croustillant levaient les yeux vers le bureau du Président et il avait d’abord cru que c’était par reconnaissance. Mais ils avaient un drôle de petit sourire. Pas méchant. Pas en coin. Toutefois…
« Bon sang, qu’a encore fichu cet âne de Berlingot ! » Le Président sortit en trombe, piétinant l’étiquette, laissant sa tendre épouse stupéfaite, la biscotte à la main qu’elle en croqua sans beurre.
Devant la boutique il ne remarqua rien de spécial. Qu’avaient donc les gens ? Il entra… acheta un pain sans commentaires… mais Berlingot avait son air narquois… prix normal… il tâta le pain… pain normal…
Il repartit pensif, se retourna pour jeter un dernier coup d’œil dans l’espoir de comprendre… et soudain eut la révélation : l’entrée comme le plafond de la boutique était à la taille des nains ! Les basketteurs ne pourraient y entrer qu’à quatre pattes !
« Ah, mon Dieu ! », fit Dago dans un souffle.
Et Berlingot paraissant sur le seuil de sa boutique lui cria :
« Hein, qu’est-ce que tu en dis ? Comme ça on est vraiment chez nous ! I viendront pas m’embêter !
- Et les conséquences commerciales pour toute la place, espèce d’idiot ! cria le Président en rage.
- Mais non, mais non, i s’ront ravis, les « autres », i s’croiront à la foire des miracles, i viendront zieuter en s’penchant. »
Que dire à un tel entêté et que faire après avoir autorisé de tout son poids illégal la création de cette entreprise controversée dans son concept dès le premier jour ?
Dago balança entre son poing sur la gueule de Berlingot (peu présidentiel) et le retour en son bureau pour prendre de la hauteur. Il ne faut jamais oublier que ceux qui commettent des absurdités architecturales, commerciales, sociales… finissent parfois par avoir raison. L’Histoire a un côté chat jouant avec une souris et Dago ne tenait pas à être la souris; il haussa les épaules et rentra en sa présidence.
L’autre président, l’Elyséen, lui, avait reçu la lettre de l’illégal et en était carrément embêté. Il rentrait de vacances et le problème nain l’attendait sur son bureau. Comme si Merlet parigot ne pouvait pas, n’aurait pas dû solutionner la fantaisie, l’indépendance, l’originalité, la légèreté !
Ce qu’il ne se disait pas à lui-même, la cause cachée de son malaise, c’était que la presse s’était souvent moquée de lui à cause de sa petite taille et que les quolibets inévitables de la sottise qui se prend pour l’humour à la radio lui étaient évidemment désagréables. On ne peut ni ne doit par ailleurs se laisser guider tel un aveugle par ses faiblesses lorsqu’on a eu l’honneur d’être désigné à la fonction majeure. En fait la valetaillle caquetante des médias n’influencerait pas ses décisions… il appela sa femme, une géante, et se rendit sur les lieux pour constater de visu.
L’heure n’était pas celle de la grande fréquentation, quinze heures, par là. Le tour fut rapide et la surprise complète.
« Que de nains ! Que de nains ! » disait-il en tirant son épouse par le bras. « Dans le fond, je ne me rendais pas compte du tout. Il y a bien un quartier chinois, un quartier bourgeois, un quartier artiste, un quartier… pourquoi pas un quartier nain…
- Si j’avais su qu’on ferait de la marche je n’aurais pas mis mes talons aiguilles. J’ai mal aux pieds », lui répliqua-t-elle un brin geignarde.
On passait à cet instant devant Léonore en son transat. « Oh, il faut un massage à la jolie dame », s’écria en se levant l’opportuniste et physionomiste car ces têtes-là lui disaient quelques chose. « Venez, venez dans mon garage de beauté que je vous sauve des tensions urbaines perverses… et douloureuses n’est-ce pas ? » Elle avait attrapé la dame par le bras et l’aidait à entrer.
« Voyons, on est pressés !  dit son compagnon.
- Ben oui, répondit-elle, mais je n’ai jamais vu de magasin comme ça ! »
Il arpenta les lieux seul en attendant. Aucun photographe. Seules les deux caméras prêtées aux nains par Merlet parigot pour leur sécurité filmaient. Il y avait bien quelques touristes mais d’habitude quand il sortait incognito c’était en vélo, pour qu’on se rende compte de la pleine forme présidentielle, sans vélo on ne le reconnaissait pas.
Quand sa femme ressortit avec quelques achats et des échantillons :
« Tu n’as pas payé avec la carte de crédit présidentielle au moins ? dit-il.
- La France veut que je sois jolie.
- Mais je t’ai dit, pas avec la carte présidentielle.
- Oui, mais moi je pense que ce sont des frais de fonction.
- Tu n’as pas de fonction élue !
- De fonction non-élue. »
Et ils repartaient en se chamaillant quand ils passèrent devant la boutique de Berlingot.
« La porte est trop basse, je ne pourrais pas entrer », remarqua avec satisfaction le président.
Berlingot qui devenait un insomniaque de 15 h, sortit en trombe, il les avait repérés, le malin, il attendait l’occasion, sûre et certaine étant donné l’originalité de la boutique.
« Une baguette pour M. le Président Elyséen. Offerte par la maison. Tu n’en as jamais mangé de pareille, tu verras. Tu enverras bientôt ton maître d’hôtel en acheter ici.
- Il n’entrerait pas, plaisanta le Président.
- Eh, je fais les livraisons jusqu’à la porte ! Bonne journée, Madame la Présidente, Monsieur le Président. Et bon pain ! »
Le couple repartit, l’une un petit sac rose à la main, l’autre une baguette dont il finit par casser et goûter un morceau : « C’est vrai qu’il est bon », fit-il.
Les deux illustrissimes à peine hors de vue, Dago tout essoufflé jaillissait de sa cage d’escalier, on venait de le prévenir. Il regardait dans toutes les directions, soucieux, pensant à une farce; Berlingot sortit de sa boutique : « Eh bien dis donc, Président, heureusement que je suis là pour recevoir les Visites officieuses ! »
Dago vit rouge; un éblouissement; tout était foutu !
Mais le lendemain il reçut l’invitation à l’Elysée.

V
Police !

Il y avait dans la République, parmi les compagnons de la libération naine, les braves de la première heure, ceux qui avaient formé le cercle autour du génial concepteur, organisé les combats de la marche finale sur la place promise, une naine d’aspect solide - il faut préciser qu’elle s’entraînait en chambre aux sports les plus violents -, 1 m 23 de muscles et de volonté, dont le rêve brisé par des basketteurs avait été et était de porter le noble uniforme policier. Sauver son pays et arrêter beaucoup de gens en portant un beau costume constituaient son idéal. Entre un idéal et une idée fixe la différence est surtout dans le jugement extérieur; maniaque ou idéaliste de toute façon elle était têtue, entêtée, obsédée.
Elle avait prononcé quelques fortes paroles sur la nécessité de l’ordre en présence du président… il n’entendait pas toujours même quand on répétait. Elle l’avait alors pris à part pour le mettre devant les évidences qu’il refusait de voir : le foutoir nain, le jemenfoutisme du corps social. Il balaya d’un grand geste du bras les irréfutables arguments :
« Tant que nous sommes illégaux nous n’allons pas organiser l’ordre légal de l’illégalité !
- Mais il faut montrer au monde, Président, que nous sommes des nains responsables. Des nains dignes de confiance. Pas des écervelés, des drogués, des… des… des effervescents ! »
Elle n’en trouvait plus ses mots, la logique l’étouffait. Avoir raison est parfois difficile à exprimer.
Ainsi elle restait au chômage alors qu’il y avait tous les jours des contraventions à mettre.
Notez par ailleurs le manque à gagner pour l’état. Tout bon citoyen compatirait au problème de la pleine de bon sens Myriam, estimerait avec elle nécessaire de passer de l’état pré-policier, le stade cromagnon, à l’état policé donc doté d’une police, civilisé.
Les basketteurs l’avaient constamment recalée aux concours de la fonction publique sous des prétextes nauséeux qu’il est inutile de développer; il était temps que des gens normaux s’occupent de la loi et de son application pour les normaux de la République des Mille.
Un beau jour - grand soleil d’août - Dago eut en point de mire dans la rue la plus à l’ouest le mirage d’un uniforme policier de taille… presque comme lui. Il n’avait pas assez soif en ce désert très relatif pour laisser le mirage s’en tirer comme ça; il fonça sur la police.
Myriam lui fit son plus joli sourire, elle était aux anges depuis le matin, depuis qu’elle se promenait l’œil suspicieux dans son bel uniforme.
« Il me va bien, hein, Président ? dit-elle rayonnante.
- Oui, convint-il… Mais ce n’est pas le problème, voyons. Tu n'as pas le droit de porter un uniforme policier !
- C’est le nôtre ! Il a les deux petites fleurs bleues. (Et elle les montrait aux épaules. Elle les avait cousues elle-même la nuit dernière, n’y tenant plus, décidée à forcer la porte de l’idéal.)
- Il n’est pas légal, tu n’es pas légale !
- Eh bien, rends-moi légale. Comment veux-tu que la République soit prise au sérieux sans avoir son service d’ordre.
- Et toi, tu vas être un service d’ordre !
- Je suis très forte ! Je n’ai peur de rien. Je n’ai peur de personne. Tu m’achèteras un pistolet ?
- Non, pas de pistolet.
- Les policiers municipaux au poste de douane, là-bas, en ont un. J’en discutais avec eux tout à l’heure et…
- Tu es allée les voir ?
- ‘Videmment, pour me présenter. Ils ont trouvé tout naturel d’avoir un contact intra-muros pour le cas où un problème quelconque surviendrait. Que je ne parviendrais pas à résoudre seule… Je me suis présentée comme capitaine, ça fait mieux, tu ne trouves pas ? »
Après tout le Président n’allait pas entrer en guerre contre sa police; il fulminait néanmoins.
« Garde à vous ! » fit-il. « Quand le Président passe, on le salue. »
Et la garde nationale salua son Président.
Il s’éloigna, notant plus de respect dans le regard sur lui des passants.
Myriam avait une certaine influence, on ne pouvait plus lui interdire l’accès au rêve, les autres nains n’auraient pas compris, on aurait cru à un mépris, un rejet personnel, une exclusion des postes républicains injuste et injustifiée.
La faux doit se porter sur les ronces; elles poussent n’importe où, malgré les précautions, elles prolifèrent vite si on n’y met pas un garde. La luxuriance des méfaits urbains est une forêt invisible qui repousse avec ses traquenards, ses plantes à plaies, ses plantes carnivores, ses fruits de mort. L’insupportable est parmi nous, autour de nous; nous nous promenons, nous travaillons dans cet invisible qui tend ses épines, ses griffes pour saisir de nouvelles proies, sans cesse, sans répit. Si notre vue et notre lucidité étaient parfaites nous mourrions d’effroi.
Dago comprenait que les temps s’accomplissaient. Il y aidait de son mieux, en non-élu sérieux et responsable. Compétent ? Mais qui peut être compétent en progrès humain alors qu’on ne sait ni ce qu’est un humain ni, à plus forte raison, ce qu’est la progrès ? Les pathosophes philologieront des congrès et des congrès avec vanité et savante candeur sur les grands problèmes mais heureusement qu’en attendant (si l’on peut dire) il y a l’incompétence pour diriger le monde; elle a sauvé du pire.
A sa femme il dit seulement : « Ne laisse plus ton vélo (car Madame était une adepte de la petite reine) attaché à la statue de la place. Rentre-le dans le hall. Je ne tiens pas à avoir une contravention. Myriam a réussi à entrer en fonction. »
Madame s’inclina devant l’inéluctable de la destinée des autres et expliqua à son vélo que le service public était né.
Le rêve a ses tentacules. L’une s'appelait Médaille, une autre Meurtre monstrueux, une troisième Affaire diabolique… Tôt ou tard, les statistiques sont formelles et crédibles, l’impensable surgirait, narguerait. Mais si c’était tard ? Pauvre Myriam, il serait cruel de souhaiter l’absence de catastrophe, elle désirait tellement montrer au monde qu’il avait eu tort de la rejeter, de ne pas lui faire confiance. Il faut l’occasion. Pas de grand homme sans l’occasion.
La pieuvre rôdait, silencieuse. Les malfaiteurs lâches ne commettaient pas de méfaits, les criminels endurcis jouaient les pantouflards, les violents découvraient caché en eux le mouton. On manquait de délinquants. Ah on ne risquait pas de faire la une !
Le flair de la capitaine fut alerté, des suspects viennent d’entrer sur notre territoire ! Où sont-ils ? Où sont-ils ? Ah… les voilà.
Les trois basketteurs voyous, deux grands mâles et une femelle, entre vingt et trente années vouées à Satan, tournaient leurs faces lunaires vers les curiosités naines, avides de voler. Moins perspicace, on aurait pu les croire comme les autres tant ils cachaient bien leur jeu.
Le plus grand était le chef à l’évidence.
La femelle, une rousse au teint laiteux, secouait sa tignasse de flammes pour incendier les cœurs nains masculins et détruire leurs cervelles fragiles.
Myriam se dressa subitement devant eux et cria : « Papiers ! »
« Bon sang, fit le géant, j’ai failli marcher dessus. » Les autres rirent. Alors la brave Myriam vit la muleta et fonça. L’autre esquivait comme un danseur en poussant des « oh oh » gouailleurs, autant de banderilles. Et puis, tout se passa si vite, bref elle fit comme au cinéma et une prise envoya le géant malappris au tapis. Assommé.
Le monde est saoul. Sacré monde bourré du matin au soir. Les pieuvres et les singes font des corridas parmi nous dans la forêt invisible et jouent à se piéger. Les drogués pullulent. Ça vomit partout, après faut faire le ménage. La police ratisse, l’armée rassure, les alliés affluent. On couine, on mord de tous les côtés. Dans ces regrettables conditions humaines, il n’est pas étonnant qu’il y ait parfois des bavures des forces de l’ordre.
La photo de Myriam le pied sur Goliath à terre, vaincu, fut à la une de toute la presse. La naine revancharde n’avait pas l’opinion médiatique pour elle. En ce qui concerne l’autre opinion, celle des masses, on ne sait pas. L’opinion médiatique empêche l’autre d’être connue quand ça ne l’arrange pas; elle s’en « justifie » alors avec quelques phrases-standards : « on ne leur a pas assez expliqué », « ils n’ont rien compris les cons », « ils nous remercieront plus tard ces obscurcis du ciboulot », « tous racistes », « tous xénophobes », « pas pour la diversité pluricucu, ouh ! »…
L’assommé fit un clin d’œil aux copains mais c’était juste avant ou après la photo. Il riait post-photo, hors champ, en se relevant, et présenta gravement ses papiers à la terreur policière qui ne trouva rien à redire, à ceux des complices non plus, mais leur prodigua de sages conseils contre les envies irraisonnées de prendre le bien nain, et contre l’alcool et le tabac qui donne le cancer. « Bien, Madame l’agent », répétait le chef vaincu (goguenard selon certains témoins sûrement mal intentionnés, il y a toujours des gens prêts à blâmer la protectrice répression policière). Myriam décida de ne pas donner suite.
Le lendemain les journaux tombèrent des mains de Dago. « Oh non », fit-il faiblement. Le téléphone sonna : l’Elysée annulait le rendez-vous au sommet devenu anti-médiatique. Et là, sur son bureau, qu’est-ce que c’était ? La demande officielle de « Madame la capitaine de la République des nains de Paris » pour sa médaille du mérite ! Une médaille ! Ah tu vas voir ça ! Il en étouffait. Une médaille ! Et quoi encore ?
Convoquée l’impétrante resta sur ses positions.
« Et cette photo, malheureuse ! Tu ne sais donc pas qu’il y toujours des gens à l’affût, des touristes, des paparazzis, des maniaques de la presse à scandale.
- C’est Rodamant qui l’a prise. On a choisi le meilleur cliché ensemble. »
Dago n’en revenait pas. Le nain Rodamant, passionné de la gâchette photo, s’était mis du fric dans la poche avec un scandale qui risquait de couler le bateau républicain. On nourrissait les inconscients qui au nom des libertés fondamentales risquaient de les faire perdre.
Il expliqua à la Capitaine qu’il était nécessaire, indispensable, crucial, qu’elle présentât des excuses. Elle aurait l’air contrit devant les télés, s’agenouillerait et crierait : « Pardon ! »
 Mais elle, ce qu’elle voulait - obstinément - c’était sa décoration.
« Quelle décoration ? s’emporta-t-il, et d’abord on n’a pas de décoration !
- T’as qu’à en créer une. »
La logique fit avancer d’un cran, en grinçant, la roue de la fortune; Dago la sentit tourner. Il fixa la coupable de ses yeux perçants et vit apparaître la médaille sur sa poitrine. « Oh non », fit-il dans un souffle. La médaille disparut.
« Ce sera comme pour la légion d’honneur, ajouta la fine naine; des tas de gens seront décidés à donner librement de l’argent à notre Caisse d’aide sociale si, en juste récompense de leur générosité, ils reçoivent la « Décoration du mérite nain ».
Ah, si l’affaire devenait de l’économie nationale… D’un côté les excuses, qui ne rapportaient rien, et pas sûr que l’Elysée renonce à sa marche arrière, de l’autre du financement, qui n’est jamais à négliger, loin de là.
La politique finit toujours pas trottiner derrière la réussite économique. Le Président pensa, à juste titre, qu’un pays à l’économie florissante a des rapports plus faciles avec ses voisins. Moins on a à demander plus on a de chances de recevoir.
La terreur de la police, médaillée, devint une attraction supplémentaire de la République et son illégalité ainsi que ses gaffes toujours habilement médiatisées passèrent à la trappe face à son indéniable capacité d’aimant à finances.

V
L’élection.

