LE FESTIN DE L'AME

 

 

PREMIERE PARTIE

 

«Sourd...» «Sort...» «Somme.»  Les  sonorités sifflaient dans le haut-parleur et s’étendaient en vagues tressaillantes sur les adeptes pelotonnés à même le sol; certains semblaient souffrir, proies d’angoisses que  les  mots magiques devaient calmer ou engendrer. Votre âme est votre suavité. En elle résident  les  trois  essences  :  l’immortalité,  la  soif  de connaissances, le dévouement aux autres. Beauté Nordique passait dans les rangées  et  effleurait  les têtes d’une palme; elle se tenait très droite, chargée de mission, et ne faisait pas sa pute toute  à  la  sainteté  de l’instant. Daniel, les yeux mi-clos sur son  haut-parleur,  susurrant les flammes de l’amour, au bord  d’une  extase,  sautait son troisième repas pour livrer son corps à son  ennemie, la faim, et se délivrer des  jouissances  infernales.   Il   ressemblait  à  Gambetta (1838-1882) et à  Platonov  (1824-1866),  mais pas nettement, nul ne s’en serait aperçu s’il ne l’avait judicieusement souligné pour en tirer  sa  théorie  des apparences physiques en nombre limité à travers les temps.

La cérémonie s’achevait.  L’Elu  donna  sa main à baiser aux Ralliés, dix hommes et onze femmes. Leurs yeux avaient la fièvre, ils partaient  dans  l’irréalité  trompeuse  du monde mécanique, savants des signes. Tous  des  fauchés, pas un qui soit vraiment utile, des  secondes  zones,  ces  bons à rien, leurs oboles ne suffisaient pas.  Le sanctuaire ne serait jamais construit. Pour l’heure on  se contentait de cette baraque condamnée à la  démolition,  on  avait enlevé les gravats mais c’était d’une tristesse  !  Il  y  avait des subventions pour tous et n’importe quoi, des footballeurs, des musulmans, des théâtreux, des  adeptes  des  piscines,  des shintoïstes, mais rien pour  les  Ralliés  de  la  Sérénité. Les meilleurs souffrent plus,  c’est  d’ailleurs  pour  ça  qu’ils sont les meilleurs, leur mérite croît.

Seule Beauté Nordique rapportait mais il fallait choisir ses amants, d’elle-même elle  s’offrait à Dieu par l’intermédiaire de n’importe qui, elle croyait  même, si on ne la battait pas,  que  plus  l’homme  était  ignoble plus l’offrande était noble. Un chef  des  croyants  aujourd’hui  est un chef d’entreprise, il faut vivre avec  son  temps, et au milieu de la putasserie fin de XXème, les Ralliés ne pouvaient rester à part, coupés du monde.  Mais  les concurrents, chrétiens, socialistes, sportifs etc...  gagnaient  plus,  ils avaient des hommes à eux aux centres  des pouvoirs, leurs putains étaient plus nombreuses, ils  bénéficiaient  des  médias et le cinéma donnait des idées en leur sens  à la jeunesse. C’était dur de lutter sans moyens, en  voyant  les  avantages  aux mains des autres, en n’ayant pas sa  part  aux décisions qui emplissent les caisses. Dans ces  conditions  le  nombre  des Ralliés ne pouvait qu’être réduit, mais tous des purs.

Les nouveaux promettaient  mais  ne  payaient  pas leurs droits d’inscription. Le dernier  en  date, Eustache, n’avait pas même été capable d’apporter les 5OO F qu’il avait promis, et pourtant c’était déjà une cotisation de compromis. Une fameuse recrue... Dont on allait  se passer. Les femmes qui débarquaient ici étaient  presque  toujours  quelconques, on ne pouvait pas leur confier des missions importantes, souvent on ne pouvait pas les caser et on n’arrivait pas à s’en défaire, la foi impose tout de  même des obligations. Elles venaient à bout de souffle. Elles  se  raccrochaient  à  Daniel comme au sauveur. Il était difficile  de  faire  en  sorte qu’elles se sentent à nouveau utiles, qu’elles croient à nouveau en leurs capacités; leur dévouement  était  sans  bornes  dès que leur confiance en elles,  liée  à  Daniel,  leur  revenait; on lui avait dit un jour qu’aucun psychiatre n’obtenait de résultats aussi éclatants. Plusieurs  des  Ralliées  étaient placées en permanence à des  maris  du  monde  qui  ignoraient leur foi, elles ne venaient alors que  rarement  aux cérémonies mais ne l’oubliaient pas et  donnaient  ce  qu’elles  réussissaient à prendre.

Beauté Nordique mode et  surf, coûteusement maintenue au top niveau du  fantasme  de  magazine, avait une intelligence capricieuse  et des  troubles  psychiques  compensés  par une croyance absolue d’être  à  Dieu  seul, une anti-Marie proche des sectes sataniques que Daniel  avait  récupérée à la vraie foi de justesse, elle se  voyait  créée  pour  Lui qui est le grand tout et qui est en  chacun, Il dissimulait Son désir de Sa créature sous les aspects les  plus  humbles et que Sa volonté soit faite; heureusement que Daniel était là.

La dernière des Ralliées  allait d’évacuer quand, inspirée, elle cala. Daniel comprit que sa conscience avait encore un problème. Oh mon Dieu, aide-moi à les supporter ! La femme roulée grassouillette s’approchait  inexorablement.  Plus que cinq mètres... plus que deux  mètres. Sa bouche s’ouvrit largement sur des mots remâchés et en éructa une série à la face de l’Elu :

- Maître !... Ça va pas, ça va pas.

- Allons bon, dit l’Allons-bon de Dieu.

- J’ai mal... partout... mon corps... ma tête...

- Faut pas s’écouter, dit le Faut-pas-s’écouter de Dieu.

Déjà elle reprenait  des  forces  se sentant considérée; son mérite lui valait une  indulgence dont elle appréciait le prix et elle y puisait pour continuer.

- J’en ai marre (Ceci dit plus  fort  : elle va mieux, pas de doute)... Certes je suis  grassouillette  et  je  me dois car tous nous nous devons.

- Tous nous nous devons,  reprirent  l’Elu et Beauté Nordique en choeur et a cappella.

- Mon physique est utilisable  pour  être utilisé et mes rondeurs créent l’envie afin de la satisfaire. Car l’univers est fils de la loi.

- Fils de la loi. (Toujours bien ensemble.)

- Or... j’ai comme un remords...

- Allons bon, dit l’Allons-bon de Dieu.

- Je ne comprends pas, dit Beauté Nordique.

- Evidemment, dit son  aînée  avec  un ton méprisant car elle prenait sa propre faiblesse pour une supériorité.

- Que ma tâche  est  difficile,  soupira Daniel, il va encore falloir tout réexpliquer.

- Pauvre Daniel, dit Beauté Nordique débordante de commisération, il n’a pas le fric mais il a la vertu.

- Et la vertu le  fera  croître  et le multipliera... dit Daniel.

- Pour la gloire de Dieu et du Maître, dit la familière de la crise en tombant à genoux,  je  suis prête... mais j’ai comme un remords.

- Est-il petit au moins ?

- Oh oui, Maître, il darde mais ne mord point.

- Allons,  fit-il  pensif,  ce  n’est  pas  irrémédiable. Je n’avais guère envie de  travailler aujourd’hui mais puisqu’il le faut...

Et il lui caressa doucement la nuque.

- Dis et que la paix descende en toi.

- J’étais au jardin  botanique  dans  la  grande verrière. La pluie battait à plein et les plantes se tordaient comme si le vent avait pu entrer.  Elles étouffaient. Peut-être le chauffage était-il quand même  trop  équatorial. Mais c’est étudié pour. Je me suis approchée du  type  que vous m’aviez dit, je l’ai abordé et alors le remords m’a saisie. Au sein droit.

- Tiens, dit le confesseur, c’est curieux.

- Mais pas encore douloureux, heureusement. Seulement, imaginez qu’il croisse et se multiplie ?

- Je vais vous  palper  ça,  dit Beauté Nordique. Puis, après étude : Pas de remords ici présent.

- C’est un psychisme du sein  droit,  dit la femme. Je crains que l’amputation un jour ne devienne nécessaire.

- J’en ai tâté  des  tas,  dit  Daniel intéressé et oeuvrant, mais c’est mon premier psychique.

- Il y a toujours de nouvelles maladies, remarqua judicieusement Beauté Nordique, c’est teigne les glandes.

L’effondrée approuva.

- Maître, supplia-t-elle, donnez-moi la force.

- Faut pas s’écouter, dit le Faut-pas-s’écouter de Dieu.

- Exorcisez-le !

- Il ne pourrait pas attendre quelques jours ?

- Je dois revoir votre type  demain...  Si le remords me saisit, il ne sera pas généreux.

- Il faut des sous, dit  Beauté Nordique. Moi-même je suis en chômage technique...

- Que Dieu t’habite la  mamelle,  dit  l’Elu, et que tu redeviennes opérationnelle.

Il allait de nouveau falloir brûler des cierges et de la poudre expédiatoire dans les cieux, mais les drames du cortex ne sont pas à prendre  à  la  légère. On a vu, c’est attesté, des êtres apparemment normaux,  ne plus rapporter. La Ralliée se sentait inondée de bonheur,  la  main pesant sur sa nuque, et si les genoux lui  faisaient  mal  c’était bon pour sa rédemption. Elle demandait  de  tout  son  être  de n’être plus qu’obéissance. Elle aspirait à une  vie d’âme; que son corps, détaché d’elle, serve à accroître  ses mérites ! que sa docilité lui soit à gloire  et  que  soit  seule Sa volonté. Elle suivit à la pierre de transes un Elu en petite forme.

 

 

 

 

 

La balade était belle, le silence virait au bleu à ramages et partout des  pies  guettaient les étoiles pâlissantes. Et puis une serrure couina.  Il  y  eut un trait blafard très OVNI qui s’épaissit banalement en soleil pas chaud, on envoya alors l’odeur de printemps  et sur-le-champ, partout, à peine levés, le bouche-à-bouche  commença.  Les  arbres déplumés se secouèrent et s’occupèrent  de  leurs  bourgeons, les jardins gris s’égayaient des  premières  mauvaises  herbes, les vieux humains allaient chercher leurs  pains et certains se tinrent droits.

Une écume d’ombre se maintenait par endroits et on y entrait avec  frissons,  mais  son  impuissance  gagnait,  elle n’était plus à craindre,  le  dernier fantôme grelottait dans un coin  aspirant à la  mort. Des petits museaux gamins s’appuyèrent contre les vitres pour  jauger le temps qui tournait à l’école, il n’y a pas  à s’y tromper, c’est encore loin, le juste repos. Le chocolat manque de chocolat. On a frappé ?

Sur un banc une mésange  crotte,  elle balance sa pointe de tête avec curiosité  et  secoue  ses ailes, satisfaite, au bout d’un rayon qui s’efforce d’exister. L’humidité lourde de gouttelettes se divise en bracelets  et  se détruit de la lumière qu’elle piège, tant que  rien ne reste d’une nuit prise du vertige de la légèreté.  On lâche les chiens qui, oreilles folles, écrasent dans  leurs  courses  des  accords précieux, tout à la jouissance de la  truffe,  par Milou que c’est bon, et s’occupent de mettre en place le bruit et la frénésie pour que leurs maîtres affrontent le jour sans peur.

Eustache regarda si les  environs  se vidaient et appela son chat. Blanc, grand,  de tempérament conciliant avec l’humain, et particulièrement plein  de  son importance, l’illustrissime mit le museau à  l’air et bâilla. Quelques mots vinrent le caresser, puis ce  fut  le vent. Eustache essayait de retenir des bribes de  phrases  qui  lui  dégoulinaient de la bouche dès qu’il ne se  surveillait  plus, dès qu’il oubliait qu’il était quelqu’un; parfois il s’identifiait à ses phrases au point de ne plus  avoir conscience de lui-même. C’est pour cela qu’il était  allé  voir l’Elu, L’homme-Qui-Sait-Ou-Presque, lequel ne lui avait  pas  refusé  la  vérité. Mais si le croyant doit prouver sa foi  en se privant, doit donner l’argent, le postulant deviendra  croyant grâce à l’habitude d’en donner, la foi naît des oeuvres. Or pauvre Eustache qui avait cédé à l’amitié feinte de  Francis les 5OO F nécessaires pour le droit d’entrée ! Ne va  pas se pelotonner sur le carrelage qui veut. Ça coûte. Il déplaça  son obésité pour faire face à un homme à pékinois qui  biaisa avec son horreur. Il faudrait emmener le grand  chat  blanc  à l’ersatz-sanctuaire; c’était tout près; et il se  sentait  fier  à  l’idée de présenter ce qu’il connaissait de plus beau à ceux qu’il estimait le plus. En somme il offrait une image.

Le chat ne s’occupait pas  de  lui, il frémissait du nez et ne remuait patte;  le  connaissant,  ça risquait de durer. Tout à coup, sans cause, il miaula et fila. De temps en temps le goût de la liberté s’emparait  de lui et lui faisait tourner la tête, il se  sentait riche de potentialités félines et l’aventure aux petits os craquants  lui faisait se lécher les babines. La minette fugueuse mit de la distance entre elle et le garde de son corps.  Elle  prit  le petit trot aussi longtemps que  son  manque  d’entraînement  le  lui permit, enfin arriva dans  un  cadre  neuf,  parfaitement  esthétique,  aux odeurs très documentaires. Il  est toujours bon de s’instruire. Au loin, on l’appelait,  ce  qui  n’était pas sans la satisfaire. L’endroit sans nul  doute était fréquentable, libre de possesseur, pourtant abondant  en  gibier - comment  est-ce  que  ça   s’attrapait, au fait ?  elle s’en souvenait mal - avec des gens à côté pour  apporter  le complément supermarché; de quoi refaire sa vie tant qu’il fait beau.

Longtemps mais lentement Eustache erra. Il ne trouva pas le chemin de l’Eden parce qu’il  n’était pas malin et que nul ne l’enseignait; finalement il alla  voir l’Elu, mais en chemin il rencontra Marc. Ni d’un  côté ni de l’autre il n’y eut de sourire, pas même un  salut,  et ils allaient passer quand Eustache se rendit  compte  qu’il  parlait  par nappes depuis l’évasion du chat et  préféra  en  profiter pour dire quelque chose. Son problème actuel, d’une ampleur modeste, permettait une solution simple avec un peu  de  bonne volonté, 5OO F aujourd’hui qu’est-ce que c’est, et ils  étaient à lui, à lui ! Francis le vole, le dépouille  alors qu’il a si peu d’argent. Est-ce que Marc ne va pas  l’aider ? Il accepte cela ? Eustache s’explique, dit,  reprend, interminablement, dit  pourquoi il a besoin, oui besoin, de  récupérer ses 5OO F, oui ses 5OO F, et ce n’est pas juste mais ça il a l’habitude, surtout son âme et son chat, son  âme  est  partie  faute de 5OO F. Alors Marc accepta de l’aider à  retrouver son âme, demandant si ce serait long et  se  disant  qu’on  a  toujours cinq minutes à perdre.

La figure  poupine  d’Eustache  s’empourpra de satisfaction. L’aide pour lui c’était  comme  de l’amitié. Il pensait que, avec un tel  mentor,  que  même  Francis respectait, des portes bien closes auraient des  clés sous le paillasson, lui aussi on le respecterait,  et  par conséquent il retrouverait son chat. Pour remplir ce  programme il l’emmena sans le prévenir chez l’Elu pour lui servir de témoin au sujet de sa cotisation toujours impayée.

 

 

 

 

 

La  grassouillette  se  sentait  mieux  car  le  remords s’était effacé devant  la  foi.  Tout  était redevenu normal. Elle s’apprêtait à travailler.

Sa victime qui se prenait  pour le chasseur s’assit à sa table du bistrot, en face,  puis  en  face ah non, donc à côté... Bien, bien... On boit ? Allez, on boit.

La femme-piège leva ses vastes  yeux sirocco sur Coco et il sentit tout plein de choses,  mais  il le tut car sinon ce serait plus cher. Un  dentiste  a  les moyens, oui, mais combien, ô problème, faut-il de caries pour une belle femme ? Le plus rentable, ce sont les appareils spéciaux, mais le client se méfie, et on lui fait le  coup une fois de la dent à arracher illico quoique douce à vivre, mais après...

Une odeur sorcière filtrant de la cuisine, arôme d’extase (prématurée, ce sera trop cuit) vint perturber définitivement le malheureux trop tendre; partout des tentations, c’est si bon d’y céder.

- Comme, dit la Ralliée, je suis grassouillette, ma tâche est tracée en ce monde, car tous nous nous devons.

- Ah oui ?

- Vous n’êtes pas un dérangé  du  portefeuille et je ne suis pas une femme qui se  livrerait à l’amour sans pensées élevées. Les temps  sont  infinis  mais  nous  n’avons pas tout le temps.

- «Je crois en toi comme  à  l’espérance.» Vous me révélez la poésie. Moi, banal  jouisseur,  je  commence  à percevoir une autre dimension de l’amour.

- Ce n’est pas là  l’affaire  d’une grassouillette, vous êtes nettement à côté du sujet...

Il cuit le cassoulet et  le  haricot serait divin. L’eau venait à la bouche. La  cuisinière méritait. Le tenancier aussi. Justement, conscient de son importance, il s’approchait :

- J’ai mal aux dents, dit-il.

- C’est pas le  moment,  fit  remarquer avec à-propos le dentiste.

- On parle affaires, ajouta la Grassouillette.

- J’ai mal aux dents quand même, s’entêta l’entêté.

- C’est pas ma faute, fit Coco avec beaucoup de bon sens.

- Non, remarqua la Grassouillette, je peux témoigner, j’étais avec lui.

Des gens arrivaient; ils  faisaient du bruit; le patron, déçu par les premiers clients,  alla caser son drame aux suivants.

- Moi, je suis Turc, dit l’un, alors je ne sais trop que vous conseiller.

- Moi, dit un autre, j’ai déjà eu mal aux dents. (Il semblait s’attendre à une consommation gratuite.)

- Moi, dit le troisième roi  mage, j’ai suivi les autres jusqu’ici, mais je ne sais pas pourquoi.

L’incommunicabilité des êtres,  même d’un naturel liant, était à jeun. Au cours de la si longue journée, parmi tant de travaux et tant de travail, tant  de maux et tant de tout, il y aurait, aïe aïe aïe,  malgré la petite aide cigarette, malgré la petite aide café, malgré la petite aide à siroter, aïe aïe aïe, stabilité du mal. Le pays entier et au-delà en était là; on jouissait de plus en plus tristement; on mégotait sans béatitude; parce que l’essentiel manquait ! se sentir soutenu fraternellement ! Quand on est  seul  et qu’on n’est rien, on déprime, on se vide de sa tendance à exprimer son essence, on coupe pas aux impayables  questions sur le qui-qu’on-est, enfin on devient pathétique et on  se  fait film à pleins fleuves, mais les spectateurs ne viendraient pas.

- L’amour, dit la Grassouillette, est à deux étages, celui du bas sert à l’accès à celui du haut.

- Ah bon ?

- Ainsi vous, vous devez aider à la construction du sanctuaire.

- C’est cohérent mais coûteux.

- On n’a pas une Grassouillette sans avoir du mérite.

- Evidemment.

- Vois-tu, mon  Coco, on   vit  mal   sans  idéal; je me suis Ralliée; je suis une qui sait et  toi de la foule tu es rigolard parce que sans foi. Et  pourquoi  es-tu sans foi ? Parce que tu es près de tes  sous.  C’est la raison profonde. Tu as préféré l’argent à ta réalisation totale.

- Tu as peut-être raison.  Peut-être aussi ai-je manqué d’aptitude au-delà de la dent.

- Tu trouves l’occasion par moi d’être moins inutile. La créature qui n’a pas trouvé  la  voie  humble,  suit ceux qui la connaissent; à défaut, elle se montre complaisante...

- ... C’est toi, j’espère, qui sera complaisante.

Le cassoulet se  sentait  solitaire  dans sa cuisine, il tournait mal, nul n’y pensait,  ils  auraient ce qu’ils méritaient. D’ailleurs il ne soignait pas les caries.

La Grassouillette plaisait aux  rois mages, mais, depuis le temps, ils étaient  fauchés.  Elle  emmena son Coco qui se promit de tout raconter  à  Risette,  elle  avait la démarche pleine de grâce de dévouement,  dans  ses yeux brillait l’esprit de sacrifice, dans  son  sang  roulait la flamme sacrée. L’Elu serait content, elle  travaillerait bien et apporterait des sous.

 

 

 

 

 

Au sortir de la rue  Saffiet (gloire très locale) gît un immeuble beige, siège du journal  somnolant  qui suit de plus ou moins loin les nouvelles.  Propret,  quasi coquet, dans la sobriété de bon goût,  l’ensemble opérationnel charme et rassure l’oeil de l’annonceur,  de  l’informateur. On avouerait; encore faut-il avoir  quelque  chose  à avouer. Qu’est-ce qui intéresse ? Ici, sans illusion, on a renoncé aux unes sexe et aux unes sanglantes, seules  passions de millions de fauchés, pour un journal lisible  par  les  enfants aussi bien que par les grands, car rien  ne  ressemble  à  un événement comme un événement de même catégorie, tout  ce  qui est nouveau a déjà été vu  et tout ce qui  sera  a été. D’ailleurs même une nouvelle de l’année dernière  est  une  nouvelle  pour celui qui l’ignore, et puis l’actualité brûlante il  y a la radio et la TV pour ça. On  ne  donnait  pas   non plus  ses programmes à celle-là, on  se  consacrait  à  la  vie la plus quotidienne, celle sans heurt, celle à soucis, avec de bons conseils à digérer les problèmes,  à  écraser  les  problèmes,  à fuir les problèmes, on  ajoutait  les  faits  marquants  prédigérés de l’actualité mondiale (quand même), et avec les petites annonces on mêlait  des  jeux  astucieux  à  petits gains. Mais ce n’était pas un pseudo-journal  timoré  ringard écarté par les jeunes esprits «en avant !»; sa spécialité, c’était l’avenir. Prévisions   économiques,   prodigieux   monde  technologique d’après après-demain, horoscopes (très sérieux), tremblements de terre... tout hardi  concepteur autochtone avait sa chance à la publication; le farfelu d’aujourd’hui peut être le grave de  demain, donc  ne  négligeons  rien; si vous triez, le tri correspond  à  vos  propres  limites,  vous vous croyez juges mais vous serez jugés, vous  êtes  sûrs d’avoir raison justement parce que  vous  êtes  bornés.  Si  dans mille ans leurs descendants avaient  un  trou  d’imagination,  ils pourraient piocher dans leurs archives; Nostradamus avait un successeur, mais  scientifique  et  moins  secret,  on  n’avait  pas peur d’écrire ce qu’on pensait, on  n’avait vraiment peur de rien. Toutefois on excluait les  vers,  la  poésie fait fumiste; le savoir triomphe en prose; a-t-on  jamais vu un Nobel en guise de discours déclamer des alexandrins ? Ici on a les pieds sur terre, c’est un journal, on  raisonne, on calcule, on informe sur demain, beaucoup  plus  passionnant  qu’aujourd’hui si on considère son image  de  marque  déplorable  in les confrères coincés dans le présent, mais, en  aucun cas, on ne se laisse aller.

Le père de Marc dirigeait  la  production en homme qui a cessé de croire à tout,  plein de gentillesse pour les mordus du futur qui au moins ne  lui  parleraient ni du dernier gouvernement, ni de la hausse ou la baisse des actions, ni d’une guerre ici ou ailleurs,  ni  de  grèves...  Son fils disait : «Papa est le seul  journaliste professionnel qui ignore l’actualité»; c’était excessif; nul n’y  échappe,  et il avait un fils qui travaillait au son  de  la  radio, une femme qui décollait le moins possible  de  son  poste de télé; s’il était besoin, il pouvait toujours  leur demander. Il n’était certes pas un démissionnaire de  l’existence, qu’il savait savourer, ni un rêveur, il avait horreur des idéalistes, ni un égoïste, qui dans la mesure de ses moyens n’avait trouvé auprès de lui aide et secours ?  simplement,  quand  il ne pouvait rien, il lui semblait inutile de nager  dans  les malheurs et les drames. Il laissait cela à  des gens, des collègues, qu’il avait longuement fréquentés et  dont  le  mélange  de voyeurisme et d’hystérie avait fini par  le lasser. Maintenant ses préoccupations allaient à l’essentiel et  dans sa vieillesse, sa curiosité, c’étaient les siècles qui auraient lieu sans lui, un peu étonné de  voir  tant  de  concitoyens,  même jeunes, eux aussi revenus de tout et de tenter quoi que ce soit, fascinés par ce qui serait quand ils  ne  seraient plus, acharnés à le voir quand même.

A droite de la salle de rédaction, en entrant il vit que le vieux Bastet avait fini  par  se  réfugier avec sa table à ordinateur sous la toile anonyme  qui les avait tous précédés dans la maison. Elle représentait une femme chauve-souris aux tétons particulièrement vivants  qui,  sur  fond de ciel orageux, menaçait un bourg paisible  aux murs qui saignaient; de pauvres hères tentaient la fuite  avec  des chariots, le plus souvent à bras, sur  lesquels  ils  avaient entassé ce qu’ils avaient, les reliques qui feraient  un  chez eux de n’importe quel endroit. Le vieux Bastet  avait l’âge du directeur, mais on est plus facilement  traité  de  vieux  quand on n’est pas directeur. Le conflit avec  les  «petits»  -  il leur rendait leurs politesses - n’avait  pas d’autre source qu’une incurable bêtise commune, qui, en dépit de la logique, ne rapproche pas. Le vieux  malgré  de  médicamenteuses  remarques restait vieux, et c’était bien de  sa  faute; les jeunes ne vieillissaient pas vite, ce qui n’est  pas étonnant car il n’y a rien de bon à attendre de cet âge-là. M. Mitois (le directeur) fila vers son havre protégé  par une secrétaire mais, passés le portemanteau à la danse de  Matisse et un premier pilier, on traversait en terrain  découvert  oblong.  Une jeune femme au sourire commercial mit son corps devant lui et l’assaillit de problèmes tous urgents à résoudre sur-le-champ. Il lui répondit  par la formule appropriée  :  «Voyez vous-même.» Les employés de ce genre se  sentent  valorisés par les responsabilités, elle fondit d’un vrai sourire et s’effaça avec le sentiment d’une victoire; il  atteignit  le quatrième pilier. Et brusquement, d’une manière  qui  mit  en quarantaine la saine logique, il fut au centre  d’un  débat passionné qui de toute éternité l’attendait au coin du quatrième pilier pour lui régler son compte.  Telle  la  timide  pucelle  que l’on envoie traire les vaches mais qui  ignore la différence entre la vache et le taureau,  il  aborda  le problème avec méfiance. En gros la dérive  de  la  pensée  contemporaine  du  sacré vers l’absence de pensée  devait-elle  avoir  pour conséquence, de même que l’homme qui coule donne un vigoureux coup de pied au fond de la rivière et  remonte,  un  retour au sacré ? Par un phénomène inexpliqué mais courant  dans l’existence, et aussi dans les romans, les  membres d’une même famille découvraient les mêmes cruciales  questions  à  des  moments proches, sans s’être concertés. Une réflexion  sur  ce point aurait enrichi le débat journalistique ponctué  de «pauv’ tarte» et «attardé mental», déparantes  remarques  pas  fausses,  comme l’ânesse brait au cheval qui y songe. Ce n’était pas un numéro spécial qu’il fallait, mais une rubrique. Avec un titre en rouge - on en avait mis un  pour  le  dernier déraillement (de train); à plus forte raison ici ! Ils étaient quatre à l’entourer, quatre sur les six de  l’équipe du «Maintenant d’A***». Leur directeur regarda tour à tour les  yeux gris de Mlle Chernu, la bouche tendre de Mme Benami,  puis  par dessus MM. Florent et Mendre, et s’empara de la tête  de la croisade. A son âge, ce serait sûrement sa dernière  grande affaire, mais étant donné son tour de taille, rappelant celle de Mme Benami, ses arêtes rappelant le pointu prêt à sortir  des  os de Mlle Chernu, et son caractère insupportable  comme  l’air  idéaliste des deux exemplaires de la  masculinité,  elle  pourrait  bien être le couronnement d’une carrière pourtant aussi pleine qu’une corbeille à papiers un  jour  de  frénésie travailleuse, jour de pleine lune, surtout quand  le  crabe  s’approche du lion, ou même, c’était concevable, toute  sa vie n’avait peut-être été - car les voies du  destin sont impénétrables, hélas, hélas - qu’une lente  préparation   à   affronter   Le  Problème  par excellence et alors,  probablement,  sinon  à le résoudre, du moins à remporter une  victoire historique. Jésus avait tenté le coup, Mahomet s’y  était  essayé,  Luther  y avait mis son grain de sel, Mitois l’aurait. Ah que c’était bon, il se sentait aussi crétin que  lorsqu’il  était  jeune,  il en aurait fait une crise  d’acné  enthousiaste.  Gagnant son bureau, il passa devant sa secrétaire comme  s’il n’avait plus besoin de sa protection et il s’installa  dans  son bon fauteuil molletonné à forme anatomique, pour  dos fragile, et tissu couleur de ciel parcouru par  d’étincelants signes zodiacaux, et pensa.

