EMMANUEL, FILS DE GNOSE

 

 

 

 

 

ACTE I

 

Le rideau s'ouvre. Noir total.

Voix off masculine (sûrement celle d'Emmanuel) : Ton monde est au bout des larmes; que ferai-je d'un monde qui ne peut plus pleurer ?

Lumière.

Un grand salon donnant sur un parc. Ameublement rare et hétéroclite, mais clinquant.

 

Zoé (vingt ans, en tenue de sport, sur une bicyclette d'appartement nantie d'un avertisseur, appuyant dessus et hurlant en même temps) : Tut ! Tut !

Michel (son oncle; la quarantaine; costume bleu; dans un fauteuil, lisant un journal) : Mais arrête un peu ! Tu n'as pas besoin d'appuyer sur... ce machin pour pédaler !

Zoé (obstinée, appuyant et hurlant) : Tut ! Tut !

Catherine (soixante ans, apparaissant dans l'escalier; tenue hurlante rouge et jaune vaguement de sport) : Tut ! Tut !

Michel (ironique) : Bonjour, belle-maman, modèle des temps nouveaux.

Catherine et Zoé (hurlant) : Tut ! Tuuût !

Alain (la soixantaine, mari de Catherine; tenue d'intérieur chic, apparaissant à la porte du parc) : Déjà pleines de vitalité. (A Michel :) Avant mes insomnies, elles me gâtaient le réveil; tout s'est arrangé, je ne dors plus... Que dit ton journal ?

Zoé et Catherine (montée  sur  le second  vélo; toutes  deux hurlant et appuyant sur les avertisseurs) : Tut ! Tuuuut !

Michel : Selon US Today le bonheur progresse avec la vulgarité.

Emmanuel (d'un fauteuil que l'on ne voit que de derrière si bien que sa présence était passée inaperçue; la quarantaine) : Selon le Times, jamais on n'a été aussi heureux sur la terre, la bourse est en hausse.

Catherine (s'interrompant dans un "tut") : Et Le Figaro ? Le Monde ?

Alain : Ils rapportent ce que les autres disent.

Zoé : Tut ! Tuuût !

Emmanuel (se levant et mettant la main sur l'avertisseur de Zoé) : La campagne, lieu de paix et de calme.

Catherine (appuyant sur son avertisseur) : C'est pour ça que nous en sommes réduites à faire le bruit nous-mêmes.

Zoé : Tonton, tu gênes mon parcours sportif.

Emmanuel : Ton parcours sur place.

Catherine (hurlant et appuyant sur son avertisseur) : Tut ! Tuuût !

Alain : La lutte est vaine.

Michel : On n'arrête pas le bonheur.

Emmanuel (de guerre lasse, enlevant sa main de l'avertisseur) : Allez... roule, fifille.

Catherine et Zoé (déchaînées, pédalant de toutes leurs forces et hurlant) : Tut, tût, tuuût ! Tuuuût !

(Les trois hommes les regardent, pensifs.

Un temps.)

Catherine (s'arrêtant) : Stop. Je n'en peux plus.

Alain (sarcastique) : Eh bien, voilà une bonne chose.

(Emmanuel et Michel applaudissent ironiquement mais en silence, leurs mains ne se touchent pas.)

Catherine : Je ne suis plus que la ruine de moi-même.

(Les trois hommes sont en train d'aller s'asseoir ou se rasseoir dans des fauteuils.)

Zoé (seule) : Tut ! Tuuuût !

Michel (ironiquement) : Mais la relève est assurée.

Emmanuel (à nouveau invisible, à la même place que précédemment) : Etait-ce souhaitable ? ... Je n'avais pas prévu l'évolution de votre petit ange.

Alain (ambigu) : Catherine se continue en Zoé.

Zoé : Tut ! Tuuuût !

Catherine (passant au saut à la corde) : Vous n'auriez pas voulu que notre monde s'éteigne ?

(Michel et Emmanuel se replongent dans leurs journaux, Alain prend ceux qui ne quittent pas sa place habituelle.)

Zoé : Tûuuut (Avec un decrescendo.). Bon, j'arrête puisque la famille est hostile au sport.

Michel : Tu t'arrêtes parce que tu es fatiguée.

Zoé : Oui, un peu aussi. Je peux venir me reposer sur tes genoux ?

Michel : A vingt ans passés, tu te trouveras un autre siège que ton père.

Zoé : Mais j'ai besoin d'affection ! Mon mari n'est pas là, j'ai pas d'amant parce qu'on vit à l'écart de tout... Tonton ?

Emmanuel : Pas besoin d'affection, non merci.

Catherine (vautrée sur le divan) : Allons, viens ici. Ici ! Cesse de faire la bête.

Alain : Tiens, je m'en suis tiré.

(Applaudissements silencieux de Michel et d'Emmanuel.)

Zoé (satisfaite, vautrée contre Catherine sur le divan) : Ah que je suis bien ! Que je suis heureuse en notre palais.

Michel (ironique) : Palais...

Zoé : Oui, palais. Tout est beau chez nous; je n'aurais pas pu rêver mieux. Il n'y a pas mieux sur la terre.

Michel (ironique) : Versailles c'est bien aussi.

Emmanuel (railleur) : Au moins ici on évite les touristes.

Zoé (fièrement) : Les touristes n'ont pas accès à l'Olympe.

Catherine (sérieuse) : J'aime mieux que l'on ne sache pas trop où nous vivons. Les affaires vont mieux quand les décideurs sont invisibles.

Alain (levant le nez de son journal) : Au fait, Zoé, tu sais où ta grand-mère nous a installés ?

(Rires d'Emmanuel et de Michel.)

Zoé : Au paradis !

Alain : Dans un ancien bordel de campagne.

Michel : Personne n'en voulait.

Emmanuel : Elle l'a eu pour une bouchée de pain.

Catherine (ton tranchant) : Comme quoi il faut oser pour être heureux.

Michel (s'amusant) : Ça explique le genre des meubles...

Emmanuel (gaillard) : Les miroirs partout...

Alain : L'isolement relatif du palais...

(Un temps.)

Zoé (assumant) : Eh bien les autres sont vraiment stupides. Ils ont raté l'occasion... Et moi j'en profite... Grâce à mamie. (Elle embrasse Catherine qui la serre contre elle.)

Michel (admiratif) : Elle est vraiment comme sa grand-mère.

(L'écran d'ordinateur..., discret, s'allume brusquement en même temps que retentit une sonnerie,  une musique, d'avertissement. Tous se lèvent et se pressent autour.)

Michel : On attend Angélique.

(Un temps.)

Catherine : Où est-elle ?

Emmanuel : Je crois qu'elle est sortie.

Zoé : ... Est-ce si pressé ?

Emmanuel : Evidemment. La demande vient de tous les côtés, elle est unanime, tu vois bien.

Michel : Je n'aime pas que l'on prenne les décisions sans ma femme si elle est là.

Alain : De toute façon notre réponse s'impose : il faut faire un don conséquent.

Michel : Vous voulez que ces gens se déchirent pour se l'approprier ?

Emmanuel : Il y a une famine, l'opinion s'émeut, nous sommes importants pour eux par des industries, nous devons être les premiers à donner.

Alain : Un don conséquent.

Zoé : Je ne sais pas où est maman.

Catherine (brusquement) : Le tiers de ce que l'on a fait pour le tremblement de terre en Amérique latine.

Michel : Les deux armées vont s'entretuer pour mettre la main sur ce pactole.

Emmanuel : Ce n'est finalement qu'un petit don.

Michel (ironique) : Alors finalement ce ne sera qu'une petite guerre.

Alain : Notre image impose d'aider. On ne peut pas laisser croire que l'on est insensible.Nous serions haïs.

Michel : Vous avez raison; qu'ils se battent à cause de nous et ils nous aimeront.

Catherine (brusquement dans le micro lié à l'écran) : Le tiers. (Aux autres :) N'en parlons plus.

(Chacun regagne la place occupée avant le signal de l'écran et de la musique-sonnerie, les hommes reprennent la lecture de leurs journaux.

Un temps.)

Michel (voix paisible, lisant son journal) : La Foire internationale d'art contemporain a eu moins de visiteurs que l'année dernière.

Alain (voix paisible, lisant son journal) : Mais le chiffre d'affaires s'est maintenu.

Emmanuel (lisant son journal) : Notre équipe de football est virée du championnat ! Au prix qu'elle coûte, bon sang !

Zoé : Je voudrais que mon mari soit déjà là.

Catherine : Oui, c'est la papa qui doit annoncer officiellement la prochaine naissance de Marthe, fille de Zoé, fille d'Angélique, fille de Catherine.

(Angélique apparaît en haut de l'escalier, en somptueuse robe d'autrefois, peut-être du XVIIe siècle français, ou XVIIIe... C'est une très belle femme blonde, aux traits réguliers, très purs. Elle semble paisible, comme ailleurs, presque autiste; on ne sait s'il s'agit d'étrangeté innée ou d'indifférence.)

Alain : Tiens, elle était là en fin de compte.

Emmanuel Michel) : Ma demi-soeur est superbe.

Michel : Pour ce que j'en profite...

Zoé (tout d'un coup très calme) : ... Maman... Tu descends ?... Tu viens ?... On se demandait tous où tu étais passée...

Angélique (voix très douce, pleine de charme) : Il me va parfaitement; ce costume d'une année à l'autre ne s'abîme pas du tout.

(Elle commence à descendre, lentement.)

Alain : Il est hors du temps, comme toi ma chérie.

Angélique : Quand je mets une belle robe, c'est comme si elle était ma vraie peau.

Michel (bien fort) : Dommage que ma femme aime tant être écorchée vive... ailleurs qu'ici.

Zoé Angélique, inquiète) : Mais... tu pourras chanter cette année ?

Angélique (surprise, s'arrêtant) : J'ai toujours chanté...

Alain : Evidemment... Tu sais bien que tu es la seule princesse possible.

Angélique Alain) : La princesse pour toi, papa. (Descendant de nouveau; souriant :) Tu m'appelais déjà Princesse quand j'étais toute petite.

Catherine (fort, nettement) : Une fille de notre maison est une princesse.

Michel (aigrement) : Elle devrait s'en souvenir sans qu'on le lui rappelle, tenir sa place, savoir garder son rang.

Angélique (s'arrêtant encore, un peu avant le bas de l'escalier, douloureusement à Michel) : Qu'est-ce que tu as fait de ... mon ami ?

