Eve au corsage fleuri

 

Un appartement avec terrasse en biais au fond à gauche. Nous sommes dans la salle principale avec l'entrée, à gauche, l'accès à la chambre d'Alice au fond, à droite les portes de la cuisine et du bureau.

I, 1. Le soleil encore pâle ne permet pas de se passer de la lumière électrique.

Seul en scène un jeune homme, vingt-cinq ans environ, lit un journal, blotti dans un fauteuil à la mode.

Un temps.

Le porte d'Alice s'ouvre lentement, Alice paraît en nuisette rose pâle - jolie blonde de vingt-cinq ans maximum.

Alice : Oh, ma tête... Me lever à des heures pareilles... Quelle plaie... Ça ne me réussit pas... du tout. (Apercevant le jeune homme et, par un geste de pudeur, mettant un bras devant ses seins et l'autre comme s'il pouvait cacher ses jambes.) Oh... Bon sang... Jo... Qu'est-ce que tu fais là ?

Jo (levant vaguement la tête) : Bonjour chérie.

Alice : Oui... Ici c'est chez moi.

Jo (avec un clin d'oeil et un sourire coquin) : Je n'ai pas bien payé le loyer hier soir ?

Alice (éberluée) : Hier soir ?

Jo (piqué) : Enfin, après trois ans de mariage on ne peut pas s'attendre à l'enthousiasme des premiers temps de Madame ma femme. Aujourd'hui n'est pas hier mais (Clin d'oeil égrillard.) hier sera peut-être demain.

Alice (ahurie) : Quoi ?... Qu'est-ce que tu racontes ? (Un temps : ils semblent tous les deux perplexes et ne pas trouver les mots.) ... Toi, toi tu as de la chance que je sois si pressée ce matin, je ne veux pas rater mon avion, mais à mon retour on s'expliquera. Non mais. Je ne vais pas m'être levée à cinq heures pour rien.

Jo (d'une voix tranquille) : Il est huit heures.

Alice : Cinq heures ! Mon réveil vient de sonner, (Désignant sa chambre du doigt :) là.

Jo : Eh bien, elle, elle a sonné cinq heures il y a trois heures, là. (Il désigne la pendule de la salle de séjour.)

Alice : Et qu'est-ce que tu aurais fait chez moi il y a trois heures ?

Jo (agacé) : Oh !... Arrête cette plaisanterie !... Le téléphone a sonné, je n'ai pas pu me rendormir. Je suis allé faire un jogging.

Alice (épouvantée) : Mais alors... je suis en retard ? En r'tard ?... (Elle court dans sa chambre pour regarder son réveil, revient, regarde la pendule :) Oh ... Maintenant, dans la chambre il est huit heures aussi.

Jo (placide) : La logique l'emporte.

Alice (désemparée) : J'ai manqué le bus.

Jo (placide) : Tu prendras ta voiture.

Alice : J'ai manqué le train.

Jo (placide) : Avec l'autoroute tu regagneras du temps.

Alice (effondrée) : Et j'ai manqué l'avion.

Jo  : Je ne savais pas que tu devais prendre l'avion; tu aurais pu m'en informer; je t'aurais réveillée à l'heure.

Alice (retournant voir la pendule, puis dans sa chambre le réveil, revenant) : I a pas... (Elle se précipite dans la cuisine, revenant :) Il est la même heure dans la cuisine.

Jo (ironique) : C'est étonnant... Tu as vu le petit déjeuner sur la table ? (Comme  parlant  à une enfant :) Il est pour toi.

Alice : Pas faim. (Désespérée :) En r'tard. En r'tard. Fini le séminaire à Rio. A l'entrepette on va me trépasser.

Jo : Je peux te faire un certificat de maladie.

Alice : Je croyais que tu étudiais pour être dentiste ?

Jo (fâché) : Je suis dentiste... Abcès dentaire grave, ça va ?

Alice (tristement) : Je n'ai jamais vu Rio.

Jo (gaiement) : Il suffit de continuer. Le train-train de ne pas voir Rio. Déjeune, il y a des croissants. Je me suis arrêté à la boulangerie exprès pour toi...

Alice : En r'tard. Je suis sûre d'avoir bien réglé mon réveil sur cinq heures. Je suis sûre qu'il a sonné. J'ai regardé les aiguilles. (Criant :) Il était cinq heures !

Jo (se remettant à la lecture de son journal) : Oui, chérie.

Alice (cette fois convaincue) : Quand il disent "oui" sur ce ton-là, c'est que j'ai dit une grosse bêtise.

Jo (lisant) : Et que tu t'entêtes.

Alice : Et que je m'entête. Parce que ma grosse bêtise, elle a raison. Je sais que j'ai raison ! (Un temps.) Je vais me recoucher. (Elle rentre dans sa chambre.)

2. (Jo continue de lire un journal, puis va dans cuisine, en revient avec un plateau sur lequel il a mis le petit déjeuner d'Alice; il le pose sur la table basse devant le divan face à la porte-fenêtre. Il reprend son journal.)

Alice (ressortant de sa chambre, mais en robe de chambre) : Je n'ai pas pu me rendormir. En r'tard le jour de Rio ! Me r'voilà après trois minutes.

Jo : Deux heures. (Se penchant pour regarder la pendule :) Il est dix heures.

Alice (ahurie) : Qu'est-ce c'est que cette blague ! (Elle va voir la pendule :) Oh. (Elle se précipite dans sa chambre, on entend : Oh; elle ressort :) Il était huit heures, là, et maintenant, là aussi, il est dix heures.

Jo (ironique, levant les yeux au ciel) : Comme le temps passe.

(Alice court dans la cuisine, revient, rageuse)

Alice : Même la cuisine est du complot. En plus elle a repris mon petit déjeuner.

Jo : Je l'ai mis là. Heureusement que le café est dans une thermos. Tu m'as habitué à des levers tardifs. Mais aujourd'hui tu réussis ton record.

(Alice, toujours maussade, s'installe devant son petit déjeuner. Elle touche d'abord d'un doigt la tasse, le pain, la cafetière-thermos.)

Alice : Tout a l'air vrai. Tout est vrai. Sauf l'heure. Et toi.

Jo (jetant son journal) : Je le connais pas coeur.

Alice (se versant du café) : Le café a l'air de café. (Buvant :) C'est du café... Mais est-ce que je suis Alice ?

Jo : Tu es Alice.

Alice : Et c'est un faux Jo qui me le dit.

Jo (patiemment) : Je suis ton mari depuis trois ans, j'ai j'ai j'ai (Il répète comme un disque vinyle d'autrefois dont la lecture se bloquait à cause d'un défaut.) ... cru en toi, Alice, je t'ai fait confiance. Mais qui étaient ces gens ? Tu fréquentes des gens sans me le dire, sans me les présenter ! (Son ton était brusquement fâché.)

Alice (ahurie, la tartine en suspens) : Quoi ?

Jo (énervé) : Non, des explications, des explications !

Alice : Quoi ? Quoi ?

Jo : Coin ! Coin ! Après quatre ans de mariage il me semble que j'y ai droit !

Alice : Ah ! Tu avais dit trois ans de mariage ! Et, au fait, on n'est pas marié...

Jo : Oh Alice, ma chérie, mon amour, ma salope, quel mauvais choix j'ai fait en tombant amoureux de tes grands yeux olympiens, ou plutôt je n'ai pas eu le choix, ils m'ont pris traîtreusement dans leur filet, mes forces m'ont abandonné et je me suis retrouvé ici, prisonnier.

Alice (stupéfaite) : Quoi ? Quoi ?

Jo : Coin ? Coin ? Tu ne pourrais pas répondre quand on te parle au lieu de faire le canard !

Alice : Je quoi fais moi ?

Jo (excédé) : Oh !

Alice : ... D'ailleurs comment aurais-je pu épouser un dentiste, un type penché en permanence sur les chicots des bouches égouts, un éboueur de bouches, c'est dégoûtant.

Jo (vexé) : Tu n'as pas toujours dit ça.