 

 

 

 

 

Ce jour-là il y eut un  coup de rose vers midi. Il flottait sur le flanc  de  nuages  légers  et  gagna bientôt tout l’horizon. Sa teinte délicate  se  ouatait par endroits, elle montait, se rapprochait, fondait, l’air semblait plus léger à respirer, le bonheur fade  narguait  d’en  haut et il pouvait bien  garder son sucre, tous les  esprits forts ne le lui envoyaient pas dire, mais on  n’allait  pas jusqu’à lui en vouloir de faire un petit tour par là, et même on lui aurait délivré un laissez-passer  paraphé  par  les  costumes les plus gris et les cheveux les  plus  ras.  En  surface, mon dieu ça allait, mais dans  les  coeurs,  ça frétillait. On comprenait enfin que l’homme est  né  gentil,  ce  qui avait jusqu’alors échappé  aux plus subtils, et que  s’il avait été doté de nageoires il serait allé nager dans ce rose avec délices et que tous s’y seraient retrouvés  pour  faire des loopings inédits en parlant aux  anges  dont  certains devinaient parfaitement les esquisses volantes.

Le fils Mitois eut à méditer  comme papa grâce à des découvertes d’une  extrême  importance.  Donc  il accompagnait, faute de  savoir  s’échapper,  un  Eustache  pleurnichard qui laissait dégouliner une bouillie de  mots continue de sa bouche qui ne s’ouvrait  vraiment  que  pour  lancer de temps en temps un grand cri : Minette  !  Déchirant appel des hommes à travers les âges, ardente aspiration  à une réponse fusant de l’inconnu, demande d’amour  à  l’air  et  au silence, demande d’aide toujours à renouveler, repris derrière son dos par une bande de gamins farceurs que Marc finalement chassa.

Il se demandait comment se tirer de là.

Et d’abord  où  allait-on  ?  Il  le demandait fermement quand on arriva.

L’endroit  semblait  abandonné,  une  maison  construite peut-être il y a cinquante ans  et qui avait vieilli si vite, et qui avait décliné  si  fort  qu’elle  ne se soutenait qu’à grand peine et frisait le danger public. Ce n’était pas sale, on voyait les traces de coups  de balai dans la cour. Tout de même, rien ne justifiait l’air respectueux d’Eustache.

Beauté Nordique apparut.

Il est difficile  d’expliquer  comment  la foi vient aux hommes; mais Beauté Nordique  convertissait beaucoup. Pas durablement. C’était comme un coup  de grâce, une langue de feu qui descendait en vous, un  instant  intense et qui valait la peine, après quoi la  foi  devenait  flottante, et bientôt il n’y avait plus guère de foi, plus qu’un souvenir de foi, mais un bon souvenir. On  donnait  une  offrande aux Ralliés de la Sérénité, ça revenait plus  ou  moins  cher  suivant que l’on était plus ou moins amateur de sacré, et que l’on désirait ou non faire des efforts  répétés  pour  aider l’Elu. Elle, elle était toujours prête pour le service divin et les prostituées antiques du temple de Corinthe  n’avaient  pas fait plus pour la réputation de leur raisin. Le dévouement est un beau trait de  la race humaine,  les  résultats  sont  en général catastrophiques,  d’admirables  serviteurs  ont  sacrifié  jusqu’à leurs vies pour les pires  salauds  et les exploités mâles et femelles ont même réussi à être  fiers  de l’être. Donc si on la traitait d’idiote, en  tout  cas  elle ne l’était pas plus que les autres et  puisque  c’était  sa nature, au moins elle prenait du bon  temps.  L’Elu  se  demandait  parfois si elle était croyante ou si elle ne profitait pas de la foi pour lui rapporter de l’argent.

Elle le vit et soupira.  Ce beau garçon-là n’avait sûrement  pas  les  sous   qui   justifient une coopération entre Ralliés et le commun. Il  aurait  bien mérité d’être riche et si elle n’avait pas été  si  surveillée elle se serait sacrifiée à lui sans faiblir, mais on ne dispose pas de soi car on est à Son Service. Nous nous devons.

Marc ne comprenait pas pourquoi  cette  fille de minuit surgissait de  la maison  de  profundis.  Il vivait une rudement belle minute et ne dit mot  car un amour ravageur lui donnait des sensations inouïes  partout  et  pourvu  que  ça dure. Il n’était  vraiment pas besoin  de  comprendre, tout était parfait, tuons plutôt la raison  que la beauté. Elle était divine, du sur-mesure  de  ses  rêves  et  le tailleur inspiré ne l’avait ratée nulle  part.  Dieu  créa  la  femme ou du moins certaines. Celle-ci.  Que  Sa  Volonté  qui  se comprend sans peine, soit faite et  vite.  Quand  il raconterait à Ahmed et Francis la dernière de Dieu,  jamais  ils ne croiraient à Marie-Madeleine, et pourtant  si.  Il  faudrait toucher pour la croire, mais pour cela, il faudrait pouvoir bouger.

Eustache, très content, parlait. Il racontait par le menu les événements de sa  matinée  car  il  ne s’était pas, en quarante ans de vie, habitué à ce qu’ils n’intéressent jamais personne. Comme on ne l’écoutait  pas,  il n’ennuyait pas, si bien qu’il pouvait continuer à satiété. Il se risqua à expliquer comment il se nettoyait  les ongles; cet acte simple lui procurait  généralement  une  vive  satisfaction  et il y atteignait un tel degré de  délicatesse qu’il s’était flatté de devenir manucure, mais il était  si gros que s’asseoir sur un tabouret relevait pour lui  du  défi  et des esprits mesquins avaient prétendu qu’il y avait un physique de l’emploi et que le sien n’était pas conforme.

Ils se sont salués. Ils  se  sont  tant plu qu’ils ne se sont même pas souri. Une  bouffée de rose vint flotter autour d’eux et, très cotonneux, ils s’approchèrent l’un de l’autre. Eustache bavait ses mots. Il lança un strident : Minette ! Il laissa à nouveau des  phrases  entières  lui dégouliner de la bouche, du nez, de  tous  les  pores,  c’était un lâcher-tout indécent et grotesque, il  en  profitait  à fond, il était la dive fontaine de mots, et complètement ouvert, obscène, quoique privé de la place publique.  Il ne savait pas qu’il était seul au monde. Pourtant Marc  l’avait  oublié, et Beauté Nordique. La sirène dit la religion :

- Entrez, frère  (l’invitation  était  égoïste);  Dieu est là (comme dirait une secrétaire).

Les traces de balai devaient jouer le rôle des traits de râteau dans le fameux jardin zen;  en tout cas le décor était sobre, ou nu, Marc  ne  pouvait   savoir,  et l’effet d’aller ailleurs, mais l’Elu expliquait que Dieu décourageait pour ne garder que les méritants  -  néanmoins  il projetait un sanctuaire construit selon ses plans  à lui, que nul n’avait vus, sauf Beauté Nordique. Le monde  était sans bisous et la chair gourmande.  Les  yeux  ordinaires   des   femmes   ordinaires grouillent d’éclats froids.  On  en  a  vite  pris un coup de trop. Tandis que là l’humanité était sauvée. Ailleurs la messe ronronne, là Beauté Nordique causait un langage universel. Les femmes de la  vie  commune  ont  besoin d’être gonflées à l’idéal, ça ne tient pas longtemps,  on regonfle et on se décourage, mais elle, ah !  En  outre  les pas garces vous complexent, vous culpabilisent, on  n’est  jamais comme il faut, on n’est pas bien, on  devrait faire ceci, faire cela, tandis que Beauté Nordique  savait  parfaitement  qu’une foi durable n’est donnée qu’aux Ralliés et  qu’il est insensé de demander aux autres plus que  des  sous  et des orgasmes; pour l’amour elle avait Dieu.

De toute façon, quand elle  l’invita,  il était déjà entré.

 

 

 

 

 

Son nez virgule des  yeux  pers  qui ne louchent pas aujourd’hui. L’enfant est sage.  La  toile  d’araignée de ses cheveux fins fixe la lumière de son blond violent et frôle les perruches qui se  taisent.  Elles  connaissent. Pour l’heure c’est lui qui les garde, maître  tout-puissant  de  la vie et de la mort, mais de quel côté va-t-il pencher ? Etre saint est bien tentant... mais bien difficile.

Le mercredi après-midi  vous  rend  parfois  victime des grands, une seconde  d’inattention  ou  de gentillesse et ils vous chargent d’épouvantables  corvées  dont  les malins voulaient se défaire. Il faut prendre l’habitude de dire non. La lutte pour s’amuser le plus  possible et se fatiguer le moins possible commence dès les jeunes années, elle est la plus dure de toutes.

En face, une chatte, caresse des yeux, s’était immobilisée comme devant un trou de  souris  et attendait. Sur le muret, ronronnante peut-être,  elle  éclaboussait  de son blanc les briques ternes, elle incendiait  la  cour formée de poussière et de banalité dont elle  se  poudrait à peine, en précieuse qui fait un usage  si  raffiné de l’insignifiant qu’il se transforme en luxe. Elle avait  au ventre un gros désir de perruches.

Vraiment on voyait peu de  monde au magasin, hors le samedi. L’action allait se faire voir ailleurs. L’économie comme la joie de vivre,  pionçait  à portefeuilles fermés et les distractions, pour  les  non-philosophes,  les plus nombreux, étaient à inventer. On  s’en occupait depuis maintenant quelques années. La télévision  particulièrement racoleuse ici ne négligeait aucun clin d’oeil  pour la satisfaction du pauvre, elle léchait tous ceux qui passaient à proximité, elle dégoûtait agréablement.

Enfin vint la chatte au panache blanc.

Les termites humaines la guignaient de leurs étages, ils adoraient s’attendrir sur  les  pauvres  bêtes, elle s’imposa comme sujet de conversation n° 1, on devait avoir encore tout au fond de la  tête  une  idée  de  la beauté. Le facteur lui criait bonjour, le garagiste sifflait comme pour un chien, le boucher promettait toujours et  ne tenait jamais, le coiffeur souriait  d’un  air  aguicheur,  mais  le  plus  intéressant, c’était le marchand  de  perruches.  L’oiseau  en liberté est incroyablement difficile à attraper  : il vole. Il décourage. L’être humain est plus facile à  attraper,  il est laid et il suffit de lui faire croire  le contraire. Or l’un tient l’autre en cage; c’est un cas de dissertation pour le philosophe, un cas à ressasser d’un  air  pensif,  parce que ce système à deux exclut le chat, et qu’un  chat sans oiseaux est comme un bistouris sans patient.

L’enfant dans sa boutique  sentait que pour se concilier les bonnes grâces félines il  fallait un présent à plumes, et dans le tas, une disparition, qui la verrait ? Il choisit une belle verte, mit la main dans  la cage... et reçut un coup de bec. Il en déduisit  que  le  monde  n’était pas aussi simple qu’il l’avait cru et en  conçut  une vague rancune contre lui en général et contre elle en particulier.

A ce moment, il y eut  un  client. Ce client voulait une perruche. C’était son droit.  Il  passa  en  revue les cages, lentement; il pensait. Une fois il se tira la moustache, pour rien. Une autre fois, il dit : «C’est difficile», et soupira. Enfin pour une affaire de  cette nature, qui n’est évidemment pas à traiter, à résoudre à  maintes  reprises au cours de la chienne de vie,  ses  compétences  inquiètes craignaient pour son billet à débourser. Il  expliqua  :  les  îles, il ne les avait pas vues là-bas flottant  sur l’océan chocolat, avec le jacassement incessant de bêtes marrantes posant pour les photographes qui, eux, ont du bon temps, parce qu’il y a de bons métiers, si on a de la chance, mais il aimait la couleur, ces oiseaux qui avaient inventé la  peinture  et qui se faisaient parer par des singes  spécialistes en échange d’une friandise rare qu’eux seuls  savent  dénicher.  Alors voilà, il voulait celle-là.

Il désignait celle vouée au chat.

«Vendue, dit l’enfant.

- Non», répondit le client.

Qu’est-ce qu’il en savait ? Il valait mieux plier. L’enfant  se  décida, mit la main dans la cage... et reçut un coup de bec.

«Ça fait mal, commenta-t-il.

- Cela endurcit, souligna le  client,  ce métier forge le caractère, vous apprenez à dominer la souffrance...

- Mais pas à sortir l’oiseau de la cage, remarqua l’enfant... Quand on me confie le  magasin,  normalement il ne vient personne.

- Il me faut pourtant mon oiseau.

- Prenez-le.

- Il pince.

- C’est vrai...»

Il ouvrit la cage, entra une main que la perruche évita, elle sortit toute seule, et par  la porte pas refermée du magasin, fila.

«Vous êtes un petit  con»,  conclut  le  client qui fila également.

Souvent les gens sont injustes dans le dur jugement, ils torturent, ces sales sadiques,  par des mots pervers, surtout quand les parents ne sont pas  là. Dans le cas qui nous occupe, il  y  avait  totale  inadéquation  entre  le  fait et la condamnation, non qu’elle  soit  fausse  dans les termes, une longue existence devait lui donner rang de prédiction, facile d’ailleurs, mais elle était prématurée.

La perruche fonça sur  le  printemps,  suivie au sol par une chatte amoureuse des oiseaux verts comme ses yeux.

 

 

 

 

 

Quand la Grassouillette revint, fiérote, au sanctuaire, elle y trouva du monde inconnu. Elle avait le fric et ne pouvait raconter, c’était un atroce supplice. Le gros et le beau avaient été reçus par l’Elu  quoique  sans illusion sur leurs contributions possibles au grand oeuvre, ils étaient là comme chez eux, ne songeaient pas à s’en aller, sirotaient dans une inconscience stupide le  pinard  verbal  de   base  du Rallié moyen. Elle avait eu son Coco  et il avait servi la cause, il était un peu moins  loin  de  Dieu qu’avant, il progressait à pas de nain vers  la  lumière,  il coopérait à l’installation terrestre de l’idéal dans des locaux qui seraient moins minables que d’habitude. Le corps vil  mène à tout. Qu’il serve à se dépasser et à édifier le  règne  de l’esprit ! Que la dent serve la foi. Celui-là il  aurait  envie  de  la revoir et il donnerait des sous.

- Où en est le  remords ? demanda  brusquement  Daniel négligeant les crampons.

- Hélas, il rumine. Mais le mal n’empêche pas le travail.

- C’est bizarre, souligna  le Quasi-oint-du-Seigneur, les manipulations auraient dû le chasser.

- Satan guette, il est  le  Pur,  celui qui nous aime dans la souffrance.

- Oui, approuva Eustache que  ne  remercia pas un regard pour autant.

- Mais, reprit le saint homme, as-tu pensé à tes frères ? Que leur apportes-tu, toi qui veux mériter ?

- J’apporte le sel  et  le  pain.  (C’étaient les bons propos pour son office. La  Grassouillette  méritante se sentait liturgique.) J’apporte mon humilité et mon espérance.

- Donne.

L’humilité avait bien rendu  ce jour, elle valait encore quelque chose  dans  ce  monde  matériel,  son exploitation à grande  échelle,  possible   avec  une  solide  organisation, c’est-à-dire une administration  hiérarchisée  entraînée à ce type d’opération, fournirait  d’inappréciables bénéfices, qui permettraient un développement encore  plus grand du business de Dieu, qui permettrait,  lui,  à  un petit nombre d’Elus de vivre dans l’éden  dès  cette  terre.  Le  but  justifiait la chandelle, le rêve la réalité.

Beauté Nordique voguait à  l’infiniment loin de ces saines préoccupations de  rentabilité;  jamais  elle  n’avait eu l’esprit très économique, se  contentant d’être exploitée, et croyant cela suffisant.  Dans  le  fond, jamais la conviction d’avoir une place  marquée  dans  le  vaste  monde ne l’avait saisie, sa docilité enlevait  tout  mérite  à ses actes. Mais aujourd’hui, c’était pire;  elle  perdait  de sa valeur matérielle,  elle  refusait  intérieurement  et  avec  une  force psychique incroyable  de  se  considérer  sous  un  angle socio-marchand. L’Elu pensa que  le mieux était d’accepter Marc au nombre des Ralliés alors  qu’il n’y avait à l’évidence pas sa place; pour sauver l’une  des  siennes, il faisait une entorse déontologique.

 

 

 

 

 

La ronronnante ville entre  deux crises de rut profitait du bleu au ciel et travaillotait. Le mercredi est loin du samedi, ah. Une sagesse  bienheureuse  engourdissait encore les corps et leurs esprits.

Mitois père s’était  fait  apporter  des documents, puis les avait fait trier, puis  avait  fait résumer les restants. Le savoir tenait en deux  feuillets et après ce travail rapide, sérieux et compétent  du  personnel,  il conclut que tout était à faire.

Sonder !  Enquêter  !  Infiltrer  les  divers mouvements d’à-peu-près-pensées,   les   diverses   croyances   en   des peut-être, des probablement,  des  sûrement, les innombrables changeantes certitudes contradictoires d’où émergerait le demain à la triste figure, sans moulins à abattre, sans moutons à décimer, et sans lui.

Mais il n’était  que  le  père,  il  pensa  au fils pour l’étude sur le terrain; trop vieux quoique, il lui ferait cadeau de l’action et le  préparerait ainsi à la succession. La toute pensée universelle se  manifestait  localement dans les cervelles les plus curieuses, et  par bribes, un zeste ici, un là, barbotant dans du n’importe  quoi, la soupe populaire, où il  fallait  la  deviner,  la  traquer,  la dénicher, d’où il fallait l’extraire. Lui,  il  avait  à  peine d’existence, il l’avait laissé  grignoter  par  sa  fonction,  or il fallait exister pour mener cette recherche-là,  il était déjà un fantôme de père, si  léger  qu’il  s’envolait  de l’actualité et faisait même décoller son journal, il avait regardé sa propre psychologie comme une fumée de  cigare et s’en était détaché, simplement il restait présent encore un peu.

Rien ne remplace la distinction aussi bien que la mélancolie; Mitois père en  faisait  un  usage immodéré depuis des années et y avait gagné  l’estime  de tous. Il avait, certes, des pilules correctives dans sa  poche mais n’en prenait qu’à la maison; de même que  les couleurs voyantes étaient cataloguées comme vulgaires et  les  couleurs sombres comme élégantes, le geste vif, la barbe,  un  côté artiste, une aisance à dépasser les lieux  communs  et  le haussement d’épaules pour l’anglomanie ne correspondaient pas à un sens solide des responsabilités conduisant naturellement  à  des  fonctions  de direction. L’époque était ainsi :  pour être un chef, soyez médiocre, ou du moins, faites  semblant de l’être aussi. Mitois père n’était pas un  révolté  social,  il  avait fait son nid comme on faisait  son  nid  et,  ayant  admirablement pris le vent, pouvait  discuter  d’égal  à  égal  avec n’importe quel concepteur, n’importe  quel  décideur.  Il déjeunait magnifiquement, il évitait merveilleusement  tout silence pesant, il supprimait superbement toute  friction.  On  le trouvait donc sympathique. Il  tenait  un  carnet  des  cons contents qu’il avait fréquentés par obligation professionnelle et soi-disant hors des obligations professionnelles,  et avait entrepris de le commenter à son fils pour  le former aux dures réalités de la vie. Mais celui-ci  écoutait  les  histoires du vieux papa comme dix ans plus tôt les  contes  des «Mille et une nuits», il s’en amusait beaucoup et  en redemandait, il avait hâte de travailler.

C’était  l’occasion.  On  lui  confierait  la  prise  de contact avec les farfelus du  sacré, il croirait à gauche, il croirait à droite et rapporterait  son butin au journal. Manquait son accord. Il allait  peut-être demander à être payé : les jeunes ne doutent de  rien. Les grandes aventures se propulsent sans finances.  L’argent  corrompt,  c’est  connu. Il fait rouiller aussi bien  les aspirations que l’idéalisme; sa gangrène, pour protéger le monde doit soigneusement être gardée vingt-quatre heures sur  vingt-quatre,  dans les banques. Mais ici, il  n’y  avait  guère  de  risques. Le père Mitois, lui-même à l’abri, servait à  la santé morale des autres. Pas moyen de doubler  l’honnêteté,  on  restait  en file indienne avançant à petits pas.

 

 

 

 

 

 

Elles étaient vraiment  énormes  dans  leurs  robes chatoyantes. Le luxe des  matières qui les caressaient brillait, hypnotisait, enchantait; il les  transformait en féerie. Mais inquiétante, mais dure. Leur  masse  occupait  la pièce, il y restait si peu  d’espace  qu’elles  pouvaient à peine bouger; l’eussent-elles voulu, elles  y  auraient  vite  renoncé : le poids des robes  était  écrasant,  il  ne  permettait  que de courts gestes, aucune ambition,  aucune initiative; les robes s’étaient converties en carapaces, en cuirasses, les belles y étaient inaccessibles,  avec  regret.  Leurs corps invisibles peut-être minces peut-être obèses  avaient  dans l’esprit des témoins pris l’aspect de ces  robes, ils étaient ces robes et le charme fou des têtes  raffinées  avait gagné quelque chose de monstrueux.  Immobiles,  impassibles,  elles  attendaient. Elles avaient faim.  Encore.  L’une  brusquement  s’avance et avala une mouche.

- C’est bon ? demanda l’autre.

- C’est petit, dit la première.

Leur silence les retint,  elles  s’y enfermaient pour doubler les robes, leur conférer de  la noblesse. Mais jamais l’ennui ne les atteignait, le temps était rythmé par le changement de robes, entreprise délicate, par l’invention de robes, de plus en plus immenses, de plus  en plus lourdes, elles gémissaient quand on les leur  mettait,  c’était un soulagement désespéré quand on les leur  enlevait,  et  bien  sûr par la confection qu’elles dirigeaient d’ici en savourant d’avance le résultat. Il fallait toute une entreprise pour les servir et sans doute des moyens importants.  On  mangeait  aussi, évidemment, souvent. Mais elles  avaient  un  régime  des  plus stricts. Les quantités étaient infimes, les  mets  choisis non en fonction de leurs goûts, sans importance, mais selon des règles diététiques. Aussi se plaignaient-elles  sans  cesse. Mais on n’en tenait pas compte. On utilisait les changements de robes pour palper  les  corps,  pour  les  épier  dans  leurs  éventuels dysfonctionnements, on s’inquiétait pour  eux  du poids grandissant qu’ils devaient soutenir,  on suppliait les têtes d’y penser, mais on n’augmentait pas les rations.

La seconde happe.

- C’est vrai, dit-elle, c’est petit.

Elles pouvaient encore s’asseoir, mais avec certaines de leurs créations cet acte  devenait compliqué, d’un autre côté rester debout sur  place  toute  la  journée  en soutenant un poids d’athlète, c’était  à  écarter,  malheureusement  - car cette limite à  la  création  révoltait,  incitait en quelque sorte les créatrices à  ne  pas  tenir  compte de leur propre supplice. Des caméristes s’alarmaient  :  «Elles finiront par se tuer», disaient-elles. Mais  nul  n’aurait osé s’opposer à leur volonté quand il  s’agissait des robes, leur inspiration se serait éteinte, il faudrait  fermer  la salle de présentation et les salles d’exposition  car sans nouveauté on sombre vite dans l’oubli, ce domaine  était  leur domaine, nul n’aurait élevé  une   objection  à  leurs plus surprenantes trouvailles. Et tandis que défilaient pendant la journée des femmes extasiées et des  hommes inquiets, superbement isolées du reste du monde dans leur or, leur soie et leur brocart, elles ne voyaient personne, s’offrant  à  l’admiration, elles poursuivaient leur mirage de beauté.

Risette s’aventurait quelquefois dans ces lieux, le plus souvent elle béait d’envie devant  la  vitrine du magasin qui faisait la gauche de l’entrée.  Acheter, elle ne pouvait pas, c’était la faute de Coco, ce ladre, elle lui en voulait, elle en voulait une, de ces robes, et elle guettait les soldes. Ce jour-là était  fêté  car  elle  entrait  en  acheteuse... qui n’achetait pas. Elle aurait  voulu  s’enfouir dans ces robes, leur offrir son corps,  sentir  leur  poids  sur son corps, à chaque pas, à chaque geste,  et  elle allait rêver devant les femmes-robes. Le génie  se  prenant  lui-même  pour objet, se soumettant à ses propres lois,  se soumettant à la souffrance qu’il crée. La compréhension de  Risette assez limitée de façon  constante  s’efforçait  démesurément  de  grandir,  elle s’ouvrait autant qu’elle pouvait  pour saisir ce que voyaient les yeux, ce ne devait  pas  rester   une  simple image, il y avait autre chose, il y  avait  à  comprendre, mais quoi ? La déception tombait peu à  peu,  et  le  découragement. Rien ne venait. Des idées elle ne  percevait  que les images. Un soupir, encore un petit tour devant les chefs-d’oeuvre et retour au royaume de la  dent.  La  carie,  l’abcès, l’arrachage ont leur mérite mais  leur  beauté  pour être appréciée nécessite des études longues, au contraire  l’art  de la dentelle folâtrait si agréablement sur Risette, et Coco n’était pas contre entre deux dents, qu’il  lui  gagnait  la cervelle et qu’elle aurait aimé le  développer  autrement  qu’en  s’exerçant à en produire car  ses  doigts  restaient  machiavéliquement maladroits. Les voies d’orientation  étaient limitées. Il devient difficile de mener  sa  vie  selon  ses aspirations. Question dramatique : allait-elle, oui, allait-elle les voir engloutir et, non, mener une vie terne de renonciation ?

Elle cherchait une tenue  de ski. Elle s’imaginerait dedans pendant le week-end puisque  Coco avait promis la promenade, ce serait délicieux d’être bien habillée invisiblement. Les femmes-robes dédaignaient ce  genre d’équipement mais acceptaient d’en produire si  les diététiciennes acceptaient le gâteau, les conflits étaient  grands et les issues favorables rares. Néanmoins leur  musée  présentait quelques surprenants exemples de  créativité  pantalonnière,  de  quoi  ahurir les neiges, surtout les éternelles. Risette  en avait fait la revue complète et passait non loin  de la chambre de l’art bien vivant quand elle entendit  un brouhaha, des exclamations, on courait, elle vit une  femme  avec  une pharmacie de secours, elle faillit s’avancer et  dire  :  Place,  je suis dentiste, mais l’angoisse du chicot  la  contint  et  son dévouement se tint tranquille.  En  tout  cas  il  se  passait  un drame et c’était intéressant. Normalement  à  cette  heure  la chambre était fermée, il y avait un repas privé, un changement de robe ou Dieu sait quoi, mais  là un petit nez à la retroussette sentait particulièrement nettement  l’inattendu,  la mauvaise surprise, le commencement de panique.  Puis ce fut une trombe de médecins. Un grand silence. Et un jacassement doux, retenu mais  soulagé.  Deux  caméristes  ressortirent,  se demandant l’une l’autre s’il ne  fallait  pas  fermer, s’il ne vaudrait pas mieux fermer. Au bout d’un moment encore une civière vint chercher une des dames  et  Risette  vit que ce n’était qu’un mince corps au visage livide,  elle  se dit qu’elle la valait bien, mais plaignit avec décence  la pauvre malade. Une seule femme-robe restait. Elle avait l’air si triste que Risette se sentit comme un remords. Elle se  jura  de venir la voir souvent comme on fait pour les amis en peine quoique celle-ci ne semblât pas la voir plus que d’habitude, et forte de sa résolution s’en alla rapidement, plus légère.

Dans la tête d’art digne  des larmes, sans larmes, naissait en noir la parure tendre  d’une amie pour une amie. Prématurée  mais  avec l’attrait   de  la  nouveauté elle se détaillait, se développait, se  fignolait sans se laisser arrêter. Elle s’imposait. Il  fallait  donner  des ordres pour la réaliser avant que l’idée ne s’envole  et  quel   meilleur hommage rendre à celle qui est au loin ?

 

 

 

 

 

 

Marc fut donc recruté par son père dès leur rencontre de midi et quelques. Fier et convaincu de son importance, il lui révéla qu’il était justement  entré  dans  une secte et qu’il avait fait connaissance d’une beauté dont il adorerait informer et qui ne reculerait  pas devant une tâche devenue d’utilité  publique.  Car  enfin,  le  monde  moderne,  à force de s’ouvrir au progrès  matériel  se  fermait  pour les domaines plus élevés. On  aurait  ouvert  moins  de  sanctuaires si on avait moins fermé d’églises, et  on  en aurait moins fermé si les contraintes de  l’âme  avaient  été  moins embêtantes, en harmonie avec le corps au  lieu  de s’y opposer; une nouvelle route était à prendre, qui  faisait  de la religion l’expression complète du moi, oui  papa, qui permettait, qui imposait plutôt de s’épanouir, le corps devenait l’âme ou plutôt... ce n’était pas tout à fait  ça  mais  il  débutait en la matière n’est-ce pas, plutôt il  y  avait  une confusion de tout d’où émergeait la sérénité, c’est-à-dire la sainteté.