Michel (nerveusement) : Mais rien. Rien. Les mortels meurent, c'est tout; ils sont faits pour ça. Une petite poussée dans l'escalier, par plaisanterie, et voilà un mort. Une chute de cheval qui se cabre, en voilà un autre. Trop d'amour, leur coeur lâche; pas assez d'amour ils lâchent leur coeur : des désespérés pendus un peu partout à longueur d'année... L'humanité entière est sous perfusion, je la débrancherais volontiers mais Catherine s'y oppose.

Catherine (ironiquement) : Comme quoi j'ai bien fait de confier sa gestion à Emmanuel.

Zoé : Papa ! Si tu pouvais être un peu sérieux...

Michel : Mais je le suis ! je le suis !

Emmanuel (railleur) : C'est à craindre.

Alain : Il ne dit d'ailleurs que des évidences, Zoé.

Michel : Elle avait un "ami". Un de plus. Il l'écorchait vive et elle aimait ça. Mais le mortel était mortel. Le mari voulait jouer aussi. Il n'aime pas les drames, le mari, il n'aime pas les incendies, les voitures écrabouillées, les bombes, ah non, l'horreur est horrible, les hommes meurent très bien sans horreur, ils n'en ont absolument pas besoin; c'est juste une tradition chez eux, ils ne peuvent pas s'empêcher de mourir.

Angélique : Et alors ? Lui ?

Michel : Cet être aimait trop boire. Je lui ai juste payé le champagne de départ. Il n'allait pas revenir, n'est-ce pas, pour le payer. Une simple affaire de bons comptes avec le cabaretier. Des hommes boivent alors qu'ils ne supportent pas l'alcool, d'autres le supporteraient mais ne boivent pas; certains meurent d'avoir trop bu, d'autres parce que, empêtrés dans leurs principes, ils ne sont même pas fichus de s'en jeter un derrière la cravate... Bref, celui-là est parti en pleine gaieté. Il était dans le monde meilleur avant même d'y arriver.

Zoé (objective) : Il n'a pas eu à se plaindre.

Alain (objectif) : Il n'a pas eu le temps non plus.

Angélique : ... Alors c'est vrai, je ne le verrai plus...

Catherine : ... Il allait vieillir, tu allais cesser de le voir de toute façon.

Emmanuel : La beauté ne dure pas.

Alain : Sauf la tienne, Princesse.

Zoé : Surtout avec cette belle peau. C'est du taffetas, maman ?

Michel : ... Le bonheur ne dure pas non plus. J'ai une femme pour m'en souvenir.

Angélique Catherine) : Que s'est-il passé après ?

Catherine : On t'a retrouvée errante, perdue, tu vivais sous les ponts, on aurait dit une clocharde, tu ne savais même plus qui tu étais...

Angélique (amèrement) : Et qui m'a "retrouvée" ?

Michel : Mais moi, moi ! Le gardien de la folle. Comme toujours.

Alain : Il s'est comporté en mari aimant, il n'y a rien à redire.

Emmanuel : Vu sous notre angle particulier, non, il n'y a rien à dire.

Catherine : Nous avons besoin que tu sois à ta place.

Zoé : C'est vrai, maman, tu  es nécessaire à notre vie.

Michel (qui s'est rapproché d'Angélique, très doucement, presque tendrement) : Notre monde est un équilibre fragile. Si la beauté, le charme, le rêve lui manquent, la mortalité le guette, il ne dure pas. Il faut tout pour faire un monde.

(Un temps.)

Angélique (très calme, comme "de loin") : Alors on va chanter...

Catherine : Bien sûr.

Emmanuel : C'est la fête mondiale. Que penserait-on de nous si on apprenait que nous la méprisons ?

Catherine (prenant le bras de son mari) : Et elle est le jour même de la fête d'Alain.

Michel (vaguement ironique) : Alors nous chanterons "La Caravelle d'or"...

Zoé : Moi j'aime mon rôle.

Angélique (la tête contre l'épaule d'Alain) : Je chanterai pour papa.

Emmanuel Catherine) : Est-ce que tu vas changer quelque chose ?

Catherine : Il y aura une nouveauté !

Michel (ironique) : Comme chaque année.

Catherine (ignorant la remarque) : Il est temps de donner plus d'importance au rôle de Marc.
Michel (sèchement) : Je ne vois pas pourquoi.

Catherine : Il descend de moi, il doit occuper toute sa place.

Michel : Il descend... de la main gauche, la lignée des bâtards. Zoé est fille d'Angélique, fille d'Alain.

Catherine : Je dois préparer la succession, tous les membres de la famille doivent être préparés aux places qui leur sont destinées.

Angélique (lointaine) : Marc va venir ?... Il y a si longtemps...

Alain : Angélique a élevé Marc, Marc est aussi fils d'Angélique.

Emmanuel : Il est toujours revenu; pas pour moi, pour elle.

Michel (ironique) : Amen.

Alain : J'ai envie d'aller essayer mon costume. (Il se met à chantonner son grand air : "Cette nuit..." mais sans les paroles.) Je me sens en voix cette année. (Il sort en chantonnant.)

Michel (ironiquement) : Depuis trois semaines qu'il s'entraîne, ce serait dommage...

Emmanuel : Il a eu une bronchite le jour de la fête il y a deux ans, ce fut une catastrophe pour tout le monde.

Catherine : Il est en pleine forme.

Michel Angélique) : A propos, on a dû encore prendre une décision sans toi, une affaire de don pour une affaire de famine...

(Angélique est assise au centre, superbe, somptueuse; elle semble "dans son rêve", ne répond pas; elle ne participera pas à la suite.)

Zoé : Et ma fille, papa ? Quelle sera la place de Marthe ?

Catherine : Les filles héritent chez nous. Il n'y a pas de loi salique.

Michel : Marthe aura ton énergie mais elle tiendra de son père le besoin du progrès constant.

Zoé : Elle fera évoluer ce monde ?

Catherine : La lignée est celle des femmes. Les mâles viennent d'ailleurs. Nous sommes ce monde.

Emmanuel Catherine, agité, marchant) : Mais qui gérerait si je n'étais pas là ? On dirait que vous croyez que créer suffit. Et après que tout aille... comme ça peut. Donc mal. Exister pour vous semble une fin en soi. Rien de ce qui existe ne vous gêne vraiment. La misère, les maladies, les innombrables souffrances, les tortures les plus atroces...

Catherine : Mais les hommes en sont responsables.

Michel : Ils ne font que copier la nature, c'est-à-dire la vie...

Catherine : La responsabilité est dans le choix de donner la vie. Après c'est la liberté de la vie.

Emmanuel (toujours debout) : Si je n'intervenais pas sans arrêt, si je ne multipliais pas les aides ici, partout, tout le temps, ce monde s'autodétruirait de désespoir.

Michel (ironique) : La liberté n'est pas supportable.

Catherine (énervée) : Eh bien si ce monde échoue, il y en aura un autre, puis un autre... Nous en aurons d'autres, voilà tout.

Zoé Emmanuel) : Tu es mécontent à cause de la place prévue pour Marthe plutôt qu'aux enfants de ton fils, c'est ça ?

Emmanuel : Marc n'aura pas d'enfant. La lignée des bâtards est stérile...

Zoé (gênée, s'excusant presque) : C'est que je n'aurai qu'une fille, comme toutes les femmes de la famille.

Angélique (immobile, dans une sorte de rêve éveillé; coupée de ceux qui l'entourent) : Tu vas venir avec moi et nous irons là-bas, au château. Nous leur parlerons de notre amour. Ils comprendront, j'en suis sûre. Ma mère comprendra. Elle a déjà donné la direction des affaires de ce monde à Emmanuel, elle acceptera que je divorce. Ils couperont mon mari de moi, ils te grefferont à moi, à leur vie. L'ironie de Michel ne m'atteindra plus. Nous sommes faits l'un pour l'autre... Quand était-ce ?... On dirait que la scène se répète dans ma tête, elle est comme un écho... Mon amour n'a pas qu'un corps, il n'a pas qu'un visage... L'écho change le visage... Je ne sais plus quand je suis... Et pourtant il est bien là; toi, mon amour, tu es là; viens vers moi, viens contre moi. Ils ne peuvent pas séparer l'amour. L'amour, notre espoir... C'était à la cour, je portais ce costume, il me donnait la main, il y avait un bal... mais il y a toujours un bal... j'entends la musique... quelle est cette musique ?... je ne la reconnais pas... Je vois un autre costume, une sorte de robe-fourreau, mon amour est en frac, la voiture dont il me tient la porte est une Delage grise; c'est bizarre, nous sommes comme trois pièces de musée; pourtant il y a un bal, nous franchissons une entrée aux laques rouge et or, j'entends une musique... et puis la musique change, et le visage à côté du mien change... je ne le reconnais plus... je ne sais plus s'il a existé...

Michel (amer) : Et comment. Malheureusement. Et à répétition... Les femmes vous blasent contre les femmes.

Zoé Catherine, dans un souffle) : Est-ce que maman souffre beaucoup ?

Catherine : Angélique est comme moi - dans le genre sentimental. Elle ne peut pas souffrir. Elle peut juste en avoir l'illusion. Les sentimentaux croient que souffrir rend plus humain.

Zoé : Et moi, je peux souffrir ?

Catherine : Toi, tu es exactement comme ta grand-mère. Angélique a donné à la lignée le clone de Catherine.

(De nouveau l'écran s'allume, la musique se fait entendre.
Tous se lèvent, sauf
Angélique, mais Zoé fait demi-tour pour aller la chercher.)

Zoé (tirant Angélique parle bras) : Viens, maman... Allez... (Angélique se laisse faire. Elle ne comprend peut-être même pas ce qui se passe.)

Alain (réapparaissant en haut de l'escalier avec juste le chapeau à plume de son rôle et une manche du pourpoint du costume) : Voilà ! Voilà !... Depuis le temps que je demande que chacun ait un terminal de poche... Enfin...

(Un silence. Tous regardent des chiffres.)

Emmanuel : Le cours est tout de même haut.

Catherine : Pas assez, ils ne tiendront pas.

Emmanuel : En tout cas ils résistent au maximum, ce qui présage des difficultés après la prise de contrôle.

Catherine : Il faut acheter encore.

Emmanuel : Oui... (Il appuie sur une touche. Un silence. Tous attendent l'effet de l'ordre.)

Catherine : Ça y est. Ils craquent.

Emmanuel : 31, 32, 33... (Calme :) Oui, l'O.P.A. va être réussie.

Michel (ironique) : On va en faire des mécontents d'un seul bon coup.

