LE FESTIN DE L'AME
PREMIERE PARTIE
«Sourd...» «Sort...» «Somme.» Les sonorités sifflaient dans le haut-parleur et
s’étendaient en vagues tressaillantes sur les adeptes pelotonnés à même le sol; certains
semblaient souffrir, proies d’angoisses que les mots magiques devaient calmer ou
engendrer. Votre âme est votre suavité. En elle résident les trois essences :
l’immortalité, la soif de connaissances, le dévouement aux autres. Beauté Nordique
passait dans les rangées et effleurait les têtes d’une palme; elle se tenait très
droite, chargée de mission, et ne faisait pas sa pute toute à la sainteté de
l’instant. Daniel, les yeux mi-clos sur son haut-parleur, susurrant les flammes
de l’amour, au bord d’une extase, sautait son troisième repas pour livrer son
corps à son ennemie, la faim, et se délivrer des jouissances infernales. Il
ressemblait à Gambetta (1838-1882) et à Platonov (1824-1866), mais pas nettement,
nul ne s’en serait aperçu s’il ne l’avait judicieusement souligné pour en tirer sa
théorie des apparences physiques en nombre limité à travers les temps.
La cérémonie s’achevait. L’Elu donna sa main à baiser aux Ralliés, dix hommes
et onze femmes. Leurs yeux avaient la fièvre, ils partaient dans l’irréalité trompeuse
du monde mécanique, savants des signes. Tous des fauchés, pas un qui soit vraiment
utile, des secondes zones, ces bons à rien, leurs oboles ne suffisaient pas.
Le sanctuaire ne serait jamais construit. Pour l’heure on se contentait de cette
baraque condamnée à la démolition, on avait enlevé les gravats mais c’était d’une
tristesse ! Il y avait des subventions pour tous et n’importe quoi, des footballeurs,
des musulmans, des théâtreux, des adeptes des piscines, des shintoïstes, mais
rien pour les Ralliés de la Sérénité. Les meilleurs souffrent plus, c’est d’ailleurs
pour ça qu’ils sont les meilleurs, leur mérite croît.
Seule Beauté Nordique rapportait mais il fallait choisir ses amants, d’elle-même
elle s’offrait à Dieu par l’intermédiaire de n’importe qui, elle croyait même,
si on ne la battait pas, que plus l’homme était ignoble plus l’offrande était
noble. Un chef des croyants aujourd’hui est un chef d’entreprise, il faut vivre
avec son temps, et au milieu de la putasserie fin de XXème, les Ralliés ne pouvaient
rester à part, coupés du monde. Mais les concurrents, chrétiens, socialistes, sportifs
etc... gagnaient plus, ils avaient des hommes à eux aux centres des pouvoirs,
leurs putains étaient plus nombreuses, ils bénéficiaient des médias et le cinéma
donnait des idées en leur sens à la jeunesse. C’était dur de lutter sans moyens,
en voyant les avantages aux mains des autres, en n’ayant pas sa part aux décisions
qui emplissent les caisses. Dans ces conditions le nombre des Ralliés ne pouvait
qu’être réduit, mais tous des purs.
Les nouveaux promettaient mais ne payaient pas leurs droits d’inscription. Le
dernier en date, Eustache, n’avait pas même été capable d’apporter les 5OO F qu’il
avait promis, et pourtant c’était déjà une cotisation de compromis. Une fameuse recrue...
Dont on allait se passer. Les femmes qui débarquaient ici étaient presque toujours
quelconques, on ne pouvait pas leur confier des missions importantes, souvent on
ne pouvait pas les caser et on n’arrivait pas à s’en défaire, la foi impose tout
de même des obligations. Elles venaient à bout de souffle. Elles se raccrochaient
à Daniel comme au sauveur. Il était difficile de faire en sorte qu’elles se
sentent à nouveau utiles, qu’elles croient à nouveau en leurs capacités; leur dévouement
était sans bornes dès que leur confiance en elles, liée à Daniel, leur revenait;
on lui avait dit un jour qu’aucun psychiatre n’obtenait de résultats aussi éclatants.
Plusieurs des Ralliées étaient placées en permanence à des maris du monde qui
ignoraient leur foi, elles ne venaient alors que rarement aux cérémonies mais
ne l’oubliaient pas et donnaient ce qu’elles réussissaient à prendre.
Beauté Nordique mode et surf, coûteusement maintenue au top niveau du fantasme
de magazine, avait une intelligence capricieuse et des troubles psychiques compensés
par une croyance absolue d’être à Dieu seul, une anti-Marie proche des sectes
sataniques que Daniel avait récupérée à la vraie foi de justesse, elle se voyait
créée pour Lui qui est le grand tout et qui est en chacun, Il dissimulait Son
désir de Sa créature sous les aspects les plus humbles et que Sa volonté soit faite;
heureusement que Daniel était là.
La dernière des Ralliées allait d’évacuer quand, inspirée, elle cala. Daniel comprit
que sa conscience avait encore un problème. Oh mon Dieu, aide-moi à les supporter
! La femme roulée grassouillette s’approchait inexorablement. Plus que cinq mètres...
plus que deux mètres. Sa bouche s’ouvrit largement sur des mots remâchés et en éructa
une série à la face de l’Elu :
- Maître !... Ça va pas, ça va pas.
- Allons bon, dit l’Allons-bon de Dieu.
- J’ai mal... partout... mon corps... ma tête...
- Faut pas s’écouter, dit le Faut-pas-s’écouter de Dieu.
Déjà elle reprenait des forces se sentant considérée; son mérite lui valait une
indulgence dont elle appréciait le prix et elle y puisait pour continuer.
- J’en ai marre (Ceci dit plus fort : elle va mieux, pas de doute)... Certes je
suis grassouillette et je me dois car tous nous nous devons.
- Tous nous nous devons, reprirent l’Elu et Beauté Nordique en choeur et a cappella.
- Mon physique est utilisable pour être utilisé et mes rondeurs créent l’envie
afin de la satisfaire. Car l’univers est fils de la loi.
- Fils de la loi. (Toujours bien ensemble.)
- Or... j’ai comme un remords...
- Allons bon, dit l’Allons-bon de Dieu.
- Je ne comprends pas, dit Beauté Nordique.
- Evidemment, dit son aînée avec un ton méprisant car elle prenait sa propre faiblesse
pour une supériorité.
- Que ma tâche est difficile, soupira Daniel, il va encore falloir tout réexpliquer.
- Pauvre Daniel, dit Beauté Nordique débordante de commisération, il n’a pas le fric
mais il a la vertu.
- Et la vertu le fera croître et le multipliera... dit Daniel.
- Pour la gloire de Dieu et du Maître, dit la familière de la crise en tombant à
genoux, je suis prête... mais j’ai comme un remords.
- Est-il petit au moins ?
- Oh oui, Maître, il darde mais ne mord point.
- Allons, fit-il pensif, ce n’est pas irrémédiable. Je n’avais guère envie
de travailler aujourd’hui mais puisqu’il le faut...
Et il lui caressa doucement la nuque.
- Dis et que la paix descende en toi.
- J’étais au jardin botanique dans la grande verrière. La pluie battait à plein
et les plantes se tordaient comme si le vent avait pu entrer. Elles étouffaient.
Peut-être le chauffage était-il quand même trop équatorial. Mais c’est étudié pour.
Je me suis approchée du type que vous m’aviez dit, je l’ai abordé et alors le remords
m’a saisie. Au sein droit.
- Tiens, dit le confesseur, c’est curieux.
- Mais pas encore douloureux, heureusement. Seulement, imaginez qu’il croisse et
se multiplie ?
- Je vais vous palper ça, dit Beauté Nordique. Puis, après étude : Pas de remords
ici présent.
- C’est un psychisme du sein droit, dit la femme. Je crains que l’amputation un
jour ne devienne nécessaire.
- J’en ai tâté des tas, dit Daniel intéressé et oeuvrant, mais c’est mon premier
psychique.
- Il y a toujours de nouvelles maladies, remarqua judicieusement Beauté Nordique,
c’est teigne les glandes.
L’effondrée approuva.
- Maître, supplia-t-elle, donnez-moi la force.
- Faut pas s’écouter, dit le Faut-pas-s’écouter de Dieu.
- Exorcisez-le !
- Il ne pourrait pas attendre quelques jours ?
- Je dois revoir votre type demain... Si le remords me saisit, il ne sera pas généreux.
- Il faut des sous, dit Beauté Nordique. Moi-même je suis en chômage technique...
- Que Dieu t’habite la mamelle, dit l’Elu, et que tu redeviennes opérationnelle.
Il allait de nouveau falloir brûler des cierges et de la poudre expédiatoire dans
les cieux, mais les drames du cortex ne sont pas à prendre à la légère. On a vu,
c’est attesté, des êtres apparemment normaux, ne plus rapporter. La Ralliée se sentait
inondée de bonheur, la main pesant sur sa nuque, et si les genoux lui faisaient
mal c’était bon pour sa rédemption. Elle demandait de tout son être de n’être
plus qu’obéissance. Elle aspirait à une vie d’âme; que son corps, détaché d’elle,
serve à accroître ses mérites ! que sa docilité lui soit à gloire et que soit
seule Sa volonté. Elle suivit à la pierre de transes un Elu en petite forme.
La balade était belle, le silence virait au bleu à ramages et partout des pies guettaient
les étoiles pâlissantes. Et puis une serrure couina. Il y eut un trait blafard
très OVNI qui s’épaissit banalement en soleil pas chaud, on envoya alors l’odeur
de printemps et sur-le-champ, partout, à peine levés, le bouche-à-bouche commença.
Les arbres déplumés se secouèrent et s’occupèrent de leurs bourgeons, les jardins
gris s’égayaient des premières mauvaises herbes, les vieux humains allaient chercher
leurs pains et certains se tinrent droits.
Une écume d’ombre se maintenait par endroits et on y entrait avec frissons, mais
son impuissance gagnait, elle n’était plus à craindre, le dernier fantôme grelottait
dans un coin aspirant à la mort. Des petits museaux gamins s’appuyèrent contre
les vitres pour jauger le temps qui tournait à l’école, il n’y a pas à s’y tromper,
c’est encore loin, le juste repos. Le chocolat manque de chocolat. On a frappé ?
Sur un banc une mésange crotte, elle balance sa pointe de tête avec curiosité et
secoue ses ailes, satisfaite, au bout d’un rayon qui s’efforce d’exister. L’humidité
lourde de gouttelettes se divise en bracelets et se détruit de la lumière qu’elle
piège, tant que rien ne reste d’une nuit prise du vertige de la légèreté. On lâche
les chiens qui, oreilles folles, écrasent dans leurs courses des accords précieux,
tout à la jouissance de la truffe, par Milou que c’est bon, et s’occupent de mettre
en place le bruit et la frénésie pour que leurs maîtres affrontent le jour sans peur.
Eustache regarda si les environs se vidaient et appela son chat. Blanc, grand,
de tempérament conciliant avec l’humain, et particulièrement plein de son importance,
l’illustrissime mit le museau à l’air et bâilla. Quelques mots vinrent le caresser,
puis ce fut le vent. Eustache essayait de retenir des bribes de phrases qui lui
dégoulinaient de la bouche dès qu’il ne se surveillait plus, dès qu’il oubliait
qu’il était quelqu’un; parfois il s’identifiait à ses phrases au point de ne plus
avoir conscience de lui-même. C’est pour cela qu’il était allé voir l’Elu, L’homme-Qui-Sait-Ou-Presque,
lequel ne lui avait pas refusé la vérité. Mais si le croyant doit prouver sa
foi en se privant, doit donner l’argent, le postulant deviendra croyant grâce à
l’habitude d’en donner, la foi naît des oeuvres. Or pauvre Eustache qui avait cédé
à l’amitié feinte de Francis les 5OO F nécessaires pour le droit d’entrée ! Ne va
pas se pelotonner sur le carrelage qui veut. Ça coûte. Il déplaça son obésité pour
faire face à un homme à pékinois qui biaisa avec son horreur. Il faudrait emmener
le grand chat blanc à l’ersatz-sanctuaire; c’était tout près; et il se sentait
fier à l’idée de présenter ce qu’il connaissait de plus beau à ceux qu’il estimait
le plus. En somme il offrait une image.
Le chat ne s’occupait pas de lui, il frémissait du nez et ne remuait patte; le
connaissant, ça risquait de durer. Tout à coup, sans cause, il miaula et fila.
De temps en temps le goût de la liberté s’emparait de lui et lui faisait tourner
la tête, il se sentait riche de potentialités félines et l’aventure aux petits os
craquants lui faisait se lécher les babines. La minette fugueuse mit de la distance
entre elle et le garde de son corps. Elle prit le petit trot aussi longtemps que
son manque d’entraînement le lui permit, enfin arriva dans un cadre neuf,
parfaitement esthétique, aux odeurs très documentaires. Il est toujours bon de
s’instruire. Au loin, on l’appelait, ce qui n’était pas sans la satisfaire. L’endroit
sans nul doute était fréquentable, libre de possesseur, pourtant abondant en gibier
- comment est-ce que ça s’attrapait, au fait ? elle s’en souvenait mal - avec
des gens à côté pour apporter le complément supermarché; de quoi refaire sa vie
tant qu’il fait beau.
Longtemps mais lentement Eustache erra. Il ne trouva pas le chemin de l’Eden parce
qu’il n’était pas malin et que nul ne l’enseignait; finalement il alla voir l’Elu,
mais en chemin il rencontra Marc. Ni d’un côté ni de l’autre il n’y eut de sourire,
pas même un salut, et ils allaient passer quand Eustache se rendit compte qu’il
parlait par nappes depuis l’évasion du chat et préféra en profiter pour dire
quelque chose. Son problème actuel, d’une ampleur modeste, permettait une solution
simple avec un peu de bonne volonté, 5OO F aujourd’hui qu’est-ce que c’est, et
ils étaient à lui, à lui ! Francis le vole, le dépouille alors qu’il a si peu d’argent.
Est-ce que Marc ne va pas l’aider ? Il accepte cela ? Eustache s’explique, dit,
reprend, interminablement, dit pourquoi il a besoin, oui besoin, de récupérer
ses 5OO F, oui ses 5OO F, et ce n’est pas juste mais ça il a l’habitude, surtout
son âme et son chat, son âme est partie faute de 5OO F. Alors Marc accepta de
l’aider à retrouver son âme, demandant si ce serait long et se disant qu’on a
toujours cinq minutes à perdre.
La figure poupine d’Eustache s’empourpra de satisfaction. L’aide pour lui c’était
comme de l’amitié. Il pensait que, avec un tel mentor, que même Francis respectait,
des portes bien closes auraient des clés sous le paillasson, lui aussi on le respecterait,
et par conséquent il retrouverait son chat. Pour remplir ce programme il l’emmena
sans le prévenir chez l’Elu pour lui servir de témoin au sujet de sa cotisation toujours
impayée.
La grassouillette se sentait mieux car le remords s’était effacé devant la
foi. Tout était redevenu normal. Elle s’apprêtait à travailler.
Sa victime qui se prenait pour le chasseur s’assit à sa table du bistrot, en face,
puis en face ah non, donc à côté... Bien, bien... On boit ? Allez, on boit.
La femme-piège leva ses vastes yeux sirocco sur Coco et il sentit tout plein de
choses, mais il le tut car sinon ce serait plus cher. Un dentiste a les moyens,
oui, mais combien, ô problème, faut-il de caries pour une belle femme ? Le plus rentable,
ce sont les appareils spéciaux, mais le client se méfie, et on lui fait le coup
une fois de la dent à arracher illico quoique douce à vivre, mais après...
Une odeur sorcière filtrant de la cuisine, arôme d’extase (prématurée, ce sera trop
cuit) vint perturber définitivement le malheureux trop tendre; partout des tentations,
c’est si bon d’y céder.
- Comme, dit la Ralliée, je suis grassouillette, ma tâche est tracée en ce monde,
car tous nous nous devons.
- Ah oui ?
- Vous n’êtes pas un dérangé du portefeuille et je ne suis pas une femme qui se
livrerait à l’amour sans pensées élevées. Les temps sont infinis mais nous n’avons
pas tout le temps.
- «Je crois en toi comme à l’espérance.» Vous me révélez la poésie. Moi, banal
jouisseur, je commence à percevoir une autre dimension de l’amour.
- Ce n’est pas là l’affaire d’une grassouillette, vous êtes nettement à côté du
sujet...
Il cuit le cassoulet et le haricot serait divin. L’eau venait à la bouche. La cuisinière
méritait. Le tenancier aussi. Justement, conscient de son importance, il s’approchait
:
- J’ai mal aux dents, dit-il.
- C’est pas le moment, fit remarquer avec à-propos le dentiste.
- On parle affaires, ajouta la Grassouillette.
- J’ai mal aux dents quand même, s’entêta l’entêté.
- C’est pas ma faute, fit Coco avec beaucoup de bon sens.
- Non, remarqua la Grassouillette, je peux témoigner, j’étais avec lui.
Des gens arrivaient; ils faisaient du bruit; le patron, déçu par les premiers clients,
alla caser son drame aux suivants.
- Moi, je suis Turc, dit l’un, alors je ne sais trop que vous conseiller.
- Moi, dit un autre, j’ai déjà eu mal aux dents. (Il semblait s’attendre à une consommation
gratuite.)
- Moi, dit le troisième roi mage, j’ai suivi les autres jusqu’ici, mais je ne sais
pas pourquoi.
L’incommunicabilité des êtres, même d’un naturel liant, était à jeun. Au cours de
la si longue journée, parmi tant de travaux et tant de travail, tant de maux et
tant de tout, il y aurait, aïe aïe aïe, malgré la petite aide cigarette, malgré
la petite aide café, malgré la petite aide à siroter, aïe aïe aïe, stabilité du mal.
Le pays entier et au-delà en était là; on jouissait de plus en plus tristement; on
mégotait sans béatitude; parce que l’essentiel manquait ! se sentir soutenu fraternellement
! Quand on est seul et qu’on n’est rien, on déprime, on se vide de sa tendance
à exprimer son essence, on coupe pas aux impayables questions sur le qui-qu’on-est,
enfin on devient pathétique et on se fait film à pleins fleuves, mais les spectateurs
ne viendraient pas.
- L’amour, dit la Grassouillette, est à deux étages, celui du bas sert à l’accès
à celui du haut.
- Ah bon ?
- Ainsi vous, vous devez aider à la construction du sanctuaire.
- C’est cohérent mais coûteux.
- On n’a pas une Grassouillette sans avoir du mérite.
- Evidemment.
- Vois-tu, mon Coco, on vit mal sans idéal; je me suis Ralliée; je suis une
qui sait et toi de la foule tu es rigolard parce que sans foi. Et pourquoi es-tu
sans foi ? Parce que tu es près de tes sous. C’est la raison profonde. Tu as préféré
l’argent à ta réalisation totale.
- Tu as peut-être raison. Peut-être aussi ai-je manqué d’aptitude au-delà de la
dent.
- Tu trouves l’occasion par moi d’être moins inutile. La créature qui n’a pas trouvé
la voie humble, suit ceux qui la connaissent; à défaut, elle se montre complaisante...
- ... C’est toi, j’espère, qui sera complaisante.
Le cassoulet se sentait solitaire dans sa cuisine, il tournait mal, nul n’y pensait,
ils auraient ce qu’ils méritaient. D’ailleurs il ne soignait pas les caries.
La Grassouillette plaisait aux rois mages, mais, depuis le temps, ils étaient fauchés.
Elle emmena son Coco qui se promit de tout raconter à Risette, elle avait la
démarche pleine de grâce de dévouement, dans ses yeux brillait l’esprit de sacrifice,
dans son sang roulait la flamme sacrée. L’Elu serait content, elle travaillerait
bien et apporterait des sous.
Au sortir de la rue Saffiet (gloire très locale) gît un immeuble beige, siège du
journal somnolant qui suit de plus ou moins loin les nouvelles. Propret, quasi
coquet, dans la sobriété de bon goût, l’ensemble opérationnel charme et rassure
l’oeil de l’annonceur, de l’informateur. On avouerait; encore faut-il avoir quelque
chose à avouer. Qu’est-ce qui intéresse ? Ici, sans illusion, on a renoncé aux
unes sexe et aux unes sanglantes, seules passions de millions de fauchés, pour un
journal lisible par les enfants aussi bien que par les grands, car rien ne ressemble
à un événement comme un événement de même catégorie, tout ce qui est nouveau
a déjà été vu et tout ce qui sera a été. D’ailleurs même une nouvelle de l’année
dernière est une nouvelle pour celui qui l’ignore, et puis l’actualité brûlante
il y a la radio et la TV pour ça. On ne donnait pas non plus ses programmes
à celle-là, on se consacrait à la vie la plus quotidienne, celle sans heurt,
celle à soucis, avec de bons conseils à digérer les problèmes, à écraser les problèmes,
à fuir les problèmes, on ajoutait les faits marquants prédigérés de l’actualité
mondiale (quand même), et avec les petites annonces on mêlait des jeux astucieux
à petits gains. Mais ce n’était pas un pseudo-journal timoré ringard écarté par
les jeunes esprits «en avant !»; sa spécialité, c’était l’avenir. Prévisions économiques,
prodigieux monde technologique d’après après-demain, horoscopes (très sérieux),
tremblements de terre... tout hardi concepteur autochtone avait sa chance à la publication;
le farfelu d’aujourd’hui peut être le grave de demain, donc ne négligeons rien;
si vous triez, le tri correspond à vos propres limites, vous vous croyez juges
mais vous serez jugés, vous êtes sûrs d’avoir raison justement parce que vous
êtes bornés. Si dans mille ans leurs descendants avaient un trou d’imagination,
ils pourraient piocher dans leurs archives; Nostradamus avait un successeur, mais
scientifique et moins secret, on n’avait pas peur d’écrire ce qu’on pensait,
on n’avait vraiment peur de rien. Toutefois on excluait les vers, la poésie fait
fumiste; le savoir triomphe en prose; a-t-on jamais vu un Nobel en guise de discours
déclamer des alexandrins ? Ici on a les pieds sur terre, c’est un journal, on raisonne,
on calcule, on informe sur demain, beaucoup plus passionnant qu’aujourd’hui si
on considère son image de marque déplorable in les confrères coincés dans le
présent, mais, en aucun cas, on ne se laisse aller.
Le père de Marc dirigeait la production en homme qui a cessé de croire à tout,
plein de gentillesse pour les mordus du futur qui au moins ne lui parleraient
ni du dernier gouvernement, ni de la hausse ou la baisse des actions, ni d’une guerre
ici ou ailleurs, ni de grèves... Son fils disait : «Papa est le seul journaliste
professionnel qui ignore l’actualité»; c’était excessif; nul n’y échappe, et il
avait un fils qui travaillait au son de la radio, une femme qui décollait le moins
possible de son poste de télé; s’il était besoin, il pouvait toujours leur demander.
Il n’était certes pas un démissionnaire de l’existence, qu’il savait savourer, ni
un rêveur, il avait horreur des idéalistes, ni un égoïste, qui dans la mesure de
ses moyens n’avait trouvé auprès de lui aide et secours ? simplement, quand il
ne pouvait rien, il lui semblait inutile de nager dans les malheurs et les drames.
Il laissait cela à des gens, des collègues, qu’il avait longuement fréquentés et
dont le mélange de voyeurisme et d’hystérie avait fini par le lasser. Maintenant
ses préoccupations allaient à l’essentiel et dans sa vieillesse, sa curiosité, c’étaient
les siècles qui auraient lieu sans lui, un peu étonné de voir tant de concitoyens,
même jeunes, eux aussi revenus de tout et de tenter quoi que ce soit, fascinés par
ce qui serait quand ils ne seraient plus, acharnés à le voir quand même.
A droite de la salle de rédaction, en entrant il vit que le vieux Bastet avait fini
par se réfugier avec sa table à ordinateur sous la toile anonyme qui les avait
tous précédés dans la maison. Elle représentait une femme chauve-souris aux tétons
particulièrement vivants qui, sur fond de ciel orageux, menaçait un bourg paisible
aux murs qui saignaient; de pauvres hères tentaient la fuite avec des chariots,
le plus souvent à bras, sur lesquels ils avaient entassé ce qu’ils avaient, les
reliques qui feraient un chez eux de n’importe quel endroit. Le vieux Bastet avait
l’âge du directeur, mais on est plus facilement traité de vieux quand on n’est
pas directeur. Le conflit avec les «petits» - il leur rendait leurs politesses
- n’avait pas d’autre source qu’une incurable bêtise commune, qui, en dépit de la
logique, ne rapproche pas. Le vieux malgré de médicamenteuses remarques restait
vieux, et c’était bien de sa faute; les jeunes ne vieillissaient pas vite, ce qui
n’est pas étonnant car il n’y a rien de bon à attendre de cet âge-là. M. Mitois
(le directeur) fila vers son havre protégé par une secrétaire mais, passés le portemanteau
à la danse de Matisse et un premier pilier, on traversait en terrain découvert
oblong. Une jeune femme au sourire commercial mit son corps devant lui et l’assaillit
de problèmes tous urgents à résoudre sur-le-champ. Il lui répondit par la formule
appropriée : «Voyez vous-même.» Les employés de ce genre se sentent valorisés
par les responsabilités, elle fondit d’un vrai sourire et s’effaça avec le sentiment
d’une victoire; il atteignit le quatrième pilier. Et brusquement, d’une manière
qui mit en quarantaine la saine logique, il fut au centre d’un débat passionné
qui de toute éternité l’attendait au coin du quatrième pilier pour lui régler son
compte. Telle la timide pucelle que l’on envoie traire les vaches mais qui ignore
la différence entre la vache et le taureau, il aborda le problème avec méfiance.
En gros la dérive de la pensée contemporaine du sacré vers l’absence de pensée
devait-elle avoir pour conséquence, de même que l’homme qui coule donne un vigoureux
coup de pied au fond de la rivière et remonte, un retour au sacré ? Par un phénomène
inexpliqué mais courant dans l’existence, et aussi dans les romans, les membres
d’une même famille découvraient les mêmes cruciales questions à des moments proches,
sans s’être concertés. Une réflexion sur ce point aurait enrichi le débat journalistique
ponctué de «pauv’ tarte» et «attardé mental», déparantes remarques pas fausses,
comme l’ânesse brait au cheval qui y songe. Ce n’était pas un numéro spécial qu’il
fallait, mais une rubrique. Avec un titre en rouge - on en avait mis un pour le
dernier déraillement (de train); à plus forte raison ici ! Ils étaient quatre à
l’entourer, quatre sur les six de l’équipe du «Maintenant d’A***». Leur directeur
regarda tour à tour les yeux gris de Mlle Chernu, la bouche tendre de Mme Benami,
puis par dessus MM. Florent et Mendre, et s’empara de la tête de la croisade.
A son âge, ce serait sûrement sa dernière grande affaire, mais étant donné son tour
de taille, rappelant celle de Mme Benami, ses arêtes rappelant le pointu prêt à sortir
des os de Mlle Chernu, et son caractère insupportable comme l’air idéaliste
des deux exemplaires de la masculinité, elle pourrait bien être le couronnement
d’une carrière pourtant aussi pleine qu’une corbeille à papiers un jour de frénésie
travailleuse, jour de pleine lune, surtout quand le crabe s’approche du lion,
ou même, c’était concevable, toute sa vie n’avait peut-être été - car les voies
du destin sont impénétrables, hélas, hélas - qu’une lente préparation à affronter
Le Problème par excellence et alors, probablement, sinon à le résoudre, du
moins à remporter une victoire historique. Jésus avait tenté le coup, Mahomet s’y
était essayé, Luther y avait mis son grain de sel, Mitois l’aurait. Ah que c’était
bon, il se sentait aussi crétin que lorsqu’il était jeune, il en aurait fait
une crise d’acné enthousiaste. Gagnant son bureau, il passa devant sa secrétaire
comme s’il n’avait plus besoin de sa protection et il s’installa dans son bon
fauteuil molletonné à forme anatomique, pour dos fragile, et tissu couleur de ciel
parcouru par d’étincelants signes zodiacaux, et pensa.