Le père Mitois pensa que débuter dans le journalisme aujourd’hui offrait  des  perspectives  plus  passionnantes que lorsqu’il avait vingt ans. Mais il  le  garda pour lui. Il se souvint avec ennui de ses chiens écrasés, de la médiocrité du prétendu journalisme d’alors qui  tenait plus de la carrière, autrement dit des relations, que des aptitudes à se servir de sa tête. Il les  revoyait,  ces  «seconde zone» de l’intelligence, pleins de la prétention de diriger l’opinion quand ils étaient bien incapables  d’en  forger  une,  tristes moutons, certains d’être les  gardiens  de  la démocratie sur laquelle malheureusement ils se  mêlaient  d’écrire, prétentieux, avec le snobisme  du  langage  plat  additionné  de  la conviction d’écrire ainsi supérieurement car ils seraient efficaces ! Le public avait les journalistes  qu’il méritait, bien sûr, mais il était pénible même de le reconnaître.

Marc  sortit  le nez humant  l’air moderne de l’âme nouvelle et frétillant du  bout.  En  lui le limier lorgnait les lunettes de l’astronome lunatique.  Il avait déjà son article dans la tête, il n’y  avait plus qu’à trouver des témoignages concordants. Comment procéder.  Méthode.  Ah. S’entourer d’un groupe sympa, avec lui ergoter.  Donc  on progresse à pas géants et la lumière blanchit  à  vue d’oeil. Encore un effort, nom de Dieu ! Cette fois, son compte, au problème, couic.

Logique avec lui-même, il s’adjoint Ahmed et Francis. Il les interviewe. Car il faut  se  faire la technique et l’avis d’un copain vaut bien celui d’un inconnu.

- Ahmed, vous êtes de  religion islamique, que signifie l’âme pour vous ?

- C’est vraiment le piège à cons, ta question.

- Ça oui, approuve Francis.

- L’âme c’est l’âme, reprend  Ahmed, et la religion, c’est la religion.

- En tant  que  catholique  non-pratiquant  à tendance athée, déclare Francis, je souscris pleinement à ce point de vue.

- Enfin quoi, s’impatiente Marc  qui juge sa question en fait bien trouvée, profonde certes  mais  à  la  portée des basses masses, il vous arrive d’avoir des  doutes  sur le sens ou le non-sens du monde ?

- Jamais, dit Ahmed catégorique.

- Moi la philo..., dit  Francis.  En  Terminale  B on en fait mais seulement sur le devant de la classe. Tu sais bien où je me mets.

- En somme, il s’agirait d’une carence de l’enseignement ?

- Eh bien voilà, dit Francis.  On nous a mis une toute petite femme avec une toute petite voix,  alors  on la voit mal et à cause de tous ceux qui bavardent on ne l’entend pas du tout.

- Quel laisser-aller, dit Ahmed toujours partisan de l’ordre.

- Posons le problème sous un angle pratique.

- C’est mieux pour le journal, approuva Ahmed.

- Mon père, note  Francis,  dit  qu’un  journal français doit parler aux Français des Français.

- C’est parce que c’est un  facho  raciste, ton père, dit Ahmed. Un journal, il doit parler de tout le monde.

- Et ton père à toi, il  est pas raciste ? Pauvre con, répliqua Francis qui avait  trouvé  là  un nouvel argument dont il n’était pas mécontent et qui laissa coi un Ahmed yeux ronds.

L’art de l’interview dépend  de  la  bonne volonté de la poire mais aussi des capacités  du  professionnel à saisir le non-formulé. Un éminent professorait  qu’il ne fallait jamais poser une question sans avoir  une  idée claire de la réponse sinon le malheureux sur la  sellette ne trouvait rien d’intéressant. Il y a des gens qui répondraient n’importe quoi, des banalités qui ne seraient  pas  les  bonnes  banalités, et en plus ils insistent,  ils  veulent  se  voir  imprimés dans le journal, oh il faut remédier à la crise de la pensée, il faut penser leurs réponses pour les aider à donner toute sa valeur à la démocratie.

Marc remet la paix dans  les  rangs et adopte cette version spéciale du monologue qu’est un certain dialogue.

- Ahmed ne pensez-vous pas  que le racisme est une incapacité à s’élever à la tolérance,  aux  problèmes de l’âme, bref que des gens bornés ne sentent pas la communauté des esprits, des aspirations qui se manifestent justement aujourd’hui de façon évidente ?

- Si, c’est ça, approuve Ahmed.

- Il y a à dire là-dessus, rétorque Francis, je demanderai au prof de philo.

- Ça va l’épater. «Une question  ?  Mais il s’éveille ! Alléluia !»

- J’en ai déjà posé une l’année dernière.

- Francis, il travaille,  dit  Ahmed  admiratif,  il a que ça pour lui, mais il l’a.

 

 

 

 

 

 

Jouissant de son droit à  la promenade, une perruche gelait. Habituée au climat cage, elle constatait, ne se cachait pas du tout que ça  grelottait dans les plumes. La nourriture cage manquait, il n’y  avait  que  des saloperies partout, où sont les calories ad hoc ? La terre, une observation même superficielle lui permettait de  le déduire, abondait en chats, mais  cet  animal,  inoffensif  d’ailleurs,  quoique aimable, serviable, n’était pas en mesure de lui donner sa nourriture. Elle avait entendu parler  de  la  lutte pour la vie, évidemment, toutefois sa carrière  de  fonctionnaire lui avait fait négliger l’étude des  soucis  pratiques.  Pour  picorer, elle descendait à la cantine. Ici,  dans le  monde sans barreaux tellement en retard sur l’autre,  il fallait se contenter d’immangeable. A quoi bon être oiseau  des pays où le soleil nourrit directement de ses rayons - il  suffit  d’ouvrir le bec et de s’en gaver -, si on ne  vit pas dans ces pays. Déracinée, immigrée, ou plutôt descendante à la trentième génération d’immigrés de force, elle ressentait douloureusement la face chat du monde. Les moineaux ne lui disaient rien, les bergeronnettes étaient bégueules,  les  rossignols  très  imitables, les rouges-gorges peu rouges. Se  rendre.  Regagner les lieux caquetants. Là où on est appréciée.

La terre souffreteuse  de  l’après-hiver,  qui n’ose pas bourgeonner et se verdit en  timide,  parmi les immeubles pâles, les maisons individuelles, les centres commerciaux, craquait par-ci par-là, où il y avait des tuyaux, des égouts, ça fleurait la merde,  ça  augmentait  depuis  le  matin  et les plaintes commençaient. On avait  l’habitude, c’était tous les ans pareil, presque pareil, à  cause de la nature du terrain, de la connerie du maire  et d’un tas d’autres facteurs inconnus mais sûrement  importants,  qui,  de  toute façon, dépendaient de la connerie du maire. Ça puait. Essayez de penser à autre chose. Les spécialistes  étaient  déjà arrivés. Ils devaient guetter la  bonne  nouvelle,  en  habitués qui veulent faire preuve de leur efficacité, de leur dévouement à la cause publique. Ils encombraient  le quartier de leurs voitures, on ne pouvait plus passer,  en  attendant de mieux faire avec des pelleteuses, des engins jaunes divers et à fracas. Car il leur faudrait du temps,  tout  leur  temps  pour être utiles, tout notre temps, et  l’odeur,  jour  après jour, gagnant des étages, escaladant les cages d’escalier, se répandrait autour de tous, en tous,  l’eau  de  la  baignoire aurait l’odeur de merde, le pain aurait... «tu ne  trouves pas ?» oh, et on serait gêné de sortir de son  quartier,  d’aller là où les gens ne sentent pas comme soi. Il y en a toujours un qui, inquiet, serait-ce lui ? se met à renifler discrètement d’abord, puis, pour prouver que ce n’est  pas  lui,  à prendre un petit air, vous voyez ? et à vous couler des regards par en-dessous. Déjà on est énervé parce qu’on  pue,  en plus on s’énerve parce que les autres s’en  aperçoivent...  comme s’ils pouvaient ne pas s’en apercevoir. L’odeur  de  ce  jour est, n’est-ce pas, plus épicée que celle de l’année dernière, oui, plus de fruité aussi, plus de tout d’ailleurs. C’est dans ces moments-là, oh dieux ! qu’on  prend  conscience  combien  on chie. Pauvre bonhomme mortel, le temps  qu’on perd en d’organiques occupations. Enfin, ça fait des emplois.  Le poids de la merde dans l’économie, on ne dira jamais assez son utilité.

La chatte avait primitivement  cru  que  ça venait de la perruche, avec ces oiseaux  beaux  mais  exotiques on ne sait jamais; de toute façon l’odeur  lui faisait certes froncer le museau mais l’intéressait :  elle était riche d’enseignements sur les habitants et créait une intimité que la vie collective n’a pas su apporter.  L’humain  était là tout entier. Donc finalement, non. Le volatile vert n’était pas coupable.

Une dame ouvrit sa  fenêtre, au rez-de-chaussée d’un immeuble, snifa un coup sec et dit  : «Ça, ça vient de chez les Grevis.

- Nullement, dit un passant sans  gêne et compétent en la matière. Nullement, et je me mêle  de ce qui me regarde malheureusement. J’étais là il y a trois ans quand la fuite est née chez eux avant de se propager comme une lèpre à la tuyauterie de gens innocents;  sans  me  vanter,  je  suis un nez. Aucun rapport. Aucun !

- Vous avez raison,  dit  une  mégère qui apparut brusquement suscitée par la parlote, c’est de chez vous que ça vient.

- De chez moi ? Sûrement pas. L’odeur n’y est même pas encore arrivée.

- On ne se sent pas soi-même. C’est bien ça.

- Mais je la sens bien ici...

- C’est sûrement de chez lui,  dit  la  dame. Il a une tête à chier cette odeur-là.

- Oui, renchérit la mégère, et  il l’a fait exprès. Il venait jouir de notre désarroi.

Certains esprits  aériens  pourraient  supposer que nous nous écartons du sujet  initial. C’est douteux. Seulement, au nom des doctes recettes  romanesques, nous condensons et nous allons à l’essentiel. Ainsi  cet  épisode,  sans aspirer à la symbolique,  même  pas   à   la   sous-symbolique,   et  pour l’infra-symbolique renonçons-y également,  épisode  qui ne va pas jusqu’à se délecter de  mauvais  goût, si j’ose dire, met au parfum comme dixit au cave  le  du milieu, car, quoique, à l’évidence, sans doute, ou probablement.

Mais revenons à la perruche.

Pas grand chose à picorer; de l’espace, oui; du bleu sur lequel on ne peut pas se poser; une odeur de chat qui envahit l’univers; des passants  jaunes  et  tristes qui passent sans chanter. Aucun cocotier. Un manque  de  vert. Ah, voler ! Que c’est fatigant. Et où ? Et  l’amour ? Faut-il  baiser avec les bergeronnettes ? Avec les pinsons  ?  Ça fera de drôles d’oisillons. Conserver sa dignité et  ses  distances ? C’est plus ennuyeux que la déchéance.  Il  faut  tirer son coït des circonstances. Raisonnons à tire d’aile.  Sur  le fil, là, électrique, on se gazouille des  relations,  la vie est érotique, la vie électrique, la vie à secousses, secoue-moi secoue-moi, un orgasme sur un toit, un  combat,  un mariage  à la tourterelle, et bien sûr tout finit  dans  un nid. Printemps, ah le beau temps. On peut bien  attendre  un peu avant de retourner en cage. Maigrir  sied  au  vert  plumage.  Il suffit d’oser, d’entreprendre, d’avoir  l’esprit  d’initiative,  comme  tant d’autres, ce qui les a amenés en  tout  et pour tout à se reproduire.

 

 

 

 

 

 

Coco rentra au palais de  la dent fier d’avoir dépensé à des fins sexuelles l’argent dont  auraient pu hériter des enfants éventuels et s’en  vint  informer son officieuse pouliche. Il la trouva rêveuse, mais  comme  il ne se trouvait pas en mesure de participer  au  rêve  après avoir participé à la réalité, il remit ses confidences à plus tard se réservant de broder. Risette  le  jugea  négativement.  Il  s’empara  d’un client qui traînait par là et entreprit des travaux pharaoniques, presque sans douleur, il se sentait dans un état euphorique propulsant vers des  à-peu-près-exploits dont on le remercierait plus tard. Risette en déduisit avec  logique  qu’elle avait lieu de se plaindre. C’était un cas  à appeler les copains. Mais, outre  qu’ils étaient   déjà   venus  hier,  elle attendait son week-end montagnard. Pour s’occuper  elle vint s’examiner les seins devant la glace, elle devenait vraiment de plus en plus rêveuse. Vraiment taille et  poids seyaient. Elle ouvrit largement se blouse et pensa  que  Coco lui enseignait la pornographie en appelant cela être de  son  temps. Il faut être de son temps, puisque et  parce que, deux raisons fondamentales. Mais Coco arriva brusquement  et  l’engueula. Il avait besoin de son assistante.

Tout cela ne lui donnait  pas envie de travailler, on la comprend bien. Alors elle prit  de l’argent dans la caisse et entreprit d’aller le dépenser.

Et puis non.

Ah, elle ne savait  que  faire.  Penser,  peut-être ? Ou boire un soda ?

Coco réapparut, plus gentil mais pas plus en forme.

Alors elle tenta une expédition dans l’extérieur.

La ville au pas  dans  tous  les  sens béait d’aventures probables qui ne  se  produisent  jamais.  Maintenant qu’elle avait décidé de vivre sa vie, le hasard producteur devait lui présenter qui la lui  ferait  vivre.  On commence souvent par attendre une  cinquantaine  d’années.  Risette  avait  peu de principes, mais pas beaucoup plus  de qualités, elle jouait à la loterie sans succès et  à  tous  les autres jeux à la mode sans succès. Mais elle ne  se décourageait pas, car cette petite était courageuse. Et  puis  l’argent appartenait à Coco. La marche ne l’avait jamais enchantée, au bout de trois cents mètres il lui parut  que  l’aventure  se  faisait attendre et choquée de cette  impolitesse,  elle  décida de s’asseoir. Le banc au soleil pâle la mettait suffisamment en vue, elle faisait du stop à l’aventure qui filait tout droit. Au bout d’un moment elle se mit à pleurer.

C’était une habitude, cela  lui tenait compagnie et avec sa fragilité apparente  donnait  des  résultats.  En effet au bout d’un demi-mouchoir, on approcha.

C’était une vieille morte qui  en avait vu, ah oui, mais toujours curieuse comme une trépassée  d’hier,  la faim et la soif du vivant tenaillaient son âme cancanière, elle flairait une amoureuse sans personne, toute  seule la pauvrette, et ce que l’on peut faire d’un  être pareil. Elle finit d’approcher et  engagea  familièrement  la  conversation.  Risette ouvrit grand ses yeux et  lui  dit  «foutez-moi la paix la vieille». Alors la vieille morte  s’assit.  Elle  ne pouvait résister à une séduction aussi puissante. Elle  se  mit à parler d’elle, sujet qui, depuis cent cinquante  ans, ne l’avait jamais lassée, faillit pourtant s’endormir, émergea de nouveau à temps, et continua sur  une  histoire  dotée du mouvement perpétuel. Faire du stop en telle compagnie sacrifie ses chances. Risette allait reprendre sa  marche quand elle s’entendit proposer un riche avocat presque  célibataire, un directeur de laboratoire presque veuf, et un député presque riche. Elle considéra les offres et se rassit.  Une morte connaît tout le monde, a ses entrées partout,  et  si  sa  nature  la pousse à l’art d’entremetteuse, peut obtenir des  résultats sans égal. Avoir des relations  dans  le  monde  des  morts  serait  le pied à l’étrier. Et enfin, quand  on  est  banal, paumé, sans atout, Dieu vous doit bien quelque chose pour vous avoir fourré dans ce cas-là. Ce que  la  vieille  demandait  en échange ? Qu’on l’écoute narrer ses  cent  cinquante années. Risette interrogea : pourrait-elle laisser la  radio allumée en même temps ? Elle avait peur de s’endormir.

On discuta les termes du  marché,  la vieille essuya les beaux yeux d’un mouchoir chargé  de  cent cinquante années et ne doutant plus de rien  déclara qu’elle aussi avait été jeune. Risette eut la bonté  de la croire. Elles devenaient très amies.

Il fallait essayer les trois  pour  choisir. On ne prend pas une grave décision  qui  engage  l’avenir  sans juger sur pièce, sans se donner le  temps  de la réflexion. Elle sentit que  ses  yeux   devenaient   plus   bleus,  que  ses cheveux s’amollissaient en de plus tendres  boucles blondes et que de la belle ouvrage relevant  de  ses rares compétences l’attendait au tournant. Ah,  la  vieille,  quelle belle ère s’ouvre devant nous ! L’ère de Risette.

Le visage d’outre-tombe rida ses rides en sourire et bêla une approbation sirupeuse.  Il  émit  des douceurs pour la fille mignonne et  comme  celle-ci  premièrement les adorait, deuxièmement ne demandait qu’à  croire l’incroyable, elle finit de se sucrer toute seule.

 

Le premier descendait son  escalier  avec effets de robe quand il sentit sous son pied  une  année qui se dérobait. Il ne s’était jamais caché cette possibilité théorique, il avait même médité. Il avait perdu  son  temps, c’était arrivé quand même. Célébrité, richesses, ah  et  oh  !  On avait passé des jours très bien, il  en  voulait  d’autres, et d’autant plus. N’y avait-il pas assez de canés, de camés, de ratés, de minables  sans  prendre  aussi  pour  cible  ceux  qui  n’ont pas l’habitude, ceux qui ne sont pas faits pour ça ! Le sort sordide, la cour  confondant  avocat  et  coupable, condamnaient sans l’entendre un homme  qui,  ayant  voué sa vie à défendre les autres, n’aurait pas dû avoir à se défendre lui-même.

Une vieille sortant de chez  un  dentiste lui montra les dents. La laideur s’était collée  à  son visage. Mais elle le supportait férocement. Son oeil pesait la mort. Les lieux mettaient de la  mauvaise volonté à être naturels. Ils s’étiraient avec  des  rues  à  tango dont l’air se chargeait d’épices et le  soleil louchait. L’avocat plaida en place publique. Nul ne s’arrêtait. Il dit l’essentiel. Enfin, fatigué, s’en vint s’asseoir  près  d’une  fille  pas mal qui l’informa illico de son nom : Risette.

Il se dit qu’il l’avait  déjà  entendu. C’était celui de la poupée du dentiste, à l’étage en-dessous de chez lui.

«Ainsi, improvisa-t-il, vous assistez le maître dans les extractions, les  reconstitutions,  les  déblaiements  et les remplacements. Quel courage  pour  une  jeune fille. Pompée à Brindes, Napoléon à cheval sur  les  Alpes, plus près de nous Hugo à Jersey. Vous êtes la  Jeanne d’Arc de la dent, je suis Orléans, je ne vous résisterai pas.

- On voit parfois  monter  votre  femme, elle semble du grand monde, ma basse extraction vous ferait rougir de moi.

- Elle a vieilli autant que son  mari, il est temps que je la change. Soyez l’instrument de mon rajeunissement.

- Mon Dieu !  s’écria  Risette, est-ce merveilleux d’avoir un bon voisin à l’étage !

Le soleil mit ses lunettes. On  eut  plus chaud et y vit plus clair. La vieille juste  derrière le couple laissait dégouliner un filet de bave.

 

 

 

 

 

 

Francis avait quitté les  amis  pour de graves affaires. Un mercredi après-midi réserve de constructibles possibilités de s’enrichir. Pour  cela  il  s’isolait toujours. C’était un garçon à secrets. Il rencontra  un  homme pâle, tout en long, qui parla beaucoup, puis lui  remit 500 F. Il rencontra aussi une dame relativement âgée qui  n’avait  pas dû parler depuis longtemps, qui se vida, puis  satisfaite  lui colloqua 600 F. La journée était rentable. Francis quoique conservateur avait une morale de tout-à-gauche,  genre  l’argent des plus riches dans la poche des fauchés, il  ne  le volait pas, il écoutait les gens et promettait des  services impossibles et qui de ce fait n’étaient pas rendus. Ces  aisés  en plus étaient candides. Beau, il était  crédible  et  être  écouté par lui avait plus de prix que si une  oreille de quelconque avait servi de réceptacle. Les risques  justifiaient  les retenues pécuniaires. Par exemple  Eustache  s’était  montré féroce alors même qu’on ne lui avait rien promis;  à  quoi s’attendre en ce cas de la part des autres !

Partageant l’argent de poche  des  copains il cachait le sien; il  dépensait  en  solitaire;  d’habitude  il visait un achat et on s’exclamait les uns sur la prodigalité du père et l’autre sur les prodiges d’économie  de  son fils. Mais là il avait repéré une  Grassouillette  avec  Coco  et se demandait seulement combien il fallait pour séduire une femme telle que celle-là. Et fallait-il lui donner tout d’un coup ?

 

 

DEUXIEME PARTIE

 

 

Il y avait eu  des  tiraillements.  Il  y avait eu plus. Mais le sujet était  assez  grave  pour que l’on amoindrisse, que l’on minimise sous  le  minimum,  la  politique  était au coeur, ou du moins autour, disons dans les environs. Nous sommes, bien entendu,  dans  le monde des éminents, de ceux qui se  croient  assez  hauts  pour chercher à «faire simple» avec la broutille, qualité  des  cimes, là où on agit comme on imagine qu’agiraient  les   De  La Classe - qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais  rencontrés,  et pour cela on a d’autant plus de mal à les imiter.

La politique soufflait sur eux  avec rage. Le hasard les avaient planqués dans des  partis ressemblants contraires; en tant que conducteurs du citoyen, ils étaient donc possesseurs de principes. En général, plus ceux-ci sont vagues, plus on y tient; et un principe qui n’est  plus vague, ce n’est plus de la politique. Leur principe  de  base, c’était qu’ils étaient opposés et ce bipartisme animait  la  vie  de la cité. Déjà à l’école, les champions s’étaient  aperçus  et ils s’étaient hérissés. Grandissant, chacun  s’était  cherché et finalement ils s’étaient trouvés. Le  plus  inexplicable  au fil des ans restait l’apathie complète  de  l’électeur,  qui  allait même voter, et pas toujours pour  le même, et qui savait peut-être pourquoi. Car enfin, le  bon  sens  aurait dû avoir son champion, un troisième venir en  découdre,  le boulot ne manquait pas; nul. Le temps n’y faisait  rien et comme tous les mécontents comptaient sur lui,  les  deux  restaient assis sur les places.

Les nuages s’amoncelèrent d’un vote à un autre et l’orage attendu fut remplacé par l’affaire à taire.

Bretillot, outre  la  mairie,  est  président du club de football, des amis de la  pêche,  et de tas d’associations où il serre des mains  toutes  les  fois que le devoir électoral l’y appelle. Lejeune, outre  la  députation, préside les amis du lyrique, les cyclistes   et   des  tas d’associations auxquelles il se rend dans  les  circonstances ad hoc. Ces bretteurs s’évitaient en  général,  réservant l’affrontement pour les grandes occasions, se  faisant  rares  pour  se donner du prix. Mais,  par inadvertance, un jour, ils se rencontrèrent. Chacun pensa : Mon  Dieu  que  c’est bête une situation comme ça. On ne pouvait filer, on  ne  pouvait rien, ce fut l’heure du toréador.

Il faut signaler à  quel point leurs tempéraments différent. Le président footballeur est  un moyen sec, il parle en sifflant comme un sous-Robespierre,  une vipère; le président cycliste chanteur est un  méditerranéen  nordique bon vivant, il éclate de santé comme  beaucoup  que l’infarctus guette et d’autres redoutables  et  rapides  crises  de  divers organes haïssant les joyeux excès. La faute fut à Laferte.  Président  de la seule association qui ait échappé  aux  deux  autres, celle des chasseurs, également convoitée par eux, il avait eu l’idée - pour voir - de les inviter en leur  laissant  supposer que l’ennemi était sacrifié. Chacun venait pour son triomphe. Ce fut Berezina.

Bretillot, le socialiste, avait royalement servi les copains en places, marques  d’honneur  et subventions diverses; quand on le lui  faisait  remarquer,  il  répondait droits de l’homme; Lejeune était soupçonné de  tout, on ne savait rien, il plaisantait sur ses amis  si  nombreux que les servir tous aurait ruiné la ville;  si  on  insistait,  tous deux dissertaient urbanisme et écologie.

Bien sûr ils pouvaient se saluer ironiquement, ou ne pas se voir, ou manifester une  politesse  glacée, ou épater tout le monde par leur dignité...  Mais  ils  ne le firent pas. De l’avis de  l’électeur  moyen,  c’étaient  des  crétins. Et il allait voter pour eux.  Non, leurs tempéraments les portèrent à vouloir emporter  la  place,  s’attribuer ces chasseurs qui leur échappaient depuis toujours. A force de se gargariser de grands mots ils avaient fini  par  y  croire  et sûrs de leur force conquérante appuyée sur un  bon droit évident, ils parlèrent sans notes.

Ils ne tardèrent donc pas à parler naturellement. Quand depuis vingt  ans  on  a pris l’habitude d’appeler l’autre «ce trou du cul», il y a un risque...

On s’échauffait. Le sec suait, le gros rouge enflait.

Certains chasseurs vinrent du buffet.

On parlait de la  chasse  et  de  ses voix. Saint Hubert préférait la droite  et  son  cerf  la  gauche.  Car enfin... etc... On fit voter jusqu’aux termites. Aucune majorité ne se dessinait.

A bout d’arguments alors qu’il  venait  de se gagner les écureuils, Bretillot lança :  «A  force  de manger, la droite est grasse comme un porc,  on  ne  laisse  que les glands aux pauvres.» Lejeune traita la gauche d’hypocondriaque. On dérapait.

Les derniers chasseurs vinrent du buffet.

Les caïds se faisaient  la  sale  face, tout visqueux de mauvaise sueur électoraliste. Ils  mirent  la cocarde mentale et marchèrent. La veine populardière les mit en transe, leurs yeux se lançaient des  éclairs majoritaires, de leurs bouches fusaient des contre-subventions  rebondies. Ils oublièrent le contribuable ami, le  pressurèrent  sans scrupule, zigouillèrent même les lapins les mieux  disposés à leur égard, et les fusils bourrés de plombs se  déchargeaient sans répit sur les alliés d’il y avait un moment  à peine. Le carnage fut horrible. Et comme  Lejeune  hésitait  devant une bergeronnette de deux mois, Bretillot  déjà  triomphant  lui siffla en traître qu’il ferait un déplorable  ministre  de  la défense et qu’il n’avait pas de couilles. Alors Lejeune lui botta le cul.

Ce ne fut pas  prémédité.  Dès  qu’il eut commis, il regretta.  Mais  l’acte  était  trop  grave  pour  qu’il puisse s’excuser. Il assuma.  Il  quitta  la  place  comme  après un triomphe.

Bretillot resta un  instant  médusé,  en  suspens, comme coupé de ses bases, puis  retrouvant  aplomb et sifflet, cria au nazi, réenfourcha les droits de l’homme, parut une victime et convainquant les siens s’en fut noblement, il allait prévenir ses électeurs de ce  qui  les  attendait si le nazi était élu au lieu de lui.

Les chasseurs, pensifs, retournèrent au buffet.

Le cul  présidentiel  botté  devint  un drapeau pour les footballeurs et les pêcheurs. On le mit partout comme symbole de l’oppression par une droite autoritaire prête à toutes les duretés. Lejeune regrettait bien, mais n’y pouvait plus rien. Il repassait sans arrêt  dans  sa tête l’engrenage malheureux qui l’avait conduit au geste  et  se sentait la vraie victime d’un destin qui ne lui avait  pas  laissé sa chance. Ses amis n’osaient pas le lâcher  carrément,  ils auraient ainsi avoué sa faute, donc auraient renoncé  à gagner des élections avant longtemps, mais ils lui en voulaient.

Cinq jours après le drame, apercevant son ennemi dans la grand’rue, Lejeune risquant  le  tout  pour  le  tout, cria : «Bretillot, amène ton cul que  je  le  botte !» Et lui courut sus, et lui administra un  coup vengeur pour les quatre nuits blanches qu’il venait de passer,  et, l’autre amorçant un rapide repli stratégique, il  coursa la rondeur, répétant d’une voix de stentor «Amène  ton  cul  que je le botte», soufflant d’ailleurs à n’en plus pouvoir mais se vengeant de sa peur de voir sa carrière  politique  finie,  et atteignit encore deux fois l’endroit précédemment nommé.

Après un jour d’indécision  les rieurs passèrent à droite; l’équilibre  était  rétabli,  Lejeune  respira; mais Bretillot, humilié, haineux, fit des discours pacifistes qui lui amenèrent les faibles se  disant  que sa mésaventure pourrait bien être la leur.

On en était là quand Mitois père lança sa croisade.

 

 

 

 

 

Dès que noble papa eut  conçu  le dernier de ses travaux journalistiques, il  en  sentit  la  dimension  politique. Se plaindre de l’absence de sacré  choquerait le lecteur de gauche, sans réjouir celui de  droite.  Le problème se résolvait normalement par des invitations à dîner.