Alice : Bon. Quand j'ai mal aux dents je trouve que dentiste est le métier le plus utile de la terre; quand les déchets débordent des poubelles à cause d'une grève d'éboueurs, que les déchets couvrent les trottoirs, que les rues puent et que des rats énormes se promènent dessus et me dévisagent avec insolence, je pense que le métier le plus utile du monde, c'est éboueur; mais si j'ai absolument besoin d'un taxi, c'est chauffeur de taxi; besoin des pompiers, c'est pompier; besoin d'un pain, c'est boulanger; besoin de...

Jo : Bref, tu n'as aucune suite dans les idées. Tu n'as aucune logique.

Alice : La logique consiste paraît-il à travailler, à vieillir, à travailler pour vieillir... se couvrir de rides (Geste.)... à en baver dans l'existence, à voir pourrir son corps lentement, et à mourir. Pourquoi est-ce que j'aimerais la logique ?

Jo : Les milliards d'étoiles, les galaxies, les amas de galaxies, les myriades d'atomes, de particules élémentaires, et leurs lois, nos lois en fait, leurs lois sont celles de nos cerveaux, tu n'admires pas cette logique, Alice ?

Alice (tasse en suspens, réfléchissant d'abord puis péremptoire) : Rien à foutre... Occupe-toi plutôt de tes chicots. (Elle rit, contente de sa flèche.)... Pas faim. Plus faim... Je n'avais pas de courrier ? Oh, voilà que je lui parle comme s'il était vraiment mon mari...

Jo : Si, je l'a posé sur la commode. Comme d'habitude.

(Alice va voir.)

Alice (épatée) : Il y a vraiment du courrier. (Regardant :) Pub. Pub. Pub. Ah... (Elle ouvre :) L'oncle Louis est mort.

Jo : Je sais, je l'ai lu dans le journal. J'ai préféré que tu ne l'apprennes pas par moi.

Alice : Bof, je ne le connaissais pas. Un vrai salaud, ce type... Je vais hériter selon la lettre.

Jo : Tu vas hériter d'un salaud.

Alice : ... Tu crois que je devrais refuser ?

Jo : Alors quelqu'un d'autre héritera d'un salaud. Tu te débarrasses de la culpabilité sur quelqu'un d'autre.

Alice : Culpabilité ? Coupable de quoi ?

Jo : L'argent a été mal acquis. Si tu le sais, tu sais que tu hérites de la faute originelle; si tu ne le sais pas, tu pourrais le savoir, tu fais l'autruche, tu refuses de savoir parce que tu te doutes qu'à la base de la fortune il y a un péché originel et que tu en hérites avec la fortune; on n'est pas innocent parce qu'on a détourné les yeux.

Alice (agacée) : Je regrette d'avoir épousé ce dentiste... que je n'ai pas épousé d'ailleurs. Hé, on ne te demande pas de soigner tous les maux de l'espèce humaine ! Juste les dents.

Jo : Je remarquais simplement que tu ne peux pas séparer l'effet de la cause.

Alice : Eh bien si, je peux... Je ne vais pas renoncer à du fric pour un raisonnement.

Jo (ironiquement pressant) : Répare les forfaits de l'oncle.

Alice : On ne les connaît pas.

Jo : Répare au moins un peu.

Alice : Je sens venir le caritatif.

Jo (ironiquement) : Le caritatif est un détachant qui a fait ses preuves.

Alice (légèrement) : Oh ben, puisque c'est déjà fait... Je vais plutôt rêver à la manière dont je vais profiter de cet argent... Rio; sans séminaire. (Riant, joyeuse :) L'oncle Louis a réparé mon retard. En mieux. Horreur aux lève-tôt, bonheur aux lève-tard. Tout s'arrange pourvu qu'on ne s'en mêle pas. Si on veut faire, on défait. Il n'y a pas de vaincus de la paresse, pas de désespérés de la paresse. La volonté met en danger, l'action échoue souvent. Les gens doués veulent construire et tout édifice finit par s'effondrer. Toute construction n'est qu'un château de cartes. Moi, je ne suis pas trop douée, ça va. Je fais le minimum. Je peux être heureuse.

(Jo, amusé, prend le plateau et le remporte dans la cuisine.

Un temps.

3. Alice sort sur sa terrasse. Rentrant :)

Alice (triomphante) : Mes jonquilles s'ouvrent !... Eh bien il n'est pas revenu ?... Ah, la blague est finie, c'est fini ?... Tu peux revenir, je pardonne : les jonquilles sont en fleur.

Jo (sortant de la cuisine un verre de Porto à la main, mais il a beaucoup vieilli, il est un peu courbé, ses cheveux sont gris, il semble fatigué) : Qu'est-ce que tu dis ?

Alice (choquée en le voyant) : Oh... (Très petite fille prête à pleurer :) Pas fini.

Jo : Oui, du Porto à cette heure. Bon, et alors ? Au lieu de toujours critiquer les autres tu ne pourrais pas t'occuper ?

Alice (sur la défensive) : J'ai déjà beaucoup fait aujourd'hui.

Jo : Ah ? ... Qu'est-ce que tu as fait ?

Alice : ... J'ai raté un bus, raté un train, raté un avion et raté un séminaire. Pour une journée c'est largement suffisant. J'ai bien le droit de me reposer jusqu'à demain.

Jo (qui n'a pas l'air d'avoir les idées nettes) : Alors tu vas rester à la maison ? Je vais t'avoir dans les jambes toute la journée ?

Alice (indignée) : Dis donc, je suis chez moi ici !

Jo (amer, s'asseyant) : On le saura.

Alice (insistant) : L'appartement me vient de mon père, il est à moi.

Jo : Oui. Qu'est-ce que tu compte faire ici aujourd'hui puisque tu n'as plus de ratage en vue ?

Alice : Je ne sais pas. On verra bien. J'occuperai mon temps comme il me plaira. Je n'ai pas d'ordres à recevoir de quiconque, et toi tu es un quiconque.

Jo : Je me sens si fatigué, Alice.

Alice (sans l'écouter) : Non mais. (Elle se met à marcher de long en large.) On est mariée sans même l'avoir invité, il picole mon Porto, il critique sans arrêt... Moi j'aime qu'on soit gentil...

Jo (qui connaît la chanson) : ... aimable...

Alice : ... doux...

Jo : ... attentionné...

Alice: Et me sentir protégée. Je n'en demande pas plus.. Mais avec toi c'est la lune.

Jo : Donc maintenant tu te souviens qu'on est mariés ?

Alice (interloquée) : Non.

Jo (s'allongeant sur le divan) : Mal à la tête de toi.

Alice (perplexe) : Tu ne te sens pas bien ? Tu es malade ? Tu veux que j'appelle un médecin ?

Jo : ... Alice... J'ai cinquante ans, mon métier m'ennuie, mes loisirs m'ennuient, je suis fatigué et entre nous... tu ne crois pas qu'on devrait faire le point ?

Alice : Après deux heures de mariage ? Ce n'est pas un peu tôt ?

Jo : Souviens-toi, Alice : nous nous promenons la main dans la main à l'Exposition florale, dans l'autre main tu portes fièrement un petit pot avec une tulipe pour ta terrasse...

Alice : Ah oui, je me souviens, tu n'as même pas pensé à m'inviter au restaurant.

Jo (attendri) : Nous venions de nous avouer notre amour.

Alice : Oh ça, c'est surtout toi. Parce que moi... Enfin je voulais bien... pour voir...

Jo : Le discours de ton père le jour de notre mariage...

Alice (intéressée) : Papa a fait un discours ? Qu'est-ce qu'il a dit ?

Jo : Les détails, je ne sais plus...

Alice (déçue) : Et v'lan. V'là le Jo ! Pour une fois qu'un souvenir m'aurait intéressée, il ne sait plus.

Jo : Mais il était revenu exprès de Norvège et il semblait un renne au milieu d'un magasin de faïences.

Alice : Il n'a jamais eu l'air très civilisé. Mais c'est un homme solide sur qui sa fille peut compter quand il est là... il est rarement là.

Jo : A sa mort tu n'es même pas allée à son enterrement.

Alice : Il est déjà mort ? On n'en était qu'au mariage !

Jo : Tu as le coeur dur, Alice

Alice : Non, non, au contraire ! J'avais tellement de peine qu'il soit mort pour les autres, je n'allais pas le laisser mourir pour moi. Papa ne mourra jamais, tant que je serai là, j'y veillerai.