Emmanuel (sèchement) : La fusion améliorera la recherche.

Michel (ironique) : Bénéfique pour tous.

Emmanuel : Absolument.

Michel : A long terme. A très long terme.

Emmanuel : Il faut voir loin.

Michel : Les myopes sont têtus. Tu commences quand restructuration et concentration ?

Catherine : Allons, cessez de vous disputer, c'est une affaire faite.

(Tous, sauf Alain, s'écartent et rejoignent leurs places précédentes.)

Alain (qui reste en plan, regardant sa manche) : Je me suis énervé en entendant le signal; j'ai voulu enlever le pourpoint, et paf... Catastrophe. (Il enlève la manche.) Il faudrait recoudre.

Catherine (prenant la manche, gravement) : Oui... Mais je ne sais pas faire ça, moi. (Elle la donne à Zoé.)

Zoé : Moi non plus. (La donnant à Angélique :) Mais maman sait.

Alain (embrassant Angélique sur le front) : Ma fille a reçu la meilleure éducation de la famille.

Angélique (regarde bizarrement la manche, puis semble y trouver un intérêt) : ... Il faudrait la coudre.

Alain : Recoudre, ma chérie. Je vais te chercher le reste. (Il monte l'escalier au pas de course.)

Catherine Angélique) : On va bien te conseiller, tu y arriveras sûrement.

Zoé : Et moi, je compléterai mon éducation.

Michel (plaisantant) : J'ai justement des tas de choses à recoudre.

Zoé : Donne-les aux pauvres, papa; nous ne coudrons jamais aussi bien qu'eux.

Michel (ironique) : Ce qui prouve que l'on devrait toujours avoir un pauvre chez soi.

Alain (redescendant rapidement, le pourpoint à la main) : Tout le reste tient. J'ai beau tirer ici et là... C'est solide. A part cette manche. Foutue O.P.A.

Michel : Elle nous coûte toute une manche. Elle était vraiment trop chère.

Zoé (qui a su où prendre la boîte à couture) : Mais non, papa. Maman sait. Regarde, j'avais rangé sa boîte à couture, j'ai toujours su qu'elle reviendrait et qu'elle en aurait de nouveau besoin.

(Angélique gravement considère la manche, puis le pourpoint, puis le matériel de couture dans lequel elle puise avec concentration. Tous sont venus autour d'elle et, en silence, la contemplent. Angélique commence à coudre.)

Alain : Est-ce que tes points ne sont pas un peu gros ?

Catherine : C'est vrai, ce ne sera pas solide.

Zoé : A mon avis, elle fait un bâti.

Emmanuel : Un bâti ?

Michel : Dire qu'en ce moment on a plus de deux cent mille machines à coudre qui fonctionnent aux quatre coins de la planète... Et on produit aussi des machines à coudre...

Zoé Alain, tandis qu'Angélique fouille à nouveau dans sa boîte à couture) : Tu vois, c'était un bâti, maintenant elle va faire les petits points.

Alain Angélique) : Bien, ma fille, fais-moi du solide.

Catherine : De l'éternel.
Emmanuel (plaisantant) : Mais que la technique ne sorte pas d'ici. Elle coulerait nos affaires.

(Nouveau silence. On admire Angélique qui coud patiemment. Son action est devenue le centre du monde.)

Michel : J'avais épousé une fille si bien élevée. Qui aurait pu prédire la suite ?

Catherine : Toi.

Alain : Je suis sûr que tu connaissais la suite, et tu l'as épousée quand même.

Zoé : C'est vrai, papa ?

Emmanuel : Michel ne se trompe jamais.

Alain (brusquement sérieux) : ... Il me faut cette soirée. Je me sens si fatigué... Elle va me rendre de la vie.

Catherine : Nous l'attendons tous.
Zoé : Oui, j'aime jouer... surtout avec toi, papi.
Emmanuel : Sans la répétition de cette fête, notre monde tourne moins rond.

Zoé Michel) : Et toi, papa ? Tu ne trouves pas que l'on peut se sentir une famille plus que le reste du temps ? Surtout avec le retour de maman.

Michel : Notre aide est l'énergie qui permet à Alain d'insuffler de la vie dans sa mémoire. Sans ses souvenirs il mourrait. Et toutes les apparences s'effondreraient par pans entiers.

Zoé : Les apparences ?

Catherine : Nous, ma chérie. Dans le langage de ton père, parfois, nous sommes "les apparences".

(Un silence. Tous regardent Angélique coudre méticuleusement.)

Alain (qui semble de plus en plus fatigué) : C'est long. (Catherine le regarde avec inquiétude, puis va pousser un fauteuil jusqu'à lui; il s'assied pesamment.

Un silence. Angélique va changer de fil.)

Catherine : Voilà. Ça va comme ça. (Elle essaie de prendre le pourpoint mais Angélique résiste.) Bon, mais dépêche-toi un peu !

(Angélique se remet à l'ouvrage.)

Zoé : Maintenant je saurai faire.

Catherine : Tu ne peux pas. Tu es comme moi. Tu ne pourras jamais.

Zoé : Si. Et je pourrais gérer tes affaires.

Emmanuel : Tu n'as même pas idée de leur complexité.

Zoé (entêtée) : Si, j'y arriverais ! tu as peur que je prenne ta place, alors tu dis ça.

Emmanuel : Sûrement... Je me passerais bien d'être utile, petite idiote.

Zoé (blessée) : Grand-mère !

Catherine : Calme-toi. Tu n'es pas  prête de toute façon.

Zoé : Mais je sens que je peux le faire !

Michel : Rien n'est ce que tu crois. Tu ne sais rien.

(Angélique a fini. Elle montre le pourpoint, triomphante. Catherine aide Alain à le passer. Il semble rajeunir.)

Alain : Il est redevenu pareil... et je me sens redevenir le même qu'à l'époque... Je revois la costumière, son petit visage gris qui s'éclairait lorsqu'une de ses oeuvres était parfaite...

Catherine (soufflant doucement) : Elle s'appelait Aline.

Alain (s'admirant devant la glace) : Elle s'appelait Aline et je lui ai fait améliorer ce costume malgré ses larmes... parce qu'elle croyait abîmer son travail. Elle ne pouvait pas comprendre que chaque décoration, la forme des boutons, le dessin des dentelles, tout a un sens. Rien ne fonctionne si les choses ne sont pas ce qu'elles doivent être.

Emmanuel (comme un écho) : Tout doit être à sa place, bien en place.

Catherine : Le monde ne joue que lorsque tout est prêt.

Michel (ironique) : Le monde refuse de jouer sa journée sans décors ni costumes.

Alain (racontant) : Un ténor était censé être la vedette de l'opérette, il avait une voix de cristal, une voix créée pour la note de l'instant où elle se brise. C'était le soir, son soir de la note unique...

Catherine (soufflant doucement) : De la note unique, de la note de mort. Mais tu es entré...

Alain : ... juste après. Il était là, suffoqué. J'ai pris ses mains dans les miennes et j'ai commencé de chanter. L'air du plaisir. (Chantonnant lentement :) "Cette nuit, je veux chanter, je veux"... Le chef d'orchestre a suivi...

Catherine : L'orchestre a suivi.

Emmanuel : Le public a suivi.

Alain : Je tenais les mains de la mort et je l'enchantais avec un seul air qui la prenait dans sa toile, dans ses notes, dans ses rythmes.

Emmanuel : Tant qu'Alain peut chanter, le monde peut continuer de survivre.

Zoé (presque angoissée) : Tu chanteras ce soir, papi ?

Angélique (de sa place, car seule elle n'a pas bougé, très calme mais "à côté") : Bien sûr je chanterai. J'ai toujours chanté...

 

ACTE II

 

Le rideau s'ouvre. Noir total.

Voix off féminine (sûrement celle de Catherine) : Si tu me donnes la dernière larme de ce monde, je te donnerai un monde.

Lumière. Même décor que précédemment.

Tous sont présents, Angélique en arrière, assise; Marc et Madeleine, immobiles, viennent juste d'entrer; elle, en retrait, habillée d'une robe correcte mais pauvre, qui jure avec la splendeur de ses formes, sa chevelure abondante qui s'échappe d'une résille mal mise.

 

Catherine (chaleureusement à Marc, sans bouger) : Bienvenue, Marc, quelle qu'elle soit.

Emmanuel (nettement moins chaleureux, de sa place) : Bienvenue, mon fils, si c'est pour prendre vraiment ta place parmi nous.

Marc (sans bouger) : ... C'est comme un aimant... je n'ai pas pu résister... Il a fallu que je vienne.

Michel (ironique) : L'affection qu'il nous porte est touchante.

Marc (sans bouger) : J'aurais voulu m'attacher... mais j'aurais brisé les chaînes... Il fallait que je revienne... encore.

Zoé (sans bouger, presque apeurée) : Bienvenue, petit frère; cette fois ne nous fais pas de mal, ne te fais pas de mal.

Alain : Il est des nôtres, c'est tout ce qui compte.

Catherine (chaleureusement) : Nous t'attendions, toi aussi... (S'écartant pour qu'il voie Angélique derrière elle) : Angélique est là.

(Un temps.

Marc s'approche doucement d'Angélique assise qui semble ne pas le voir. Il s'agenouille près du fauteuil.)

Marc : Maman.

Angélique (comme sortant d'un rêve) : ... Toi aussi, ils t'ont repris...

Marc : Tu ne m'as pas appris comment on devient libre, maman.

Angélique : Je ne le savais pas... Je ne le sais pas... On attend des enfants qu'ils nous apprennent ce que l'on ne sait pas...

Marc : ... Je n'ai pas trouvé...

Alain : Cela vaut mieux pour vous. Et pour nous. Ce serait pire autrement.

Marc : ... Oui, cela je le sais...

(Il embrasse Angélique doucement, puis se relève.

Catherine s'approche et l'embrasse; puis c'est le tour d'Alain, et après lui, d'Emmanuel, de Michel et enfin de Zoé.)

Catherine Marc) : Viens, on va te reconduire à ta chambre.

(Il sourit tristement et précède le groupe. Restent Angélique qui n'a pas bougé et Madeleine, qui n'a pas bougé.)

Madeleine : ... Il ne s'occupe jamais de moi... Il ne m'aime pas... Il me laisse là... dans une maison inconnue...

(Un temps.)

Angélique : Marc vous a amenée, c'est déjà énorme... Pourquoi ?

Madeleine (s'avançant) : N'était-ce pas normal ? Je suis à lui.