Bretillot et Lejeune  étaient de vieilles connaissances, depuis le lycée, ils  avaient  toujours  eu droit à de bonnes photos et à des articles élogieux, mais, dans ces circonstances houleuses, sauraient-ils dépasser les mesquineries idéologiques pour affronter l’éventuelle  renaissance de Dieu ? Ils semblaient bien loin de ces préoccupations.

... Au mieux  on  aurait  de spectaculaires conversions; les mignonnes au lieu de se ruer sur les plages d’exhibition, s’y rendraient  avec sérénité, on  ne  jetterait plus de bouteilles vides n’importe où, le sacré en somme c’était la propreté partout...  Ce  rêve  anti-journalistique-tique,  amena doucement Mitois père à penser au curé.

Car il y en avait  bien un. Habilement dissimulé dans un costume invisible, il remuait  la  tête  le moins possible en allant faire ses courses, souriait  sans faille et on n’avait pas idée à quoi il pouvait  bien  passer son temps. Mais oui, il existait, celui-là,  ou  du  moins  encore  le  mois... ou l’année... Il fallait vérifier.  En  somme il s’agissait d’un spécialiste. Quoi de plus logique  que de l’appeler au chevet du corps social ?

Le  journaliste-directeur  décroche   son   téléphone  : «Convoquez-moi le curé.»

Il y avait beau temps qu’on lui avait coupé le téléphone. Il s’en était plaint d’ailleurs, avec un ton posé et timide si  bien  que  la  compagnie  n’en avait tenu aucun compte. La  secrétaire  n’avait  pas  idée  du  moyen  de  le contacter. Quelqu’un  qui  n’est  pas  dans  l’annuaire... En principe la droite soutenait l’église  et on aurait pu demander à Lejeune mais de notoriété publique son ignorance sur ce sujet était telle qu’il répondait  à  toute question : «C’est personnel.»

Alors un collaborateur eut  une idée audacieuse; on commença la croisade par un article-sondage : Qui connaît le curé ? Dès le lendemain on savait où il faisait son marché.

Ce n’était pas un  gros mangeur apparemment, on comprend qu’il n’ait pas été  fréquenté  par  le député dont on disait qu’il était avant tout  la  première  fourchette  du pays; et Bretillot ne crachait pas dans  le  pinard non plus. Enfin on put organiser une rencontre  et  d’après  ce qu’il avait compris, l’homme de Dieu débarqua avec les saintes huiles.

Mitois se retrancha derrière  son bureau et refusa énergiquement qu’il s’en prenne à lui,  mais  il lui livra sa secrétaire à oindre pour que le brave homme n’ait pas le triste sentiment d’être venu  pour  rien.  D’autant  que  pour ce il avait parcouru près de cinq kilomètres à pied, or d’ordinaire le pied ne sert qu’au jogging, le travail paie le transport.

Enfin cet infatigable s’assit. Il n’avait rien de remarquable pour quelqu’un de si inconnu.  Le Papou du fin fond de la  Papouasie  aurait  mieux  fait  l’affaire.  Mais  pour le contact c’eût été plus cher, ne rêvons pas.

- Curé, j’ai besoin de vous.

- Baptêmes  ,  enterrements,  mariages,  confessions, messes, exorcismes, extrêmes-onctions  ?  proposa  l’homme d’une voix anxieuse.

- Exorcismes, ça a l’air bien ça; comment est-ce qu’on procède ?

- Des prières.

- Ah.

- Qui faudrait-il exorciser ?

- Le pays.

- J’ai déjà essayé... C’est fatigant et inutile.

- Parlez-moi de vous.

- De moi ?

- Oui, votre vie, nos lecteurs veulent tout savoir.

- Des prières.

- Ah.

- Oui.

- Ce n’est pas très passionnant.

- Ça dépend.

Visiblement il ne  saisissait  pas  que  le renouveau du sacré devait passer par le journalisme.

Mitois père fit un nouvel effort :

- Vous faites beaucoup d’exorcismes ?

- Jamais. Il y a trop d’atteints.

- Au moins avez-vous déjà vu des OVNI ?

Non, il se riait de ces bêtises-là. Des exorcismes aussi d’ailleurs. Le journalisme il s’en tamponnait et la politique également, sans parler de l’économie.

Qu’il  est  donc  dur  d’oeuvrer  à  la  renaissance  de l’Esprit quand on se heurte  à  des routiniers, des conservateurs du mal par peur de  pire.  Les prières, c’est très bien mais pas efficace sans la  une  ou  au moins la dernière page des canards, Jésus né aujourd’hui  aurait placé ses billes là où ça fait boum, Mitois dixit, qu’on parle un peu plus de lui quoi, il aurait pétaradé perché  moto, et sa nana arrière aurait été fière de lui avec  un «I love Jésus» sur chaque fesse. On vit, oui oui,  une  grande époque, une grande aventure humaine, une admirable ascension  de  l’homme  au ciel, ah le progrès bordel ! mais pour  que  souffle l’Esprit pour chacun il est temps de mettre le ventilateur.

Et Mitois se mettait à  rêver de combats de discours sur le ring entre le curé, à ma  droite,  et le bon pasteur, à ma gauche, d’un groupuscule, le  type à Mahomet, celui d’Inde... Ils auraient leurs fans qui  se feraient la guerre pour leurs fois. Et les prix seraient des fidèles.

Mais le curé  refusait.  Il  avait des idées religieuses sur la religion. C’était un emmerdeur.

- Imaginez ! Vous feriez  salle  comble tous les dimanches au lieu de vos trois  ou  quatre  petites vieilles... Au lieu de quête vous faites  payer  l’entrée...  Les recettes financent votre publicité dans notre journal et on fera en sorte, soyez tranquille, qu’il vous  en  reste,  certes,  un petit quelque chose.

- Franchement nous avons dépassé le stade des conversions artificielles.

- Ça se fait aux U.S.A. !

- Pourvu que ça y reste.

Mitois  en  resta  les  bras  ballants  :  quelqu’un qui n’admirait pas  les  Etats-Unis  d’Amérique,  un  demeuré. Il s’attendait bien à des  difficultés considérables, mais là... L’autre restait serein dans  son  fauteuil, cognac non merci, cigare non merci, il n’aimait  rien,  attardé d’un autre siècle, qu’est-ce qu’on pourrait en  faire ? Or maintenant qu’il en avait été question dans le journal, plus moyen de le laisser de côté, de parler  de  sa  secte sans lui... et certains dieux ne dorment que d’un oeil, mieux vaut ne pas les fâcher, sait-on jamais...

 

 

 

 

 

Mitois rejeton amena Beauté Nordique à papa. Les Ralliés de la Sérénité comptaient sur  une pleine page, de préférence avec photo de  leur  chargée  des relations extérieures; elle était venue préparer une rencontre  au sommet. L’Elu en effet avait des idées arrêtées  sur  la  presse, c’était un Elu méfiant; il voulait des garanties.

- Des garanties de quoi,  bon  sang ! s’exclama la journaliste-directeur qui avait  toujours  estimé  que la presse avait tous les droits, y  compris  celui  de  la diffamation et que personne n’avait à protester (les  lettres de ces cons de mécontents au panier; celles dont  la  loi imposait la publication, en tout petits caractères  et mal placées et, si possible, suivies de quelques  lignes  assassines). Enfin c’est un journal honnête, ici.

- Justement,  nota  Beauté  Nordique,  et  son sourire astral flotta au-dessus de  la  collection  complète  du «Maintenant d’A***» La bonne conscience non  religieuse  pousse à des bévues, elle est l’outil du mal. Vous qui cherchez l’Esprit, ne voyez-vous pas que vous n’êtes rien sans lui ?

- Rien, rien... bougonna Mitois père qui se trouvait beaucoup concevant  la  presse  comme  Dieu  et  lui  comme  son pape. N’exagérons pas.

- Nous ne voudrions pas,  reprit l’astre des Ralliés récitant sa leçon, subir le triste sort du curé...

- Il a eu droit à une recherche spéciale !

- Sur ses goûts en poisson.

- Le catholique fait maigre le vendredi.

- Nous aussi. Justement.

Le fils du pape n’ayant pas  comme  lui la claire vue de l’indépendance de Dieu objecta. Il  avait  à la vue de Beauté Nordique une idée plastique de la vérité.

- Pour le curé, dit-il, on trouve des livres sur la question, chacun peut aller plus loin dans l’information, mais sur eux, encore obscurs et en pleine  expansion,  nous serons la seule source; il faut être particulièrement précis.

Beauté Nordique machinalement cherchait  le  lit et n’en apercevant pas jugea ce bureau directorial pauvre et particulièrement inconfortable. Seul le  fauteuil du vieux était satisfaisant. Comme on ne passait toujours pas aux «discussions pratiques», elle sortit du cadre strict de sa mission et pour une fois qu’on ne la  surveillait pas entreprit d’exposer ses petites idées personnelles sur le Tout-Puissant. Elle raconta comment dès sa naissance elle  était  marquée du signe de Marie-Madeleine en haut du sein droit, et elle montra (au sujet de ce signe cf.  saint  Thomas  et  saint Augustin, entre autres), Il s’était manifesté très  tôt à elle dans sa virilité divine et elle n’avait jamais rechigné au boulot car au sanctuaire elle adorait se promener  avec  la palme et en toucher le crâne béni des Ralliés.  Certes elle n’était pas arrivée à cette haute position en un clin d’oeil, il lui avait fallu la mériter, mais aujourd’hui son bonheur était total et elle aurait voulu rapporter plus de  sous.  A son avis, mais  prière de ne pas le répéter  à  Daniel,  des religions il en fallait pour tous les goûts, mais comme  il  y  avait  quasi-unanimité de goût à son sujet elle  flanquait  l’oecuménisme à ceux qui la fréquentaient. - On  donne  ce  qu’on  veut,  mais plus c’est mieux; sinon Dieu n’est  pas  content  et  elle ne recommence pas. - Le Tout-Puissant  l’avait  faite  à se ravir, elle est hic et nunc pour qu’elle le contente et d’ailleurs le journal si elle en juge d’après son nom est tout pareil, ce qui prouve qu’elle sera   bien  dans  le  journal  et, comme tout est signe, que c’est un signe, alors allons-y.

Elle était ravie d’avoir pu parler si longtemps, d’habitude personne ne l’écoutait, elle n’avait jamais eu de copine parce que les gouines n’étaient pas aimées de Dieu, on ne savait d’ailleurs pas  pourquoi,  ça  aurait pu rapporter gros. L’Elu disait que la Bible  n’était pas favorable, bon. Ce devait être une autre  religion,  on  ne peut pas les pratiquer toutes. Pareil, tiens, on  lui interdit les gâteaux, pourquoi  Dieu  interdit-il  les gâteaux ! Ah les mystères de la trinité. Il faudrait un beau sanctuaire avec  de l’or et des lits partout. Mitois fils n’avait pas  de sous, le père paierait pour lui ? Dieu est  intransigeant  sur  les sous, c’est la preuve humaine de l’amour qu’on lui porte; il faut se sacrifier pour mériter, car tous nous nous devons.

Mitois père ne pouvait pas  faire abstraction de la présence du  fils  et  de  son  antériorité  sur  le sujet, mais l’Esprit soufflait sur lui et il commençait d’être content de sa croisade.

Le désir secret de Beauté  Nordique était de conduire un jour l’office elle-même, d’être,  au  moins une fois, l’Officiant, de prononcer les mots  sacrés  dans le haut-parleur et de dire les jolies  choses  que  Dieu lui murmurait souvent à l’oreille. Elle avait remarqué qu’on  ne dit pas assez ce qui est inconvenant et qui  Lui fait particulièrement plaisir, ce qui prouve que le monde est bourré d’athées sales radins.

Le secrétaire et tout le personnel devaient écouter, réconciliés, derrière la porte. Le capitonnage ne donne pas les résultats escomptés. Beauté  Nordique raconta encore quelques histoires à sa mode  et  obtint  pleine satisfaction quant au but de sa visite. Mitois fils ferait son entrée en journalisme avec les articles sur  les Ralliés écrits en collaboration avec l’Elu que  par  ailleurs Mitois père rencontrerait. En outre  il  augmenterait  sérieusement  la semaine du petit.

 

 

 

 

 

 

C’était plein de télés  partout,  Ahmed aimait beaucoup. Il était venu chercher  l’inspiration  dans ce rayon d’hypermarché et elle lui venait en flots de couleurs. Il aimait le bleu et le rouge. Marc l’avait mis  à  contribution sur le vaste problème à sous-problèmes du recul  de l’Islam et des progrès de l’intégrisme islamique, mais à  traduire  au niveau local, il fallait  donner  l’image   de  l’évolution  musulmane ici, il fallait trouver les gens influents, les faire connaître. Oui, mais Ahmed ne connaît personne comme ça.

Il décida d’aller demander conseil  à Francis et pour ce alla à la sortie  de  son  lycée.  Francis était d’une humeur massacrante, on lui demandait  de  savoir  des  tas de leçons alors que, après tout, il n’était qu’un homme; il gardait une dent contre les Alpes,  intéressantes comme centre de loisirs mais déprimantes du point de vue de la géologie.

- Je suis venu, dit  Ahmed,  pour  te  parler de l’esprit, le truc à Marc. Il veut que je l’aide.

- C’est pas drôle non  plus,  fit Francis plein de commisération.

- Tantôt il souffle, tantôt il souffle pas, va comprendre.

- Oui, c’est un capricieux...

- Tu l’as déjà senti, toi ?

- Je suis athée, comme ça je suis tranquille.

- Moi mon père il me foutrait une pelle si j’étais athée.

- Faut lui servir des phrases de Marc.

- Y s’en moque, il les comprend pas.

On chemina.

Le soleil  se  décourageait,  il lançait des regards ennuyés et les belles poussées  la  veille à montrer des éclats de peau allaient se rhabiller.

Francis agressa le problème :

- La presse fait l’opinion. En somme tu dis ce que tu veux et l’opinion finit par s’y conformer.

- Tu crois ? s’inquiéta Ahmed.

- Sûr. Qu’est-ce qu’il est ton père ? Intégriste, hein ?

- Il est rien mon père, il fait des prières, c’est tout.

- C’est le chef local des intégristes, ton père.

- ... Ah, ptêtre bien.

- Un salaud d’intégriste.

- Ouais, c’est un salaud d’intégriste, mon père. Je me disais aussi : pourquoi est-ce qu’il me cogne toujours !

- Tout s’explique.

- Les cantonniers, c’est tous des intégristes.

- Ils noyautent comme ça les corps vitaux de l’Etat.

- Je me souviens, raconta  Ahmed,  d’une conférence à la maison. Il était venu de loin  des gens mystérieux que je ne reconnaîtrais pas et ils donnaient des directives sur la manière de laisser un papier  sale  sur  trois  et de se mettre en grève juste lorsqu’une route vient d’être défoncée.

- Ton père il  a  sûrement  dû  comploter  avec mon père, dit Francis, car mon père il est  pas  raciste, même avec un cantonnier. Un Arabe et un athée, ça fait la paire.

- Tu crois ? s’inquiéta Ahmed.

- Evidemment puisqu’ils  veulent  tous  les deux renverser la tradition catholique du pays. Ce sont des alliés potentiels.

- Je trouve que ça  va  faire  un  bon article, dit Ahmed. Du comme on en lit pas souvent.

Restait à trouver Marc et  à  lui apporter les résultats d’une enquête  express  aux  conclusions terrifiantes. Toutes les mémés en trembleraient  dans leurs fauteuils confortables et la vente progresserait.  On  l’espérait  à la cantine mais avant on l’eut en vue avec une blonde mirobolante. Francis la jugea mille fois supérieure à  la grassouillette et conclut à l’intérêt de la carrière de journaliste.

- Le fils du chef  des  intégristes musulmans, dit-il en présentant Ahmed.

- Je suis moi-même  très  intégriste,  dit Beauté Nordique en tendant sa petite main  potelée, longue, douce, qui insistait toujours un peu trop, qui  ne  savait  pas se retirer, qui se promenait dans votre main, sur votre main, avec une innocence manuelle d’une efficacité qui fit passer Ahmed au rose.

- Le fils du chef du  parti  des athées, dit-il en présentant Francis.

Beauté Nordique aimait tout ce qui était religieux. Elle avait même il n’y a pas longtemps évangélisé le député Lejeune comme il avait besoin de réconfort après des misères qu’il avait faites à un  incroyant.  Elle  pensait aussi qu’un beau garçon ne peut pas être un ennemi  de Dieu - et cela en dépit des avertissements réitérés de l’Elu  -  et que son devoir de femme était donc de le rallier.

Elle se sentait pleinement  heureuse ce jour-là. Libre ! Ses idées personnelles commençaient  de s’affirmer, elles valaient  bien  celles des  autres.  L’auditoire  était  parfait. L’inspiration l’inondait. Elle parla :

- C’est  la  femme   qui  mène  au  Ciel.  Athées, musulmans, bouddhistes, chrétiens, je m’occupe de tous, car j’ai le sentiment oecuménique. Moi,  voyez-vous,  je  suis une parmi les Ralliés de Dieu, dirigés par  le  prophète Daniel, et je suis entièrement soumise à la volonté  sexuelle du grand Tout. Notre mère Nature fut la première des putains et je poursuis sa tâche en ce monde sans relâche en Son nom. Car tous nous nous devons. Avez-vous des sous ? Dieu  aime les sous. Moi je préférerais le servir sans qu’il  soit  question de soucis matériels mais il faut bien vivre.  Hein  ? Hélas je bouffe beaucoup. Ce que j’aimerais, c’est  parler dans le micro au sanctuaire. Avez-vous déjà parlé dans le micro à l’église ?

- Les musulmans ne vont pas  à l’église, dit Ahmed, mais parler au micro ce doit être bien.

- Une fois, dit Francis, j’ai  parlé dans le micro de la télé locale, c’était sur les menus de la cantine.

- Je me souviens, dit Marc. J’ai parlé aussi.

Beauté Nordique les regarda avec envie. Elle n’avait encore jamais pensé à ce  micro-là.  Et pourtant, quel tremplin pour Dieu. Ou même une pub.  Elle  avait la plastique ad hoc, elle racolerait mieux que la fille des jeans Lewis. Marc nota qu’une campagne dans la  presse écrite trouvait son prolongement normal au petit écran. Il  en  parlerait à Papa. Mais il faudrait une aide politique.

- Est-ce que le  député  ferait  l’affaire  ? s’enquit Beauté Nordique illuminée. Je le connais un peu.

- On se demandait justement  comment  le mettre dans le coup, dit Marc.

Beauté Nordique eut une  vision  du  comment et elle eut une forte  envie  de  l’énoncer  mais  avec un musulman et un athée on ne sait jamais,  il  était préférable de les rallier d’abord, ils comprendraient mieux après.

On évoqua alors - forcément  -  le cas Bretillot. Est-ce qu’il n’allait pas emmerder celui-là ? Et Beauté Nordique eut une intuition au sujet  de  la  Grassouillette. Elle n’en dit rien, mais par  cette  réunion  imprévue  que l’on continuait dans un bar où elle buvait un cocktail interdit par l’Elu, la campagne fit un pas en  avant  que  les coups de téléphone de Mitois père, urgents et  toujours  pas donnés, n’auraient jamais obtenu.

Ahmed goûta le cocktail.  Francis goûta le cocktail. Beauté Nordique en prit un  second  qui  eut un égal succès. Et Marc paya les boissons avec l’argent de Papa.

 

 

 

 

 

L’âme s’emparait de la ville.  Jusque là, on était tranquille. Mais avec la campagne du «Maintenant d’A***» certains s’étaient inquiétés.  Etaient-ils  complets  ? Avaient-ils un peu d’âme ? Dans le quartier  puant on n’osait plus se plaindre, peut-être payait-on pour  un  petit  manque  d’âme et on n’avait pas envie de se  l’entendre dire par le voisin. D’une manière générale un léger  sentiment  de culpabilité se développa. On ne fit pas  moins  de  saloperies,  mais on les fit moins gaiement. Le bon temps était fini. Dieu était revenu et ça allait faire mal.

Son retour était déjà  perceptible  dans certains petits commerces locaux. Par exemple  Mitois  père était parti comme d’habitude d’un bon  pas  acheter  ses revues pornographiques qu’il glissait alors  discrètement  dans  sa  serviette, mais arrivé devant sa vendeuse habituelle, si jeune et si charmante que c’était déjà un  plaisir  de  les lui demander, de les lui voir prendre en main,  de  les  lui  voir tendre et de la voir compter les sous que  cela lui rapportait, arrivé devant elle, comme d’enthousiasme elle  lui  parlait de sa campagne, et son regard scintillait  au  point  de mettre de l’érotisme dans l’âme, et déjà elle tendait  la main vers la peau nacrée d’un entrejambe, arrivé devant elle, des clients surgissaient et le reconnaissaient comme le guide spirituel des médias, et il apprit ensuite qu’à partir de ce jour, elle avait cessé de l’appeler «le vieux cochon» et  il  en fut triste, arrivé devant elle... il acheta son propre journal. Les autres crurent devoir suivre son exemple. Jeannine  nota que Dieu faisait un sale coup aux petites  gens,  elle  faillit porter la note de son déficit au curé. D’autres  exemples : les restaurants firent de moins bonnes affaires, les cavistes aussi. En outre certaines émissions  TV perdirent de l’audience, certains films  n’eurent  plus  de spectateurs, certaines chanteuses changèrent les paroles  de  leurs chansons de peur d’être à l’index... Chacun se mit à surveiller chacun pour voir si en lui il y avait de l’âme. Et on en voyait.

Mitois papa était rentré  chez  lui  sans  revues et furieux. Ses employés  se  demandaient  pourquoi  il était allé acheter un journal  qu’il  avait  à  profusion  pour rien, il avait bonne mine. Il arpenta. La mécanique des jambes ne calmait pas le cerveau. Il  prit la décision. Il fallait réhabiliter le sexe spirituel, faire  savoir que l’âme aimait jouir elle aussi et que la  priver était criminel ! Beauté Nordique expliquerait tout cela à merveille. Le journal l’appuierait à fond. Pour la santé publique, on irait beaucoup plus loin que ne le demandait l’Elu, l’âme ne devait pas mettre le corps en danger, et les  petits  commerçants  non plus, sinon ceux-ci, quoique  évangélisés,  n’achèteraient  plus  le  journal.  Il consulta l’annuaire mais les  Ralliés  n’y étaient pas; alors il prit son chapeau, sa  canne, et sur des données imprécises se mit à la recherche du sanctuaire.

Un peu de soleil se gonflait d’importance et de place en place produisait de  l’illusion  :  un cabaretier sortait les tables pour sa terrasse,  un footing-man claquait courageusement des dents torse  nu,  une  grand-mère se risquait à ôter son manteau... L’air était  gai  et  le  resta jusque dans le quartier puant où Mitois père  tomba sur les autorités et sur un chat blanc.

Dès que le  maire  l’aperçut,  il pâlit. Notre Bretillot est un homme plein de jugeote. Il se doute bien que le directeur du journal local ne se promène pas, surtout dans un lieu avec une odeur pareille, et que, s’il se rend lui-même sur le terrain, c’est avec  d’évidentes mauvaises intentions. Mitois père à l’aimable  salut  aimablement  répond. Par déformation professionnelle il s’enquiert de ce qui ne va pas.

- Le maire fait l’impossible, répond le maire.

- Est-ce que je m’abuse  ou  n’y  a-t-il pas une légère odeur offensante ?

- La mairie met en oeuvre de gros moyens, répond le maire.

- Tu es au courant de notre campagne ?

- Ça oui ! Me faire ça  à  moi, un copain de lycée. De l’âme, ici. Tu veux ma mort politique !

- Je constate des  faits,  c’est  tout.  Elle courait dans le coin, je l’aime le  premier.  Il  va  bien  falloir que tu en tiennes compte.

- Jamais !

- Roger, réfléchis.  Tes  électeurs  sont en pleine mutation; dans un pays  depuis  longtemps  en prospérité, beaucoup sont las d’avoir  des  assiettes  bien  remplies,  des  télés, des films, des disques... bref que  ce  soit toujours  pareil. Ils ne veulent  rien  perdre et  ils  veulent  du nouveau. Qu’as-tu à leur offrir ?

- On répare les égouts,  c’est  déjà beau; s’ils m’emmerdent, je les laisse comme ça pendant six mois.

- Tu n’enrayeras pas l’évolution historique.

- Ils  pourront  implorer  Dieu  ou  Dieu  de  faire diminuer l’odeur.

- Roger, tu n’as politiquement pas le droit d’aller contre le voeu évident de la majorité des électeurs. Ils veulent, en se regardant dans une glace, se  dire  :  eh, je ne suis pas que ça. Il faut reconnaître que pour beaucoup c’est un réconfort.

- En tout cas, pas le curé. Tu l’as encensé !

- Simple erreur d’aiguillage, il ne  fait pas du tout mon affaire.

Un accord se dessinait quand le chat parut.

Il était énorme. Assez  gras.  Et  il humait avec un air dégoûté. L’équipe de  télévision  commandée  pour la descente sur le terrain du maire le filma par désoeuvrement. L’animal, au lieu de faire  preuve  d’une  bienséante modestie, fait la vedette, alanguit ses yeux  verts  qui hypnotisent la caméra, se donne nonchalamment  de  petits  coups de langue élégants, fait celui qui s’en va,  évidemment revient. Et toujours avec la tête de méditer l’odeur. Le reporter adorait les chats. Il est hypnotisé par les  grands  yeux  verts. Alors il parle du chat et il oublie le maire.  Minet blanc et Bretillot se font face. Il hurle contre  le  caméraman,  contre le reporter. Le chat l’ignore. Le caméraman, vexé, aussi. Le reporter ne sait pas quoi faire. Mais Bretillot le sait, lui. Un homme politique est un homme de décision. Il a l’habitude des affaires de police. Son dos se voûte,  son  bras s’allonge jusqu’à terre, sa main nerveusement agrippe une  pierre,  il se redresse, il est immense, son bras  projette, sa main s’ouvre... heureusement qu’il est  maladroit.  Mais  le  geste  lui fera un tort considérable, car les  journalistes,  futurs  virés,  le soir passeront cette  séquence  précédant  l’interview officielle, pour se venger, et les  électeurs feront savoir leur profonde stupeur, leur mécontentement profond,  leur malaise devant ce spectacle étalant une  rare  cruauté.  Il  faut  que le maire s’explique !

En attendant, après le constat que son geste est inefficace, Bretillot  prend   la  caméra  au chat, d’autorité. Une perruche s’approche et  regarde.  Ces  gens sont vraiment curieux et très colorés.

 

 

 

 

 

 

Mitois père reprit  sa  marche  aventureuse et guidé par son seul instinct journalistique tournait en rond. Cela ne le démontait pas car il avait  une longue carrière derrière lui. Suivant le principe  qu’il  se  passe  toujours quelque chose partout, il s’arrêta  brusquement,  sortit  son  carnet et se tint prêt à prendre les notes de base pour un article. L’endroit était désert. Ce  qui parut digne d’être noté. On voyait des pâtés à balcons formant rues et ruelles, devant les portes des poubelles  débordaient,  çà  et là des papiers sales, des mégots, des merdes, des déchets non identifiables. On ne devait pas voter Bretillot par là. Quoique... Mitois se mit à sourire... Les gens  n’avaient  le choix  qu’entre Bretillot et Lejeune depuis des  années. Enfin si les politiques refusaient de soutenir la croisade,  il  y avait en ces lieux de quoi les en faire  repentir.  Rue ?... Rue  J.-P.  Molinier, maire  de 1911  à  1936.  Jamais  entendu  parler. Permettra  le  genre : s’il revenait aujourd’hui...

Une femme sortit, elle  allait  ajouter  un sac bleu sur une poubelle et fixait Mitois  comme  si elle était myope. Il s’approcha. Elle eut un léger mouvement de recul :

- Bonjour Madame.

- ...

- Je cherche...

- Ah !

- Comment ?

- Vous ! Encore !... A l’aide ! Au secours !

Des têtes jaillirent des murs  et en le voyant seul grimacèrent de menace. Des femmes à balais sortirent les premières, suivies de peu par des  mecs vrais de vrais. En quelques secondes,  Mitois  père  fut  devant  un  mur  humain  et  sa conscience s’aperçut qu’elle  n’avait  jamais été tranquille. Forcément, quand on a vécu  longtemps, on a fauté souvent. Il n’avait certes écrasé  nul,  juste  des  doigts  de pied, des pieds parfois, des  jambes  par-ci  par-là,  mains  et bras à l’occasion, abdomens par exception.  Avant  la pénible situation, il se sentait donc blanc et fier de l’être. Il noircissait à vue d’oeil et cela  n’étonnait que lui. La foule maladive ne remarquait rien. Commença  alors  la danse des femmes hystériques rythmée de  menaces  incompréhensibles. Le choeur des hommes prit la  relève  et  Mitois père eut vraiment très peur. Il aurait dû commencer  sa croisade pour l’au-delà plus tôt. Et ne pas sortir seul.