Ce jour-là il y eut un coup de rose vers midi. Il flottait sur le flanc de nuages
légers et gagna bientôt tout l’horizon. Sa teinte délicate se ouatait par endroits,
elle montait, se rapprochait, fondait, l’air semblait plus léger à respirer, le bonheur
fade narguait d’en haut et il pouvait bien garder son sucre, tous les esprits
forts ne le lui envoyaient pas dire, mais on n’allait pas jusqu’à lui en vouloir
de faire un petit tour par là, et même on lui aurait délivré un laissez-passer paraphé
par les costumes les plus gris et les cheveux les plus ras. En surface, mon
dieu ça allait, mais dans les coeurs, ça frétillait. On comprenait enfin que l’homme
est né gentil, ce qui avait jusqu’alors échappé aux plus subtils, et que s’il
avait été doté de nageoires il serait allé nager dans ce rose avec délices et que
tous s’y seraient retrouvés pour faire des loopings inédits en parlant aux anges
dont certains devinaient parfaitement les esquisses volantes.
Le fils Mitois eut à méditer comme papa grâce à des découvertes d’une extrême importance.
Donc il accompagnait, faute de savoir s’échapper, un Eustache pleurnichard
qui laissait dégouliner une bouillie de mots continue de sa bouche qui ne s’ouvrait
vraiment que pour lancer de temps en temps un grand cri : Minette ! Déchirant
appel des hommes à travers les âges, ardente aspiration à une réponse fusant de
l’inconnu, demande d’amour à l’air et au silence, demande d’aide toujours à renouveler,
repris derrière son dos par une bande de gamins farceurs que Marc finalement chassa.
Il se demandait comment se tirer de là.
Et d’abord où allait-on ? Il le demandait fermement quand on arriva.
L’endroit semblait abandonné, une maison construite peut-être il y a cinquante
ans et qui avait vieilli si vite, et qui avait décliné si fort qu’elle ne se
soutenait qu’à grand peine et frisait le danger public. Ce n’était pas sale, on voyait
les traces de coups de balai dans la cour. Tout de même, rien ne justifiait l’air
respectueux d’Eustache.
Beauté Nordique apparut.
Il est difficile d’expliquer comment la foi vient aux hommes; mais Beauté Nordique
convertissait beaucoup. Pas durablement. C’était comme un coup de grâce, une langue
de feu qui descendait en vous, un instant intense et qui valait la peine, après
quoi la foi devenait flottante, et bientôt il n’y avait plus guère de foi, plus
qu’un souvenir de foi, mais un bon souvenir. On donnait une offrande aux Ralliés
de la Sérénité, ça revenait plus ou moins cher suivant que l’on était plus ou
moins amateur de sacré, et que l’on désirait ou non faire des efforts répétés pour
aider l’Elu. Elle, elle était toujours prête pour le service divin et les prostituées
antiques du temple de Corinthe n’avaient pas fait plus pour la réputation de leur
raisin. Le dévouement est un beau trait de la race humaine, les résultats sont
en général catastrophiques, d’admirables serviteurs ont sacrifié jusqu’à leurs
vies pour les pires salauds et les exploités mâles et femelles ont même réussi
à être fiers de l’être. Donc si on la traitait d’idiote, en tout cas elle ne
l’était pas plus que les autres et puisque c’était sa nature, au moins elle prenait
du bon temps. L’Elu se demandait parfois si elle était croyante ou si elle ne
profitait pas de la foi pour lui rapporter de l’argent.
Elle le vit et soupira. Ce beau garçon-là n’avait sûrement pas les sous qui
justifient une coopération entre Ralliés et le commun. Il aurait bien mérité
d’être riche et si elle n’avait pas été si surveillée elle se serait sacrifiée
à lui sans faiblir, mais on ne dispose pas de soi car on est à Son Service. Nous
nous devons.
Marc ne comprenait pas pourquoi cette fille de minuit surgissait de la maison
de profundis. Il vivait une rudement belle minute et ne dit mot car un amour
ravageur lui donnait des sensations inouïes partout et pourvu que ça dure. Il
n’était vraiment pas besoin de comprendre, tout était parfait, tuons plutôt la
raison que la beauté. Elle était divine, du sur-mesure de ses rêves et le tailleur
inspiré ne l’avait ratée nulle part. Dieu créa la femme ou du moins certaines.
Celle-ci. Que Sa Volonté qui se comprend sans peine, soit faite et vite. Quand
il raconterait à Ahmed et Francis la dernière de Dieu, jamais ils ne croiraient
à Marie-Madeleine, et pourtant si. Il faudrait toucher pour la croire, mais pour
cela, il faudrait pouvoir bouger.
Eustache, très content, parlait. Il racontait par le menu les événements de sa matinée
car il ne s’était pas, en quarante ans de vie, habitué à ce qu’ils n’intéressent
jamais personne. Comme on ne l’écoutait pas, il n’ennuyait pas, si bien qu’il pouvait
continuer à satiété. Il se risqua à expliquer comment il se nettoyait les ongles;
cet acte simple lui procurait généralement une vive satisfaction et il y atteignait
un tel degré de délicatesse qu’il s’était flatté de devenir manucure, mais il était
si gros que s’asseoir sur un tabouret relevait pour lui du défi et des esprits
mesquins avaient prétendu qu’il y avait un physique de l’emploi et que le sien n’était
pas conforme.
Ils se sont salués. Ils se sont tant plu qu’ils ne se sont même pas souri. Une
bouffée de rose vint flotter autour d’eux et, très cotonneux, ils s’approchèrent
l’un de l’autre. Eustache bavait ses mots. Il lança un strident : Minette ! Il laissa
à nouveau des phrases entières lui dégouliner de la bouche, du nez, de tous les
pores, c’était un lâcher-tout indécent et grotesque, il en profitait à fond,
il était la dive fontaine de mots, et complètement ouvert, obscène, quoique privé
de la place publique. Il ne savait pas qu’il était seul au monde. Pourtant Marc
l’avait oublié, et Beauté Nordique. La sirène dit la religion :
- Entrez, frère (l’invitation était égoïste); Dieu est là (comme dirait une secrétaire).
Les traces de balai devaient jouer le rôle des traits de râteau dans le fameux jardin
zen; en tout cas le décor était sobre, ou nu, Marc ne pouvait savoir, et l’effet
d’aller ailleurs, mais l’Elu expliquait que Dieu décourageait pour ne garder que
les méritants - néanmoins il projetait un sanctuaire construit selon ses plans
à lui, que nul n’avait vus, sauf Beauté Nordique. Le monde était sans bisous et
la chair gourmande. Les yeux ordinaires des femmes ordinaires grouillent
d’éclats froids. On en a vite pris un coup de trop. Tandis que là l’humanité
était sauvée. Ailleurs la messe ronronne, là Beauté Nordique causait un langage universel.
Les femmes de la vie commune ont besoin d’être gonflées à l’idéal, ça ne tient
pas longtemps, on regonfle et on se décourage, mais elle, ah ! En outre les pas
garces vous complexent, vous culpabilisent, on n’est jamais comme il faut, on n’est
pas bien, on devrait faire ceci, faire cela, tandis que Beauté Nordique savait
parfaitement qu’une foi durable n’est donnée qu’aux Ralliés et qu’il est insensé
de demander aux autres plus que des sous et des orgasmes; pour l’amour elle avait
Dieu.
De toute façon, quand elle l’invita, il était déjà entré.
Son nez virgule des yeux pers qui ne louchent pas aujourd’hui. L’enfant est sage.
La toile d’araignée de ses cheveux fins fixe la lumière de son blond violent et
frôle les perruches qui se taisent. Elles connaissent. Pour l’heure c’est lui
qui les garde, maître tout-puissant de la vie et de la mort, mais de quel côté
va-t-il pencher ? Etre saint est bien tentant... mais bien difficile.
Le mercredi après-midi vous rend parfois victime des grands, une seconde d’inattention
ou de gentillesse et ils vous chargent d’épouvantables corvées dont les malins
voulaient se défaire. Il faut prendre l’habitude de dire non. La lutte pour s’amuser
le plus possible et se fatiguer le moins possible commence dès les jeunes années,
elle est la plus dure de toutes.
En face, une chatte, caresse des yeux, s’était immobilisée comme devant un trou de
souris et attendait. Sur le muret, ronronnante peut-être, elle éclaboussait de
son blanc les briques ternes, elle incendiait la cour formée de poussière et de
banalité dont elle se poudrait à peine, en précieuse qui fait un usage si raffiné
de l’insignifiant qu’il se transforme en luxe. Elle avait au ventre un gros désir
de perruches.
Vraiment on voyait peu de monde au magasin, hors le samedi. L’action allait se faire
voir ailleurs. L’économie comme la joie de vivre, pionçait à portefeuilles fermés
et les distractions, pour les non-philosophes, les plus nombreux, étaient à inventer.
On s’en occupait depuis maintenant quelques années. La télévision particulièrement
racoleuse ici ne négligeait aucun clin d’oeil pour la satisfaction du pauvre, elle
léchait tous ceux qui passaient à proximité, elle dégoûtait agréablement.
Enfin vint la chatte au panache blanc.
Les termites humaines la guignaient de leurs étages, ils adoraient s’attendrir sur
les pauvres bêtes, elle s’imposa comme sujet de conversation n° 1, on devait avoir
encore tout au fond de la tête une idée de la beauté. Le facteur lui criait
bonjour, le garagiste sifflait comme pour un chien, le boucher promettait toujours
et ne tenait jamais, le coiffeur souriait d’un air aguicheur, mais le plus
intéressant, c’était le marchand de perruches. L’oiseau en liberté est incroyablement
difficile à attraper : il vole. Il décourage. L’être humain est plus facile à attraper,
il est laid et il suffit de lui faire croire le contraire. Or l’un tient l’autre
en cage; c’est un cas de dissertation pour le philosophe, un cas à ressasser d’un
air pensif, parce que ce système à deux exclut le chat, et qu’un chat sans oiseaux
est comme un bistouris sans patient.
L’enfant dans sa boutique sentait que pour se concilier les bonnes grâces félines
il fallait un présent à plumes, et dans le tas, une disparition, qui la verrait
? Il choisit une belle verte, mit la main dans la cage... et reçut un coup de bec.
Il en déduisit que le monde n’était pas aussi simple qu’il l’avait cru et en
conçut une vague rancune contre lui en général et contre elle en particulier.
A ce moment, il y eut un client. Ce client voulait une perruche. C’était son droit.
Il passa en revue les cages, lentement; il pensait. Une fois il se tira la moustache,
pour rien. Une autre fois, il dit : «C’est difficile», et soupira. Enfin pour une
affaire de cette nature, qui n’est évidemment pas à traiter, à résoudre à maintes
reprises au cours de la chienne de vie, ses compétences inquiètes craignaient
pour son billet à débourser. Il expliqua : les îles, il ne les avait pas vues
là-bas flottant sur l’océan chocolat, avec le jacassement incessant de bêtes marrantes
posant pour les photographes qui, eux, ont du bon temps, parce qu’il y a de bons
métiers, si on a de la chance, mais il aimait la couleur, ces oiseaux qui avaient
inventé la peinture et qui se faisaient parer par des singes spécialistes en échange
d’une friandise rare qu’eux seuls savent dénicher. Alors voilà, il voulait celle-là.
Il désignait celle vouée au chat.
«Vendue, dit l’enfant.
- Non», répondit le client.
Qu’est-ce qu’il en savait ? Il valait mieux plier. L’enfant se décida, mit la main
dans la cage... et reçut un coup de bec.
«Ça fait mal, commenta-t-il.
- Cela endurcit, souligna le client, ce métier forge le caractère, vous apprenez
à dominer la souffrance...
- Mais pas à sortir l’oiseau de la cage, remarqua l’enfant... Quand on me confie
le magasin, normalement il ne vient personne.
- Il me faut pourtant mon oiseau.
- Prenez-le.
- Il pince.
- C’est vrai...»
Il ouvrit la cage, entra une main que la perruche évita, elle sortit toute seule,
et par la porte pas refermée du magasin, fila.
«Vous êtes un petit con», conclut le client qui fila également.
Souvent les gens sont injustes dans le dur jugement, ils torturent, ces sales sadiques,
par des mots pervers, surtout quand les parents ne sont pas là. Dans le cas qui
nous occupe, il y avait totale inadéquation entre le fait et la condamnation,
non qu’elle soit fausse dans les termes, une longue existence devait lui donner
rang de prédiction, facile d’ailleurs, mais elle était prématurée.
La perruche fonça sur le printemps, suivie au sol par une chatte amoureuse des
oiseaux verts comme ses yeux.
Quand la Grassouillette revint, fiérote, au sanctuaire, elle y trouva du monde inconnu.
Elle avait le fric et ne pouvait raconter, c’était un atroce supplice. Le gros et
le beau avaient été reçus par l’Elu quoique sans illusion sur leurs contributions
possibles au grand oeuvre, ils étaient là comme chez eux, ne songeaient pas à s’en
aller, sirotaient dans une inconscience stupide le pinard verbal de base du
Rallié moyen. Elle avait eu son Coco et il avait servi la cause, il était un peu
moins loin de Dieu qu’avant, il progressait à pas de nain vers la lumière, il
coopérait à l’installation terrestre de l’idéal dans des locaux qui seraient moins
minables que d’habitude. Le corps vil mène à tout. Qu’il serve à se dépasser et
à édifier le règne de l’esprit ! Que la dent serve la foi. Celui-là il aurait
envie de la revoir et il donnerait des sous.
- Où en est le remords ? demanda brusquement Daniel négligeant les crampons.
- Hélas, il rumine. Mais le mal n’empêche pas le travail.
- C’est bizarre, souligna le Quasi-oint-du-Seigneur, les manipulations auraient
dû le chasser.
- Satan guette, il est le Pur, celui qui nous aime dans la souffrance.
- Oui, approuva Eustache que ne remercia pas un regard pour autant.
- Mais, reprit le saint homme, as-tu pensé à tes frères ? Que leur apportes-tu, toi
qui veux mériter ?
- J’apporte le sel et le pain. (C’étaient les bons propos pour son office. La
Grassouillette méritante se sentait liturgique.) J’apporte mon humilité et mon
espérance.
- Donne.
L’humilité avait bien rendu ce jour, elle valait encore quelque chose dans ce
monde matériel, son exploitation à grande échelle, possible avec une solide
organisation, c’est-à-dire une administration hiérarchisée entraînée à ce type
d’opération, fournirait d’inappréciables bénéfices, qui permettraient un développement
encore plus grand du business de Dieu, qui permettrait, lui, à un petit nombre
d’Elus de vivre dans l’éden dès cette terre. Le but justifiait la chandelle,
le rêve la réalité.
Beauté Nordique voguait à l’infiniment loin de ces saines préoccupations de rentabilité;
jamais elle n’avait eu l’esprit très économique, se contentant d’être exploitée,
et croyant cela suffisant. Dans le fond, jamais la conviction d’avoir une place
marquée dans le vaste monde ne l’avait saisie, sa docilité enlevait tout mérite
à ses actes. Mais aujourd’hui, c’était pire; elle perdait de sa valeur matérielle,
elle refusait intérieurement et avec une force psychique incroyable de se
considérer sous un angle socio-marchand. L’Elu pensa que le mieux était d’accepter
Marc au nombre des Ralliés alors qu’il n’y avait à l’évidence pas sa place; pour
sauver l’une des siennes, il faisait une entorse déontologique.
La ronronnante ville entre deux crises de rut profitait du bleu au ciel et travaillotait.
Le mercredi est loin du samedi, ah. Une sagesse bienheureuse engourdissait encore
les corps et leurs esprits.
Mitois père s’était fait apporter des documents, puis les avait fait trier, puis
avait fait résumer les restants. Le savoir tenait en deux feuillets et après ce
travail rapide, sérieux et compétent du personnel, il conclut que tout était à
faire.
Sonder ! Enquêter ! Infiltrer les divers mouvements d’à-peu-près-pensées, les
diverses croyances en des peut-être, des probablement, des sûrement, les
innombrables changeantes certitudes contradictoires d’où émergerait le demain à la
triste figure, sans moulins à abattre, sans moutons à décimer, et sans lui.
Mais il n’était que le père, il pensa au fils pour l’étude sur le terrain;
trop vieux quoique, il lui ferait cadeau de l’action et le préparerait ainsi à la
succession. La toute pensée universelle se manifestait localement dans les cervelles
les plus curieuses, et par bribes, un zeste ici, un là, barbotant dans du n’importe
quoi, la soupe populaire, où il fallait la deviner, la traquer, la dénicher,
d’où il fallait l’extraire. Lui, il avait à peine d’existence, il l’avait laissé
grignoter par sa fonction, or il fallait exister pour mener cette recherche-là,
il était déjà un fantôme de père, si léger qu’il s’envolait de l’actualité et
faisait même décoller son journal, il avait regardé sa propre psychologie comme une
fumée de cigare et s’en était détaché, simplement il restait présent encore un peu.
Rien ne remplace la distinction aussi bien que la mélancolie; Mitois père en faisait
un usage immodéré depuis des années et y avait gagné l’estime de tous. Il avait,
certes, des pilules correctives dans sa poche mais n’en prenait qu’à la maison;
de même que les couleurs voyantes étaient cataloguées comme vulgaires et les couleurs
sombres comme élégantes, le geste vif, la barbe, un côté artiste, une aisance à
dépasser les lieux communs et le haussement d’épaules pour l’anglomanie ne correspondaient
pas à un sens solide des responsabilités conduisant naturellement à des fonctions
de direction. L’époque était ainsi : pour être un chef, soyez médiocre, ou du moins,
faites semblant de l’être aussi. Mitois père n’était pas un révolté social, il
avait fait son nid comme on faisait son nid et, ayant admirablement pris le
vent, pouvait discuter d’égal à égal avec n’importe quel concepteur, n’importe
quel décideur. Il déjeunait magnifiquement, il évitait merveilleusement tout
silence pesant, il supprimait superbement toute friction. On le trouvait donc
sympathique. Il tenait un carnet des cons contents qu’il avait fréquentés par
obligation professionnelle et soi-disant hors des obligations professionnelles, et
avait entrepris de le commenter à son fils pour le former aux dures réalités de
la vie. Mais celui-ci écoutait les histoires du vieux papa comme dix ans plus
tôt les contes des «Mille et une nuits», il s’en amusait beaucoup et en redemandait,
il avait hâte de travailler.
C’était l’occasion. On lui confierait la prise de contact avec les farfelus
du sacré, il croirait à gauche, il croirait à droite et rapporterait son butin
au journal. Manquait son accord. Il allait peut-être demander à être payé : les
jeunes ne doutent de rien. Les grandes aventures se propulsent sans finances. L’argent
corrompt, c’est connu. Il fait rouiller aussi bien les aspirations que l’idéalisme;
sa gangrène, pour protéger le monde doit soigneusement être gardée vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, dans les banques. Mais ici, il n’y avait guère de risques.
Le père Mitois, lui-même à l’abri, servait à la santé morale des autres. Pas moyen
de doubler l’honnêteté, on restait en file indienne avançant à petits pas.
Elles étaient vraiment énormes dans leurs robes chatoyantes. Le luxe des matières
qui les caressaient brillait, hypnotisait, enchantait; il les transformait en féerie.
Mais inquiétante, mais dure. Leur masse occupait la pièce, il y restait si peu
d’espace qu’elles pouvaient à peine bouger; l’eussent-elles voulu, elles y auraient
vite renoncé : le poids des robes était écrasant, il ne permettait que de
courts gestes, aucune ambition, aucune initiative; les robes s’étaient converties
en carapaces, en cuirasses, les belles y étaient inaccessibles, avec regret. Leurs
corps invisibles peut-être minces peut-être obèses avaient dans l’esprit des témoins
pris l’aspect de ces robes, ils étaient ces robes et le charme fou des têtes raffinées
avait gagné quelque chose de monstrueux. Immobiles, impassibles, elles attendaient.
Elles avaient faim. Encore. L’une brusquement s’avance et avala une mouche.
- C’est bon ? demanda l’autre.
- C’est petit, dit la première.
Leur silence les retint, elles s’y enfermaient pour doubler les robes, leur conférer
de la noblesse. Mais jamais l’ennui ne les atteignait, le temps était rythmé par
le changement de robes, entreprise délicate, par l’invention de robes, de plus en
plus immenses, de plus en plus lourdes, elles gémissaient quand on les leur mettait,
c’était un soulagement désespéré quand on les leur enlevait, et bien sûr par
la confection qu’elles dirigeaient d’ici en savourant d’avance le résultat. Il fallait
toute une entreprise pour les servir et sans doute des moyens importants. On mangeait
aussi, évidemment, souvent. Mais elles avaient un régime des plus stricts.
Les quantités étaient infimes, les mets choisis non en fonction de leurs goûts,
sans importance, mais selon des règles diététiques. Aussi se plaignaient-elles sans
cesse. Mais on n’en tenait pas compte. On utilisait les changements de robes pour
palper les corps, pour les épier dans leurs éventuels dysfonctionnements,
on s’inquiétait pour eux du poids grandissant qu’ils devaient soutenir, on suppliait
les têtes d’y penser, mais on n’augmentait pas les rations.
La seconde happe.
- C’est vrai, dit-elle, c’est petit.
Elles pouvaient encore s’asseoir, mais avec certaines de leurs créations cet acte
devenait compliqué, d’un autre côté rester debout sur place toute la journée
en soutenant un poids d’athlète, c’était à écarter, malheureusement - car cette
limite à la création révoltait, incitait en quelque sorte les créatrices à ne
pas tenir compte de leur propre supplice. Des caméristes s’alarmaient : «Elles
finiront par se tuer», disaient-elles. Mais nul n’aurait osé s’opposer à leur volonté
quand il s’agissait des robes, leur inspiration se serait éteinte, il faudrait fermer
la salle de présentation et les salles d’exposition car sans nouveauté on sombre
vite dans l’oubli, ce domaine était leur domaine, nul n’aurait élevé une objection
à leurs plus surprenantes trouvailles. Et tandis que défilaient pendant la journée
des femmes extasiées et des hommes inquiets, superbement isolées du reste du monde
dans leur or, leur soie et leur brocart, elles ne voyaient personne, s’offrant à
l’admiration, elles poursuivaient leur mirage de beauté.
Risette s’aventurait quelquefois dans ces lieux, le plus souvent elle béait d’envie
devant la vitrine du magasin qui faisait la gauche de l’entrée. Acheter, elle
ne pouvait pas, c’était la faute de Coco, ce ladre, elle lui en voulait, elle en
voulait une, de ces robes, et elle guettait les soldes. Ce jour-là était fêté car
elle entrait en acheteuse... qui n’achetait pas. Elle aurait voulu s’enfouir
dans ces robes, leur offrir son corps, sentir leur poids sur son corps, à chaque
pas, à chaque geste, et elle allait rêver devant les femmes-robes. Le génie se
prenant lui-même pour objet, se soumettant à ses propres lois, se soumettant
à la souffrance qu’il crée. La compréhension de Risette assez limitée de façon constante
s’efforçait démesurément de grandir, elle s’ouvrait autant qu’elle pouvait pour
saisir ce que voyaient les yeux, ce ne devait pas rester une simple image, il
y avait autre chose, il y avait à comprendre, mais quoi ? La déception tombait
peu à peu, et le découragement. Rien ne venait. Des idées elle ne percevait
que les images. Un soupir, encore un petit tour devant les chefs-d’oeuvre et retour
au royaume de la dent. La carie, l’abcès, l’arrachage ont leur mérite mais leur
beauté pour être appréciée nécessite des études longues, au contraire l’art de
la dentelle folâtrait si agréablement sur Risette, et Coco n’était pas contre entre
deux dents, qu’il lui gagnait la cervelle et qu’elle aurait aimé le développer
autrement qu’en s’exerçant à en produire car ses doigts restaient machiavéliquement
maladroits. Les voies d’orientation étaient limitées. Il devient difficile de mener
sa vie selon ses aspirations. Question dramatique : allait-elle, oui, allait-elle
les voir engloutir et, non, mener une vie terne de renonciation ?
Elle cherchait une tenue de ski. Elle s’imaginerait dedans pendant le week-end puisque
Coco avait promis la promenade, ce serait délicieux d’être bien habillée invisiblement.
Les femmes-robes dédaignaient ce genre d’équipement mais acceptaient d’en produire
si les diététiciennes acceptaient le gâteau, les conflits étaient grands et les
issues favorables rares. Néanmoins leur musée présentait quelques surprenants exemples
de créativité pantalonnière, de quoi ahurir les neiges, surtout les éternelles.
Risette en avait fait la revue complète et passait non loin de la chambre de l’art
bien vivant quand elle entendit un brouhaha, des exclamations, on courait, elle
vit une femme avec une pharmacie de secours, elle faillit s’avancer et dire :
Place, je suis dentiste, mais l’angoisse du chicot la contint et son dévouement
se tint tranquille. En tout cas il se passait un drame et c’était intéressant.
Normalement à cette heure la chambre était fermée, il y avait un repas privé,
un changement de robe ou Dieu sait quoi, mais là un petit nez à la retroussette
sentait particulièrement nettement l’inattendu, la mauvaise surprise, le commencement
de panique. Puis ce fut une trombe de médecins. Un grand silence. Et un jacassement
doux, retenu mais soulagé. Deux caméristes ressortirent, se demandant l’une
l’autre s’il ne fallait pas fermer, s’il ne vaudrait pas mieux fermer. Au bout
d’un moment encore une civière vint chercher une des dames et Risette vit que
ce n’était qu’un mince corps au visage livide, elle se dit qu’elle la valait bien,
mais plaignit avec décence la pauvre malade. Une seule femme-robe restait. Elle
avait l’air si triste que Risette se sentit comme un remords. Elle se jura de venir
la voir souvent comme on fait pour les amis en peine quoique celle-ci ne semblât
pas la voir plus que d’habitude, et forte de sa résolution s’en alla rapidement,
plus légère.
Dans la tête d’art digne des larmes, sans larmes, naissait en noir la parure tendre
d’une amie pour une amie. Prématurée mais avec l’attrait de la nouveauté elle
se détaillait, se développait, se fignolait sans se laisser arrêter. Elle s’imposait.
Il fallait donner des ordres pour la réaliser avant que l’idée ne s’envole et
quel meilleur hommage rendre à celle qui est au loin ?
Marc fut donc recruté par son père dès leur rencontre de midi et quelques. Fier et
convaincu de son importance, il lui révéla qu’il était justement entré dans une
secte et qu’il avait fait connaissance d’une beauté dont il adorerait informer et
qui ne reculerait pas devant une tâche devenue d’utilité publique. Car enfin,
le monde moderne, à force de s’ouvrir au progrès matériel se fermait pour
les domaines plus élevés. On aurait ouvert moins de sanctuaires si on avait
moins fermé d’églises, et on en aurait moins fermé si les contraintes de l’âme
avaient été moins embêtantes, en harmonie avec le corps au lieu de s’y opposer;
une nouvelle route était à prendre, qui faisait de la religion l’expression complète
du moi, oui papa, qui permettait, qui imposait plutôt de s’épanouir, le corps devenait
l’âme ou plutôt... ce n’était pas tout à fait ça mais il débutait en la matière
n’est-ce pas, plutôt il y avait une confusion de tout d’où émergeait la sérénité,
c’est-à-dire la sainteté.
Le père Mitois pensa que débuter dans le journalisme aujourd’hui offrait des perspectives
plus passionnantes que lorsqu’il avait vingt ans. Mais il le garda pour lui.