Jo : Alice, tu vas me dire ensuite qu'il est sûrement au ciel. Tu n'as plus dix ans, Alice.

Alice : Il est sûrement au ciel. Ou un truc comme ça parce qu'Alice n'a plus dix ans... Et puis le ciel n'a pas besoin que papa meure, il peut attendre l'éternité, le ciel, il a tout son temps... Ou il est en vacances, comme moi aujourd'hui ? A quoi ça sert la mort ? On n'est pas bien chez moi ?

Jo : Dans un ménage on dit : chez nous.

Alice : Les souvenirs sont de la mort, ils ne me rendent pas heureuse.

Jo : J'ai de moins en moins de forces, de vie, et de plus en plus de souvenirs. Un jour je ne serai plus que souvenirs.

Alice : Je ne me souviendrai pas, Jo. Je ne me souviendrai pas. Pour moi les souvenirs sont comme l'eau, ils glissent sur moi, ils fuient, ils sont insaisissables. Ils ne me rendent pas heureuse. Je ne les aime pas. Si tu sors de cet appart,Jo, pour moi tu cesseras d'exister.

(Un temps.)

Jo : Tu m'invites à rester ?

Alice : Tu voudrais m'abandonner sous prétexte qu'on se connaît à peine, que tu as vieilli  trop vite pour moi, sans m'attendre ? En voilà une drôle de raison ! On n'est même pas mariés, on ne peut pas divorcer ! On n'a jamais vécu ensemble, on ne peut pas cesser de vivre ensemble ! On n'a même jamais fait l'amour... ou alors je ne m'en souviens pas... Reste Jo. Alice t'invite chez elle... Alice t'invite à être chez elle chez toi.

4. (Un temps.)

Jo (épaté) : ... Alice a réalisé brusquement un grand progrès... Tardif mais, pour elle, géant.

Alice (sur le ton "ouf, une affaire de réglée") : Je suis même en train d'oublier mon retard. Tout va mieux.

Jo (finissant son verre) : Je suis invité maintenant. Je peux finir son Porto sans complexe.

Alice (lui prenant le verre des mains) : Oui, assez pour la journée, je ne veux pas d'un alcoolique à la maison. (A part :) L'alcool sous clef; ça coûte cher, ce truc-là. (Haut :) Je l'achète pour les éventuels visiteurs; si on se met à en boire, le jour où il vient quelqu'un, y en a plus.

Jo (se rendant à l'évidence) : Tu as la logique, l'économie et la convivialité pour toi. En tant que mari officiellement installé je ne peux que t'approuver.

Alice : Voilà. Un mari, je veux dire un mari à domicile, doit être une sorte d'écho.

Jo : Avec tes souvenirs dans la tête.

Alice (sans enthousiasme) : Est-ce inévitable ? Tu penses à quoi par exemple ?

Jo : A notre fille.

Alice (avec une grimace) : Une fille ? Je voulais un garçon.

Jo : Et Sandra est née.

Alice (écoutant comme une petite fille un conte) : La maman n'a pas trop souffert ?

Jo : Non. Sandra et Alice étaient contentes de se retrouver, d'être enfin toujours ensemble. L'une promenait l'autre avec Nick le fidèle chien se méfiant de tout le monde, prêt à intervenir en cas d'attaque.

Alice : Il y a tant de méchants en ce bas monde. Si on montait dans un monde supérieur ?

Jo : Dans un monde supérieur Alice a invité Jo et il lui demande si elle va se réconcilier avec sa fille.

Alice : Elle a eu des torts envers moi ? Une fille envers sa mère, quelle horreur ! Jamais je ne lui pardonnerai.

Jo : Comme tu réinventes les faits.

Alice : On se disputait sans arrêt, elle était im-pos-si-ble. Satanée gosse !

Jo : Tu, oui toi, tu lui rendais la vie impossible. Tu écrasais sa vie. Tu ordonnais, ordonnais.

Alice : Tu pourrais éteindre la lumière électrique, s'il te plaît, le soleil est assez fort maintenant. En tant que mari invité, au moins rends-toi utile.

Jo (tout en allant éteindre) : Alice, mère de Sandra, gâchait le temps de vie de Sandra. Sandra pourrissait dans l'appartement à fleurs si joliment décoré.

Alice (très petite fille) : Il est grand temps qu'une bonne fée intervienne; quelle horrible histoire.

Jo : Non, pas une fée. Le prince charmant.

Alice : Le prince charmant m'a volé ma fille ? Salaud de prince charmant.

Jo : Je crois me souvenir qu'Alice a essayé de voler le prince charmant de sa fille.

Alice : Eh ben évite de te souvenir... Quoi ! Les princes charmants ça ne court pas les rues; quand on en rencontre un on a le droit, et peut-être même le devoir, de sa l'approprier, de se le planquer pour éviter les jalousies malsaines, d'en profiter un max ! On n'a qu'une vie.

Jo : Alice ! Il était à ta fille, ta fille !

Alice : Une bonne fille doit céder son prince charmant à sa mère.

Jo : C'est un onzième commandement ?

Alice : Elle a fait preuve d'égoïsme, de mesquinerie envers celle qui lui a donné, oui donné, sans exiger un centime, la vie, tout simplement.

Jo : ... Tu devrais lui téléphoner... t'excuser... Elle attend son premier enfant.

Alice : Ah oui ? Et quel âge elle a ?

Jo : Vingt-sept ans.

Alice (avec une moue) : C'est tardif.

Jo : Il a fallu qu'elle se remette de sa mère. Cette maladie naturelle est difficilement guérissable.

Alice : Une fille qui ne prête pas son prince charmant à sa mère ne peut qu'être une mère épouvantable. Ses gosses vont en baver, les pauvres. J'ai de la peine pour eux... Et si on la faisait stériliser, ma fille ? Trop tard, hein ? Ah la garce, elle a bien monté son coup. (Très petite fille :) Jo, fais intervenir la bonne fée.

Jo (comme à une enfant) : Alice sera la bonne fée. Pour ses petits-enfants. Elle réparera sur eux les erreurs commises avec leur mère. Mais avant Alice doit téléphoner, elle doit se réconcilier avec Sandra.

Alice : ... Bon... Peut-être... Si je retrouve le numéro. (Il le lui donne, elle fait semblant de ne pas le voir :) Dieu sait où je l'ai fourré. (Le prenant :) Ah c'est dur de monter d'un monde à celui du dessus. Il y a combien de ondes avant le meilleur ?

Jo : Je me sens fatigué. On dirait que mes forces me fuient, je n'arrive pus à les retenir.

Alice : Eh bien va te reposer. Comme ça je serai sans mémoire et je pourrai me reposer aussi.

Jo : Oui... oui... il faut que je m'étende un moment. (Il s'est levé et entre dans la chambre d'Alice.)

Alice (sidérée) : Dans ma chambre ! Pas gêné, l'invité ! Bououou. Quand je n'y suis pas c'est moins embêtant, mais quoi ! ... Enfin !... Oh après tout... Onze heures. Quelle journée... Si je suis en retard pour le travail je me trouve très en avance pour les petits-enfants... (Rieuse :) Alice escalade les mondes, s'il vous plaît. On doit avoir une vue magnifique du dernier, tout en haut. (Se rembrunissant :) Au fait, il y en a combien ?

5. (La porte d'entrée s'ouvre; entre une dame qui a la cinquantaine, assez élégante : la mère d'Alice. Elle ne vieillira pas davantage, elle ne changera jamais.)

Alice (avec une grimace) : Maman.

Mère : Bisous, chérie. Tu devrais fermer ta porte. Tu devrais aussi tirer les rideaux, le soleil devient gênant. C'est quoi ce verre ? (Le reniflant :) Du Porto à cette heure ? Oh, Alice !

Alice (se défendant en petite fille) : Ce n'est pas moi, c'est Jo, mon mari installé... mais je ne le connais pas vraiment.

Mère : Je suis contente que tu te sois réconciliée avec Sandra...

Alice : Ah ?

Mère : Si j'avais été aussi salope avec toi que tu l'as été avec elle tu ne serais pas la fille épanouie que tu es aujourd'hui.

Alice : Moi ? Moi ! Mais je n'ai pas pu être une mère pareille. Alice est la gentillesse même. Alice est charmante. Jamais je n'aurais voulu, accepté d'être comme toi.