Il hurla : «Je suis journaliste !»

Le mot  magique  n’opérait  pas,  au  contraire. On leur avait déjà fait le coup. On leur avait même promis leurs photos en première page et  il  n’y  avait  rien eu. Il paierait aussi pour les journalistes.

Brusquement  le  ciel d’orage  s’entrouvrit et un ange parut :

- C’est pas lui, dit-il.

- Allons bon, lui répondit-on.

Quelqu’un ajouta :

- Il fait pourtant bien l’affaire.

- Il servira de leçon pour les autres, souffla Diabolo.

- C’est pas lui, dit l’ange.

Un silence hésita.

- Eh non, soupira-t-on.

La déception de  masse  gonflait  les  coeurs des braves gens. Mitois père, encore mal remis, en fut ému.

-  Si  vous  m’expliquiez,  au  moins,  dit-il,  je  pourrais peut-être vous aider.

- Un otage journaliste c’est  toujours bon à prendre, observa un par-là-dedans.

- C’est librement que je veux vous aider !

On ricana.

Il se justifia :

- Les campagnes généreuses font monter le tirage.

- C’est le père  Mitois,  dit  quelqu’un,  un vrai salaud, il connaît les ficelles; si on le  tient bien, il peut nous être utile.

- Oui, dit-il le coeur plein d’espoir, c’est ça.

Enfin on l’assit sur une borne  et  on lui demanda si ce n’était pas le curé, qu’il soutenait, qui dévoyait les filles au service de Dieu. On l’avait  pris,  lui, pour un des racoleurs parce qu’il était  si  bien  mis,  quoiqu’il n’ait plus l’âge, sa décrépitude aurait dû  le  protéger d’une telle méprise; mais voir ces garces  de filles partir faire les putes pour les riches justifiait  de  s’en  prendre à n’importe lequel. Mitois père revit le curé  et ne lui trouva pas la tête de l’emploi.

- Non, dit-il, sa photo  à  côté  de  l’article ne ferait pas vrai; c’est sûrement un autre.

Les gens ici ne connaissaient pas bien les sectes. Comme ils n’avaient pas encore d’âmes,  parce que le journalisme ne leur en avait pas encore donné, ils se contentaient d’en vouloir au curé  et  à  Bretillot,  ils  ne comprenaient pas que leurs  filles  avaient  eu  accès  à  une  catégorie  de privilégiés, qu’elles avaient pu aspirer à autre chose qu’à contempler les poubelles débordantes de ces quelques pâtés.

La police refusait les plaintes parentales sous prétexte que les filles,  majeures,  étaient  volontaires, comme si un enfant, même à vingt,  même  à  trente, voire à quarante ans, savait jamais ce qu’il faisait. La répugnante mauvaise foi se traînait dans les couloirs de l’élégante justice qui, grâce à ce système de croyances, pouvait sans remords baiser les plus belles des filles pauvres.  La  politique refusait d’intervenir, entretenue.

Mitois père apprit entre  autres  l’histoire de la fille Couture. Bien  faite  de  sa  personne,  évidemment, sinon on l’aurait laissée, frigide probablement, elle tournait sur les trente ans sans avoir  assumé  sa féminité. Les prêts-à-aider ne manquaient pas  mais  elle  était dépourvue d’enthousiasme sexuel et tous les projets  que  commères et compères avaient édifiés pour elle étaient restés célibataires. Pourtant, vous l’auriez vue deux fois par semaine  à 7 h 30 précises descendre son bleu sac poubellaire, avec une distinction préaristocratique, une élégance qui  confondait  les éboueurs les plus endurcis, soulever le couvercle  poubellaire,  déposer le sac plutôt que le jeter,  retirer  sa  petite  main blanche de la gueule effrayante, et pure et  délicate  oiselle se rendre au bureau pour égrener des comptabilités  ! Par rapport aux rombières du coin... elle avait  de quoi faire fantasmer... combien de bien baisées grâce à  elle...  Un jour se glissa dans la rue un mec dont le  pantalon avait des plis impecs. Sa face mignonne révélait le franc salopard.  Il  était trop net pour être net, trop tout;  il  était  suspect. La fille Couture en resta son paquet poubelle  en  l’air.  Il en profita pour lui adresser la parole. Certes il ne  dit  rien que du banal mais de telle sorte que c’était sexuel.  La pauvre en fut si gênée qu’elle partit avec le sac  poubelle à la comptabilité. On ne le revit plus. Mais elle dépérissait. Elle s’absenta. De plus en plus souvent. Toujours  belle, toujours digne. Elle disparut.

Il y eut un silence De profundis.

Mitois père,  touché  de  ce  drame,  posa les questions d’usage pour tenter  d’y  comprendre  aussi quelque chose. Il n’obtint aucune réponse et  jugea  que,  après  tout, il n’en avait pas besoin.  Dans  le  journalisme la sensibilité prime sur l’information.

Plusieurs autres cas, aussi  clairs,  lui furent contés. Enfin on se sépara, il avait vingt ans. Son sang bouillonnait à la pensée de ces  belles cavales, il participait pleinement à l’excitation commune  et  si  sa  volonté  de les retrouver était désormais inébranlable, ses  mobiles étaient de plus en plus  flous. Toute  peine   mérite   salaire  et  Dieu, à ses meilleurs serviteurs, doit le Paradis.

Il marchait à grands  pas,  sans  se servir de sa canne, oubliant le but de sa sortie, lorsqu’il s’aperçut que le chemin correspondait maintenant aux indications de Beauté Nordique.

 

 

 

 

 

Le conseil d’administration  de  la  Ita-B-Com  était le siège d’un affrontement  terrible  et  le président aurait sa photo même dans des  revues  nationales.  Dans  le si moderne monde moderne où les  sous  sont  menacés de partout, il faut s’étendre, diversifier, se  protéger,  acheter. Une quinzaine de gagnants américanisés s’étaient  réunis.  On avait fait de petites économies et on  cherchait  comment les caser. Marcel de Beauséant était partisan de l’internationalisation, à partir d’un solide  réseau  européen  qu’il voulait renforcer en s’implantant à Milan jusque là  oubliée; son opposant le plus acerbe, Piquart, président  de  surcroît,  ne  jurait que par l’acquisition d’un petit Pauillac Pichon-Longueville ou alors (concession) d’un Pomerol  :  jusque  là l’entreprise s’était contentée de produire des emballages,  il était temps de mettre quelque chose dedans. De  toute  façon on se garderait un douillet matelas d’un  mignon  milliard  et  on  ferait de la plus-value à gogo. Dans un  cas,  en plus, on sifflerait gratis; de l’autre Milan était  très  polluée et détestable pour des poumons de décideurs.  Pourtant  on hésitait. La dégustation avait failli l’emporter.  Même le numéro de stripteaseuse, douce  tradition   maison,  sur  lequel  Piquart comptait  beaucoup, n’avait  pas  emporté la décision. Alors quoi !

A moins de demander un report et d’avoir recours à l’Elu et à ses troupes, il ne voyait pas de solution. Or sa fortune personnelle avait fortement besoin de cet emploi de la fortune de l’entreprise (prononcer à l’anglaise).

De Beauséant s’opposa au report.

Cet homme était agressif.

Il n’avait pas encore  d’âme  et  son  approche des sous restait fast-food. Il  n’avait  rien  d’élevé. Un bon contrat pour lui régler son compte,  voilà  ce qu’il méritait; hélas, on n’était pas à Marseille, ville de rêve.

Piquart  reprit  la  parole   et  la tint longtemps surveillant les plus  vieux  pour  voir  s’ils craquaient, s’ils allaient sommeiller  enfin,  mais  l’idée  que  De  Beauséant allait avoir sa peau les  maintenait  éveillés. En même temps il concevait un  plan  craquant,  épongeant son machiavélisme qui lui coulait du front. Il  lui  fallait un homme neuf pour contrer l’ennemi, il fallait en  puiser  un dans le vivier de l’organisme de formation interne  de l’entreprise, un falot à couteau et prêt à s’en  servir,  au  sens  figuré bien sûr et malheureusement (toujours). «Le  danger  est  de prendre pour une innovation, à cause d’un  retard qui ne m’est pas imputable, ce que tous les  autres  ont  fait.  Mieux vaut être les premiers ailleurs que les derniers  à  Milan.» Par exemple le mari de la Grassouillette. Piquart avait eu recours à la femme et tout naturellement, à  l’occasion, il pensait avoir recours au  mari.  En  espérant  que  ce  dernier  serait digne d’elle. Or il n’avait  pas  la  foi, mais Piquart l’ignorait. «D’ailleurs nous ne sommes pas  au point pour une internationalisation plus poussée à  l’heure  actuelle, il faudrait diversifier la formation des  cadres  et  leur faire suivre des stages dans des universités  américaines, cela prendra un an, deux ans...

- Six mois, coupa De Beauséant.

- Six mois, appuyèrent les autres.

- Soit, mais c’est  trop  court»,  et intérieurement il jubilait.

 

 

 

 

 

 

Le  Grassouill,  il  débarquait   dans   le  fleuron  de l’industrie locale en  provenance  d’une compagnie pétrolière où il assumait l’intérim de la  charge de chef de service des approvisionnements. Son ambition avait  louché  sur la direction de la division  planning  et  prix  mais, comme il était mauvais au tennis, il s’était  fait  orienter vers la sortie. Il faut dire qu’à  cette  époque  sa femme n’était pas encore croyante, sa conversion  eut  lieu  ici.  Pour  se recaser il avait barboté dans des  formations  diverses en étudiant surtout la graphologie pour  piéger les recruteurs qui s’étaient déjà payé sa tête. Le couronnement de ses efforts fut la responsabilité des  approvisionnements  et  de  la  logistique à Ita-B-Com où Piquart  jugea  ses  mérites  médiocres mais son absence de  scrupules  économiquement  morale.  Il s’agissait maintenant d’en faire le directeur  du  marketing et des ventes; seulement d’après ce  que  l’on  avait pu voir, il était toujours aussi mauvais au tennis,  et cela rendait sa nomination difficile. Afin  de  surmonter  ce handicap, Piquart eut recours à la science des  astres; ceux-ci voulurent bien causer avec le Grassouill  et  lui  dénichèrent une corbeille de qualités qui surprit même celui-ci  et lui donna pour la première fois la  coupable  pensée  que  peut-être,  un jour, il s’assiérait dans le  bon  fauteuil  bien placé de l’honorable président. Une tireuse de  cartes lui avait d’ailleurs prédit que ses qualités scientifiques  le  mèneraient dans des lieux de silence et  de  solitude  -  jusque  là  il avait bêtement craint que ce ne soit la prison. La prise de galon se fit officiellement dans la salle la plus  cossue et il dit les mots sacrés sur  le  travail  d’équipe,  sur  la  reconnaissance à l’entreprise, sur le nécessaire  remplacement du français par l’anglais, puis  il  fit  la  plaisanterie  qui doit toujours conclure pour faire  sympathique.  On  avait obéi aux conventions, maintenant au  travail.  Piquart  expédia en formation aux U.S.A. tous les  éléments  favorables  à De Beauséant, le Grassouill prit sur ordre secret quelques mesures qui faisant chuter les ventes en  certains  pays prouvaient nettement que la diversification  valait  mieux  que l’internationalisation outrancière. Enfin il restait à  convaincre ou à rendre malades plusieurs membres  du  conseil  toujours récalcitrants au Pauillac Pichon-Longueville; Piquart  songea donc à compléter l’action du mari par celle de la femme.

 

 

 

 

 

 

Piquart préférait  passer  par  l’Elu  plutôt  que de la contacter directement. Un  peu  de  morale  fait  du bien aux femmes. Elles baisent  mieux  après.  Naturellement, il était hors de question de se rendre  au  sanctuaire au vu et au su, mais, comme Daniel n’avait pas  le téléphone, le saint homme, comme Ita-B-Com a un appendice non loin du lieu consacré, une inspection de ce  dernier  pouvait  permettre une bifurcation vers Dieu. Lequel n’aurait pas à s’en plaindre car Piquart ne lésinerait pas. Il surprit l’appendice en plein travail, rien ne clochait, il était  furieux,  sa visite surprise offensait tous ces gens qui n’étaient pas  en position de le dire, heureusement; il en résultait une atmosphère lourde, pénible qui justifia pleinement de renvoyer  le  chauffeur et de préférer marcher. Les responsabilités pèsent, il faut s’aérer.

Mais le poids des astres  effarait  alors les Gloires du Zodiaque, frénétique bande à  l’écoute du bruissement céleste et qui concurrençait l’Elu  à  deux  pas du sanctuaire. Après avoir tenté de les rallier  et  avoir perdu quelques éléments de valeur passés à l’ennemi,  il avait méprisé ces êtres perdus et fauchés;  ils  ne  lui  rendaient  pas  la pareille et l’agressaient à l’occasion, allant jusqu’à tenter la prise de possession du sanctuaire quand le Scorpion tendait ses pinces mortelles sur les hommes soumis. La puissance astrale sur nos volontés et nos pulsions  est indéniable, ses effets imprévisibles sans la science ésotérique.

Nous nous trouvons ici à  deux pas de la Montagne Cosmique à deux pics, pic du  Soleil  et  pic  de la Lune, pour le commun des mortels  appelée  Butte  des  Chaumes et couronnée d’un côté par le relais T.V.,  de l’autre par un vieux fortin ruiné au passé connu des seuls historiens. Comme on sait, les mêmes lieux sont vénérés par  les religions les plus diverses et même lorsqu’elles ne les vénèrent pas elles s’y implantent sans raison, s’y  retrouvent  pour  s’y combattre. Ainsi, non loin, logeait Allah, et à  deux pas, son confrère Jéhovah. Ça ne plaisait à personne. Les  croyants de tous bords passaient pour également casse-pieds.  Mais  Bretillot  et Lejeune cette fois avaient été d’accord pour ne pas encombrer les beaux quartiers avec des divinités  certes  électrices donc à ménager, mais notoirement irascibles, capricieuses, entêtées dans leurs traditions anti-athées, tenant à des costumes folkloriques des temps bibliques etc. ,  si peu douées pour les  langues  qu’elles  parlaient   toujours  des langues d’ailleurs, bref difficilement fréquentables.

La rue était aux Gloires du Zodiaque.

Surtout la nuit.

On ne sortait pas seul.

Même Allah et Jéhovah comptaient alors l’un sur l’autre.

Mais parfois il y avait des cérémonies diurnes. Le défilé de ce jour tenait  du carnaval, ces vrais croyants avaient le goût des costumes  fantaisistes, du maquillage outrancier, des injures et de la quête.  On donnait. On évitait ainsi les agressions autres que  verbales.  Une  nymphette au masque de guenon se tortillait sans élégance sur une musique de tambourins frappés par des eunuques  rebondis  tandis que des polichinelles des deux sexes tentaient de lui faire subir des outrages et lançaient des  plaisanteries  salaces aux passants. Le symbole des Poissons inspirait  des parties de costumes et ornait quelques têtes; la  nymphette  vêtue de tuniques lacérées et plus ou moins  transparentes  portait au front, peint en or, le croissant de lune.

Piquart se trouva soudain nez  à  nez avec cette troupe, qu’il crut foraine, et lorgna  sans  vergogne la jeune beauté simiesque. Elle se trémoussait  justement  en plein centre de la chaussée tunique retroussée  et  seins jaillissants devant des automobilistes inquiets  qui  cherchaient  à la fois leur porte-monnaie et la  première bifurcation. Ils connaissaient, ils étaient du quartier;  les histoires d’automobilistes pingres sortis de leurs voitures  par les polichinelles et ayant subi des sévices divers  fleurissaient dans les bouches cerises des prudes, on ne tenait  pas à la vedette. Deux polichinelles se détachèrent de la troupe des Bacchants et entreprirent contre la fille une  danse  érotico-comique avec des attouchements qui faisaient  frissonner  à  deux pas de Piquart une belle femme qui s’efforçait  de ne pas regarder et hâtait le pas. Un eunuque se  dressa soudain devant elle, sa sébile à la main; aussitôt  d’une  main  tremblante elle chercha son porte-monnaie dans son sac et, comme elle hésitait, il le lui prit des mains et en vida la monnaie dans la sébile; puis il se pencha vers elle et l’embrassa dans la bouche; alors d’autres eunuques surgirent et se  mirent  à taper sur leurs tambourins; brusquement elle prit la  fuite; la troupe la huait. Piquart s’amusait.

Cela le fit remarquer. La  gamine  érotique le prit pour contempleur et multipliant  les gestes équivoques constituant son espèce de danse  l’invita  à  devenir son partenaire. Les polichinelles l’entouraient et commencèrent  de le pousser de l’épaule. Il se fâcha mais ses protestations étaient aussitôt couvertes de «hou !»  et  la  guenon  prenait des airs vexés. D’autres passants  sûrs  que  la  troupe  ne s’occuperait pas d’eux pour le moment s’amusaient à leur tour.

Piquart n’avait plus que deux  idées  : pourvu qu’il n’y ait pas de photographe et n’était-ce pas un coup monté par De Beauséant ? On le bousculait  pour  lui faire faire une sorte de danse en contrepoint de  celle de l’espèce de souillon qui venait parfois jusqu’à frotter ses seins  contre lui aux «holé !» de son escorte. Il  résistait  de toutes ses forces. Un eunuque tenta de l’embrasser. Il  sentit  une main lui saisir les testicules. Il cria : Je  paierai. On rit  et un polichinelle lui tendit   son  propre  porte-monnaie, vide. Alors la fille prit un masque  de  singe  dans la corbeille d’une femme-polichinelle et tenta de  le  lui  fixer sur la figure. Il hurla.

Deux hommes solides bousculèrent les Gloires du Zodiaque et le libérèrent sous les huées, mais on ne tenta rien contre eux; la troupe repartit, chantant d’étranges cantiques.

Piquart écumait :

- La police ! La police !

- C’est nous, répondit un des hommes.

- Et vous intervenez seulement maintenant !

- En le faisant,  nous  avons  déjà outrepassé les ordres, M. Piquart.

Piquart ferma les yeux de  rage,  en plus on l’avait reconnu.

L’homme continua :

- Il paraît qu’ils sont moins dangereux tant qu’on leur laisse faire leurs clowneries. Il y  a aussi la liberté des religions. C’est de la haute politique.

- C’est honteux. Pourquoi  Mitois n’en parle-t-il jamais dans son journal  !  Et  ces  cons  de  Lejeune  et  de Bretillot, qu’est-ce qu’ils foutent ?

- Je ne sais pas, monsieur.

Piquart enfin remercia; il  n’était, bien sûr, pas question de porter plainte, même  pour l’argent. Il repartit d’un pas rageur. N’était  l’idée  que  De Beauséant était derrière tout ça et qu’il lui  fallait  une revanche, il serait rentré chez lui. Mais la haine lui  mordait  le coeur. En outre elle allonge les foulées, elle améliore le souffle, ses effets bénéfiques pour un homme sur le  retour  ne se comptent pas. En avant !

 

 

 

 

 

Mitois papa se sentait  fatigué.  Il  avait en outre des impressions étranges, comme celle  d’être filé par une perruche et celle d’un réseau de surveillance de chats blancs. Son excursion décidément n’était pas  une  si  bonne  idée. Et où s’asseoir ? Son humeur devint  tout à fait maussade lorsqu’il comprit que cette baraque  sinistre à quelques pas correspondait aux indications  de  son  fils  et  de  Beauté Nordique, c’était ça. On ne devrait  jamais  s’écarter de ses beaux bureaux. Pourtant il n’était pas  si  loin de sa propre maison, mais il l’oubliait pour trouver  qu’il était loin de tout, en un coin inconnu et inquiétant; il  se paya le frisson, le petit seulement; et ragaillardi pénétra dans l’antre avec l’espoir d’y trouver un siège.

Piquart eut juste le temps  de filer par une fenêtre latérale. Il estimait que sa  journée jusqu’ici n’avait pas été bonne. Toutefois l’Elu lui avait accordé l’aide de Dieu.

En fait de siège,  Mitois  père  ne trouva que la longue pierre plate désignée religieusement  par  les termes «pierre des sacrifices» et comme on  n’avait pas répondu à ses appels et qu’il n’allait quand même pas fouiller la maison, benoîtement, par ignorance, il s’assit dessus.

Daniel réfléchissait.

Mitois se reposait.

Piquart trottait.

A eux trois ils feraient de grandes choses, car ils formaient presque un être complet. Mais, et les nuages ? - Quels nuages ? - Les gros  vilains nuages noirs ! Vraisemblablement appelés par le curé  prévenu  par  En-Haut que le journalisme allait affronter l’excès d’âme.

Un terrible combat  spirituel  se préparait secrètement. Dieu contre Dieu. Qui allait vaincre ? Les autres concurrents se frottaient leurs paluches divines.

Beauté Nordique  débarqua  solairement.  Elle alla droit embrasser Mitois papa qui apprécia.  Alors elle se mit à parler car son coeur de croyante  débordait par la langue et ses yeux étaient si brûlants, son visage légèrement coloré du rose de la passion si doux  que toutes ses paroles prenaient le sens  de  l’amour.  Elle  disait  qu’elle  gagnait  peu parce qu’elle ne connaissait pas de types assez riches.

Quand l’Elu se décida  à  paraître,  il  était mieux que lui-même. Beauté Nordique même  fut impressionnée et pourtant elle couchait avec. Mitois se  leva de la pierre des sacrifices et au magnétisme  serein  du  représentant du Ciel et des régions avoisinantes il tendit une main ferme.

Des fidèles entraient. Le  bruit  d’un avion vrombit. La Grassouillette vint baiser la main du saint homme qui lui caressa bienveillamment les  cheveux  et  l’avertit qu’il avait une mission pour elle;  ses  yeux  s’emplirent de bave reconnaissante. Beauté Nordique courut chercher sa palme. On était fin prêt pour une  solennelle  cérémonie  dans  la pièce bien balayée. On n’avait même pas froid.

Mais il y eut  des  protestations  dehors,  des cris, un bruit de lutte. Les eunuques forcèrent la porte, les polichinelles frappaient sur tous à  coups de gourdins. Ils venaient casser, piller. Ils essayaient  toujours d’emmener des femmes pour les convertir.

Daniel était un gars  solide,  il  cogna  en Elu. Beauté Nordique était spécialiste du  coup bas. La Grassouillette se rendait d’avance. Les  hommes  Ralliés  luttaient  et en prenaient plein la gueule, ils  reculaient en bon ordre laissant des Ralliées téméraires entre  les mains des conquérants. Mitois papa, terrifié, s’était réfugié au coin et regrettait le curé. «Casse-toi, le vieux, avant qu’il ne t’arrive des crosses.»

Les Gloires  du  Zodiaque  s’entraînaient régulièrement, elles avaient des muscles,  elles avaient la technique, elles avaient la foi. En face la  foi  se suffisait à elle-même, du moins aurait dû, mais Dieu  avait préféré pourvoir son Elu de caractéristiques physiques entraînant  le  respect. Heureusement que personne ne  s’attaquait  au  curé, il était le plus mal loti.

La tête de la Gorgone parut dans l’entrée (achetée à des studios de cinéma après  le  tournage d’un film fantastique), elle était désormais portée par la nymphette érotique qui repéra sur-le-champ Mitois papa; à cause de son élégance vestimentaire et de son âge, elle  le confondit avec Piquart, elle voyait l’homme avec qui elle  estimait  avoir un compte à régler. L’intervention flicarde lui  était  restée sur le petit coeur. Un infarctus vengeur  prouverait  la justice divine et Mitois irait faire de l’âme  ailleurs. Et puis elle le reconnut, ce qui n’arrangea  rien.  Il  faut dire qu’elle était la fille d’un de ses amis à qui il avait offert des bonbons pendant des années en lui passant la main dans les cheveux, geste qu’elle  avait  exécré.  On  entendit  sonner minuit alors qu’il n’était pas seize heures, cela parut un mauvais présage et les deux partis se signèrent ce qui fit plaisir au Dieu du curé, lequel ajouta un  treizième  coup pour dédramatiser. La lutte reprit, plus dure, plus âpre. Les gnons pleuvaient gros comme des pierres; la Gorgone  essayait de balancer une baffe au ponte de la  presse  locale,  il faisait preuve de verdeur avec sa canne parapluie. Peu  à peu les assaillants gagnaient des pouces du sanctuaire.  La  pierre sacrée serait souillée. Il est vrai qu’elle en avait vu d’autres. Alors de chaque côté on entonna un  cantique  maison.  Les uns pour se redonner courage, les autres pour  démoraliser l’adversaire. Les Gloires du Zodiaque préparaient l’entrée  du Chat sacré qui miaulerait l’attaque finale. Mais il n’arrivait pas. Il lui était arrivé des ennuis.

Dieu est grand mais bourré  de  caprices. En plus il est célèbre pour ses distractions. Dans  la  pagaille il avait eu du mal à reconnaître les siens,  il s’y était un peu perdu et ne savait plus de quel côté il était. Jéhovah ricanait, Allah se fendait la poire et Vishnou  était venu faire un tour rien que pour voir. Les humains sont un cas difficile. Braillards, violents, obsédés du sexe  et  généralement illogiques ils ne parlent de la sérénité divine  que pour la perturber. Le peuple des arbres est  composé  de  fidèles beaucoup plus agréables, les  mobiles  bipèdes sont  des teignes. Il  y  avait  sûrement quelque chose à faire ! mais pour qui ?

Dieu fut tiré de ce mauvais  pas grâce à Marc mais il ne lui en serait pas reconnaissant car il n’a pas de faiblesses. Marc, Francis, Eustache. Troupe  de  choc. Ils s’étaient rencontrés naturellement - par un  calcul de Francis qui pensait toujours à la Grassouillette et  avait  su déduire comment la rencontrer. Pour prouver  qu’il  était  agneau il n’avait pas hésité à promettre à nouveau un prompt remboursement à Eustache, lequel fut tout ému  que le copain redevienne copain, et dans le grand besoin  d’amour  de  son  coeur il jouit d’être naïf et qu’on prenne la  peine  de  le  berner. Marc vit avec plaisir que tout s’arrangeait, comme toujours, et, la conversation étant venue à  la  campagne  pour  l’âme, il se laisse aller à parler de la sienne,  de là de Beauté Nordique, puis, de fil en aiguille,  il  en  vint  à laisser Eustache inviter Francis à une visite au  sanctuaire.  Le gros suait de satisfaction de voir tous  ses  amis  convertis  à ses idées religieuses, lui dont ils se  fichaient sans cesse, et de pouvoir bientôt, enfin, régler son entière cotisation.

C’est ainsi qu’ils prirent à  revers  les Gloires du Zodiaque en commençant par  la  belle  prise du Chat sacré qui, saisi au cou par Eustache, étouffa suffisamment pour se tenir coi. Les deux autres  entrèrent  voir  et firent l’ordre. Ils cognèrent bien grâce à  leur nature vigoureuse. Francis renia définitivement la philosophie et s’enchanta des gaietés de la religion. Marc reconnut  Papa  aux  prises érotiques avec une Gorgone venue d’ailleurs, il l’arracha à des émotions vicieuses trop fortes pour son âge,  Papa  n’en fut pas plus reconnaissant que Dieu mais l’honneur Mitois pourrait continuer de faire la une. De  son  côté  Beauté Nordique aux trois quarts dénudée par des Eunuques  aux  intentions suspectes admira la force de sa dernière recrue et se jura de baiser avec dès que l’Elu la surveillerait mal.

Surprises et incapables de savoir de combien étaient les secours, s’interrogeant sur le sort  du  Chat sacré qui ne se décidait pas à venir miauler,  les Gloires du Zodiaque se replièrent, en fouillis organisé  par  des directives célestes. Au passage elles rencontrèrent  Eustache  tout seul qui, personne ne venant à son secours,  en  prit plein la gueule mais en fut fier car il craignait que l’on nie ensuite sa participation et son dévouement.  Le  Chat  fut  libéré mais son cou n’était pas en état de  miaou. Ils partirent mais ils reviendraient.