Angélique (souriant) : C'est pour vous que cela signifie quelque chose.

Madeleine : C'est curieux mais la maison ne me semble pas inconnue... Je suis pourtant sûre d'y venir pour la première fois.

Angélique (rêveuse et comme inquiète) : Oui, je me demande pourquoi il vous a fait venir.

Madeleine (naïvement) : Est-ce que vous êtes une vraie princesse ?

Angélique (un peu interloquée, touchant sa robe) : ... Naturellement... (Elle se met à chantonner un air de son rôle :) "Où es-tu, mon amour ? ..."

Madeleine (visitant; par  besoin de parler quand même) : J'ai l'impression bizarre de rentrer chez moi... alors que je ne suis jamais venue. C'est peut-être bon signe ? Je suis peut-être des vôtres sans le savoir. Il m'avait dit : "c'est un palais vulgaire et bête"... ou "de bête" ?... En tout cas vulgaire, je ne trouve pas... C'est beau ici. Exactement comme j'aime... Et je passe pour une personne de goût...

Angélique (ironique, sur le ton de Michel) : Quel genre de goûts ?

Madeleine (qui n'a pas compris) : Quand j'ai de l'argent pour chiner c'est ce genre-là que je rapporte à la maison... En moins cher... Ce n'est pas ennuyeux, ça brille... Oui, si Marc était gentil, je serais comblée... Un lieu merveilleux dans un parc gigantesque; à l'abri de tout; c'est le paradis.

Angélique (ironique, sur le ton de Michel) : Pour certains il l'a été, pas de doute.

Madeleine : N'est-ce pas ? Je le sentais. Mon instinct ne me trompe pas pour ces choses-là.

Angélique (qui semble revenir à la vie peu à peu pendant cette discussion, redevenir elle-même) : Alors... je comprends pourquoi Marc vous a amenée.

(A ce moment Marc redescend, seul, l'escalier.)

Marc (riant étrangement, d'un rire artificiel, de fausset; à Madeleine) : Chérîîie, es-tu bien ? Ne vois-tu rien venir ? (Il rit.)

Madeleine : Qu'est-ce que tu as ? Présente-moi au lieu de me laisser plantée là.

Marc : Ce n'est pas la peine... Tu as déjà compris, n'est-ce pas, maman ?

(Angélique se met à rire doucement, puis reprend sa chanson : "Où es-tu, mon amour ?")

Madeleine (furieuse) : Je ne comprends rien, moi. Si tu ne me présentes pas, je m'en vais.

Marc (avec son rire étrange) : Tu ne pourras pas.

(Madeleine sort.)

Marc : ... Peut-être que si, après tout.

(Un temps.

Madeleine rentre.)

Marc : Eh non. (Il rit; même rire artificiel, de fausset.)

Madeleine : Il n'y a plus de voiture, je ne sais même pas où l'on est. (Nouveau rire de Marc.) Comment est-ce que l'on part ?

Angélique (soudain intéressée, presque animée) : Moi j'allais droit devant moi, c'était pour rencontrer quelqu'un; j'allais tout droit. On finit toujours pas rencontrer quelqu'un... Il faut persévérer, ne jamais renoncer malgré ce qu'Ils racontent, aller tout droit.

Madeleine (interloquée) : Mais... c'est loin ?

(Rire de Marc qui s'assied sur les marches de l'escalier.)

Marc Angélique) : J'ai toujours ce poids qui m'écrase la poitrine. Ça m'a fait mal toute ma vie... l'impression d'étouffer... Alors je l'ai amenée...

(Un temps.

Puis il rit.)

Marc : J'ai toujours été écrasé par un sentiment de culpabilité : de ne pas être comme mon père voulait, comme ils attendaient, tous, de ne pas faire ce qu'il fallait, je ne sais jamais ou qu'après ce qu'il aurait fallu faire... d'être des leurs sans être comme eux... Alors je suis parti, je suis allé tout droit, maman...

Angélique : Ils nous reprennent...

Marc : C'est comme un aimant... Et je me sens si mal ici, si mal !... (Il rit.)

Madeleine : J'ai faim.

(Marc rit, toujours du même rire étrange.)

Marc : J'en ai créé des scandales...

Angélique : Tu as eu une enfance à crises...

Marc (ton de Michel) : Une adolescence difficile.

Angélique (ton de Michel) : Une jeunesse qui ne passe pas - surtout pour les autres.

Marc : Pauvre Zoé, quel compagnon de jeu elle a eu.

Angélique : Et pauvre maman, ne m'oublie pas.

Marc : Pauvre maman.

Madeleine : Je voudrais me changer.

(Marc rit.)

Marc : Les scandales chassent le sentiment de culpabilité... Pour un temps j'ai vraiment honte... et paradoxalement, je me sens mieux... Il fallait, pour moi, que tout finisse; alors je l'ai amenée.

Angélique : Moi aussi je souhaite que tout finisse.

Marc : Leur monde n'est qu'un éternel recommencement.

Angélique : Leur journée n'est qu'un éternel retour. Ils revivent toujours la même journée.

Marc : Mais je l'ai amenée.

Angélique : Tu as bien fait.

(Catherine paraît en haut de l'escalier.)

Catherine : Ils sont tous à essayer leurs costumes. Moi, je ne veux pas le mettre si tôt.

Angélique (aigrement, à Catherine) : Pourquoi est-ce que je n'ai jamais pu inviter mes amants, moi ?

Catherine (sèchement) : Je te rappelle que tu es mariée.

(Rire, cette fois aigu, de Marc.)

Madeleine : Je veux partir.

Catherine : Faites ce que vous pouvez, ma fille. Je ne contrains personne.

Marc : Ce n'est pas la peine...

Angélique : Une fois qu'elle a décidé, on est piégé, il n'y a pas d'issue.

Marc : Ta pensée, grand-mère, a toujours été un vrai labyrinthe pour moi, mais cette fois j'ai amené une Ariane.

Catherine (amusée, qui a fini de descendre l'escalier) : Il n'y a pas de monstre à tuer, ici, Marc.

Marc : Si. Le passé de Marc.

Catherine : Alors tu veux que tout  finisse ?

Marc : J'en ai assez.

Catherine : On peut vivre heureux même dans un monde qui a échoué.

Marc : Moi je ne peux pas.

Angélique : Moi non plus.

Catherine (rêveuse) : Et Alain en est à ses dernières forces...

Madeleine (brusquement) : Si je reste, je veux une chambre. Maintenant.

Catherine : Bien sûr. Oui. On croyait que vous alliez suivre Marc. Mais si vous voulez une chambre à vous... Marc va vous montrer.

Marc (tristement) : Je me sens si malade... (Il rit du rire de fausset.)

(Il va vers l'escalier sans regarder Madeleine.

Elle le suit.

Ils montent lentement, l'une derrière l'autre, sans qu'il la regarde jamais.)

Catherine Angélique, alors qu'ils sont presque en haut) : Est-ce que tu l'as reconnue ?

Angélique : C'est une femme que je ne peux pas comprendre..

Catherine : ... Que dirais-tu de... changer de lieu d'habitation ?

Angélique : Quitter ici ?

Catherine (souriant) : Tu n'y es pas tellement restée.

Angélique : ... Mais je  savais qu'il était à sa place, avec vous, je savais comment est chaque pièce, où est chaque objet...

(Zoé descend l'escalier à tout vitesse.)

Zoé : Grand-mère, qui est-elle ?

Catherine (agacée) : Quoi !

Zoé : La drôle de femme.

Angélique (amusée) : Celle que l'on se garde bien de laisser entrer chez nous d'ordinaire.

Catherine : Personne n'en veut chez soi.

Zoé : Et vous ne la chassez pas ?

Catherine : Marc l'a amenée.

(Un temps.)

Angélique (souriant ironiquement) : On occupe son palais quand elle n'est pas là. Mais elle vient d'y rentrer.

(Michel apparaît en haut de l'escalier.)

Zoé : Je croyais que c'était un ancien bordel... Oh !

Michel (descendant) : Depuis quelques temps je crois, ton cher cousin est surtout producteur de films pornos... proxénète... Il chasse son sentiment inné de culpabilité avec une ingéniosité qui démolit un peu tout le monde autour de lui.

Zoé : Je ne comprends pas, Marc est si gentil.

Catherine : Il  est trop gentil. Il n'est donc pas sociable au sens ordinaire.

Michel (près de Zoé) : Marc compatit avec tous les malheurs, il est de tous les malheurs, il est partout dans l'anti-monde, et il en a ramené la bête.

Catherine : La force vitale, brute, amorale.

Angélique : La femelle sans le mors de la morale.

Zoé (se serrant contre Catherine) : Mais c'est ton monde, mamie, tu l'as fait, tu nous l'as donné.

Catherine (embrassant Zoé) : Il y a au-dessus une force qui veille jalousement à être la seule éternelle.

Michel : Mais Catherine peut créer d'autres mondes.

Zoé Catherine) : Je serai bien partout avec vous... Et pour Marthe ce sera pareil, j'en suis sûre.

Michel : Marthe succédera à Catherine.

Madeleine (du haut de l'escalier) : Marc s'est endormi, est-ce que je peux venir ? (Descendant :) Je ne supporte pas d'être seule. (Personne ne lui répond. Elle descend comme si elle ne s'en apercevait pas.) Ma chambre est magnifique, avec des miroirs partout. J'aime me voir. Et là j'ai l'impression d'être multipliée. (Un bref rire joyeux.) Elle a dû coûter bonbon la fermette, hein ? Enfin je ne demande pas de chiffre. Le fric c'est sacré.

Angélique : Ah. C'est la chambre 7.

Michel (riant) : Forcément.

Zoé : Je croyais que c'était la chambre de la reine de Saba ? (A Catherine :) C'est ce que tu m'avais dit pour que je n'aille pas y jouer.

Madeleine : Eh bien je prends sa succession avec plaisir.

Catherine : Encore une plaisanterie de Marc. Je peux vous donner une autre chambre.

Michel (ironique) : Puisqu'elle s'y trouve bien...

Madeleine : Oui. (A Catherine :) T'en fais pas... Je peux te tutoyer ?

Angélique : Vous aimez tutoyer ?

Madeleine : Déformation professionnelle.

Zoé : Quelle profession ?

Madeleine (gênée) : Hein ?

Angélique : La chambre a dû vous sembler un peu vaste ?

Madeleine : Un vrai plateau télé. Marc pourrait bien avoir une idée de tournage.

Catherine : Pas ici.

Michel : Non.