Mère : Alors tu as choisi d'être pire.

Alice : J'ai simplement essayé de lui inculquer le douzième commandement ! (Attendant :) Là on dit : Lequel ? ( Sa mère ne bronche pas :) Tu aimeras Alice plus que toi-même.

Mère : Moi j'ai aimé Alice plus que moi-même. Mais tu es impossible. J'ai reporté mon amour sur ma petite-fille, Sandra.

Jo (sortant de la chambre) : Où as-tu mis l'aspirine ? Bonjour mère.

Alice : Il n'y en a pas. Je ne suis jamais malade.

Jo : Maintenant que tu as une mémoire, il faudrait y penser. Pourvu que ce jour... (Il s'arrête brusquement, reste totalement immobile, puis repart mais avec une démarche sûre d'elle, il se tient droit, le ton est ferme :) ce jour après six mois d'absence, d'hôpital, de maison de santé, voit un Jo tout neuf. Le vrai Jo habite en moi de nouveau. Je suis lui de nouveau... Mais tu ne m'accueilles pas les bras ouverts, on dirait que je te dérange... Je ne m'attendais pas à cette froideur, Alice.

Mère : Elle a toujours été comme ça. Mon pauvre Jo. Tu es parti six mois, elle n'a plus pensé à toi. J'ai essayé de parler de toi tous les jours, pour qu'elle se souvienne, pour préparer ton retour, mais bast... avec elle...

Jo (très déçu) : J'ai beau la connaître, j'espérais...

Alice (agacée) : Que d'histoires ! A quoi aurait servi que je pense à lui sans arrêt ? Il se serait mieux porté ? J'aurais dû être malade de sa maladie ? Au lieu de profiter de ma santé j'aurais dû agir en malade, me sentir malade, déprimée ? J'aurai mon tour de maladie et personne n'y peut rien, inutile d'être malade par procuration, et je ne suis pas médecin, j'ai horreur des médecins, des infirmières et des malades, si on liquidait ceux qui profitent de la maladie peut-être qu'on supprimerait la maladie, tout est affaire d'intérêt, tu étais psychologiquement attiré par la maladie pour te faire plaindre, pour me retenir dans tes filets, elle était conforme à ton intérêt de mari geignard qui veut qu'on s'occupe de lui tout l'temps... seulement tu as raté ton coup; ça n'a pas marché. Alice a été plus forte que ta maladie et au lieu d'être culpabilisée elle s'est donné du bon temps.

Jo (dépité et gentiment ironique) : Alors, Carmen, tu ne m'aimes donc plus ?

Alice : Mon pauvre José,, comment pourrais-je t'aimer quand tu n'es pas là ?

Mère : Elle a la logique de son père, elle finira comme lui, chez les rennes.

Jo : J'ai souffert tout ce temps, Alice, et pour me soutenir, quoique tu ne viennes jamais me voir, je pensais à toi.

Alice : ... Tu vois, je t'ai été utile... Moi, je suis utile... Toi, tu es malade. Je ne te reproche rien. Tu es comme tu es... Je suis comme je suis. Tu as séjourné à l'hôpital, moi à Venise; toi tout seul, moi avec un gentil garçon qui a bien voulu assurer ton remplacement au pied levé. La vie continue quand les hôpitaux sont pleins. Elle ne s'arrêtera pas non plus quand on m'y traînera, la vie ne s'arrêtera pas quand Alice crèvera sur un lit d'hosto, pleurnicher ne sert à rien, on souffre on crève, pour la maladie c'était ton tour, je ne vais pas déjà en baver du tien avant d'y passer, sois logique, je n'allais pas perdre six mois de vie pour une maladie que je n'avais pas.

Mère (peut-être ironique) : Impeccable, le raisonnement.

Jo (convaincu) : C'est vrai, elle a raison... J'ai été égoïste. Pourtant je croyais... Quand on est malade on manque de logique. Mais... Mes yeux s'ouvrent. Je vois la vérité de ce que tu dis.

Mère : Elle finira avec les rennes.

Alice (étonnée elle-même) : Je ne m'essaie pas souvent à la logique... Je dois reconnaître qu'elle peut avoir du bon... Je suis presque convaincue par ce que j'ai dit.

6. Jo (s'allongeant sur le divan) : Je te préfère quand tu hais la logique.

Mère : Avec elle, de toute façon, la résultat est le même, elle ne pense qu'à elle pendant que les autres - les autres, Alice, peinent dans la vie, ils en bavent, ils en prennent plein la gueule. Tu comprends ?

Alice : Cela prouve seulement ou bien qu'ils ne savent jamais raisonner ou bien qu'ils ne savent jamais déraisonner; ils sont imparfaits... Trêve de commentaires, pourquoi est-ce que tu es venue ?

Mère : Je suis venue chercher mon complément-retraite.

Alice : Ah ?...

Mère : Une fille doit la vie à sa mère, elle doit tout à sa mère, ce qui était à la mère était à la fille, ce qui est à la fille est à la mère, ton argent est donc aussi à moi... Hein ?

Alice : Pfitt... Je ne me laisse déjà pas taper par la générosité, je ne vais pas me laisser taper par un raisonnement.

Mère : Tu sais combien il me reste quand j'ai payé le loyer ?

Alice : Non, moi je suis propriétaire.

Jo (de son divan) : Alice, sois moins dure.

Alice : Mais elle m'énerve aussi !... L'argent je le tiens de mon papa et de mon travail; j'ai en mon domicile, à nourrir, un mari que je n'ai pas épousé - et par délicatesse je ne parle pas des frais d'hôpital; si j'ajoute le coiffeur, le club de sport, les produits de maquillage, les robes, la voiture et surtout les impôts, je n'ai pas les moyens de me payer une mère. L'aide aux personnes âgées, même à une seule, n'est malheureusement pas pour moi.

Mère (poignante) : Alice, je ne suis jamais allée à Venise, moi !

Alice : Eh bien, je ne suis jamais allée à Rio... Enfin, grâce à l'oncle Louis, le salaud Louis, j'irai peut-être. Sûrement même, parce que, avec tous les soucis que vous me procurez, j'ai besoin de repos. De décompresser... Tiens, puisque tu aimes tant ta petite-fille, demande à Sandra.

Mère : Et pourquoi à elle ?

Alice : Ma fille me doit tout, la vie etc... Son argent est donc le mien - oh la brave fifille -; on est réconciliées, tu lui diras que je te cède tous mes droits. Et voilà... Pour une fois, avoir une fille va me servir à quelque chose.

Jo : Alice !... Tu es épouvantable.

Alice : N'oublie pas que je travaille dans une entrepette de recouvrement de dettes, vraies ou fausses là-bas on s'en fout.

Mère : Eh bien je voulais recouvrer.

Alice : Ça ne marche pas avec une professionnelle. La loi elle se remplit les poches avec moi et on partage. Quant à m'attaquer moi, elle serait devenue une douce rêveuse.

Jo : Que dirait papa ?

Alice : Papa il était toujours d'accord avec moi, y compris au sujet de ma mère.

Jo : Les anges des heures doivent souffrir d'Alice.

Alice : Les heures ont des anges ?

Jo : Chaque heure de la journée est sous la garde d'un ange.

Mère : Etant donné ma fille, j'espère pour eux que des réservistes viennent les relayer.

Alice : Ils m'ont octroyé l'accès à un onde supérieur. Au fait il y en a combien de ces mondes ?

Jo : Vingt-quatre.

Alice : Ah... Et je n'en suis qu'au deuxième à onze heures ?... Décidément, je suis en r'tard pour Rio, en r'tard pour l'ascension spirituelle... Je crois que le plus simple est d'y renoncer... Cette journée est bizarre, sûrement un coup de Phul, le génie de la lune... Mais il va apprendre à qui il a affaire. (A Jo :) Dis donc, l'ange des onze heures il est costaud ?

Jo : Sûrement.

Alice : Un grand baraqué ? A nous deux on va bien réussir à grimper au troisième monde... Et pour cela, allez, je vous invite à déjeuner, je vais vous nourrir.

Mère : Et mon complément de retraite ?

Jo : Nourrir son mari c'est normal.