 

 

 

 

TROISIEME PARTIE

 

 

 

Dans la cité enfin  réveillée,  on  se jetait partout de l’âme à la figure et ça faisait mal. Des athées endurcis, qui ne lisaient pas le quotidien  local, étaient dans le collimateur; toutes  les  croyances  étaient  admises  mais eux n’en avaient pas. Du reste si elles étaient admises cela ne devait pas empêcher d’amener les autres à  la  vraie foi et la force est pour le noble but  le  meilleur moyen. On s’était d’abord attaqué à Allah qui avait vite  cessé de faire le mariolle et s’était fait tout petit sur le  flanc de la colline quasi sacrée. Jéhovah avait  ensuite  éveillé  l’intérêt de la communauté. On ne  voulait  pas  entendre l’accusation d’antisémitisme, aussi  agit-on  envers  lui  avec  des  égards,  on le consigna simplement à la synagogue avec interdiction formelle de sortir même pour rendre  visite à Allah. Dieu restait face à face avec Dieu. La situation s’embrouilla complètement avec la réapparition du nestorisme, de l’arianisme, du jansénisme, et on nota une apparition  de Calvin qu’on faillit filmer. Le curé vit repeindre son église et parmi ses plus fervents supporters quelques-uns passèrent  même  un  dimanche  vers onze heures pour contempler aussi les peintures. Ce n’était pas du Michel-Ange certes, mais le jaune citron choisi par Bretillot contraint et forcé par son  conseil  municipal donnait un air pimpant. A la suite de coups de téléphone virulents, le saint homme gardien de ces lieux tenta  même de se mettre au Latin, il acheta avec ses maigres fonds une grammaire et un dictionnaire et sortit de la poussière des livres rangés en tas dans le grenier de la cure. Il plaça le tout bien en vue. Et gagna encore quelques voix, qui le  firent considérer avec un intérêt accru par Lejeune   qui  se  demanda  sérieusement  si du catholicisme non-pratiquant il n’allait  pas  se convertir au catholicisme militant. Des élections approchaient et il était nécessaire de sauter sur le  chariot de l’Histoire en marche. Ce qui le faisait hésiter était  dû à des arguments de Beauté Nordique. Or non seulement  leurs  rencontres lui apportaient constamment de l’inédit en faveur  des Ralliés, mais en outre elle était devenue en peu de temps une sorte de vedette de la télévision. Il y était pour  beaucoup et parfois s’en mordait les doigts. Certes en  général tout était soigneusement enregistré et elle obéissait à  la  lettre à l’Elu. Cependant des journalistes malins avaient  pu  échanger  quelques mots avec elle seule profitant d’une distraction de ses gardiens et selon eux elle désirait un face  à face en direct avec le curé. Pour les autres croyances,  qu’elle appelait sectes, elle les méprisait.

 

 

 

 

 

 

 

Risette en avait marre des  essais.  Sa vie quoique très remplie n’avait pas pris un gramme  de sens, ce qui ne la gênait pas, mais surtout ne lui apportait pas les compensations matérielles méritées. Ses amants  adoraient la mettre nue, la caresser, la prendre,  mais  ne  comprenaient pas ses aspirations à la  richesse.  Aussi  continuait-elle d’assister Coco dans ses tâches et de le servir sexuellement, se soumettant à ses caprices et laissant ses  mains  errer à toute heure, son désir la posséder brutalement à  deux pas des patients sur le fauteuil. Elle piquait  dans  la  caisse, faisait des scènes, travaillait le minimum  possible  et  avec  ses autres amants avait au moins le plaisir de le tromper.

Evidemment elle regardait la TV.

Ahmed un peu  délaissé  par  les  copains depuis quelque temps la renseignait sur  ce  qu’il  avait compris des grands événements de la cité auxquels les deux autres participaient, lui laissant la protection de  l’amie  d’enfance. Lui se sentait en dehors du coup. Allah  au  moins lui semblait clair : il exigeait beaucoup de prières et ne donnait jamais rien, ce dieu-là se concevait; certes  Ahmed n’avait pas approfondi sa culture islamique, ignare en  ce  domaine  comme dans les autres, il devenait en grandissant plus croyant, plus convaincu que l’Islam régnerait sur le  monde, lequel Islam lui permettait de maquer les femmes  et  c’était  toujours ça. Il ne se rendait pas bien compte  de  ce  qu’il croyait. Il raisonnait avec peine et s’en  passait  avec  plaisir.  Risette pour lui était d’un autre  monde,  avec  elle  il  agissait et parlait différemment, comme auraient fait  Marc  et  Francis, et il y avait quelques  situations  du  genre  de  celle-là qui, sans qu’il en souffrît,  le  divisaient,  le  rendaient double, si bien que ceux le connaissant dans une vie ne se doutaient pas de l’autre face. Il ne  s’adaptait nullement, il avait seulement acquis des apparences de comportement.

Lui aussi regardait,  évidemment,  la  TV. et ne loupait pas une émission ou une pub  où la plastique de Beauté Nordique apparaissait, parfois accompagnée  de sa parole érotisante; elle était sûrement une  de celles promises dans le paradis d’Allah aux guerriers.

Tous deux, lui et la copine d’enfance discutaient gravement de ces émissions.

Risette avait essayé d’avoir  sur ce sujet une conversation sérieuse avec Coco mais  pour lui le monde n’était qu’un vaste lupanar et l’essentiel de  la  vie consistait à se soumettre des filles jeunes pour ne pas se sentir vieillir. C’est la raison pour laquelle il tenait tant à gagner tant d’argent et Risette ne piquait en  fait  dans  la  caisse que ce qu’il voulait bien lui laisser piquer,  mais elle ne le savait pas; elle avait le plaisir et la  honte du vol sans avoir fait autre chose que ce qu’il attendait d’elle, d’autant plus esclave de ses désirs qu’elle se croyait coupable.

La vraie compensation dans  son  existence, de son existence tout entière consistait en ses visites régulières à la dernière  couturière.  Celle-ci  était  triste.  Les  modèles qu’elle avait récemment  inventés  avaient  la beauté morbide des lilas sur le point  de  s’évanouir. Ils attiraient un public de femmes encore plus nombreux qui chuchotait comme dans une chapelle en  les  contemplant  portés  par l’être fragile dont ils disaient la solitude. Les yeux du public s’embuaient de commisération  automatique,  sans  chaleur profonde; cette pitié-là redouble les détresses. La ruche s’affolait, sentant la fin de sa reine, les  tentatives  les plus sûres pour la réconforter aboutissaient à  des  robes,  des châles, des costumes d’une dureté sociale qui  renvoyait les ouvrières malgré leur effort d’amour à leurs histoires  de sous et de bidets. Elles ne pouvaient pas aimer  à  cette  hauteur-là. En dépit de nos espérances et de  nos  volontés  nous  ne  nous dépassons pas longtemps. On s’habituait donc  à une situation dont l’évolution était dite  inexorable  et  l’issue plouf. Seule Risette échappait à la mort; fidèle  dans ses visites malgré ses vastes soucis personnels, comme on  sait, elle avait pris un début d’existence pour la fille de  la soie et ses très réelles qualités de caniche l’élevaient à  la  place de nécessité. On pouvait compter sur elle. Pour être là. Rien de plus. C’était énorme; car à la différence des ouvrières aucun intérêt ne la faisait venir, aucun dessous sordide à sa sollicitude; Risette malgré ses aventures était définitivement candide. En somme elle apparaissait peu à peu aux yeux de la Couturière comme un être, sinon d’art,  création humaine par définition, du moins proche de sa  galaxie. L’habitude entraîna la sympathie qui colora la tristesse et  un  rose  discret se noya dans le lilas pâle. Mais ce n’était  que  réponse  à un regard qui ne pouvait pas comprendre.

Suivant les moments,  Risette  se  fondait  dans l’un ou l’autre de ses mondes,  caméléon,  et  elle avait ses p’tites idées, sa p’tite jugeote  qui  les harmonisait. Comme soixante-dix-huit pour  cent  de  ses  concitoyens  selon un récent sondage, convaincue que l’union fait la force, elle estimait, après avoir bien  soupesé  le  problème, après des réflexions mal de tête, que  Beauté  Nordique  devait épouser le curé. A son sens ce serait un couple parfait. Ahmed approuvait. D’accord sur ce point,  ils  s’étonnaient  des lenteurs. Le monde tel qu’il tourne n’est pas à  la  bonne franquette et pour la raison susdite il n’est pas un monde bien, oui, mais voilà... Beauté Nordique aurait reconnu  là quelques-unes de ses idées et elle ne saoulait pas  inutilement  les écrans de sa beauté aphrodisiaque. Depuis qu’il y avait  plus d’âme dans la cité, on baisait mieux. Enfin depuis  qu’elle avait pris les choses en main. Car avec  le  curé  seul... Papa Mitois avait repris l’achat de ses  revues  pornographiques  mais  la vendeuse ne l’appelait toujours plus «vieux  cochon»  car elle avait compris qu’il achetait l’âme de  son époque, les cours télévisés avaient élevé son intellect  obscur et elle envisageait maintenant d’offrir son corps à la pornographie pour mieux participer à la volonté divine exprimée par la nature dans le coït universel; plus tard, à sa mort son corps irait à la médecine pour en rafistoler d’autres  et selon elle c’était finalement pareil. Sa vie changeait,  la  monotonie usante, sclérosante, qui de façon générale  caracolait avec les maladies vénériennes, lui avait fait perdre  de  belles années et elle rattrapait. Mitois papa la  lorgnait  et,  mon Dieu, pourquoi pas ? Elle s’intéressait également au  fils  mais pour l’instant il était le mâle attitré de la première des croyantes et on prétendait qu’il empochait les mirifiques sommes qu’elle gagnait dans ses prestations diverses.

 

 

 

 

 

 

La Couturière entrouvrit les  paupières,  répondant à la demande d’un regard et Risette  lui apparut, timide et pleine d’espérance sans objet. Ce  jour-là  la robe portée contenait des pièces de métal incorporées à une étoffe sombre parcourue de filets de moire. Le  corps  fluet aux épaules nues s’écrasait sous  le  poids  désormais  trop  grand  pour  lui - car c’était une robe d’autrefois,  une  commémoration d’un événement connu de la Couturière  uniquement  - et elle portait la robe de l’autre. Risette  était seule. Et chose invraisemblable, la  Couturière  lui  parla.  «Qui  es-tu  ?»  lui demanda-t-elle. Risette, toute en clichés,  crut  à une demande de son nom. La voix pourtant  semblait  venir de si loin qu’elle eut pour la première fois un  doute  sur le sens des mots. La Couturière la fixait, triste, sans  avoir la force de s’arracher à cette affection, elle  mesurait sa déchéance mentale à l’intérêt qu’elle gardait pour  cette  petite. Et au souvenir brutal de l’amie, ses yeux se refermèrent.

Risette revint, persuadée d’exister  pour  Elle, mais le miracle ne se renouvela  pas.  Elle  n’en était pas déçue, sa capacité d’attente était à la dimension de sa vie, elle avait trouvé à occuper son bovarysme et c’était ce qu’elle connaissait de plus près du  bonheur. Mais les aiguilles frénétiques de l’horloge par moments dans leur ronde mathématique lui piquaient le coeur. Un jour la Couturière devina des larmes sur des lèvres et elle les regarda.  Il y avait à pardonner à Risette d’être ce qu’elle était, elle semblait tellement le regretter elle-même. La  Couturière  lui  dit  des mots qu’elle pouvait comprendre.

 

 

 

 

 

 

«L’homme... L’Hôme !... a... eh oui... une âme. (Sourire modeste et satisfait du  père  prêcheur.)  ...  La femme ?... (Rire.) Elle a   une  âme,  ouais...  une  petite... Je crois d’ailleurs qu’on la lui a accordée à l’époque de la minijupe. (Doux murmures indignés de  la  partie féminine de l’auditoire.)... Le chat ! A une  âme  ! Là-dessus, aucun doute... Une âme à griffes... Mais  l’élève... l’élève... n’a pas d’âme... voyons.» Miroton professorait allégrement  ce jour; très coureur, il avait attrapé du  gibier la veille et jouait délibérément la provocation dans  l’espoir  insensé d’entraîner une réaction. Francis appréciait cette absence de travail, quitte à protester hypocritement; du reste le socialisme progressait alors dans le système éducatif et désormais les élèves paresseux étant rangés parmi les  élèves à problèmes ou considérés comme victimes d’un système  scolaire  traditionnel (quand on avait dit cela on  avait  tout  dit),  il attendait cette fois avec confiance la fin de l’année  et  le bac que les naïfs en place ne pouvaient,  s’ils  étaient  cohérents avec eux-mêmes (mais ils ne l’étaient pas  toujours), que lui donner. En effet il ne se chargeait pas de  le gagner. Et il se disait que jamais il ne voterait pour  ces  gens-là. Du reste il n’avait pas l’intention de jamais  voter,  dégoûté  déjà par ce qu’il constatait. Quoiqu’il en profitât.

Le temps était à  l’idée  fixe  de planches à voiles. On aspirait vivement à baiser.  Les  filles devenaient très complaisantes à l’abri  des  regards  et  les équations jetaient leurs inconnues par-delà les orties blanches.

Sur les pentes d’Ouretan poussent les oraisons. Elles se gonflent du parfum  suave  des  arbustes  en  fleurs dont les excroissances proliférantes pèsent  pour  les branches encore un peu endormies. Ouretan se  trouve à l’est, c’est la promenade de la ville, les maisons y sont rares, les forêts apprivoisées. On les voit des fenêtres du lycée.

Francis avait bien des problèmes, entre autres son père. Léon n’était pas compréhensif.  Partisan farouche de la domination de l’adulte, même les menaces du genre : un jour c’est moi qui serai le plus fort,  n’avaient pu le faire céder à la tendance adolescente à la  paresse  particulièrement bien représentée par un  fils  dont  l’aveugle maman affirmait qu’il étudiait mal par excès de dons.  De fait tout ce qui touchait au racket, au  détournement  d’objets  divers  et  à la vente illicite lui était aisé, il pompait les sous des copains avec une désinvolture et  une  facilité  dont Eustache n’était pas seul à avoir fait les frais  et  qui lui avait valu le surnom de Fric-frac - à ne pas  dire devant lui. Or Léon voyait pour l’héritier plutôt une carrière dans le droit. Le notariat par exemple.

«Par l’odeur  de  ton  sein  chaleureux...»  Citation  : «sein». Commentaire intéressé :  «Hum»... Soulignant sa plaisanterie, le prof :  «Je  suis  sûr que certains n’ont encore pas  pris  en  note   ce   commentaire  si  judicieux...  Enfin... (Soupir forcé).» L’explication de texte continuait mais sans sous à l’appui. Ces  cours  étaient des cours de pauvres et qui vous destinaient à le rester. Francis était un battant lui, ouais, avec un but direct ; la Grassouillette, qui occupait déjà ses nuits mais  pas encore son lit. «Chaleureux» : chat-heureux. Et  pourquoi  le  chat  est-il  heureux ? Parce qu’il est au coin  du  sein.  Et  pourquoi  le chat a-t-il le droit d’être heureux au  coin  du  sein  ?  Parce qu’il a été «amoureux fervent»  et  qu’il  l’a  bien  mérité (Murmures en joie.)... Mais s’il est «amoureux fervent», il est aussi «savant austère» et c’est pourquoi  chat-poète, au coin du sein, va se ronronner un petit  poème.» Francis ouït et s’identifia pour l’unique fois de son existence à Baudelaire.

Son approche de la  femme convoitée s’était avérée d’une progression difficile car elle  était très occupée. Entre son mari, sa maison, et son récent intérêt pour les affaires sous le haut patronage de De  Beauséant  qu’elle avait rencontré à un gala de  la  Ita-B-Com  donné  pour  prouver le soutien de l’entreprise centenaire aux  idées  nouvelles,  la très dodue n’avait pas de temps  à  consacrer  à la jeunesse fauchée. Le devoir avant tout. Les sens  doivent  être dominés. Seule une justification supérieure  peut  aboutir  sans  remords  à une conduite légère pour une dame assez bien de sa personne.

Francis regarda Minnie avec ses couettes et se dit qu’il la tâterait un peu en  pensant  à la Grassouillette. Cela ferait plaisir à la petite. «La Femme... la plus noble conquête de l’Homme... - C’est pas le cheval, M’sieur ? - ...Ah oui... Après le cheval... Mais vous  savez, quand on vit en appartement... un cheval  chez  soi...  J’ai d’ailleurs remarqué, et ceci intéressera les amateurs de sociologie, que statistiquement il y a plus d’hommes  qui ont une femme que d’hommes qui ont...un...cheval...  Passons...»  Les  scientifiques avaient noté cette découverte capitale  sur  l’humanité sauf quelques filles qui baptisèrent  misogynie  ces  propos destinés à les faire protester.  Elles  enrageaient  ainsi  régulièrement et c’était leur meilleur  côté  car  elles  faisaient en général preuve de cruauté  mentale   à  l’égard des garçons, pourtant beaucoup étaient dodues. Francis  faillit  philosopher sur la dure question de l’homme  mais  le  souvenir  lancinant de la Grassouillette le sauva et  il  en  conclut  que l’amour vrai peut seul donner une  force mentale suffisante pour surmonter les pièges de la vie.  Il  avait  besoin de plus de sous, ses combines habituelles n’étaient pas à  la hauteur de ses aspirations. Il comprit alors qu’il  ferait  bien de s’occuper de plus près de l’âme.

 

 

 

 

 

 

 

La morgue ne désemplit pas;  les  cadavres au détail par l’art de la dissection, exhibant  qui  son foie, qui sa rate, jouent des nerfs noirs dans  des clins d’yeux frénétiques aux divines du passé. La prédominance  des mâles était ici particulièrement nette, dernier  bastion, mais Elles conquerraient l’égalité ! Déjà du côté  médecins la tendance s’était inversée, le progrès en marche réjouissait les bien-morts très vicieux et ils se laissaient  démantibuler avec délices par des mains qui ne reculaient devant rien. Avec le retour de l’âme, les cadavres prenaient du  bon  temps,  on  mourait si sûr de l’immortalité qu’on en devenait éternel. Mais la grande blonde très chatte commençait à  se douter de quelque chose. Certaines érections  cadavériques  l’avaient  laissée rêveuse et elle paillardait une communication  scientifique sur ce point pour un proche congrès.  En  attendant,  les âmes charmées de l’aider dans ses  recherches  quittaient  les  bouts de corps après la dernière extrémité. Puis...

Mais la politique était contre la mort. Celle-ci n’était pas électorale. Pour le moment. Bretillot avait en effet rencontré Piquart. Quoiqu’ils  aient  été adversaires, relativement car ils planaient sur  des mondes différents, leur intérêt commun contre des malades  du changement créa les hasards d’une première rencontre, laquelle nécessita les approfondissements d’invitations mutuelles. On  détermina une manière de suivre le vent avec une position originale permettant de faire croire que l’on avait  des  idées. Ainsi l’on pouvait prétendre que, en  dépit  de  l’âge,  on  n’était pas dépassé du tout, au  contraire,  on  s’adaptait  parfaitement  aux idées nouvelles, et on restait à  la  tête. L’union de la Ita-B-Com et de la municipalité dans  le but humanitaire de faire reculer la gueuse qu’est la  mort  et d’assurer ainsi le triomphe de l’âme sur  le  corps  se  manifesta  par  un double budget consacré à la publicité des deux dirigeants. Ils eurent enfin leur émission TV., eux  que personne, méchamment, n’invitait, Bretillot estimait qu’«il vaut mieux  passer  pour un con que ne pas passer à la télé», Piquart approuvait ce point de vue; ils en tirèrent d’ailleurs  un évident profit personnel. Pour la pratique des concitoyens,  il  s’agissait de les persuader de moins se tuer sur les routes, de moins  enfoncer  le  couteau quand ils désiraient violemment  assassiner  un voisin - et même une autre personne  -,  de  ne  pas canarder les étrangers s’installant dans le  pays  sans  avoir préalablement tiré en l’air, enfin d’avoir un  code  de  bonne  conduite qui ferait honte à la gueuse. On invita des artistes qui bien payés crurent à la noblesse de cette  action  et on fit venir des danseuses aux seins nus des  boîtes  célèbres car ainsi on était sûr que  l’âme  des  mâles  reluquerait  l’émission; et entre quat’seins, les gueules bien peintes  de  Bretillot et de Piquart, ils ne leur échapperaient pas.

Toutefois on ne  lutte  pas  contre des soi-disant excès comme ceux des Gloires du Zodiaque - ah ! celles-là ! Piquart ne les oubliait pas dans ses haines - sans en commettre, mais pour la bonne  cause,  avec  l’appui  de  la  raison, de plus grands. Pour manoeuvrer les foules,  il y a de tristes nécessités.  Quand  un   chevalier   d’industrie   et   un  merlet s’unissent, visant juste sur les hauts buts, il faut s’attendre à tout. Depuis un  certain  temps (très exactement depuis qu’ils se sentaient  vieillir),  ces  braves  types sympas se souciaient de la résurrection des  morts. Enfin, pas de tous. Les tarés, les cloches, les opposants, n’auraient su que faire de l’immortalité,  et   on   n’en  aurait   eu   que faire d’ailleurs. Non, ceux-là,  Dieu  les  avait, qu’il les garde. Pour une fois, il  servirait  à  quelque chose. Mais la perte d’un Bretillot, ah  !  la  perte  d’un  Piquart ! ces pertes, l’humanité s’en  remettrait,  certes,  mais  il  valait mieux qu’elle n’ait pas à s’en remettre. Les méthodes scientifiques ne donnant que des  résultats provisoires, d’autres voies devaient être explorées  d’urgence.  Il  fallait une révolution contre la mort !  Et  d’abord  un  défilé.  A cette époque on avait pris l’habitude  de  défiler  pour n’importe quoi; certains se pointaient tous  les vendredis sur l’Avenue principale et s’informaient en cours de  route sur le motif de leur présence; aux plus démunis,  on  donnait  la pièce; ils écoutaient les discours en vrais professionnels. Le défilé fit un tabac, la Ita-B-Com paya. On  avait  la  TV. et quand on a la TV., on a un beau défilé.  La police compta le nombre de participants qu’on voulut. Il y  eut  des montées en grade. Même Beauté Nordique en fut; sur  son  passage c’étaient des cris, des applaudissements et  des  invitations,  mais  comme l’Elu l’avait fait  encadrer  par  un  bataillon  de  Ralliées (ces temps-ci on en recrutait  à la pelle), avec la Grassouillette comme sergent, elle  ne  put  parler,  ce  qui  l’attrista la pauvre chérie, mais elle se rattraperait.

Le  message  passait, mais,  très  vite, Piquart et Bretillot durent se rendre à la  dure évidence : les masses faiblardes de la tête attendaient quelque chose d’eux. Elles les poussaient au cul. Le M.  le Président de la Ita-B-Com convoqua le Grassouill. Il lui parla  en  ami qui s’intéresse à sa carrière et lui demanda  carrément  en  échange une idée. Lequel, bien embêté, le soir, après avoir été gentil, demanda à sa femme. Celle-ci, on s’en souvient, avait une bonne nature, elle promit de chercher. Et  dès le lendemain, elle demanda à De Beauséant. Ce fleuron de la vieille aristocratie française fleurissait d’idées en permanence, ce  qui lui avait valu une générale suspicion  parfaitement  justifiée.  Il  trouva sans chercher. Il avait ce  qu’il  vous fallait. La Grassouillette fit par reconnaissance anticipée le maximum.

L’idée-lumière charma sur-le-champ les précédemment nommés à qui on la murmura. Si on avait déjà vu ça, c’était il y longtemps, donc l’idée était nouvelle, donc elle était bonne. Ipso facto la réalisation  devenait  comme nécessaire afin de dessiller les yeux, le  peuple  bien noyauté serait reconnaissant, il comprendrait que  les dirigeants  étaient  les dirigeants naturels et que les virer ce serait pas bien.

Les morts, il était grand temps de les réveiller.

Ils se la coulaient douce, ceux-là, alors qu’on trimait. C’étaient des planqués. On allait s’occuper d’eux. Quoi ! Ils avaient une âme,  alors,  qu’ils  la  montrent  ! Dans le cas contraire se dirent les deux  fins politiques, l’âme se tirerait de la ville  et  la  vie  redeviendrait ce qu’elle était dans le beau jadis.

Les cadavres n’avaient qu’à bien se tenir.

On lança l’idée. Puis  on  fit une application publique. En grande cérémonie, on déterra. Mais uniquement des gens importants, ceux dont la vie  dans l’au-delà intriguait tout le monde, sinon  les  propos   venimeux  sur  l’exploitation des pauvres même après la  mort auraient ruiné l’entreprise. Bretillot connaissait ses électeurs :  que l’on s’adresse à leur voyeurisme et le succès était certain. Les spécialistes de la morgue firent des objections mais  on  s’en fichait, les spécialistes des  pompes  funèbres  n’étaient  pas  d’accord mais quelques mises à pied en  eurent  raison, enfin le curé donna de la voix, alors on le  somma de ressusciter les morts et il ferma sa gueule. Le scandale était énorme, ça marchait bien.

Devant une immense affluence on  exhuma.  Il y avait des bannières colorées, de la musique super, des gaufres et de la barbe à papa. Le  cimetière  avait  fait  le plein. Les morts pouvaient être fiers. Le premier  tiré  de l’au-delà était un roi. Il avait un petit sourire  en  coin. On le jugea sévèrement. Le maire socialiste en  personne s’approcha et le somma de revenir rendre des comptes au peuple. Il fut évident qu’il avait gros à se reprocher  car  la  momie resta coite. On fut indigné. Encore un qui  se  défilait devant ses responsabilités. Un sale né dans  la  chance.  Il  fut hué. Mais le petit sourire s’en foutait. Le  ton  monta.  Piquart  fut d’avis de livrer le petit sourire à la justice populaire. On ne fit pas de quartier, chacun son  bout,  qui  un  ongle, qui une dent, etc... Quand on eut fini  le  premier... en exhuma le second. Riche à milliards, il l’avait  été;  dans la mort, il l’était encore : à cause du  port  de  tête de celui qui a l’habitude d’oser commander, qui peut tout se permettre parce qu’il a de la veine, et que jamais on  n’a pu coincer parce que, soi, on n’en a pas. Bien sûr il se protégeait dans l’au-delà, un vrai nid douillet pour lui, pas question de revenir sur terre, les anges pouvaient bien sonner dans leurs trompettes, et alors ? Dieu ? Qu’Il nous laisse dormir tranquilles. Tous les toupets ces  riches.  Bretillot  ne  s’avisa  qu’ultérieurement qu’il avait carrément raisonné à la  place  de Dieu, lequel, il est vrai, n’avait  qu’à  être  là.  Bref,  le  riche,  il lui fit lui-même son affaire et  ses électeurs  habituels  applaudirent  à tour de bras : que  c’est  bon,  la popularité ! Du coup il fit tout à  fait  n’importe  quoi  et  distribua des morceaux choisis du cadavre  à  ses  fidèles.  Le  troisième était mal conservé, les os même s’écrasaient,  un mauvais, un sans âme, et ça valait mieux pour lui  parce qu’on était lancé. Une folie sainte s’était emparée  de  la  foule des spectateurs qui (comme toujours)  au  lieu  d’admirer,  aspiraient  au niveau d’acteurs. Piquart tenta de conserver la direction des affaires avec une argumentation  procédurière, mais son co-organisateur sentant sa réélection au  bout, avec une démagogie qui sera donnée en exemple dans  les siècles des siècles, fit don de sa place au peuple.  On déterra gaiement tout le cimetière et jusqu’à des types sous  des  dalles de l’église, dont personne ne connaissait le  nom,  mais  on  avait envie de voir. Voir, toucher la mort,  la  prendre  dans sa main. Ça faisait bien des saletés par terre  mais Bretillot disait : «Allez-y, allez-y, la  municipalité  fera  nettoyer.»  Heureusement que l’on avait choisi  le  cimetière  chic;  avec  le pauvre, les corps plus pourris,  cela  aurait  été  encore  plus sale. La clairvoyance permet d’éviter les  désastres.  Pas d’âmes ! Pas d’âmes ! On les secouait  les  restes, ils faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir.  Une  fois un savant entrouvrit un oeil mais il le referma illico,  rien  ne put le décider à le rouvrir, on le lui arracha.  Un banquier mort s’était laissé aller à ramasser un de ses bras  qui lui avait échappé par mégarde; on s’attroupa; on lui demanda  où était sa double comptabilité; il ne répondit pas; on insista; il préféra laisser retomber son bras. Les morts,  ceux-ci du moins, étaient méchants, profiteurs de la mort qui  les arrangeait bien, on n’en tirerait rien.

Puisqu’ils n’avaient pas d’âme, on  n’avait pas à se gêner; ces charognes  étaient  dépourvues  d’yeux  d’au-delà et quand on serait crevé leurs âmes ne viendraient donc pas vous faire des reproches. On ne leur en voulait pas pour le passé, on leur  en  voulait  pour  le  présent; certes quelques-unes avaient, selon certains, failli  parler, ou même esquissé des gestes, des bras d’honneur essentiellement, ce qui prouverait qu’elles n’étaient pas mortes tout entières, mais alors pourquoi ne pas avoir répondu à  la demande d’amour des vivants ? pourquoi ce comportement négatif  ?  Oui,  il y avait bien eu quelques excès d’entrée, dus à ce con de Bretillot, mais cela ne serait tout de même pas  arrivé  sans cet air narquois des morts,  ils  vous  prenaient  tous  pour  des  Bretillot  ces gens-là, et pour quelle valable raison ? Mourir, tout le monde peut faire ça. Y a pas de quoi être fiers. Il est vrai que c’étaient de feus riches, alors  ils se croyaient encore tout permis. Enfin, cette fois ils  avaient payé. Et chacun emportait de petits morceaux  comme  des gris-gris, convaincu  que le bout de mort chanceux communiquait la chance et que la richesse était au bout  de  cette  lutte terrifiante contre des cadavres, de ce vol grisant de  la chance. On sortit du cimetière saouls. Avec pas mal  de  logique,  on se dit que l’âme résidait sûrement dans le  cimetière  des  pauvres  et on s’y rendit en nombre,  décidés  à  agir  pour  le  bien commun et éternel. En voyant  déboucher  les  forces de l’âme nouvelle, les croix chancelèrent, les  pourris  poussèrent un cri, certains se barricadèrent dans la bière, beaucoup pleuraient opposant aux coups de hache  sur leurs couvercles de paix leurs pauvres os de bras jadis robustes. La justice humaine voulait coincer Dieu. Qu’Il rende les âmes. On déterrait dans un soupir qui couvrait toute la terre, insensibles, même à l’odeur.