Il se souvint avec ennui de ses chiens écrasés, de la médiocrité du prétendu journalisme
d’alors qui tenait plus de la carrière, autrement dit des relations, que des aptitudes
à se servir de sa tête. Il les revoyait, ces «seconde zone» de l’intelligence,
pleins de la prétention de diriger l’opinion quand ils étaient bien incapables d’en
forger une, tristes moutons, certains d’être les gardiens de la démocratie
sur laquelle malheureusement ils se mêlaient d’écrire, prétentieux, avec le snobisme
du langage plat additionné de la conviction d’écrire ainsi supérieurement car
ils seraient efficaces ! Le public avait les journalistes qu’il méritait, bien sûr,
mais il était pénible même de le reconnaître.
Marc sortit le nez humant l’air moderne de l’âme nouvelle et frétillant du bout.
En lui le limier lorgnait les lunettes de l’astronome lunatique. Il avait déjà
son article dans la tête, il n’y avait plus qu’à trouver des témoignages concordants.
Comment procéder. Méthode. Ah. S’entourer d’un groupe sympa, avec lui ergoter.
Donc on progresse à pas géants et la lumière blanchit à vue d’oeil. Encore un
effort, nom de Dieu ! Cette fois, son compte, au problème, couic.
Logique avec lui-même, il s’adjoint Ahmed et Francis. Il les interviewe. Car il faut
se faire la technique et l’avis d’un copain vaut bien celui d’un inconnu.
- Ahmed, vous êtes de religion islamique, que signifie l’âme pour vous ?
- C’est vraiment le piège à cons, ta question.
- Ça oui, approuve Francis.
- L’âme c’est l’âme, reprend Ahmed, et la religion, c’est la religion.
- En tant que catholique non-pratiquant à tendance athée, déclare Francis, je
souscris pleinement à ce point de vue.
- Enfin quoi, s’impatiente Marc qui juge sa question en fait bien trouvée, profonde
certes mais à la portée des basses masses, il vous arrive d’avoir des doutes
sur le sens ou le non-sens du monde ?
- Jamais, dit Ahmed catégorique.
- Moi la philo..., dit Francis. En Terminale B on en fait mais seulement sur
le devant de la classe. Tu sais bien où je me mets.
- En somme, il s’agirait d’une carence de l’enseignement ?
- Eh bien voilà, dit Francis. On nous a mis une toute petite femme avec une toute
petite voix, alors on la voit mal et à cause de tous ceux qui bavardent on ne l’entend
pas du tout.
- Quel laisser-aller, dit Ahmed toujours partisan de l’ordre.
- Posons le problème sous un angle pratique.
- C’est mieux pour le journal, approuva Ahmed.
- Mon père, note Francis, dit qu’un journal français doit parler aux Français
des Français.
- C’est parce que c’est un facho raciste, ton père, dit Ahmed. Un journal, il doit
parler de tout le monde.
- Et ton père à toi, il est pas raciste ? Pauvre con, répliqua Francis qui avait
trouvé là un nouvel argument dont il n’était pas mécontent et qui laissa coi un
Ahmed yeux ronds.
L’art de l’interview dépend de la bonne volonté de la poire mais aussi des capacités
du professionnel à saisir le non-formulé. Un éminent professorait qu’il ne fallait
jamais poser une question sans avoir une idée claire de la réponse sinon le malheureux
sur la sellette ne trouvait rien d’intéressant. Il y a des gens qui répondraient
n’importe quoi, des banalités qui ne seraient pas les bonnes banalités, et en
plus ils insistent, ils veulent se voir imprimés dans le journal, oh il faut
remédier à la crise de la pensée, il faut penser leurs réponses pour les aider à
donner toute sa valeur à la démocratie.
Marc remet la paix dans les rangs et adopte cette version spéciale du monologue
qu’est un certain dialogue.
- Ahmed ne pensez-vous pas que le racisme est une incapacité à s’élever à la tolérance,
aux problèmes de l’âme, bref que des gens bornés ne sentent pas la communauté des
esprits, des aspirations qui se manifestent justement aujourd’hui de façon évidente
?
- Si, c’est ça, approuve Ahmed.
- Il y a à dire là-dessus, rétorque Francis, je demanderai au prof de philo.
- Ça va l’épater. «Une question ? Mais il s’éveille ! Alléluia !»
- J’en ai déjà posé une l’année dernière.
- Francis, il travaille, dit Ahmed admiratif, il a que ça pour lui, mais il l’a.
Jouissant de son droit à la promenade, une perruche gelait. Habituée au climat cage,
elle constatait, ne se cachait pas du tout que ça grelottait dans les plumes. La
nourriture cage manquait, il n’y avait que des saloperies partout, où sont les
calories ad hoc ? La terre, une observation même superficielle lui permettait de
le déduire, abondait en chats, mais cet animal, inoffensif d’ailleurs, quoique
aimable, serviable, n’était pas en mesure de lui donner sa nourriture. Elle avait
entendu parler de la lutte pour la vie, évidemment, toutefois sa carrière de
fonctionnaire lui avait fait négliger l’étude des soucis pratiques. Pour picorer,
elle descendait à la cantine. Ici, dans le monde sans barreaux tellement en retard
sur l’autre, il fallait se contenter d’immangeable. A quoi bon être oiseau des
pays où le soleil nourrit directement de ses rayons - il suffit d’ouvrir le bec
et de s’en gaver -, si on ne vit pas dans ces pays. Déracinée, immigrée, ou plutôt
descendante à la trentième génération d’immigrés de force, elle ressentait douloureusement
la face chat du monde. Les moineaux ne lui disaient rien, les bergeronnettes étaient
bégueules, les rossignols très imitables, les rouges-gorges peu rouges. Se rendre.
Regagner les lieux caquetants. Là où on est appréciée.
La terre souffreteuse de l’après-hiver, qui n’ose pas bourgeonner et se verdit
en timide, parmi les immeubles pâles, les maisons individuelles, les centres commerciaux,
craquait par-ci par-là, où il y avait des tuyaux, des égouts, ça fleurait la merde,
ça augmentait depuis le matin et les plaintes commençaient. On avait l’habitude,
c’était tous les ans pareil, presque pareil, à cause de la nature du terrain, de
la connerie du maire et d’un tas d’autres facteurs inconnus mais sûrement importants,
qui, de toute façon, dépendaient de la connerie du maire. Ça puait. Essayez de
penser à autre chose. Les spécialistes étaient déjà arrivés. Ils devaient guetter
la bonne nouvelle, en habitués qui veulent faire preuve de leur efficacité, de
leur dévouement à la cause publique. Ils encombraient le quartier de leurs voitures,
on ne pouvait plus passer, en attendant de mieux faire avec des pelleteuses, des
engins jaunes divers et à fracas. Car il leur faudrait du temps, tout leur temps
pour être utiles, tout notre temps, et l’odeur, jour après jour, gagnant des
étages, escaladant les cages d’escalier, se répandrait autour de tous, en tous, l’eau
de la baignoire aurait l’odeur de merde, le pain aurait... «tu ne trouves pas
?» oh, et on serait gêné de sortir de son quartier, d’aller là où les gens ne sentent
pas comme soi. Il y en a toujours un qui, inquiet, serait-ce lui ? se met à renifler
discrètement d’abord, puis, pour prouver que ce n’est pas lui, à prendre un petit
air, vous voyez ? et à vous couler des regards par en-dessous. Déjà on est énervé
parce qu’on pue, en plus on s’énerve parce que les autres s’en aperçoivent...
comme s’ils pouvaient ne pas s’en apercevoir. L’odeur de ce jour est, n’est-ce
pas, plus épicée que celle de l’année dernière, oui, plus de fruité aussi, plus de
tout d’ailleurs. C’est dans ces moments-là, oh dieux ! qu’on prend conscience combien
on chie. Pauvre bonhomme mortel, le temps qu’on perd en d’organiques occupations.
Enfin, ça fait des emplois. Le poids de la merde dans l’économie, on ne dira jamais
assez son utilité.
La chatte avait primitivement cru que ça venait de la perruche, avec ces oiseaux
beaux mais exotiques on ne sait jamais; de toute façon l’odeur lui faisait certes
froncer le museau mais l’intéressait : elle était riche d’enseignements sur les
habitants et créait une intimité que la vie collective n’a pas su apporter. L’humain
était là tout entier. Donc finalement, non. Le volatile vert n’était pas coupable.
Une dame ouvrit sa fenêtre, au rez-de-chaussée d’un immeuble, snifa un coup sec
et dit : «Ça, ça vient de chez les Grevis.
- Nullement, dit un passant sans gêne et compétent en la matière. Nullement, et
je me mêle de ce qui me regarde malheureusement. J’étais là il y a trois ans quand
la fuite est née chez eux avant de se propager comme une lèpre à la tuyauterie de
gens innocents; sans me vanter, je suis un nez. Aucun rapport. Aucun !
- Vous avez raison, dit une mégère qui apparut brusquement suscitée par la parlote,
c’est de chez vous que ça vient.
- De chez moi ? Sûrement pas. L’odeur n’y est même pas encore arrivée.
- On ne se sent pas soi-même. C’est bien ça.
- Mais je la sens bien ici...
- C’est sûrement de chez lui, dit la dame. Il a une tête à chier cette odeur-là.
- Oui, renchérit la mégère, et il l’a fait exprès. Il venait jouir de notre désarroi.
Certains esprits aériens pourraient supposer que nous nous écartons du sujet initial.
C’est douteux. Seulement, au nom des doctes recettes romanesques, nous condensons
et nous allons à l’essentiel. Ainsi cet épisode, sans aspirer à la symbolique,
même pas à la sous-symbolique, et pour l’infra-symbolique renonçons-y
également, épisode qui ne va pas jusqu’à se délecter de mauvais goût, si j’ose
dire, met au parfum comme dixit au cave le du milieu, car, quoique, à l’évidence,
sans doute, ou probablement.
Mais revenons à la perruche.
Pas grand chose à picorer; de l’espace, oui; du bleu sur lequel on ne peut pas se
poser; une odeur de chat qui envahit l’univers; des passants jaunes et tristes
qui passent sans chanter. Aucun cocotier. Un manque de vert. Ah, voler ! Que c’est
fatigant. Et où ? Et l’amour ? Faut-il baiser avec les bergeronnettes ? Avec les
pinsons ? Ça fera de drôles d’oisillons. Conserver sa dignité et ses distances
? C’est plus ennuyeux que la déchéance. Il faut tirer son coït des circonstances.
Raisonnons à tire d’aile. Sur le fil, là, électrique, on se gazouille des relations,
la vie est érotique, la vie électrique, la vie à secousses, secoue-moi secoue-moi,
un orgasme sur un toit, un combat, un mariage à la tourterelle, et bien sûr tout
finit dans un nid. Printemps, ah le beau temps. On peut bien attendre un peu
avant de retourner en cage. Maigrir sied au vert plumage. Il suffit d’oser,
d’entreprendre, d’avoir l’esprit d’initiative, comme tant d’autres, ce qui les
a amenés en tout et pour tout à se reproduire.
Coco rentra au palais de la dent fier d’avoir dépensé à des fins sexuelles l’argent
dont auraient pu hériter des enfants éventuels et s’en vint informer son officieuse
pouliche. Il la trouva rêveuse, mais comme il ne se trouvait pas en mesure de participer
au rêve après avoir participé à la réalité, il remit ses confidences à plus tard
se réservant de broder. Risette le jugea négativement. Il s’empara d’un client
qui traînait par là et entreprit des travaux pharaoniques, presque sans douleur,
il se sentait dans un état euphorique propulsant vers des à-peu-près-exploits dont
on le remercierait plus tard. Risette en déduisit avec logique qu’elle avait lieu
de se plaindre. C’était un cas à appeler les copains. Mais, outre qu’ils étaient
déjà venus hier, elle attendait son week-end montagnard. Pour s’occuper elle
vint s’examiner les seins devant la glace, elle devenait vraiment de plus en plus
rêveuse. Vraiment taille et poids seyaient. Elle ouvrit largement se blouse et pensa
que Coco lui enseignait la pornographie en appelant cela être de son temps. Il
faut être de son temps, puisque et parce que, deux raisons fondamentales. Mais Coco
arriva brusquement et l’engueula. Il avait besoin de son assistante.
Tout cela ne lui donnait pas envie de travailler, on la comprend bien. Alors elle
prit de l’argent dans la caisse et entreprit d’aller le dépenser.
Et puis non.
Ah, elle ne savait que faire. Penser, peut-être ? Ou boire un soda ?
Coco réapparut, plus gentil mais pas plus en forme.
Alors elle tenta une expédition dans l’extérieur.
La ville au pas dans tous les sens béait d’aventures probables qui ne se produisent
jamais. Maintenant qu’elle avait décidé de vivre sa vie, le hasard producteur devait
lui présenter qui la lui ferait vivre. On commence souvent par attendre une cinquantaine
d’années. Risette avait peu de principes, mais pas beaucoup plus de qualités,
elle jouait à la loterie sans succès et à tous les autres jeux à la mode sans
succès. Mais elle ne se décourageait pas, car cette petite était courageuse. Et
puis l’argent appartenait à Coco. La marche ne l’avait jamais enchantée, au bout
de trois cents mètres il lui parut que l’aventure se faisait attendre et choquée
de cette impolitesse, elle décida de s’asseoir. Le banc au soleil pâle la mettait
suffisamment en vue, elle faisait du stop à l’aventure qui filait tout droit. Au
bout d’un moment elle se mit à pleurer.
C’était une habitude, cela lui tenait compagnie et avec sa fragilité apparente donnait
des résultats. En effet au bout d’un demi-mouchoir, on approcha.
C’était une vieille morte qui en avait vu, ah oui, mais toujours curieuse comme
une trépassée d’hier, la faim et la soif du vivant tenaillaient son âme cancanière,
elle flairait une amoureuse sans personne, toute seule la pauvrette, et ce que l’on
peut faire d’un être pareil. Elle finit d’approcher et engagea familièrement la
conversation. Risette ouvrit grand ses yeux et lui dit «foutez-moi la paix la
vieille». Alors la vieille morte s’assit. Elle ne pouvait résister à une séduction
aussi puissante. Elle se mit à parler d’elle, sujet qui, depuis cent cinquante
ans, ne l’avait jamais lassée, faillit pourtant s’endormir, émergea de nouveau à
temps, et continua sur une histoire dotée du mouvement perpétuel. Faire du stop
en telle compagnie sacrifie ses chances. Risette allait reprendre sa marche quand
elle s’entendit proposer un riche avocat presque célibataire, un directeur de laboratoire
presque veuf, et un député presque riche. Elle considéra les offres et se rassit.
Une morte connaît tout le monde, a ses entrées partout, et si sa nature la
pousse à l’art d’entremetteuse, peut obtenir des résultats sans égal. Avoir des
relations dans le monde des morts serait le pied à l’étrier. Et enfin, quand
on est banal, paumé, sans atout, Dieu vous doit bien quelque chose pour vous avoir
fourré dans ce cas-là. Ce que la vieille demandait en échange ? Qu’on l’écoute
narrer ses cent cinquante années. Risette interrogea : pourrait-elle laisser la
radio allumée en même temps ? Elle avait peur de s’endormir.
On discuta les termes du marché, la vieille essuya les beaux yeux d’un mouchoir
chargé de cent cinquante années et ne doutant plus de rien déclara qu’elle aussi
avait été jeune. Risette eut la bonté de la croire. Elles devenaient très amies.
Il fallait essayer les trois pour choisir. On ne prend pas une grave décision qui
engage l’avenir sans juger sur pièce, sans se donner le temps de la réflexion.
Elle sentit que ses yeux devenaient plus bleus, que ses cheveux s’amollissaient
en de plus tendres boucles blondes et que de la belle ouvrage relevant de ses
rares compétences l’attendait au tournant. Ah, la vieille, quelle belle ère s’ouvre
devant nous ! L’ère de Risette.
Le visage d’outre-tombe rida ses rides en sourire et bêla une approbation sirupeuse.
Il émit des douceurs pour la fille mignonne et comme celle-ci premièrement
les adorait, deuxièmement ne demandait qu’à croire l’incroyable, elle finit de se
sucrer toute seule.
Le premier descendait son escalier avec effets de robe quand il sentit sous son
pied une année qui se dérobait. Il ne s’était jamais caché cette possibilité théorique,
il avait même médité. Il avait perdu son temps, c’était arrivé quand même. Célébrité,
richesses, ah et oh ! On avait passé des jours très bien, il en voulait d’autres,
et d’autant plus. N’y avait-il pas assez de canés, de camés, de ratés, de minables
sans prendre aussi pour cible ceux qui n’ont pas l’habitude, ceux qui ne
sont pas faits pour ça ! Le sort sordide, la cour confondant avocat et coupable,
condamnaient sans l’entendre un homme qui, ayant voué sa vie à défendre les autres,
n’aurait pas dû avoir à se défendre lui-même.
Une vieille sortant de chez un dentiste lui montra les dents. La laideur s’était
collée à son visage. Mais elle le supportait férocement. Son oeil pesait la mort.
Les lieux mettaient de la mauvaise volonté à être naturels. Ils s’étiraient avec
des rues à tango dont l’air se chargeait d’épices et le soleil louchait. L’avocat
plaida en place publique. Nul ne s’arrêtait. Il dit l’essentiel. Enfin, fatigué,
s’en vint s’asseoir près d’une fille pas mal qui l’informa illico de son nom
: Risette.
Il se dit qu’il l’avait déjà entendu. C’était celui de la poupée du dentiste, à
l’étage en-dessous de chez lui.
«Ainsi, improvisa-t-il, vous assistez le maître dans les extractions, les reconstitutions,
les déblaiements et les remplacements. Quel courage pour une jeune fille. Pompée
à Brindes, Napoléon à cheval sur les Alpes, plus près de nous Hugo à Jersey. Vous
êtes la Jeanne d’Arc de la dent, je suis Orléans, je ne vous résisterai pas.
- On voit parfois monter votre femme, elle semble du grand monde, ma basse extraction
vous ferait rougir de moi.
- Elle a vieilli autant que son mari, il est temps que je la change. Soyez l’instrument
de mon rajeunissement.
- Mon Dieu ! s’écria Risette, est-ce merveilleux d’avoir un bon voisin à l’étage
!
Le soleil mit ses lunettes. On eut plus chaud et y vit plus clair. La vieille juste
derrière le couple laissait dégouliner un filet de bave.
Francis avait quitté les amis pour de graves affaires. Un mercredi après-midi réserve
de constructibles possibilités de s’enrichir. Pour cela il s’isolait toujours.
C’était un garçon à secrets. Il rencontra un homme pâle, tout en long, qui parla
beaucoup, puis lui remit 500 F. Il rencontra aussi une dame relativement âgée qui
n’avait pas dû parler depuis longtemps, qui se vida, puis satisfaite lui colloqua
600 F. La journée était rentable. Francis quoique conservateur avait une morale de
tout-à-gauche, genre l’argent des plus riches dans la poche des fauchés, il ne
le volait pas, il écoutait les gens et promettait des services impossibles et qui
de ce fait n’étaient pas rendus. Ces aisés en plus étaient candides. Beau, il était
crédible et être écouté par lui avait plus de prix que si une oreille de quelconque
avait servi de réceptacle. Les risques justifiaient les retenues pécuniaires. Par
exemple Eustache s’était montré féroce alors même qu’on ne lui avait rien promis;
à quoi s’attendre en ce cas de la part des autres !
Partageant l’argent de poche des copains il cachait le sien; il dépensait en
solitaire; d’habitude il visait un achat et on s’exclamait les uns sur la prodigalité
du père et l’autre sur les prodiges d’économie de son fils. Mais là il avait repéré
une Grassouillette avec Coco et se demandait seulement combien il fallait pour
séduire une femme telle que celle-là. Et fallait-il lui donner tout d’un coup ?
DEUXIEME PARTIE
Il y avait eu des tiraillements. Il y avait eu plus. Mais le sujet était assez
grave pour que l’on amoindrisse, que l’on minimise sous le minimum, la politique
était au coeur, ou du moins autour, disons dans les environs. Nous sommes, bien
entendu, dans le monde des éminents, de ceux qui se croient assez hauts pour
chercher à «faire simple» avec la broutille, qualité des cimes, là où on agit comme
on imagine qu’agiraient les De La Classe - qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais
rencontrés, et pour cela on a d’autant plus de mal à les imiter.
La politique soufflait sur eux avec rage. Le hasard les avaient planqués dans des
partis ressemblants contraires; en tant que conducteurs du citoyen, ils étaient
donc possesseurs de principes. En général, plus ceux-ci sont vagues, plus on y tient;
et un principe qui n’est plus vague, ce n’est plus de la politique. Leur principe
de base, c’était qu’ils étaient opposés et ce bipartisme animait la vie de la
cité. Déjà à l’école, les champions s’étaient aperçus et ils s’étaient hérissés.
Grandissant, chacun s’était cherché et finalement ils s’étaient trouvés. Le plus
inexplicable au fil des ans restait l’apathie complète de l’électeur, qui allait
même voter, et pas toujours pour le même, et qui savait peut-être pourquoi. Car
enfin, le bon sens aurait dû avoir son champion, un troisième venir en découdre,
le boulot ne manquait pas; nul. Le temps n’y faisait rien et comme tous les mécontents
comptaient sur lui, les deux restaient assis sur les places.
Les nuages s’amoncelèrent d’un vote à un autre et l’orage attendu fut remplacé par
l’affaire à taire.
Bretillot, outre la mairie, est président du club de football, des amis de la
pêche, et de tas d’associations où il serre des mains toutes les fois que le
devoir électoral l’y appelle. Lejeune, outre la députation, préside les amis du
lyrique, les cyclistes et des tas d’associations auxquelles il se rend dans
les circonstances ad hoc. Ces bretteurs s’évitaient en général, réservant l’affrontement
pour les grandes occasions, se faisant rares pour se donner du prix. Mais, par
inadvertance, un jour, ils se rencontrèrent. Chacun pensa : Mon Dieu que c’est
bête une situation comme ça. On ne pouvait filer, on ne pouvait rien, ce fut l’heure
du toréador.
Il faut signaler à quel point leurs tempéraments différent. Le président footballeur
est un moyen sec, il parle en sifflant comme un sous-Robespierre, une vipère; le
président cycliste chanteur est un méditerranéen nordique bon vivant, il éclate
de santé comme beaucoup que l’infarctus guette et d’autres redoutables et rapides
crises de divers organes haïssant les joyeux excès. La faute fut à Laferte. Président
de la seule association qui ait échappé aux deux autres, celle des chasseurs,
également convoitée par eux, il avait eu l’idée - pour voir - de les inviter en leur
laissant supposer que l’ennemi était sacrifié. Chacun venait pour son triomphe.
Ce fut Berezina.
Bretillot, le socialiste, avait royalement servi les copains en places, marques d’honneur
et subventions diverses; quand on le lui faisait remarquer, il répondait droits
de l’homme; Lejeune était soupçonné de tout, on ne savait rien, il plaisantait sur
ses amis si nombreux que les servir tous aurait ruiné la ville; si on insistait,
tous deux dissertaient urbanisme et écologie.
Bien sûr ils pouvaient se saluer ironiquement, ou ne pas se voir, ou manifester une
politesse glacée, ou épater tout le monde par leur dignité... Mais ils ne le
firent pas. De l’avis de l’électeur moyen, c’étaient des crétins. Et il allait
voter pour eux. Non, leurs tempéraments les portèrent à vouloir emporter la place,
s’attribuer ces chasseurs qui leur échappaient depuis toujours. A force de se gargariser
de grands mots ils avaient fini par y croire et sûrs de leur force conquérante
appuyée sur un bon droit évident, ils parlèrent sans notes.
Ils ne tardèrent donc pas à parler naturellement. Quand depuis vingt ans on a
pris l’habitude d’appeler l’autre «ce trou du cul», il y a un risque...
On s’échauffait. Le sec suait, le gros rouge enflait.
Certains chasseurs vinrent du buffet.
On parlait de la chasse et de ses voix. Saint Hubert préférait la droite et
son cerf la gauche. Car enfin... etc... On fit voter jusqu’aux termites. Aucune
majorité ne se dessinait.
A bout d’arguments alors qu’il venait de se gagner les écureuils, Bretillot lança
: «A force de manger, la droite est grasse comme un porc, on ne laisse que
les glands aux pauvres.» Lejeune traita la gauche d’hypocondriaque. On dérapait.
Les derniers chasseurs vinrent du buffet.
Les caïds se faisaient la sale face, tout visqueux de mauvaise sueur électoraliste.
Ils mirent la cocarde mentale et marchèrent. La veine populardière les mit en transe,
leurs yeux se lançaient des éclairs majoritaires, de leurs bouches fusaient des
contre-subventions rebondies. Ils oublièrent le contribuable ami, le pressurèrent
sans scrupule, zigouillèrent même les lapins les mieux disposés à leur égard, et
les fusils bourrés de plombs se déchargeaient sans répit sur les alliés d’il y avait
un moment à peine. Le carnage fut horrible. Et comme Lejeune hésitait devant
une bergeronnette de deux mois, Bretillot déjà triomphant lui siffla en traître
qu’il ferait un déplorable ministre de la défense et qu’il n’avait pas de couilles.
Alors Lejeune lui botta le cul.
Ce ne fut pas prémédité. Dès qu’il eut commis, il regretta. Mais l’acte était
trop grave pour qu’il puisse s’excuser. Il assuma. Il quitta la place comme
après un triomphe.
Bretillot resta un instant médusé, en suspens, comme coupé de ses bases, puis
retrouvant aplomb et sifflet, cria au nazi, réenfourcha les droits de l’homme,
parut une victime et convainquant les siens s’en fut noblement, il allait prévenir
ses électeurs de ce qui les attendait si le nazi était élu au lieu de lui.
Les chasseurs, pensifs, retournèrent au buffet.
Le cul présidentiel botté devint un drapeau pour les footballeurs et les pêcheurs.
On le mit partout comme symbole de l’oppression par une droite autoritaire prête
à toutes les duretés. Lejeune regrettait bien, mais n’y pouvait plus rien. Il repassait
sans arrêt dans sa tête l’engrenage malheureux qui l’avait conduit au geste et
se sentait la vraie victime d’un destin qui ne lui avait pas laissé sa chance.
Ses amis n’osaient pas le lâcher carrément, ils auraient ainsi avoué sa faute,
donc auraient renoncé à gagner des élections avant longtemps, mais ils lui en voulaient.
Cinq jours après le drame, apercevant son ennemi dans la grand’rue, Lejeune risquant
le tout pour le tout, cria : «Bretillot, amène ton cul que je le botte !»
Et lui courut sus, et lui administra un coup vengeur pour les quatre nuits blanches
qu’il venait de passer, et, l’autre amorçant un rapide repli stratégique, il coursa
la rondeur, répétant d’une voix de stentor «Amène ton cul que je le botte», soufflant
d’ailleurs à n’en plus pouvoir mais se vengeant de sa peur de voir sa carrière politique
finie, et atteignit encore deux fois l’endroit précédemment nommé.
Après un jour d’indécision les rieurs passèrent à droite; l’équilibre était rétabli,
Lejeune respira; mais Bretillot, humilié, haineux, fit des discours pacifistes
qui lui amenèrent les faibles se disant que sa mésaventure pourrait bien être la
leur.
On en était là quand Mitois père lança sa croisade.
Dès que noble papa eut conçu le dernier de ses travaux journalistiques, il en
sentit la dimension politique. Se plaindre de l’absence de sacré choquerait
le lecteur de gauche, sans réjouir celui de droite. Le problème se résolvait normalement
par des invitations à dîner.