On n’était pas près d’être reconnus comme le 194e état de la planète. La situation n’était pas désespérée, elle était pire. Mais le grand timonier ne lâcherait pas la barre. Certes elle ne répondait plus aux ordres; il avait encore la satisfaction sinon de commander du moins d’être à la place de commandement.
Dago somnolait en son bureau d’une lourde sieste aoûtienne quand soudain y pénétrèrent sans frapper, ou alors il n’avait pas entendu, un groupe de ses concitoyens. Il y avait Grincheux, il y avait Léonore, il y avait Myriam, il y avait Rodamant, il y avait Berlingot et même Timide.
« Qu’est-ce que vous voulez ?
- Nous sommes tes ministres, déclara calmement Berlingot.
- Je n’ai pas nommé de ministres !
- Autodésignés, déclara sans ambages Timide qui devait avoir visité sa cave.
- Vous êtes anticonstitutionnels !
- Nous sommes constituants. »
Les fortes paroles pour la postérité prononcées on alla chercher des sièges dans la salle à manger car il en manquait quatre.  
 Les ministres pour bien faire les choses présentèrent courtoisement leurs portefeuilles. Berlingot, Ministre de l’Economie; Myriam, Ministre de l’Intérieur; Rodamant, Ministre de la Culture; Timide, Ministre des Affaires étrangères; Léonore, Ministre de l’Education et de la Recherche; Grincheux, Ministre de la Justice. Et le premier conseil en ce mercredi eut lieu sans tambour ni trompette. L’ordre du jour était lourd.
« L’Etat, souligna le Ministre de l’Economie (sans finances) souffre d’un déficit conjecturel dû à la frilosité des banques. Ces Harpagons sont bourrés de pognon. Faut les faire cracher.
- Ah oui ! C’est facile à dire ! Je fais comment ?
- D’abord, intervint le Ministre de l’Intérieur, il faut des élections.
- Les élections auront lieu après l’acceptation élyséenne.
- Avant ! hurla Timide en se levant brusquement. Puis il se rassit.
Il y eut un petit silence.
- Il a raison, dit le Ministre de la Justice. Nous devons nous imposer sur la scène internationale ou nous n’existerons jamais.
- Et c’est vous, le garant du droit, dit noblement Louis XVI en vue de la guillotine, qui me demandez de l’enfreindre ?
- Faut c’qui faut, mon p’tit père, appuya Léonore avec un clin d’œil.
- Les constituants sont là pour fonder la constitution », récapitula en somme le Ministre de la Culture.
La nouvelle de l’ultimatum au Président non élu  pour qu’il devienne élu ravit, enchanta la République. Tous les nains avaient le cœur en fête. Les médias en raffolèrent.
Le téléphone sonna et Dago se fit enjoindre par Merlet parigot de cesser cette plaisanterie.
Le téléphone sonna et un sous-fifre élyséen le somma de mettre fin à ses absurdités anti-nationales.
« Alea jacta », répondit César, fortement poussé.
Le Ministre de l’Education et de la recherche décida une grand décoration de la place pour le jour de l’élection. L’emblème de la République, deux petites fleurs, devait être connu planétairement, on allait en décliner le motif de toutes les façons possibles et créer des souvenirs (petits drapeaux, fausses pièces, éventails..) qui le feraient voyager partout.
Deux candidats s’affrontaient : Dagobert, Président actuel non-élu qui demandait sa reconduction au corps électoral, et son ministre autodésigné de la Justice, Grincheux.
Il n’y eut pas à proprement parler de campagne.
L’élection attira une incroyable foule sur la place et on fit d’excellentes affaires, notamment le jour de la proclamation des résultats :
M. Dagobert : 864 voix.
M. Grincheux : 1 voix.
Il cherche encore qui a bien pu voter pour lui.
Louis XIV jura sur la Bible de respecter la constitution (non-écrite) et le droit des nains. Puis il forma son ministère. Aucun des anciens ministres n’était repris. A la place, des inconnus. On jugea cela mesquin. Ne s’agissait-il pas, mais cette supposition était celle de détracteurs, d’une tentative déguisée de pouvoir personnel ? Ceux qui occupaient les postes les lui devaient à lui et seulement à lui, pas à leur mérite, il pouvait les congédier à tout moment, donc ils lui obéiraient.
Il paraît qu’il y eut des tractations, il aurait proposé à son rival malheureux le ministère de l’agriculture.
« Quoi ! se serait étranglé Grincheux, y a qu’les plates-bandes de la place pour l’agriculture. Je vais pas y planter des patates ! »
Le téléphone sonna. Merlet parigot salua ironiquement le nouveau Président élu et bien élu, et le félicita, toujours ironiquement. Il lui demanda ce qu’il allait faire maintenant.
« Suivre mon destin », lui répondit Napoléon.
Le téléphone sonna, un sous-fifre élyséen lui intima l’ordre de se présenter à l’Elysée tel jour telle heure, le Président recevrait le nain.
« Dites à mon collègue que je viendrai », déclara Alexandre.
La « République des nains de Paris » était constituée. Sa lumière rayonnait, si vive qu’on la voyait sûrement des stations spatiales. Aucun éteignoir ne pourrait être posé dessus.
La femme de Grincheux n’était pas satisfaite, elle estimait que son mari malgré les services rendus avait été injustement écarté du pouvoir. On le craignait. On voulait lui rogner les ailes. Eh bien on ne rognerait pas son mari !
Elle lui enjoignit de réagir face au despote.
Grincheux mis au pied du mur par sa femme vexée de sa position de vaincue post-électorale se creusa la tête et son tempérament aidant trouva une issue qui le conduisit à une royale voie de garage. Mais il créait son emploi. Finie l’assistance sociale et les petits boulots.
Les mauvaises têtes ont leur place dans la République comme les autres. Les gentils se laissent manœuvrer; un pouvoir politique presse le citron des gentils sans scrupule, ses scrupules ne durent jamais longtemps si un contre-pouvoir ne fixe pas ce Caïn.
Caïn se promenait de son pas despotique en ses états, suivi à distance respectueuse par son cabinet ministériel, portefeuilles sous le bras et airs arrogants, pire que des Etasuniens, quand un rideau de nains se déplaçant devant son avancée, il se trouva face à Grincheux assis derrière une petite table couverte de feuilles… des papiers… avec textes et images… Dago s’en saisit… « Quotidien de la République des nains de Paris » !
Quatre pages. Quatre pages seulement mais quelle une !
Léonore avait corrigé toutes les fautes d’orthographe et avec Grincheux il y avait du travail. Elle se faisait payer maintenant par le Président et était bénévole pour la presse.
La une accusait Caïn. Qu’est-ce qu’il fichait à part se pavaner et se goinfrer ? Le conseil des ministres était un béni-oui-oui. Et d’ailleurs les trois quarts du temps on n’y parlait que des films nouveaux, tous étrangers, ce n’était pas sans raison que le conseil avait lieu le mercredi…
Chaque ancien ministre avait écrit un article, exposé ses vues, son programme. L’ex-ministre de l’Intérieur constatait que l’ordre reculait devant la délinquance gonflant ses muscles; l’ex-ministre de l’Economie expliquait qu’une bulle financière se gonflait au-dessus de la place des nains et exploserait un jour ou l’autre; l’ex-ministre de la Culture déplorait l’absence de culture, il proposait un concours national de culture générale et relative; l’ex-ministre des Affaires étrangères exigeait une ambassade à Bordeaux; l’es-ministre de l’Education et de la recherche déplorait, qui l’eût cru de la part de Léonore, le recul de la foi dû au cynisme des politiques nationaux et des médias étrangers; l’ex-ministre de la Justice…
« Tu me dois un euro, dit celui-ci à son vert lecteur.
- Ah, parce que tu crois que je vais payer ce torchon ! Tu dégages d’ici, oui. Et vite fait !
- Tu veux attaquer la presse ? demanda froidement Grincheux.
- Tu n’es pas la presse, tu n’es pas légal.
- Si, je suis légal, j’ai les papiers. Tiens. »
Il les lui montrait.
« Ils ne sont pas valables, bredouilla Dago.
- Ben si, s’insurgea Léonore qui s’était approchée, c’est moi qui les ai faits… Regarde, il y a les deux petites fleurs bleues en haut et ta signature en bas.
- Et puis j’ai ça », dit Grincheux, et il sortit une carte de presse, une vraie de France, Dago eut beau la tourner et la retourner elle restait vraie. « Je suis des deux légalités. »
Ce fut le coup de grâce, le Président élu avait une presse non-élue sur le dos. « Soit, dit-il avec un effort héroïque, se dominant et dominant la situation, mais si tu dépasses les bornes je fais saisir ton torchon. » Et il jeta un euro méprisant sur la table et il partit.
Berlingot connaissait la dame du Président Elyséen, Léonore aussi; avec l’ancien ministre des Affaires étrangères particulièrement sûr de lui ce jour-là ils avaient obtenu une entrevue privée et elle avait eu à cœur d’aider la démocratie sans en référer toutefois à son sourcilleux époux. De là une carte de presse pour Grincheux; les relations sont une entraide discutable mais efficace dont le mérite discutable a souvent besoin.
Comme il croisait ses ministres le Président s’entendit demander par le Ministre des relations sociales, porte-parole du gouvernement :
« Est-ce qu’il va falloir tenir compte de ce rigolo ?
- Vous vous creusez tous la tête pour le prochain conseil. Plus de discussion sur les nouvelles sorties ciné.»

VI
Le devoir de mémoire.

Bien sûr la double légalité  se justifiait par la double nationalité. Mais la seconde était illégale dans la première. Les nains extrémistes voulaient couper toutes les relations avec les « autres » qui les cernaient. Reconnaissons que leurs raisons valables se heurtaient à la réalité d’une agriculture limitée aux plates-bandes.
Tenir les rênes du char de l’état est beau et glorieux, encore faut-il savoir où aller. Dagobert, le prédestiné, avait eu un jour la vision; rien depuis. Le progrès, c’est par là ? Si vous croyez que les passants ont la courtoisie de vous renseigner…
Tout de même ses négociations avec le groupe auquel appartenait l’hôtel avançaient et finalement elles eurent un plein succès. Sûr de ne pas être accusé de discrimination désormais en replaçant ses basketteurs dans d’autres hôtels de la capitale le directeur général nomma à la tête de l’hôtel, en accord avec le Président, un nain de mérite qui immédiatement nomma d’autres nains méritants, un peu moins sans doute, aux diverses fonctions; les serveurs restèrent serveurs ce qui en mécontenta plusieurs puisque République ou pas ils ne voyaient pas de différence.
L’impact psychologique fut considérable; la presse locale s’en fit largement l’écho et comme elle était souvent achetée par des touristes elle eut ainsi une fonction publicitaire que Grincheux jugea normal de rentabiliser lors d’un rendez-vous avec le nouveau directeur qui, réticent d’abord, finit par payer une vraie publicité quotidienne.
Le cas des autres commerçants était plus épineux. On leur faisait remarquer que grâce aux nains leurs affaires anorexiques avaient retrouvé la santé, qu’ils leur devaient leurs bénéfices et qu’il était temps de passer la main. On n’a pas envie de passer la main quand on fait des bénéfices. Des pressions de plus en plus fortes, sans être menaçantes, s’exerçaient sur les arcs-boutés du bon droit dans l’exploitation des nains. Myriam, capitaine de la police célèbre dans le monde entier pour sa répression sans faiblesse contre la délinquance, entrait à tout moment dans ces commerces quand il y avait des clients pour vérifier si la drogue n’y circulait pas comme, disait-elle très fort, « des dénonciations sérieuses le lui indiquaient quotidiennement ». Certains soi-disant ne réussiraient à continuer d’exploiter des nains qu’en les droguant; ils les tenaient par leur dépendance à leurs doses. Les moins résistants des ci-devant n’attendaient que l’accord des banques pour quitter le territoire de leurs ancêtres. Mais les banques ne débloquaient que des sommes ridicules, juste assez pour entretenir l’espoir.
Faute d’argent, la République due à un coup d’audace manquait de confiance en l’avenir, le moral n’était pas bon, à peine passable; dès qu’il pleuvait on se demandait si le rêve ignifugé était aussi imperméable et on n’avait pas défait tous ses bagages, certains nains dans leur bel appart laissaient des cartons en tas, on attendait d’être sûrs de ne pas devoir vider les lieux. Qu’une colère élyséenne souffle sur le paradis des nains et il s’envolera, perdu à jamais.
Dago, en grand stratège, pour remonter le moral des troupes, somma le ministre de la culture d’avoir une idée. Et vite.
Celui-ci fit donner les maniaques. Une garde forte, qui resterait morte sur le terrain plutôt que de reculer.
Ce Ministre avait un vague parent, féru d’Histoire, au chômage car il refusait d’abaisser sa science aux petits boulots. Dans la famille, on le craignait un peu, on le traitait de radoteur, on essayait de se débarrasser de son discours dérangeant. L’opportunité ne se représenterait pas d’employer si bien les maigres fonds de l’état.
Maximilien, sage d’une soixantaine d’années, écouta la requête, après avoir soigneusement nettoyé ses lunettes et les avoir avec précision placées, engoncé dans son unique fauteuil, ses mains jointes sur son ventre. Son gros chat blanc à élégantes taches brunes défiait l’intrus ministériel, plus âgé que son colocataire et plus sage encore.
« Tu voudrais que je crée, que j’enfante le « Musée historique des nains », c’est ça ?
- Eh bien, on peut voir la chose ainsi, répondit le Ministre qui n’avait en tête qu’une petite exposition sur panneaux de photos et de textes comme dans les écoles.
- Pas le genre absurde des expositions sur panneaux de photos et de textes comme dans les écoles ?
- Ah non, non ! répondit en riant le fin politique. Quelle drôle d’idée.
- Idée absurde.
- Absurde.
- Alors le musée sera chez moi, je serai le guide moi-même. Et directeur naturellement. D’ailleurs il est presque en place, il ne me manquait plus que l’autorisation officielle. Tu veux visiter ? »
Il fallait bien.
L’érudition de Maximilien était prodigieuse. Rien de ce qui était nain ne lui était étranger. Il parcourait l’Histoire en tous sens, à tort et à travers, dans la fulgurance et l’enthousiasme; les siècles ne l’arrêtaient pas, les changements climatiques pas davantage; les montagnes et les déserts il s’en riait. Les mânes des nains convoquées accouraient pour témoigner.
On croyait Maxi propriétaire (non-payant) d’un minuscule deux pièces. Erreur ! Dans son entrée, à droite, une porte que le Ministre avait crue celle d’un placard s’ouvrait sur neuf pièces ! Bourrées de trésors amassés en des années de recherches, des années de travail sans repos, longtemps entassés dans des malles, à ses yeux plus merveilleux que ceux d’Ali Baba et assurément plus curieux.
Ses salles-phares, qui attireraient le plus les visiteurs, les amateurs de raretés, étaient consacrées aux nains célèbres : Alexandre, Aliénor d’Aquitaine, Louis XIV, Nabotléon, Staline… Pas de discrimination historique ici. Mais on oublie trop souvent que les nains ont fait l’histoire. Il est bon de le rappeler.
Les documents, les preuves scientifiques abondaient. L’histoire officielle, celle que l’on enseigne dans les écoles, n’avait qu’à bien se tenir. Les révisionnistes qui nient le rôle historique des nains seront dégonflés, ces baudruches, anéantis !
« Faut que j’en parle à Dago… je veux dire au Président » murmura la Ministre secoué par deux heures de découvertes. « Il est si changeant dans ses opinions. »
 Peut-être le Représentant officiel avait-il été trop surpris devant l’avant-bras de Nabotléon conservé dans du formol, la chaussure d’Alexandre, en mauvais état mais il avait beaucoup marché, ou le portrait en pied d’Aliénor par elle-même… ? Il semblait moins sûr de vouloir ce qu’il voulait.
Maxi le considéra avec mépris, et son chat lui tourna le dos :
« De toute façon, c’est décidé, j’ouvre… Aujourd’hui même ! »
L’affolement du parent timoré gagna Dago le grand, ses ministres et même Léonore qui comprit de travers et crut qu’elle devrait retourner à l’école pour apprendre la nouvelle vérité historique.
L’apparition des nains sur la terre était un mystère divin et leurs actions pour l’humanité un secret inter-états : sur cette base indiscutable on pouvait organiser des colloques, des séminaires. Le conservateur du « Musée historique » de la République des nains de Paris voyait la fin de sa vie en apothéose.
Dago contacta la presse en urgence. Il eut une entrevue privée avec Grincheux.
Dans quelques jours aurait lieu son sommet avec l’Elyséen, un nouveau scandale l’aurait compromis. Les hauts fonctionnaires à l’Intérieur de l’autre république sont des caractériels, ils mugissent et braient entourant le problème le plus simple qu’un nain résoudrait en trois minutes et quand les hauts fonctionnaires spécialistes en haute diplomatie s’en mêlent l’harmonie atteint son comble avec les piano piano barrissements.
Grincheux sortit deux heures après l’entrevue secrète un numéro spécial. Le gros titre : « L’humour nain à l’assaut de l’Histoire ». Maximilien y était présenté comme un artiste de la provoc, un Dali des sciences historiques, para-historiques, média-historiques, tourisme-historique. Son génie du détournement défriserait les rigoristes et enchanterait les esprits ouverts.
Le conservateur n’apprécia pas. Pas du tout. Malgré ses soixante berges il chercha Grincheux pour lui « flanquer son poing sur la gueule » (sic). Ah, elle était belle la presse, avec ce sagouin ! Est-ce qu’il était seulement venu visiter ? Point. Il ragotait des ragots de ministre. Car le coup ne pouvait venir que de là. Un parent ! Lointain, ah oui, lointain.
Grincheux avait prudemment mis la presse à l’abri, sa femme assurait la vente ce jour-là. Un nain bien élevé ne s’en prend pas à une femme évidemment et Maxi eut l’idée - logique - d’en appeler au Président pour obtenir au moins un droit de réponse légal et obligatoire dans l’organe de presse diffamateur.
C’est ainsi qu’il se retrouva devant le Grand conseil. Dago en effet avait éprouvé le besoin de convoquer tous ses ministres. Maximilien en fut un peu impressionné; la pompe des états en impose à ceux qui n’y sont pas habitués; on manque d’air quand on approche des cimes où siègent les dieux. Néanmoins il ne perdit pas le fil. Il accusa le mauvais parent d’être la source infâme des fuites alimentant la presse à scandales, il exigea au nom de la science une et indivisible le retrait de l’article incriminé, le rétablissement médiatique de la vérité, les sanctions contre les scélérats.
Dago compatit. Il fit même les gros yeux au ministre de la culture. Puis il donna la parole à son Ministre des Affaires étrangères.
« Pourquoi ? demanda naïvement Maximilien, je ne suis pas un étranger.
- Non, mais l’Histoire telle que tu la vois…
- Comment ! telle que je la vois !
- Telle que tu la montres, est celle aussi des « autres ». Et les touristes qui, je n’en doute pas, viendront en masse visiter cette… présentation…
- Des réactions de violence qui pourraient abîmer, voire anéantir les collections sont à craindre, intervint le Ministre de la diplomatie.
- Ah, fit Maxi éberlué, ils iraient jusque là ?
- N’en doute pas, reprit le Ministre. Or ce n’est pas ce que nous voulons. Et ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?
- Oh non, souffla l’autre terrorisé à cette perspective.
- Alors tu dois être habile pour qu’ils ne puissent pas te faire taire.
- Grincheux n’est pas stupide en fin de compte, intervint le parent félon. En laissant croire aux basketteurs que tu es un humoriste de la science historique tu peux sans danger au moins dire à la face du monde la vérité.
- A la face du monde, oui, répéta Maxi recroquevillé sur sa chaise et serrant les poings.
- Le renard triomphe, ajouta le Président. Sois rusé dans l’intérêt général. »
Le musée historique s’intitula donc « Musée d’humour et d’histoire ».
La tâche du conservateur-chercheur-directeur-guide était éprouvante mais exaltante : mettre au grand jour la vérité jetée à la décharge par les géants. Et il fallait leur sourire pour cela ! Et les faire sourire !
Le public adorait l’entendre expliquer devant l’avant-bras droit de Nabotléon dans le formol comment Doublevélingtone le lui avait coupé malgré l’intervention de sainte Hélène lors d’une séance de torture pour lui arracher le secret de la cachette du trésor des nains. Il recevait beaucoup de pourboires.
Un jour il eut en visite un ponte de la science historique sorbonnarde. Celui-ci écouta avec un sérieux de bout en bout digne de celui de Maximilien. A la fin en donnant un pourboire très correct il lui dit:
« Cette histoire-là vaut bien l’autre. Peut-être devrions-nous rire de la nôtre.
- Je crois aussi », répliqua avec un sourire Maxi qui dans son sacrifice à son devoir trouvait son bonheur.

VII
La naine des jeux.