Alice : Seulement il faut faire les courses. (A Jo :) Tiens je te confie une de mes cartes de crédit, fais attention et pas de folies. Après ta maladie un peu d'exercice te fera du bien. (A sa mère :) Tu accompagnes le malade et tu portes les paquets; enfin tu l'aides.

Mère : Je n'ai pas très faim.

Alice : Allez, allez.

Jo : Je vais encore vieillir, Alice.

Alice : Oui, allez, allez. Prenez plutôt l'escalier, ça entretient la forme. (A part, rieuse :) Surtout que l'ascenseur est en panne.

7. (Elle s'assied en position relaxée.

Un temps.)

Alice : Quand ils sont là ils m'énervent, quand ils sont partis je ne sais plus quoi faire... Me voilà bien. Cinq minutes toute seule et je m'ennuie. Pourtant quelle plus agréable compagnie que celle d'Alice ?... Tout est en panne : Le bus sans Alice, le train sans Alice, l'avion sans Alice, Rio, mon mari invité, mon ascension spirituelle, l'ascenseur d'l'appart... Quelle dure vie j'ai. Que la vie est dure pour y creuser sa mine et en rapporter quelques pépites de bonheur ! Suis-je vraiment égoïste avec maman ? Je me rappelle tous les jours ses disputes avec papa, je les entendais malgré moi, je me bouchais les oreilles pour ne pas les entendre, je les entends toujours, malgré moi... je ne cesserai jamais de les entendre... Lui donner un sou de papa ce serait comme une trahison... Je ne lui donnerai rien... Jamais... On ne peut pas pardonner au nom de quelqu'un d'autre. Et quand l'autre est mort il n'y a plus de pardon possible sur cette terre... J'aime bien maman mais je trouve juste pour elle une punition éternelle genre enfers... Je lui enverrai des oranges.

8. (Une jeune femme ravissante en robe du soir entre à petits pas rapides.)

Hidaly (d'une voix douce, étrangement lente et calme, en contradiction avec ses petits pas rapides) : Ma pauvre Alice, je t'ai entendue de l'autre côté de la cloison, non tu n'es pas seule, Hidaly est là.

Alice : Ouais, tu écoutais tout ce qui se passait chez moi, comme d'habitude.

Hidaly (de sa voix douce, lente et calme sans rapport avec le contenu) : Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre à longueur de journée ? Et aujourd'hui c'était vraiment bien. Du mouvement, du nouveau... Tu m'as épatée quand tu lui as donné ta carte de crédit.

Alice : Oh, pour celle-là, il n'y a presque plus d'argent sur le compte.

Hidaly (toujours même voix et à chacune de ses répliques ensuite) : Mais  c'est tout de même un mari coûteux. Le rapport qualité-prix n'est pas bon. Tu n'aurais pas dû épouser celui-là.

Alice : Je n'ai aucun souvenir de l'avoir épousé.

Hidaly : Alors moi non plus je n'en ai aucun souvenir. Je n'ai de souvenirs que les tiens puisque je ne sors jamais. Est-ce que nus nous souviendrons de cette journée-ci ?

Alice : J'en ai bien peur... Il faut que je grandisse un jour, paraît-il, et à vingt-quatre ans ce jour est arrivé.

Hidaly (étonnée mais le ton ne change pas) : Tiens, tu as de nouveau le même âge que moi.

Alice (regard  noir) : Encore une remarque pareille et j'te renvoie à ta cloison.

Hidaly : J'aime mieux ici. J'ai mis le mot sur la porte pour le cas où mon mari reviendrait.

Alice : Après plus de cent vingt-trois d'absence tu crois encore qu'il va revenir ?

Hidaly : Il m'aime, il ne peut pas vivre sans moi.

Alice : C'était un biologique, Hidaly. Ton Villiers d'Adam est clampsé depuis longtemps. Je suis ta seule famille désormais !... Ah, le soleil se cache, va rallumer.

Hidaly : Tu pourrais dire "s'il te plaît". (Elle se lève et pour la première fois on voit son dos dénudé : des rouages savants et délicats, animés sans bruit - un hologramme permet l'effet -, recouverts d'une peau transparente. Elle rallume.) Mon mari reviendra à la maison, il s'est perdu ou on l'a retenu, en prison peut-être ? Il pense à moi, chaque seconde, je remplis son coeur, et il remplit le mien... Nous serons toujours ensemble quoi qu'il arrive. Le temps lui-même ne peut pas nous séparer. J'aurai éternellement vingt-quatre ans pour lui et il sera éternellement le même pour moi.

Alice (ironique) : Bravo. Pour ma part je n'ai pas de prétention à l'éternité, un mari à ma guise me suffira. Mais quel mari me faut-il, Hidaly ? Je ne le sais pas.

Hidaly (naïvement) : On n'est pas bien comme ça, tous les quatre ?

Alice : Non, je préfère grandir. Même escalader les vingt-deux mondes restants si nécessaire... Je ne suis pas emballée par cet escalier des anges, leur ascenseur à eux aussi est en panne, mais pour Alice rien d'impossible. Tu m'aideras, Hidaly ? Tu seras une amie fidèle ?

Hidaly : Tant que j'aurais de la mémoire je me souviendrai de toi.

Alice (agacée) : Mais c'est un pléonasme, une tautologie , cela ! C'est vrai pour tout le monde !

Hidaly (étonnée mais son ton ne change évidemment pas) : Hidaly est un pléonasme ? (Joyeuse sans changer de ton :) Et je suis comme tout le monde !... Mon mari sera content. Il croyait que je ne saurais pas m'intégrer dans la société. Mais un pléonasme est chez lui partout. J'envisage de sortir !

Alice : Oui. Change de robe avant. Sois un pléonasme moins tentant... De face. Et cache le dos.

9. (La porte s'ouvre; entrent Mère et Jo, poussés par un homme d'une trentaine d'années. Jo a encore vieilli.)

L'homme : Allez, allez, entrez, elle ne va pas vous manger, n'ayez pas peur, je suis là. (Aux deux jeunes femmes étonnées :) Laquelle est Alice ? Vous, je présume ? (Alice hoche la tête.) Oui, leur description... Je vous les ramène. Ils ne voulaient pas rentrer, ils erraient dans nos rues, sans mendier toutefois je le précise, ils se laissaient mourir de faim plutôt que de mendier, j'ai fini par les interroger au nom de notre petite société... Cette querelle est absurde, Alice. Vous ne pouvez pas les laisser à la rue pour une divergence d'opinion sur la cuisson des tomates !... C'est inhumain - insupportable - inacceptable. Ah je suis un modéré mais quand je constate des absurdités, des gâchis pareils, tout mon moi se révolte. Je suis... je suis hors de mon moi habituel. Enfin, regardez-les ! Ils sont décatis, faibles, lamentables, un peu écoeurants par conséquent je te le concède, mais on est humain, que diable ! On leur laisse un toit pour leurs derniers jours ! On les laisse finir au chaud, ou au moins au tiède. Alice, sois raisonnable. Pardonne-leur. Ils ne feront plus cuire les tomates à l'eau. Hein, la vioque ? le reste d'homme ? Bon sang comment tu as pu épouser ce... je n'en reviens pas. Et encore en robe de chambre à cette heure. Non, mais ! tu t'es vue ?

Alice : Si j'étais à Rio je n'aurais pas ce problème : s'habiller, s'habiller. Là-bas, tu te déshabilles en arrivant et tu es tranquille pour l'année.

Mère : Elle ne saurait même pas s'y occuper.

Alice : Là-bas, on danse ! (Elle danse une samba approximative, Hidaly bat des mains.) On danse tout l'temps alors on n'a pas de problème de temps !

Jo : Ah j'peux plus moi. (A l'homme :) Essayez, vous. (L'homme se met à danser avec Alice, il danse mieux qu'elle.)

L'homme (dansant) : Remarquez, je le précise, que c'est à la demande de votre mari. En tout bien tout honneur.

Alice (dansant) : On n'est pas venus jusqu'à Rio pour l'honneur ! On s'est pas déshabillés pour l'honneur ! (Elle laisse tomber sa robe de chambre qu'Hidaly ramasse.)

Mère Jo) : Tu ne trouves vraiment rien de mieux que de lui repasser ta femme ?