Bretillot et Lejeune étaient de vieilles connaissances, depuis le lycée, ils avaient
toujours eu droit à de bonnes photos et à des articles élogieux, mais, dans ces
circonstances houleuses, sauraient-ils dépasser les mesquineries idéologiques pour
affronter l’éventuelle renaissance de Dieu ? Ils semblaient bien loin de ces préoccupations.
... Au mieux on aurait de spectaculaires conversions; les mignonnes au lieu de
se ruer sur les plages d’exhibition, s’y rendraient avec sérénité, on ne jetterait
plus de bouteilles vides n’importe où, le sacré en somme c’était la propreté partout...
Ce rêve anti-journalistique-tique, amena doucement Mitois père à penser au curé.
Car il y en avait bien un. Habilement dissimulé dans un costume invisible, il remuait
la tête le moins possible en allant faire ses courses, souriait sans faille et
on n’avait pas idée à quoi il pouvait bien passer son temps. Mais oui, il existait,
celui-là, ou du moins encore le mois... ou l’année... Il fallait vérifier.
En somme il s’agissait d’un spécialiste. Quoi de plus logique que de l’appeler
au chevet du corps social ?
Le journaliste-directeur décroche son téléphone : «Convoquez-moi le curé.»
Il y avait beau temps qu’on lui avait coupé le téléphone. Il s’en était plaint d’ailleurs,
avec un ton posé et timide si bien que la compagnie n’en avait tenu aucun compte.
La secrétaire n’avait pas idée du moyen de le contacter. Quelqu’un qui n’est
pas dans l’annuaire... En principe la droite soutenait l’église et on aurait
pu demander à Lejeune mais de notoriété publique son ignorance sur ce sujet était
telle qu’il répondait à toute question : «C’est personnel.»
Alors un collaborateur eut une idée audacieuse; on commença la croisade par un article-sondage
: Qui connaît le curé ? Dès le lendemain on savait où il faisait son marché.
Ce n’était pas un gros mangeur apparemment, on comprend qu’il n’ait pas été fréquenté
par le député dont on disait qu’il était avant tout la première fourchette du
pays; et Bretillot ne crachait pas dans le pinard non plus. Enfin on put organiser
une rencontre et d’après ce qu’il avait compris, l’homme de Dieu débarqua avec
les saintes huiles.
Mitois se retrancha derrière son bureau et refusa énergiquement qu’il s’en prenne
à lui, mais il lui livra sa secrétaire à oindre pour que le brave homme n’ait pas
le triste sentiment d’être venu pour rien. D’autant que pour ce il avait parcouru
près de cinq kilomètres à pied, or d’ordinaire le pied ne sert qu’au jogging, le
travail paie le transport.
Enfin cet infatigable s’assit. Il n’avait rien de remarquable pour quelqu’un de si
inconnu. Le Papou du fin fond de la Papouasie aurait mieux fait l’affaire.
Mais pour le contact c’eût été plus cher, ne rêvons pas.
- Curé, j’ai besoin de vous.
- Baptêmes , enterrements, mariages, confessions, messes, exorcismes, extrêmes-onctions
? proposa l’homme d’une voix anxieuse.
- Exorcismes, ça a l’air bien ça; comment est-ce qu’on procède ?
- Des prières.
- Ah.
- Qui faudrait-il exorciser ?
- Le pays.
- J’ai déjà essayé... C’est fatigant et inutile.
- Parlez-moi de vous.
- De moi ?
- Oui, votre vie, nos lecteurs veulent tout savoir.
- Des prières.
- Ah.
- Oui.
- Ce n’est pas très passionnant.
- Ça dépend.
Visiblement il ne saisissait pas que le renouveau du sacré devait passer par
le journalisme.
Mitois père fit un nouvel effort :
- Vous faites beaucoup d’exorcismes ?
- Jamais. Il y a trop d’atteints.
- Au moins avez-vous déjà vu des OVNI ?
Non, il se riait de ces bêtises-là. Des exorcismes aussi d’ailleurs. Le journalisme
il s’en tamponnait et la politique également, sans parler de l’économie.
Qu’il est donc dur d’oeuvrer à la renaissance de l’Esprit quand on se heurte
à des routiniers, des conservateurs du mal par peur de pire. Les prières, c’est
très bien mais pas efficace sans la une ou au moins la dernière page des canards,
Jésus né aujourd’hui aurait placé ses billes là où ça fait boum, Mitois dixit, qu’on
parle un peu plus de lui quoi, il aurait pétaradé perché moto, et sa nana arrière
aurait été fière de lui avec un «I love Jésus» sur chaque fesse. On vit, oui oui,
une grande époque, une grande aventure humaine, une admirable ascension de l’homme
au ciel, ah le progrès bordel ! mais pour que souffle l’Esprit pour chacun il
est temps de mettre le ventilateur.
Et Mitois se mettait à rêver de combats de discours sur le ring entre le curé, à
ma droite, et le bon pasteur, à ma gauche, d’un groupuscule, le type à Mahomet,
celui d’Inde... Ils auraient leurs fans qui se feraient la guerre pour leurs fois.
Et les prix seraient des fidèles.
Mais le curé refusait. Il avait des idées religieuses sur la religion. C’était
un emmerdeur.
- Imaginez ! Vous feriez salle comble tous les dimanches au lieu de vos trois ou
quatre petites vieilles... Au lieu de quête vous faites payer l’entrée... Les
recettes financent votre publicité dans notre journal et on fera en sorte, soyez
tranquille, qu’il vous en reste, certes, un petit quelque chose.
- Franchement nous avons dépassé le stade des conversions artificielles.
- Ça se fait aux U.S.A. !
- Pourvu que ça y reste.
Mitois en resta les bras ballants : quelqu’un qui n’admirait pas les Etats-Unis
d’Amérique, un demeuré. Il s’attendait bien à des difficultés considérables,
mais là... L’autre restait serein dans son fauteuil, cognac non merci, cigare non
merci, il n’aimait rien, attardé d’un autre siècle, qu’est-ce qu’on pourrait en
faire ? Or maintenant qu’il en avait été question dans le journal, plus moyen de
le laisser de côté, de parler de sa secte sans lui... et certains dieux ne dorment
que d’un oeil, mieux vaut ne pas les fâcher, sait-on jamais...
Mitois rejeton amena Beauté Nordique à papa. Les Ralliés de la Sérénité comptaient
sur une pleine page, de préférence avec photo de leur chargée des relations extérieures;
elle était venue préparer une rencontre au sommet. L’Elu en effet avait des idées
arrêtées sur la presse, c’était un Elu méfiant; il voulait des garanties.
- Des garanties de quoi, bon sang ! s’exclama la journaliste-directeur qui avait
toujours estimé que la presse avait tous les droits, y compris celui de la
diffamation et que personne n’avait à protester (les lettres de ces cons de mécontents
au panier; celles dont la loi imposait la publication, en tout petits caractères
et mal placées et, si possible, suivies de quelques lignes assassines). Enfin
c’est un journal honnête, ici.
- Justement, nota Beauté Nordique, et son sourire astral flotta au-dessus de
la collection complète du «Maintenant d’A***» La bonne conscience non religieuse
pousse à des bévues, elle est l’outil du mal. Vous qui cherchez l’Esprit, ne voyez-vous
pas que vous n’êtes rien sans lui ?
- Rien, rien... bougonna Mitois père qui se trouvait beaucoup concevant la presse
comme Dieu et lui comme son pape. N’exagérons pas.
- Nous ne voudrions pas, reprit l’astre des Ralliés récitant sa leçon, subir le
triste sort du curé...
- Il a eu droit à une recherche spéciale !
- Sur ses goûts en poisson.
- Le catholique fait maigre le vendredi.
- Nous aussi. Justement.
Le fils du pape n’ayant pas comme lui la claire vue de l’indépendance de Dieu objecta.
Il avait à la vue de Beauté Nordique une idée plastique de la vérité.
- Pour le curé, dit-il, on trouve des livres sur la question, chacun peut aller plus
loin dans l’information, mais sur eux, encore obscurs et en pleine expansion, nous
serons la seule source; il faut être particulièrement précis.
Beauté Nordique machinalement cherchait le lit et n’en apercevant pas jugea ce
bureau directorial pauvre et particulièrement inconfortable. Seul le fauteuil du
vieux était satisfaisant. Comme on ne passait toujours pas aux «discussions pratiques»,
elle sortit du cadre strict de sa mission et pour une fois qu’on ne la surveillait
pas entreprit d’exposer ses petites idées personnelles sur le Tout-Puissant. Elle
raconta comment dès sa naissance elle était marquée du signe de Marie-Madeleine
en haut du sein droit, et elle montra (au sujet de ce signe cf. saint Thomas et
saint Augustin, entre autres), Il s’était manifesté très tôt à elle dans sa virilité
divine et elle n’avait jamais rechigné au boulot car au sanctuaire elle adorait se
promener avec la palme et en toucher le crâne béni des Ralliés. Certes elle n’était
pas arrivée à cette haute position en un clin d’oeil, il lui avait fallu la mériter,
mais aujourd’hui son bonheur était total et elle aurait voulu rapporter plus de sous.
A son avis, mais prière de ne pas le répéter à Daniel, des religions il en fallait
pour tous les goûts, mais comme il y avait quasi-unanimité de goût à son sujet
elle flanquait l’oecuménisme à ceux qui la fréquentaient. - On donne ce qu’on
veut, mais plus c’est mieux; sinon Dieu n’est pas content et elle ne recommence
pas. - Le Tout-Puissant l’avait faite à se ravir, elle est hic et nunc pour qu’elle
le contente et d’ailleurs le journal si elle en juge d’après son nom est tout pareil,
ce qui prouve qu’elle sera bien dans le journal et, comme tout est signe, que
c’est un signe, alors allons-y.
Elle était ravie d’avoir pu parler si longtemps, d’habitude personne ne l’écoutait,
elle n’avait jamais eu de copine parce que les gouines n’étaient pas aimées de Dieu,
on ne savait d’ailleurs pas pourquoi, ça aurait pu rapporter gros. L’Elu disait
que la Bible n’était pas favorable, bon. Ce devait être une autre religion, on
ne peut pas les pratiquer toutes. Pareil, tiens, on lui interdit les gâteaux, pourquoi
Dieu interdit-il les gâteaux ! Ah les mystères de la trinité. Il faudrait un beau
sanctuaire avec de l’or et des lits partout. Mitois fils n’avait pas de sous, le
père paierait pour lui ? Dieu est intransigeant sur les sous, c’est la preuve
humaine de l’amour qu’on lui porte; il faut se sacrifier pour mériter, car tous nous
nous devons.
Mitois père ne pouvait pas faire abstraction de la présence du fils et de son
antériorité sur le sujet, mais l’Esprit soufflait sur lui et il commençait d’être
content de sa croisade.
Le désir secret de Beauté Nordique était de conduire un jour l’office elle-même,
d’être, au moins une fois, l’Officiant, de prononcer les mots sacrés dans le
haut-parleur et de dire les jolies choses que Dieu lui murmurait souvent à l’oreille.
Elle avait remarqué qu’on ne dit pas assez ce qui est inconvenant et qui Lui fait
particulièrement plaisir, ce qui prouve que le monde est bourré d’athées sales radins.
Le secrétaire et tout le personnel devaient écouter, réconciliés, derrière la porte.
Le capitonnage ne donne pas les résultats escomptés. Beauté Nordique raconta encore
quelques histoires à sa mode et obtint pleine satisfaction quant au but de sa
visite. Mitois fils ferait son entrée en journalisme avec les articles sur les Ralliés
écrits en collaboration avec l’Elu que par ailleurs Mitois père rencontrerait.
En outre il augmenterait sérieusement la semaine du petit.
C’était plein de télés partout, Ahmed aimait beaucoup. Il était venu chercher l’inspiration
dans ce rayon d’hypermarché et elle lui venait en flots de couleurs. Il aimait le
bleu et le rouge. Marc l’avait mis à contribution sur le vaste problème à sous-problèmes
du recul de l’Islam et des progrès de l’intégrisme islamique, mais à traduire au
niveau local, il fallait donner l’image de l’évolution musulmane ici, il fallait
trouver les gens influents, les faire connaître. Oui, mais Ahmed ne connaît personne
comme ça.
Il décida d’aller demander conseil à Francis et pour ce alla à la sortie de son
lycée. Francis était d’une humeur massacrante, on lui demandait de savoir des
tas de leçons alors que, après tout, il n’était qu’un homme; il gardait une dent
contre les Alpes, intéressantes comme centre de loisirs mais déprimantes du point
de vue de la géologie.
- Je suis venu, dit Ahmed, pour te parler de l’esprit, le truc à Marc. Il veut
que je l’aide.
- C’est pas drôle non plus, fit Francis plein de commisération.
- Tantôt il souffle, tantôt il souffle pas, va comprendre.
- Oui, c’est un capricieux...
- Tu l’as déjà senti, toi ?
- Je suis athée, comme ça je suis tranquille.
- Moi mon père il me foutrait une pelle si j’étais athée.
- Faut lui servir des phrases de Marc.
- Y s’en moque, il les comprend pas.
On chemina.
Le soleil se décourageait, il lançait des regards ennuyés et les belles poussées
la veille à montrer des éclats de peau allaient se rhabiller.
Francis agressa le problème :
- La presse fait l’opinion. En somme tu dis ce que tu veux et l’opinion finit par
s’y conformer.
- Tu crois ? s’inquiéta Ahmed.
- Sûr. Qu’est-ce qu’il est ton père ? Intégriste, hein ?
- Il est rien mon père, il fait des prières, c’est tout.
- C’est le chef local des intégristes, ton père.
- ... Ah, ptêtre bien.
- Un salaud d’intégriste.
- Ouais, c’est un salaud d’intégriste, mon père. Je me disais aussi : pourquoi est-ce
qu’il me cogne toujours !
- Tout s’explique.
- Les cantonniers, c’est tous des intégristes.
- Ils noyautent comme ça les corps vitaux de l’Etat.
- Je me souviens, raconta Ahmed, d’une conférence à la maison. Il était venu de
loin des gens mystérieux que je ne reconnaîtrais pas et ils donnaient des directives
sur la manière de laisser un papier sale sur trois et de se mettre en grève juste
lorsqu’une route vient d’être défoncée.
- Ton père il a sûrement dû comploter avec mon père, dit Francis, car mon père
il est pas raciste, même avec un cantonnier. Un Arabe et un athée, ça fait la paire.
- Tu crois ? s’inquiéta Ahmed.
- Evidemment puisqu’ils veulent tous les deux renverser la tradition catholique
du pays. Ce sont des alliés potentiels.
- Je trouve que ça va faire un bon article, dit Ahmed. Du comme on en lit pas
souvent.
Restait à trouver Marc et à lui apporter les résultats d’une enquête express aux
conclusions terrifiantes. Toutes les mémés en trembleraient dans leurs fauteuils
confortables et la vente progresserait. On l’espérait à la cantine mais avant
on l’eut en vue avec une blonde mirobolante. Francis la jugea mille fois supérieure
à la grassouillette et conclut à l’intérêt de la carrière de journaliste.
- Le fils du chef des intégristes musulmans, dit-il en présentant Ahmed.
- Je suis moi-même très intégriste, dit Beauté Nordique en tendant sa petite main
potelée, longue, douce, qui insistait toujours un peu trop, qui ne savait pas
se retirer, qui se promenait dans votre main, sur votre main, avec une innocence
manuelle d’une efficacité qui fit passer Ahmed au rose.
- Le fils du chef du parti des athées, dit-il en présentant Francis.
Beauté Nordique aimait tout ce qui était religieux. Elle avait même il n’y a pas
longtemps évangélisé le député Lejeune comme il avait besoin de réconfort après des
misères qu’il avait faites à un incroyant. Elle pensait aussi qu’un beau garçon
ne peut pas être un ennemi de Dieu - et cela en dépit des avertissements réitérés
de l’Elu - et que son devoir de femme était donc de le rallier.
Elle se sentait pleinement heureuse ce jour-là. Libre ! Ses idées personnelles commençaient
de s’affirmer, elles valaient bien celles des autres. L’auditoire était parfait.
L’inspiration l’inondait. Elle parla :
- C’est la femme qui mène au Ciel. Athées, musulmans, bouddhistes, chrétiens,
je m’occupe de tous, car j’ai le sentiment oecuménique. Moi, voyez-vous, je suis
une parmi les Ralliés de Dieu, dirigés par le prophète Daniel, et je suis entièrement
soumise à la volonté sexuelle du grand Tout. Notre mère Nature fut la première des
putains et je poursuis sa tâche en ce monde sans relâche en Son nom. Car tous nous
nous devons. Avez-vous des sous ? Dieu aime les sous. Moi je préférerais le servir
sans qu’il soit question de soucis matériels mais il faut bien vivre. Hein ?
Hélas je bouffe beaucoup. Ce que j’aimerais, c’est parler dans le micro au sanctuaire.
Avez-vous déjà parlé dans le micro à l’église ?
- Les musulmans ne vont pas à l’église, dit Ahmed, mais parler au micro ce doit
être bien.
- Une fois, dit Francis, j’ai parlé dans le micro de la télé locale, c’était sur
les menus de la cantine.
- Je me souviens, dit Marc. J’ai parlé aussi.
Beauté Nordique les regarda avec envie. Elle n’avait encore jamais pensé à ce micro-là.
Et pourtant, quel tremplin pour Dieu. Ou même une pub. Elle avait la plastique
ad hoc, elle racolerait mieux que la fille des jeans Lewis. Marc nota qu’une campagne
dans la presse écrite trouvait son prolongement normal au petit écran. Il en parlerait
à Papa. Mais il faudrait une aide politique.
- Est-ce que le député ferait l’affaire ? s’enquit Beauté Nordique illuminée.
Je le connais un peu.
- On se demandait justement comment le mettre dans le coup, dit Marc.
Beauté Nordique eut une vision du comment et elle eut une forte envie de l’énoncer
mais avec un musulman et un athée on ne sait jamais, il était préférable de les
rallier d’abord, ils comprendraient mieux après.
On évoqua alors - forcément - le cas Bretillot. Est-ce qu’il n’allait pas emmerder
celui-là ? Et Beauté Nordique eut une intuition au sujet de la Grassouillette.
Elle n’en dit rien, mais par cette réunion imprévue que l’on continuait dans
un bar où elle buvait un cocktail interdit par l’Elu, la campagne fit un pas en avant
que les coups de téléphone de Mitois père, urgents et toujours pas donnés, n’auraient
jamais obtenu.
Ahmed goûta le cocktail. Francis goûta le cocktail. Beauté Nordique en prit un second
qui eut un égal succès. Et Marc paya les boissons avec l’argent de Papa.
L’âme s’emparait de la ville. Jusque là, on était tranquille. Mais avec la campagne
du «Maintenant d’A***» certains s’étaient inquiétés. Etaient-ils complets ? Avaient-ils
un peu d’âme ? Dans le quartier puant on n’osait plus se plaindre, peut-être payait-on
pour un petit manque d’âme et on n’avait pas envie de se l’entendre dire par
le voisin. D’une manière générale un léger sentiment de culpabilité se développa.
On ne fit pas moins de saloperies, mais on les fit moins gaiement. Le bon temps
était fini. Dieu était revenu et ça allait faire mal.
Son retour était déjà perceptible dans certains petits commerces locaux. Par exemple
Mitois père était parti comme d’habitude d’un bon pas acheter ses revues pornographiques
qu’il glissait alors discrètement dans sa serviette, mais arrivé devant sa vendeuse
habituelle, si jeune et si charmante que c’était déjà un plaisir de les lui demander,
de les lui voir prendre en main, de les lui voir tendre et de la voir compter
les sous que cela lui rapportait, arrivé devant elle, comme d’enthousiasme elle
lui parlait de sa campagne, et son regard scintillait au point de mettre de
l’érotisme dans l’âme, et déjà elle tendait la main vers la peau nacrée d’un entrejambe,
arrivé devant elle, des clients surgissaient et le reconnaissaient comme le guide
spirituel des médias, et il apprit ensuite qu’à partir de ce jour, elle avait cessé
de l’appeler «le vieux cochon» et il en fut triste, arrivé devant elle... il acheta
son propre journal. Les autres crurent devoir suivre son exemple. Jeannine nota
que Dieu faisait un sale coup aux petites gens, elle faillit porter la note de
son déficit au curé. D’autres exemples : les restaurants firent de moins bonnes
affaires, les cavistes aussi. En outre certaines émissions TV perdirent de l’audience,
certains films n’eurent plus de spectateurs, certaines chanteuses changèrent les
paroles de leurs chansons de peur d’être à l’index... Chacun se mit à surveiller
chacun pour voir si en lui il y avait de l’âme. Et on en voyait.
Mitois papa était rentré chez lui sans revues et furieux. Ses employés se demandaient
pourquoi il était allé acheter un journal qu’il avait à profusion pour rien,
il avait bonne mine. Il arpenta. La mécanique des jambes ne calmait pas le cerveau.
Il prit la décision. Il fallait réhabiliter le sexe spirituel, faire savoir que
l’âme aimait jouir elle aussi et que la priver était criminel ! Beauté Nordique
expliquerait tout cela à merveille. Le journal l’appuierait à fond. Pour la santé
publique, on irait beaucoup plus loin que ne le demandait l’Elu, l’âme ne devait
pas mettre le corps en danger, et les petits commerçants non plus, sinon ceux-ci,
quoique évangélisés, n’achèteraient plus le journal. Il consulta l’annuaire
mais les Ralliés n’y étaient pas; alors il prit son chapeau, sa canne, et sur
des données imprécises se mit à la recherche du sanctuaire.
Un peu de soleil se gonflait d’importance et de place en place produisait de l’illusion
: un cabaretier sortait les tables pour sa terrasse, un footing-man claquait courageusement
des dents torse nu, une grand-mère se risquait à ôter son manteau... L’air était
gai et le resta jusque dans le quartier puant où Mitois père tomba sur les autorités
et sur un chat blanc.
Dès que le maire l’aperçut, il pâlit. Notre Bretillot est un homme plein de jugeote.
Il se doute bien que le directeur du journal local ne se promène pas, surtout dans
un lieu avec une odeur pareille, et que, s’il se rend lui-même sur le terrain, c’est
avec d’évidentes mauvaises intentions. Mitois père à l’aimable salut aimablement
répond. Par déformation professionnelle il s’enquiert de ce qui ne va pas.
- Le maire fait l’impossible, répond le maire.
- Est-ce que je m’abuse ou n’y a-t-il pas une légère odeur offensante ?
- La mairie met en oeuvre de gros moyens, répond le maire.
- Tu es au courant de notre campagne ?
- Ça oui ! Me faire ça à moi, un copain de lycée. De l’âme, ici. Tu veux ma mort
politique !
- Je constate des faits, c’est tout. Elle courait dans le coin, je l’aime le
premier. Il va bien falloir que tu en tiennes compte.
- Jamais !
- Roger, réfléchis. Tes électeurs sont en pleine mutation; dans un pays depuis
longtemps en prospérité, beaucoup sont las d’avoir des assiettes bien remplies,
des télés, des films, des disques... bref que ce soit toujours pareil. Ils ne
veulent rien perdre et ils veulent du nouveau. Qu’as-tu à leur offrir ?
- On répare les égouts, c’est déjà beau; s’ils m’emmerdent, je les laisse comme
ça pendant six mois.
- Tu n’enrayeras pas l’évolution historique.
- Ils pourront implorer Dieu ou Dieu de faire diminuer l’odeur.
- Roger, tu n’as politiquement pas le droit d’aller contre le voeu évident de la
majorité des électeurs. Ils veulent, en se regardant dans une glace, se dire :
eh, je ne suis pas que ça. Il faut reconnaître que pour beaucoup c’est un réconfort.
- En tout cas, pas le curé. Tu l’as encensé !
- Simple erreur d’aiguillage, il ne fait pas du tout mon affaire.
Un accord se dessinait quand le chat parut.
Il était énorme. Assez gras. Et il humait avec un air dégoûté. L’équipe de télévision
commandée pour la descente sur le terrain du maire le filma par désoeuvrement.
L’animal, au lieu de faire preuve d’une bienséante modestie, fait la vedette,
alanguit ses yeux verts qui hypnotisent la caméra, se donne nonchalamment de petits
coups de langue élégants, fait celui qui s’en va, évidemment revient. Et toujours
avec la tête de méditer l’odeur. Le reporter adorait les chats. Il est hypnotisé
par les grands yeux verts. Alors il parle du chat et il oublie le maire. Minet
blanc et Bretillot se font face. Il hurle contre le caméraman, contre le reporter.
Le chat l’ignore. Le caméraman, vexé, aussi. Le reporter ne sait pas quoi faire.
Mais Bretillot le sait, lui. Un homme politique est un homme de décision. Il a l’habitude
des affaires de police. Son dos se voûte, son bras s’allonge jusqu’à terre, sa
main nerveusement agrippe une pierre, il se redresse, il est immense, son bras
projette, sa main s’ouvre... heureusement qu’il est maladroit. Mais le geste
lui fera un tort considérable, car les journalistes, futurs virés, le soir passeront
cette séquence précédant l’interview officielle, pour se venger, et les électeurs
feront savoir leur profonde stupeur, leur mécontentement profond, leur malaise devant
ce spectacle étalant une rare cruauté. Il faut que le maire s’explique !
En attendant, après le constat que son geste est inefficace, Bretillot prend la
caméra au chat, d’autorité. Une perruche s’approche et regarde. Ces gens sont
vraiment curieux et très colorés.
Mitois père reprit sa marche aventureuse et guidé par son seul instinct journalistique
tournait en rond. Cela ne le démontait pas car il avait une longue carrière derrière
lui. Suivant le principe qu’il se passe toujours quelque chose partout, il s’arrêta
brusquement, sortit son carnet et se tint prêt à prendre les notes de base pour
un article. L’endroit était désert. Ce qui parut digne d’être noté. On voyait des
pâtés à balcons formant rues et ruelles, devant les portes des poubelles débordaient,
çà et là des papiers sales, des mégots, des merdes, des déchets non identifiables.
On ne devait pas voter Bretillot par là. Quoique... Mitois se mit à sourire... Les
gens n’avaient le choix qu’entre Bretillot et Lejeune depuis des années. Enfin
si les politiques refusaient de soutenir la croisade, il y avait en ces lieux de
quoi les en faire repentir. Rue ?... Rue J.-P. Molinier, maire de 1911 à 1936.
Jamais entendu parler. Permettra le genre : s’il revenait aujourd’hui...
Une femme sortit, elle allait ajouter un sac bleu sur une poubelle et fixait Mitois
comme si elle était myope. Il s’approcha. Elle eut un léger mouvement de recul
:
- Bonjour Madame.
- ...
- Je cherche...
- Ah !
- Comment ?
- Vous ! Encore !... A l’aide ! Au secours !
Des têtes jaillirent des murs et en le voyant seul grimacèrent de menace. Des femmes
à balais sortirent les premières, suivies de peu par des mecs vrais de vrais. En
quelques secondes, Mitois père fut devant un mur humain et sa conscience
s’aperçut qu’elle n’avait jamais été tranquille. Forcément, quand on a vécu longtemps,
on a fauté souvent. Il n’avait certes écrasé nul, juste des doigts de pied,
des pieds parfois, des jambes par-ci par-là, mains et bras à l’occasion, abdomens
par exception. Avant la pénible situation, il se sentait donc blanc et fier de
l’être. Il noircissait à vue d’oeil et cela n’étonnait que lui. La foule maladive
ne remarquait rien. Commença alors la danse des femmes hystériques rythmée de menaces
incompréhensibles. Le choeur des hommes prit la relève et Mitois père eut vraiment
très peur. Il aurait dû commencer sa croisade pour l’au-delà plus tôt. Et ne pas
sortir seul.
Il hurla : «Je suis journaliste !»
Le mot magique n’opérait pas, au contraire. On leur avait déjà fait le coup.