Les morts pauvres  n’étaient  pas  coopératifs, à l’évidence. La  terre,  ils  connaissaient,  ils  n’avaient  nulle intention d’y revenir. On  entendit même, dans le mécontentement général, un clochard  dire  :  «Salauds  de pauvres.» Un veuf se brouilla avec son  cadavre d’épouse, devant son refus obstiné à la  moindre  manifestation  paranormale; un couple avec ses trois petits mignons sages enfants se donnant la mi-mine somma grand-mère de  révéler  la  cachette de ses économies, la vieille s’entêta dans un refus qui sera condamné par tous  les  héritiers   potentiels;  autre  scène à fendre les coeurs : les  deux  orphelines  devant  le  tombeau en marbre blanc de papa maman les suppliant de revenir, mais eux ne répondaient pas. Plus loin  on  faisait  des  incantations : on avait déniché le dernier sorcier du coin, lequel s’en donnait à coeur joie; une  foule  reprenait  ses paroles; le ton montait; un musicien de  foire  avec  un  vieux piano mécanique, qui,  depuis  le  début  de  la  tentative  de  rapprochement morts-vivants au nom de l’âme,  cherchait à caser ses ritournelles, eut ses vingt minutes de gloire; on fit un peu de fumée car les  morts  aiment  son  côté  mystérieux et beaucoup de vivants toussèrent parce qu’il y en a qui ne savent pas se tenir; les cadavres bien rangés, souvent  de  simples squelettes, firent longtemps semblant de ne rien  voir;  mais ils craquèrent. Ce fut d’abord un simple fémur qui émit un craquement. Le groupe vocal en pleine  hymne  faillit  en  manquer  de  souffle. On n’osait plus penser  que,  mais   on  pensait  que.  Et puis, d’enthousiasme tous les os s’unirent pour l’accompagnement de la mélodie, les chairs  restantes  dégagèrent elles-mêmes une fumée par solidarité et pour  épaissir le mystère. Un frisson sacré naquit dans les  nuques,  descendit délicieusement dans les colonnes vertébrales. On chanta  plus fort. Et ils bougèrent ! Certains de ces  morts  avaient vu autrefois des films d’horreur et ils tentaient  une  imitation ou une reconstitution avec une application  touchante  mais un talent en-deçà. Ils tentaient de se dresser.  Leurs âmes tendaient leurs forces pour les dresser. Ils n’y arrivaient pas. La parole aussi leur restait interdite. Tout ne  devait  pas être simple dans l’au-delà. En dépit de tous les encouragements, ils restaient morts. Après un long  vain  laborieux  combat, comme on était parti pour chanter la soirée et  la nuit, un mort prit la parole et dit : «Occupez-vous  donc de vos affaires.» Selon des témoins, cette phrase  aurait  été  précédée  de l’expression «Vous me les cassez», mais  est-ce bien vraisemblable ? Cette déclaration fit mauvais effet.  De  la  part de pauvres on ne s’attendait pas à ça. Ils étaient  de mèche avec les morts de l’autre cimetière. C’étaient des vendus. On avait chanté pour récolter une injure; cette fatigue,  cet  effort et ce résultat. L’injustice était  flagrante.  Les  morts  s’étaient mal conduits, leurs  âmes  n’étaient  pas  méritantes, l’égoïsme pourrissait le cimetière, il fallait  les  punir pour se venger. Ce fut rapide, on  leur  mit  le feu, on fit flamber les restes et on chanta  encore,  pas  plus  juste, mais d’autres chansons plus gaies. Il semblerait  que  l’on ait fait cramer le sorcier pour ajouter aux  réjouissances.  On dansa. On apporta du vin. Et dans une  puanteur étouffante on fit la fête et on baisa.  Les  jouvencelles  n’oublieraient  jamais cette nuit-là, les autres non plus  d’ailleurs. La police, qui surveillait de  loin,  se  rapprocha,  et,  constatant qu’il n’y avait plus rien à  faire  et  que ces braves gens s’amusaient sur les conseils  paternels  de  Bretillot,  alla se coucher; quelques-uns de ces fonctionnaires  restèrent  à titre privé. Piquart avait fui il y a belle lurette.

 

 

 

 

 

 

A quelques temps de là, le  bilan se fit, il n’était pas flatteur comme  Bretillot  l’avait  supposé.  On  le  nommait «l’assassin de l’âme», «tueur d’âmes»,  et sur les murs de la ville d’infâmes gribouillis noirs  et  rouges prétendaient le représenter la gueule pleine de sang, de petites âmes hurlantes de peur entre les dents.  Selon son truc habituel il qualifia en bloc tous ces  critiques  et ces dessinateurs de racistes, les forces  de  gauche  entraînées par l’habitude approuvèrent, oubliant qu’elles étaient  en grande partie l’auteur des graffitis. A la TV., libre bien sûr mais aux journalistes judicieusement choisis,  on  présenta des commentaires scandalisés sur ceux qui tentaient une exploitation politique d’excès relatifs dus à  une minorité d’inconscients, lesquels ne devaient pas cacher la  haute  aspiration du maire dans sa tentative  peut-être  maladroite   quoique,   mais  tellement sympathique. Lejeune, interrogé  par  pure  convenance car il n’avait pas su noyauter la  TV., déclara que Bretillot «avait fait le con, comme toujours»,  ce  qui fut savamment jugé «un nouvel échantillon des violences  verbales  du député» par le petit journaliste de service.  Dans cette affaire le «Maintenant d’A***» restait habilement  neutre  et s’appliquait à ne rien écrire qui  puisse  se  remarquer.  C’était horriblement difficile. Les gens lisaient  entre  les  lignes; et quand on lit ce qui n’est  pas  écrit,  on  lit  ce  qu’on veut; s’ils s’étaient contentés  de  trouver  matière  à  conforter leurs opinions, il n’y aurait  pas  eu  de  mal, mais certains, les pires, lisaient des  oppositions  à  ce qu’ils prenaient pour des idées, les leurs, et avec leur venin propageaient la suspicion hargneuse envers Mitois papa.  Il  en était triste. Et inquiet. Il convoqua Fils  pour  veiller à l’héritage. Encore une heure grave, il en avait marre.

Marc vint vite, fringué au  goût Beauté Nordique, ce que tous ici n’approuvaient pas,  c’est-à-dire dans le genre cuir et rose, ce qu’elle appelait  «avoir  une originalité, ne pas s’habiller comme tout le monde»;  elle lui achetait ses vêtements elle-même; il est vrai  que désormais l’Elu ne recevait plus qu’une mince partie  des  sommes qu’elle encaissait pour ses prestations diverses : elle le trouvait tiède côté foi et puis  ses idées n’étaient pas  assez hardies, pas assez tournées vers le don de soi,  il  ne donnait que les autres. Mais elle adorait s’étendre sur  la  pierre sacrificielle dans les cérémonies, surtout quand  elles  étaient  filmées  et Daniel était un metteur en scène pleinement satisfaisant.

Papa jeta sur Fils un coup d’oeil critique, sceptique et amusé, se demanda si ça lui irait à lui et dans son for-intérieur se répondit oui. Mais  quand  il était jeune il n’avait pas trouvé de  femme  pour  lui  offrir  de tels costards, il s’était marié en noir, il  avait un physique sans grand intérêt et avait dû se  contenter  d’une épouse idem. Il s’enquit auprès de Fils si un remariage du Père serait bien pris. Mais Fils avait les idées  larges  pour  lui  et étroites pour les autres. Il tenait à  sa  maman  actuelle.  En cas de problème parental, il casserait tout. Mitois papa soupira et en vint à son journalistique  problème.  Le  journal  se trouvait - tut tut - à  un   carrefour;  quel  chemin prendre ? Fils proposa Beauté Nordique à toutes  les  pages,  en pleines pages, sous toutes les coutures, la plus  indécente possible et il ferait un prix au journal  parce  que  c’était  celui de la famille. Certes tous la connaissaient par  coeur  mais on ne s’en lassait pas. Elle était même  le  seul  bel  objet dont on ne se lassait jamais. Quant à l’article elle exigerait sûrement que ce soit un condensé de ses Pensées, mais nul ne le lirait, le profit serait considérable  surtout  si  on  annonçait qu’une partie irait aux bonnes  oeuvres,  ce  qui ferait la conquête des irréductibles côté Lejeune, et  si  on annonçait que ceux qui n’aimaient pas ça seraient à juste titre considérés comme racistes, ce que  les  irréductibles  côté  Bretillot ne pouvaient se permettre ni  supporter, et donc ils approuveraient mécaniquement. Le Père admira  :  ça  valait le coup de payer des études aux  jeunes,  ainsi  ils  savaient  faire face aux problèmes, Marc était plein d’idées. Et plein aux as, car sur toutes les affaires de Beauté  Nordique il acceptait un juste pourcentage. S’il voulait  bien  mettre  quelques  fonds dans l’entreprise familiale on  pourrait rénover; certaines machines, des ordinateurs... étaient dépassés... Pourtant  une critique se faisait jour : et  si les mauvaises gens allaient se mettre d’accord en nous tapant dessus ? Le moyen s’appuie sur une tradition qui n’a pas dit  son dernier mot. A faire quelque chose de net, on risque  gros, cela n’a jamais été la politique du journal. Nous sommes  bien trop fragiles pour nous y risquer. Le propre du  journaliste  malin est de mettre les autres au pied du mur, pas de s’y laisser mettre. Le quatrième pouvoir ne l’est qu’à  condition de fermer sa gueule quand il faut; où irait-on  si  on  publiait tout et n’importe quoi n’importe quand. Fils devait méditer le susdit point. La difficulté était d’avoir  la  pub  d’une position sensationnelle sans prendre de  position,  de  telle  manière  que, une fois l’Histoire ayant décidé, on  paraisse  avoir été les premiers dans la bonne direction quelle  qu’elle  soit. Un bon journaliste, fiston, est un homme  de la non-action, un spécialiste du biais, un artiste de  la tangente, il s’Engage, oui, quand ça rapporte, et à coup sûr, mais essentiellement il soigne sa routine, il dorlote son  moi,  il  se  fait  un  nid avec les scandales, les meurtres, les  magouilles politiques, c’est un hédoniste, il jouit sur le malheur  du  monde et ce n’est pas pour le poète que la  boue  devient  de  l’or, mais pour lui, plus repus que le financier, plus vaniteux que l’aristo, plus vide que le tonneau des  Danaïdes, hystérique à la radio, venimeux dans l’écrit, narcissique  à  la  TV. et toujours tou-jours «faisant sa pelote».  Fais  confiance  à papa, ce qu’il nous faut,  c’est  pousser  les  autres  et donner l’illusion éventuellement d’avoir  été  devant.  Fiston,  trouve-moi une idée pépère, laisse l’audace à  ceux qui sont destinés à être des étoiles filantes, dans la  famille on dure, on est astre, quitte à être comme la lune.

Finalement on en  revint  à  l’idée  du  grand buffet de l’âme. Une réunion  monstre  à  laquelle  seraient invités et forcés de venir tous ceux qui croyaient compter et dont on se servirait pour accroître la  vente. Il convenait donc premièrement d’insinuer dans l’esprit  du Public la nécessité d’une telle réunion, deuxièmement de développer doucement des pressions pour que personne n’ose se dérober, par peur de risquer sa carrière, ou, pire,  de  retomber  dans l’anonymat. On mit ensuite au point le  menu  du  buffet,  le menu des interventions, le menu des  divertissements  mêlés  au travail car on commencerait vers onze heures  et on s’arrangerait pour traîner jusque vers dix-sept heures.  Voilà.  Il ne manquait plus que la date mais on ne  pouvait pas décider tout de suite, il fallait tâter le terrain,  discuter, parlementer... et en attendant préparer la une pour  l’annonce du couronnement de la campagne de l’âme.

 

 

 

 

 

 

La Risette avait  cessé  ses  relations  avec la vieille morte, cessé aussi ses relations  avec l’avocat, avec les autres et avec Coco qui se consolait auprès de son épouse et de sa nouvelle-née des trahisons  successives de ses maîtresses. On ne peut pas compter  sur  les femmes, heureusement les enfants nous restent, c’était  une  mauvaise passe mais Risette reviendrait à de meilleurs moments. On ne la voyait même plus au travail. Que pouvait bien faire à longueur de journée cette idiote ? Les chicots s’amoncelaient dans la vie de Coco.

Elle n’était pas loin. Dans  le  temple de la Couturière dont elle essayait une  création.  Elle rayonnait. Elle avait l’absurde impression de commencer d’exister. Elle prêtait son corps aux inventions d’art, mue en idole le temps d’une robe. Un regain d’inspiration soulevait la désolée, l’arrachait aux regrets, l’attachait à cette  fille-caniche que le hasard lui avait imposée. Désormais la  solitude  était devenue impossible, le simple fait de s’isoler et à travers les murs, à travers les pièces, elle sentait  un reproche, une douleur, ceux de Risette. Elle s’habituait. Elle  se le reprochait et s’habituait. A la  différence  d’autrefois  l’Autre ne créait plus pour elle, et elle  avait  assez  créé  pour elle-même, si bien que Risette d’abord  modèle épisodique, bientôt occupa à plein temps d’employée son  poste  de  statue, puis la couturière, souffrant d’étaler par  ses propres toilettes le passé si cher et cruel à côté de ce présent qu’elle ressentait comme une déchéance, renonça  à être présente constamment, enfin renonça à ses costumes  du  souvenir, s’habillant «en civil», et Risette fut seule dans la devanture, simple mannequin adulé que la Couturière recréait chaque jour. Elle appelait cela vivre sa vie et changeait  de  vie avec les robes, totalement elle-même dans ce rôle de caméléon, vraiment elle-même depuis qu’elle n’était  plus  personne.  Elle  était  entrée dans le bonheur. Il ne la  quitterait  plus. Vieillissante, la Couturière morte, elle hériterait  de  la  maison et se trouverait une autre couturière, simple employée, pour une autre Risette cherchant cet amour qui n’est  reçu qu’en échange du renoncement - facile - à  l’existence, et Coco, à quelques centaines de mètres pourtant et la sachant  là  par des revues de mode, ne la reverrait jamais, la dent  serait  tout pour lui car il deviendrait fidèle.

Ici on était à peine  au  courant  de  ce qui se passait dans l’inutilement vaste dehors. Les vies emplies de vide qui oscillaient sur leurs tiges selon les idées du jour n’alimentaient ni les rêves  ni  les  conversations. Mais bien sûr il fallait que tous  ces  gens,  admis  ici  juste  pour un coup d’oeil et un achat, s’occupent le  reste du temps; on le comprenait très bien. Risette savait  que dans sa vie d’avant le bonheur elle était comme  eux,  faisait comme eux, cherchait, comme eux, et elle ne  s’étonnait pas devant leurs yeux dévorants, proie consentante aux  morsures,  illusion facile pour les affamés.

Mais au moment où elle basculait  dans le don de soi engendreur des délices, l’actualité était aux préparatifs monstres d’une bouffe de l’âme  à laquelle il fallait absolument, mais absolument, être invité. Impossible de cataloguer toutes les bassesses auxquelles on put se livrer sous ce bon prétexte avec bonne conscience. Depuis toujours on attendait sans y croire hélas une telle occasion pour se livrer sans retenue à la pente, cherchant  les  humiliations  avec  le sentiment de faire  oeuvre  d’âme,  découvrant  les  plus  bas  aspects de soi-même en actes alors que  l’on n’aurait même pas osé antérieurement les  confier  à  sa  pensée,  et partout c’étaient d’incroyables aventures, la frénésie d’avilissement avait envahi la cité consentante pour  une escalade de la bestialité, du dévergondage, de la vente de  soi,  de la vente des autres et cela faisait circuler les billets  de mille ce qui en économie  est  toujours une  bonne chose. Aucune histoire croustillante ne pourrait être racontée sans attirer des centaines de lettres de  protestations  en  racontant  de meilleures en détail, liste de témoins à  l’appui, et racontées par les acteurs eux-mêmes qui vécurent là le film de leur vie. Dans ces circonstances, l’industrie des  fausses invitations fit aussi des  affaires, même  le chef de  la police en vendit par vengeance car de mauvais  esprits  faisaient campagne pour qu’on lui ferme la porte au  nez  et  jusqu’au dernier moment il ne fut pas tranquille (une  fois  entré, il regretta, naturellement). Jamais les affaires  publiques et privées ne s’étaient si mal portées et jamais on n’avait autant joui. Ce paroxysme ne pouvait durer, la conscience de la brièveté de l’amoralité heureuse multipliait  les  dépravations  dont  aucune n’avait chance de  faire  scandale.  Sodome,  Gomorrhe  et les autres avaient enfin une grande soeur  et cette fois loin de s’opposer à Dieu c’était pour le trouver. Du reste on saurait après le banquet, à coup sûr; on  tenait à être aux premières loges pour entendre les paroles  historiques,  pour savoir vraiment ce qui se serait  dit,  les  meilleures  places seraient pour ceux - et n’est-ce pas toujours le cas ? - qui avaient le plus donné d’eux-mêmes. Ça baisait ferme et les maladies vénériennes rappelleraient pendant  des  années  la grande fête. Elle approchait. Le prix  des  invitations  montait. On commettait des atrocités, en-dessous de l’humain, avec l’âme en point de mire. Mitois papa passait ses  heures de bureau entre l’abattement devant le résultat de  la  plus noble initiative de sa vie et la délicieuse exploitation sexuelle de la situation en la personne de sa vendeuse de journaux, laquelle soignait ses relations pour tout de suite,  pour le dîner bientôt, et pour plus tard. Dans ces moments-là il pensait plus que jamais que la presse avait du bon et  que le métier de journaliste était le plus beau métier du  monde.  Sa vendeuse le pensait aussi, ce qui lui permettait d’en  profiter. Elle suivait avec assiduité les cours télévisés de  Beauté Nordique et appliquait à la lettre un savoir qui était crucial pour se pousser dans le monde; elle qui avait un métier sans avenir, sans possibilité de promotion, tenait, estimait-elle, la  chance  de sa vie et savait s’en servir.

 

 

 

 

 

 

La bouffe de l’âme,  unique  effort d’union, c’était aujourd’hui. Ceux qui ne sont  pas invités se sont emparés dans la nuit des lieux d’où  l’on  peut  voir  dans les jardins du «Maintenant d’A***»,  balcons,  flanc  de  la  colline proche (mais il faut des  jumelles),  fenêtres  du musée (beaucoup y vont pour la première fois) magnifiquement placé; à défaut on campe sur la route pour  voir  le défilé des invités. Ceux-ci ne se sont pas levés  tôt;  ils  croient  avoir le temps; ils prennent trop leur temps : le  quart  de la ville a une invitation. Quelques nuages  flottent  incertains,  on se perd en suppositions hypocrites dans  les   premières loges et on grignote pour s’occuper en  balançant quelques baffes aux mômes pénibles, ce qui  leur permet d’attendre calmement aussi. Le sujet principal  des  conversations  est les privilégiés : ceux que l’on vient voir, avec  à la clef la manière dont ils le sont devenus. Il y a  à  dire.  Ah  les salauds ! Les deux tiers, mâles  ou  femelles,  sont  de  vraies putes. Plus les filles ont l’air divines et  plus elles sont des spécialistes de la partouze; les  types  qui  se  les  paient sont plus ou moins  liés  au  milieu,   à   la  magouille  politique,  aux francs-maçons, les autres sont pédés.  L’âme  va avoir du mal avec ces gens-là. Les régénérer ne  va pas être facile. On se demande comment elle va s’y prendre.

Le curé arriva le premier car il arriva à l’heure. Avant on avait vu le personnel  du  journal  et  les extras pour le festin - le menu on  le connaissait depuis plusieurs jours -, puis Mitois père et fils,  très  applaudis car, tout de même, c’étaient les montreurs  de  la  high society, pour reprendre l’expression  qu’employaient  les  membres,  ou  se supposant tels, de ladite; on leur  devait de pouvoir s’en foutre plein la vue. Un malin le père, qui  avait des sous, et un bon père qui promouvait le fils à papa,  un petit con sympa qui ferait carrière.

Le curé n’avait rien d’enthousiasmant, il était gêné, ne savait ni marcher ni se tenir,  en  outre il n’avait pas fait de frais pour le costume,  méprisant  les spectateurs. On fut dur à son égard, mais il  le méritait. L’âme ne se voyait pas sur lui, il avait mis du noir autour de son vide intérieur et il semblait en deuil de  lui-même.  On s’accorda à penser que ses chances dans le match  étaient faibles. Ce n’était pas un meneur d’hommes, donc pas un meneur d’âmes, toutes ses qualités étaient dans son bréviaire  et les gens en majorité n’aimaient pas lire. Après avoir  serré les pognes officielles de ses hôtes, il ne sut  plus  quoi  faire,  alors il s’assit le plus possible à l’abri des  regards.  Pas un discours, pas un geste de rassemblement, il n’avait  pas  marché droit sur les caméramen forçant le  TV  journaliste  à l’interview d’autant plus remarquée qu’elle meuble en  attendant le gros des troupes, non, il avait eu  un  comportement égoïste, un comportement non-médiatique, gardant son âme  pour  lui tout seul, et tant pis pour les autres  s’ils  n’en ont pas. Franchement la déception était énorme. Certains qui  avaient  vue du côté où il s’était réfugié firent courir  le bruit qu’il profitait de ce moment capital pour lire un livre qu’il avait apporté. Sûrement encore un livre  religieux.  On  lui en voulut. Il gâchait le spectacle et on  dut  sortir encore et prématurément quelques provisions pour grignoter et s’occuper. On ne demandait pourtant qu’à être sauvés  mais  il aurait fallu qu’il y mette plus du sien. Des  histoires  couraient sur son compte, des histoires de  sexe  bien  entendu,  et  ceux  qui avaient d’obscures lueurs  de  psychanalyse  intervenant disséquèrent son comportement, d’où il apparut  que  le pauvre homme était plus à plaindre qu’à blâmer,  les  femmes se sentaient toutes émues en pensant qu’il  ne  baisait  pas,  c’était à n’en pas douter  à  cause  de  gros  complexes  dont  leurs  consoeurs n’avaient pas su le délivrer, à  force  de faire maigre il en avait pris l’habitude,  mais  maintenant  on  ne pouvait plus grand chose pour cet anormal, il était trop laid, et plus assez jeune.

Ensuite ce fut le tour  de petits groupes de sous-fifres à l’air très important, les hommes déguisés en cadres aérodynamiques et en businessmen  newyorkais, les femmes étaient là pour prouver leur réussite, elles  devaient se montrer à travers des toilettes  coûteuses  dont  elles  gâchaient l’effet parce qu’elles ne savaient pas  les porter. Déguisées en reines elles gardaient  leurs  démarches  plébéiennes et cela ne plaidait pas en leur faveur  auprès de la plèbe. Heureusement pour elles qu’elles vivaient dans leur rêve ignorant les mots qui charcutent. On les couvrit, radieuses, de merde. Les hommes s’en tiraient mieux. Une  fois entré, tout ce petit monde ne savait plus  quoi  faire;  les figurants devaient attendre les acteurs; ils se sentaient  dans les jumelles, ils se coupaient les bras, se  supprimaient les jambes, regrettaient le body-building qui développe le  torse; les pires tentaient de rester derrière  des  buissons  en conversant «naturellement» avec des rien-du-tout aux ordres  comme eux. Enfin il commençait d’y avoir du monde,  pas  du  beau  mais de quoi se distraire.

On vit arriver un ancien  ministre dont personne ne voulait plus et qui s’acharnait  à  rester dans la vie publique, s’accrochait, décrochait  des  invitations  comme  celle-ci à grand renfort de chantage  sur les services autrefois rendus, un homme du passé qui pour  se  croire au présent salua de la main comme si on l’applaudissait, en passant devant les caméras. On se raconta sa pseudo-carrière, son remariage avec une jeune, qui avait mal tourné, dont  ce vieux avait eu un fils, âgé de quelques années seulement.

Les transistors déversaient un  peu partout des collines les musiques à succès,  certains regardaient des télés portatives parce que l’on y  voyait mieux les arrivants que depuis leur place mais ils  s’impatientaient devant les commentaires parce qu’ils «ne disaient pas la vérité». Ces journalistes se soucient surtout de faire carrière,  de plaire aux riches qui ont la puissance,  les  téléspectateurs  ils s’en foutent. La chaleur montait. Tout compte fait,  sauf orage, ce serait une belle journée, les riches  ont  toujours  de la chance, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont  riches. Peut-être que la chaleur ferait dégouliner les gâteaux  et  les seins des femmes. Quelques-unes de celles-ci étaient  des femmes d’affaires, si le mari était du même âge c’était lui qui encaissait quelques remarques railleuses criées de nulle  part,  si le mari était plus jeune, c’était  la  femme.  Les  nouveaux qui affluaient crevés par les regards et  les remarques, faisaient bonne figure en croyant que  la  barrière  franchie  on serait sauvé, mais entrés dans la  cage,  ils  déchantaient;  de la réunion huppée on était tombé au  zoo; même les habitués des banquets sentaient que dans leur gêne en mangeant ils allaient laisser échapper des morceaux, en buvant du liquide allait couler sur leur menton, des robes seraient  tachées, tout le monde ricanerait en montrant les taches,  le mari humilié giflerait publiquement sa femme; si la  tache  s’écrasait sur un smoking, la faute était vénielle, un homme  arrivé n’est pas à une tache près; le zoo devenait très plein, il ne manquait plus que les vedettes.

Mais tout à coup  des  invités  arrivèrent en masse. Les Mitois se doutaient bien que les cartes avaient proliféré. On commença de filtrer. Les nantis,  dès lors, furent divisés en deux classes, les  acceptés  et  les refusés. Ceux-ci protestaient, haussaient le  ton,  hurlaient;  tout autour la foule ricanait. Des haines et des  clans se formèrent là, qui durèrent des années. Que faire  quand on a une carte d’invitation et que l’on ne vous laisse pas entrer ? Aucun ne se décidait à partir, on attendait l’arrivée  de quelqu’un de plus important que l’on connaîtrait bien,  à  qui l’on parlerait et qui réparerait l’affront.

Bretillot était annoncé à la radio locale (subventionnée par la municipalité); il  se  trouvait  quelque  part dans le bain de foule, invisible  mais présent, ovationné qui en doute ? se rendant à cette  bouffe des «autres», des nantis pour représenter, justement, la masse,  le peuple chaleureux qu’il rencontrait certes rarement car  un  maire  est un homme toujours occupé mais qu’il  voyait  parfois  à  la télé dans des jeux, nuls d’ailleurs. En fait il n’était pas encore parti de chez lui. Il s’était fait  annoncer pour qu’on l’attende, sinon on risquait de ne pas  penser  à  lui, or il y tenait. Au fil de sa carrière politique, exemplaire - il avait toujours, dans les différents  postes  qu’il  avait  réussi  à se faire donner, voté les augmentations d’indemnités pour ceux qui sacrifient leur temps au bien de  tous; il avait toujours su se taire sur tout pour éviter les scandales qui auraient fait de la peine aux électeurs -, il avait dépensé des sommes énormes pour faire coller sa gueule partout où c’était interdit, sans hésiter à puiser dans les diverses caisses d’oeuvres sociales puisque le social c’était  lui.  Du  reste  évinçant dans son parti les figures nouvelles quand elles étaient plus intelligentes et plus capables, se servant à merveille de la machine du parti pour protéger sa  médiocrité.  Et réélu. Il disait : «Je suis peut-être con, mais je  suis  là.» A vie, grâce à ce système.

Quand il se mit enfin en route, il fut hué mais «j’en ai entendu d’autres», sifflé «oh les p’tits oiseaux», pour avoir une fois encore essayé de duper, et il pensait à sa choucroute royale dimanche et aux amis à soutien inconditionnel - les seuls vrais amis -, à  ses  deux  maisons, l’autre en bord de mer pour «vacances  studieuses»  (style  de  la presse chaque année), ah il n’y a que la politique pour permettre à un homme comme lui d’avoir  les  merveilles  des magazines sur lesquels bavent les braves  gens,  et  avec bonne conscience, ce qui est sinon nécessaire,  du  moins  préférable,  on se sent plus à l’aise  croyez-moi.  «Faites-vous  une conscience», on pouvait comprendre ainsi le thème du jour et nombre d’invités étaient réellement intéressés.