(Hidaly s'est mise à danser - remarquablement.)

Jo : J'ai une responsabilité envers elle, je dois penser à son avenir.

Mère : T'es déprimant grand-père... Jamais je  ne m'habituerai aux vieux.

Jo : Moi non plus. Même pas à moi.

(Alice et l'homme s'arrêtent, dépassés par la concurrence d'Hidaly qu'ils contemplent. Elle s'arrête aussi.)

Hidaly (voix comme d'habitude calme, douce, lente tandis que les deux autres paraissent essoufflés) : Si je pouvais aimer en-dehors de mon mari, je crois que j'aimerais la danse. (A l'homme :) Vous qui venez sans doute de loin, vous n'avez pas vu mon mari, Villiers d'Adam, un homme parfait ?

L'homme : Ah non, j'ai toujours habité cette rue. Je m'occupe du quartier, gestion, police, bénévolement je le précise, je tiens à être utile à la collectivité;

Mère : Qu'est-ce qui vous intéresse à part votre utilité ?

L'homme : Alice. Je  guette ses passages depuis deux ans. Ses sorties, ses retours. Je faisais seulement semblant de ne la connaître tout à l'heure.

Jo : Mais qu'est-ce qui vous occupe, on veut dire, à longueur de journée ?

L'homme : Alice. Je désire Alice. Je n'ai pas de loisirs d'Alice. Elle est ma tentation permanente, mon souci permanent.

Hidaly (compatissante) : Venez chez moi, on entend très bien derrière la cloison.

Jo : Enfin, vous avez un métier, je suppose ! Vous n'allez pas vivre à ses crochets !

L'homme : Ah... oui, oui. Dans l'immobilier. Je tiens une agence, là, au coin de la rue. Mais j'ai des employés pour les visites hors du quartier. Ah oui, oui, j'ai les moyens d'Alice.

Jo : Bon. Pour moi, ça colle.

Mère : Sacré grand-père. Et il se prend pour un sage.

Alice : J'ai peut-être - simple hypothèse, que personne ne se formalise surtout - peut-être mon mot à dire au sujet de l'occupant de mon plumard ?

L'homme : On ne couche pas à cette heure, ma chérie. Va plutôt t'habiller. Il est grandement temps. Des gens pourraient venir.

Alice : Quels gens ?

Hidaly : Il a raison tu sais, c'est un homme très bien, je trouve, très comme il faut, il est parfait pour toi, il va te prendre en main.

Mère : Il pourrait l'améliorer un peu. Au sujet du complément de retraite de sa mère, par exemple.

Alice (se laissant entraîner par Hidaly pour aller s'habiller) : Ah ! Ça, elle ne l'a pas oublié !

II, 10. L'homme Jo et Mère) : J'espère que nous aurons de bons rapports chaleureux, j'aime sentir ma famille au complet autour de moi. Si vous avez un problème, demandez-moi. N'embêtez pas Alice. Tenez, mémé, (Il cherche dans son portefeuille et en sort quelques billets.) prenez toujours ça. Tut tut, pas de gêne entre nous, non, ne me remerciez pas. La mère d'Alice doit être traitée en reine, par moi.

Mère Jo, joyeuse et admirative) : Il est con mais c'est un brave con. Il en faudrait plus des comme lui.

Jo (lui prenant la moitié des billets) : A condition qu'il pense à l'entretien du premier mari.

L'homme : Tu restes avec nous, bien sûr, comme conseiller; Alice n'est pas un cas facile, l'avis d'un connaisseur m'est indispensable. Mais, que les choses soient claires, je suis le mari principal !

Jo : Evidemment. Tu décides.

Mari principal : La réforme d'Alice est une tâche considérable. Je l'aime. Je la soulèverai de marche en marche, de monde en monde jusqu'à... on verra, en tout cas haut. Alice épatera les anges.

Mère : Tu as rêvé d'Alice alors tu rêves Alice, mais elle ne changera jamais, je la connais; ma fille est une salope, ce n'est pas un brave con qui y peut quelque chose.

Alice (sortant de sa chambre habillée comme pour un voyage; à Hidaly) : Non, pas de robe du soir, ah !

Hidaly : Tu serais tellement plus belle. Regarde-moi.

Alice (à tous) : Elle n'a qu'un programme d'habillement dans la tête; pour elle toutes les femmes devraient se promener en robes du soir partout et toute la journée.

Hidaly : Je pense que cet avis est très général.

Alice (exaspérée) : Ah !

Mari principal : Mais pourquoi cet habit de voyage ? Tu vas quelque part ?

Alice : Je suis dans l'avion pour Rio, j'ai les vêtements que je prévois pour huit heures d'avion.

Mari principal (l'embrassant) : C'est vrai, pauvre chérie. Quelle déception pour toi. Je t'y emmènerai pour fêter nos cinq ans de mariage.

Alice : Faut attendre cinq ans ?

Mari principal : Cinq ? Oh la petite farceuse. Trois ans. Ah ma chérie, comme ces deux années ont été belles pour toi grâce à moi. Je t'ai tout sacrifié mais je suis heureux car je lis le bonheur dans tes yeux.

Mère : Elle a une sacrée veine de t'avoir rencontré.

Jo : J'y suis pour quelque chose tout de même !

Mari principal : Alice, il faut que je te parle sérieusement. La vie, vois-tu, ne peut pas être un perpétuel amusement. Je prends sur moi toutes les corvées, toutes les peines, toutes les difficultés, toutes les responsabilités. C'est normal. Je suis homme et mari principal. Mais imagine - sois courageuse -, imagine qu'il m'arrive un accident, ou une maladie, ou que je sois assassiné par des voleurs demeurés, ah, il y en a, le vaste monde est mal fréquenté, que ferais-tu ?

Alice (cherchant) : ... Pleurer ?

Mari principal : Oh, le trésor ! La chérie ! (L'embrassant, la cajolant :) Comme elle va bien pleurer son mari principal. Mais je ne veux pas que les vilaines larmes noient ces beaux yeux, que les vilains cernes éteignent tes regards.

Alice : Chic. Alors, pas pleurer.

Mari principal : Enfin, un petit peu quand même. Et après... après, Alice...

Alice : ... Elle va à Rio ?

Mari principal : Non. Elle est trop triste. Mais courageuse. Elle doit s'occuper de Jo, de mère, d'Hidaly !... Alice doit apprendre à gérer mes affaires.

HidalyMari principal) : Moi je vais peindre ton portrait sans tarder. A ta mort je le vendrai à Alice. Très cher.

Mari principal : A quoi est-ce que ça t'avance de vendre des peintures ?

Hidaly : A payer le loyer.

Mari principal : Tu passes ton temps ici...

Hidaly : Oui mais j'ai mis le petit mot sur la porte.

Alice (railleuse) : Pénélope.

Hidaly : ... ?... 1230-1160.

Mari principal : Ah ?

Alice : Hidaly peint comme Léonard de Vinci et le divin Raphaël réunis, sur fond de Monet, avec des raffinements à la Kandinsky et des audaces à la Dubuffet. Elle appelle le résultat, issu de ses recherches sur le sens de l'Histoire, "originalité". Les spécialistes l'ont incendiée, les critiques ridiculisée, les musées ignorée, et puis un nouveau critique y a vu la lecture des codes cachés de la modernité; les spécialistes ont écrit le contraire de ce qu'ils avaient écrit, les musées ont acheté.

Hidaly : Mon mari trouvera un beau pécule quand il rentrera. En somme tu voudrais qu'Alice fasse comme moi ?

Mari principal : Voilà.

11. Alice : P'tite faim, moi. Il est largement midi. (Elle va regarder la pendule.) Ah oui, faim.

Mari principal : Alice ! On parle sérieusement !

(Elle est entrée dans la cuisine.)

Mère : Je vais la raisonner. (Elle suit Alice.)

Jo : Elle va se goinfrer la vieille, tu parles. Je vais superviser. (Il suit.)

(Un temps.)