L’Elyséen parlait, parlait. Assis à son bureau; après avoir dit qu’il était toujours prêt à écouter chacun, il avait commencé la leçon au nain.
Le Président, élu lui aussi, de la minuscule République niée, refusée, rétrogradée au niveau grenouille, s’y attendait. Mais les paroles s’envolent.
« Vous êtes comme une fourmilière dans un jardin. Le propriétaire du jardin donne un coup de pied dans la fourmilière pour garder l’aspect général qu’il veut. Il est dans son droit, c’est son jardin. Les fourmis lui montent sur le pied au nom du droit des fourmis dans le but insensé de l’attaquer, mais le droit des fourmis n’existe que chez les fourmis. »
Dago n’apprécia pas l’image mais en diplomate avisé il n’en fit pas état; il répondit sobrement comme l’Elyséen observait une légère pause en le fixant pour juger de l’effet du sermon :
« La nature a des lois qui ignorent les lois du propriétaire. »
Ça ne plut pas. L’insolence naine se croit philosophe, ma parole !
Un éclair parcourut le regard impérial de l’Elyséen et le foudre apparut en sa main.
 Dago, quoique effrayé, reprit :
« Je prendrais plutôt l’image des abeilles. Si un intrus s’introduit dans la ruche, elles ne peuvent plus travailler correctement, elles ont besoin d’être entre elles pour être utiles au monde. »
Le flot suivant de discours élyséen charria la protectionnisme condamnable car, le repli identitaire condamnable car, le rejet de l’autre condamnable car, le ségrégationnisme condamnable car, la ghettoïsation condamnable car…
« Tout cela est bien beau, répliqua Dagobert, et vous avez sûrement raison, mais nous voulons être chez nous. »
Le sommet se conclut sur une impasse diplomatique. L’Elyséen ne foudroya pas le récalcitrant car sans prêt bancaire la République des nains pourrirait sur pied.
A sa sortie le Président élu de la République des nains de Paris déclara noblement à la presse avide :
« Cette première rencontre a eu pour objet un échange de vues. Elle a mis en évidence des divergences qui, nous en sommes convaincus comme le président, disparaîtront. »
La déception fut vive chez les nains. Ils attendaient énormément de cette rencontre. Dagobert y portait des espérances qui étaient devenues la vie même de ses concitoyens. Il ne pouvait s’avouer vaincu sans qu’il y ait une vague de suicides.
 Il reçut Grincheux, il lui dit :
« Un premier contact officiel vaut une reconnaissance officielle. La lutte doit s’intensifier. On n’a vraiment que ce que l’on conquiert. »
Grincheux publia un numéro spécial enflammé contre l’obscurantisme basketteur, ses raisonnements bornés, ses insinuations anti-naines nauséabondes, ses rejets d’une politique naine saine dans son grand corps malsain… Il commença une campagne pour des dons. Aidez la résistance naine ! Ne laissez pas les puissants nous écraser, nous écrabouiller, nous tuer !
Et il y en eut.
Des chèques arrivèrent d’un peu partout ! Il faut préciser que les confrères de Grincheux, ceux de la presse officielle française, avaient fait écho pour s’amuser. La générosité comme toujours venait surtout des pauvres, on se demande où ils trouvent tant d’argent, en tout cas l’état fut sauvé de la faillite malgré la cessation de paiement des banques si bien que celles-ci, la colère élyséenne passée, sentant un profit possible en bons chiens de chasse, revinrent flairer plus près, puis l’une d’elle passa un accord secret pour installer une agence sur la place avec comme personnel uniquement des nains.
Un conseil restreint fut convoqué par le Président pour que le ministre de l’économie puisse devenir aussi ministre des finances et, par voie de conséquence, ministre du budget. Il y avait outre les deux susdits le Ministre des Affaires sociales et le Ministre des Affaires étrangères car les relations avec le grand encerclant ne doivent jamais être oubliées.
Le technicien du fric qui passe et repasse et que l’on n’arrive pas à attraper, qui nargue en empruntant des poches pour aller d’un coffre à l’autre, des voitures blindées, qui se planque lâchement derrière des cartes bancaires, des chèques en bois, la bourse mégalomaniaque dépressive, présenta un point de vue bref qui était la conclusion de nuits de veille d’un travail acharné :
« Fouché en ses mémoires rapporte qu’avec Napoléon pour leurs fonds secrets permettant la surveillance dans l’empire, donc l’ordre de l’empire, donc l’empire, ponctionnaient les putes et les jeux. Il n’y a pas d’autre solution. »
Un silence lourd tomba sur les épaules naines, le fardeau écrasant des décisions que les autres auront à subir.
« Pas question de demander un tel sacrifice à nos concitoyennes, proféra Dago. Certes elles se dévoueraient à la cause commune, du moins les plus naïves, mais l’image donnée aux nations qui font la même chose, venant de  nains, ne serait pas bonne.
- A écarter », appuya fermement le Ministre des Affaires étrangères.
Il y avait toutefois une naine exerçant cette coupable non-profession que les remontrances n’avaient pas réussi à ramener dans le droit chemin - des problèmes psychologiques et sociaux sûrement - et on allait imposer, taxer en punition morale les ébats immoraux. On restait dans le droit international.
« Restent les jeux, dit le Ministre de l’Economie.
- Ils seront illégaux aux yeux de l’Elyséen, remarqua le Ministre des Affaires étrangères.
- Nos concitoyens en ont besoin, intervint le Ministre des Affaires sociales; avez-vous une idée du nombre de nains encore au chômage ? Ils ont à peine de quoi manger. Si on ne s’était pas emparé de tous ces appartements ils devraient se laisser exploiter honteusement pour bénéficier d’un placard sous un toit !
- Je sais bien, je sais bien », dit en baissant la tête son collègue percevant déjà les hurlements lointains des Hauts responsables de l’encerclant quand ils allaient le convoquer.
La diplomatie aurait fort à faire.
Le Président demanda que l’on commence par une tombola, une simple tombola, puis par glissements adroits…
« On est pressé », remarqua, agacé, le Ministre de l’Economie, immédiatement appuyé par le Ministre des Affaires sociales.
Une nouvelle fois le vice allait donner la becquée à la vertu. Des difficultés extraordinaires mettant en péril la survie de l’état contraignaient les décideurs à ne pas décider ce qu’ils auraient voulu et à prendre des mesures ordinaires de financement douteux.
On était début septembre; c’était la rentrée des classes. Le grand carré de l’école maternelle donnant en angle sur la place rouvrait ses portes et des nuées de petits babilleurs avec leurs basketteurs de parents relayaient en semaine pour l’animation celle des touristes nombreux seulement durant les week-ends. Les chiffres d’affaires baissèrent, seul l’hôtel tenait le coup sans faiblir grâce à son calme et à l’efficacité de son service pour un prix de la chambre peu élevé. Mais la croissance tarderait à revenir avant les prochaines vacances.
Le Ministre de l’Economie convoqua Michèle, une naine d’une trentaine d’années, aux cheveux colorés en blond vif, qui avait été « utilisée » dans des foires comme baratineuse pour vendre des outils, engins, bibelots etc… improbables et a priori invendables. Réfugiée de la première heure en ces terres hospitalières elle vendait au noir à des touristes de la verroterie comme autrefois les colonisateurs aux nègres. Ses revenus réels étaient suffisants pour qu’elle soit bien habillée et bien nourrie (en ce qui concerne le logement elle était évidemment propriétaire illégale) mais enfin la vente à la sauvette n’est pas le pactole.
« Tu es une femme intelligente, tu comprends que l’état…
- Je touche combien ?
- Quoi ?
- Je touche combien en pourcentage ? »
La dure loi du marché n’a de sens que si elle rapporte assez et à une grande majorité; l’organisatrice des jeux voulait vingt pour cent des recettes, elle en eut dix et estima avoir roulé le ministre.
Pour procéder en douceur elle fonda la tombola le lendemain matin, presque à côté de Grincheux vendant son journal avec la publicité à la une présentée comme une information. Les nains étaient circonspects; le gros lot : un divan deux places, laissait froid.
Et dans l’après-midi la loterie.
Elle était une pressée de la douceur.
Les copains lui avaient construit avec quelques planches une sorte de guérite naine, une planchette sur le devant servait de présentoir; et au-dessus de la jolie vendeuse on pouvait lire : « Plus il y a de joueurs, plus il y a des gains élevés. » Simple bon sens. La pittoresque guérite avait astucieusement été portée vers la boutique de Berlingot, tout près de la sortie de l’école. Ainsi quand les basketteuses et basketteurs laissaient, par force, leurs rejetons entrer seuls dans la boutique pour s’acheter un pain au chocolat ou des bonbons, afin de s’occuper, ou par amabilité envers les nains si gentils avec les enfants, ou pour jouer tout simplement, ils prenaient un billet, ou deux. Le bon exemple de quelques nains qui avaient de petits enfants, évidemment scolarisés ici, rendit plus aisée la participation des parents d’amis de leurs enfants. Et surtout le baratin de camelot de la blonde vif argent racolait sans vergogne les hésitants, les distants, les ennuyés, les mécontents, les frustrés, les… Un sixième sens lui permettait de comprendre instantanément à qui elle avait affaire; elle apostrophait; aucune rebuffade ne décourageait ses dix pour cent.
Michèle ne se sentait vivre que dans l’action, lancer un filet verbal sur un passant, le capturer, le captiver, l’attirer jusqu’à elle; réussir à vendre était une satisfaction de chef de bataille ou de pirate; de sa guérite elle nourrissait sa joie de vivre des innocents qui passaient à sa portée, elle se gava de basketteurs comme de nains dès le premier jour. Sans aucune mesure, jamais rassasiée, elle faillit en avoir une indigestion.
 Au bout d’une semaine la somme amassée la surprit; toute à la vente elle n’avait pas fait les comptes au fur et à mesure et aux coups de téléphone du Ministre répondait un vague « Y a gros, y a gros ». Ah oui, il y avait gros. Un instant, bref, vraiment bref, mais violent, elle pensa partir avec la caisse. Et puis l’idée du plaisir du lendemain, du paradis perdu, ramena sa cupidité à la saine mesure et elle n’empocha que sa part, suffisamment conséquente pour que dès le tirage suivant l’Etat la ramène de dix à cinq pour cent. Autoritairement.
Le tirage avait été annoncé public pour faire bien mais dans son appartement, simple deux pièces très peu meublé, elle n’attendait personne. On frappa… La foule entra. Le Ministre était présent pour cette première. Il fallut qu’elle inventât vite vite un… oïe oïe elle avait eu l’intention de choisir à sa guise les heureux gagnants… Les nains suivaient chacun de ses gestes d’un œil sourcilleux, le Ministre aimablement donnait des conseils pour la mise en évidence de la régularité du tirage… On convint que pour la première fois ce ne pouvait être parfait mais les tirages ultérieurs devraient se dérouler sur la place, on surveillerait de sa fenêtre.
Le grand gagnant reçut 6300 euros, une somme ! Le second était un basketteur qui retira la somme de 2050 euros le lendemain. Ça faisait de la peine de lui donner tous ces beaux billets mais les gains seraient moins élevés si les « autres » ne jouaient pas aux jeux des nains.
Dès lors la fièvre des numéros s’empara de la République, avec des montées le jour du tirage; la verve de camelot n’était plus utile à Michèle qu’avec les touristes et le week-end devint le festin de l’araignée. Gagner. Gagner. Que ne ferait-on pas avec les gains de plus en plus gros ! Et on avait plus de chances qu’avec le loterie des encerclants ! Les gains grossissaient quand un touriste qui ne le saurait jamais avait gagné, la somme remise en jeu augmentait la fièvre; les joueurs plus nombreux jouaient plus gros.
Et le Ministre de l’Economie devint aussi Ministre des Finances.

VIII
Une logique de tout en bas.

Dago se promenait, mains derrière le dos, l’œil aux aguets, l’œil sur tout, je vois tout, je surveille tout, je suis partout.
Il vit Grincheux à sa table de vente de la presse, Michèle dans sa guérite, les serveurs installant aux terrasses les tables et les chaises des deux tailles, celle pour nains et celle pour basketteurs, la tête de Berlingot qui regardait s’il le regardait, il évita le garage rose… et n’évita pas de se retrouver devant Amélie.
Il s’agissait d’une naine dans les soixante ans, du moins les paraissait-elle, les cheveux gris réunis en chignon lisse, vêtue d’une robe coupaillée maladroitement dans une robe de géante, recousue sans grand soin, un sac plastique blanc gonflé d’on ne savait quoi aux pieds, un autre à une main tandis qu’elle tirait sur une clope, un mégot plutôt. Elle était immobile devant la façade close de la fleuriste, le regard dans le vague.
« Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il pour entrer en contact.
- J’fais rien de mal, répondit-elle en habituée de la question et de la réponse.
- Voyons, tu exerçais bien un métier ou quelque chose comme ça avant de venir ici ?
- J’étais clocharde de gare.
- Et en quoi ça consistait ? demanda le Président avec un gros effort pour s’intéresser aux petites gens, aux infimes même.
- On s’foutait d’moi et en échange on m’filait des sous.
 Ce résumé correspondait à ses informations. Comment parler à la détresse qui a dépassé le sentiment de la détresse ?
- Tu peux commencer une nouvelle vie, qu’est-ce qu’il te faudrait ?
- Une gare. »
Les difficultés de la réinsertion s’ouvraient béantes et moqueuses. Dans la journée, le fait était avéré, Amélie plaçait une sébile devant elle, elle mendiait près de la sortie de l’école, Berlingot s’en était plaint.
Dago se souvint que la presse lui reprochait de tutoyer tous les nains, exactement comme les Géants qui manifestent ainsi leur mépris en les traitant en enfants.
« Vous avez un appartement, je suppose ?
- Quéqu’chose comme ça.
- Ah. Et où, si je puis me permettre ?
- Là au coin… Le toit en tissu vert.
Que voulait-elle dire par « toit en tissu » ? Il regarda les toits… plus bas. En bas. Et vit : derrière les poubelles. Il fut soufflé :
- Tu n’as pas trouvé mieux, vraiment ?
- C’est plus grand qu’où j’étais avant. Mais à la gare j’gagnais plus. »
On ne l’humiliait plus donc on donnait moins. Il voulut lui promettre un appartement convenable, elle le prit mal, le sien était convenable, non mais ! Oui, mais pas… et puis en hiver, hein, en hiver ? Elle répétait : « Un appartement… » Il insistait. Elle se laissa convaincre.
Lors de la conquête elle avait agi comme les autres mais son but était d’avoir le meilleur endroit pour clochards, là où elle ne serait pas embêtée et chassée par les autres. Elle, dans un vrai appartement ! Avec des pierres autour !
Grincheux mit en une le lendemain « Le Président et la clocharde », c’était un samedi, les touristes qui lurent la presse par curiosité donnèrent plus à Amélie, elle eut un week-end productif, elle en conclut curieusement qu’avoir pignon sur rue donnait confiance aux investisseurs. Quelques jours plus tard elle s’assit derrière sa sébile - avant elle restait debout pour qu’on voie bien qu’elle était naine mais l’âge était venu - et plaça devant elle une photographie de son appartement obtenue de Rodamant gratuitement. On y voyait une grande pièce sous les combles avec des poubelles qu’elle avait récupérées dans la rue sans droit, une jaune, une brune, une verte, et derrière, son espèce de tente, son toit de tissu vert, son bazar dessous, empilé à son idée, et puis ses sacs plastique blancs - toujours des blancs - soigneusement rangés le long d’un mur.
Elle proposait la visite à ceux qui voulaient. Et il y eut des visiteurs. Maximilien, le conservateur du musée, s’abaissa à lui préparer et lui apprendre (elle ne savait pas lire) un petit discours de présentation qui amusait les gens.
Elle était devenue clocharde officielle.
Son importance nouvelle ne lui échappait pas. Elle était devenue un peu fière mais faisait bien son travail.

IX
Le rire de la sirène.

Les travaux avançaient. Si on était viré ce serait d’immeubles comme neufs. Bravo les nains et pied au cul. Un besoin de sécurité était évident, le Président affichait en permanence un air serein, il réconfortait ceux qui faiblissaient.
Plusieurs commerçants âgés, près de la retraite, capables de reconnaissance pour les profits inespérés réalisés en peu de temps grâce à leurs envahisseurs, avaient accepté des formules de viager ou de vente avec remboursements mensuels que seules les recettes permettaient.
« La croissance restait molle » selon le Ministre de l’Economie et des Finances qui n’en était pas encore à élaborer un budget.
Globalement on avait confiance dans le grand timonier, on se demandait néanmoins pourquoi il avait choisi des ministres incapables. Enfin, ne nous en faisons pas; « la vie est mortelle », comme on dit, pas la peine donc de se biler.
Timide sirotait à une de ses fenêtres quand parut à ses yeux la déesse de ses rêves. Lui n’était pas dans ses rêves à elle, il était sans illusion sur ce point. Mais sa réalité divine était entrée dans celle des nains et y avançait effleurée de regards admiratifs et résignés.
Basketteuse mince à la longue chevelure blond pâle ébouriffée par un vent sans gêne et farceur, la jeune femme laissait errer son regard curieux sur la normalité locale. Un géant la suivait, terrible garde du corps jaloux, tigre vigilant. Au combat il aurait pulvérisé cent nains.
La déesse passa la tête en se baissant dans la boutique de Berlingot, la retira rieuse, Berlingot accourut avec le pain aux raisins commandé. Elle fit acheter un billet de loterie par le géant de compagnie, gratifia elle-même d’une généreuse obole Amélie et accepta la visite de son appartement officiel.
Quand elle disparut dans l’escalier pour l’escalade des huit étages (cet immeuble est le seul sans ascenseur), Timide fonça; il était temps d’agir pour se trouver sur le passage de sa bien-aimée.
Il n’avait aucun projet, aucune idée définie; il ne pouvait pas se passer d’elle dans ses rêves, il comprenait mais ne comprenait pas l’absence de réciprocité.
Autrefois il avait la maladie des antithèses, quand il en avait trouvé une il croyait avoir expliqué le monde et l’univers lui-même, il aurait épaté Manès. Et puis les ressemblances n’expliquaient rien, alors les dissemblances non plus et les ressemblances dissemblables pas davantage. Ergo le faux ne s’opposait pas au vrai et la sirène eut l’autorisation de hanter la réalité du nain. Et voilà qu’elle visitait les autres ! Et qu’elle allait l’ignorer !
De fait, redescendant joyeuse comme Marco Polo, Jacques Cartier et Bourvil réunis, elle passa à côté de lui sans même le dévisager impoliment. Les déesses ne savent pas que l’impolitesse des autres est politesse de leur part. Elle lançait des phrases en langue inconnue au géant qui l‘accompagnait, il les renvoyait en beau joueur, ceci en suivant la naine Amélie d’un sérieux inaltérable sans doute dû aux épreuves sociales et psychologiques traversées au cours de sa longue vie.
Timide leur emboîta le pas, ce n’était même pas la peine de se cacher pour être remarqué, selon son système habituel, puisqu’il n’existait pas pour son rêve, il aurait pu la filer jusqu’à l’Eden d’où elle avait l’autorisation de sortir et entrer librement (mais accompagnée), elle ne s’en serait pas aperçue. Il  n’existait pas pour elle. Son regard glissant sur lui ne l’avait pas vu.
Elle s’installa à la terrasse de la brasserie non sans avoir essayé d’abord une chaise de nain avec de grands éclats de rire. Son garde du joli corps en était gêné, il lui causait doucement en idiome édénique et le résultat n’était pas celui cherché. Enfin ils en furent aux commandes et Timide repoussant habilement Gascar le serveur s’empara de sa place. Planté devant elle il n’osait pas dire : « Que désire Madame ? » Gascar le poussa du coude et le dit pour lui. « Oui, fit-il, c’est ça. » Le géant parla en idiome à la sirène puis traduisit en un français hésitant : « Que nûs conseillaiz-vu ? » Et Timide s’entendit répondre coupant la parole à Gascar : « La spécialité, la Boisson des nains, évidemment, ici on vient de loin pour elle, la déguster, le nectar des rêves est un don de Dieu; quand il chassa les nains de l’Eden il leur fila la recette pour qu’ils puissent se consoler du paradis perdu. » Il venait de tenir son discours le plus long depuis longtemps, il s’était à peine rendu compte qu’il le prononçait. Le géant, amusé, traduisit. Et la sirène joyeuse s’écria en un français charmant : « La chpécialitais, voûî ! »
Gascar gronda à l’oreille de Timide : « Mais quelle spécialité, crétin ! Qu’est-ce que je vais leur servir ? » Il répondit dans un murmure qu’il se chargeait de tout, se dirigea vers la salle et, sûr que la beauté et son épouvantail musclé ne le voyaient pas, fila chez lui de toute la vitesse non-sportive, sans entraînement aucun, de ses jambes. Il savait ce qu’il allait proposer. Il avait sa recette. Et même son étiquette.
Voici pourquoi. Timide adorait les grands crus mais il n’avait pas les grandes finances, il se mit donc à la recherche, dans son appartement-laboratoire, de l’idéal pour tous. Les travaux de ce solitaire n’avaient aucun but productif, il était né avec une cervelle de bienfaiteur de l’humanité, sa recherche était noble et assoiffée. Il utilisait des vins à bas prix, que seule Amélie pouvait lamper, et grâce à sa recette (qu’il a refusé de nous livrer malgré notre insistance) il les transcendait en « Nectar édénique des Nains », appellation d’origine in Paris, dont l’étiquette imaginée par Léonore arborait les deux fleurs bleues en haut et sous le nom aux lettres pâteuses deux nains dansant. Mais jusque là il n’avait pas eu envie de partager son chef-d’œuvre. Il n’était pas égoïste, pas du tout, simplement le savant n’avait pas la bosse du commerce.
Il réapparut fièrement avec une de ses bouteilles devant la sirène et la lui présenta. « Qu’est-ce que c’est qu’ça ? grommela Gascar à son oreille. Tu ne vas pas me les empoisonner, au moins ? Deux empoisonnements à ma terrasse et on est tous morts. »
« O toute gracieuse, toute jolie, disait cependant Timide, je te présente la boisson la plus enchanteresse que jamais nain inventa. Elle ouvre si doucement des portes coffres-forts que sans ivresse on a accès à toutes les merveilleuses réalités qui méprisent trop la nôtre pour la visiter. A part toi. »
Le géant traduisit à sa façon et Timide remplissait à ras bord le verre de la dame; il en mit aussi un peu dans celui du singe velu qui eut les yeux ronds en se demandant pourquoi il n’avait droit qu’à un fond.
La toute gracieuse goûta, puis lampa et dit joyeusement en son français : « Epatoué ! » Le géant s’empara de la bouteille des mains du serveur nain et remplit son verre à lui. Très sérieux il confirma, sa mauvaise humeur passée. Et sans façon, comme si le nectar avait poussé naturellement le long de la Seine, il en commanda une autre.
 Timide alla la chercher pour qu’Elle reste encore.
Il eut une idée et bigophona à Maximilien : Deux touristes tenaient à visiter son musée. Il s’agissait de prospecteurs d’agences de tourisme étrangères, incognitos comme toujours ces gens-là. Il serait utile à tous, et d’abord à la publicité de la science historique, la vraie, qu’il vînt au-devant de nos hôtes à devises. Il ne pouvait pas se tromper, elle était une sirène suivie d’un type gardien qu’elle était forcée de garder.
Et Maxi ne se trompa pas.
Tandis qu’elle sirotait la deuxième bouteille, touchant à peine de ses adorables lèvres son verre qui pourtant se vidait, il s’approcha gravement - mais il était toujours grave - et dit : « Ces dame et monsieur ne veulent pas repartir sans avoir visité le Musée historique, je pense. » Elle écouta la traduction et ses beaux yeux s’agrandirent encore : « Une mûsais, oh, biene sure ! » Ah quelle douceur de voix avait la toute gracieuse.
Le conservateur précéda les basketteurs avides de savoir. Comme ils passaient devant le garage des grâces Léonore, admirative devant la sirène, leur cria : « La dame n’a pas besoin de mes produits, certes, mais maintenant j’ai aussi un rayon pour les messieurs ! » Ils rirent et continuèrent leur marche au savoir.
Timide restait devant la porte par laquelle Elle venait de passer, légère comme une illusion, il la voyait encore, et quand il ne la voyait plus elle réapparaissait pour entrer à nouveau. Léonore vint jusqu’à lui :
« Qu’est-ce que tu as ?
- Comment faire pour que la sirène me voie vraiment ?
- Ben tiens, à une femme on offre des fleurs. »
Il fila sans répondre à la boutique de Camille, une naine jadis esclave en tant qu’employée de maison car ses employeurs se croyaient ses maîtres et ne la payaient pas; elle rachetait la boutique à force de travail; tout son fragment de trottoir embaumait. « C’est pour une sirène », expliqua-t-il. Elle voulut néanmoins des  précisions. Quand elle eut compris, avec un fin sourire, elle lui dit : « Mais non, pas un gros bouquet, c’est son singe qui le porterait; tu ne veux pas te ruiner pour le singe ? Trois fleurs seulement : une rose pour l’amour, un œillet bleu pour le souvenir, un dahlia blanc pour la pureté de tes intentions, le tout dans un écrin de feuilles du vert de l’espérance. »
Ainsi fut.
Et quand la sirène redescendit des sciences sur la terre - elle avait avec intelligence cru en gros et en détail, elle avait même fait taire son géant qui réagissait en ergoteur -, elle trouva devant elle un nain (« N’était-ce pas notre serveur ? ») un bouquet à la main qu’il lui tendit avec ce compliment : « A la plus sirène de toutes les gracieuses, au rêve qui daigne visiter les nains. » Très surprise elle prenait le bouquet sans comprendre, le gorille savant lui traduisit mais à sa façon - que devint le discours délicat de Timide revu par un gorille ? -, alors elle partit d’un grand et joyeux éclat de rire.
Timide en fut émerveillé; après avoir acheté le bouquet il était vite allé chez lui pour boire un petit coup de « Nectar des nains » qui lui ouvrirait à deux battants les portes de la normalité, et il put dire ce qu’il avait sur le cœur :
« Avec mon installation ici mon plus grand bonheur est ton rire, je serai toujours le nain dont tu as ri pour son amour pour toi, j’existerai à jamais dans ton souvenir. »
Elle resta surprise en écoutant la traduction, puis soudain éclata d’un rire joyeux et passant sa main dans les cheveux de Timide les lui ébouriffa; elle partait, solaire, rieuse; elle se retourna tout en parlant à son singe, et Timide reçut au cœur le sourire du paradis.
L’impolitesse des déesses est bonheur pour les humbles humains.
Si elle n’était pas sirène et déesse, c’est que le faux n’est qu’un miroir rayé, plus ou moins, miroir néanmoins.
Timide demanda à Léonore d’ajouter sur l’étiquette du « Nectar des nains » le contour de Son visage, englobant les mots et les nains.