On leur avait même promis leurs photos en première page et il n’y avait rien
eu. Il paierait aussi pour les journalistes.
Brusquement le ciel d’orage s’entrouvrit et un ange parut :
- C’est pas lui, dit-il.
- Allons bon, lui répondit-on.
Quelqu’un ajouta :
- Il fait pourtant bien l’affaire.
- Il servira de leçon pour les autres, souffla Diabolo.
- C’est pas lui, dit l’ange.
Un silence hésita.
- Eh non, soupira-t-on.
La déception de masse gonflait les coeurs des braves gens. Mitois père, encore
mal remis, en fut ému.
- Si vous m’expliquiez, au moins, dit-il, je pourrais peut-être vous aider.
- Un otage journaliste c’est toujours bon à prendre, observa un par-là-dedans.
- C’est librement que je veux vous aider !
On ricana.
Il se justifia :
- Les campagnes généreuses font monter le tirage.
- C’est le père Mitois, dit quelqu’un, un vrai salaud, il connaît les ficelles;
si on le tient bien, il peut nous être utile.
- Oui, dit-il le coeur plein d’espoir, c’est ça.
Enfin on l’assit sur une borne et on lui demanda si ce n’était pas le curé, qu’il
soutenait, qui dévoyait les filles au service de Dieu. On l’avait pris, lui, pour
un des racoleurs parce qu’il était si bien mis, quoiqu’il n’ait plus l’âge, sa
décrépitude aurait dû le protéger d’une telle méprise; mais voir ces garces de
filles partir faire les putes pour les riches justifiait de s’en prendre à n’importe
lequel. Mitois père revit le curé et ne lui trouva pas la tête de l’emploi.
- Non, dit-il, sa photo à côté de l’article ne ferait pas vrai; c’est sûrement
un autre.
Les gens ici ne connaissaient pas bien les sectes. Comme ils n’avaient pas encore
d’âmes, parce que le journalisme ne leur en avait pas encore donné, ils se contentaient
d’en vouloir au curé et à Bretillot, ils ne comprenaient pas que leurs filles
avaient eu accès à une catégorie de privilégiés, qu’elles avaient pu aspirer
à autre chose qu’à contempler les poubelles débordantes de ces quelques pâtés.
La police refusait les plaintes parentales sous prétexte que les filles, majeures,
étaient volontaires, comme si un enfant, même à vingt, même à trente, voire
à quarante ans, savait jamais ce qu’il faisait. La répugnante mauvaise foi se traînait
dans les couloirs de l’élégante justice qui, grâce à ce système de croyances, pouvait
sans remords baiser les plus belles des filles pauvres. La politique refusait d’intervenir,
entretenue.
Mitois père apprit entre autres l’histoire de la fille Couture. Bien faite de
sa personne, évidemment, sinon on l’aurait laissée, frigide probablement, elle
tournait sur les trente ans sans avoir assumé sa féminité. Les prêts-à-aider ne
manquaient pas mais elle était dépourvue d’enthousiasme sexuel et tous les projets
que commères et compères avaient édifiés pour elle étaient restés célibataires.
Pourtant, vous l’auriez vue deux fois par semaine à 7 h 30 précises descendre son
bleu sac poubellaire, avec une distinction préaristocratique, une élégance qui confondait
les éboueurs les plus endurcis, soulever le couvercle poubellaire, déposer le
sac plutôt que le jeter, retirer sa petite main blanche de la gueule effrayante,
et pure et délicate oiselle se rendre au bureau pour égrener des comptabilités
! Par rapport aux rombières du coin... elle avait de quoi faire fantasmer... combien
de bien baisées grâce à elle... Un jour se glissa dans la rue un mec dont le pantalon
avait des plis impecs. Sa face mignonne révélait le franc salopard. Il était trop
net pour être net, trop tout; il était suspect. La fille Couture en resta son
paquet poubelle en l’air. Il en profita pour lui adresser la parole. Certes il
ne dit rien que du banal mais de telle sorte que c’était sexuel. La pauvre en
fut si gênée qu’elle partit avec le sac poubelle à la comptabilité. On ne le revit
plus. Mais elle dépérissait. Elle s’absenta. De plus en plus souvent. Toujours belle,
toujours digne. Elle disparut.
Il y eut un silence De profundis.
Mitois père, touché de ce drame, posa les questions d’usage pour tenter d’y
comprendre aussi quelque chose. Il n’obtint aucune réponse et jugea que, après
tout, il n’en avait pas besoin. Dans le journalisme la sensibilité prime sur
l’information.
Plusieurs autres cas, aussi clairs, lui furent contés. Enfin on se sépara, il avait
vingt ans. Son sang bouillonnait à la pensée de ces belles cavales, il participait
pleinement à l’excitation commune et si sa volonté de les retrouver était désormais
inébranlable, ses mobiles étaient de plus en plus flous. Toute peine mérite
salaire et Dieu, à ses meilleurs serviteurs, doit le Paradis.
Il marchait à grands pas, sans se servir de sa canne, oubliant le but de sa sortie,
lorsqu’il s’aperçut que le chemin correspondait maintenant aux indications de Beauté
Nordique.
Le conseil d’administration de la Ita-B-Com était le siège d’un affrontement
terrible et le président aurait sa photo même dans des revues nationales. Dans
le si moderne monde moderne où les sous sont menacés de partout, il faut s’étendre,
diversifier, se protéger, acheter. Une quinzaine de gagnants américanisés s’étaient
réunis. On avait fait de petites économies et on cherchait comment les caser.
Marcel de Beauséant était partisan de l’internationalisation, à partir d’un solide
réseau européen qu’il voulait renforcer en s’implantant à Milan jusque là oubliée;
son opposant le plus acerbe, Piquart, président de surcroît, ne jurait que par
l’acquisition d’un petit Pauillac Pichon-Longueville ou alors (concession) d’un Pomerol
: jusque là l’entreprise s’était contentée de produire des emballages, il était
temps de mettre quelque chose dedans. De toute façon on se garderait un douillet
matelas d’un mignon milliard et on ferait de la plus-value à gogo. Dans un cas,
en plus, on sifflerait gratis; de l’autre Milan était très polluée et détestable
pour des poumons de décideurs. Pourtant on hésitait. La dégustation avait failli
l’emporter. Même le numéro de stripteaseuse, douce tradition maison, sur lequel
Piquart comptait beaucoup, n’avait pas emporté la décision. Alors quoi !
A moins de demander un report et d’avoir recours à l’Elu et à ses troupes, il ne
voyait pas de solution. Or sa fortune personnelle avait fortement besoin de cet emploi
de la fortune de l’entreprise (prononcer à l’anglaise).
De Beauséant s’opposa au report.
Cet homme était agressif.
Il n’avait pas encore d’âme et son approche des sous restait fast-food. Il n’avait
rien d’élevé. Un bon contrat pour lui régler son compte, voilà ce qu’il méritait;
hélas, on n’était pas à Marseille, ville de rêve.
Piquart reprit la parole et la tint longtemps surveillant les plus vieux pour
voir s’ils craquaient, s’ils allaient sommeiller enfin, mais l’idée que De
Beauséant allait avoir sa peau les maintenait éveillés. En même temps il concevait
un plan craquant, épongeant son machiavélisme qui lui coulait du front. Il lui
fallait un homme neuf pour contrer l’ennemi, il fallait en puiser un dans le vivier
de l’organisme de formation interne de l’entreprise, un falot à couteau et prêt
à s’en servir, au sens figuré bien sûr et malheureusement (toujours). «Le danger
est de prendre pour une innovation, à cause d’un retard qui ne m’est pas imputable,
ce que tous les autres ont fait. Mieux vaut être les premiers ailleurs que les
derniers à Milan.» Par exemple le mari de la Grassouillette. Piquart avait eu recours
à la femme et tout naturellement, à l’occasion, il pensait avoir recours au mari.
En espérant que ce dernier serait digne d’elle. Or il n’avait pas la foi,
mais Piquart l’ignorait. «D’ailleurs nous ne sommes pas au point pour une internationalisation
plus poussée à l’heure actuelle, il faudrait diversifier la formation des cadres
et leur faire suivre des stages dans des universités américaines, cela prendra
un an, deux ans...
- Six mois, coupa De Beauséant.
- Six mois, appuyèrent les autres.
- Soit, mais c’est trop court», et intérieurement il jubilait.
Le Grassouill, il débarquait dans le fleuron de l’industrie locale en provenance
d’une compagnie pétrolière où il assumait l’intérim de la charge de chef de service
des approvisionnements. Son ambition avait louché sur la direction de la division
planning et prix mais, comme il était mauvais au tennis, il s’était fait orienter
vers la sortie. Il faut dire qu’à cette époque sa femme n’était pas encore croyante,
sa conversion eut lieu ici. Pour se recaser il avait barboté dans des formations
diverses en étudiant surtout la graphologie pour piéger les recruteurs qui s’étaient
déjà payé sa tête. Le couronnement de ses efforts fut la responsabilité des approvisionnements
et de la logistique à Ita-B-Com où Piquart jugea ses mérites médiocres mais
son absence de scrupules économiquement morale. Il s’agissait maintenant d’en
faire le directeur du marketing et des ventes; seulement d’après ce que l’on
avait pu voir, il était toujours aussi mauvais au tennis, et cela rendait sa nomination
difficile. Afin de surmonter ce handicap, Piquart eut recours à la science des
astres; ceux-ci voulurent bien causer avec le Grassouill et lui dénichèrent une
corbeille de qualités qui surprit même celui-ci et lui donna pour la première fois
la coupable pensée que peut-être, un jour, il s’assiérait dans le bon fauteuil
bien placé de l’honorable président. Une tireuse de cartes lui avait d’ailleurs
prédit que ses qualités scientifiques le mèneraient dans des lieux de silence et
de solitude - jusque là il avait bêtement craint que ce ne soit la prison.
La prise de galon se fit officiellement dans la salle la plus cossue et il dit les
mots sacrés sur le travail d’équipe, sur la reconnaissance à l’entreprise,
sur le nécessaire remplacement du français par l’anglais, puis il fit la plaisanterie
qui doit toujours conclure pour faire sympathique. On avait obéi aux conventions,
maintenant au travail. Piquart expédia en formation aux U.S.A. tous les éléments
favorables à De Beauséant, le Grassouill prit sur ordre secret quelques mesures
qui faisant chuter les ventes en certains pays prouvaient nettement que la diversification
valait mieux que l’internationalisation outrancière. Enfin il restait à convaincre
ou à rendre malades plusieurs membres du conseil toujours récalcitrants au Pauillac
Pichon-Longueville; Piquart songea donc à compléter l’action du mari par celle de
la femme.
Piquart préférait passer par l’Elu plutôt que de la contacter directement. Un
peu de morale fait du bien aux femmes. Elles baisent mieux après. Naturellement,
il était hors de question de se rendre au sanctuaire au vu et au su, mais, comme
Daniel n’avait pas le téléphone, le saint homme, comme Ita-B-Com a un appendice
non loin du lieu consacré, une inspection de ce dernier pouvait permettre une
bifurcation vers Dieu. Lequel n’aurait pas à s’en plaindre car Piquart ne lésinerait
pas. Il surprit l’appendice en plein travail, rien ne clochait, il était furieux,
sa visite surprise offensait tous ces gens qui n’étaient pas en position de le
dire, heureusement; il en résultait une atmosphère lourde, pénible qui justifia pleinement
de renvoyer le chauffeur et de préférer marcher. Les responsabilités pèsent, il
faut s’aérer.
Mais le poids des astres effarait alors les Gloires du Zodiaque, frénétique bande
à l’écoute du bruissement céleste et qui concurrençait l’Elu à deux pas du sanctuaire.
Après avoir tenté de les rallier et avoir perdu quelques éléments de valeur passés
à l’ennemi, il avait méprisé ces êtres perdus et fauchés; ils ne lui rendaient
pas la pareille et l’agressaient à l’occasion, allant jusqu’à tenter la prise de
possession du sanctuaire quand le Scorpion tendait ses pinces mortelles sur les hommes
soumis. La puissance astrale sur nos volontés et nos pulsions est indéniable, ses
effets imprévisibles sans la science ésotérique.
Nous nous trouvons ici à deux pas de la Montagne Cosmique à deux pics, pic du Soleil
et pic de la Lune, pour le commun des mortels appelée Butte des Chaumes et
couronnée d’un côté par le relais T.V., de l’autre par un vieux fortin ruiné au
passé connu des seuls historiens. Comme on sait, les mêmes lieux sont vénérés par
les religions les plus diverses et même lorsqu’elles ne les vénèrent pas elles s’y
implantent sans raison, s’y retrouvent pour s’y combattre. Ainsi, non loin, logeait
Allah, et à deux pas, son confrère Jéhovah. Ça ne plaisait à personne. Les croyants
de tous bords passaient pour également casse-pieds. Mais Bretillot et Lejeune
cette fois avaient été d’accord pour ne pas encombrer les beaux quartiers avec des
divinités certes électrices donc à ménager, mais notoirement irascibles, capricieuses,
entêtées dans leurs traditions anti-athées, tenant à des costumes folkloriques des
temps bibliques etc. , si peu douées pour les langues qu’elles parlaient toujours
des langues d’ailleurs, bref difficilement fréquentables.
La rue était aux Gloires du Zodiaque.
Surtout la nuit.
On ne sortait pas seul.
Même Allah et Jéhovah comptaient alors l’un sur l’autre.
Mais parfois il y avait des cérémonies diurnes. Le défilé de ce jour tenait du carnaval,
ces vrais croyants avaient le goût des costumes fantaisistes, du maquillage outrancier,
des injures et de la quête. On donnait. On évitait ainsi les agressions autres que
verbales. Une nymphette au masque de guenon se tortillait sans élégance sur une
musique de tambourins frappés par des eunuques rebondis tandis que des polichinelles
des deux sexes tentaient de lui faire subir des outrages et lançaient des plaisanteries
salaces aux passants. Le symbole des Poissons inspirait des parties de costumes
et ornait quelques têtes; la nymphette vêtue de tuniques lacérées et plus ou moins
transparentes portait au front, peint en or, le croissant de lune.
Piquart se trouva soudain nez à nez avec cette troupe, qu’il crut foraine, et lorgna
sans vergogne la jeune beauté simiesque. Elle se trémoussait justement en plein
centre de la chaussée tunique retroussée et seins jaillissants devant des automobilistes
inquiets qui cherchaient à la fois leur porte-monnaie et la première bifurcation.
Ils connaissaient, ils étaient du quartier; les histoires d’automobilistes pingres
sortis de leurs voitures par les polichinelles et ayant subi des sévices divers
fleurissaient dans les bouches cerises des prudes, on ne tenait pas à la vedette.
Deux polichinelles se détachèrent de la troupe des Bacchants et entreprirent contre
la fille une danse érotico-comique avec des attouchements qui faisaient frissonner
à deux pas de Piquart une belle femme qui s’efforçait de ne pas regarder et hâtait
le pas. Un eunuque se dressa soudain devant elle, sa sébile à la main; aussitôt
d’une main tremblante elle chercha son porte-monnaie dans son sac et, comme elle
hésitait, il le lui prit des mains et en vida la monnaie dans la sébile; puis il
se pencha vers elle et l’embrassa dans la bouche; alors d’autres eunuques surgirent
et se mirent à taper sur leurs tambourins; brusquement elle prit la fuite; la
troupe la huait. Piquart s’amusait.
Cela le fit remarquer. La gamine érotique le prit pour contempleur et multipliant
les gestes équivoques constituant son espèce de danse l’invita à devenir son
partenaire. Les polichinelles l’entouraient et commencèrent de le pousser de l’épaule.
Il se fâcha mais ses protestations étaient aussitôt couvertes de «hou !» et la
guenon prenait des airs vexés. D’autres passants sûrs que la troupe ne s’occuperait
pas d’eux pour le moment s’amusaient à leur tour.
Piquart n’avait plus que deux idées : pourvu qu’il n’y ait pas de photographe et
n’était-ce pas un coup monté par De Beauséant ? On le bousculait pour lui faire
faire une sorte de danse en contrepoint de celle de l’espèce de souillon qui venait
parfois jusqu’à frotter ses seins contre lui aux «holé !» de son escorte. Il résistait
de toutes ses forces. Un eunuque tenta de l’embrasser. Il sentit une main lui
saisir les testicules. Il cria : Je paierai. On rit et un polichinelle lui tendit
son propre porte-monnaie, vide. Alors la fille prit un masque de singe dans
la corbeille d’une femme-polichinelle et tenta de le lui fixer sur la figure.
Il hurla.
Deux hommes solides bousculèrent les Gloires du Zodiaque et le libérèrent sous les
huées, mais on ne tenta rien contre eux; la troupe repartit, chantant d’étranges
cantiques.
Piquart écumait :
- La police ! La police !
- C’est nous, répondit un des hommes.
- Et vous intervenez seulement maintenant !
- En le faisant, nous avons déjà outrepassé les ordres, M. Piquart.
Piquart ferma les yeux de rage, en plus on l’avait reconnu.
L’homme continua :
- Il paraît qu’ils sont moins dangereux tant qu’on leur laisse faire leurs clowneries.
Il y a aussi la liberté des religions. C’est de la haute politique.
- C’est honteux. Pourquoi Mitois n’en parle-t-il jamais dans son journal ! Et
ces cons de Lejeune et de Bretillot, qu’est-ce qu’ils foutent ?
- Je ne sais pas, monsieur.
Piquart enfin remercia; il n’était, bien sûr, pas question de porter plainte, même
pour l’argent. Il repartit d’un pas rageur. N’était l’idée que De Beauséant était
derrière tout ça et qu’il lui fallait une revanche, il serait rentré chez lui.
Mais la haine lui mordait le coeur. En outre elle allonge les foulées, elle améliore
le souffle, ses effets bénéfiques pour un homme sur le retour ne se comptent pas.
En avant !
Mitois papa se sentait fatigué. Il avait en outre des impressions étranges, comme
celle d’être filé par une perruche et celle d’un réseau de surveillance de chats
blancs. Son excursion décidément n’était pas une si bonne idée. Et où s’asseoir
? Son humeur devint tout à fait maussade lorsqu’il comprit que cette baraque sinistre
à quelques pas correspondait aux indications de son fils et de Beauté Nordique,
c’était ça. On ne devrait jamais s’écarter de ses beaux bureaux. Pourtant il n’était
pas si loin de sa propre maison, mais il l’oubliait pour trouver qu’il était loin
de tout, en un coin inconnu et inquiétant; il se paya le frisson, le petit seulement;
et ragaillardi pénétra dans l’antre avec l’espoir d’y trouver un siège.
Piquart eut juste le temps de filer par une fenêtre latérale. Il estimait que sa
journée jusqu’ici n’avait pas été bonne. Toutefois l’Elu lui avait accordé l’aide
de Dieu.
En fait de siège, Mitois père ne trouva que la longue pierre plate désignée religieusement
par les termes «pierre des sacrifices» et comme on n’avait pas répondu à ses appels
et qu’il n’allait quand même pas fouiller la maison, benoîtement, par ignorance,
il s’assit dessus.
Daniel réfléchissait.
Mitois se reposait.
Piquart trottait.
A eux trois ils feraient de grandes choses, car ils formaient presque un être complet.
Mais, et les nuages ? - Quels nuages ? - Les gros vilains nuages noirs ! Vraisemblablement
appelés par le curé prévenu par En-Haut que le journalisme allait affronter l’excès
d’âme.
Un terrible combat spirituel se préparait secrètement. Dieu contre Dieu. Qui allait
vaincre ? Les autres concurrents se frottaient leurs paluches divines.
Beauté Nordique débarqua solairement. Elle alla droit embrasser Mitois papa qui
apprécia. Alors elle se mit à parler car son coeur de croyante débordait par la
langue et ses yeux étaient si brûlants, son visage légèrement coloré du rose de la
passion si doux que toutes ses paroles prenaient le sens de l’amour. Elle disait
qu’elle gagnait peu parce qu’elle ne connaissait pas de types assez riches.
Quand l’Elu se décida à paraître, il était mieux que lui-même. Beauté Nordique
même fut impressionnée et pourtant elle couchait avec. Mitois se leva de la pierre
des sacrifices et au magnétisme serein du représentant du Ciel et des régions
avoisinantes il tendit une main ferme.
Des fidèles entraient. Le bruit d’un avion vrombit. La Grassouillette vint baiser
la main du saint homme qui lui caressa bienveillamment les cheveux et l’avertit
qu’il avait une mission pour elle; ses yeux s’emplirent de bave reconnaissante.
Beauté Nordique courut chercher sa palme. On était fin prêt pour une solennelle
cérémonie dans la pièce bien balayée. On n’avait même pas froid.
Mais il y eut des protestations dehors, des cris, un bruit de lutte. Les eunuques
forcèrent la porte, les polichinelles frappaient sur tous à coups de gourdins. Ils
venaient casser, piller. Ils essayaient toujours d’emmener des femmes pour les convertir.
Daniel était un gars solide, il cogna en Elu. Beauté Nordique était spécialiste
du coup bas. La Grassouillette se rendait d’avance. Les hommes Ralliés luttaient
et en prenaient plein la gueule, ils reculaient en bon ordre laissant des Ralliées
téméraires entre les mains des conquérants. Mitois papa, terrifié, s’était réfugié
au coin et regrettait le curé. «Casse-toi, le vieux, avant qu’il ne t’arrive des
crosses.»
Les Gloires du Zodiaque s’entraînaient régulièrement, elles avaient des muscles,
elles avaient la technique, elles avaient la foi. En face la foi se suffisait
à elle-même, du moins aurait dû, mais Dieu avait préféré pourvoir son Elu de caractéristiques
physiques entraînant le respect. Heureusement que personne ne s’attaquait au
curé, il était le plus mal loti.
La tête de la Gorgone parut dans l’entrée (achetée à des studios de cinéma après
le tournage d’un film fantastique), elle était désormais portée par la nymphette
érotique qui repéra sur-le-champ Mitois papa; à cause de son élégance vestimentaire
et de son âge, elle le confondit avec Piquart, elle voyait l’homme avec qui elle
estimait avoir un compte à régler. L’intervention flicarde lui était restée sur
le petit coeur. Un infarctus vengeur prouverait la justice divine et Mitois irait
faire de l’âme ailleurs. Et puis elle le reconnut, ce qui n’arrangea rien. Il
faut dire qu’elle était la fille d’un de ses amis à qui il avait offert des bonbons
pendant des années en lui passant la main dans les cheveux, geste qu’elle avait
exécré. On entendit sonner minuit alors qu’il n’était pas seize heures, cela
parut un mauvais présage et les deux partis se signèrent ce qui fit plaisir au Dieu
du curé, lequel ajouta un treizième coup pour dédramatiser. La lutte reprit, plus
dure, plus âpre. Les gnons pleuvaient gros comme des pierres; la Gorgone essayait
de balancer une baffe au ponte de la presse locale, il faisait preuve de verdeur
avec sa canne parapluie. Peu à peu les assaillants gagnaient des pouces du sanctuaire.
La pierre sacrée serait souillée. Il est vrai qu’elle en avait vu d’autres. Alors
de chaque côté on entonna un cantique maison. Les uns pour se redonner courage,
les autres pour démoraliser l’adversaire. Les Gloires du Zodiaque préparaient l’entrée
du Chat sacré qui miaulerait l’attaque finale. Mais il n’arrivait pas. Il lui était
arrivé des ennuis.
Dieu est grand mais bourré de caprices. En plus il est célèbre pour ses distractions.
Dans la pagaille il avait eu du mal à reconnaître les siens, il s’y était un peu
perdu et ne savait plus de quel côté il était. Jéhovah ricanait, Allah se fendait
la poire et Vishnou était venu faire un tour rien que pour voir. Les humains sont
un cas difficile. Braillards, violents, obsédés du sexe et généralement illogiques
ils ne parlent de la sérénité divine que pour la perturber. Le peuple des arbres
est composé de fidèles beaucoup plus agréables, les mobiles bipèdes sont des
teignes. Il y avait sûrement quelque chose à faire ! mais pour qui ?
Dieu fut tiré de ce mauvais pas grâce à Marc mais il ne lui en serait pas reconnaissant
car il n’a pas de faiblesses. Marc, Francis, Eustache. Troupe de choc. Ils s’étaient
rencontrés naturellement - par un calcul de Francis qui pensait toujours à la Grassouillette
et avait su déduire comment la rencontrer. Pour prouver qu’il était agneau il
n’avait pas hésité à promettre à nouveau un prompt remboursement à Eustache, lequel
fut tout ému que le copain redevienne copain, et dans le grand besoin d’amour de
son coeur il jouit d’être naïf et qu’on prenne la peine de le berner. Marc
vit avec plaisir que tout s’arrangeait, comme toujours, et, la conversation étant
venue à la campagne pour l’âme, il se laisse aller à parler de la sienne, de
là de Beauté Nordique, puis, de fil en aiguille, il en vint à laisser Eustache
inviter Francis à une visite au sanctuaire. Le gros suait de satisfaction de voir
tous ses amis convertis à ses idées religieuses, lui dont ils se fichaient sans
cesse, et de pouvoir bientôt, enfin, régler son entière cotisation.
C’est ainsi qu’ils prirent à revers les Gloires du Zodiaque en commençant par la
belle prise du Chat sacré qui, saisi au cou par Eustache, étouffa suffisamment
pour se tenir coi. Les deux autres entrèrent voir et firent l’ordre. Ils cognèrent
bien grâce à leur nature vigoureuse. Francis renia définitivement la philosophie
et s’enchanta des gaietés de la religion. Marc reconnut Papa aux prises érotiques
avec une Gorgone venue d’ailleurs, il l’arracha à des émotions vicieuses trop fortes
pour son âge, Papa n’en fut pas plus reconnaissant que Dieu mais l’honneur Mitois
pourrait continuer de faire la une. De son côté Beauté Nordique aux trois quarts
dénudée par des Eunuques aux intentions suspectes admira la force de sa dernière
recrue et se jura de baiser avec dès que l’Elu la surveillerait mal.
Surprises et incapables de savoir de combien étaient les secours, s’interrogeant
sur le sort du Chat sacré qui ne se décidait pas à venir miauler, les Gloires
du Zodiaque se replièrent, en fouillis organisé par des directives célestes. Au
passage elles rencontrèrent Eustache tout seul qui, personne ne venant à son secours,
en prit plein la gueule mais en fut fier car il craignait que l’on nie ensuite
sa participation et son dévouement. Le Chat fut libéré mais son cou n’était pas
en état de miaou. Ils partirent mais ils reviendraient.
TROISIEME PARTIE
Dans la cité enfin réveillée, on se jetait partout de l’âme à la figure et ça
faisait mal. Des athées endurcis, qui ne lisaient pas le quotidien local, étaient
dans le collimateur; toutes les croyances étaient admises mais eux n’en avaient
pas. Du reste si elles étaient admises cela ne devait pas empêcher d’amener les autres
à la vraie foi et la force est pour le noble but le meilleur moyen. On s’était
d’abord attaqué à Allah qui avait vite cessé de faire le mariolle et s’était fait
tout petit sur le flanc de la colline quasi sacrée. Jéhovah avait ensuite éveillé
l’intérêt de la communauté. On ne voulait pas entendre l’accusation d’antisémitisme,
aussi agit-on envers lui avec des égards, on le consigna simplement à la synagogue
avec interdiction formelle de sortir même pour rendre visite à Allah. Dieu restait
face à face avec Dieu. La situation s’embrouilla complètement avec la réapparition
du nestorisme, de l’arianisme, du jansénisme, et on nota une apparition de Calvin
qu’on faillit filmer. Le curé vit repeindre son église et parmi ses plus fervents
supporters quelques-uns passèrent même un dimanche vers onze heures pour contempler
aussi les peintures. Ce n’était pas du Michel-Ange certes, mais le jaune citron choisi
par Bretillot contraint et forcé par son conseil municipal donnait un air pimpant.