Mari principal : O dure tâche du mari principal. O héros de tous les temps. Nous nous sacrifions sans cris et sans plaintes au pur amour. Rien n'est trop beau, trop cher, rien n'est trop pour la garce aimée. (Un temps.) Plus on aime Alice, plus on devient misogyne. (Un temps.) Elle se lamente sans arrêt. Elle a tout. Elle ne cesse de prétendre que je l'étouffe, que je l'empêche de vivre sa vie. D'elle-même elle ne prend pas l'ombre d'une responsabilité. La seule fois où j'ai été absent, elle s'est contentée de reproduire minutieusement ce que je fais d'habitude. Et qu'elle me reproche. Justement sous prétexte que je m'enterre et que je l'enterre dans des habitudes.

(Un temps. Il rêve.)

Hidaly (qu'il avait oubliée) : Vous seriez contre de poser nu ?

Mari principal : Nu ? Ah, contre, oui. Une amie de ma femme que je rencontre quotidiennement...

Hidaly : Vous n'êtes pas mal, nu, pourquoi avoir des complexes ?

Mari principal : Mais je n'ai pas... D'ailleurs comment le savez-vous ?

Hidaly : Je m'ennuie chez moi, alors je reste ici.

Mari principal (sans comprendre) : Oui, vous êtes inévitable dans cet appartement.

Hidaly : Mère occupe l'ancien bureau. Jo ce canapé... Je n'ai trouvé une place que sous le lit d'Alice. (Mari principal en reste bouche bée, on le comprend.) Oh mais j'avais enlevé la poussière avant, j'ai nettoyé à fond !

Mari principal (retombant sur ses pieds) : Et Alice sait que...

Hidaly : Ben, pas encore.

Alice (sortant de la cuisine, mangeant et apportant à Mari principal une petite tartine qu'elle lui met dans la bouche) : Tiens, chéri, tu vois comme Alice prend soin de toi ?

Hidaly : Il ne veut pas que je le portraiture nu parce que je passe mes nuits sous ton lit.

Alice (après un léger temps de suspens, rentrant dans la cuisine) : Ah, les hommes !

Mari principal : Oh... Quand même ! ... Je ne suis pas un homme à principes, mais j'ai des principes. Je ne suis pas contre les différences, y compris la vôtre, mais je ne me sens pas obligé de les accueillir dans ma chambre. Comprenez mon point de vue : moi, je suis pour la vie de couple à deux. En famille, mais à deux. Je suis un homme simple. Fidèle. Attentionné. Pas coincé, je le précise. Mais mon lit... ce qui s'y passe...

Hidaly : Alice n'a pas été satisfaite hier soir.

Mari principal (mécontent) : Là...

Hidaly : J'ai eu envie de monter la réconforter mais comme elle ne me savait pas... enfin je crois... Avec elle on n'est jamais sûre... J'ai apporté ma couette de chez moi, je l'ai placée sur le sol, je suis très bien. Et ça me distrait. J'écoute vos conversations, je participe quasiment aux actions. J'aime bien ce climat intime. Je n'ai pas l'occasion avec mon mari parce que...

Mari principal (qui en a assez entendu) : Ecoute Pénélope, 12.. je ne sais plus combien... Au fait, je croyais qu'elle était mythique et qu'il n'y avait pas de dates...

Hidaly : Ah ?... En ce cas, je les retire.

Mari principal (interloqué) : Quoi ?

Hidaly : Les dates. Je n'y tiens pas spécialement.

Mari principal : Comment est-ce qu'on peut retirer une date ? Soyons précis, nom de nom. L'Histoire, la mémoire des peuples, on ne badine pas plus avec qu'on n'invite des étrangers dans son lit.

Hidaly : Dessous... Mais je veux bien dessus... On va manquer de place, non ?

Mari principal : Enfin le lit, mon lit, passe encore, mais les dates !

Hidaly : C'est parce que j'avais oublié qu'il n'y en avait pas... (Piteuse mais bien sûr sans changer son ton mélodieux :) J'ai des trous de mémoire... Je ne sais pas comment le vol s'est opéré, car on me l'a sûrement volée, un matin, au réveil, je me suis rendu compté que des tas de connaissances avaient disparu. Envolées. Chapardées par je ne sais qui je ne sais comment. Et pourquoi ? Je ne le sais pas non plus. Depuis, pour combler les vides, tu comprends ? j'invente. Sinon Alice me renverrait sûrement chez moi. Elle apprécie que je sache tout. Mais là, si personne ne peut savoir, si elle n'a même pas existé... J'aime assez inventer, c'est très amusant, comme une aventure, moi Hidaly je vis des aventures...

Mari principal : Quand on perd la mémoire on vit plutôt de moins en moins. Je me demande pourquoi Alice t'a fait ça.

12. (Jo sort de la cuisine excédé, suivi de Mère une cuisse de poulet dans une main, un verre plein dans l'autre.

On entend Alice crier : Périmé, oui périmé. Et qu'est-ce que j'y peux ! Les yaourts sont périmés, les plats cuisinés sont périmés, Jo est périmé, Mère est périmée !

Jo va fermer la porte que Mère, les mains prises, a dû laisser ouverte.)

Jo : En voilà une crise pour une simple observation !

Mère : Elle a un caractère épouvantable. On ne peut rien lui dire.

(Alice ouvre la porte de la cuisine et paraît avec un tablier et dans la main droite une fourchette à viande, géante, qu'elle manie avec de grands gestes pour accompagner son discours et qu'elle posera n'importe où.)

Alice : Mais si vous n'êtes pas contents... allez ailleurs ! Alice ne retient personne ! Personne ! Vous ne me servez à rien. Vous êtes des bouches édentées à nourrir. Et en plus je règle les frais de dentiste même pour le dentiste. Périmé ! Périmé ! Vous n'aviez qu'à faire les courses ! Les courses... dans les magasins... avec un chariot à pousser !...

Hidaly : J'aimerais, moi, mais ils ne veulent pas m'emmener.

Mère : Ben tiens, en robe du soir. On va passer pour bizarres.

Alice (pas calmée) : Mais vous êtes des bizarres ! Vous croyez qu'à l'entrepette j'oserai dire que mon premier mari est devenu plus vieux que ma Mère ? Que mon unique amie couche sous mon lit...

Jo Hidaly) : C'est confortable ? Ici ce canapé est d'un dur.

Alice (qui l'écoute) : Qu'on discute devant moi comme si je n'étais pas là...

HidalyJo) : J'ai bien aménagé. Venez si vous voulez, il reste une place.

Alice : Et que ma Mère ne peut pas me dire deux mots sans une provocation !

Mère (mangeant) : Tu ne changeras jamais. Petite déjà tu étais une salope.

Alice : Je suis une salope parce que ma mère était une salope !

Mère (finissant de manger; objective) : Ça, c'est vrai.

Alice (fondant en larmes) : Et que papa n'était jamais à la maison.

Mère (buvant) : Bien contente d'en être débarrassée de celui-là.

Alice (en larmes) : Alice est toute seule au milieu des périmés.

Mari principal (jusque là sidéré) : Non, non ma chérie. Ton mari principal ne t'abandonne pas. Je ne t'abandonnerai jamais. Je t'aime. D'ailleurs tout aime Alice; les fleurs de la terrasse, les objets inanimés, les passants de la rue, les villes, les continents; le monde aime Alice. Il le crie à chaque printemps, par le chant des oiseaux, les vols des abeilles...

Alice (réconfortée) : Quand est-ce qu'on va à Rio ?

Mari principal (interloqué) : Mon p'tit amour, tu n'es pas prête pour un si long voyage. Et puis les avions sont dangereux, ils plongent dans l'océan démonté comme des goélands mais ils nagent très mal. Nous irons néanmoins, nous irons.

Alice : Quand ?

Mari principal : Ah. Dès que Mère et Jo auront clampsé. Tu vois, il ne peut pas y avoir longtemps à attendre.

Hidaly : Mais moi, je viens ? Je sais danser.

Alice (excédée) : Ah. Pourquoi est-ce que j'ai tant de responsabilités ! Je croule sous le poids du périmé. Je ne sais rien jeter. Je garde tout et tous. Même sous mon lit c'est complet.

Mari principal : Mais je prends le poids sur mes épaules ! Je plie sous la charge à ta place !