X
L’art pour tous.

Merlet parigot était venu rendre visite à son copain Président et, par la même occasion - ô duplicité ! - jeter un coup d’œil inquisitorial sur l’évolution du projet des nains. La place début octobre avait déjà fière allure, l’adjoint au patrimoine qui venait de temps en temps pour les avis, les conseils, lui avait remis un bon rapport, une vie nouvelle irradiait ce quartier il y a peu à l’abandon. Lui qui aimait sa ville ne pouvait que s’en féliciter, il se souvenait avoir été assailli par des démolisseurs aux mains baguées d’or qui voulaient construire ici des résidences standard modernes luxueuses pour gagner gros, et la difficulté pour leur résister. Rien ne le satisfaisait plus que le dépit de leur cupidité. Oui, il avait vraiment eu une bonne idée de laisser faire les nains.
Comme il approchait avec le Président du centre de la place, il vit un nain qui poussait de gros soupirs.
« Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ? ne put-il s’empêcher de lui demander paternellement.
- C’est moche », répondit celui-ci avec un soupir encore plus fort.
Mais quoi ? Merlet regardait et ne voyait rien.
« Là », lui indiqua le nain d’un doigt accusateur.
Il y avait en effet là quelque chose. Cette chose, le souvenir lui en revint, était la statue de la place, trois bouts de ferraille rouillée s’élançant vers le ciel censés montrer le dynamisme de la ville. Don d’artiste. Artiste de renom dans les musées d’ailleurs.
« Mais c’est vrai, dit-il à Dago, tu as l’œuvre d’une célébrité ! »
Le nain Rossinet poussa à nouveau un gros soupir :
« C’est moche, dit-il.
- Pas tellement, on ne le voit même plus, corrigea le diplomate Dago.
- Je crois bien que je l’ai inaugurée », fit Merlet rêveur.
Mais oui ! Souviens-toi ! Tu voulais être moderne, éduquer le peuple en imposant l’art contemporain partout dans la ville; la presse avait salué l’heureuse initiative car les journalistes en vue sont des amis des artistes ou assimilés en vue également; les conservateurs d’art moderne, les galeristes, les esprits éclairés avaient applaudi. Et pour que « ça » ne se voie pas trop tu avais décidé de placer « ça » là, soi-disant pour commencer la renaissance du quartier…
« Ah oui… je me rappelle… »
La sculpture n’était pas gênante, en général on ne le remarquait pas ou du moins on n’y prêtait pas attention, au pire le touriste croyait que le camion éboueur des « encombrants » allait passer.
« C’est moche, répéta Rossinet têtu.
- L’art moche a droit de cité tout comme un autre », corrigea sévèrement le Président à cheval sur les principes.
Le jour de l’inauguration on avait eu droit à des discours explicatifs justificateurs de l’artiste et d’un conservateur; une brochure avait même ensuite été éditée pour le peuple afin qu’il « comprenne » pourquoi il aurait dû être content, toutes les bonnes explications y étaient.
Personne ne connaissait plus le contenu de la brochure et sans discours très intelligents les trois bouts de ferraille  rouillée n’étaient plus que trois bouts de ferraille rouillée.
« L’oeuvre pourrait peut-être aller redynamiser un autre quartier encore défavorisé ? » proposa généreusement le Président au Maire de Paris qui craignant les réactions du monde petit mais influent des artistes et assimilés n’entendit pas.
On en resta donc là.
Mais les nains, qui n’avaient jamais vu la « sculpture » sous leurs yeux, commencèrent de la voir; ils étaient consternés; le Musée d’art contemporain de la ville eut vent de l’affaire et dépêcha un expert qui expliqua; en l’écoutant on avait l’impression que ce qu’il disait était vrai, dès qu’il fut parti on ne vit plus que trois bouts de ferraille rouillée; il avait emporté sa vérité avec lui.
L’invisible devint un problème. On n’en disait rien et cela devint assourdissant.
Le Président choisit diplomatiquement, politiquement et par conviction profonde de ne pas voir, de ne pas entendre le bruit du silence statufié, de ne pas parler.
Un matin la statue avait disparu.
A l’endroit qu’elle « occupait », se dressait le groupe des « Nains du progrès » en couleurs vives et gaies; l’un en footballeur, la main sur l’épaule d’un businessman, donnait un coup de pied à un ballon imaginaire; une autre, vêtue comme un pilote d’avion, consultant son smartphone, semblait attendre un taxi avec sa valise à côté d’elle; sa voisine, l’air inspiré, mesurait les taux de radiation, de pollution etc au moyen d’un engin à chiffres. La signature ne surprendra personne : l’œuvre était signée Rossinet. Un don d’artiste en remplaçait un autre.
Fièrement il posait à côté de son œuvre quand le Président, qui avait vu de sa fenêtre mais avait tardé estimant une réflexion prudente, arriva sur les lieux.
Léonore était en train de dire : « Et puis il y a du rose, c’est joli. »
Camille la fleuriste ajouta qu’elle allait reprendre pour les fleurs de sa terrasse les couleurs vives dominantes du groupe de sculptures; le rouge vif, le bleu intense, le jaune soleil.
Myriam se félicita de l’air martial de la naine au compteur d’excès. Dommage que l’artiste n’ait pas pensé à lui offrir un bel uniforme.
Berlingot trouva les sculptés un peu grands.
Dago - ce fut son premier réflexe - estima que sa statue à lui, marchant noblement, en héros modeste (pas le genre à cheval caracolant… quoique...) eût été plus appropriée que celles de ces inconnus, des gens qui n’existaient même pas.
Timide ne dit rien.
Grincheux fit gravement le tour du groupe en hochant la tête; il prit son temps de réflexion, l’artiste en roulait des yeux égarés de peur; enfin il proféra :
« En tout cas ce beau-là n’est pas pire que l’autre. Et après tout… indiscutablement c’est le nôtre.»
Sa femme qui se tenait devant la porte de leur escalier le sourcil froncé retrouva son sourire habituel et retourna inventer des plats inédits.
Le Président n’avait pas l’intention de polémiquer avec la presse; il s’adressa sévèrement au coupable :
« Mais l’autre ? L’autre, malheureux ! Qu’en as-tu fait ? »
Rossinet d’un geste encore incertain après les angoisses subies, désigna un panneau vers les statues. On y lisait : MUSEE D’ART CONTEMPORAIN TOUTES TAILLES et il y avait une flèche.
Le Président suivit la flèche.
Les autres, tout aussi déconcertés (bien sûr Rossinet avait été aidé mais ses avisés collaborateurs étaient occupés chez eux ce matin-là), suivirent le Président.
On arriva devant la porte de l’immeuble où habitait justement Rossinet; et aussi, grâce au Président, tout en haut, Amélie. L’immeuble sans ascenseur.
Rossinet, toujours un peu angoissé - ah, ces artistes ! -, ouvrit la porte au Président comme Timide lui-même l’aurait fait.
La sculpture était là. Et, éberluée, Amélie devant.
A la vue du Président elle lui dit :
« Tu ne vas pas laisser cette horreur dans ma cage d’escalier ? Elle va faire fuir mes clients ! Et le reste ! Le reste ! »
Des tableaux, des grands des petits des moyens, montaient l’escalier si l’on ose dire, le musée était l’escalier. Dago et sa suite gravirent le musée autour des ferrailles du progrès, sinon admiratifs du moins stupéfaits. Il y en avait !
« Tu n’as pas pu peindre tout ça, dit enfin Dago.
- Non, non ! Je suis sculpteur. Seulement sculpteur. J’ai installé, c’est tout. Enfin, réinstallé. »
Voilà l’explication : le Musée d’art contemporain non loin de là, quand il était plein, archi-plein jusque dans ses caves pourtant profondes, devait avoir de l’espace pour de nouvelles œuvres plus contemporaines; les œuvres achetées cher pour le bon fonctionnement du marché de l’art et la promotion des artistes du pays dix ou vingt ans auparavant ne valaient plus rien et n’intéressaient plus personne après ne pas avoir intéressé grand monde; alors, en douce, on les mettait à la décharge. Il fallait bien en faire quelque chose ! Et quoi d’autre ? On ne peut pas tout conserver ! Le meilleur, soit; mais le reste ?
Rossinet, à l’affût  avec ses si discrets collaborateurs, s’était constitué un trésor sans frais. Et il l’exposait. Pour prouver à ses détracteurs qu’il n’était pas détracteur de l’art des autres.
Dago en resta coi. Le Président annonça qu’il allait réfléchir. Il songeait même à nommer une commission de réflexion. Le Représentant de l’Etat quitta noblement le musée sous le regard courroucé d’Amélie.
Rossinet rassuré respirait.
Deux jours plus tard on vint prévenir le Président que le Conservateur du Musée d’art contemporain non loin était dans l’escalier muséal. Quand on s’attend à une tuile ça ne l’empêche pas de tomber. Monsieur le Conservateur vit arriver le président, qu’il reconnaissait pour l’avoir vu à la télé, avec un sourire malin.
« Je ne savais pas que la République des Mille aimait tant l’art abstrait. »
Car il y avait vraiment beaucoup de tableaux abstraits dans la sélection à laquelle il avait dû se résigner, avec quel crève-cœur !
« Ah oui », soupira Dago, « vraiment beaucoup. Mais Rossinet prétend avoir trouvé ça à… »
Le Conservateur lui avait saisi la main.
« Je suis très heureux de cette annexe ouverte à votre demande dans votre république… Quant à l’idée de changer en musée de l’art contemporain toutes les cages d’escalier de tous les immeubles de votre noble et exaltante République, elle m’enthousiasme positivement ! »  L’idée était de lui et il l’attribuait avec une générosité admirable à ses hôtes d’abord surpris, franchement circonspects mais aussi, étant donné les circonstances, coincés.
« C’est une belle idée, bredouilla Dago.
- Aussi faut-il signer tout de suite l’Acte de coopération.
- Mais, se révolta le Président, si la presse apprenait où Rossinet a trouvé…
- Quelle mauvaise réputation pour les nains, objecta le Conservateur en chef. Moi j’ai beaucoup d’amis dans la presse et les artistes encore plus. Nous déplorons l’erreur d’un commis qui a failli jeter des chefs-d’œuvre à la décharge… qui ont été sauvés grâce à vous. »
Il y eut un petit silence.
« On signe ? demanda innocemment le Conservateur en chef.
- On signe », répondit le grand décideur.
Et c’est ainsi que toutes les cages d’escalier de la République des nains devinrent musée d’art contemporain. Dès l’après-midi le personnel du Musée pas loin vint installer les œuvres, il était heureux d’apporter la culture contemporaine en ces lieux jadis ingrats; une nouvelle fois la République se montrait utile en promouvant l’art d’aujourd’hui.
Il fallut des gardiens aux portes des immeubles, les assurances l’exigèrent. Il devinrent guides en même temps, on leur avait appris d’ingénieux discours. Autant de petits boulots qui sortirent encore quelques nains du chômage.
Quant à Amélie elle présentait maintenant la visite de son appartement comme le clou de la visite du musée, le sommet à tous les points de vue.
Rossinet, son établi installé sur la place, y façonna des répliques-souvenirs de son groupe; toutes les petites tailles étaient disponibles. On le voyait au travail, on photographiait son groupe, on le photographiait au travail, on achetait une statue souvenir.

XI
Attention au temps !