Madeleine Catherine) : Vous vivez de quoi ? J'ai pas compris les explications de votre... petit-fils, c'est ça ?

Michel : Nous travaillons en famille, nous gérons des affaires industrielles et financières.

Madeleine : Oui, oui. Ça ne doit pas être terrible, on ne vous voit jamais dans les magazines.

Zoé (timidement) : On n'aime pas être photographiés.

Madeleine : Alors moi, si Marc m'épouse comme il dit, je veux être à toutes les réceptions qui comptent, que l'on sache partout qui je suis, que j'ai réussi, que moi, Madeleine, je fais partie de ceux qui brillent (Poétique :) au firmament tout bleu des élus de la vie.

Michel (ironiquement admiratif) : Quelle belle phrase.

Angélique : Mais vos photos ne doivent pas manquer.

Madeleine (riant) : Oh c'est pas pareil.

Michel : Eh non.

Madeleine : C'est du cochon.

Zoé : ... Mais... ça ne vous gêne pas ?

Madeleine : Quand on filme, ils n'y sont pas; quand i r'gardent, j'y suis pas...

Michel : Logique.

Madeleine : Sauf pour les spéciales, évidemment.

Michel (plein de compréhension) : Evidemment.

(Catherine s'en va discrètement.)

Zoé : Papa, je peux m'en aller aussi ?

Michel : Il faut que tu comprennes. Il y aura peut-être une chance pour que tout ne se reproduise pas ailleurs.

Angélique Madeleine) : Est-ce que vous êtes heureuse ?

Madeleine (installée dans le fauteuil près d'Angélique) : Naturellement. Comment fait-on pour ne pas l'être ?

Angélique : Quand même pas tout le temps ?

Madeleine : Non, pas tout le temps. Mais presque... Je vais vous expliquer.

Michel : Asseyons-nous pour écouter l'évangile selon Madeleine.

(Il s'assied; Zoé timidement l'imite.)

Madeleine (imperméable à l'ironie et satisfaite d'être écoutée) : Pour être heureux... faut pas s'emmerder avec des idées... (Elle se lève; d'abord debout juste devant le fauteuil, prête à se rasseoir.)  Y a l'important... Y a l'sexe. Y a l'fric. Y a la gloire... Dans cet ordre... Si tu penses d'abord, tu jouis pas après. Ou alors des très spéciaux. Mais tu leur prends plus... Bref faut être comme les bonnes émissions à la télé. Faut être télé. (Elle se détache du fauteuil et va marcher de long en large.) Dans ce cas tu es comme ses vedettes. Donc tu peux devenir vedette. Sinon tu restes dans ton coin et t'as pas d'avenir... Naturellement tu as besoin des magazines spécialisés sur elles. Si tu sais pas qui couche avec qui, tu comprends rien; et quand tu arrives parmi elles, tu commets des gaffes, tu te retrouverais comme madame Sans-Gêne à la cour de Napoléon. (Elle s'est arrêtée pour juger de l'effet de sa référence littéraire. Déçue, elle poursuit :) ... Un bon truc, c'est de chanter. Un peu. Au début. Pour te lancer. Ou bien un rôle basé sur ton physique dans un feuilleton. Les gens s'habituent à te voir; dans les magazines tu leur montres plus... plus... plus... p'tit à p'tit. Avec des célébrités. (Ravie :) Plus... plus... plus... Ils sont accrocs à toi, tu piges ? Tu es sexe, tu es fric, i sont accrocs, t'as la gloire. On te veut partout. (Docte :) Quand la demande augmente pour une offre identique, les prix montent. La jeunesse passe vite. Faut la rentabiliser pour en profiter... Autrefois i avait la religion, mainnant i a la télé. Mais faut choisir ses émissions. Y a d'mauvais animateurs comme i avait de mauvais prêtres... Le décolleté profond tu le gardes pour les soirées chic, de festival de cinéma ou d'une bonne oeuvre... que les photographes te ratent pas. Le peuple a besoin de putes. Louis XV, dit Marc, avait besoin de la Du Barry. Le peuple a besoin de moi. La République a besoin de moi. Et je réponds : Présente !

(Applaudissements ironiques de Michel, semi-admiratifs d'Angélique.)

Michel (ironique) : J'ai toujours eu du respect pour le patriotisme.

Zoé (ahurie) : Mais qu'est-ce qu'elle veut dire ?

Angélique Madeleine) : Comme j'aurais aimé être libre moi aussi. On m'a élevée avec des complexes. Je n'ai eu que l'amour.

Madeleine (se rasseyant) : Alors forcément ça a mal tourné, hein ? C'est ça que tu as l'air si triste ?

Angélique : Oui.

Michel (aigrement) : Elle s'est quand même pas mal débrouillée.

Zoé Michel) : Qu'est-ce qu'il faut comprendre dans ce qu'elle dit, papa ?

Michel : Attends, ma chérie, Madeleine n'existe pas sans Marc.

Angélique (rêveuse) : Ce monde n'était pas le bon.

Madeleine : Moi je le trouve bien.

Zoé (brusquement elle va à sa bicyclette d'appartement, pédale comme une forcenée, appuie sur l'avertisseur et hurle) : Tut ! Tûuut ! Tûuuuuuut !

Madeleine (riant) : Aah !

Michel (agacé) : Arrête, Zoé !

Angélique (rêveuse) : Je n'ai rien appris à temps.

Zoé (frénétique) : Tûuuut.

MichelMadeleine) : Zoé est ... restée très enfant... un peu simple... Vous voyez ?

Madeleine (riant) : Je peux aussi ? (Elle va sur l'autre vélo, pédale de toutes ses forces, appuie sur l'avertisseur et hurle :) Tûuuut !

Zoé : Tûuuuuut !

Madeleine : Tûuuuut.

(Marc paraît en haut de l'escalier.)

Marc : Grand-mère ? ... Ah. (Les deux femmes s'arrêtent.) Tiens. Toi aussi. (Il rit de son rire de fausset désespéré.) Moi je n'ai jamais pu hurler comme ça.

Zoé : Si. Quand on était petit. Tu ne te rappelles pas ?

Marc : Il n'y a que toi qui aies été petite.

Michel : Et qui l'es restée d'ailleurs. Allons, Zoé, descends de là.

Zoé (gentille) : Oui, mon papa.

(Elle descend du vélo; Madeleine reste sur le sien, l'air butée.

Marc descend l'escalier par à-coups, parfois sautant deux marches, parfois raide comme un automate.)

Marc : Comment va le monde, oncle Michel ?

Michel : C'est plutôt à toi de nous renseigner, neveu Marc, puisque tu en viens.

Marc : J'en viens. Mais on en sait moins quand on est dedans qu'en jonglant avec ses chiffres de loin. Pas vrai ?

Michel : Le point de vue change : on ne regarde pas par le même bout de la lorgnette... Quel est le tien ?

Marc (riant de son rire habituel, de fausset, son rire propre) : J'ai pris un bain de boue.

Michel : Et tu gardes une jeunesse éclatante !

Marc : Je me suis toujours senti mal à l'aise partout, ici, ailleurs; mal, mal ! Ce sentiment de culpabilité qui me taraude est une infirmité de naissance. Pourquoi est-ce qu'on m'a imposé ça ?

Michel : Tu es celui d'entre nous capable de comprendre les autres, n'importe qui.

Marc : J'ai pris un bain de boue et la boue me dégoûte.

(Il s'assied aux pieds d'Angélique qui lui pose la main sur les cheveux, par compassion.)

Michel : Tu devais aider à faire reculer les souffrances.

Marc : Je ressens toutes les souffrances des autres qui viennent s'ajouter à la mienne. Pour ne pas les ressentir, je n'ai que le scandale, le scandale permanent. J'ai été une catastrophe pour tous ceux que j'ai approchés. Et malgré moi, il faut que j'aille vers les autres.

(Madeleine s'est remise à pédaler, silencieusement. Michel marche lentement de long en large. Zoé vient s'asseoir à côté de Marc.)

Zoé Marc) : Tu aurais dû revenir, petit frère, on est heureux ici.

Marc : Je suis revenu. C'est fini.

(Un temps.)

Michel : Et qu'est-ce que tu as appris ? Que l'on ne refasse pas les mêmes erreurs.

Marc : J'ai appris les cinq rires. Les cinq autres rires.

Madeleine (haineusement) : Il ne rit pas. Il imite la hyène, le corbeau, des bêtes de la jungle qu'on ne voit jamais.

Marc : Mon premier rire je l'ai acquis en un autre palais, de justice celui-là, sous une statue d'aveugle nantie d'une balançoire. Je venais témoigner d'une innocence. Mon avis était alors qu'entre coupable et non-coupable il y avait une différence. Je me suis mis dans un plateau et j'ai commencé d'être balancé. Les juges couraient d'un plateau à l'autre, ils riaient, on allait de plus en plus vite, en haut, en bas, en haut, hop, en bas, boum. (Il rit d'un rire ascendant, à deux reprises, mais toujours douloureusement.) C'était très distrayant. J'avais le vertige comme si j'avais bu. Les vieux sages lissaient leurs barbes avec orgueil en trottinant avec décence. (Rire ascendant.) Finalement le type a été condamné. Peut-être était-il coupable après tout. Ou c'est parce que j'ai témoigné contre lui pour faire un tour de balance de plus. ( Son rire de fausset.)

Madeleine : Son histoire, elle change à chaque fois. Tu mens ! Je suis sûre que tu mens ! (Elle pédale plus vite, nerveusement.)

Marc (se levant) : Mon deuxième rire je l'ai acquis en un palais politique. Il brillait magnifiquement de ses ors rénovés. J'étais comme aveuglé. L'or m'entrait dans les yeux par ses éclats. Des politiques, députés je crois, se sont mis à se disputer, ils ont hurlé, se sont menacés du poing, se sont injuriés. J'étais moi-même en colère, de plus en plus, à cause de la douleur de l'or dans mes yeux, j'ai crié mais on n'entendait qu'eux, ils se battaient. Alors m'est venu le second rire. (Il rit d'une gamme descendante.) Et on m'a regardé. (Rire de fausset.)

Madeleine (plus agressive) : Ce n'est pas possible, je lis le journal, j'en aurais entendu parler. Il invente, je vous dis !