A la suite de coups de téléphone virulents, le saint homme gardien de ces lieux tenta
même de se mettre au Latin, il acheta avec ses maigres fonds une grammaire et un
dictionnaire et sortit de la poussière des livres rangés en tas dans le grenier de
la cure. Il plaça le tout bien en vue. Et gagna encore quelques voix, qui le firent
considérer avec un intérêt accru par Lejeune qui se demanda sérieusement si
du catholicisme non-pratiquant il n’allait pas se convertir au catholicisme militant.
Des élections approchaient et il était nécessaire de sauter sur le chariot de l’Histoire
en marche. Ce qui le faisait hésiter était dû à des arguments de Beauté Nordique.
Or non seulement leurs rencontres lui apportaient constamment de l’inédit en faveur
des Ralliés, mais en outre elle était devenue en peu de temps une sorte de vedette
de la télévision. Il y était pour beaucoup et parfois s’en mordait les doigts. Certes
en général tout était soigneusement enregistré et elle obéissait à la lettre à
l’Elu. Cependant des journalistes malins avaient pu échanger quelques mots avec
elle seule profitant d’une distraction de ses gardiens et selon eux elle désirait
un face à face en direct avec le curé. Pour les autres croyances, qu’elle appelait
sectes, elle les méprisait.
Risette en avait marre des essais. Sa vie quoique très remplie n’avait pas pris
un gramme de sens, ce qui ne la gênait pas, mais surtout ne lui apportait pas les
compensations matérielles méritées. Ses amants adoraient la mettre nue, la caresser,
la prendre, mais ne comprenaient pas ses aspirations à la richesse. Aussi continuait-elle
d’assister Coco dans ses tâches et de le servir sexuellement, se soumettant à ses
caprices et laissant ses mains errer à toute heure, son désir la posséder brutalement
à deux pas des patients sur le fauteuil. Elle piquait dans la caisse, faisait
des scènes, travaillait le minimum possible et avec ses autres amants avait au
moins le plaisir de le tromper.
Evidemment elle regardait la TV.
Ahmed un peu délaissé par les copains depuis quelque temps la renseignait sur
ce qu’il avait compris des grands événements de la cité auxquels les deux autres
participaient, lui laissant la protection de l’amie d’enfance. Lui se sentait en
dehors du coup. Allah au moins lui semblait clair : il exigeait beaucoup de prières
et ne donnait jamais rien, ce dieu-là se concevait; certes Ahmed n’avait pas approfondi
sa culture islamique, ignare en ce domaine comme dans les autres, il devenait
en grandissant plus croyant, plus convaincu que l’Islam régnerait sur le monde,
lequel Islam lui permettait de maquer les femmes et c’était toujours ça. Il ne
se rendait pas bien compte de ce qu’il croyait. Il raisonnait avec peine et s’en
passait avec plaisir. Risette pour lui était d’un autre monde, avec elle il
agissait et parlait différemment, comme auraient fait Marc et Francis, et il
y avait quelques situations du genre de celle-là qui, sans qu’il en souffrît,
le divisaient, le rendaient double, si bien que ceux le connaissant dans une
vie ne se doutaient pas de l’autre face. Il ne s’adaptait nullement, il avait seulement
acquis des apparences de comportement.
Lui aussi regardait, évidemment, la TV. et ne loupait pas une émission ou une
pub où la plastique de Beauté Nordique apparaissait, parfois accompagnée de sa
parole érotisante; elle était sûrement une de celles promises dans le paradis d’Allah
aux guerriers.
Tous deux, lui et la copine d’enfance discutaient gravement de ces émissions.
Risette avait essayé d’avoir sur ce sujet une conversation sérieuse avec Coco mais
pour lui le monde n’était qu’un vaste lupanar et l’essentiel de la vie consistait
à se soumettre des filles jeunes pour ne pas se sentir vieillir. C’est la raison
pour laquelle il tenait tant à gagner tant d’argent et Risette ne piquait en fait
dans la caisse que ce qu’il voulait bien lui laisser piquer, mais elle ne le
savait pas; elle avait le plaisir et la honte du vol sans avoir fait autre chose
que ce qu’il attendait d’elle, d’autant plus esclave de ses désirs qu’elle se croyait
coupable.
La vraie compensation dans son existence, de son existence tout entière consistait
en ses visites régulières à la dernière couturière. Celle-ci était triste. Les
modèles qu’elle avait récemment inventés avaient la beauté morbide des lilas
sur le point de s’évanouir. Ils attiraient un public de femmes encore plus nombreux
qui chuchotait comme dans une chapelle en les contemplant portés par l’être fragile
dont ils disaient la solitude. Les yeux du public s’embuaient de commisération automatique,
sans chaleur profonde; cette pitié-là redouble les détresses. La ruche s’affolait,
sentant la fin de sa reine, les tentatives les plus sûres pour la réconforter aboutissaient
à des robes, des châles, des costumes d’une dureté sociale qui renvoyait les
ouvrières malgré leur effort d’amour à leurs histoires de sous et de bidets. Elles
ne pouvaient pas aimer à cette hauteur-là. En dépit de nos espérances et de nos
volontés nous ne nous dépassons pas longtemps. On s’habituait donc à une situation
dont l’évolution était dite inexorable et l’issue plouf. Seule Risette échappait
à la mort; fidèle dans ses visites malgré ses vastes soucis personnels, comme on
sait, elle avait pris un début d’existence pour la fille de la soie et ses très
réelles qualités de caniche l’élevaient à la place de nécessité. On pouvait compter
sur elle. Pour être là. Rien de plus. C’était énorme; car à la différence des ouvrières
aucun intérêt ne la faisait venir, aucun dessous sordide à sa sollicitude; Risette
malgré ses aventures était définitivement candide. En somme elle apparaissait peu
à peu aux yeux de la Couturière comme un être, sinon d’art, création humaine par
définition, du moins proche de sa galaxie. L’habitude entraîna la sympathie qui
colora la tristesse et un rose discret se noya dans le lilas pâle. Mais ce n’était
que réponse à un regard qui ne pouvait pas comprendre.
Suivant les moments, Risette se fondait dans l’un ou l’autre de ses mondes, caméléon,
et elle avait ses p’tites idées, sa p’tite jugeote qui les harmonisait. Comme
soixante-dix-huit pour cent de ses concitoyens selon un récent sondage, convaincue
que l’union fait la force, elle estimait, après avoir bien soupesé le problème,
après des réflexions mal de tête, que Beauté Nordique devait épouser le curé.
A son sens ce serait un couple parfait. Ahmed approuvait. D’accord sur ce point,
ils s’étonnaient des lenteurs. Le monde tel qu’il tourne n’est pas à la bonne
franquette et pour la raison susdite il n’est pas un monde bien, oui, mais voilà...
Beauté Nordique aurait reconnu là quelques-unes de ses idées et elle ne saoulait
pas inutilement les écrans de sa beauté aphrodisiaque. Depuis qu’il y avait plus
d’âme dans la cité, on baisait mieux. Enfin depuis qu’elle avait pris les choses
en main. Car avec le curé seul... Papa Mitois avait repris l’achat de ses revues
pornographiques mais la vendeuse ne l’appelait toujours plus «vieux cochon» car
elle avait compris qu’il achetait l’âme de son époque, les cours télévisés avaient
élevé son intellect obscur et elle envisageait maintenant d’offrir son corps à la
pornographie pour mieux participer à la volonté divine exprimée par la nature dans
le coït universel; plus tard, à sa mort son corps irait à la médecine pour en rafistoler
d’autres et selon elle c’était finalement pareil. Sa vie changeait, la monotonie
usante, sclérosante, qui de façon générale caracolait avec les maladies vénériennes,
lui avait fait perdre de belles années et elle rattrapait. Mitois papa la lorgnait
et, mon Dieu, pourquoi pas ? Elle s’intéressait également au fils mais pour l’instant
il était le mâle attitré de la première des croyantes et on prétendait qu’il empochait
les mirifiques sommes qu’elle gagnait dans ses prestations diverses.
La Couturière entrouvrit les paupières, répondant à la demande d’un regard et Risette
lui apparut, timide et pleine d’espérance sans objet. Ce jour-là la robe portée
contenait des pièces de métal incorporées à une étoffe sombre parcourue de filets
de moire. Le corps fluet aux épaules nues s’écrasait sous le poids désormais
trop grand pour lui - car c’était une robe d’autrefois, une commémoration d’un
événement connu de la Couturière uniquement - et elle portait la robe de l’autre.
Risette était seule. Et chose invraisemblable, la Couturière lui parla. «Qui
es-tu ?» lui demanda-t-elle. Risette, toute en clichés, crut à une demande de
son nom. La voix pourtant semblait venir de si loin qu’elle eut pour la première
fois un doute sur le sens des mots. La Couturière la fixait, triste, sans avoir
la force de s’arracher à cette affection, elle mesurait sa déchéance mentale à l’intérêt
qu’elle gardait pour cette petite. Et au souvenir brutal de l’amie, ses yeux se
refermèrent.
Risette revint, persuadée d’exister pour Elle, mais le miracle ne se renouvela
pas. Elle n’en était pas déçue, sa capacité d’attente était à la dimension de
sa vie, elle avait trouvé à occuper son bovarysme et c’était ce qu’elle connaissait
de plus près du bonheur. Mais les aiguilles frénétiques de l’horloge par moments
dans leur ronde mathématique lui piquaient le coeur. Un jour la Couturière devina
des larmes sur des lèvres et elle les regarda. Il y avait à pardonner à Risette
d’être ce qu’elle était, elle semblait tellement le regretter elle-même. La Couturière
lui dit des mots qu’elle pouvait comprendre.
«L’homme... L’Hôme !... a... eh oui... une âme. (Sourire modeste et satisfait du
père prêcheur.) ... La femme ?... (Rire.) Elle a une âme, ouais... une petite...
Je crois d’ailleurs qu’on la lui a accordée à l’époque de la minijupe. (Doux murmures
indignés de la partie féminine de l’auditoire.)... Le chat ! A une âme ! Là-dessus,
aucun doute... Une âme à griffes... Mais l’élève... l’élève... n’a pas d’âme...
voyons.» Miroton professorait allégrement ce jour; très coureur, il avait attrapé
du gibier la veille et jouait délibérément la provocation dans l’espoir insensé
d’entraîner une réaction. Francis appréciait cette absence de travail, quitte à protester
hypocritement; du reste le socialisme progressait alors dans le système éducatif
et désormais les élèves paresseux étant rangés parmi les élèves à problèmes ou considérés
comme victimes d’un système scolaire traditionnel (quand on avait dit cela on avait
tout dit), il attendait cette fois avec confiance la fin de l’année et le bac
que les naïfs en place ne pouvaient, s’ils étaient cohérents avec eux-mêmes (mais
ils ne l’étaient pas toujours), que lui donner. En effet il ne se chargeait pas
de le gagner. Et il se disait que jamais il ne voterait pour ces gens-là. Du reste
il n’avait pas l’intention de jamais voter, dégoûté déjà par ce qu’il constatait.
Quoiqu’il en profitât.
Le temps était à l’idée fixe de planches à voiles. On aspirait vivement à baiser.
Les filles devenaient très complaisantes à l’abri des regards et les équations
jetaient leurs inconnues par-delà les orties blanches.
Sur les pentes d’Ouretan poussent les oraisons. Elles se gonflent du parfum suave
des arbustes en fleurs dont les excroissances proliférantes pèsent pour les
branches encore un peu endormies. Ouretan se trouve à l’est, c’est la promenade
de la ville, les maisons y sont rares, les forêts apprivoisées. On les voit des fenêtres
du lycée.
Francis avait bien des problèmes, entre autres son père. Léon n’était pas compréhensif.
Partisan farouche de la domination de l’adulte, même les menaces du genre : un jour
c’est moi qui serai le plus fort, n’avaient pu le faire céder à la tendance adolescente
à la paresse particulièrement bien représentée par un fils dont l’aveugle maman
affirmait qu’il étudiait mal par excès de dons. De fait tout ce qui touchait au
racket, au détournement d’objets divers et à la vente illicite lui était aisé,
il pompait les sous des copains avec une désinvolture et une facilité dont Eustache
n’était pas seul à avoir fait les frais et qui lui avait valu le surnom de Fric-frac
- à ne pas dire devant lui. Or Léon voyait pour l’héritier plutôt une carrière dans
le droit. Le notariat par exemple.
«Par l’odeur de ton sein chaleureux...» Citation : «sein». Commentaire intéressé
: «Hum»... Soulignant sa plaisanterie, le prof : «Je suis sûr que certains n’ont
encore pas pris en note ce commentaire si judicieux... Enfin... (Soupir
forcé).» L’explication de texte continuait mais sans sous à l’appui. Ces cours étaient
des cours de pauvres et qui vous destinaient à le rester. Francis était un battant
lui, ouais, avec un but direct ; la Grassouillette, qui occupait déjà ses nuits mais
pas encore son lit. «Chaleureux» : chat-heureux. Et pourquoi le chat est-il
heureux ? Parce qu’il est au coin du sein. Et pourquoi le chat a-t-il le droit
d’être heureux au coin du sein ? Parce qu’il a été «amoureux fervent» et qu’il
l’a bien mérité (Murmures en joie.)... Mais s’il est «amoureux fervent», il est
aussi «savant austère» et c’est pourquoi chat-poète, au coin du sein, va se ronronner
un petit poème.» Francis ouït et s’identifia pour l’unique fois de son existence
à Baudelaire.
Son approche de la femme convoitée s’était avérée d’une progression difficile car
elle était très occupée. Entre son mari, sa maison, et son récent intérêt pour les
affaires sous le haut patronage de De Beauséant qu’elle avait rencontré à un gala
de la Ita-B-Com donné pour prouver le soutien de l’entreprise centenaire aux
idées nouvelles, la très dodue n’avait pas de temps à consacrer à la jeunesse
fauchée. Le devoir avant tout. Les sens doivent être dominés. Seule une justification
supérieure peut aboutir sans remords à une conduite légère pour une dame assez
bien de sa personne.
Francis regarda Minnie avec ses couettes et se dit qu’il la tâterait un peu en pensant
à la Grassouillette. Cela ferait plaisir à la petite. «La Femme... la plus noble
conquête de l’Homme... - C’est pas le cheval, M’sieur ? - ...Ah oui... Après le cheval...
Mais vous savez, quand on vit en appartement... un cheval chez soi... J’ai d’ailleurs
remarqué, et ceci intéressera les amateurs de sociologie, que statistiquement il
y a plus d’hommes qui ont une femme que d’hommes qui ont...un...cheval... Passons...»
Les scientifiques avaient noté cette découverte capitale sur l’humanité sauf
quelques filles qui baptisèrent misogynie ces propos destinés à les faire protester.
Elles enrageaient ainsi régulièrement et c’était leur meilleur côté car elles
faisaient en général preuve de cruauté mentale à l’égard des garçons, pourtant
beaucoup étaient dodues. Francis faillit philosopher sur la dure question de l’homme
mais le souvenir lancinant de la Grassouillette le sauva et il en conclut
que l’amour vrai peut seul donner une force mentale suffisante pour surmonter les
pièges de la vie. Il avait besoin de plus de sous, ses combines habituelles n’étaient
pas à la hauteur de ses aspirations. Il comprit alors qu’il ferait bien de s’occuper
de plus près de l’âme.
La morgue ne désemplit pas; les cadavres au détail par l’art de la dissection,
exhibant qui son foie, qui sa rate, jouent des nerfs noirs dans des clins d’yeux
frénétiques aux divines du passé. La prédominance des mâles était ici particulièrement
nette, dernier bastion, mais Elles conquerraient l’égalité ! Déjà du côté médecins
la tendance s’était inversée, le progrès en marche réjouissait les bien-morts très
vicieux et ils se laissaient démantibuler avec délices par des mains qui ne reculaient
devant rien. Avec le retour de l’âme, les cadavres prenaient du bon temps, on
mourait si sûr de l’immortalité qu’on en devenait éternel. Mais la grande blonde
très chatte commençait à se douter de quelque chose. Certaines érections cadavériques
l’avaient laissée rêveuse et elle paillardait une communication scientifique sur
ce point pour un proche congrès. En attendant, les âmes charmées de l’aider dans
ses recherches quittaient les bouts de corps après la dernière extrémité. Puis...
Mais la politique était contre la mort. Celle-ci n’était pas électorale. Pour le
moment. Bretillot avait en effet rencontré Piquart. Quoiqu’ils aient été adversaires,
relativement car ils planaient sur des mondes différents, leur intérêt commun contre
des malades du changement créa les hasards d’une première rencontre, laquelle nécessita
les approfondissements d’invitations mutuelles. On détermina une manière de suivre
le vent avec une position originale permettant de faire croire que l’on avait des
idées. Ainsi l’on pouvait prétendre que, en dépit de l’âge, on n’était pas
dépassé du tout, au contraire, on s’adaptait parfaitement aux idées nouvelles,
et on restait à la tête. L’union de la Ita-B-Com et de la municipalité dans le
but humanitaire de faire reculer la gueuse qu’est la mort et d’assurer ainsi le
triomphe de l’âme sur le corps se manifesta par un double budget consacré à
la publicité des deux dirigeants. Ils eurent enfin leur émission TV., eux que personne,
méchamment, n’invitait, Bretillot estimait qu’«il vaut mieux passer pour un con
que ne pas passer à la télé», Piquart approuvait ce point de vue; ils en tirèrent
d’ailleurs un évident profit personnel. Pour la pratique des concitoyens, il s’agissait
de les persuader de moins se tuer sur les routes, de moins enfoncer le couteau
quand ils désiraient violemment assassiner un voisin - et même une autre personne
-, de ne pas canarder les étrangers s’installant dans le pays sans avoir préalablement
tiré en l’air, enfin d’avoir un code de bonne conduite qui ferait honte à la
gueuse. On invita des artistes qui bien payés crurent à la noblesse de cette action
et on fit venir des danseuses aux seins nus des boîtes célèbres car ainsi on était
sûr que l’âme des mâles reluquerait l’émission; et entre quat’seins, les gueules
bien peintes de Bretillot et de Piquart, ils ne leur échapperaient pas.
Toutefois on ne lutte pas contre des soi-disant excès comme ceux des Gloires du
Zodiaque - ah ! celles-là ! Piquart ne les oubliait pas dans ses haines - sans en
commettre, mais pour la bonne cause, avec l’appui de la raison, de plus grands.
Pour manoeuvrer les foules, il y a de tristes nécessités. Quand un chevalier
d’industrie et un merlet s’unissent, visant juste sur les hauts buts, il faut
s’attendre à tout. Depuis un certain temps (très exactement depuis qu’ils se sentaient
vieillir), ces braves types sympas se souciaient de la résurrection des morts.
Enfin, pas de tous. Les tarés, les cloches, les opposants, n’auraient su que faire
de l’immortalité, et on n’en aurait eu que faire d’ailleurs. Non, ceux-là,
Dieu les avait, qu’il les garde. Pour une fois, il servirait à quelque chose.
Mais la perte d’un Bretillot, ah ! la perte d’un Piquart ! ces pertes, l’humanité
s’en remettrait, certes, mais il valait mieux qu’elle n’ait pas à s’en remettre.
Les méthodes scientifiques ne donnant que des résultats provisoires, d’autres voies
devaient être explorées d’urgence. Il fallait une révolution contre la mort !
Et d’abord un défilé. A cette époque on avait pris l’habitude de défiler pour
n’importe quoi; certains se pointaient tous les vendredis sur l’Avenue principale
et s’informaient en cours de route sur le motif de leur présence; aux plus démunis,
on donnait la pièce; ils écoutaient les discours en vrais professionnels. Le défilé
fit un tabac, la Ita-B-Com paya. On avait la TV. et quand on a la TV., on a un
beau défilé. La police compta le nombre de participants qu’on voulut. Il y eut
des montées en grade. Même Beauté Nordique en fut; sur son passage c’étaient des
cris, des applaudissements et des invitations, mais comme l’Elu l’avait fait
encadrer par un bataillon de Ralliées (ces temps-ci on en recrutait à la pelle),
avec la Grassouillette comme sergent, elle ne put parler, ce qui l’attrista
la pauvre chérie, mais elle se rattraperait.
Le message passait, mais, très vite, Piquart et Bretillot durent se rendre à
la dure évidence : les masses faiblardes de la tête attendaient quelque chose d’eux.
Elles les poussaient au cul. Le M. le Président de la Ita-B-Com convoqua le Grassouill.
Il lui parla en ami qui s’intéresse à sa carrière et lui demanda carrément en
échange une idée. Lequel, bien embêté, le soir, après avoir été gentil, demanda
à sa femme. Celle-ci, on s’en souvient, avait une bonne nature, elle promit de chercher.
Et dès le lendemain, elle demanda à De Beauséant. Ce fleuron de la vieille aristocratie
française fleurissait d’idées en permanence, ce qui lui avait valu une générale
suspicion parfaitement justifiée. Il trouva sans chercher. Il avait ce qu’il
vous fallait. La Grassouillette fit par reconnaissance anticipée le maximum.
L’idée-lumière charma sur-le-champ les précédemment nommés à qui on la murmura. Si
on avait déjà vu ça, c’était il y longtemps, donc l’idée était nouvelle, donc elle
était bonne. Ipso facto la réalisation devenait comme nécessaire afin de dessiller
les yeux, le peuple bien noyauté serait reconnaissant, il comprendrait que les
dirigeants étaient les dirigeants naturels et que les virer ce serait pas bien.
Les morts, il était grand temps de les réveiller.
Ils se la coulaient douce, ceux-là, alors qu’on trimait. C’étaient des planqués.
On allait s’occuper d’eux. Quoi ! Ils avaient une âme, alors, qu’ils la montrent
! Dans le cas contraire se dirent les deux fins politiques, l’âme se tirerait de
la ville et la vie redeviendrait ce qu’elle était dans le beau jadis.
Les cadavres n’avaient qu’à bien se tenir.
On lança l’idée. Puis on fit une application publique. En grande cérémonie, on
déterra. Mais uniquement des gens importants, ceux dont la vie dans l’au-delà intriguait
tout le monde, sinon les propos venimeux sur l’exploitation des pauvres même
après la mort auraient ruiné l’entreprise. Bretillot connaissait ses électeurs :
que l’on s’adresse à leur voyeurisme et le succès était certain. Les spécialistes
de la morgue firent des objections mais on s’en fichait, les spécialistes des pompes
funèbres n’étaient pas d’accord mais quelques mises à pied en eurent raison,
enfin le curé donna de la voix, alors on le somma de ressusciter les morts et il
ferma sa gueule. Le scandale était énorme, ça marchait bien.
Devant une immense affluence on exhuma. Il y avait des bannières colorées, de la
musique super, des gaufres et de la barbe à papa. Le cimetière avait fait le
plein. Les morts pouvaient être fiers. Le premier tiré de l’au-delà était un roi.
Il avait un petit sourire en coin. On le jugea sévèrement. Le maire socialiste
en personne s’approcha et le somma de revenir rendre des comptes au peuple. Il fut
évident qu’il avait gros à se reprocher car la momie resta coite. On fut indigné.
Encore un qui se défilait devant ses responsabilités. Un sale né dans la chance.
Il fut hué. Mais le petit sourire s’en foutait. Le ton monta. Piquart fut d’avis
de livrer le petit sourire à la justice populaire. On ne fit pas de quartier, chacun
son bout, qui un ongle, qui une dent, etc... Quand on eut fini le premier...
en exhuma le second. Riche à milliards, il l’avait été; dans la mort, il l’était
encore : à cause du port de tête de celui qui a l’habitude d’oser commander, qui
peut tout se permettre parce qu’il a de la veine, et que jamais on n’a pu coincer
parce que, soi, on n’en a pas. Bien sûr il se protégeait dans l’au-delà, un vrai
nid douillet pour lui, pas question de revenir sur terre, les anges pouvaient bien
sonner dans leurs trompettes, et alors ? Dieu ? Qu’Il nous laisse dormir tranquilles.
Tous les toupets ces riches. Bretillot ne s’avisa qu’ultérieurement qu’il avait
carrément raisonné à la place de Dieu, lequel, il est vrai, n’avait qu’à être
là. Bref, le riche, il lui fit lui-même son affaire et ses électeurs habituels
applaudirent à tour de bras : que c’est bon, la popularité ! Du coup il fit
tout à fait n’importe quoi et distribua des morceaux choisis du cadavre à ses
fidèles. Le troisième était mal conservé, les os même s’écrasaient, un mauvais,
un sans âme, et ça valait mieux pour lui parce qu’on était lancé. Une folie sainte
s’était emparée de la foule des spectateurs qui (comme toujours) au lieu d’admirer,
aspiraient au niveau d’acteurs. Piquart tenta de conserver la direction des affaires
avec une argumentation procédurière, mais son co-organisateur sentant sa réélection
au bout, avec une démagogie qui sera donnée en exemple dans les siècles des siècles,
fit don de sa place au peuple. On déterra gaiement tout le cimetière et jusqu’à
des types sous des dalles de l’église, dont personne ne connaissait le nom, mais
on avait envie de voir. Voir, toucher la mort, la prendre dans sa main. Ça faisait
bien des saletés par terre mais Bretillot disait : «Allez-y, allez-y, la municipalité
fera nettoyer.» Heureusement que l’on avait choisi le cimetière chic; avec
le pauvre, les corps plus pourris, cela aurait été encore plus sale. La clairvoyance
permet d’éviter les désastres. Pas d’âmes ! Pas d’âmes ! On les secouait les restes,
ils faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir. Une fois un savant entrouvrit
un oeil mais il le referma illico, rien ne put le décider à le rouvrir, on le lui
arracha. Un banquier mort s’était laissé aller à ramasser un de ses bras qui lui
avait échappé par mégarde; on s’attroupa; on lui demanda où était sa double comptabilité;
il ne répondit pas; on insista; il préféra laisser retomber son bras. Les morts,
ceux-ci du moins, étaient méchants, profiteurs de la mort qui les arrangeait bien,
on n’en tirerait rien.
Puisqu’ils n’avaient pas d’âme, on n’avait pas à se gêner; ces charognes étaient
dépourvues d’yeux d’au-delà et quand on serait crevé leurs âmes ne viendraient
donc pas vous faire des reproches. On ne leur en voulait pas pour le passé, on leur
en voulait pour le présent; certes quelques-unes avaient, selon certains, failli
parler, ou même esquissé des gestes, des bras d’honneur essentiellement, ce qui
prouverait qu’elles n’étaient pas mortes tout entières, mais alors pourquoi ne pas
avoir répondu à la demande d’amour des vivants ? pourquoi ce comportement négatif
? Oui, il y avait bien eu quelques excès d’entrée, dus à ce con de Bretillot,
mais cela ne serait tout de même pas arrivé sans cet air narquois des morts, ils
vous prenaient tous pour des Bretillot ces gens-là, et pour quelle valable
raison ? Mourir, tout le monde peut faire ça. Y a pas de quoi être fiers. Il est
vrai que c’étaient de feus riches, alors ils se croyaient encore tout permis. Enfin,
cette fois ils avaient payé. Et chacun emportait de petits morceaux comme des
gris-gris, convaincu que le bout de mort chanceux communiquait la chance et que
la richesse était au bout de cette lutte terrifiante contre des cadavres, de ce
vol grisant de la chance. On sortit du cimetière saouls. Avec pas mal de logique,
on se dit que l’âme résidait sûrement dans le cimetière des pauvres et on s’y
rendit en nombre, décidés à agir pour le bien commun et éternel. En voyant
déboucher les forces de l’âme nouvelle, les croix chancelèrent, les pourris poussèrent
un cri, certains se barricadèrent dans la bière, beaucoup pleuraient opposant aux
coups de hache sur leurs couvercles de paix leurs pauvres os de bras jadis robustes.