L’hiver fut très froid. Un matin on apprit que la Seine charriait des blocs de glace. Il fallait voir ça. Son lit n’est pas très loin de la place. On s’y rendit en foule tôt le matin avant l’arrivée des touristes qui à l’approche de Noël redevenaient plus nombreux, on fut stupéfaits : des icebergs glissaient majestueusement sur les flots azur, on ne savait trop s’ils redescendaient ou remontaient, faute d’espace libre sur l’Atlantique. Une nouvelle glaciation commençait peut-être alors qu’on annonçait à grands cris le réchauffement de la planète. On revint rêveurs; les artistes la tête gonflée d’idées de décoration pour les fêtes, contournant l’angoisse pour ne retenir que la beauté.
Mais sur la place s’élevèrent les menaces de la naine Frédérique : « La fin des temps approche ! La fin des temps approche ! Nains, repentez-vous ! » Pour les touristes c’était pittoresque mais pour les nains, Dago en particulier car elle le visait personnellement de ses objurgations, un harcèlement moral.
Frédérique en était à sa troisième fin du monde, elle n’était pas une débutante. Son art de complexer prouvait un don certain mais le travail avait magnifié le don. Pourtant elle était encore très jeune, vingt-sept ans. Elle aurait voulu être évêque, elle en avait dit un mot au Président :
 « Une république sans évêque n’est pas une vraie République.
- Mais tu n’es… vous n’êtes même pas prêtre, voyons.
- Pas’qu’le Pape, il a pas voulu.
- Tu vois.
- Il nomme jamais de nains, c’est de la dis… discrimination. »
Ah, si le Pape discriminait ! Dagobert n’osa plus contrarier la vocation de Frédérique pour ne pas se sentir complice.
« Nains, repentez-vous ! »
Le curé basketteur de la paroisse appelé au secours par plusieurs fidèles nains prit son courage des mains de saint Barthélemy, grand martyr qui par conséquent s’y connaît en courage, et vint affronter la terrible messagère de la terrible fin.
« Frédérique, tu m’avais promis de rester tranquille.
- Tu n’es pas nain, tu ne peux pas venir faire le prêtre ici. Si j’appelle Myriam, la Cap’taine…
- Dieu et le Président m’ont chargé de toi…
- Et moi il m’a chargée de conduire les nains jusqu’au Jardin d’amour ! »
Une fois Dago lui avait suggéré d’entrer dans un couvent, religieuse lui conviendrait sûrement. Elle avait failli s’étrangler de rage. Religieuse ! Elle ! Une femme d’action, pas de méditation !
Ce qui avait peut-être empêché le Pape de lui conférer la prêtrise - ce n’est qu’une supposition - était à chercher dans son caractère colérique. Jésus chassant au fouet les marchands du temple, voilà un épisode saint qui lui bottait. Son engagement religieux était coercitif, violent si possible.
Les pauvres la soutenaient. Amélie répondit un jour au Président qui avait risqué une critique en sa présence : « C’t’une sainte, elle m’a toujours refilé des clopes quand j’avais plus d’sous pour en ach’ter. » La prostituée (il l’évitait habilement mais une fois il avait un mot à dire à Timide, celui-ci avait pris la fuite et il s’était retrouvé face à elle; elle en avait profité pour exposer ses doléances) constatait que Frédérique était la seule femme à lui parler, sans elle son isolement serait complet. Un nain cleptomane lui apportait systématiquement ses vols et elle rendait à César ce qui était à César. Et le pygmée , qui d’autre s’en occupait ?
La République avait vu débarquer récemment un étrange nain mais héréditaire. Son français, personne ne le comprenait, et il ne comprenait quasiment pas le français nain. Néanmoins Dago avait estimé justifiée sa demande implicite d’asile et la carte de séjour aux deux fleurs bleues lui fut accordée. Pendant des années, chaque 15 novembre, il mettait son unique costume, son unique cravate, son chapeau, et allait remonter solennellement les Champs-Elysées; arrivé sous l’arc de triomphe, il soulevait son chapeau, se retournait et riait de bonheur; personne n’a jamais su pourquoi. Frédérique l’avait à plusieurs reprises conduit à l’église la plus proche, il s’y rendait sans le costume mais obstinément avec le chapeau; et dans l’église impossible de le lui faire enlever, il le tenait à deux mains, non par manque de respect, pas du tout, il semblait simplement que son idée du respect n’était pas celle de tout le monde. Bref, comme il lui fallait un peu d’argent pour vivre, on lui avait trouvé une situation de cantonnier de la République, la loterie permettait entre autres cette utile dépense. Frédérique lui avait apporté un balai et lui en avait montré le maniement, il avait très bien compris et était entré en fonction sans commentaire (compréhensible du moins). Mais à part elle qui s’occuperait de lui ?
Elle aurait voulu une soutane, Dagobert dit non; elle aurait voulu confesser les âmes, Dagobert dit non; elle aurait voulu dire des messes, Dagobert dit non. Alors elle piqua une colère. Et le Président, lui, on n’a pas souvent vu ça, explosa de rage ! Il y eut des mots d’oiseau. Il y eut des… On a entendu le Président hurler jusqu’à la place de la Bastille et sur les glaciers de la Seine. L’affrontement entre l’élu des nains et l’élue (mais on n’est pas sûr) de Dieu fut homérique. Ils proférèrent en termes païens des enjeux divins que les chastes oreilles de ce fait n’osaient entendre. Ah, quel scandale !
A la base du conflit qui devint vinaigre avait été un courtois échange idéologique. La naine élue de Dieu (ou soi-disant, nous ne nous prononcerons pas) et l’élu des nains divergeaient. Elle lui avait expliqué que l’être humain est comme un polyèdre, aux faces nombreuses : le pouvoir, l’amour, le désir de célébrité, la recherche du bonheur, l’absence de morale, la recherche de morale, le sentiment d’être plus qu’un animal… mais un, indivisible, par l’attraction généralement de l’âme divine; lui, Président, prenait la face pouvoir du polyèdre pour le polyèdre. Déjà il n’avait pas apprécié. Il s’était même moqué d’elle « la ratée de l’apocalypse ». Elle l’avait traité de « gambergeur de la logique » - elle avait une culture elle aussi et tenait à le prouver; elle n’était pas une ignare qui disait n’importe quoi ! - en tout cas pas n’importe comment. « Ça n’tient pas d’bout tout ça ! » finit par hurler le sensé Dago, « on est à l’ère scientifique, nom de Dieu ! » (Il jurait, preuve qu’il se sentait faible dans la discussion et coupable dans son attitude négationniste.) « J’ai raison raison raison raison ! » Le tort de la raison est un tort comme un autre. La raison n’étant qu’une face du polyèdre n’en impose pas à une naine combattante de l’apocalypse. La fin du monde hurla plus fort que les tonnerres de la raison. En somme on se quitta fâchés.
Les nains artistes décorateurs dressèrent des icebergs colorés, bleu vif, rouge écarlate, jaune soleil, sur la place qui défiait la sinistrose de la Seine; avec les lampions, les pères Noël nains, les étoiles pour conduire bergers et rois,  et le crèche aux auréoles d’ampoules bleues, rouges, jaunes, clignotantes, l’effet était superbe.
Frédérique distribuait des verres de vin chaud gratuit aux pauvres, mais en fait les touristes étrangers qui ne comprenaient pas en profitaient; les serveurs de l’hôtel et de la brasserie grinçaient des dents : « Vivement qu’elle soit évêque, disaient-ils, on aura peut-être la paix. » Selon elle c’était le dernier Noël de l’humanité, alors il fallait en profiter. Sa brochure : « Finissons-en avec le monde », pas chère du tout, se vendait mieux que bien, la presse (Grincheux) en était jalouse : « Vivement qu’elle soit évêque, se disait-il, sa dignité lui interdira de vendre sur la place comme les infimes »; la nuit elle travaillait sans relâche pour produire avec son imprimante de nouveaux exemplaires; ah, quelle travailleuse !
Son commerce millénariste en faisait l’une des grosses fortunes de la place; outre sa brochure, elle vendait des croix, des photos prémonitoires du cataclysme avec nains écrasés sous les pans de murs effondrés des immeubles de leur République, montage ingénieux de Rodamant qui touchait une commission minimaliste, moins un droit selon Frédérique qu’un geste gracieux de la chevalière de l’apocalypse.
Elle était assise sur sa chaise de paille entre des icebergs colorés rouge vif, paisible vendeuse; quand il n’y avait plus de clients, elle se dressait brusquement, les bras levés, et avec une voix de stentor que l’on aurait cru impossible à cette naine d’héberger elle hurlait : « Nains, repentez-vous ! » L’effet, sur les touristes en tout cas, était réussi, très fort; ils se retournaient : « Que se passe-t-il ? », s’approchaient, ils étaient alors flagellés de paroles qui frappaient juste sur leurs inévitables fautes diverses avec lesquelles ils avaient pris l’habitude de vivre, fardeau qu’il ne sentaient plus, qu’ils sentaient de nouveau et dont-ils ne demandaient plus qu’à alléger le poids. Ceux qui ne sont pas parfaits ont à se faire pardonner; si une somme modique peut y aider…
« Charlatante », bougonnait Dago qui ne pouvait éviter de la voir de ses fenêtres. Soit. Mais encore ?
En tant qu’envoyée non-papale de Dieu sur la terre pour rappeler aux humains qu’ils ont en général une âme, elle ne pouvait abandonner le chantier de la reconnaissance officielle de sa mission. Son inlassable bavardage rédempteur s’infiltrait dans tous les nains, les damnés d’avance seuls résistaient, et les sans-âmes, les corps vides.
 Il naquit spontanément un comité de soutien à la naine flagelleuse injustement persécutée par le pouvoir. L’empereur n’aurait pas sa martyre. Les moeurs avaient changé, on n’admettait plus que l’on torture l’apocalypse. Mieux valait la fin des temps tout de suite que le retour à l’ère de la barbarie.
« Vraiment ! dit un jour la femme du Président (elle s’appelait Chantale) à son noble époux, tu es d’une intransigeance !
- Moi ? bredouilla-t-il stupéfait sous l’attaque en plein petit déjeuner alors qu’il tartinait de beurre étranger son pain national.
- Certains t’appellent « le fasciste ». Comme s’est agréable pour moi quand je fais les courses. J’entends de ces réflexions ! Et comment te défendre quand tu accules au désespoir cette pauvre Frédérique ! »
Par souci de paix dans son ménage il préféra ne rien répondre et passa plus tôt que de coutume dans son bureau pour s’occuper d’inexistantes affaires urgentes. Et là, une main audacieuse avait placé sur son porte-lettres une… des feuilles avec des noms… avec des signatures… une pétition… en faveur de Frédérique et de la liberté de prêche !
Furieux il va pour demander qui on a laissé entrer, un soupçon lui vient, il se ravise, il retourne voir les noms et les signatures… Sa femme a signé !
Il ouvre la porte, elle est devant les bras croisés, les lèvres pincées.
« Comment as-tu pu me faire ça !
- Où est le Dago d’autrefois, celui que j’ai épousé ? Si gentil, si idéaliste. Jamais il ne s’en serait pris à une naine innocente. Jamais. Il l’aurait défendue de toutes ses forces au contraire. »
Impossible de discuter. Le ver millénariste avait creusé des trous dans sa tête.
Il rentra dans son bureau en claquant la porte pour bien manifester son mécontentement; il reprit la liste… le curé ? Ce n’était pas possible… Enfin, il s’agit d’un faux grossier ! Il lui téléphona sur-le-champ afin de l’avertir. Le bon père quoique protégé par la distance de la fureur présidentielle était manifestement embarrassé, très gêné; non, ce n’était pas un faux : « Vous êtes trop dur, mon fils, avec cette pauvre Frédérique; elle n’est pas parfaite, elle a ses défauts, ses convictions, parfois stupides, mais ce n’est pas une raison. Vous croyez peut-être plus à la raison qu’en Dieu, elle c’est le contraire. Vous lui faites tellement de peine. » Le curé était atteint par la folie collective.
Pas près de laisser le terrain à l’adversaire Dago s’en fut sur la place, ignora ostentatoirement la scélérate de l’âme qui se mit à pleurer et alla vers la presse; Grincheux était un des rares à ne pas avoir signé.
La une faillit le faire tomber à la renverse : « L’insensible Dagobert » (article de Timide), « Dieu mourra-t-il chez les nains ? » (article de Léonore), « Une innocente martyrisée par le pouvoir » (article de… Chantale !), « La politique est-elle la dictature de la raison ? » (texte de Grincheux)…
« Toi aussi ? lui dit douloureusement le héros d’autrefois.
- Trois jours au pain et à l’eau, répondit piteusement le journaliste, je n’y tenais plus. Il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul. Surtout pour un politique. »
Il retourna dans son bureau d’un pas lourd. Mais il était têtu, entêté, caboche d’acier. Il fait placarder une affiche nationale contre l’obscurantisme. Sans nom mais tous comprirent qui était visé et par adhésion de cœur tous se sentirent visés. Ses convictions l’emportaient trop sur son sens politique.
Frédérique entra en grève de la faim. La peur pour sa santé s’empara de la République entière.
Mourir pour ses idées; la beauté, la grandeur de cette action humaine subsiste quand les idées sont idiotes - ce qui prouve en somme que la sottise n’est pas un problème, plutôt un accessoire de théâtre. Ce n’est pas, de toute façon, parce que l’on a tort que l’on n’a pas raison. Ce serait trop facile, mon p’tit père, de donner toujours raison à la raison. Dago encaissait les coups.
Elle ne trichait pas, voyez-vous, dans sa grève de la faim, elle n’était pas du genre à se sustenter en cachette, elle se livrait tout entière à la volonté de Dieu. S’Il renonçait à sauver les nains, Il la rappellerait à Lui.
Bien placée en vue des fenêtres du Président; il ne pouvait pas la manquer.
Comme une bouffée d’air frais il reçut une invitation à déjeuner de son copain Merlet parigot. Il en soupira d’aise.
Celui-ci en apparence n’avait pas d’intention; il ne s’agissait que de bons rapports de voisinage, de les entretenir, ô si précieux; par la même occasion on apprendrait, forcément, où en était la nouvelle république, quels progrès elle réalisait…
Le vieux collaborateur avait été invité; en discutant de choses et d’autres  Dago finit par évoquer le cas de la naine Frédérique, une rétrograde dérangée. « Je suis passé par chez vous hier, en me promenant, lui dit l’avisé, elle m’a paru en mauvais état… Que vous ailliez raison, bien sûr… Mais si elle mourait en auriez-vous la conscience plus tranquille ?
- Céder serait de ma part compris comme un renoncement au pouvoir, une faiblesse incompatible avec ma fonction. Et même, une lâcheté.
- Mais non, mais non, intervint Merlet parigot. Dans nos fonctions on ne raisonne pas avec la raison d’un chef de bande, on n’est pas des primitifs. Et puis notre rôle ne consiste pas à appliquer ce qu’exige l’économiste pour que les entreprises fleurissent, ce qu’exige l’urbaniste pour que la cité soit belle sur papier, ce qu’exige le médecin spécialiste du cancer pour que la cancer recule, ou probablement, ce qu’exige le scientifique nobel, ce qu’exige le scientifique futur nobel, ce qu’exige le scientifique pas même nobélisable et qui cherche une compensation, ce qu’exige… bref tous les scientifiques de ceci ou de cela; ils pullulent ces gens-là.
- Le fait est, reprit en riant le vieux collaborateur, que les raisons bien raisonnées appliquées à la lettre et toutes ensemble aboutiraient au plus effroyable des foutoirs.
- Les illuminés on a tous connu ça, dit Merlet en veine de confidence, remplissant son verre de Vin de la vigne de Paris (fonction oblige).
- Les illuminés font partie du corps social autant que les scientifiques, appuya le vieux collaborateur.
- Ils finissent toujours par apparaître.
- C’est comme s’ils étaient une nécessité de toute masse humaine.
- Une composante de base.
- Aussi nécessaire que les reins ou le foie.
- Inévitable.
- Si on la tue, ou elle réussit à renaître ou le corps social, malade, s’éteint. »
Ce n’était plus une discussion mais un tir de barrage. Dago en restait ahuri, sonné.
Merlet évoqua ses souvenirs, ils l’amusaient maintenant, mais quand la tuile vous tombe sur la tête on ne s’amuse pas, ça non !Aïe aïe aïe. Et puis tous ont un maire, le maire est  celui de tous. Il avait agi en politique avisé au lieu d’agir en partisan, certains des siens l’avaient accusé de trahison; et depuis il était réélu. L’Elyséen n’avait pas échappé, lui non plus, à cette nécessité de sa « profession ». Eh oui, même lui. C’est d’ailleurs pourquoi Dago pouvait rester illégalement Président élu d’une République inexistante mais bien installée.
Le Président de la République des nains de Paris revint chez lui plein de savoir politique et d’amertume. En somme ceux sur qui il comptait étaient prêts à le lâcher.
Arrivé sur la place, il n’évita pas la naine Frédérique, il alla droit jusqu’à elle. Elle semblait dormir, trop épuisée par sa diète.
« Tu m’écoutes ? » dit-il.
Elle ouvrit un œil vitreux.
« Pour l’évêché, ce n’est pas possible. Chargée de mission pour les problèmes religieux, à la rigueur.
- Ministre du culte, proféra faiblement la mourante.
Il serra les lèvres d’exaspération mais se contint.
- Des cultes, dit-il. Pas d’intolérance chez nous. Ton pygmée avec ses curieuses poupées, tu es sûre qu’il est catholique ?
- Du culte et des tolérances, concéda-t-elle avec une générosité de cœur digne de la sainteté.
- … Soit. Ministre du culte et des tolérances… Dispensée des conseils de ministres ordinaires. »
Et la place respira. Une grande bouffée d’air frais (rien d’étonnant en plein hiver de glaciation). La joie redescendit dans les têtes des nains, on ne pensa même plus à l’apocalypse désormais libérée des idées fixes de la raison.

XII
Le serment d’Hypocrite.

Autour de lui il entendait des voix, un magma de voix qui lui brûlait la tête. De la lave rouge de mots dont l’avancée inexorable détruirait jusqu’au moindre neurone. Mais contre cette impression elle se transforma en phrases bredouillées, chaotiques, aux mots comme des voitures tamponnantes. Il devait se trouver dans une foire… une foire des mots hargneux et bagarreurs… Ses yeux se mirent à voir; ce n’était qu’une bouillie d’images. Le sens du monde était perdu. L’ouïe et la vue trahissaient. Quel Satan l’avait privé de ces outils fondamentaux ? Qu’était-il sans eux ? Mais la vie revint aux images. Autour de lui il distingua, et de mieux en mieux, tous ses « amis » nains. Et il commença de les entendre.
« Pauv’vieux, se lamentait Grincheux, il était plus jeune que moi.
- Dieu le punit trop durement, disait Frédérique, je le lui ai objecté dans mes prières.
- Il était un si bon mari, renchérit Chantale, sa femme, jamais Berlingot ne fera de si bon pain.
- Pour sûr, appuya celui-ci; quand on lui expliquait bien et longtemps il comprenait tout.
- Qu’allons-nous devenir ? pleurait Léonore. Qu’allons-nous devenir ?
- Tout est foutu, déclara la clocharde Amélie. Aussi c’était trop beau, ça ne pouvait pas durer.
- Il aura droit à mes plus belles fleurs, disait Camille, n’est-ce pas Madame Dagobert ?
- Personne n’est capable de lui succéder, répétait Rodamant.
- Personne, soupirait en écho Timide.
- J’veux bien essayer », déclara Michèle.
Et il se réveilla tout à fait. Il se trouvait sur un lit, vraiment entouré de ses « amis » et de sa femme, dans une pièce vert pâle inconnue.
Il articule : « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Aucun son ne sortit. Du moins il ne s’entendit pas. Pourtant sa femme lui répondit :
« Tu as eu, je crois,  une sorte de  petite attaque, une toute petite sûrement. Chéri ? Tu m’entends ? »
Il répondit « oui » et un soupir de joie parcourut toutes les têtes. Elles flottaient au bout des corps, à peine retenues.
Une voix terrible de bouledogue qui trouve un nain sur son territoire éclata :
« Qu’est-ce que vous faites là ! Je vous avais interdit d’entrer.
- Il revient à lui ! dit sa femme.
- Tiens, c’est vrai. Voyons l’œil. C’est curieux, on dirait qu’il ne va pas passer. »
Il y eut un remue-ménage, les nains furent chassés par des basketteuses menaçantes au service du bouledogue dont la tête pleine de dents venait le menacer de traitements.
S’il ne s’échappait pas, il était perdu.
Et il était incapable de bouger.
Ah, si, un doigt. Un doigt seulement !
« Oh, n’ai-je tant vécu que pour finir légume ?
Ou serais-je le ver de terre sous l’enclume ? » se dit en son for intérieur l’illustrissime déchu.
« Quoi ? » dit le bouledogue qui avait entendu son for intérieur.
« Je veux m’en aller », déclara le for intérieur.
« Non », répliqua l’ennemi animal qui se mit à le mordre.
« Il commence de retrouver des sensations, dit une basketteuse infirmière.
- Il ne nous échappera pas si facilement », aboya l’animal féroce qui planta ses crocs.
 Dago retrouva ses esprits, il ne savait quand ni où, mais c’était la nuit. Il tenta de se lever… et y réussit. Mais il se sentait faible. Un autre homme sur un second lit… un basketteur… déjà mort. Par la fenêtre des immeubles sans étoiles; chez lui il y avait des étoiles aux fenêtres à toute heure de la nuit et par tous les temps.
La nuée de l’égarement reprenait sa tête, il retourna à sa couche. A son réveil le mort s’était tiré, on lui répondit qu’il avait eu l’autorisation de sortie, mais en ce qui le concernait, non, pas avant longtemps. Il n’était pas certain d’avoir à s’en réjouir. Entre les mains basketteuses il ne fut plus qu’une poupée vaudou qu’elles perçaient et torturaient de toutes les façons inventées par une fertile imagination scientifique, sans doute pour atteindre l’autre Dago, là-bas, au cœur de sa République.
Il fallait remettre ses pieds dans les pieds présidentiels, les mains dans ses mains et, à partir de là, en une torsion hardie, son corps dans son corps. Une fois qu’il coïnciderait de nouveau avec lui-même, il pourrait repousser les prétendants au trône.
Il essaya de parler aux basketteuses puis au bouledogue; le chien avait un sourire vaniteux et le méprisait; pensez, un nain.
Le Président de la République des nains de Paris était prisonnier du pouvoir médical.
On n’échappe pas facilement. L’hôpital et ses drogues c’est La Bastille, Vincennes et le Temple réunis.
Le bouledogue s’appelait Purgon; il avait fait le serment d’Hypocrite et depuis tout lui était permis.
Les raisons pour prendre médicalement les décisions à la place des gens étaient d’autant plus inattaquables que personne soi-disant n’avait les connaissances pour les comprendre. Vous êtes médecin ? Non ? Alors faites ce que je vous dis; obéissez, c’est pour votre bien médical.
Purgon avait même essayé de persuader Dago de se laisser traiter en objet d’étude par lui-même et ses étudiants. Le nain par son refus l’avait légitimement irrité et dans la salle commune des internes aux murs couverts de peintures cochonnes, il avait froidement élaboré la punition en piquouzes, en pilules, en traitements préventifs; éventuellement une bonne losocomiale réduirait la patient à quia.
L’évasion de l’hôpital des basketteurs fut mise au point par la Capitaine de police Myriam aidée par le Ministre de la Justice actuel, de l’ancien (Grincheux), de Léonore (qui ne voulait surtout pas que Michèle devienne présidente), de Chantale (épouse oblige) , de Berlingot qui pour ouvrir les portes de l’intérieur se fit passer pour malade au risque de sa vie, de Timide qui convainquit la naine prostituée de tenter la séduction du bouledogue (elle échoua mais détourna son attention de ses patients). L’opération de commando était justifiée par la conviction qu’un président est un symbole et ne doit pas rester entre les mains de l’ennemi : libre ou mort, prisonnier non.
On passa à l’action la nuit, l’enlevé marchait très convenablement ce qui facilita le rapt d’intérêt national. Le noir et le froid s’acharnaient sur les nains pour ralentir leur fuite tandis que les sirènes hurlaient pour signaler l’évasion. Purgon aboyait la rage médicale. Il prétendit que la police (celle des Encerclants) devait lui ramener son nain pour qu’il joue encore médicalement avec, il était Dieu car il était médecin-chirurgien-possesseur d’une Ferrari de course- possesseur d’un voilier aux Bermudes-alpiniste. Et dans son jeune temps il avait été bon en mathématiques.
Trois fois on fut sur le point d’être rejoints; Dago tomba lourdement et faillit ne pas se relever; des bouts de glace en forme de pointe de lance se mirent à tomber sur les têtes naines mais leur vrai but n’était que de rejoindre les icebergs de la Seine et on parvint à passer. Le petit jour se levait sur la terre glacée d’effroi quand on fut en vue du paradis retrouvé.
Dès son arrivée la Président de la fenêtre de son bureau fit un discours qui malgré les traces de la dureté des luttes sur son visage rendit la confiance. Il pouvait encore servir. Les nains groupés en masse compacte empêchèrent les forces policières de venir s’emparer de leur chef malgré les efforts de persuasion de l’assermenté d’Hypocrite; il fallut néanmoins l’ordre de l’Elyséen pour que le siège soit levé.
L’alerte avait été chaude, le Président s’en tirait avec un léger traitement.
Mais la leçon porta ses fruits : un nain en-dehors de leur République n’est qu’un nain.
C’est-à-dire rien entre les mains de tel ou tel pouvoir des Encerclants : policier, médical, politique, économique etc… On ne peut compter qu’entre soi et chez soi.
Dago, tant qu’il avait été bien portant, n’avait pas pensé à organiser le système de santé intra-muros. Il ordonna qu’une partie du budget soit employée à la formation d’infirmières naines et en cherchant dans les provinces on finit par trouver un médecin nain.

XIII
La gigantomachie.