A  la  barrière   il   y   eut   bousculade.  Des  laissés-pour-compte  s’efforçaient  de   l’atteindre  pour  qu’il intervienne et fasse  casser  l’inadmissible  erreur dont ils étaient victimes. Il leur jeta un regard vague en s’efforçant d’avancer. On l’appelait. Il  était  sourd. Quelqu’un menaça, ses yeux se dessillèrent, était-ce  un homme qui pouvait vraiment lui faire du tort ? il jugea que ce n’était pas impossible et le reconnut, lui ouvrit  les bras ainsi qu’à la petite baisable avec lui et qu’il avait peut-être même épousée. Voilà un allié sûr pour les luttes  à  venir. La lutte il la vit dans les yeux  d’un  solitaire,  qui  n’avait  pas  crié, qui n’avait rien demandé; il l’avait déjà  jugé un rival à craindre, que rien  ne  concilierait,  maintenant le doute s’envolait.

Mitois père et fils  accueillent chaleureusement le maire, quelques invités applaudirent poliment son entrée si bien que, de nouveau, il se crut populaire. Et la vanité engraissa sa figure. Son  ventre  s’arrondissait  de  complaisance. Son sang colorait ses joues imberbes et injectait son oeil droit. Nageant dans cette  satisfaction  délicieuse  il alla jusqu’à serrer la main du curé, qui  le crut en passe d’être converti et à tout hasard loua Dieu.

Mais Lejeune arriva, ombre pour Bretillot , il distribua des poignées de  main  énergiques  -  beaucoup trouvaient une certaine mollesse dans celles  de  Bretillot -, parlant fort, ombre, et rigolant  de  ses  plaisanteries  à  deux sous, qui trouvaient des complaisants parce que  le monde est bas. Comment était-il entré ? Dans  la  foule  autour du zoo, on n’en revenait pas, personne ne l’avait vu arriver. S’était-il dissimulé dans un peloton complice d’industriels majeurs ? ce ne serait pas étonnant d’un homme de droite. Etait-il caché dans les locaux du journal depuis la veille ? On enquêta. Mais les gens  vraiment  importants,  grosses  fortunes, anciennes familles à actions toutes bonnes directions, arrivistes arrivés perdus dans la contemplation du bas, ordinairement invisibles mais qui n’avaient pas osé ne pas venir pour ne pas se couper de leur caste,  contemplés  silencieusement  par la foule qui les découvrait, serrant  les  rangs,  femmes  au milieu, marchaient sur la barrière qui  s’ouvrait  pour la première fois en grand. Ensuite ils se  déployèrent  pour s’emparer du centre, où seraient  faits  les  discours retransmis directement par haut-parleurs au peuple qui  de  la sorte «s’y croirait», repoussant petit à  petit  les  premiers arrivés qui auraient voulu... mais qui n’osèrent...

Restait à fêter, restait  à  attendre la Victorieuse par avance, Celle qui n’avait pas  besoin d’être à l’heure, Celle qui tient nos  coeurs,  Beauté  Nordique, précédée de Daniel, l’Elu de Dieu, honorée de l’escorte des Ralliées, les Ralliés couvrant les flancs et les arrières.

Quand les  journalistes  (les  rédactions avaient choisi les plus hystériques) se mirent à crier dans leurs micros sur lesquels on entendait  pleuvoir  les  postillons, quoique les propos fussent incompréhensibles  ou  dans  une langue connue des seuls journalistes de  ce  genre,  on  sut. On se dressa. L’ardeur jubilatoire enfla les  poumons et on gueula salement du haut en bas de la  colline. Dans la cage aux nantis, quelques regards sévères firent se réfugier Jéhovah, Allah, Brahma et d’autres dieux encore  moins  connus dans des coins reculés, on les avait invités  et pas lynchés c’était déjà bien beau, qu’ils la ferment par reconnaissance. Seul le curé resta au centre mais celui-là  nul ne le découragerait, autant y renoncer. Les femmes du  dehors  poussaient des «yip-yep-yee» excités, leur stridence donnait  son éclat au soleil, l’équateur vint faire  un  petit  tour  chez  nous pour la première fois,  les  hommes   accompagnaient   le   choeur  de  «ou-ga zou-ou-ous», c’était d’un bel effet spontané. Sur le chemin de Beauté Nordique qui ramenait  enfin  l’âme  dans la cité, des mères de famille répandaient des  fleurs  achetées à la place des billets hebdomadaires de  loto  et  les petites filles en robes blanches dansèrent des  rondes, les garçons essayant de s’y glisser pour danser aussi. Comme tout le monde voulait La voir, en chair et  en  os,  personne  ne  La voyait, alors on imagina, et ce fut  sûrement  encore  mieux.  La réalité déjà était intéressante. Un philosophe  définira son costume comme un non-costume symbolisant le non-être qui aspire à être. Vachement sexy la poule et qui cachait rien. Elle était pleinement à son avantage. Elle  était irrésistible. Ses cheveux au blond fou, aux ondulations magnétiques, son corps aux proportions bien mais alors vraiment  bien,  n’étaient que les glus qui menaient à ses yeux,  d’un bleu nouveau, délavé, dans lequel voguaient des mondes  qu’elle  vous mènerait visiter, la toute-sexe était aussi tout esprit, les excroissances maladives de la pensée  d’avant elle définitivement guéries, Christ femelle vainquant complexes,  mal,  mort,  pour la jouissance ininterrompue du monde,  grand  orgasme  en  ut majeur devenu infini comme Dieu, lequel n’était pas autre chose, et qui bon gré mal gré allait bien  devoir  le partager, cette fois, son paradis. Le crépuscule des  dieux  annoncé prématurément - on s’en souvient -, s’opérait  réellement.  Chacun se perdant en Elle, devenait Dieu et elle  ferait  encore beaucoup de publicités à la télé et elle gagnerait encore beaucoup d’argent.

Une fois entrée on  la  vit  enfin, on montrait le grand modèle aux enfants, les  fillettes joueraient à Beauté Nordique le lendemain, l’enthousiasme  ne  se  démentit  pas de la journée et subsista  dans  les  âmes retrouvées. Que d’années vides avant Toi ! Mitois  père  au micro prononça des paroles puis prêta son micro à Fils  qui  en dit aussi. C’était bien. Quand on reçoit on cause des amabilités d’abord, parfait. Pas question d’ouvrir le buffet dès  le  début, les invités n’ont pas été invités pour ouvrir la  bouche  à de seules fins bestiales mais pour s’élever et élever les autres par l’exemple. La foule vous contemple ! Faites gaffe à la sortie. Aux politiques maintenant. L’ordre des  interventions  avait été tiré au sort. Bretillot commença. Il fit une profession de foi socialiste améliorée par la  doctrine des Ralliés, une synthèse saisissante qui en ahurit plus d’un, surtout que, pour ne pas se brouiller avec le curé qui parlerait après lui en tant que spécialiste et donc  qui  pourrait  le démolir, il assaisonna délicieusement ses idées générales  d’une  pointe de catholicisme. On applaudit dans la cage, on discuta dur tout autour. Il s’en tirait. Il descendit de la tribune d’un pas plus ferme qu’il n’y était monté et prêt à siffler Lejeune à la moindre apparence d’occasion, lequel  tapotait vaguement dans ses mains replètes avec l’air  de  faire  sa  BA.  A son tour, il monta. Quel tribun !  Sa  voix  tonnante faisait merveille et nul n’aurait eu  l’insolence  de  s’intéresser au contenu. Il demanda entre autres au  public  s’il  avait  du linge sale à laver, comment on préparait une  salade à l’annamite et si le temps du week-end prochain serait également beau car il avait projeté une partie de  campagne;  en  outre  il aborda sa vie familiale, confessa quelques détails  qui  le firent plaindre et révéla ses aspirations. Il  termina par une brillante coda juste quand retentissait le gong,  signal qu’il avait - comme prévu - parlé aussi longtemps, ni  plus ni moins, que son adversaire. Il fut très applaudi  et  ce fut justice. Bretillot tapota vaguement dans ses mains  maigres  avec un air de compassion comme si l’autre avait bien baissé mais que lui était le premier et le  seul  à  s’en  apercevoir. Mitois reprit la parole, insinua l’égalité  pour  que  tous soient contents et que l’on puisse continuer dans la bonne direction. Les préliminaires étaient finis. Restaurons-nous avant l’essentiel.

On se rua. De la colline  où  l’on sortait le gros de la mangeaille, parfois déjà  entamé,  on  compta les points; qui emportait quoi ? quels étaient les faibles ? Les gens avaient une sorte d’idée de la  sélection naturelle appliquée au buffet, selon laquelle les forts  ont  les meilleurs morceaux et le plus de bouffe, donc vivent mieux, donc ont raison. Sur la colline certes on était fort mais sans foie gras par exemple, plutôt au saucisson à l’ail,  bien meilleur du reste. Les politiques eurent vite  les  assiettes  bien pleines; parmi les hommes d’affaires, Piquart ne se  dérangea  même pas, le Grassouill lutta pour lui; De  Beauséant, lui, porta une assiette artistement composée à la Grassouillette, mais on nota sur la colline que la quantité avait  été  négligée au nom de l’art, la Grassouillette nota également.  Francis et Ahmed, présents par pur copinage, mais Marc ne pouvait faire autrement, jouèrent des coudes sans façon  quoiqu’ils  aient juré de bien se tenir et se gavèrent au  détriment des mieux éduqués qui parvinrent enfin devant un buffet pillé et se partagèrent, éternels vaincus de leur  caste,  les  restes avec une équité que l’on n’apprécia pas dans  la  foule  parce qu’elle privait du spectacle. On s’amusa du  curé  qui  n’avait  pas participé à l’assaut et, faute de prise, sortait de la poche de sa soutane un quignon de pain qu’on lui souhaita rassis.

Les provisions étaient insuffisantes  parce que les cartes d’invitation s’étaient multipliées sans contrôle possible et que l’on avait laissé entrer  plus de gens que l’on aurait voulu; du reste personne n’osa se plaindre, l’important était «d’en être». Les photographes  du  «Maintenant d’A***», seuls autorisés à travailler  dans  les  jardins, n’oubliaient personne, chacun voulait  qu’on  le  voie  et  avoir  la preuve, contre ses détracteurs, de sa présence. On s’efforçait d’être pris de telle sorte  que  Beauté  Nordique  apparaisse sur la photo au moins dans le  fond,  on ferait agrandir... Des sifflets commençaient de se  faire entendre des zones extérieures sans foie gras, et comme justement on n’en avait plus, il sembla judicieux de reprendre le cours d’une pensée collective sur le crucial  problème.  Pour  que le libre choix puisse s’exercer, il  était  préférable  que  tous  les spécialistes s’expriment. Jéhovah fut repéré,  récupéré, mis devant le micro, on le hua et le vira;  Allah  ne voulait pas, il dut, il émit quelques sons étrangers et  courut  se planquer avec Jéhovah. Ensuite  Brahma  (très  applaudi)  :  «Excusez-moi, se contenta-t-il de dire, je ne  suis  pas d’ici»; puis diverses sectes dont  Les  Gloires  du  Zodiaque  eurent  le  droit  à l’expression et certaines en profitèrent traîtreusement. Suivant leur pouvoir local elles  furent plus ou moins chahutées mais leurs orateurs musclés  flanquèrent  des marrons aux esprits critiques les  plus  proches;  on apprécia le spectacle mais on leur donna tort sur  le fond. Le champagne - médiocre - avait produit  un  effet  globalement positif, les participants à la bouffe étaient à  la  fois plus vaseux et plus lucides, ils reprenaient plus  facilement  en choeur les essais de cantiques et même il  fallait  rappeler à certains que les intervenants actuels étaient les condamnés de l’Histoire. Satan jouait ses tours.

L’après-midi avançait et  la  digestion.  Sur la colline comme sur des gradins les gens agglutinés assistaient activement au grand débat,  on  tenait  dans  les jumelles tous les participants ou auditeurs : qui a  souri  à tels mots ? qui a failli applaudir ? il y  en  a  qui  n’écoutent pas. Tout est noté. Tout a un sens.  Tout est important. On n’oubliera pas. Cependant, même en ce  lieu  privilégié  de  spectacle sur la cage, le grand air, le  soleil, la nourriture trop abondante, faisaient somnoler certains -  ils avaient le réveil mauvais. Surtout si on leur  faisait remarquer qu’ils avaient somnolé. Alors ils  s’acharnaient  sur  quelque  pauvre  riche inconnu d’eux hier et que leur haine n’oublierait plus jamais. En général on  trouvait  que  l’on  n’avançait  guère;  les Mitois contents de se montrer traînaient; ils énervaient, ceux-là.

Mais vint le tour du curé.

Négligeant le zoo, il parla  à la colline. On n’en revenait pas d’une telle audace, ni d’un côté ni de l’autre de la barrière. Des gradins eurent beau  le  huer, comme ici il n’y avait pas de micro, il  n’entendait  pas et il put continuer. D’après ce que l’on comprit, il ne trouvait rien de bien dans ce que l’on faisait. La bouffe, ça lui plaisait pas, le spectacle il le jugeait dégradant,  il  voyait de la pornographie partout dans les pubs, à la télé... Pour une fois qu’il avait du monde au sermon, il en profitait le petit curé, il mettait le paquet. Tout ce que  personne n’avait voulu venir entendre depuis des années, il le leur passa et c’était du raide, rien que du rebrousse-poils; quelle calamité, le type ! Il engueula la colline, la cage,  la  ville  puis  la planète. Pas mal dit, d’ailleurs,  on  applaudit  par-ci  par-là  pour montrer qu’on n’était pas si con,  qu’on  comprenait quand même, mais le fond choquait. Ses propos ne reposaient sur aucun sondage. On lui aurait dit : combien  de  tant  pour cent pour ça ? Il serait coi. Quelles études par des cabinets reconnus avait-il fait faire ? quelles études de  marché  ? Même Les Gloires du Zodiaque avaient justifié chiffres à l’appui leurs perspectives de développement. Mais lui  ?  Quel était par exemple son chiffre d’affaires ? On lui hurla la question. Il n’entendait pas. Il continuait. Il aimait tout le monde, mais Beauté Nordique aussi et de façon  plus efficace. D’ailleurs il n’était pas beau, on n’avait pas  envie  d’être  aimé par ce type. Le corps il en disait  du  mal,  mais  qu’est-ce qu’il proposait pour l’améliorer ? Où  étaient  son  équipe  de médecins, ses spécialistes de la culture physique, ses entraîneurs...? Personne ne le sponsorisait jamais,  et pour cause. Il affirmait ne pas aimer l’argent. Mais  qu’est-ce  qu’on peut faire dans la vie à part gagner de l’argent ? Vous parlez si c’est intéressant de se  crever  au  sport  ou  aux bonnes oeuvres pour rien, pas un rond. Il faut un but dans la vie. Et il n’existe pas  d’autre  but  que  monétaire.  Finalement  l’homme  noir n’avait qu’un programme  assez  vague.  On  ne s’étonnait  plus qu’il   ne  se  présente  jamais  aux  élections : prières à toute heure, ça ne suffit pas. Quant  à l’amour, vu par lui, il devenait terrifiant : des  responsabilités  partout, des interdictions partout, des devoirs en quantité; son agent publicitaire le conseillait  bien  mal.  Il  finissait,  en sueur et content de lui. Il avait  enfin  eu  la  possibilité et eu le courage de dire tout à tous, tout ce qu’il avait sur le coeur couvert de noir, ce qu’il croyait. Il remercia l’assemblée de l’avoir écouté, c’était le  moins,  puis  fit  une prière que certains répétèrent, ce qui fut noté. Peu d’applaudissements. Il ne pouvait convaincre ceux  qui ne pouvaient être convaincus. Sa descente de l’estrade  fut d’un très digne vaincu, il en fallait un comme ça pour  que l’unité d’opinion de la cité se crée.

L’heure de l’apothéose de Beauté Nordique était arrivée.

 

On l’avait perdue de  vue  depuis  un moment, elle était allée se reposer dans  les locaux administratifs spécialement aménagés pour l’occasion. Elle  attendait  de vivre son rêve, elle-même rêve des gens  classes confondues, réelle irréelle, rayonnant la vie  à  plein  corps  sur  le peuple. Quand elle sortit, ce fut un délire  d’ovations. Daniel qui la précédait et qui devait faire le  pré-discours, avait eu l’intention de parer aux risques en développant  le plus possible, en ne lui laissant la parole que pour  dire «Salut. Baisers.», en argumentant avec toute  la  raison  secondée  par  le bon sens et l’intérêt collectif, mais il y  renonça  à cet instant. L’Elu devait s’incliner devant  le  messie  même  s’il trouvait que Dieu avait des choix bizarres. Il craignait de se voir «jeté» par la foule. Que tout  s’accomplisse. Et en fendant la masse fermée des invités hurlant comme  le populo alentour il méditait tristement sur la destinée  qui après avoir placé au zénith son ancienne pute  faisait  que maintenant, lorsqu’il la désirait, elle lui demandait  à  lui  aussi de l’argent. Pour honorer le Seigneur. La vie était trop injuste. Si ce Dieu-là était le même que celui du  curé, il avait fait du chemin depuis Marie. Et pour la première fois, Daniel douta. Tout cela parce que Beauté Nordique, en  devenant plus que célèbre, devenait hors de prix. Il monta à la tribune sans que l’on s’en occupe et dans  un  charivari  épouvantable prononça quelques mots que personne n’entendit.  En redescendant, par solidarité, il serra la main du curé qui souhaitait partir mais ne le pouvait, prisonnier de  la  gloire  de  Beauté Nordique. Elle monta. Dieu qu’elle était  belle. Votre serviteur n’était que sur la colline mais  des  années  après il s’en souvient avec une émotion qui lui brouille la tête et lui coupe le souffle. Jamais ensuite je n’ai vu le  rêve,  et un jour j’avais pu le toucher, il est vrai à peine,  un instant du bout des doigts. Aujourd’hui j’ai du mal à  croire  qu’elle a existé. Et pourtant... Quand elle a levé  son regard vers nous, j’étais dans son regard; nous nous sommes  unis en elle comme les couleurs dans le prisme et pour la première fois nous avons été emplis de certitude et de sérénité. Elle a prononcé le plus beau des discours et je  tiens,  puisque  la  collection  du journal a brûlé, à le  rapporter  en  entier  comme témoignage d’abord, mais aussi comme modèle  et  guide  pour  le monde. Il manque quelques fragments que je n’ai pu reconstituer; on m’en excusera en pensant que, tel qu’il  est,  ce discours est un bien précieux, il appartient au  patrimoine  de l’humanité au même titre, mais dans un autre genre évidemment, que les «Pensées» de Pascal - lequel pensait individuellement si j’ose dire, et non collectivement, une grande  part   de  la  différence est là -; certes il manquera  le  charme aphrodisiaque de sa voix céleste, or un discours est fait  pour une voix, ce n’est pas comme un grand rôle de  théâtre, celui-ci ne pouvait être dit que par Elle, que par Toi, ô Souvenir dont je sens la douceur sur mon front, et maintenant je t’écoute :

«Baiser à tous, Chéris.»  (La  foule s’était tue.) «Dieu vous parle par mon  baiser...  Nous  nous  devons les uns aux autres. La caresse est la charité.  Nul  ne vaut mieux que le don de son corps car l’âme se dessèche quand elle ne peut pas aimer. L’Esprit est érotique, il souffle sa tempête en chacun de nous et sa tempête est bonne. Naturellement il faut donner des sous aux dames.  Dieu  aime  les  dames  et Dieu aime les sous. Moi-même j’en amasse beaucoup,  en Son nom. Et cela est juste. Il aura un beau  temple  et il sera content. Jouissons bien mais en Dieu.  L’harmonie universelle, du sifflement des astres au chant âpre  des  crapauds,  se réalise en chacun de nous, mais trop sont ceux  qui  dépriment au lieu de s’offrir et quand il y a des films pornos  à  la télé il y en a qui ne regardent pas.  Les  citoyennes  doivent  faire  un effort et prendre des pilules si ça ne  va  pas. Mais elles ne sont pas plus coupables que les fauchés et les pingres. Rien ne désorganise plus le monde et son ordre que ceux qui ne veulent pas faire l’effort de gagner des  sous et que ces sales individus qui ne veulent  pas  récompenser  l’amour. L’ordre et l’amour sont en accord par la valeur monétaire. Quand on a bien baisé il est juste de  recevoir  un cadeau proportionné. Naturellement si le garçon est joli  on  peut tolérer qu’il ramasse la galette au nom du  Seigneur  auprès  de femmes mûries dans le travail et les responsabilités;  nous-mêmes parmi les Ralliés avons des spécialistes de ce  genre  et  Dieu  n’a eu qu’à se louer de leurs services. Quant  à  ma publicité actuelle pour une marque de savonnettes je tiens  à préciser que je la voulais plus active et que  c’est le commanditaire qui a préféré qu’elle soit seulement suggestive,  mais  en privé il n’était plus  du  tout partisan  de  la  seule suggestion. Il a donné beaucoup de sous mais  c’est  que  j’en vaux la peine. Suivez mon cours de baisage le soir  à  20  h 30 sur notre chaîne nationale, surtout les jeunes, et  là  je veux leur adresser un appel pathétique : baisez mieux que vos aînés pour que l’harmonie universelle soit plus harmonieuse, apprenez le plus tôt possible car l’arbre du savoir grâce  à  moi ne vous est plus interdit. Le serpent a une  autorisation signée par Dieu papa et il connaît de sacrés  trucs.  Découvrez le bonheur en prenant cette main que je vous  tends et entrez dans la ronde du plaisir en changeant  de  partenaire  quand l’animatrice tape deux fois dans ses mains.»

(Ici une coupure, un passage perdu.)

(Elle était haletante, soulevée  par la passion pour son sujet, hypnotique, les seins  frémissant du désir des regards de la foule, l’inspiration affolait  son esprit et elle parla sans notes, sûrement sans  tenir  compte  de ce qu’elle avait préparé.)

«Laissez-moi vous offrir mon  corps  en  Son  nom et que cette heure soit le premier  culte  public des Ralliés. Laissez-moi être à vous  avant  de  faire  la quête. (Personne ne protesta et pourtant les invités  en  général avaient déjà dû payer cher leurs  invitations.)  Les  astres glissent sur nos rêves comme des baisers. La  terre  crache ses orgasmes. Vous êtes avec moi. Chacun, chacune, avec moi. Et je vous aime. Je vous aime de toute la peau de ce corps que vous trouvez beau, de la pointe de ma langue,  de mon sexe éternel, je vous aime dans les caresses que vous désirez  me  faire. Je suis à côté de vous. Je suis votre voisine. Regardez-moi en elle. Je  suis elle. Prends-moi la main, caresse-moi. Je t’aime. Pourquoi  tardes-tu  ? Ne suis-je pas belle ? Es-tu un homme  ? Soyons lubriques, enfin. Soyons des sexes, enfin. Je suis ta  folle  qui  est  folle de ta folie. Pourquoi ne veux-tu pas plus ? Tu ne m’aimes pas. Pourquoi ne me demandes-tu pas plus ? Tu  ne  m’aimes pas. Sois mon amant total.  Sois  de  toutes  les  exigences.  Mon  amant...  mon amant...

(Ça vous faisait un  effet  !  On  comprendra la seconde coupure. C’est que, en regardant  la  femme la plus proche de soi... c’était elle ! C’était  vraiment  Elle ! On ne pouvait pas résister. Cela  dépassait  les  forces  mâles. Elle était là-bas, dans un strip-tease lent,  et elle était ici, faisant la  même  chose.  Vous  flottiez  dans  une  totale sensation d’innocence. Quel bonheur.)

Avez-vous apporté  votre  porte-monnaie  ?  Il  faut des sous. Dieu aime les sous. Et  moi je t’aime en Lui. Nous sommes à Lui. Il se  manifeste  à  moi par ton désir. Combien me donneras-tu ? J’aime ton argent.  J’aime ton sexe. Combien me donneras-tu ? Pas plus  ?  Tu  ne  m’aimes  pas. Tu es avare. Pingre. Tu n’es pas un  homme...  Je t’aime. Sois gentil avec moi. Il faut vivre selon la  loi de Dieu. Dieu aime les sous. Aime-moi selon Dieu. Je suis  ta  nymphomane et ta putain. Je suis ton désir et ta  force.  Donne-moi. Donne-moi. Je suis à toi. Combien me donneras-tu ? Pas  plus  ? Tu ne sais pas aimer. Tu as le coeur et le  corps lâches. Tu ne veux pas vivre dans l’amour. Tu es un  asocial.  Un marginal. Aucune ne veut de toi. Aucune ne voudra plus de  toi.  Je le dirai à tout le monde. Regardez, toutes. Regardez-le,  cet homme, ce prétendu homme, en fait  un  près-de-ses-sous  !...  Sois plus gentil. Sois un homme. Je  t’aime.  Combien  me donneras-tu ?... Oui, mon chéri, oui...

(Cette fabuleuse journée  fit  circuler  l’argent, ça je vous le jure. Ce que  j’ai  pu  trimer le mois suivant. Naturellement les femmes  reversaient   la   plus grosse part aux Ralliés qui passaient parmi nous. Certains hommes préféraient signer  des chèques  en blanc,  ou jetaient dans l’humble sébile leurs cartes de crédit avec  un accord de retrait à volonté, c’étaient les plus  hommes, ils faisaient l’admiration de tous. Elle, elle était partout. Sa voix nous habitait avec son image  d’un désir   inextinguible.  Et  ne vous y trompez pas : sur les films - de qualité déplorable malheureusement - que les caméras continuaient de tourner toutes seules, c’est bien Elle que l’on voit  avec  chacun,  chacune était bien devenue Elle, vous ne  baisiez  avec  une  vieille  ou une laide sous l’effet d’une illusion; par  la volonté divine Elle transformait les femmes en Sa perfection. D’où l’ivresse de celles-ci qui échappaient enfin à  leurs  limites.  D’où  la nôtre, qui échappait à leurs limites et alors, à nos limites. Le bonheur était total et commun. Du  millionnaire  au clochard, tout le monde était féeriquement  heureux  d’être  là. Les cardiaques mouraient dans la joie. De nombreux grands malades achevèrent leurs tristes vies dans  un  excès  de  plaisir. Après ce fut comme un champ de bataille. Sur les tombes on écrivit : «Mort dans l’amour.» Les Veinards.  Moi, ensuite, j’ai dû sacrément travailler. L’amour coûte cher. C’était  enfin un but dans la vie. Terriblement accaparant.)

Qui   me  nie ? Tu   ne   veux  pas  de  moi ? De  quoi  as-tu peur ? Du  bonheur ? De  quoi  as-tu  peur ? Du travail ? Es-tu avare ? Je suis ta  réponse.  Viens  en  moi. Je suis ton bon sens, ta raison et ta foi. Viens. Dis-moi. Laisse-toi parler. Ma voix te parle en toi.  Laisse-toi lui parler. (Un plus que d’autres qui réalisait là ses  rêves, ce devait être l’Eustache !) J’aime ta  façon  de  me  toucher. Domine-moi pour que nous soyons unis.  Domine-moi  pour  que   nous soyons égaux. Qu’as-tu ? Es-tu avare ? Dieu est en moi, viens l’y chercher. Viens retrouver Dieu. Il  t’aime.  Je  t’aime. N’es-tu pas un homme ? Te fatigues-tu rien  que  de  regarder une femme ? Je t’aime...»

Là mes souvenirs sont de moins en moins précis. Je ne me rappelle plus que des  bribes.  J’étais vraiment très occupé; il faut me comprendre. Je  regrette  d’avoir perdu une partie du «Discours du Bonheur» comme  on l’a appelé depuis, cela me donne un réel  sentiment  de  culpabilité et j’essaie parfois désespérément de me souvenir. Il nous manque des indications, des révélateurs ou bien il  ne  nous  manque rien, je ne sais plus. Comme je  l’ai  aimée,  au-delà  du  désir.  Comme nous l’avons aimée; toute notre vie.  Pendant  des années après ce jour elle a régné sur  la  cité.  Son triomphe fut total. Pas une résistance. Et  la  vie  quotidienne fut refaçonnée selon ses préceptes. Elle ne  rédigea malheureusement pas de livre, tout était oral; ou dans les journaux mais la crédibilité des journaux est toujours douteuse,  et  puis  ils  ont brûlé, je l’ai déjà dit je  crois.  Elle  était tellement en nous, nous étions tellement sûrs d’elle que,  quand elle a disparu, personne ne s’en est aperçu. Et  sur le coup la nouvelle tardive ne frappa pas les esprits. On  ne  sait même pas comment elle disparut. Les récits les plus extraordinaires courent. En général on prétend que Dieu en a eu assez de nous la laisser et qu’il l’a récupérée pour  lui  tout seul. D’où l’iconographie de nos temples où on les voit  côte à côte au fond tandis que sur les côtés on retrouve  les  photos des produits de toutes les marques qui  l’ont  sponsorisée.  Elles ont fait beaucoup pour le bonheur national. Je ne me sens bien que là. Vers son image. Mais je n’aime plus  Dieu.  Il  me  l’a prise. Un jour elle lui échappera. Elle  nous reviendra. Tu nous reviendras, n’est-ce pas ? Aujourd’hui  un  vieillard, je t’attends. Nous vivons dans le souvenir du  bonheur. Nous enseignons son souvenir à nos enfants. Mais tu es  tout près. Tu es près de renaître. Je sens  ta  présence.  J’ouvre  encore  une fois les yeux... et tu es là.

 

 

 

 

 

FIN.