Marc (marchant de long en large) : Une autre fois je me suis rendu dans un immeuble délabré, sans eau ni électricité. (Rire ascendant.) Je m'y aventurais comme dans une ruine abandonnée mais à ma surprise, il grouillait de vie. Un homme et une femme se disputaient un manteau en tirant chacun de son côté. (Rire descendant.) Je me suis approché, j'arrivais derrière l'homme, il a pris peur, il a abandonné en me menaçant. (Rire ascendant.) La femme m'a présenté ses enfants. Ils avaient tous des projets. Ils avaient de grandes espérances. (Nouveau rire, à spasmes, une suite de cinq notes qui se répète après une très courte pause.)

Madeleine : Et alors ? Tout le monde espère. Il y a même des religions pour ça ! (Elle pédale de façon rageuse.)

Marc : C'est vrai. C'est ce que je me suis dit. Donc j'ai voulu me rendre compte par moi-même.

Michel : A quoi bon ? Tu sors d'ici, tu sais ce que les hommes peuvent réellement attendre.

Marc : Mais eux ne le savent pas.

Zoé : Catherine dit que ça vaut mieux.

Marc : Sûrement. (Rire ascendant.) A défaut de faire régner eux-mêmes la justice ils l'attendent d'ailleurs. (Rire ascendant.) Ils l'attendent même de leurs politiques. (Rire descendant.) Je suis tombé sur une foule d'enfants qui se repentaient. Plus loin il y avait des adultes charmés qui les regardaient se repentir. (Rire à spasmes.) Ils espéraient sûrement quelque chose. (Rire à spasmes.) Je ne sais plus de quoi il s'agissait. Tout d'un coup je suis tombé sur un étrange équipage. Un peu à l'écart, dans une chaise roulante, un jeune, d'une vingtaine d'années, infirme, paralysé, très élégant, entouré d'une dame en deuil chic, d'une infirmière très jolie et d'un homme fort... Naturellement dans l'image j'ai surtout envié l'élégance du costume. (Nouveau rire, perlé et continu.)

Michel (se levant) : Arrête, Marc.

Marc : Mon dernier rire... (Brusquement :) c'est le rire de Madeleine.

Madeleine (furieuse, descendant du vélo et allant à lui) : Ah ! Je l'attendais celle-là ! J'étais sûre que tu en viendrais à moi !

Marc : Mais bien sûr, cherîiiie. Ris, chérie. Fais entendre ton joli rire à la famille.

Madeleine : Avec lui, vous savez, on perdrait plutôt l'envie de rire.

Michel : Je sais.

Zoé : Ça oui.

Angélique : Je ne sais pas rire.

Marc : Tu aurais peut-être pu apprendre, maman, si tu l'avais entendue comme moi, le jour où je l'ai découverte.

Madeleine : Ah, encore cette histoire ! Mais faites-le donc taire !

Michel (se rasseyant) : Personne ne peut faire taire Marc.

Marc : J'avais demandé où était l'amour en ce monde et on m'avait donné une adresse. L'immeuble était si correct que j'ai cru d'abord que vivaient là l'aisance, la sagesse qui la procure, une espérance raisonnable, la justice pour l'homme méritant. (Rire ascendant.) J'entre. Le simili-or était partout. (Rire descendant.) Des gens, hommes, femmes, en tenues chic regardaient tous, en cercle, quelque chose. (Rire à spasmes.) Ils étaient fascinés. Il devait y avoir là l'espoir humain rendu visible. (Rire à spasmes.) On n'avait d'ailleurs pas oublié les infirmes, ils avaient leur coin pour bien voir, habillés en dimanche. (Rire long perlé.) Je me suis mis sur la pointe des pieds. On aurait dit un combat d'animaux nus, des humains en tas, une dizaine peut-être. Et soudain j'ai entendu son rire. J'ai entendu son rire avant de la voir. Elle est comme sortie, elle a comme jailli, de la mêlée, nue, riant de toutes ses forces, d'un rire bestial. (A Madeleine :) Ris. Fais entendre ton joli rire à la famille. (Air furieux de Madeleine.) Ris. (Il commence de rire du rire violent, animal, de Madeleine. Elle hausse les épaules. Il s'arrête. Il la fixe. Il recommence. Madeleine, malgré elle, commence de rire, puis, par volonté s'arrête. Il la fixe comme s'il l'hypnotisait.) Tu te rappelles, Madeleine ? Tu te rappelles ce jour-là ? (Il recommence de rire du rire de Madeleine. Malgré elle elle commence de rire, elle ne peut plus s'en empêcher, son rire éclate, animal; Marc s'est arrêté; tous regardent rire Madeleine. Au bout d'un instant, Marc l'accompagne de son rire à elle à nouveau, pour relancer, puis il l'accompagne de son rire à lui, de son étrange rire de fausset.

Soudain apparaissent en haut de l'escalier Catherine et Alain tous deux en costume de "La Caravelle d'or" - lui en pirate des rois, elle en bohémienne de luxe -, très dignes. Les deux rires s'arrêtent net. Zoé et Michel se lèvent.)

Catherine : Que se passe-t-il ?

Alain : On vous entend rire. Ici c'est nouveau;

(Un temps.)

Michel : Marc apprenait à Zoé ce que ne doit pas être un  monde.

(Un temps.)

Alain (opinant lentement) : Oui, je crois que l'on s'est... un peu trompé.

(Ils commencent de descendre, en rois, lentement, dans le silence.)

Alain (une fois en bas) : Catherine veut tout recommencer, ailleurs... Moi, mes forces déclinent trop... Elle fera comme elle voudra.

Catherine (qui semble inquiète) : On ne partira pas sans toi.

Michel (qui a déjà compris; par sympathie) : Bien sûr.

Angélique (se levant) : Qu'y a-t-il, papa ?

Catherine : Il se fait des idées, c'est tout. Il invente.

Alain : ... C'est la soirée des adieux... Vous partirez demain.

(A ce moment rentre Emmanuel par la porte du parc.)

Emmanuel : Quel vent ! J'ai donné à manger aux chiens. Et de telle sorte que ce soit fête pour eux aussi... (A Michel et Zoé :) Je suis passé par-derrière pour ne pas vous déranger.

Marc : Tu ne nous aurais pas dérangé. On aurait même pu s'expliquer, papa...

Michel : Marc nous a raconté ses expériences.

Zoé : Il n'a vu que le mal...

Angélique (posant la main sur un bras de Marc) : Il a vu comme moi, mais il a mieux compris que moi.

Alain (opinant) : C'était le rôle de Marc, il est né pour cela. Comprendre. Mais il était trop tard. Trop tard.

(Un silence.)

Catherine : Emmanuel n'a pas démérité.

Emmanuel : Il y avait une faute à l'origine, un défaut. On a lutté contre lui, constamment. Mais on n'a pas pu le surmonter.

Alain : Marc a eu raison d'amener Madeleine.

(Un temps.)

Catherine : Cette fois nous emmènerons Madeleine.

Emmanuel : Et qui gérera les affaires ?

Catherine : Tu géreras les affaires, comme toujours. Mais juste les affaires, l'économie, le progrès.

Emmanuel (dépité) : Et le reste ?

Catherine : Chacun sera responsable du domaine de ses attributions : Michel sera à l'Intérieur et à l'Environnement, Zoé à la Famille, Angélique à la Culture, Madeleine à l'Enseignement, à la Jeunesse et au Sport, Marc aux Religions et à la Justice, Paul aux Affaires étrangères. Je superviserai le tout jusqu'à l'avènement de Marthe.

(Un silence.)

Alain : ... Madeleine chantera ce soir, avec nous.

 

ACTE III

 

Le rideau s'ouvre. Noir.

Voix off masculine (sûrement celle de Marc) : Je n'ai aucune solution... aucune solution de vie. Je n'ai que des solutions de mort.

Lumière. Même décor que précédemment.

Tous sont en survêtement derrière Paul, sauf Zoé.

 

Paul : Mais oui, même l'après-midi courir un peu fait du bien.

Catherine : Si tu en es convaincu... Mais Alain devrait rester là.

Alain : Pas du tout. Je veux essayer, ça me distraira.

Emmanuel : Dépêchons, j'ai du travail.

Paul (ouvrant la porte et les laissant passer) : Allez, direction la pierre dressée après le petit bassin. (Il referme la porte en disant :) Je vous montre le premier mouvement, les genoux...

(Silence.

Zoé monte sur sa bicyclette.)

Zoé (pédalant) : Tût Tûuuut!

Michel (rentrant, comme affairé) : J'ai oublié quelque chose, je crois.

Zoé : Mon papa est très menteur. Il ne veut pas courir, j'en étais sûre.

Michel (riant) : C'est vrai. Paul m'embête avec ses idées, et Catherine : Bon, on va essayer... Cette manière de généraliser. Qu'elle essaie, elle !

Zoé : Mon mari on le voit rarement et il faut qu'il casse les pieds.

Michel : Un sacré petit emmerdeur.

Angélique (réapparaissant) : Tiens, tu es là, toi ?... Je me suis fait mal.

Michel (ironique; comme attentionné) : Oh, où ça, ma chérie ?

Zoé (pédalant) : Tût ! Tûuuut !

Angélique : Ce n'est pas un endroit précis, c'est une impression.

Michel : Oui oui. Comme moi j'avais l'impression d'avoir oublié quelque chose.

AngéliqueZoé) : Il faut reconnaître que ton mari est un abominable casse-pieds. On ne sait jamais comment résister à sa dernière animation.

Zoé (s'arrêtant) : Ça fait des siècles qu'on 'a pas été ensemble juste tous les trois.

Michel : C'est vrai.

Zoé : Si on fêtait l'événement...

Angélique (souriante) : Je ne vois pas comment.

Michel : Il y a du champagne, pour ce soir.

Zoé : Allez, on pique-nique !

(Elle court dans une pièce sur la droite. On l'entend remuer des objets. Elle revient avec, dans une cuvette en plastique rouge, assiettes, verres, champagne, amuse-gueule.

Elle s'installe sur un tapis et déballe. Les parents, amusés, s'assoient aussi par terre.)

Michel : Buvons à la santé de la famille reconstituée.

Zoé : Quand chacun est à sa place.

Angélique : On a quand même le droit d'aim...

Zoé : Tûuuuut !

Michel : On a aussi le droit au resp...

Zoé (criant et se bouchant les oreilles) : Tûuuuuut !

Michel (souriant) : D'accord... Il y a Zoé.

Zoé : Et Marthe.

Angélique (souriante) : Et Marthe. (Ils trinquent et commencent de pique-niquer.)

Michel : Il fallait bien que ce Paul serve à quelque chose.

Zoé : C'est un bon père : on ne le voit pas souvent.

Angélique : Et c'est une qualité selon toi ?