Les nuées menaçantes d’amoncelaient en ce dur hiver sur la République mais le grand timonier soufflait dessus et pfttt elles filaient. Certains jours le froid mordait avec tant de méchanceté que la place restait déserte. On n’osait pas sortir même pour jouer à la loterie, des touristes il n’y en avait pas, les basketteurs n’amenaient plus leurs enfants à l’école fermée pour cause de chauffage insuffisant. La Seine grelottait sous sa glace.
D’autres maux étaient aux aguets pour déjouer la vigilance et s’abattre en hurlant de joie sur leurs innocentes victimes : les factures d’électricité, les rhumes, les programmes télé déprimants, les engelures, les… Le matin, souvent, la chaussée était glissante et franchement casse-gueule.
Le froid lâchait prise et la douceur de vivre apparaissait au bout du tunnel quand eut lieu la première attaque des pillards.
On ne sut ni d’où ils venaient ni où ils repartaient mais on n’avait pas rêvé, il manquait trop de choses, des micro-ondes, des télés, des téléphones… La stupéfaction l’emportait sur la crainte d’un nouvel assaut. On n’arrivait pas à y croire.
Grincheux en son journal résuma parfaitement la situation : « Des forces inconnues se sont introduites sur le territoire sacré de la République pour voler les biens durement acquis des nains. »
Les assurances s’en tirèrent sans frais grâce à des phrases en caractères à l’encre volatile sur les contrats, les assurés qui avaient payé les assurances payèrent aussi le remplacement de leurs richesses. Avec quelle difficulté !
Une nouvelle attaque eut lieu.
Beaucoup plus violente. Des nains qui tentèrent de s’y opposer furent frappés, jetés au sol, malmenés. Il y eut un viol. Plusieurs blessés. Heureusement que l’on avait un médecin maintenant, et des infirmières.
Que voulaient ces sauvages ? Leur chef, un géant aux yeux fous, d’où coulait un liquide jaune venant se mêler à la bave de la bouche, le dit à Dago terrorisé surpris dans son lit en ces termes : « On va venir s’installer ici, vous avez une semaine pour quitter les lieux ! »
La République subissait une invasion de peuplades d’une lointaine banlieue parisienne qui d’habitude se contentaient de piller les alentours des gares et d’affronter la police, parfois l’armée, de leur pays d’hébergement. Mais cette fois elles voulaient s’approprier un territoire.
Myriam avait réussi à prévenir le poste de police municipal proche mais l’intervention des forces de l’ordre entraînées nécessitait du temps. Les belligérants avaient eu beau traîner, ils avaient fini par partir avant qu’elles n’arrivent. Le Commandant du Groupe d’intervention rapide dit sans ambages au Président que les nains feraient mieux d’abandonner la place; encore bien beau qu’il n’y ait pas eu de morts.
Merlet parigot bigophoné répondit qu’il cherchait une solution au problème des hordes depuis des années.
Les services de l’Elyséen contactés répondirent noblement au Président : « On vous l’avait dit, votre République n’est pas une bonne idée, elle n’est pas viable. »
La panique ne s’empara pas des nains, non; ils avaient tout de même très peur. Ils se réunissaient par petits groupes, se racontaient et refaçonnaient cette terrible fin de nuit, ce petit matin de bruit et de fureur. Ils se sentaient démunis. Le pygmée répétait en roulant les yeux « Bannetious ! Bannetious ! », sans que l’on sache pourquoi; Frédérique au contraire fit preuve de fermeté : l’apocalypse doit être autorisée par Dieu et, elle en était garante, Dieu n’avait pas donné d’autorisation à ces salauds-là. Une spécialiste de la fin du monde a quand même un certain poids moral, d’autant que le curé venu en urgence à la demande de la Ministre du culte et des tolérances l’approuva et prêcha la tolérance zéro envers les forces sataniques.
Un conseil ministériel de crise eut lieu à la suite duquel, sur proposition du Ministre de la Culture, un écran immense fut érigé sur la place et en manteaux les nains bien serrés pour se réchauffer assistèrent à la projection du film « Les sept samouraïs ».
Les commentaires ne portaient pas sur l’esthétique mais sur les moyens de défense employés. « On va tous se faire tuer »; déclara la défaitiste Camille; « Le Encerclants s’en foutent, ils n’interviendront que lorsque les autres nous auront éliminés », répétait en pleurant Michèle; « Bannetious ! Bannetious ! », criait l’hystérique pygmée… Frédérique essayait de remonter le moral au nom de la foi; Maximilien répétait que l’on ne pouvait laisser détruire son musée; Timide apporta une caisse de « Nectar des nains » et offrit une tournée générale.
Au bout d’un moment un nain qui avait rejoint depuis quelques semaines la République, qui ne parlait guère et qui semblait assez secret, voire mystérieux, vint se placer à côté du Président. Il regarda la foule d’un air assez hautain, fier, puis sans proférer un mot écarta les pans de son manteau : deux pistolets et des grenades apparurent; il prit un pistolet et tira en l’air, toujours sans un mot. Dago était blanc : « On ne va pas en venir là ! » dit-il. Ce sont les nains que l’on accuserait de crimes ! Grincheux répliqua : « On a le droit de se défendre ! » Et Léonore et Chantale et Berlingot et Rodamant et Myriam et même Timide reprirent : « On a le droit de se défendre ! » Et tous reprirent : « On a le droit de se défendre ! » Frédérique cria : « Au nom de Dieu ! », elle fut applaudie; et comme on n’avait pas de chant national, pour finir de se réchauffer, on entonna la Marseillaise.
Le Président voyait deux précipices , ou on tombait sous les coups des envahisseurs et on disparaissait ou on résistait et on tirait, la justice des Encerclants les déclareraient criminels, les incarcéreraient et l’Elyséen rayerait d’un trait de plume le paradis des nains.
Mais l’union sacrée pour la patrie était née.
Ici commencent les temps héroïques des nains. Ceux de la grandeur et du courage. La lutte était inévitable, l’aide étrangère illusoire, l’ennemi sans pitié.
Le plan conçu comme si l’intelligence au lieu d’être encore individuelle était devenue collective, on prépara la défense oubliant commerce, arts, disputes, maladies. Chacun avait dans sa tête sacrifié sa vie. Personne ne pensait à soi. La République seule comptait. Même mort on survivrait si elle survivait, on était elle.
Le délai expiré, on attendit, la peur au cœur, forts du désespoir.
Mais le jour dit l’ennemi ne vint pas. Avait-il été prévenu que l’on se préparait à le « recevoir » ? Y avait-il eu même trahison, quelqu’un livrant des renseignements sur la défense ?… Le confiance tint.
O hommes de tous les temps, combien de fois avez-vous subi ainsi les tortures de l’attente dans uns guerre où votre faiblesse vous rendait victimes ? En ce moment les nains mesuraient leur incompréhension des mécanismes du monde qui après tant d’autres les réduisaient à souffrir dans la peur et l’angoisse.
L’ennemi pouvait surgir à n’importe quelle seconde, sortant du néant pour porter le fer et le feu.
Ce fut le soir du deuxième jour d’attente qu’il fit irruption en hurlant. Les nains qui festoyaient sur la place s’enfuirent avec des cris terrorisés; la place était à peine envahie qu’elle était occupée. Les géants rirent avec mépris. Leur chef, armé de pistolets et de couteaux à la ceinture, s’empara d’un cuisseau de chevreuil joliment  rôti, mordit dedans et harangua les nains invisibles : « Décampez, minus, ou je vous mange, comme ceci ! » Et il arracha à pleines dents un bout du cuisseau dégoulinant de jus. « Fuyez ma colère. Je serai pour vous le tonnerre qui chassera votre religion niaise de ses terres. Décampez ! » Ses troupes festoyaient du festin des nains, l’imitant, buvaient du vin des nains qui avaient juste pu déboucher leurs bouteilles. Mais ceux-ci ne répondaient pas. Le grand chef se fâcha : « Allons, vous autres, cessez de manger, on fera la fête tout à l’heure. A l’assaut ! » Et ce fut la ruée vers les immeubles.
Mais les abords avaient été rendus glissants, glissants, comme si du verglas… ce n’était rien pour des géants… Des blocs de glace tombèrent sur eux du haut des immeubles, il y eut des blessés ce qui rendit l’armée sauvage folle de rage, elle cherchait à casser les portes en se servant des tables du festin renversées pour se protéger des projectiles… Elle allait y réussir quand…
D’étranges troubles de la vision gagnaient ceux qui avaient mangé et bu, ou seulement grignoté, c’est-à-dire presque tous; les comportements devinrent vacillants, la volonté la plus forte ne pouvait dominer l’égarement qui prenait le contrôle des yeux, du jugement, amollissait les bras au point que les géants cognaient sur les portes comme une armée de bébés.
Le chef de la horde comprit : « Ils nous ont drogués ! » hurla-t-il mais un hurlement si faible qu’il ressemblait à un miaulement.
Et en effet la femme de Grincheux avait réussi son chef-d’œuvre en nourriture  froide appétissante; pour une fois elle avait renoncé à opérer seule et avait dirigé toute une équipe de trente-sept nains, volontaires, afin de réussir des merveilles culinaires irrésistibles pour toute une troupe, si importante soit-elle. Et droguées. Comme les vins que Timide n’avait pas hésité une seconde à sacrifier.
Les assaillants, affaiblis au point d’avoir du mal à se tenir debout, virent (plus ou moins) les portes qu’ils cherchaient à forcer s’ouvrir et paraître les nains avec des bâtons. Les nains passèrent à l’attaque. La horde reculait en désordre. Ses forces étaient juste suffisantes pour s’en aller. Leur chef miaula : « Je reviendrai ! »
Et ils disparurent.
Alors il y eut sur toute la place et de tous les immeubles dont les fenêtres s’ouvrirent une explosion de joie, des cris d’allégresse. Le bonheur fit la fête toute la nuit.
Mais les autres reviendraient.
On serait prêt.
Et les autres revinrent.
Cette fois la place était déserte. Le chef, méfiant, s’avança jusqu’à son centre, il ne disait rien. Il tenait un bouclier à la main, chacun des assaillants avait le sien, et aussi un casque.
« Je crois qu’ils ont fui » dit enfin un de ses lieutenants.
Cela vint brusquement, sans doute à partir des soupiraux des caves; en un instant le sol de tout le quartier fut couvert d’huile brûlante, les souliers glissaient, les hommes qui tombaient se brûlaient et criaient de douleur et de rage. « Ce n’est pas ça qui m’arrêtera ! » hurla le chef. Et du haut des immeubles tombèrent des objets qui au contact de l’huile produisaient des flammes puis une fumée noire, suffocante. En quelques minutes tout le quartier devint irrespirable, un géant se heurtait à un autre en toussant, on ne voyait plus, les ordres n’étaient pas suivis, la fumée déchirait la gorge, les toux déchiraient les poumons, la douleur menait au bord de l’évanouissement. Il fallut reculer… « Je reviendrai ! » toussa le chef.
Les nains ne sortirent pas pour la fête, il fallut quinze heures pour que l’air soit vraiment de nouveau respirable.
Purgon dans son hôpital voyait déferler les blessés, il leur jetait un coup d’œil agacé et méprisant : Même pas fichus de lui rapporter son nain. Ces incapables ne méritaient pas son aide; des sous-fifres les remettraient sur pied.
Les victoires des nains n’étaient pas inconnues. Devant le danger croissant Merlet parigot avait essayé d’intervenir auprès de l’Elyséen pour qu’il mette à proximité de la République des Mille des forces policières conséquentes. L’Elyséen répondit : « Que leur président vienne d’abord la corde au cou et à genoux demander pardon. » L’intransigeance politique utilisait la horde des sans-lois pour écraser la revendication des faibles.
Les nains comprenaient que l’ennemi reviendrait et reviendrait. Un bon ennemi est un ennemi mort et ils n’avaient le droit, selon les lois des Encerclants, que de se faire tuer; leur droit à eux n’existait pas.
Il n’y a pas de compte-rendu de leurs discussions, de leurs assemblées générales, nous pouvons seulement rapporter des faits. Encore parfois sont-ils connus inconnus, des faits à la façon du musée de Maximilien.
Quand la horde revint, on crut aux alentours à l’arrivée des policiers anti-émeutes. Elle avait pillé un de leurs entrepôts mal gardé pour l’occasion. Des robots invulnérables venaient casser du nain.
La place était déserte, on voyait des traces des combats précédents, les habitants n’avaient plus la force de les effacer.
Le chef cria l’ultimatum.
Alors les assaillants défoncèrent les portes et cela provoqua par un système ingénieux un incendie général fulgurant.
Les nains espéraient que l’ennemi reculerait devant le feu.
Ils s’étaient trompés.
A l’arrière les lieutenants firent dérouler des tuyaux de pompier qu’ils branchèrent aux bornes sur lesquelles on comptait pour intervenir après leur départ et cherchèrent à éteindre l’incendie de leurs futures propriétés.
Alors sortirent par les soupiraux les désespérés.
Pas mieux équipés que la première fois, avec des pieux, des bouts de bois divers, des barres de fer, des clés à molette, des… et des couteaux. Ils voulaient couper les tuyaux. Ils voulaient empêcher que l’on éteigne l’incendie.
Et Berlingot servait de jouet à des ennemis qui se l’envoyaient les uns aux autres comme un ballon, et Timide recevait une fessée comme un gosse, et Maximilien était arrosé pour le voir se tortiller sous la puissance de l’eau… Léonore pleurait en réussissant à couper un tuyau qui allait éteindre l’incendie de son magasin. Que leurs rêves meurent avec eux, qu’ils ne soient pas volés, violés, par ces gens qui nous méprisent. Grincheux pleurait aussi quand il entendait les cris terrifiés de sa femme attrapée par un ennemi, et pourtant il continua et il coupa un tuyau, juste avant de recevoir un coup de pied qui l’assomma.
Tous les nains, Dagobert en tête, sortirent dans une action au-delà de l’espérance pour empêcher l’ennemi de sauver les immeubles de la destruction.
Qu’il ne reste rien, rien ! Rien ! Et qu’ils disparaissent avec leur rêve; ils ne voulaient pas lui survivre.
Et soudain, alors qu’ils allaient être vaincus, écrasés plutôt…  selon la version officielle, à laquelle ils voulurent croire en tout cas, légende ? les nains sculptés s’animèrent, leur acier touché de la main de Dieu s’anima et ils entrèrent dans la bataille, créant à chacun de leurs coups une hécatombe. Selon certains habitants proches de ce quartier, relayés par Purgon qui soigna les blessés, mais un adversaire acharné est-il crédible ? il y aurait eu des explosions, comme des grenades. Les envahisseurs avaient sûrement des explosifs, peut-être ont-ils essayé de les utiliser contre les statues de justice ? Il y aurait eu aussi des bruits comme de mitraillette; confirmés par Purgon encore à partir de l’examen des blessures; il faudrait en déduire que les envahisseurs avaient tiré sur les statues et atteint beaucoup des leurs. Quoi qu’il en soit l’intervention des statues fut déterminante, selon les déclarations mêmes du nain qui un jour était venu à côté de Dago et avait montré à sa ceinture des armes terribles qu’il n’avait bien sûr pas été autorisé à utiliser. Il avait été nommé Commandant en chef par le Président, c’est lui qui, avec Myriam (elle avait accepté d’être un simple second par amour de la patrie et ignorance des armes) avait dirigé la résistance, inventé la stratégie, les tactiques, jusqu’à la lutte finale. En tant que chefs ni lui, Gengis, ni Myriam ne parurent sur le front alors que même le Président y était animant ses troupes de son courage et implorant Dieu tout en combattant. Les deux chefs d’armée firent partie des rares indemnes mais personne ne les accusa d’avoir été des planqués. Ils n’avaient pas quitté les toits, leurs témoignages sont donc valables, ils avaient une vue d’ensemble. Seul Purgon prétendit qu’on devrait les poursuivre pour crime de guerre à cause de la gravité de certaines blessures des assaillants des rêves, qui les empêcheraient à jamais de revenir à l’assaut.
Quoi qu’il en soit (et nous penchons pour l’action des statues de justice, amplement suffisante puisque voulue par Dieu) la victoire fut totale. L’ennemi repartit en civière. Le Président lui-même intervint pour que l’on n’achève pas les blessés. Le chef ennemi survécut.
Merlet parigot, outré de l’attentisme élyséen, dépêcha ses pompiers pour éteindre l’incendie, les nains triomphants n’en avaient plus la force. Ils étaient en miettes. Mais ils refusèrent, au risque de séquelles, l’aide des médecins basketteurs, leur vieux médecin et leurs infirmières durent tout soigner pour tous; ce qui explique le manque de renseignements sur leurs blessures. Il était aussi chirurgien.
L’état de la place, ah l’état de la place… mais elle était sauvée, le rêve restait debout !
Des dons affluèrent de tout le pays des Encerclants. Merlet parigot obtint que son conseil municipal vote une aide importante à la « reconstruction ».
L’Elyséen se sentit bien seul.
La presse multipliait les reproches à son égard.
Alors il  téléphona - en personne - à ce bon vieux Dago… qui ne consentit à une rencontre qu’à des conditions dignes d’un traité de paix.
 Le Président de la République des nains de Paris fut reçu officiellement à l’Elysée le 13 mai. Il traversa la cour appuyé sur sa béquille, la tête encore bandée, le bout de deux doigts manquant à la main droite caché sous un morceau de cuir et, sous les flashes des photographes, clopin clopan, il monta les marches du perron, reçu devant la porte par son collègue élyséen.
Et la garde républicaine salua sur son passage.

XIV
Un cas étrange.

Certes la réception officielle du président des nains était un signe fort mais aucun texte n’avait été voté par le législatif pour reconnaître, accepter la République. Les miraculés avaient conscience des dernières étapes à franchir.
La vie avait rejoint son cours après le cataclysme. On recevait les touristes, d’ailleurs très compréhensifs, du mieux possible. La femme de Grincheux vendait son journal en attendant qu’il tienne debout ou tout au moins assis; Léonore nettoyait, repeignait son garage, à l’identique; Berlingot sciait, clouait… tous ceux à peu près valides étaient à l’œuvre avec attelles et pansements, tous.
Sur les 932 nains au moment de la Grande guerre, 924 avaient été blessés, dont cinquante et un gravement (ils avaient été reçus, sur ordre de l’Elyséen, dans un hôpital militaire, loin de Purgon et des siens); même ces sacrifiés ne regrettaient pas leur sacrifice, les héros rentreraient dans leur patrie qui pour eux comptait plus que leur vie.
Sur les huit sains et saufs, sept assuraient le service d’ordre, Gengis, Myriam et cinq durs-à-cuir qui avaient choisi de ne pas les quitter sur les toits; Frédérique avait été avec eux mais maintenant la Ministre du culte et des tolérances devait porter l’assistance de la fin du monde à tous les nains alités.
Une chose est sûre : des toits ils n’avaient rien fait qui n’ait été accepté à l’avance par les autres, ils n’avaient pas décidé pour les autres. D’ailleurs leur position n’était pas une protection, si l’incendie n’était pas stoppé ils mouraient brûlés.
Un cas qui inquiétait particulièrement la communauté, au point que nombre de blessés oubliaient leur souffrance pour demander de ses nouvelles, était celui du jockey Stanislas. Il était le seul sportif connu au niveau international de la République des Mille mais ce n’était pas la raison, on pensait à lui parce qu’il avait fait vibrer dans ses courses les cœurs des nains, fiers de lui comme si eux-mêmes avaient été sur le cheval. Il n’était pas une simple vedette, il prouvait au monde entier que l’on était capable d’exploits sportifs. Remonterait-il jamais à cheval ? Il aurait pu se défiler, il avait assez d’argent pour vivre ailleurs, mais il s’était engagé sans hésiter et sans retour avec les siens. Frédérique venait tous les jours lui parler de l’apocalypse qui n’était pas pour tout de suite, elle le préviendrait, il avait largement le temps de se remettre sur pied d’ici là.
Le Président faisait le tour des chambres pour distribuer les médailles. 932 médailles du Mérite des nains. Cas unique où tous les membres d’un pays sans exception ont mérité et reçu la Médaille du mérite national.
Parmi eux, il y en avait un de 1 m 71 dont on avait longtemps douté qu’il soit un nain. Sa taille s’y opposait. Francis habitait déjà vers la place lors de la conquête, avait accueilli à bras ouverts les nouveaux arrivants, les avait aidés de son mieux; il était resté. Au début on l’appelait ironiquement « le basketteur schizo » ou « le schizo ». Ça lui faisait de la peine. Il s’était toujours senti mal à l’aise dans son corps, il lui semblait en quelque sorte trop grand pour lui.
Ses intimes étaient le jockey, Amélie et depuis deux trois mois le pygmée. Son utilité pour la communauté était évidente, il était le seul à pouvoir s’infiltrer partout chez les basketteurs sans être repéré. Pendant la Grande guerre il avait eu un rôle d’information précieux. Et il avait tenu son rang de héros dans la bataille finale. Nul n’aurait pu lui discuter sa naturalisation comme nain.
Amélie vint le voir.
« Heur’sment qu’tas un ascenseur dans ton immeuble », dit-elle gentiment en tapotant le plâtre de la jambe de l’invalide ( elle avait un plâtre à l’autre bras), « moi, le Pr’sdent i m’a collé sept étages à grimper. Pour mes péchés, prétend Frédérique. Tu parles. Quels péchés ?
- Tu fumes, tu picoles, t’engueule tout l’monde et tu dis tout l’temps des conneries, répondit la convalescent hilare.
- T’ça c’est pas’que j’ai la tête percée, c’est pas des péchés. »
Elle lui apportait des clopes et du pinard de Timide.
Pour la conversation elle parla art.
L’incendie avait détruit beaucoup de chefs-d’œuvre exposés dans les cages d’escalier. Le Conservateur en chef du Musée d’art contemporain non loin n’avait pas perdu de temps à se lamenter; avec une générosité dont ne pensait pas à faire l’éloge, il avait remplacé. Ses réserves devaient être colossales. Il avait amicalement serré le bras de Dago en lui déclarant joyeusement : « Et quand y en a plus, y en a encore. »
Amélie restait critique. Selon ses convictions artistiques (contre toute attente donc elle en avait) plutôt que de peinturlurer en mettant la réflexion au coin, les rigolos seraient sortis de l’art moche s’ils avaient tenu compte du social. C’était un avis de clocharde sur l’art des non-clochards.
Dans son grenier elle avait remplacé ses poubelles qui avaient fondu par des neuves piquées aux basketteurs (pas contents). Toutefois son sens du goût moderne l’avait poussée à conserver les déchets de sa vie antérieure, qu’elle exposait dans son entrée, vestiges, traces d’un passé atone brûlé au feu de l’héroïsme.
Du reste sur la place on prenait soin de ne pas effacer toutes les marques, les blessures; la place blessée affichait ses séquelles; le groupe sculpté des nains vainqueurs avait perdu l’appareil à mesurer la radioactivité, un bras pour la pilote, un pied pour le footballeur, on les remplaça en une matière grise pour que la différence saute aux yeux comme sur les sites archéologiques où la reconstitution ne joue pas à l’authentique. Les guides y gagnaient en discours. L’Histoire s’ajoutait au pittoresque.
Maximilien s’était livré à un tri mûrement pensé pour son musée heureusement en grande partie sauvé (la salle incendiée l’avait été grâce à lui); il avait estimé indispensable d’avoir des vestiges de l’armée du mal; nulle part ailleurs on n’aurait vu les armes qu’elle avait utilisées, les boucliers, les casques (en vrac sur le sol), les bouts de tuyau (on voit celui coupé par Léonore mais elle n’a jamais voulu venir poser devant, elle a même refusé de rentrer dans le musée), le bâton de maréchal pris à l’ennemi, les six drapeaux qu’il a laissés sur le terrain… Et puis les pauvres armes des nains, les bâtons, les clés à mollette… Heureusement que Dieu se mêle de l’Histoire et que les statues inspirées oublièrent d’être statues.
Amélie partie, sous l’effet des médicaments Francis s’endormit. Il fit un rêve étrange :
Il était un basketteur et fier de l'être, ses certitudes lui créaient un espace de vérité dans lequel il se mouvait sans peurs et sans reproches. Ses actes étaient non-coupables, ses paroles venaient du coeur, ses pensées s'autocorrigeaient et étaient dénuées de toute faute orthographique, grammaticale, conceptuelle. Au hasard de son destin il rencontre lors de son footing matinal une âme sans corps à laquelle il refuse de donner asile. Il était même indigné. Pas gênée celle-là ! Suffit-il d'être pitoyable pour avoir en quelque sorte le droit d'obtenir ce que l'on veut ? Etre à plaindre donnerait droit à tout ? C'est lui après qui aurait été à plaindre s'il avait eu la faiblesse de la pitié. Il put donc continuer de vivre heureux tandis qu'elle lui rôdait autour. Ce harcèlement le rendit moins heureux. Son exaspération grandissait d'autant plus que tous ses amis ou quéquchose comme ça lui conseillaient la lâcheté : "Fais ce qu'elle te demande, ainsi tu auras la paix." Quelle paix ? Et puis... pour la première fois il se demanda ce qu'il ferait de cette paix retrouvée. Le futur ne pourrait pas être comme avant parce que l'oubli n'existe pas; ce qui se passe maintenant, entre les deux, ne peut pas s'effacer. On est à chaque seconde une nouvelle somme, un nouvel ensemble proliférant qui se maintient compact par l'illusion de la stabilité. Le récalcitrant à la pitié injustifiée changeait à cause du harcèlement d'une âme rusée, rompue aux tactiques de déstabilisation. Sa presque fiancée lui déclara que sa résistance aux larmes d'une défavorisée l'écoeurait, la révoltait. Au milieu des naïfs il avait de plus en plus tort de se défendre. Il était devenu un coupable de ne pas avoir renoncé à lui-même. Ne le lui avait-on pas demandé gentiment ? Le récalcitrant du don de soi faisait pâle figure auprès de ceux à qui l'on ne demandait rien. Ils s'y étaient résignés très facilement, ils avaient reporté leur envie indéniable de dévouement sur lui pour la lui déléguer, il se sacrifierait au nom de tous. Sa vie quotidienne ressemblait à ce qu'elle avait toujours été mais il se sentait marginalisé. Il était englué dans les sables mouvants des jugements négatifs, il ne pouvait pas s'en sortir seul et les autres exigeaient son don de soi pour accepter de ne plus le juger, le condamner, de ne plus augmenter cette boue qui l'enlisait. Leur passivité suffisait à sa perte; elle était la même que la sienne mais la sienne était devenue condamnable à cause d'une demande insistante, d'une exigence de pitié, d'ailleurs injustifiée, qui lui faisait perdre la boule. Un beau jour il se jeta sur l'âme qui le guettait à sa porte, il voulait sans l'avoir voulu la tuer. L'âme riait. Il ouvrit les yeux et c'était une âme naine. Il ouvrit les yeux et ce nain avait une figure déjà vue. Il ouvrit les yeux, cette figure était la sienne. Il était le nain qu'il étranglait. Il poussa un cri. Il était un possédé de l'âme, son vrai corps s'en allait de lui, se moquant de lui. Il restait nain.
Il ouvrit les yeux; le pygmée le secouait en répétant angoissé : "Bannetious ? Bannetious ?
- Non, le rassura-t-il, pas Bannetious. Ils sont repartis."
Le pygmée dut comprendre car il ramassa un de ses bandages qui dans sa course précipitée pour voler au secours de son ami sans doute attaqué avait glissé et il retourna dans sa chambre où Francis l'hébergeait pendant se convalescence car on avait regroupé les blessés pour que les infirmières au début puissent les veiller, surtout qu'elles-mêmes (croix rouge) n'avaient pas survécu à la guerre sans égratignures et même plus.
Dans son lit Francis réfléchissait. Sa conclusion fut curieuse en soi. Il attrapa, avec quelque peine, son téléphone et appela son ami jockey :
"Je veux me marier, lui dit-il; il faut que tu lui parles pour moi."
L'élue de son coeur était une jeune et jolie naine à qui il ne déplaisait pas mais qui allait néanmoins être très étonnée.