La justice humaine voulait coincer Dieu. Qu’Il rende les âmes. On déterrait dans
un soupir qui couvrait toute la terre, insensibles, même à l’odeur.
Les morts pauvres n’étaient pas coopératifs, à l’évidence. La terre, ils connaissaient,
ils n’avaient nulle intention d’y revenir. On entendit même, dans le mécontentement
général, un clochard dire : «Salauds de pauvres.» Un veuf se brouilla avec son
cadavre d’épouse, devant son refus obstiné à la moindre manifestation paranormale;
un couple avec ses trois petits mignons sages enfants se donnant la mi-mine somma
grand-mère de révéler la cachette de ses économies, la vieille s’entêta dans un
refus qui sera condamné par tous les héritiers potentiels; autre scène à fendre
les coeurs : les deux orphelines devant le tombeau en marbre blanc de papa maman
les suppliant de revenir, mais eux ne répondaient pas. Plus loin on faisait des
incantations : on avait déniché le dernier sorcier du coin, lequel s’en donnait
à coeur joie; une foule reprenait ses paroles; le ton montait; un musicien de
foire avec un vieux piano mécanique, qui, depuis le début de la tentative
de rapprochement morts-vivants au nom de l’âme, cherchait à caser ses ritournelles,
eut ses vingt minutes de gloire; on fit un peu de fumée car les morts aiment son
côté mystérieux et beaucoup de vivants toussèrent parce qu’il y en a qui ne savent
pas se tenir; les cadavres bien rangés, souvent de simples squelettes, firent longtemps
semblant de ne rien voir; mais ils craquèrent. Ce fut d’abord un simple fémur qui
émit un craquement. Le groupe vocal en pleine hymne faillit en manquer de souffle.
On n’osait plus penser que, mais on pensait que. Et puis, d’enthousiasme tous
les os s’unirent pour l’accompagnement de la mélodie, les chairs restantes dégagèrent
elles-mêmes une fumée par solidarité et pour épaissir le mystère. Un frisson sacré
naquit dans les nuques, descendit délicieusement dans les colonnes vertébrales.
On chanta plus fort. Et ils bougèrent ! Certains de ces morts avaient vu autrefois
des films d’horreur et ils tentaient une imitation ou une reconstitution avec une
application touchante mais un talent en-deçà. Ils tentaient de se dresser. Leurs
âmes tendaient leurs forces pour les dresser. Ils n’y arrivaient pas. La parole aussi
leur restait interdite. Tout ne devait pas être simple dans l’au-delà. En dépit
de tous les encouragements, ils restaient morts. Après un long vain laborieux combat,
comme on était parti pour chanter la soirée et la nuit, un mort prit la parole et
dit : «Occupez-vous donc de vos affaires.» Selon des témoins, cette phrase aurait
été précédée de l’expression «Vous me les cassez», mais est-ce bien vraisemblable
? Cette déclaration fit mauvais effet. De la part de pauvres on ne s’attendait
pas à ça. Ils étaient de mèche avec les morts de l’autre cimetière. C’étaient des
vendus. On avait chanté pour récolter une injure; cette fatigue, cet effort et
ce résultat. L’injustice était flagrante. Les morts s’étaient mal conduits, leurs
âmes n’étaient pas méritantes, l’égoïsme pourrissait le cimetière, il fallait
les punir pour se venger. Ce fut rapide, on leur mit le feu, on fit flamber
les restes et on chanta encore, pas plus juste, mais d’autres chansons plus gaies.
Il semblerait que l’on ait fait cramer le sorcier pour ajouter aux réjouissances.
On dansa. On apporta du vin. Et dans une puanteur étouffante on fit la fête et
on baisa. Les jouvencelles n’oublieraient jamais cette nuit-là, les autres non
plus d’ailleurs. La police, qui surveillait de loin, se rapprocha, et, constatant
qu’il n’y avait plus rien à faire et que ces braves gens s’amusaient sur les conseils
paternels de Bretillot, alla se coucher; quelques-uns de ces fonctionnaires restèrent
à titre privé. Piquart avait fui il y a belle lurette.
A quelques temps de là, le bilan se fit, il n’était pas flatteur comme Bretillot
l’avait supposé. On le nommait «l’assassin de l’âme», «tueur d’âmes», et sur
les murs de la ville d’infâmes gribouillis noirs et rouges prétendaient le représenter
la gueule pleine de sang, de petites âmes hurlantes de peur entre les dents. Selon
son truc habituel il qualifia en bloc tous ces critiques et ces dessinateurs de
racistes, les forces de gauche entraînées par l’habitude approuvèrent, oubliant
qu’elles étaient en grande partie l’auteur des graffitis. A la TV., libre bien sûr
mais aux journalistes judicieusement choisis, on présenta des commentaires scandalisés
sur ceux qui tentaient une exploitation politique d’excès relatifs dus à une minorité
d’inconscients, lesquels ne devaient pas cacher la haute aspiration du maire dans
sa tentative peut-être maladroite quoique, mais tellement sympathique. Lejeune,
interrogé par pure convenance car il n’avait pas su noyauter la TV., déclara
que Bretillot «avait fait le con, comme toujours», ce qui fut savamment jugé «un
nouvel échantillon des violences verbales du député» par le petit journaliste de
service. Dans cette affaire le «Maintenant d’A***» restait habilement neutre et
s’appliquait à ne rien écrire qui puisse se remarquer. C’était horriblement difficile.
Les gens lisaient entre les lignes; et quand on lit ce qui n’est pas écrit,
on lit ce qu’on veut; s’ils s’étaient contentés de trouver matière à conforter
leurs opinions, il n’y aurait pas eu de mal, mais certains, les pires, lisaient
des oppositions à ce qu’ils prenaient pour des idées, les leurs, et avec leur
venin propageaient la suspicion hargneuse envers Mitois papa. Il en était triste.
Et inquiet. Il convoqua Fils pour veiller à l’héritage. Encore une heure grave,
il en avait marre.
Marc vint vite, fringué au goût Beauté Nordique, ce que tous ici n’approuvaient
pas, c’est-à-dire dans le genre cuir et rose, ce qu’elle appelait «avoir une originalité,
ne pas s’habiller comme tout le monde»; elle lui achetait ses vêtements elle-même;
il est vrai que désormais l’Elu ne recevait plus qu’une mince partie des sommes
qu’elle encaissait pour ses prestations diverses : elle le trouvait tiède côté foi
et puis ses idées n’étaient pas assez hardies, pas assez tournées vers le don de
soi, il ne donnait que les autres. Mais elle adorait s’étendre sur la pierre
sacrificielle dans les cérémonies, surtout quand elles étaient filmées et Daniel
était un metteur en scène pleinement satisfaisant.
Papa jeta sur Fils un coup d’oeil critique, sceptique et amusé, se demanda si ça
lui irait à lui et dans son for-intérieur se répondit oui. Mais quand il était
jeune il n’avait pas trouvé de femme pour lui offrir de tels costards, il s’était
marié en noir, il avait un physique sans grand intérêt et avait dû se contenter
d’une épouse idem. Il s’enquit auprès de Fils si un remariage du Père serait bien
pris. Mais Fils avait les idées larges pour lui et étroites pour les autres.
Il tenait à sa maman actuelle. En cas de problème parental, il casserait tout.
Mitois papa soupira et en vint à son journalistique problème. Le journal se trouvait
- tut tut - à un carrefour; quel chemin prendre ? Fils proposa Beauté Nordique
à toutes les pages, en pleines pages, sous toutes les coutures, la plus indécente
possible et il ferait un prix au journal parce que c’était celui de la famille.
Certes tous la connaissaient par coeur mais on ne s’en lassait pas. Elle était
même le seul bel objet dont on ne se lassait jamais. Quant à l’article elle exigerait
sûrement que ce soit un condensé de ses Pensées, mais nul ne le lirait, le profit
serait considérable surtout si on annonçait qu’une partie irait aux bonnes oeuvres,
ce qui ferait la conquête des irréductibles côté Lejeune, et si on annonçait
que ceux qui n’aimaient pas ça seraient à juste titre considérés comme racistes,
ce que les irréductibles côté Bretillot ne pouvaient se permettre ni supporter,
et donc ils approuveraient mécaniquement. Le Père admira : ça valait le coup de
payer des études aux jeunes, ainsi ils savaient faire face aux problèmes, Marc
était plein d’idées. Et plein aux as, car sur toutes les affaires de Beauté Nordique
il acceptait un juste pourcentage. S’il voulait bien mettre quelques fonds dans
l’entreprise familiale on pourrait rénover; certaines machines, des ordinateurs...
étaient dépassés... Pourtant une critique se faisait jour : et si les mauvaises
gens allaient se mettre d’accord en nous tapant dessus ? Le moyen s’appuie sur une
tradition qui n’a pas dit son dernier mot. A faire quelque chose de net, on risque
gros, cela n’a jamais été la politique du journal. Nous sommes bien trop fragiles
pour nous y risquer. Le propre du journaliste malin est de mettre les autres au
pied du mur, pas de s’y laisser mettre. Le quatrième pouvoir ne l’est qu’à condition
de fermer sa gueule quand il faut; où irait-on si on publiait tout et n’importe
quoi n’importe quand. Fils devait méditer le susdit point. La difficulté était d’avoir
la pub d’une position sensationnelle sans prendre de position, de telle manière
que, une fois l’Histoire ayant décidé, on paraisse avoir été les premiers dans
la bonne direction quelle qu’elle soit. Un bon journaliste, fiston, est un homme
de la non-action, un spécialiste du biais, un artiste de la tangente, il s’Engage,
oui, quand ça rapporte, et à coup sûr, mais essentiellement il soigne sa routine,
il dorlote son moi, il se fait un nid avec les scandales, les meurtres, les
magouilles politiques, c’est un hédoniste, il jouit sur le malheur du monde et
ce n’est pas pour le poète que la boue devient de l’or, mais pour lui, plus repus
que le financier, plus vaniteux que l’aristo, plus vide que le tonneau des Danaïdes,
hystérique à la radio, venimeux dans l’écrit, narcissique à la TV. et toujours
tou-jours «faisant sa pelote». Fais confiance à papa, ce qu’il nous faut, c’est
pousser les autres et donner l’illusion éventuellement d’avoir été devant.
Fiston, trouve-moi une idée pépère, laisse l’audace à ceux qui sont destinés à
être des étoiles filantes, dans la famille on dure, on est astre, quitte à être
comme la lune.
Finalement on en revint à l’idée du grand buffet de l’âme. Une réunion monstre
à laquelle seraient invités et forcés de venir tous ceux qui croyaient compter
et dont on se servirait pour accroître la vente. Il convenait donc premièrement
d’insinuer dans l’esprit du Public la nécessité d’une telle réunion, deuxièmement
de développer doucement des pressions pour que personne n’ose se dérober, par peur
de risquer sa carrière, ou, pire, de retomber dans l’anonymat. On mit ensuite
au point le menu du buffet, le menu des interventions, le menu des divertissements
mêlés au travail car on commencerait vers onze heures et on s’arrangerait pour
traîner jusque vers dix-sept heures. Voilà. Il ne manquait plus que la date mais
on ne pouvait pas décider tout de suite, il fallait tâter le terrain, discuter,
parlementer... et en attendant préparer la une pour l’annonce du couronnement de
la campagne de l’âme.
La Risette avait cessé ses relations avec la vieille morte, cessé aussi ses relations
avec l’avocat, avec les autres et avec Coco qui se consolait auprès de son épouse
et de sa nouvelle-née des trahisons successives de ses maîtresses. On ne peut pas
compter sur les femmes, heureusement les enfants nous restent, c’était une mauvaise
passe mais Risette reviendrait à de meilleurs moments. On ne la voyait même plus
au travail. Que pouvait bien faire à longueur de journée cette idiote ? Les chicots
s’amoncelaient dans la vie de Coco.
Elle n’était pas loin. Dans le temple de la Couturière dont elle essayait une création.
Elle rayonnait. Elle avait l’absurde impression de commencer d’exister. Elle prêtait
son corps aux inventions d’art, mue en idole le temps d’une robe. Un regain d’inspiration
soulevait la désolée, l’arrachait aux regrets, l’attachait à cette fille-caniche
que le hasard lui avait imposée. Désormais la solitude était devenue impossible,
le simple fait de s’isoler et à travers les murs, à travers les pièces, elle sentait
un reproche, une douleur, ceux de Risette. Elle s’habituait. Elle se le reprochait
et s’habituait. A la différence d’autrefois l’Autre ne créait plus pour elle,
et elle avait assez créé pour elle-même, si bien que Risette d’abord modèle
épisodique, bientôt occupa à plein temps d’employée son poste de statue, puis
la couturière, souffrant d’étaler par ses propres toilettes le passé si cher et
cruel à côté de ce présent qu’elle ressentait comme une déchéance, renonça à être
présente constamment, enfin renonça à ses costumes du souvenir, s’habillant «en
civil», et Risette fut seule dans la devanture, simple mannequin adulé que la Couturière
recréait chaque jour. Elle appelait cela vivre sa vie et changeait de vie avec
les robes, totalement elle-même dans ce rôle de caméléon, vraiment elle-même depuis
qu’elle n’était plus personne. Elle était entrée dans le bonheur. Il ne la quitterait
plus. Vieillissante, la Couturière morte, elle hériterait de la maison et se
trouverait une autre couturière, simple employée, pour une autre Risette cherchant
cet amour qui n’est reçu qu’en échange du renoncement - facile - à l’existence,
et Coco, à quelques centaines de mètres pourtant et la sachant là par des revues
de mode, ne la reverrait jamais, la dent serait tout pour lui car il deviendrait
fidèle.
Ici on était à peine au courant de ce qui se passait dans l’inutilement vaste
dehors. Les vies emplies de vide qui oscillaient sur leurs tiges selon les idées
du jour n’alimentaient ni les rêves ni les conversations. Mais bien sûr il fallait
que tous ces gens, admis ici juste pour un coup d’oeil et un achat, s’occupent
le reste du temps; on le comprenait très bien. Risette savait que dans sa vie d’avant
le bonheur elle était comme eux, faisait comme eux, cherchait, comme eux, et elle
ne s’étonnait pas devant leurs yeux dévorants, proie consentante aux morsures,
illusion facile pour les affamés.
Mais au moment où elle basculait dans le don de soi engendreur des délices, l’actualité
était aux préparatifs monstres d’une bouffe de l’âme à laquelle il fallait absolument,
mais absolument, être invité. Impossible de cataloguer toutes les bassesses auxquelles
on put se livrer sous ce bon prétexte avec bonne conscience. Depuis toujours on attendait
sans y croire hélas une telle occasion pour se livrer sans retenue à la pente, cherchant
les humiliations avec le sentiment de faire oeuvre d’âme, découvrant les
plus bas aspects de soi-même en actes alors que l’on n’aurait même pas osé antérieurement
les confier à sa pensée, et partout c’étaient d’incroyables aventures, la frénésie
d’avilissement avait envahi la cité consentante pour une escalade de la bestialité,
du dévergondage, de la vente de soi, de la vente des autres et cela faisait circuler
les billets de mille ce qui en économie est toujours une bonne chose. Aucune
histoire croustillante ne pourrait être racontée sans attirer des centaines de lettres
de protestations en racontant de meilleures en détail, liste de témoins à l’appui,
et racontées par les acteurs eux-mêmes qui vécurent là le film de leur vie. Dans
ces circonstances, l’industrie des fausses invitations fit aussi des affaires,
même le chef de la police en vendit par vengeance car de mauvais esprits faisaient
campagne pour qu’on lui ferme la porte au nez et jusqu’au dernier moment il ne
fut pas tranquille (une fois entré, il regretta, naturellement). Jamais les affaires
publiques et privées ne s’étaient si mal portées et jamais on n’avait autant joui.
Ce paroxysme ne pouvait durer, la conscience de la brièveté de l’amoralité heureuse
multipliait les dépravations dont aucune n’avait chance de faire scandale.
Sodome, Gomorrhe et les autres avaient enfin une grande soeur et cette fois loin
de s’opposer à Dieu c’était pour le trouver. Du reste on saurait après le banquet,
à coup sûr; on tenait à être aux premières loges pour entendre les paroles historiques,
pour savoir vraiment ce qui se serait dit, les meilleures places seraient pour
ceux - et n’est-ce pas toujours le cas ? - qui avaient le plus donné d’eux-mêmes.
Ça baisait ferme et les maladies vénériennes rappelleraient pendant des années
la grande fête. Elle approchait. Le prix des invitations montait. On commettait
des atrocités, en-dessous de l’humain, avec l’âme en point de mire. Mitois papa passait
ses heures de bureau entre l’abattement devant le résultat de la plus noble initiative
de sa vie et la délicieuse exploitation sexuelle de la situation en la personne de
sa vendeuse de journaux, laquelle soignait ses relations pour tout de suite, pour
le dîner bientôt, et pour plus tard. Dans ces moments-là il pensait plus que jamais
que la presse avait du bon et que le métier de journaliste était le plus beau métier
du monde. Sa vendeuse le pensait aussi, ce qui lui permettait d’en profiter. Elle
suivait avec assiduité les cours télévisés de Beauté Nordique et appliquait à la
lettre un savoir qui était crucial pour se pousser dans le monde; elle qui avait
un métier sans avenir, sans possibilité de promotion, tenait, estimait-elle, la chance
de sa vie et savait s’en servir.
La bouffe de l’âme, unique effort d’union, c’était aujourd’hui. Ceux qui ne sont
pas invités se sont emparés dans la nuit des lieux d’où l’on peut voir dans
les jardins du «Maintenant d’A***», balcons, flanc de la colline proche (mais
il faut des jumelles), fenêtres du musée (beaucoup y vont pour la première fois)
magnifiquement placé; à défaut on campe sur la route pour voir le défilé des invités.
Ceux-ci ne se sont pas levés tôt; ils croient avoir le temps; ils prennent trop
leur temps : le quart de la ville a une invitation. Quelques nuages flottent incertains,
on se perd en suppositions hypocrites dans les premières loges et on grignote
pour s’occuper en balançant quelques baffes aux mômes pénibles, ce qui leur permet
d’attendre calmement aussi. Le sujet principal des conversations est les privilégiés
: ceux que l’on vient voir, avec à la clef la manière dont ils le sont devenus.
Il y a à dire. Ah les salauds ! Les deux tiers, mâles ou femelles, sont de
vraies putes. Plus les filles ont l’air divines et plus elles sont des spécialistes
de la partouze; les types qui se les paient sont plus ou moins liés au milieu,
à la magouille politique, aux francs-maçons, les autres sont pédés. L’âme
va avoir du mal avec ces gens-là. Les régénérer ne va pas être facile. On se demande
comment elle va s’y prendre.
Le curé arriva le premier car il arriva à l’heure. Avant on avait vu le personnel
du journal et les extras pour le festin - le menu on le connaissait depuis plusieurs
jours -, puis Mitois père et fils, très applaudis car, tout de même, c’étaient
les montreurs de la high society, pour reprendre l’expression qu’employaient
les membres, ou se supposant tels, de ladite; on leur devait de pouvoir s’en
foutre plein la vue. Un malin le père, qui avait des sous, et un bon père qui promouvait
le fils à papa, un petit con sympa qui ferait carrière.
Le curé n’avait rien d’enthousiasmant, il était gêné, ne savait ni marcher ni se
tenir, en outre il n’avait pas fait de frais pour le costume, méprisant les spectateurs.
On fut dur à son égard, mais il le méritait. L’âme ne se voyait pas sur lui, il
avait mis du noir autour de son vide intérieur et il semblait en deuil de lui-même.
On s’accorda à penser que ses chances dans le match étaient faibles. Ce n’était
pas un meneur d’hommes, donc pas un meneur d’âmes, toutes ses qualités étaient dans
son bréviaire et les gens en majorité n’aimaient pas lire. Après avoir serré les
pognes officielles de ses hôtes, il ne sut plus quoi faire, alors il s’assit
le plus possible à l’abri des regards. Pas un discours, pas un geste de rassemblement,
il n’avait pas marché droit sur les caméramen forçant le TV journaliste à l’interview
d’autant plus remarquée qu’elle meuble en attendant le gros des troupes, non, il
avait eu un comportement égoïste, un comportement non-médiatique, gardant son âme
pour lui tout seul, et tant pis pour les autres s’ils n’en ont pas. Franchement
la déception était énorme. Certains qui avaient vue du côté où il s’était réfugié
firent courir le bruit qu’il profitait de ce moment capital pour lire un livre qu’il
avait apporté. Sûrement encore un livre religieux. On lui en voulut. Il gâchait
le spectacle et on dut sortir encore et prématurément quelques provisions pour
grignoter et s’occuper. On ne demandait pourtant qu’à être sauvés mais il aurait
fallu qu’il y mette plus du sien. Des histoires couraient sur son compte, des histoires
de sexe bien entendu, et ceux qui avaient d’obscures lueurs de psychanalyse
intervenant disséquèrent son comportement, d’où il apparut que le pauvre homme
était plus à plaindre qu’à blâmer, les femmes se sentaient toutes émues en pensant
qu’il ne baisait pas, c’était à n’en pas douter à cause de gros complexes
dont leurs consoeurs n’avaient pas su le délivrer, à force de faire maigre il
en avait pris l’habitude, mais maintenant on ne pouvait plus grand chose pour
cet anormal, il était trop laid, et plus assez jeune.
Ensuite ce fut le tour de petits groupes de sous-fifres à l’air très important,
les hommes déguisés en cadres aérodynamiques et en businessmen newyorkais, les femmes
étaient là pour prouver leur réussite, elles devaient se montrer à travers des toilettes
coûteuses dont elles gâchaient l’effet parce qu’elles ne savaient pas les porter.
Déguisées en reines elles gardaient leurs démarches plébéiennes et cela ne plaidait
pas en leur faveur auprès de la plèbe. Heureusement pour elles qu’elles vivaient
dans leur rêve ignorant les mots qui charcutent. On les couvrit, radieuses, de merde.
Les hommes s’en tiraient mieux. Une fois entré, tout ce petit monde ne savait plus
quoi faire; les figurants devaient attendre les acteurs; ils se sentaient dans
les jumelles, ils se coupaient les bras, se supprimaient les jambes, regrettaient
le body-building qui développe le torse; les pires tentaient de rester derrière
des buissons en conversant «naturellement» avec des rien-du-tout aux ordres comme
eux. Enfin il commençait d’y avoir du monde, pas du beau mais de quoi se distraire.
On vit arriver un ancien ministre dont personne ne voulait plus et qui s’acharnait
à rester dans la vie publique, s’accrochait, décrochait des invitations comme
celle-ci à grand renfort de chantage sur les services autrefois rendus, un homme
du passé qui pour se croire au présent salua de la main comme si on l’applaudissait,
en passant devant les caméras. On se raconta sa pseudo-carrière, son remariage avec
une jeune, qui avait mal tourné, dont ce vieux avait eu un fils, âgé de quelques
années seulement.
Les transistors déversaient un peu partout des collines les musiques à succès, certains
regardaient des télés portatives parce que l’on y voyait mieux les arrivants que
depuis leur place mais ils s’impatientaient devant les commentaires parce qu’ils
«ne disaient pas la vérité». Ces journalistes se soucient surtout de faire carrière,
de plaire aux riches qui ont la puissance, les téléspectateurs ils s’en foutent.
La chaleur montait. Tout compte fait, sauf orage, ce serait une belle journée, les
riches ont toujours de la chance, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont riches.
Peut-être que la chaleur ferait dégouliner les gâteaux et les seins des femmes.
Quelques-unes de celles-ci étaient des femmes d’affaires, si le mari était du même
âge c’était lui qui encaissait quelques remarques railleuses criées de nulle part,
si le mari était plus jeune, c’était la femme. Les nouveaux qui affluaient crevés
par les regards et les remarques, faisaient bonne figure en croyant que la barrière
franchie on serait sauvé, mais entrés dans la cage, ils déchantaient; de la
réunion huppée on était tombé au zoo; même les habitués des banquets sentaient que
dans leur gêne en mangeant ils allaient laisser échapper des morceaux, en buvant
du liquide allait couler sur leur menton, des robes seraient tachées, tout le monde
ricanerait en montrant les taches, le mari humilié giflerait publiquement sa femme;
si la tache s’écrasait sur un smoking, la faute était vénielle, un homme arrivé
n’est pas à une tache près; le zoo devenait très plein, il ne manquait plus que les
vedettes.
Mais tout à coup des invités arrivèrent en masse. Les Mitois se doutaient bien
que les cartes avaient proliféré. On commença de filtrer. Les nantis, dès lors,
furent divisés en deux classes, les acceptés et les refusés. Ceux-ci protestaient,
haussaient le ton, hurlaient; tout autour la foule ricanait. Des haines et des
clans se formèrent là, qui durèrent des années. Que faire quand on a une carte
d’invitation et que l’on ne vous laisse pas entrer ? Aucun ne se décidait à partir,
on attendait l’arrivée de quelqu’un de plus important que l’on connaîtrait bien,
à qui l’on parlerait et qui réparerait l’affront.
Bretillot était annoncé à la radio locale (subventionnée par la municipalité); il
se trouvait quelque part dans le bain de foule, invisible mais présent, ovationné
qui en doute ? se rendant à cette bouffe des «autres», des nantis pour représenter,
justement, la masse, le peuple chaleureux qu’il rencontrait certes rarement car
un maire est un homme toujours occupé mais qu’il voyait parfois à la télé
dans des jeux, nuls d’ailleurs. En fait il n’était pas encore parti de chez lui.
Il s’était fait annoncer pour qu’on l’attende, sinon on risquait de ne pas penser
à lui, or il y tenait. Au fil de sa carrière politique, exemplaire - il avait toujours,
dans les différents postes qu’il avait réussi à se faire donner, voté les augmentations
d’indemnités pour ceux qui sacrifient leur temps au bien de tous; il avait toujours
su se taire sur tout pour éviter les scandales qui auraient fait de la peine aux
électeurs -, il avait dépensé des sommes énormes pour faire coller sa gueule partout
où c’était interdit, sans hésiter à puiser dans les diverses caisses d’oeuvres sociales
puisque le social c’était lui. Du reste évinçant dans son parti les figures nouvelles
quand elles étaient plus intelligentes et plus capables, se servant à merveille de
la machine du parti pour protéger sa médiocrité. Et réélu. Il disait : «Je suis
peut-être con, mais je suis là.» A vie, grâce à ce système.
Quand il se mit enfin en route, il fut hué mais «j’en ai entendu d’autres», sifflé
«oh les p’tits oiseaux», pour avoir une fois encore essayé de duper, et il pensait
à sa choucroute royale dimanche et aux amis à soutien inconditionnel - les seuls
vrais amis -, à ses deux maisons, l’autre en bord de mer pour «vacances studieuses»
(style de la presse chaque année), ah il n’y a que la politique pour permettre
à un homme comme lui d’avoir les merveilles des magazines sur lesquels bavent
les braves gens, et avec bonne conscience, ce qui est sinon nécessaire, du moins
préférable, on se sent plus à l’aise croyez-moi. «Faites-vous une conscience»,
on pouvait comprendre ainsi le thème du jour et nombre d’invités étaient réellement
intéressés.
A la barrière il y eut bousculade. Des laissés-pour-compte s’efforçaient
de l’atteindre pour qu’il intervienne et fasse casser l’inadmissible erreur
dont ils étaient victimes. Il leur jeta un regard vague en s’efforçant d’avancer.