Zoé : Il est distrayant. Quand on le voit une fois de temps en temps il est très bien.

Michel : Il te casse les pieds à toi aussi ?

Angélique : Paul est le feu, il est agréable mais il vaut mieux qu'il ne reste pas quelque part trop longtemps.

Zoé : Je ne voudrais pas qu'il s'occupe de l'éducation de Marthe.

Michel : Il a le droit.

Angélique : Le feu a son rôle à jouer.

Zoé : Oh, il pourra passer.

Michel : Alors, tu te vois l'éduquer seule ?

Zoé : Ma maman lui apprendra la couture et mon papa à être maligne et à rouler tout le monde.

Angélique : Beau programme.

Michel : Et toi ?

Zoé : Je lui apprendrai à être Catherine... Je ne sais pas faire mais je sais comment il faut faire.

Michel (rêveur) : Oui. Beau programme en somme.

(Un temps.)

Angélique Michel) : Est-ce qu'il va vraiment falloir partir ?

Michel (toujours rêveur) : Oui. Il n'y a plus d'issue. Emmanuel s'est trop trompé.

Angélique : Il n'est pas le seul coupable.

Michel : Non, bien sûr. Mais il ne nous a pas avertis à temps.

Zoé : Emmanuel dit que ce monde avait un défaut à la base.

Michel : C'est probable. Ce n'est pas certain. Seule Catherine pourrait le dire.

(La porte s'ouvre. Catherine paraît. On entend le rire de fausset de Marc.)

Catherine : Les pantouflards se régalent !

(Tous entrent.)

Michel (se levant) : Déjà !... On vous attendait... sans impatience, mais avec curiosité.

Alain (allant péniblement à un fauteuil; Angélique et Zoé viennent le soutenir) : Oh, que je suis fatigué.

Paul : Ça va passer. C'est le manque d'habitude.

Catherine (inquiète) : Espérons.

(Rire de fausset de Marc.)

Madeleine : Si je peux faire quelque chose...

Catherine (sèchement) : Mais non.

(Rire de fausset de Marc.)

Emmanuel Marc) : Cesse de rire !

Marc : Je ne peux pas.

Michel : Je ne vous propose pas un verre maintenant. (Tournant la bouteille : ) Elle est vide.

Alain : Mais il y en a d'autres au frais pour tout à l'heure ?

Angélique : Zoé s'en est occupée.

(Tous se sont effondrés ici ou là pour récupérer.)

Paul : Votre parc est merveilleux. (A Zoé : ) Tu as eu tort de ne pas venir. C'est à cause de Marthe ?

Catherine (agacée, sèchement) : Zoé ne sort jamais. Tâche de t'en souvenir, et définitivement. Zoé ne peut pas sortir. Sauf pour un grand départ...

Paul : Mais dans le parc...

Catherine : Même dans le parc.

(Rire ascendant de Marc.)

Emmanuel Marc) : Cesse de rire.

Alain : Comme c'est bizarre que ça finisse ainsi. (On ne sait pas s'il parle de sa propre fin.)

Paul : Pour un premier essai sportif j'ai trouvé que vous vous en sortiez très bien. (Il s'est levé et ne peut s'empêcher de sautiller ou virevolter...)

Michel (railleur) : Vite mais bien.

Catherine : Heureusement qu'il n'a pas la charge des sports, il nous crèverait une nation en lui expliquant que c'est pour sa santé.

Michel (railleur) : Du sport et un peu de pain.

Zoé : Il ne fait pas grossir ?

Paul : Mais non... Ah, et de l'eau.

Emmanuel (sans rire) : Quand même, en voilà un qui y pense.

Madeleine (hargneuse) : J'y pensais aussi, moi.

(Rire de Marc, descendant.)

Angélique (de façon ambiguë, à Madeleine) : Vous avez vraiment l'esprit pratique.

Alain (se remettant peu à peu) : Comme Suzanne... Suzanne et les trois vieillards... Elle était une beauté. Une femme dont on ne peut s'empêcher de suivre les formes du regard. Son visage était également parfait, olympien. Suzanne était sage. Elle n'allait pas dépenser son capital beauté avec des freluquets fauchés ! Non, le bon sens l'emportait sur les sens. Un soir doux d'été, comme les vieillards riches ne se décidaient pas à rentrer, elle eut l'idée d'un bain de minuit. Ils crurent surprendre par hasard Vénus nue. Elle épousa le premier trois semaines après. Puis, de mort en mort, les deux autres. Ensuite elle géra son capital beauté avec les freluquets fauchés.

Marc (rire perlé)  : Tu aurais dû écrire des scénarios pour mes films spéciaux, grand-père. (Rire perlé.)

Paul : Et il y a une morale à cette histoire ?

Alain : Tout le monde est heureux. Grâce à Suzanne.

Zoé (pas contente) : Ce bonheur-là n'est pas le bon.

Angélique : Non.

Madeleine : Je ne vois pas pourquoi ! Monsieur le grand-père a raison : tout finit bien.

(Rire de Marc, à pleine gorge, celui de Madeleine; elle le regarde comme choquée.

Le terminal fait entendre son signal. Tous se regroupent vers lui, sauf Madeleine, qui ne comprend pas.)

Emmanuel : C'est la crise politique que Michel a prévue.

Angélique : Ils vont sombrer dans l'anarchie ?

Alain : On doit empêcher ça.

Michel : A quoi bon ?

(Rire descendant de Marc.)

Zoé : Il faut en sauver le plus possible.

Paul : Créez un grand incendie, ils se réconcilieront pour sauver leurs peaux.

Emmanuel : Ce n'est guère applicable.

Catherine Emmanuel) : Sacrifie le dirigeant le plus en vue.

Emmanuel : Mais nous l'avons aidé...

Catherine : Sacrifie-le. Et que les siens croient que les coupables sont leurs adversaires.

Michel : Les siens seront plus forts de sa mort, c'est sûr.

Alain : Ils vont resserrer les rangs. Finies les divisions internes.

Emmanuel : Ils gagneront probablement les élections. Mais ce n'est pas sûr.

Catherine : C'est une pièce inutile. Sacrifie-le !

(Tous s'éloignent du terminal, Emmanuel en dernier après avoir appuyé sur des touches.)

Madeleine Marc) : Mais qu'est-ce qui s'est passé ? (Rire à spasmes de Marc.) Qu'est-ce qui s'est passé ?

Marc : Les dirigeants dirigent.

Michel : Il faudra vous habituer.

Emmanuel : C'est la mort de l'homme qui vous choque ?

Madeleine : ... Non ... Non ... Il en meurt tout le temps... C'est la décision, prise ici, comme ça...

(Rire descendant de Marc.)

Emmanuel : Qu'est-ce que ça change ?

Madeleine : Je ne sais pas... Rien.

Catherine (ironiquement) : Elle s'adapte vite. (Rire de fausset de Marc.) Allons mettre les costumes, il est temps.

(Tous, sauf Madeleine et Alain, vont vers l'escalier.)

Alain Madeleine) : On n'a pas encore de costume pour vous, c'est dommage, mais je vais essayer de vous trouver une sorte de manteau ou de cape de l'époque. En attendant - vous savez un peu lire la musique ? (Elle fait signe que oui.) Alors apprenez ça. (Il a pris une partition dans un tiroir, il la lui donne.) Pour tout à l'heure. C'est très court... Ce sont vos débuts, soyez tranquille, tout le monde en a conscience. (Il rejoint les autres qui montent l'escalier.)

Madeleine (seule) : Comment est-ce qu'on part ?... Voyons ce texte... "Je suis née d'une bohémienne"... Ben tiens. Ça m'aurait étonnée si j'avais été une reine. Enfin... Et la musique. (Essayant à plusieurs reprises de trouver l'air :) "Je suis née", non, "je suis née", "je suis née d'une"... Autrefois j'ai voulu être chanteuse, chanteuse habillée; et puis j'ai été chanteuse déshabillée; mais on ne vous écoute pas même si vous articulez bien... "Au coin d'un bois"... Un temps j'ai écrit mes textes moi-même... "Au coin". Encore une mal partie dans la vie. Moi je suis la fille d'une ostréiculteur, je l'ai mis aussi dans une chanson. (Chantant, sur une autre musique :) "Je suis fille et la fille d'un ostréi, d'un ostréiculteur et d'une ostréicultrice." Hein ? De l'art vrai. Parce que les bohémiennes j'en ai jamais vues... Il faudrait se mettre ça dans la tête ! (Elle s'assied, fait un effort. Silence.) Ça y est presque... Heureusement que j'ai de la tête. Sur un tournage on me dit "fais ça", "dis ça", on n'a pas besoin de me le répéter comme à certaines. (Nouveau silence.) Ça y est. Il n'y a que huit lignes tout de même. Mais faut d'la tête.. J'espère que les D'la Haute seront contents.

(A ce moment ils réapparaissent, tous, en costumes : Alain et Catherine devant, suivis d'Emmanuel, Angélique et Michel, puis Marc et Zoé, enfin Paul. La descente est silencieuse et solennelle. Une fois en bas, toujours en silence, Zoé et Angélique vont chercher champagne et petits fours dans la pièce de droite, tandis que Marc, Michel, Paul et Emmanuel changent la disposition des fauteuils, désormais vers la rampe, sur les côtés, certains de biais, libérant le fond pour la "scène". Catherine ouvre le meuble à musique pour l'enregistrement de l'orchestre. Seul d'entre eux Alain ne fait rien, il regarde les autres d'un air fatigué quoiqu'il semble heureux. Madeleine est sur le côté.)

Alain (voyant Madeleine) : Tenez, prenez ce manteau. (Il enlève le sien et le lui met sur les épaules.) Je n'en ai pas trouvé d'autre mais au fond je n'en ai pas besoin.

Madeleine : Pour une bohémienne vous ne craignez pas que ce soit trop luxe ?

Alain : Je suis le chef des pirates. Je l'ai pris dans une bataille à un roi.

Madeleine : Oh, dans ce cas... (Et elle fait ironiquement une petite révérence d'ailleurs manquée. Elle rit gaiement. Aussitôt le rire de fausset de Marc fait écho.)

EmmanuelMarc) : Arrête de rire !

Marc : Je ne peux pas. (Rire ascendant.)

Emmanuel (soupirant) : Eh bien ça va être gai encore.

(Ils s'assoient tous dans les fauteuils des spectateurs sauf Catherine, près de l'appareil à musique, Alain qui s'est placé au centre tout au fond de la "scène", Paul qui s'apprête à "entrer en scène" et Emmanuel qui revient d'une pièce à côté avec un brigadier.)