XV
Le vin triste.

Timide avait un cas de conscience. Un nain, d'origine méridionale, dès qu'il buvait un verre, était saoul et alors avait une soif de tonneau. D'abord ce malheureux était privé de la possibilité de commettre des excès - l'excès le frôlait déjà de son aile comme une folie avec un taux d'alcool dans le sang dérisoire - donc de la possibilité d'échapper un instant à une vie normale pesante ou, comme Timide, de se hisser à cette vie normale; ensuite, il vivait dans la crainte de la chute et l'envie de la chute. Ah, son sort était peu enviable; et celui des autres nains qui étaient obligés de la supporter ? Quel triste spectacle sur la place que ce nain fou de vin dégobillant sans honte, redevenu simple animal, une bête, oui vraiment une bête pas un nain. Pour les touristes, ils subissaient un court épisode révoltant lors de leur visite mais, comme chacun sait, le pire pour un site touristique est que le client rentré chez lui n'ait rien à raconter à ses voisins, donc l'épisode Bébert (tel était le surnom de ce nain) n'était pas négatif en soi, il apportait le scandale au voyage et y ajoutait l'envie de rentrer.
Amélie était la plus scandalisée et s'en prenait à Timide et son commerce de spiritueux. En tant que clocharde officielle, spécialiste donc du pinard car consommatrice régulière, il lui semblait être apte à juger les responsabilités. Léonore lui donnait raison. Berlingot voulait flinguer ce sale nain. Grincheux utilisait hypocritement le scandale Bébert en imitant l'apitoiement tantôt sur lui tantôt sur les touristes victimes qu'il interviewait à chaque fois que c'était possible (la langue était souvent un obstacle).
On avait proposé des solutions à Bébert. Camille lui avait appris à sentir les fleurs, à admirer leurs couleurs... une crise avait soldé la tentative. Rodamant lui avait expliqué les mystères de la photographie d'art, les merveilles de la technique... une crise avait soldé la tentative. Il avait gagné à la loterie de Michèle et n'avait pas dessoûlé avant d'avoir bu son dernier centime (heureusement qu'il n'avait gagné qu'une faible somme). L'art ne lui disait rien, l'Histoire le laissait froid, la musique lui donnait envie d'être joyeux et le moyen pour y parvenir était celui à éviter... Seule la Grande guerre l'avait guéri momentanément; ensuite pour oublier ses blessures il avait pris outre ses médicaments son verre de consolant.
Quel mal le possédait donc ?
Son hypersensibilité à l'alcool cachait la vraie cause de sa soif de chute.
Un temps on accusa Frédérique et sa fin du monde : à eux deux ils le terrorisaient. Mais non. Il n'y croyait pas ; "Ça serait trop beau pour être vrai" disait ce déprimé. Alors quoi ?
Rien ne semblait l'intéresser vraiment; il ne s'était pas rendu vers la Seine pour voir les icebergs, il n'était jamais allé voir courir le jockey parce qu'il avait horreur des chevaux...
Les plus perspicaces n'étaient pas perspicaces et la cause gagnait à cache-cache triomphant de tous les pièges. Le scandale aurait pu durer jusqu'à la fin de ses jours si on avait pu supporter de ne pas savoir. Myriam arrêta Bébert pour troubles sur la voie publique et Gengis l'interrogea. Ses méthodes ne relevaient pas de la psychanalyse freudienne orthodoxe; il employait volontiers la méthode électrique; il obtint néanmoins un résultat.
Bébert était amoureux. Un amoureux sans espoir. Sa naine au coeur il vivait sans la vie puisqu'elle n'était pas à lui. Myriam en eut de la peine pour lui, elle demanda à Gengis si on ne pouvait pas tenter l'électrochoc pour le guérir d'amour mais le spécialiste refusa car sa déontologie policière s'y opposait.
Le secret arraché courut la République. Quelle est donc cette femme qui a suscité un tel amour ?
Bébert n'avait pas lâché le nom, ô courageux ! mais assez de renseignements pour que l'on identifie la coupable. Involontaire, concédons-le. Jusqu'à un certain point car elle était coquette. Une bonne cliente de Léonore.
La dame de coeur était mariée à l'as de pique. Un couple très uni; surtout de son côté à lui.
Elle, elle s'aimait beaucoup. Elle avait besoin d'un homme également pour s'occuper d'elle. Au moins d'un.
Plus on est aimable plus on est aimé(e).
 Le mari n'était pas jaloux, il faisait confiance à sa femme.
Un couple sans la confiance n'est pas un vrai couple, non ?
Léonore glissa un mot sur Bébert à la naine d'amour.
Myriam, oubliant momentanément son devoir de discrétion concernant des aveux, lui demanda carrément si elle ne pourrait pas aider la police dans sa lutte contre les nuisances sur la voie publique. Timide, conscient de sa responsabilité en tant que marchand de vins, livrant une caisse chez elle lui suggéra de dire au moins quelques mots convenables à sa victime.
Soyons franc; toute la place poussait la jolie naine si coquette à n'être pas farouche, à laisser la morale bougonner dans son coin en sauvant un malheureux.
La place entremetteuse se mit d'ailleurs à considérer qu'il y avait des morales et non pas une seule. Ne faut-il pas être tolérant ? Partout, puisqu'il n'y a plus de maisons pour ça ? Une morale pour la presse qui est anti-cléricale, une morale pour le curé afin qu'il s'occupe de tous les autres, même de la presse, une morale hors-morale pour la prostituée qui rapporte bien à l'état, une morale pour l'état donc, une morale pour les gens convenables et, une de plus une de moins, pourquoi pas une morale pour la naine de coeur ?
Le refus de la coquette à obtempérer à la décision générale pour sauver l'ordre public venait de son mari.
Certains esprits étroits ne comprennent pas les raisonnements les plus simples. Son égoïsme l'emportait sur son sens civique.
On était deux mois aprés la Grande guerre, les nains pour la plupart étaient réparés, la coquette par exemple n'avait aucune séquelle, Bébert non plus; par contre le mari, sans être un invalide certes, garderait toujours une jambe légèrement abîmée et un bras relativement inefficace. Ses revenus avaient diminué avec son aptitude au travail; l'envie de dépenser de sa femme restait stable.
Au fur et à mesure que ses ressources financières baissaient, la morale de madame gagnait en élasticité. Les économistes appellent drôlement ce phénomène "adaptation à l'évolution des conditions matérielles"; comme tout un chacun elle aurait préféré vendre les autres, elle avait même tenté d'ouvrir une boîte d'intérimaires, son fiasco la conduisait à la triste conclusion qu'elle ne pouvait vendre qu'elle-même. Son potentiel était du reste indiscutable.
Bébert n'était pas repoussant. Très présentable à jeun.
Deux hommes rapportent plus d'argent à la maison qu'un seul. C'est mathématique.
Si l'occasion fait la luronne, la morale sait aussi compter les sous. Et les dépenser.
La naine de coeur, comprenons-le, n'était pas une coquette légère, que non; elle savait compter, comme tout le monde; elle en tirait des conclusions économiques scientifiquement (en quelque sorte) valables et conjugalement discutables.
Le curé avait marqué un net désaccord avec la logique économique. Mais peu après qu'il eut sermonné, Bébert prit une cuite d'enfer et la vérité religieuse sembla s'opposer au bien public, or le bien de tous doit primer sur le bien d'un seul, fût-il nain.
La coquetterie a son utilité comme la fin du monde et la loterie, du moment qu'elle remplit sa fonction et crée la satisfaction de soi et d'autres qui engendre la paix et l'harmonie sociale la critiquer est dénué de bon sens.
"La morale élastique de la coquette permet la survie des autres morales, leur permet de ne pas éclater de tensions internes", soutenait Maximilien qui craignait que le spectacle de Bébert à sa porte diminue les entrées dans son musée.
Enfin Bébert fut heureux. Quel plaisir de voir ce nain habillé le mieux possible, oh quelle élégance Monsieur Bébert ! avec un bouquet de fleurs dans les bras se rendre rayonnant chez sa maîtresse quand le mari n'y était pas !
Seul un esprit mal tourné aurait pu y trouver à redire. Quoi ! les mécontents calmés, les gênés (pensez au cantonnier pygmée, vous croyez que c'était agréable pour lui de voir ses trottoirs salis alors qu'il venait de les nettoyer ?) satisfaits du retour de l'ordre public, la police parée d'un nouveau succès, le commerce de la fleuriste améliorant son chiffre d'affaires, le garage rose récupérant l'argent des petites dettes de madame, et... Bébert était artisan d'art, inventeur de formes nouvelles de meubles nains et non-nains, il s'était remis au travail, son talent était revenu dans ses doigts, il créait, il vendait, son atelier devint boutique et elle attirait des visiteurs du monde entier.
Si l'on appelle vice la gentillesse de la coquette, il faut alors convenir que le vice est au service de la vertu.
Toutefois le bonheur se heurta à l'égoïsme. Le mari avait bien dit à sa femme : "Tu es libre après tout; tu fais ce que tu veux", il l'avait dit persuadé qu'elle lui resterait toute à lui, à lui seul. Il ne concevait pas la femme à bonheurs multiples. On ne parlera pas d'esprit étroit, d'intellect borné, plutôt de possessivité intransigeante déguisée sous des propos de compréhension.
Un jour il la traita de "sale pute". Ce n'était pas correct. Pas vrai non plus si l'on y réfléchit, soyons juste. Lui n'était pas juste, il était aigri. En somme ce qu'il reprochait à sa femme : être une jolie coquette pas prude aimant dépenser, était précisément ce qui lui avait plu en elle, l'avait attiré au point de l'épouser. Il lui en voulait d'être inévitablement elle-même; par conséquent avec les autres comme avec lui.
Ce fameux jour il avait un peu bu. Par la suite il but beaucoup. A la différence de Bébert il lui fallait plusieurs bouteilles pour s'envoler au-dessus des malheurs de la terre et il n'était jamais vraiment saoul. Ainsi par rapport à l'ancienne situation le commerce y gagnait et l'ordre public également. Le solde de la place maquerelle était positif.
Quand il avait bu seulement trois quatre bouteilles il était plus fort et agressif, il battait sa femme et parfois Bébert qui essayait de la défendre; quand il avait bu dix à douze bouteilles il était faible et un vrai mouton, sa femme le battait pour se venger, parfois avec l'aide de Bébert.
Tous les couples ont leurs problèmes. Un couple à trois, si l'on peut dire, a plus de problèmes qu'à deux, c'est mathématique; l'enfer conjugal grossit suivant le nombre de participants.
Par un compréhensible besoin d'évasion la naine coquette avait de temps en temps quelques aventures. Des passades. Rien de répréhensible. Sauf pour Bébert qui piquait une crise de poivrot à chaque fois, et il avait du flair, elle avait beau accomplir des prodiges de discrétion il finissait par savoir - quand il ne surprenait pas le couple provisoire en pleine action. Certains ne savent pas se conduire, ils n'ont pas de reconnaissance pour tout ce que l'on a fait pour eux. Quand le mari et Bébert en étaient à se cuiter ensemble toute la place les blâmait pour leur manque de savoir-vivre.

XVI
Les explorateurs.