On l’appelait. Il était sourd. Quelqu’un menaça, ses yeux se dessillèrent, était-ce
un homme qui pouvait vraiment lui faire du tort ? il jugea que ce n’était pas impossible
et le reconnut, lui ouvrit les bras ainsi qu’à la petite baisable avec lui et qu’il
avait peut-être même épousée. Voilà un allié sûr pour les luttes à venir. La lutte
il la vit dans les yeux d’un solitaire, qui n’avait pas crié, qui n’avait rien
demandé; il l’avait déjà jugé un rival à craindre, que rien ne concilierait, maintenant
le doute s’envolait.
Mitois père et fils accueillent chaleureusement le maire, quelques invités applaudirent
poliment son entrée si bien que, de nouveau, il se crut populaire. Et la vanité engraissa
sa figure. Son ventre s’arrondissait de complaisance. Son sang colorait ses joues
imberbes et injectait son oeil droit. Nageant dans cette satisfaction délicieuse
il alla jusqu’à serrer la main du curé, qui le crut en passe d’être converti et
à tout hasard loua Dieu.
Mais Lejeune arriva, ombre pour Bretillot , il distribua des poignées de main énergiques
- beaucoup trouvaient une certaine mollesse dans celles de Bretillot -, parlant
fort, ombre, et rigolant de ses plaisanteries à deux sous, qui trouvaient des
complaisants parce que le monde est bas. Comment était-il entré ? Dans la foule
autour du zoo, on n’en revenait pas, personne ne l’avait vu arriver. S’était-il
dissimulé dans un peloton complice d’industriels majeurs ? ce ne serait pas étonnant
d’un homme de droite. Etait-il caché dans les locaux du journal depuis la veille
? On enquêta. Mais les gens vraiment importants, grosses fortunes, anciennes
familles à actions toutes bonnes directions, arrivistes arrivés perdus dans la contemplation
du bas, ordinairement invisibles mais qui n’avaient pas osé ne pas venir pour ne
pas se couper de leur caste, contemplés silencieusement par la foule qui les découvrait,
serrant les rangs, femmes au milieu, marchaient sur la barrière qui s’ouvrait
pour la première fois en grand. Ensuite ils se déployèrent pour s’emparer du centre,
où seraient faits les discours retransmis directement par haut-parleurs au peuple
qui de la sorte «s’y croirait», repoussant petit à petit les premiers arrivés
qui auraient voulu... mais qui n’osèrent...
Restait à fêter, restait à attendre la Victorieuse par avance, Celle qui n’avait
pas besoin d’être à l’heure, Celle qui tient nos coeurs, Beauté Nordique, précédée
de Daniel, l’Elu de Dieu, honorée de l’escorte des Ralliées, les Ralliés couvrant
les flancs et les arrières.
Quand les journalistes (les rédactions avaient choisi les plus hystériques) se
mirent à crier dans leurs micros sur lesquels on entendait pleuvoir les postillons,
quoique les propos fussent incompréhensibles ou dans une langue connue des seuls
journalistes de ce genre, on sut. On se dressa. L’ardeur jubilatoire enfla les
poumons et on gueula salement du haut en bas de la colline. Dans la cage aux nantis,
quelques regards sévères firent se réfugier Jéhovah, Allah, Brahma et d’autres dieux
encore moins connus dans des coins reculés, on les avait invités et pas lynchés
c’était déjà bien beau, qu’ils la ferment par reconnaissance. Seul le curé resta
au centre mais celui-là nul ne le découragerait, autant y renoncer. Les femmes du
dehors poussaient des «yip-yep-yee» excités, leur stridence donnait son éclat
au soleil, l’équateur vint faire un petit tour chez nous pour la première fois,
les hommes accompagnaient le choeur de «ou-ga zou-ou-ous», c’était d’un
bel effet spontané. Sur le chemin de Beauté Nordique qui ramenait enfin l’âme dans
la cité, des mères de famille répandaient des fleurs achetées à la place des billets
hebdomadaires de loto et les petites filles en robes blanches dansèrent des rondes,
les garçons essayant de s’y glisser pour danser aussi. Comme tout le monde voulait
La voir, en chair et en os, personne ne La voyait, alors on imagina, et ce fut
sûrement encore mieux. La réalité déjà était intéressante. Un philosophe définira
son costume comme un non-costume symbolisant le non-être qui aspire à être. Vachement
sexy la poule et qui cachait rien. Elle était pleinement à son avantage. Elle était
irrésistible. Ses cheveux au blond fou, aux ondulations magnétiques, son corps aux
proportions bien mais alors vraiment bien, n’étaient que les glus qui menaient
à ses yeux, d’un bleu nouveau, délavé, dans lequel voguaient des mondes qu’elle
vous mènerait visiter, la toute-sexe était aussi tout esprit, les excroissances
maladives de la pensée d’avant elle définitivement guéries, Christ femelle vainquant
complexes, mal, mort, pour la jouissance ininterrompue du monde, grand orgasme
en ut majeur devenu infini comme Dieu, lequel n’était pas autre chose, et qui bon
gré mal gré allait bien devoir le partager, cette fois, son paradis. Le crépuscule
des dieux annoncé prématurément - on s’en souvient -, s’opérait réellement. Chacun
se perdant en Elle, devenait Dieu et elle ferait encore beaucoup de publicités
à la télé et elle gagnerait encore beaucoup d’argent.
Une fois entrée on la vit enfin, on montrait le grand modèle aux enfants, les
fillettes joueraient à Beauté Nordique le lendemain, l’enthousiasme ne se démentit
pas de la journée et subsista dans les âmes retrouvées. Que d’années vides avant
Toi ! Mitois père au micro prononça des paroles puis prêta son micro à Fils qui
en dit aussi. C’était bien. Quand on reçoit on cause des amabilités d’abord, parfait.
Pas question d’ouvrir le buffet dès le début, les invités n’ont pas été invités
pour ouvrir la bouche à de seules fins bestiales mais pour s’élever et élever les
autres par l’exemple. La foule vous contemple ! Faites gaffe à la sortie. Aux politiques
maintenant. L’ordre des interventions avait été tiré au sort. Bretillot commença.
Il fit une profession de foi socialiste améliorée par la doctrine des Ralliés, une
synthèse saisissante qui en ahurit plus d’un, surtout que, pour ne pas se brouiller
avec le curé qui parlerait après lui en tant que spécialiste et donc qui pourrait
le démolir, il assaisonna délicieusement ses idées générales d’une pointe de catholicisme.
On applaudit dans la cage, on discuta dur tout autour. Il s’en tirait. Il descendit
de la tribune d’un pas plus ferme qu’il n’y était monté et prêt à siffler Lejeune
à la moindre apparence d’occasion, lequel tapotait vaguement dans ses mains replètes
avec l’air de faire sa BA. A son tour, il monta. Quel tribun ! Sa voix tonnante
faisait merveille et nul n’aurait eu l’insolence de s’intéresser au contenu. Il
demanda entre autres au public s’il avait du linge sale à laver, comment on préparait
une salade à l’annamite et si le temps du week-end prochain serait également beau
car il avait projeté une partie de campagne; en outre il aborda sa vie familiale,
confessa quelques détails qui le firent plaindre et révéla ses aspirations. Il
termina par une brillante coda juste quand retentissait le gong, signal qu’il avait
- comme prévu - parlé aussi longtemps, ni plus ni moins, que son adversaire. Il
fut très applaudi et ce fut justice. Bretillot tapota vaguement dans ses mains
maigres avec un air de compassion comme si l’autre avait bien baissé mais que lui
était le premier et le seul à s’en apercevoir. Mitois reprit la parole, insinua
l’égalité pour que tous soient contents et que l’on puisse continuer dans la bonne
direction. Les préliminaires étaient finis. Restaurons-nous avant l’essentiel.
On se rua. De la colline où l’on sortait le gros de la mangeaille, parfois déjà
entamé, on compta les points; qui emportait quoi ? quels étaient les faibles ?
Les gens avaient une sorte d’idée de la sélection naturelle appliquée au buffet,
selon laquelle les forts ont les meilleurs morceaux et le plus de bouffe, donc
vivent mieux, donc ont raison. Sur la colline certes on était fort mais sans foie
gras par exemple, plutôt au saucisson à l’ail, bien meilleur du reste. Les politiques
eurent vite les assiettes bien pleines; parmi les hommes d’affaires, Piquart ne
se dérangea même pas, le Grassouill lutta pour lui; De Beauséant, lui, porta une
assiette artistement composée à la Grassouillette, mais on nota sur la colline que
la quantité avait été négligée au nom de l’art, la Grassouillette nota également.
Francis et Ahmed, présents par pur copinage, mais Marc ne pouvait faire autrement,
jouèrent des coudes sans façon quoiqu’ils aient juré de bien se tenir et se gavèrent
au détriment des mieux éduqués qui parvinrent enfin devant un buffet pillé et se
partagèrent, éternels vaincus de leur caste, les restes avec une équité que l’on
n’apprécia pas dans la foule parce qu’elle privait du spectacle. On s’amusa du
curé qui n’avait pas participé à l’assaut et, faute de prise, sortait de la poche
de sa soutane un quignon de pain qu’on lui souhaita rassis.
Les provisions étaient insuffisantes parce que les cartes d’invitation s’étaient
multipliées sans contrôle possible et que l’on avait laissé entrer plus de gens
que l’on aurait voulu; du reste personne n’osa se plaindre, l’important était «d’en
être». Les photographes du «Maintenant d’A***», seuls autorisés à travailler dans
les jardins, n’oubliaient personne, chacun voulait qu’on le voie et avoir
la preuve, contre ses détracteurs, de sa présence. On s’efforçait d’être pris de
telle sorte que Beauté Nordique apparaisse sur la photo au moins dans le fond,
on ferait agrandir... Des sifflets commençaient de se faire entendre des zones
extérieures sans foie gras, et comme justement on n’en avait plus, il sembla judicieux
de reprendre le cours d’une pensée collective sur le crucial problème. Pour que
le libre choix puisse s’exercer, il était préférable que tous les spécialistes
s’expriment. Jéhovah fut repéré, récupéré, mis devant le micro, on le hua et le
vira; Allah ne voulait pas, il dut, il émit quelques sons étrangers et courut
se planquer avec Jéhovah. Ensuite Brahma (très applaudi) : «Excusez-moi, se
contenta-t-il de dire, je ne suis pas d’ici»; puis diverses sectes dont Les Gloires
du Zodiaque eurent le droit à l’expression et certaines en profitèrent traîtreusement.
Suivant leur pouvoir local elles furent plus ou moins chahutées mais leurs orateurs
musclés flanquèrent des marrons aux esprits critiques les plus proches; on apprécia
le spectacle mais on leur donna tort sur le fond. Le champagne - médiocre - avait
produit un effet globalement positif, les participants à la bouffe étaient à la
fois plus vaseux et plus lucides, ils reprenaient plus facilement en choeur les
essais de cantiques et même il fallait rappeler à certains que les intervenants
actuels étaient les condamnés de l’Histoire. Satan jouait ses tours.
L’après-midi avançait et la digestion. Sur la colline comme sur des gradins les
gens agglutinés assistaient activement au grand débat, on tenait dans les jumelles
tous les participants ou auditeurs : qui a souri à tels mots ? qui a failli applaudir
? il y en a qui n’écoutent pas. Tout est noté. Tout a un sens. Tout est important.
On n’oubliera pas. Cependant, même en ce lieu privilégié de spectacle sur la
cage, le grand air, le soleil, la nourriture trop abondante, faisaient somnoler
certains - ils avaient le réveil mauvais. Surtout si on leur faisait remarquer
qu’ils avaient somnolé. Alors ils s’acharnaient sur quelque pauvre riche inconnu
d’eux hier et que leur haine n’oublierait plus jamais. En général on trouvait que
l’on n’avançait guère; les Mitois contents de se montrer traînaient; ils énervaient,
ceux-là.
Mais vint le tour du curé.
Négligeant le zoo, il parla à la colline. On n’en revenait pas d’une telle audace,
ni d’un côté ni de l’autre de la barrière. Des gradins eurent beau le huer, comme
ici il n’y avait pas de micro, il n’entendait pas et il put continuer. D’après
ce que l’on comprit, il ne trouvait rien de bien dans ce que l’on faisait. La bouffe,
ça lui plaisait pas, le spectacle il le jugeait dégradant, il voyait de la pornographie
partout dans les pubs, à la télé... Pour une fois qu’il avait du monde au sermon,
il en profitait le petit curé, il mettait le paquet. Tout ce que personne n’avait
voulu venir entendre depuis des années, il le leur passa et c’était du raide, rien
que du rebrousse-poils; quelle calamité, le type ! Il engueula la colline, la cage,
la ville puis la planète. Pas mal dit, d’ailleurs, on applaudit par-ci par-là
pour montrer qu’on n’était pas si con, qu’on comprenait quand même, mais le fond
choquait. Ses propos ne reposaient sur aucun sondage. On lui aurait dit : combien
de tant pour cent pour ça ? Il serait coi. Quelles études par des cabinets reconnus
avait-il fait faire ? quelles études de marché ? Même Les Gloires du Zodiaque avaient
justifié chiffres à l’appui leurs perspectives de développement. Mais lui ? Quel
était par exemple son chiffre d’affaires ? On lui hurla la question. Il n’entendait
pas. Il continuait. Il aimait tout le monde, mais Beauté Nordique aussi et de façon
plus efficace. D’ailleurs il n’était pas beau, on n’avait pas envie d’être aimé
par ce type. Le corps il en disait du mal, mais qu’est-ce qu’il proposait pour
l’améliorer ? Où étaient son équipe de médecins, ses spécialistes de la culture
physique, ses entraîneurs...? Personne ne le sponsorisait jamais, et pour cause.
Il affirmait ne pas aimer l’argent. Mais qu’est-ce qu’on peut faire dans la vie
à part gagner de l’argent ? Vous parlez si c’est intéressant de se crever au sport
ou aux bonnes oeuvres pour rien, pas un rond. Il faut un but dans la vie. Et il
n’existe pas d’autre but que monétaire. Finalement l’homme noir n’avait qu’un
programme assez vague. On ne s’étonnait plus qu’il ne se présente jamais
aux élections : prières à toute heure, ça ne suffit pas. Quant à l’amour, vu par
lui, il devenait terrifiant : des responsabilités partout, des interdictions partout,
des devoirs en quantité; son agent publicitaire le conseillait bien mal. Il finissait,
en sueur et content de lui. Il avait enfin eu la possibilité et eu le courage
de dire tout à tous, tout ce qu’il avait sur le coeur couvert de noir, ce qu’il croyait.
Il remercia l’assemblée de l’avoir écouté, c’était le moins, puis fit une prière
que certains répétèrent, ce qui fut noté. Peu d’applaudissements. Il ne pouvait convaincre
ceux qui ne pouvaient être convaincus. Sa descente de l’estrade fut d’un très digne
vaincu, il en fallait un comme ça pour que l’unité d’opinion de la cité se crée.
L’heure de l’apothéose de Beauté Nordique était arrivée.
On l’avait perdue de vue depuis un moment, elle était allée se reposer dans les
locaux administratifs spécialement aménagés pour l’occasion. Elle attendait de
vivre son rêve, elle-même rêve des gens classes confondues, réelle irréelle, rayonnant
la vie à plein corps sur le peuple. Quand elle sortit, ce fut un délire d’ovations.
Daniel qui la précédait et qui devait faire le pré-discours, avait eu l’intention
de parer aux risques en développant le plus possible, en ne lui laissant la parole
que pour dire «Salut. Baisers.», en argumentant avec toute la raison secondée
par le bon sens et l’intérêt collectif, mais il y renonça à cet instant. L’Elu
devait s’incliner devant le messie même s’il trouvait que Dieu avait des choix
bizarres. Il craignait de se voir «jeté» par la foule. Que tout s’accomplisse. Et
en fendant la masse fermée des invités hurlant comme le populo alentour il méditait
tristement sur la destinée qui après avoir placé au zénith son ancienne pute faisait
que maintenant, lorsqu’il la désirait, elle lui demandait à lui aussi de l’argent.
Pour honorer le Seigneur. La vie était trop injuste. Si ce Dieu-là était le même
que celui du curé, il avait fait du chemin depuis Marie. Et pour la première fois,
Daniel douta. Tout cela parce que Beauté Nordique, en devenant plus que célèbre,
devenait hors de prix. Il monta à la tribune sans que l’on s’en occupe et dans un
charivari épouvantable prononça quelques mots que personne n’entendit. En redescendant,
par solidarité, il serra la main du curé qui souhaitait partir mais ne le pouvait,
prisonnier de la gloire de Beauté Nordique. Elle monta. Dieu qu’elle était belle.
Votre serviteur n’était que sur la colline mais des années après il s’en souvient
avec une émotion qui lui brouille la tête et lui coupe le souffle. Jamais ensuite
je n’ai vu le rêve, et un jour j’avais pu le toucher, il est vrai à peine, un
instant du bout des doigts. Aujourd’hui j’ai du mal à croire qu’elle a existé.
Et pourtant... Quand elle a levé son regard vers nous, j’étais dans son regard;
nous nous sommes unis en elle comme les couleurs dans le prisme et pour la première
fois nous avons été emplis de certitude et de sérénité. Elle a prononcé le plus beau
des discours et je tiens, puisque la collection du journal a brûlé, à le rapporter
en entier comme témoignage d’abord, mais aussi comme modèle et guide pour le
monde. Il manque quelques fragments que je n’ai pu reconstituer; on m’en excusera
en pensant que, tel qu’il est, ce discours est un bien précieux, il appartient
au patrimoine de l’humanité au même titre, mais dans un autre genre évidemment,
que les «Pensées» de Pascal - lequel pensait individuellement si j’ose dire, et non
collectivement, une grande part de la différence est là -; certes il manquera
le charme aphrodisiaque de sa voix céleste, or un discours est fait pour une voix,
ce n’est pas comme un grand rôle de théâtre, celui-ci ne pouvait être dit que par
Elle, que par Toi, ô Souvenir dont je sens la douceur sur mon front, et maintenant
je t’écoute :
«Baiser à tous, Chéris.» (La foule s’était tue.) «Dieu vous parle par mon baiser...
Nous nous devons les uns aux autres. La caresse est la charité. Nul ne vaut
mieux que le don de son corps car l’âme se dessèche quand elle ne peut pas aimer.
L’Esprit est érotique, il souffle sa tempête en chacun de nous et sa tempête est
bonne. Naturellement il faut donner des sous aux dames. Dieu aime les dames et
Dieu aime les sous. Moi-même j’en amasse beaucoup, en Son nom. Et cela est juste.
Il aura un beau temple et il sera content. Jouissons bien mais en Dieu. L’harmonie
universelle, du sifflement des astres au chant âpre des crapauds, se réalise en
chacun de nous, mais trop sont ceux qui dépriment au lieu de s’offrir et quand
il y a des films pornos à la télé il y en a qui ne regardent pas. Les citoyennes
doivent faire un effort et prendre des pilules si ça ne va pas. Mais elles ne
sont pas plus coupables que les fauchés et les pingres. Rien ne désorganise plus
le monde et son ordre que ceux qui ne veulent pas faire l’effort de gagner des sous
et que ces sales individus qui ne veulent pas récompenser l’amour. L’ordre et
l’amour sont en accord par la valeur monétaire. Quand on a bien baisé il est juste
de recevoir un cadeau proportionné. Naturellement si le garçon est joli on peut
tolérer qu’il ramasse la galette au nom du Seigneur auprès de femmes mûries dans
le travail et les responsabilités; nous-mêmes parmi les Ralliés avons des spécialistes
de ce genre et Dieu n’a eu qu’à se louer de leurs services. Quant à ma publicité
actuelle pour une marque de savonnettes je tiens à préciser que je la voulais plus
active et que c’est le commanditaire qui a préféré qu’elle soit seulement suggestive,
mais en privé il n’était plus du tout partisan de la seule suggestion. Il
a donné beaucoup de sous mais c’est que j’en vaux la peine. Suivez mon cours de
baisage le soir à 20 h 30 sur notre chaîne nationale, surtout les jeunes, et là
je veux leur adresser un appel pathétique : baisez mieux que vos aînés pour que
l’harmonie universelle soit plus harmonieuse, apprenez le plus tôt possible car l’arbre
du savoir grâce à moi ne vous est plus interdit. Le serpent a une autorisation
signée par Dieu papa et il connaît de sacrés trucs. Découvrez le bonheur en prenant
cette main que je vous tends et entrez dans la ronde du plaisir en changeant de
partenaire quand l’animatrice tape deux fois dans ses mains.»
(Ici une coupure, un passage perdu.)
(Elle était haletante, soulevée par la passion pour son sujet, hypnotique, les seins
frémissant du désir des regards de la foule, l’inspiration affolait son esprit
et elle parla sans notes, sûrement sans tenir compte de ce qu’elle avait préparé.)
«Laissez-moi vous offrir mon corps en Son nom et que cette heure soit le premier
culte public des Ralliés. Laissez-moi être à vous avant de faire la quête.
(Personne ne protesta et pourtant les invités en général avaient déjà dû payer
cher leurs invitations.) Les astres glissent sur nos rêves comme des baisers.
La terre crache ses orgasmes. Vous êtes avec moi. Chacun, chacune, avec moi. Et
je vous aime. Je vous aime de toute la peau de ce corps que vous trouvez beau, de
la pointe de ma langue, de mon sexe éternel, je vous aime dans les caresses que
vous désirez me faire. Je suis à côté de vous. Je suis votre voisine. Regardez-moi
en elle. Je suis elle. Prends-moi la main, caresse-moi. Je t’aime. Pourquoi tardes-tu
? Ne suis-je pas belle ? Es-tu un homme ? Soyons lubriques, enfin. Soyons des sexes,
enfin. Je suis ta folle qui est folle de ta folie. Pourquoi ne veux-tu pas plus
? Tu ne m’aimes pas. Pourquoi ne me demandes-tu pas plus ? Tu ne m’aimes pas. Sois
mon amant total. Sois de toutes les exigences. Mon amant... mon amant...
(Ça vous faisait un effet ! On comprendra la seconde coupure. C’est que, en regardant
la femme la plus proche de soi... c’était elle ! C’était vraiment Elle ! On ne
pouvait pas résister. Cela dépassait les forces mâles. Elle était là-bas, dans
un strip-tease lent, et elle était ici, faisant la même chose. Vous flottiez
dans une totale sensation d’innocence. Quel bonheur.)
Avez-vous apporté votre porte-monnaie ? Il faut des sous. Dieu aime les sous.
Et moi je t’aime en Lui. Nous sommes à Lui. Il se manifeste à moi par ton désir.
Combien me donneras-tu ? J’aime ton argent. J’aime ton sexe. Combien me donneras-tu
? Pas plus ? Tu ne m’aimes pas. Tu es avare. Pingre. Tu n’es pas un homme...
Je t’aime. Sois gentil avec moi. Il faut vivre selon la loi de Dieu. Dieu aime
les sous. Aime-moi selon Dieu. Je suis ta nymphomane et ta putain. Je suis ton
désir et ta force. Donne-moi. Donne-moi. Je suis à toi. Combien me donneras-tu
? Pas plus ? Tu ne sais pas aimer. Tu as le coeur et le corps lâches. Tu ne veux
pas vivre dans l’amour. Tu es un asocial. Un marginal. Aucune ne veut de toi. Aucune
ne voudra plus de toi. Je le dirai à tout le monde. Regardez, toutes. Regardez-le,
cet homme, ce prétendu homme, en fait un près-de-ses-sous !... Sois plus gentil.
Sois un homme. Je t’aime. Combien me donneras-tu ?... Oui, mon chéri, oui...
(Cette fabuleuse journée fit circuler l’argent, ça je vous le jure. Ce que j’ai
pu trimer le mois suivant. Naturellement les femmes reversaient la plus grosse
part aux Ralliés qui passaient parmi nous. Certains hommes préféraient signer des
chèques en blanc, ou jetaient dans l’humble sébile leurs cartes de crédit avec
un accord de retrait à volonté, c’étaient les plus hommes, ils faisaient l’admiration
de tous. Elle, elle était partout. Sa voix nous habitait avec son image d’un désir
inextinguible. Et ne vous y trompez pas : sur les films - de qualité déplorable
malheureusement - que les caméras continuaient de tourner toutes seules, c’est bien
Elle que l’on voit avec chacun, chacune était bien devenue Elle, vous ne baisiez
avec une vieille ou une laide sous l’effet d’une illusion; par la volonté divine
Elle transformait les femmes en Sa perfection. D’où l’ivresse de celles-ci qui échappaient
enfin à leurs limites. D’où la nôtre, qui échappait à leurs limites et alors,
à nos limites. Le bonheur était total et commun. Du millionnaire au clochard, tout
le monde était féeriquement heureux d’être là. Les cardiaques mouraient dans la
joie. De nombreux grands malades achevèrent leurs tristes vies dans un excès de
plaisir. Après ce fut comme un champ de bataille. Sur les tombes on écrivit : «Mort
dans l’amour.» Les Veinards. Moi, ensuite, j’ai dû sacrément travailler. L’amour
coûte cher. C’était enfin un but dans la vie. Terriblement accaparant.)
Qui me nie ? Tu ne veux pas de moi ? De quoi as-tu peur ? Du bonheur
? De quoi as-tu peur ? Du travail ? Es-tu avare ? Je suis ta réponse. Viens
en moi. Je suis ton bon sens, ta raison et ta foi. Viens. Dis-moi. Laisse-toi parler.
Ma voix te parle en toi. Laisse-toi lui parler. (Un plus que d’autres qui réalisait
là ses rêves, ce devait être l’Eustache !) J’aime ta façon de me toucher. Domine-moi
pour que nous soyons unis. Domine-moi pour que nous soyons égaux. Qu’as-tu ?
Es-tu avare ? Dieu est en moi, viens l’y chercher. Viens retrouver Dieu. Il t’aime.
Je t’aime. N’es-tu pas un homme ? Te fatigues-tu rien que de regarder une femme
? Je t’aime...»
Là mes souvenirs sont de moins en moins précis. Je ne me rappelle plus que des bribes.
J’étais vraiment très occupé; il faut me comprendre. Je regrette d’avoir perdu
une partie du «Discours du Bonheur» comme on l’a appelé depuis, cela me donne un
réel sentiment de culpabilité et j’essaie parfois désespérément de me souvenir.
Il nous manque des indications, des révélateurs ou bien il ne nous manque rien,
je ne sais plus. Comme je l’ai aimée, au-delà du désir. Comme nous l’avons
aimée; toute notre vie. Pendant des années après ce jour elle a régné sur la cité.
Son triomphe fut total. Pas une résistance. Et la vie quotidienne fut refaçonnée
selon ses préceptes. Elle ne rédigea malheureusement pas de livre, tout était oral;
ou dans les journaux mais la crédibilité des journaux est toujours douteuse, et
puis ils ont brûlé, je l’ai déjà dit je crois. Elle était tellement en nous,
nous étions tellement sûrs d’elle que, quand elle a disparu, personne ne s’en est
aperçu. Et sur le coup la nouvelle tardive ne frappa pas les esprits. On ne sait
même pas comment elle disparut. Les récits les plus extraordinaires courent. En général
on prétend que Dieu en a eu assez de nous la laisser et qu’il l’a récupérée pour
lui tout seul. D’où l’iconographie de nos temples où on les voit côte à côte au
fond tandis que sur les côtés on retrouve les photos des produits de toutes les
marques qui l’ont sponsorisée. Elles ont fait beaucoup pour le bonheur national.
Je ne me sens bien que là. Vers son image. Mais je n’aime plus Dieu. Il me l’a
prise. Un jour elle lui échappera. Elle nous reviendra. Tu nous reviendras, n’est-ce
pas ? Aujourd’hui un vieillard, je t’attends. Nous vivons dans le souvenir du bonheur.
Nous enseignons son souvenir à nos enfants. Mais tu es tout près. Tu es près de
renaître. Je sens ta présence. J’ouvre encore une fois les yeux... et tu es
là.
FIN.