Emmanuel  (scandant à coups de brigadier) : La famille joue ! Elle joue "La Caravelle d'or", le succès international d'Alain. Musique de Francis Lopez et d'après les paroles de Jacques Plante. Musique !

(Il est nécessaire que les mélodies soient conservées - cette musique est essentielle à l'effet - même si , pour des raisons pratiques, on renonce à l'accompagnement orchestral.)

(Catherine met l'appareil en marche. En fait ils vont jouer l'opérette en réduction avec un livret modifié. A chaque air, elle fera partir la musique. Le chanteur attend.)

Paul (rôle du prince; ténor; entrant en scène, chantant) :

Soleil ! Soleil, le sourire du monde,

Soleil, la maison se rit de ta honte.

On dirait que tu joues à la fête

Au clinquant des paillettes

Sous nos miradors.

C'est l'amour que le soleil leur donne

Quand il  vient égarer leurs coeurs.

C'est l'amour que le désespoir fredonne

Quand on lui jette quelques fleurs.

Emmanuel (narrateur) : Le prince est joyeux, mais il doit se marier pour continuer la dynastie. Loin de là une princesse espère.

(Paul a reculé sur un côté.

Angélique se lève et prend sa place.

Catherine fait partir la musique.)

Angélique (rôle de la princesse; soprano; chantant) :

J'aurais tant voulu faire un vrai mariage d'amour,

Mais je vois que le ciel nous joue parfois des tours;

Je ne sais pas ce qui m'attend,

J'oublie dans mon passé, j'oublie le moment présent,

Mais je garde l'espoir de le revoir.

Emmanuel (narrateur) : Elle parle de l'envoyé du prince qu'elle n'a qu'aperçu mais qui va la rencontrer officiellement; en fait le prince lui-même sous le nom d'un autre.

Paul (s'avançant; chantant) :

Je suis Don Pedro de Bragance.

Angélique (chantant) :

Je suis la princesse de France.

Paul (chantant) :

Vos yeux m'ont déjà enchanté.

Angélique (chantant) :

Votre voix me rappelle des morts.

Emmanuel (jetant un regard irrité à Angélique pour ce dérapage) : En tout cas, il l'emmène sur son bateau vers son propre pays.

Angélique et Paul (en duo) :

Va, ma caravelle d'or,

Va, sur l'océan des nuits,

Va, à l'heure où tout finit,

C'est l'étoile de Bethléem qui te conduit.

Tous reprenant avec eux (sauf Alain; Madeleine du bout des lèvres car elle ne connaît pas cet air,  pour faire comme les autres) :

Va, ma caravelle d'or,

Va, sur l'océan de l'infini.

Va, à l'heure où le monde meurt,

Sur un monde nouveau, bien loin d'ici.

Emmanuel : Mais les pirates représentent un danger  bien réel. Le plus grand d'entre eux veille.

(Zoé commence de distribuer les flûtes de champagne et des petits fours.)

Alain (s'avançant alors que Paul et Angélique vont s'asseoir; rôle du chef des pirates; baryton) :

Je suis le mal-aimé,

Je m'en vais seul portant la croix,

Je suis le condamné,

Et c'est le vide autour de moi.

 

Je ne vois que regards tremblant de peur,

Haine et fureur,

Violence, meurtre et malédiction.

 

Pourtant chaque homme de cette terre

Devait avoir sa part de bonheur,

Mais la vie que j'ai insufflée,

Portait en elle la mort, la peur.

(Alain a l'air fatigué. Il reste au centre de la scène tandis que Zoé lui apporte une flûte de champagne qu'il boit avidement.)

Emmanuel : Le prince et la princesse, prisonniers, sont conduits sur son île en attente d'une rançon. Là l'auberge est tenue par une étrange personne.

(Il vide sa propre flûte d'un coup. Et rit. En écho le rire de fausset de Marc.)

Madeleine (à qui Emmanuel a fait des signes péremptoires; s'avançant, elle est face à Alain qui la prend doucement pas les épaules pour la tourner face au "public"; voix de mezzo) :

Je suis née d'une bohémienne

Au coin d'un bois,

J'ai traîné dans une roulotte

Qui servait de bordel ambulant.

 

Je serai reine d'un monde neuf,

Sans peur, sans haine, sans maladies,

Je serai reine avec les rois,

Et mon fils un jour me succédera.

(Alain approuve gravement de la tête.

Rire à spasmes de Marc.

Emmanuel vide d'un coup une autre flûte.)

Emmanuel : Mais la fille du pirate tombe amoureuse du prince. C'est pas grave, elle s'en remettra.

(Rire ascendant de Marc. Emmanuel se met à rire de la même façon.

Zoé s'avance pour chanter, tandis que Madeleine, incertaine sur ce qu'elle doit faire, regagne sa place.

Le terminal sonne. Seul Emmanuel y va.)

Emmanuel (pendant que Zoé prend place) : Ah, ce meurtre n'a pas suffi ? Il y a des émeutes partout ? Eh bien... faites-en un autre... Je ne sais pas moi, il y a toujours quelqu'un à tuer, vous êtes libres, trouvez vous-mêmes.

(Catherine met la musique en marche.)

Zoé (chantant) :

Là-bas, vers le couchant,

C'est elle que le prince attend,

Mais c'est en vain.

 

Frappée par le ciel,

Cachée au soleil,

Ta dame t'appelle sans cesse,

Mais pour rien.

 

Demain tu m'aimeras aussi,

Chacun a son tour,

Au manège d'amour,

Les pirates sont des rois.

(Applaudissements qui la ravissent des parents, Angélique et Michel.

Rire ascendant de Marc.

Echo d'Emmanuel.

Madeleine les regarde avec inquiétude.

Catherine regarde seulement Alain, debout, au centre, de plus en plus fatigué.)

Emmanuel (narrateur, pendant que Zoé passe sur un côté) : La princesse désespérée chante un peu.

Angélique (s'avançant) :

Où es-tu, mon amour,

Dans la nuit du monde ?

Où es-tu, mon amour,

Dans quelle mort, dans quel monde ?

Emmanuel (gaiement) :

C'est pas ça du tout. (Il rit. Il a le même rire de fausset que Marc. Echo de Marc.) Et voici en pendant l'air du prince.

Paul (s'avançant vers Angélique) :

Une valse dans la nuit,

Tourne autour de nous,

Elle vient comme une amie,

Nous souffler aimez-vous.

Emmanuel (farceur, reprenant) : Aimez-vous !

(Il rit, Marc rit.

Zoé monte sur sa bicyclette, pédale, appuie sur l'avertisseur, hurle : Tûuuut !

Personne n'y fait attention, sauf Madeleine.

Catherine regarde seulement Alain, qui figé attend le moment de chanter son grand air.

Le terminal retentit.

Emmanuel y va seul..)

Emmanuel (devant le terminal) : Ah, ça ne s'arrange pas ? Là, tu m'étonnes. Et le feu, vous avez essayé l'incendie ? Brûle Rome et fais sauter Paris. Et youp-la. (Revenant à sa place de narrateur d'un pas un peu incertain :) L'aide de camp du prince tout compte fait plaît bien à la fille du pirate. Puisque le prince est pris, elle se résigne et ouvre avec le second le grand bal des pirates.

(Zoé descend de son vélo et court prendre la main de Marc.)

Marc (chantant) :

Le grand bal va commencer,

Venez danser,

Déjà la foule est accourue,

Tout le monde s'est entassé,

Pour danser.

 

Le carnaval ici est permanent,

Il sourit et rit de toutes ses dents,

Et toi tu es la plus jolie fleur

Des mille couleurs de la bacchanale.

Zoé : Tûuuut !

(Rire perlé de Marc.

Rire de fausset d'Emmanuel.

Sonnerie du terminal.)

Emmanuel : Ah, zut ! Y a personne ! Qu'on puisse s'amuser un peu ! (Il rit.)

(Et tout d'un coup éclate le rire sauvage de Madeleine. Marc l'imite. Et Zoé.)

Emmanuel (narrateur; voix un peu hésitante) : L'aide de camp a consulté la vieille bohémienne sur l'avenir du prince et de la princesse.

Catherine (s'avançant au côté d'Alain après avoir mis en marche sa musique) :

Nous avons prédit chez Molière,

Nous étions parmi les meilleurs,

Et si le sort de cette terre

A tourné de travers

 (Parlé :) j'y suis pour rien.

 

J'avais un truc, patatruc,

Qui faisait des merveilles,

J'avais un truc, patatruc,

Mais tout a tourné de travers.

Emmanuel : On s'égare, mais c'est pas grave. (Il rit du rire de Marc.) Voilà la rançon, un amiral l'apporte.

Michel (s'avançant; les autres restent où ils étaient) :

Tu verras que je suis implacable,

Que le chemin à la mort est bien court,

Notre orgueil exige une issue fatale,

Dent pour dent et oeil pour oeil !

Emmanuel (riant) : Mais le chef des pirates n'est pas impressionné. Il prend les sous et il ira ailleurs.

(Le terminal sonne désespérément mais personne n'en tient compte.

Alain s'avance un peu. Le silence se fait, sauf pour le terminal.

Catherine met la musique en marche.)

Alain (chantant) :

Cette nuit, je veux chanter, je veux danser,

Cette nuit, je veux rire et m'amuser,

Avec des filles de joie

Aux corps plus doux que la soie.

Mes amis, je vous défie le verre en main,

(Il semble si fatigué que Catherine rapidement pousse un fauteuil derrière lui, aidée de Madeleine dès qu'elle comprend, sur lequel il se laisse tomber.)

Le rire, la joie, jusqu'au matin.

(D'une voix épuisée :)

Cette nuit, nous allons rire et plaisanter,

Trouvez-moi quelque bon tour bien inventé.

(Tous viennent à ses côtés pour le final, ils semblent même se précipiter. Madeleine, un peu en retrait, suit.)

Tous (chantant) :

Cette nuit, je veux chanter, je veux danser,

Cette nuit, je veux rire et m'amuser !

(Alain essaye en vain de chanter la suite qu'il devrait chanter seul.)

Catherine (chantant pour lui) :

Avec des filles de joie !... (Elle attend. Il n'y arrive toujours pas.)

Emmanuel (comprenant qu'il faut poursuivre pour Alain) :

Aux corps plus doux que la soie !

Tous, sauf Alain (chantant) :

Cette nuit, je veux chanter, je veux danser,

Cette nuit, nous allons rire et plaisanter...

 

 

 

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