La connaissance de la République des Nains de Paris était mondiale, les textes de la reconnaissance par l'Elyséen manquaient toujours. Les discussions permettaient une progression escargotière, de Hauts fonctionnaires s'entêtaient à coincer l'inévitable, la roue de la fortune avait besoin d'huile de coude. Pourtant un tunnel a un bout, il suffit de ne pas être mort avant de l'atteindre.
Les dégâts causés par la Grande guerre avaient été réparés, quelques traces conservées pour l'Histoire, les séquelles physiques ne se remarquaient guère, mais les séquelles psychologiques auraient nécessité un emploi de psychiatre nain. A défaut Frédérique s'en occupait, Gengis aussi, leur bonne volonté ne laissait pas indifférent, ils n'obtenaient pourtant aucun résultat.
Dago assimilait l'état de choc prolongé de ses concitoyens à la peur de l'autre. Il lut dans un de ces ouvrages qui ouvrent les portes des enfers privés, que l'ignorance nourrit le mal, qu'il faut se faire violence pour s'avancer au-devant de sa peur, entrer dans sa peur; alors l'enchantement pourrissant s'évanouit.
Le Conseil des Ministres exceptionnel qu'il présida décida la création d'une expédition ethnologique chez les Encerclants.
C'est vrai, ces gens-là venaient ici cependant on ne les connaissait pas. Les touristes vous connaissent, vous ne connaissez pas les touristes. Certes tous les nains avaient vécu à l'étranger avant la création de la République mais leurs expériences personnelles additionnées ne donnaient pas une connaissance scientifique des peuplades voisines.
On avait la télé, oui; la télé est une psychopathe délirante; elle héberge en outre quantité de cocaïnomanes, d'héroïnomanes, d'alcooliques, de fumeurs, de demi-mondaines... assez peu représentatifs de la population banale qu'ils fascinent. Hors de la lucarne des fous, que verrait-on ?
Les trois nains choisis demandèrent ce qu'ils avaient fait pour être punis. On dut leur expliquer que l'on visait le plein emploi dans la République et qu'un refus de leur part serait compris comme antisocial. Ils regardèrent Gengis qui souriait, ils regardèrent Myriam qui souriait, et se sentirent scientifiques.
Le premier ouvrage de la Bibliothèque nationale s'intitulerait : "Les Encerclants vus pas les Nains". S'ensuivraient des ouvrages de référence sur d'autres basketteurs quand on aurait l'argent pour les expéditions.
Les explorateurs mirent au point un protocole d'exploration. Ils avaient exclu la capture et la dissection de quelques spécimens, procédés qui auraient pu être mal interprétés; ils avaient accepté quelques a priori comme "les basketteurs sont aussi des êtres humains", "les Encerclants, encerclés aux-mêmes, ont donc une mentalité relativement proche de celle des nains", leur regroupement en masse l'été sur les plages prouve leur peur de l'eau et des dangers d'invasion qui peuvent venir par la mer...; ils avaient ciblé les expéditions sur des objectifs de vie quotidienne : le marché aux légumes bio hebdomadaire du Trocadéro, le blanchiment d'argent sale à la bourse, l'animation musicale du métro, la sortie des boîtes de nuit (d'habitude on se soucie plutôt des entrées), les excentriques du vélo vers la Madeleine, le contenu des poubelles du XVIe arrondissement... L'ensemble fournirait un monument d'informations sur l'actuel qui compléterait utilement le musée de Maximilien.
La presse de Grincheux se passionna pour ce grandiose projet car la connaissance mutuelle est à la base de l'entente des peuples. Il gardait un mauvais souvenir d'un voyage en Germanie dans ses jeunes années et en avait tiré des principes obsessionnels de tolérance, de fraternité, de mondialisme qui fatiguaient son épouse, laquelle se réfugiait de la haute morale et de la haute politique dans sa cuisine. La presse exigeait des photos et des vidéos (pour son site internet qu'elle avait récemment créé). L'exigence médiatique parut logique et Rodamant, le photographe-vidéaste de la communauté, fut adjoint d'autorité aux trois savants.
Quelle belle image déjà, et quelle une historique, celle de leur départ, à la frontière, acclamés par quelques enthousiastes, avec l'équipement complet de l'explorateur, la tente, les vélos, le ravitaillement, les cartes de crédit, les instruments de mesure de radioactivité, de pollution des sols et de l'air, les caméras-appareils photos, les téléphones portables (pour appeler à l'aide; Myriam et Gengis étaient prêts pour une expédition commando d'exfiltration), et de quoi écrire !
Ils disparurent dans la brume du petit matin et pendant onze jours et onze nuits on ne les revit plus.
Ils avaient plongé dans le connu inconnu, anonymes fétus dans le grand charriage de vies. La presse des Encerclants ne les avait pas repérés, l'opération s'effectuait dans le secret nain.
Onze jours pour savoir ce qui se cache derrière ce que l'on sait, afin de savoir enfin vraiment.
Onze jours pleins pour découvrir que les apparences sont des apparences.
Onze jours pleins pour révéler les mystères diurnes et nocturnes qui ont la banalité comme paravent, la politesse et l'incivilité comme gardes du corps, la vidéosurveillance, le vol et les violences physiques néantculturelles comme SAMU.
Derrière l'apparence de l'Encerclant il y a l'être de l'Encerclant. Caché par les ressemblances et les dissemblances, ce menu fretin du maquillage quotidien, animaux de compagnie qui font oublier la recherche du propriétaire...
Sur la place même ceux qui ne s'intéressaient pas à l'exploration ne cessaient d'en parler. On conjecturait sur les découvertes. Maximilien dut faire une conférence : "L'être et la banalité à travers les âges" tant la demande était grande, la soif de connaissances forte.
Pour l'être des nains, Frédérique s'en chargeait. Elle avait sur la question des idées fumeuses que son toupet rendait claires. Du reste, quand Dieu vient vous dire à l'oreille en confidence la date de la prochaine fin du monde vous êtes bien placée pour parler de tout ce que le pecus ne sait pas (il y a de quoi et de quoi parler).
Onze jours d'attente qui pour beaucoup furent un bond dans l'intelligence. La vie transparente leur devint opaque. Là où on ne distinguait rien était le mieux caché l'Essentiel. L'intelligence leur parut la capacité de ne pas se duper soi-même, on se prenait à tort pour de simples habitants du visible; on était des habitants de l'incompréhensible.
Evidemment la durée de l'expédition n'était pas déterminée "officiellement", la certitude sur la durée de onze jours fut une rumeur qui naquit on ne sait comment ni pourquoi et finit par se prendre au sérieux et en plus fut vraie.
Les explorateurs revinrent bien au moment attendu. Mais par hasard. Parce qu'ils avaient perdu ou qu'on leur avait volé leurs cartes de crédit.
Dans quel état ils rentraient à la maison ! Leur bel équipement d'occasion comme neuf avait vieilli à une vitesse épouvantable de cette sortie hors du temps des nains ! Le pimpant avait terni, s'était sali de temps basketteur; l'impeccable était en berne; le soigné était boueux.
Léonore de son garage les apercevant fit "oh" de stupéfaction. Et tout de suite elle pensa à proposer aux explorateurs l'achat d'exfoliants, de revitalisants...
Le savoir ne s'acquiert pas sans laisser les marques de ses griffes sur les audacieux.
Un mois quasiment fut nécessaire pour que les scientifiques et Rodamant retrouvent des forces et soient en mesure de témoigner.
Grincheux avait nourri son journal de nouvelles sur leur état, de quelques mots arrachés à leur première sortie, de propos parfois sans rapport de leurs proches... Il eut la première interview officielle (l'absence de concurrence la lui garantissait) qui préparait la grande conférence précédant elle-même la publication.
Les objectifs du protocole avaient été atteints. Tous. Les basketteurs étaient des illusionnistes de la vie. Ils se faisaient constamment croire les uns aux autres que ceci... que cela... A certaines heures on dirait que chacun est hypnotisé, ils cheminent coupés des autres, baladeurs et téléphones les maintiennent dans l'envoûtement et il faut que retentissent les sirènes pour les en arracher, affolés. Ils courent alors en tous sens, ils ne savent plus qui ils sont, ils crient. L'épouvante secoue la foule, sans raison valable, puis disparaît brusquement - ils se sont rendormis. Les hallucinés qui remplissent les rues de leur course pressée ont retrouvé leur sourire. Ils glissent dans des mélodies, d'une ville à l'autre, d'un continent à l'autre, la conscience en état de catalepsie...
De telles annonces mettaient l'eau à la bouche, on avait hâte de savoir la suite et les détails. Mais plusieurs mères de famille qui conduisaient chaque jour leurs enfants à la petite école de la place s'inquiétaient : ne risquaient-ils pas une sorte de contagion des enfants basketteurs ? Frédérique estimait que les géants étaient peut-être un cancer de la terre; Michèle qui leur vendait des billets de loterie jugea cette affirmation scandaleuse, honteuse, révoltante.
Ah, ils eurent du monde pour leur conférence. Même, personne ne voulut la manquer. Elle eut lieu sur la place, un soir de juin à température agréable et les fenêtres des immeubles étaient comme les loges d'un théâtre.
Rodamant était aux commandes de la vidéo-projection, modeste artiste apportant sa contribution aux exaltantes sciences.
On connut l'attaque des limaces contre les maraîchers au Trocadéro, les frelons s'installant dans la coupole du Sacré-Coeur, le python de Denfert-Rochereau évadé d'un appartement où il ne se sentait pas chez lui, les cygnes du lac des Tuileries manoeuvrant entre des bateaux dont les capitaines et les marins étaient des souris... Partout l'animalité guettait, se riait de l'humain, attendait de l'engouffrer telle une gueule immense. Le basketteur fuit sa nature dans la folie pour se trouver.
On connut l'hypnose collective des géants au Champ-de-Mars sous les sons dominateurs de satyres et de nymphes en rut, les crises de terreur du Grand Huit de la fête foraine où l'on joue avec le courage, le passage des ponts de la Seine quand le miroitement des eaux fascine les esprits qui se vident, outres vaines, les piquets aux arrêts de bus dans une proximité sans liens, aux arrêts de métro qui protègent du silence, la nausée de midi qui secoue les gratte-ciels, la fuite insensée dans la nuit...
"Les pauvres..." murmura Camille pleine de pitié.
Et les scientifiques continuaient l'état des lieux basketteurs. La servitude s'ajoutait à la peur, à la faiblesse; leur société de travaux forcés les pliait sous sa patte puissante, les écrasait. Les oeillères étaient leur produit de luxe. Mais surtout beaucoup allaient mourir; ils ne trouvaient rien en eux qui ne mourrait pas.
"Ils n'ont pas d'âme", souffla Frédérique satisfaite de voir ses intuitions confirmées par la science.
Ces corps vides à reproduction s'inventaient de vaniteux triomphes sur la création. Les géants se révoltaient contre Dieu et prétendaient prendre le paradis d'assaut. Pour cela ils entassaient montagne sur montagne, projet de vaisseau spatial sur projet de vaisseau spatial; comme si des animaux pouvaient ainsi un jour devenir des âmes.
Ce que l'on entendait tassait les nains sur leurs chaises. Oh ils avaient pressenti, leur appréhension ne les avait pas trompés, mais la science changeait les timides suppositions en statues d'acier.
Le mal pourrissait les Encerclants.
 Les ricanements montaient des catacombes à la nuit tombée et les rats sortaient en armées des égouts, parfois ils se jetaient sur un humain attardé, ils le dévoraient vivant; il ne s'agissait pas là d'une rumeur, pas du tout; des témoins indiscutables avaient été retrouvés.
Sur l'écran monumental on voyait les restes d'une victime, les gens passaient à côté sans regarder, ils ignoraient la mort des autres pour ignorer la leur. Des pas pressés s'entendaient même quand une rue était vide comme si toute l'humanité se sauvait des lieux qu'elle avait créés, une échappée vers rien car le monde est sans issue, qui la ramenait en un cercle infernal à son point de départ qu'elle refusait de reconnaître...
La vérité flanquait le moral à ras de zéro, les nains étaient de plus en plus tassés sur leurs chaises. Le bipède basketteur porte en lui une tare originelle, on comprend que les âmes soient dégoûtées à l'idée d'être condamnées à y habiter.
Le problème ne se posait pas pour les nains; tous les nains ont une âme, évidemment.
Sans relater en détail la conférence (reportez-vous à sa publication), on notera l'accumulation des pièces à charge; les Encerclants n'étaient pas des maudits - ils ne se hissaient pas si haut dans la hiérarchie des espèces - mais des programmes génétiques animés avec une fausse conscience de soi elle-même programmée. Bref, on était encerclés par des animaux.
Pendant des jours on multiplia les parlottes, les papotages d'ambition intellectuelle, les combats idéologiques sans frein; du chaos des cervelles sortit une idée simple de renforcement communautaire : les nains avaient besoin d'une chapelle.
Les âmes des nains seraient mieux chez elles, entre elles, que dans des lieux sacrés certes mais sacrés d'Encerclants, de gens majoritairement suspects. La religion était la même, plus proche de Dieu toutefois chez les nains. Cette certitude engendra en un temps assez court une variante nouvelle. La croyance en Dieu est universelle, la manière culturelle de la manifester locale. Chaque pays a sa variante d'une religion, la République des Nains avait droit à la sienne, elle en avait même besoin.
Le local choisi on le christianisa de statues acquises chez des brocanteurs qui permettaient à tous de profiter de Dieu à bas prix (le pillage d'églises semble avoir été à la base de leur commerce); on les posa à terre et... la surprise fut grande ! Depuis des siècles, spontanément, les sculpteur du sacré avaient sculpté des nains !
Les statues descendues de perchoirs destinés à tromper sur leur taille réelle dans les églises classiques trouvaient une place naturelle sur les dalles et environnaient les nains "à leur hauteur". Le monde sacré accueillait ainsi directement les hommes qui étaient admis à se mêler à lui. Le Curé d'Ars à genoux priait avec saint François entre deux anges porte-torches aimables, et les papes souriants et les apôtres, les martyrs entouraient la chapelle pressés les uns contre les autres tant ils étaient nombreux pour regarder vers l'autel où le Christ et sa mère étaient descendus avec la taille des nains.
L'inauguration fut délicate pour le curé de la paroisse car les travaux conduits par la foi avaient abaissé le plafond, non pas pour exclure la venue de basketteurs, simplement les nains étaient tellement habitués à eux-mêmes qu'ils avaient oublié la particularité des autres et n'avaient pensé qu'au bel effet d'ensemble. Le curé nota avec humour et beaucoup d'exagération, car il lui suffisait de garder la tête penchée, que c'était la première messe qu'il célébrait entièrement à genoux.
Frédérique, au premier rang, rayonnait.

XVII
Le concert.

La nouvelle monta aux cerveaux des nains comme un vin trop fort : c'était voté ! Ils l'avaient voté ! "Ils" c'est-à-dire les députés des Encerclants. La République des Nains de Paris était devenue officielle!
A vrai dire le statut juridique n'était pas vraiment celui-là, disons qu'un ingénieux système permettait une large autonomie à cette zone. A partir de là si elle se donnait l'aspect d'une république libre et indépendante, pourquoi pas ? Ne sommes-nous pas tous libres de cette façon avec des ficelles qui font bouger notre tête, nos jambes et nos bras ?
On attendait cette victoire depuis si longtemps, presque un an, que l'on n'y croyait pas. Comment ! le certain s'était produit ? On y croyait avant alors que l'on avait toutes les raisons de douter et maintenant non.
Il fallait... il fallait des festivités. C'était la fête, quoi ! Mais il fallait pour le monde entier une fête officielle avec des photos officielles, un discours officiel, des reportages officiels, un feu d'artifice officiel et, quelle évidence, un concert officiel.
L'idée évidente laissa cois les nains. Un concert ?... Par les nains eux-mêmes ou il n'aurait pas de sens...
On avait bien deux musiciens, un violoniste et un flûtiste, on les jugeait deux casse-oreilles quand ils prétendaient répéter, voire jouer sur la place. Presque tous les jours ces travailleurs frontaliers partaient leur étui sous le bras jouer dans des orchestres étrangers. Leur patriotisme était reconnu, ils étaient médaillés de la Grande guerre, le "Mérite national des Nains" flamboyait sur leurs poitrines avec son étoile bleu vif à bords rouge vif au bout d'un ruban jaune vif, mais était-ce une raison pour... ? Oui, c'était une raison pour... Dago le dit au Conseil des ministres et Grincheux le publia : "Les musiciens nains par leur talent honorent la communauté naine, on les entendra avec joie et émotion jouer leur chère musique contemporaine snob et intellectuelle." Les derniers termes de cette déclaration ne satisfirent pas les susceptibles experts de la double croche, qui par ailleurs refusèrent comme on s'y attendait de jouer le soir des danses popus pour le bal, inévitable lui aussi après le feu d'artifice, mais ils surmontèrent leur amertume pour donner au monde un aperçu de l'ouverture d'esprit musicale de l'élite naine.
Un concert officiel ne peut se résumer à un duo, de surcroît souhaité court par une grosse majorité. Le Ministre de la Culture fut sommé par le Président d'avoir des idées, ou bien qu'il démissionne. Le rusé pensa à une chorale.
D'emblée l'idée plut à Léonore. Elle chantait faux mais avait toujours rêvé néanmoins d'être chanteuse. Son handicap de base ne gênait que les autres. Le Ministre eut beaucoup de mal à la décider à accepter plutôt l'important poste d'organisatrice que seule elle pourrait remplir avec garantie de succès. Elle y consentit enfin, le coeur gros, par dévouement à l'état; elle exigea le même dévouement de Michèle qui se réjouissait déjà d'être choriste or elle savait suffisamment la musique pour diriger et faire répéter le choeur (avec l'aide des deux nains musiciens qui pour une fois ne manifestèrent aucune mauvaise volonté et choisirent des chants adaptés). Les deux responsables trièrent sans pitié les meilleurs et exigèrent d'eux un entraînement sans jérémiades; quand on sert son pays, bon sang ! on ne se plaint pas !
La fête aurait lieu le 11 juillet, jour anniversaire de la Grande marche. On convierait l'Elyséen et Merlet parigot. Il y aurait un festin national. La femme de Grincheux et Berlingot furent chargés de l'organiser en fonction des fonds disponibles. D'un commun accord ils déclarèrent qu'ils étaient insuffisants, le Président resta ferme, ils durent s'incliner, le coeur rageur devant la mesquinerie politicienne.
Du reste Dago désormais passait son temps à dire non. On n'arrêtait pas de lui demander de l'argent et en tant que garant de l'équilibre des finances de l'état il bloquait de magnifiques projets, d'ailleurs peu crédibles, ce qui aigrissait contre l'autorité. Paradoxalement il restait aussi populaire. On n'en voulait pas à Dago quand on en voulait au Président. (Ce qui explique ses réélections futures.)
Rodamant chargé avec d'autres artistes de la décoration originale du quartier, mais lui pour la partie photographie, estima que la République devait célébrer la beauté. Partout les photographes ont des beautés à photographier; était-on inférieur ? Les naines étaient-elles moins jolies que les basketteuses ?
"Ça non ! se récria Léonore; nous les valons bien !
- Je pense même, appuya la naine coquette entourée de Bébert et de son mari, que nous valons mieux."
Comme il n'était pas acceptable que le seul Rodamant choisisse pour la communauté, l'idée de l'élection d'une "Miss Naine" s'imposa; seule Frédérique tenta de s'y opposer; on la renvoya à sa chapelle préparer la fin du monde.
Léonore se dit choquée lorsque Rodamant prétendit réserver le concours aux jeunes filles; l'âge, selon elle, n'était pas un critère de beauté. Elle voulait défiler. Michèle aussi. La naine coquette cela va de soi. Le Ministre eut beaucoup de mal à expliquer aux deux premières que leurs responsabilités officielles excluaient leur participation à un concours de beauté et à la troisième qu'elle était hors concours. Il trouva encore d'ingénieuses raisons pour Camille (qui l'eût cru !), pour Frédérique revenue se sacrifier en se faisant élire afin d'éviter à une jeune fille les risques de la célébrité photographique, et pour Amélie qui avait pourtant soixante ans passés mais était prête à se dévouer elle aussi.
Et si on faisait défiler la Miss pendant que les deux musiciens joueraient leurs musique contemporaine (qu'on n'entendait jamais à la radio ou à la télé) ? Hein ? Ce serait moins...
Le regard courroucé de l'élite musicale dissuada.
Les prétendantes valables au titre n'étaient pas nombreuses évidemment la République ayant moins de mille âmes; celles qui habitaient de jolis corps ne firent pas de chichis; la participation limitée fut massive.
On avait invité pour le sérieux de l'élection une manitou de celle de "Miss France"; tenues, défilés, interviews par le maître de cérémonie (Rodamant), détails et ensemble furent conformes au modèle universel dans l'espoir secret que les barrières discriminantes tomberaient et que Miss Naine deviendrait un jour Miss Monde.
Claire fut élue et en pleura de bonheur; dès sa candidature il fut évident qu'elle serait la lauréate, ses proportions idéales pour son mètre trente-huit, la noblesse de ses traits, la perfection de ses formes l'emportaient et de loin; disons le mot, elle était ravissante, c'est-à-dire qu'elle ravissait ceux qui la regardaient et les rendait, momentanément, enchantés.
Rodamant eut ses photos et elle rayonnait entre ses parents basketteurs qui l'avaient laissée dans cette République le coeur serré quelques mois auparavant et étaient revenus pour la féliciter (ils étaient aussi revenus après la Grande guerre et en la voyant éclopée avaient failli l'emmener de force).
Et Rossinet fit d'elle une petite statue qui, pendant des années et alors qu'elle était devenue vieille, se vendit à merveille.
Dans son bonheur elle repoussa la réflexion sur la demande en mariage de Francis présentée en termes choisis et cérémonieux par son ami jockey (presque rétabli, son cas avait été pour le vieux médecin-chirurgien le plus délicat et le plus long à traiter). Elle ne jugea pas utile d'en avertir ses parents. Profitons du moment présent.
Berlingot créa le "Rieur parfait" un biscuit sec aux raisins, spécialité qui devint chaque année indispensable à la fête nationale (c'est bien le seul gâteau qu'il ait jamais réussi - un peu bourratif quand même) et Timide une variante "Grand millésime" de son "Nectar des nains" (selon beaucoup seule l'étiquette changeait - et le prix). Bref, chacun dans sa spécialité ou pas mit la main à la pâte et l'union engendra la réussite.
Le jour de gloire est arrivé. A la tribune le Président ouvre les festivités.
L'Elyséen n'a pas pu venir, il avait la migraine, mais sa femme est là. Merlet parigot est venu malgré les propos mécontents et les regard graves de l'élite de son parti aussi contraire au triomphe des nains que le grand parti adverse; à ses côtés l'adjoint au patrimoine, l'adjointe aux affaires sociales et son vieux collaborateur.
Le buffet offrait des prodiges de Madame Grincheux qui chauffèrent la convivialité. Toujours son habitude d'unir aux mets les plus simples des ingrédients qui produisent des effets recherchés, délier les langues pour une bonne atmosphère par exemple cette fois.
Chacun s'était mis, comme on dit, sur son trente et un. Naturellement le trente et un d'Amélie n'était pas celui de la naine coquette (ravageur), celui de Berlingot pas celui du Président. Amélie avait deux sacs en plastique blanc qu'elle passa la journée à remplir avec sérieux, soin et grande attention; "ça me change des poubelles, disait-elle, j'ai pas l'habitude." Laissons-la travailler en ce jour de fête et d'ailleurs elle n'est pas la seule, voici Grincheux qui note ce qu'il voit de curieux ou de remarquable, voici Rodamant qui photographie pour l'Histoire, et... le cas de Michèle est moins évident, elle a créé un tirage spécial de la loterie, "le tirage de la libération", et circule de groupe en groupe baratinant en sorte qu'on n'ose pas lui refuser l'achat d'un billet. Léonore est plus convenable, elle a prévu pour le cas où les dames en cours de journée ou de soirée auraient besoin de se refaire une beauté une ouverture continue et exceptionnellement jusqu'à trois heures du matin de son garage de beauté; sa façon à elle de penser aux autres sans négliger le commerce. La place embaumait de fleurs vendues pas Camille. Miss Naine accompagnait le Président, à sa droite car Chantale tenait fermement la gauche; elle signait des autographes, un paraphe élégant sous une phrase gentille, et quand il y avait un mot difficile à écrire elle courait vite jusqu'à Léonore pour lui demander et ne pas se tromper. Maximilien assurait l'ouverture nocturne et gratuite, parfaitement (l'Histoire d'abord !), de son musée; toutes les cages d'escalier muséales étaient visitables sans tickets et les basketteurs y furent nombreux car l'événement attira un monde fou.
Le toast de minuit comme le jour de l'an fit sensation dans le scintillement du feu d'artifice, il semblait que la minuscule République nouvelle apportait ses rayons au monde; elle devint même message dans les quelques paroles officielles de Merlet parigot en réponse au Président, un message de gentillesse et d'entente.
Quelques nains avant la cérémonie grincèrent des dents en pensant à sa facture, extraordinairement élevée pour un si petit pays. Mais le Président, devenu pourtant si rigoureux pour les comptes, ne les avait pas écoutés; il estima que certaines opérations de prestige sont nécessaires à un état. L'argument l'emporta, réduisant au niveau de plaidoyers comiques les affirmations (traditionnelles) sur les retombées économiques et la publicité "gratuite" des journaux de la planète. On se payait son baptême et il est des occasions où il faut savoir dépenser.
Que de beaux souvenirs... La nuit des nains fut la nuit des merveilles. Jamais leurs coeurs ne furent plus émus, jamais leur bonheur ne fut aussi pur.
Les jours suivants on regarda avidement la presse d'ailleurs après avoir admiré le numéro spécial (que l'on conserverait) de Grincheux. Au hit parade des photos retenues à l'étranger, venait en premier  à la stupéfaction générale celle du duo des musiciens jouant l'imbuvable musique contemporaine ! Devant la Miss ! Après, le Président (ah, tout de même); puis le feu d'artifice; la chorale; enfin des vues d'ensemble de la foule telle que parfois on ne pouvait que suivre le cours de son fleuve et qu'on traversait la République malgré soi et pour y revenir, pas facile. Les articles rapportaient un peu les propos du Président (ah, tout de même) et beaucoup les propos de Madame Grincheux sur ses recettes pour le buffet de la soirée. Un succès international.
Ah oui, quelle belle journée... et quelle nuit enchantée... On avait tant espéré, on avait tellement fait d'efforts, on avait peine à croire que le rêve était la réalité et qu'on l'habitait désormais. Il n'y a donc pas que des croix à porter, il y a des espérances et les sept stations ne conduisent pas au calvaire, elles conduisent à la résurrection. Les étoiles sont à tout le monde.

LA FIN DONT ON NE VEUT PAS Alors voilà ils avaient repoussé là-bas les gens députés les textes tant pis pour ceux qui n'ont pas de moyens de pression à écraser bien vite oubliés allez allez les policiers forcés de venir déblayèrent au nom d'un texte des députés justifié vaguement par ceci cela devant la presse copine et il fallut vider les lieux oui ce fut l'expression chassés et tout le petit peuple des nains maltraité bousculé frappé avec quelques objets partait et se retournait malgré lui désespéré et Léonore pleurait et on savait que la vie était finie...

FIN