Alice : Un bon mari ne plie pas sous la charge, il la balance par la fenêtre. (Airs horrifiés des quatre autres.) Toi aussi tu es un poids pour moi. En plus je ne te connais même pas ! (Mari principal qui était près de la commode se tourne, dos à Alice, sort d'un tiroir le nécessaire pour se maquiller lentement par quelques traits en homme plus vieux. Le public le voit se grimer, mais pas Alice.) Je ne me souviens pas de t'avoir rencontré. Je ne me souviens pas de t'avoir épousé. Et pourquoi est-ce que je t'aurais épousé ? Il y en a des tas bien mieux que toi. Je suis sûre que si Alice est gentille avec eux ils aimeront Alice. Tout le monde aime Alice... sauf les détraqués, les boursouflés du ciboulot. Moi, que veux-tu ? Je suis une grande fille toute simple. Je ne suis pas exigeante : je voudrais être comprise. Je vis entre quatre vaguement personnes, quatre murs d'incompréhension. Je voudrais qu'on m'écoute, on ne m'écoute jamais, que l'on apprécie ce que je dis, mais on s'en fout, je voudrais compter chez moi, alors que j'ai l'impression d'y être tolérée malgré une ribambelle de défauts que l'on invente exprès pour mes faire de la peine. (Elle est au bord des larmes.) Car Alice a de la peine. (Soudain Mari principal se retourne. Alice, estomaquée :) Oh.

Mère (sarcastique) : Il a pris un coup de vieux, ton mari principal.

Jo (sympathisant) : Le pauvre, il a produit de trop grands efforts.

Mère : Elle les fait tous vieillir. Il n'y a pas de solution avec elle.

Hidaly : J'espère que mon mari n'est pas devenu comme ça.

Mari principal (très doucement) : Alice, ma chérie, calme-toi. Un peu de patience suffit pour laisser se dissoudre les problèmes les plus épineux. Je suis là, je t'aime. Rien ne peut t'atteindre. Ah je crois que le soleil te gêne. Ne bouge pas. Ton mari principal va tirer le rideau. (Il va le faire.)

13. Jo (ému) : Malgré l'avalanche des maux, des difficultés, des catastrophes, tu restes un héros des maris.

Mari principal Alice) : Est-ce qu'elle a bu son petit café, Alice ?

Alice (très petite fille) : Nan. A cause de ceux-là.

Mari principal : Ils ont été très vilains, mais Mari principal  va aller préparer un café pour Alice. Ne t'en fais pas, ma chérie, tout désormais ira bien. (Entrant dans la cuisine, aux autres :) Et vous, restez tranquilles; de la cuisine j'entends, j'entends !

Mère : Il aurait pu remporter mon verre. (Elle le pose sur la table du divan.)

Hidaly Alice) : Quand mon mari rentrera à la maison, j'emploierai tous tes trucs, il sera content, il ne s'ennuiera plus. Je n'avais pas su le fidéliser... on dit comme ça ?

Alice : Pour la clientèle seulement. Mais toi... si tu veux.

Hidaly : ... Hier soir tu n'as pas été bien.

Alice (criant) : Alors ça vient, c'café ! (A Hidaly :) Hier soir, j'vois pas.

Hidaly : Tout à fait hier soir... Juste avant de t'endormir... Ou alors je n'ai pas compris.

Alice : Oh... Tu demanderas à ton mari.

JoHidaly) : Je t'expliquerai... cette nuit. Jo est un expert d'Alice.

Mari principal (ressortant de la cuisine) : Voilà le café. Tiens ma chérie. Attention, tu vas te brûler. Tourne le sucre tout doucement.

Alice : Comme ça ?

Mari principal : Oui, c'est bien. Très bien. Maintenant une tout petite gorgée. Là. Il est bon, hein ? Tourne encore un peu. Plus lentement. Pas de précipitation. Ne te laisse pas perturber. Voilà. Bien, très bien.

Alice : Fini. On va à Rio ?

Mari principal : Bien sûr, ma chérie.

Alice : Ah ! (A Hidaly :) Annonce les horaires, toi.

Hidaly : Oui... (A elle-même :) Allons bon... Oïe...

Mari principal (comprenant et en profitant, à Hidaly) : Tu sais bien le mois... février...

Hidaly (perdue) : Oui... février mais maintenant, forcément, de l'année prochaine... (Se lançant :) 15 février à 16 heures. ( On change de mois et de jour selon la date de la représentation.)

Alice (stupéfaite) : Pas avant ?

Hidaly (peureuse mais le ton de sa voix reste mélodieux) : Non.

Mari principal : On va réserver.

Jo : Rien ne presse.

Mari principal : Quand la décision est prise, je vais jusqu'au bout. Rien n'arrête un mari principal.

Jo (ému) : Il est magnifique.

Mère : Si j'avais flanqué plus de claques à ma fille, on n'en serait pas là. Mon complément-retraite tomberait dans ma poche chaque mois sans que j'aie besoin de demander. Et au lieu de partir à Rio elle irait bosser tous les matins, tous les après-midi, pas d'balades, au boulot, le fric i vient pas en l'appelant : fric ! fric ! Faut le gagner. J'ose même plus aller au club des mères âgées; quand j'entends les autres papoter sur leurs descendances, montrer les gros chèques signés pas leurs filles, j'ai honte. J'ose pas dire la vérité. Alors j'invente.

Hidaly (intéressée) : Ah oui ?... Par exemple ?

Alice : Y en a marre. Y en a marre !

Mari principal : Calme-toi, ma chérie. (A Mère :) Ne l'énervez pas, elle est très sensible, ne la brutalisez plus, c'est la dernière fois que je vous le dis ! (A Alice :) Tu vois, ma chérie, j'ai été ferme.

Alice : Oui; pour une fois tu t'es montré utile.

JoMère) : Et ne recommencez plus ! (A Alice :) Tu vois, je peux aider encore.

Hidaly : Mais l'exemple ? J'aurais bien voulu en avoir un, moi.

Mère : Si on se ligue, je me tais.

Alice : Enfin.

Mère : Mais...

Mari principal : Non ! Il suffit ! (A Alice:) Tu vois, je reste ferme. Et je vais réserver pour Rio. Je vais dans ton bureau et dans trois minutes... (Il y est entré.)

Mère (pas contente) : C'est ma chambre, maintenant !

Mari principal (ressortant, à Mère) : Qu'est-ce que vous avez fait de l'ordinateur ?

Mère : Il me gênait. Je m'en suis débarrassée.

Alice : Elle a balancé l'ordi !

Mère : Je l'ai donné à Hidaly.

Hidaly (vers qui tous les regards se tournent) : ... Il est sous le lit... Il faut bien que je m'occupe à longueur de nuit... Il sait des tas de choses, il est passionnant. (A part :) Avec lui je réapprends la nuit ce que j'ai oublié dans la journée.

Mari principal Alice) : Pas grave. Je reviens. (Il entre dans la chambre.)

(Un temps.)

Mari principal (revenant, à Alice) : Tu es sûre que tu as payé les abonnements .

Alice : Oh ! Zut... J'avais oublié.

(Mère hoche la tête avec une fausse pitié et un véritablement agacement.)

14. Jo : Ma pauvre Alice. Elle doit penser à tant de choses, il en tombe forcément quelques-unes du panier.

Mère : Elle n'a qu'à ranger, dans le panier. Si c'est un foutoir dans sa tête comme dans ses affaires, pas étonnant qu'elle ne retrouve rien.

Hidaly : Moi, je range. (Dépitée :) Pour ce que ça sert.

Jo : Autrefois j'avais une mémoire de vieil éléphant... Maintenant j'ai une mémoire de jeune éléphant... Tant qu'on a un éléphant dans la tête ça ne va pas si mal.

Mari principal : Alice n'est pas malade, juste un peu déprimée par les contrariétés de la vie... (Ils se sont réunis autour d'elle comme un groupe de médecins experts pour étudier une malade.) Le pouls est bon.

Jo : La respiration régulière.

Hidaly : L'incarnat des oreilles sans reproche.

Mère Alice) : As-tu rédigé ton testament, au moins ?

(Alice se laisse faire, étonnée, mais jamais mécontente lorsque l'on s'occupe d'elle.)

Mari principal : Elle a besoin de repos.

Jo : Oui... Pas de Rio.

Hidaly : Ah ! J'me rappelle tous les horaires ! (Elle regarde Mari principal d'un air effaré.)

Mère : La mémoire vous joue de ces tours. Surtout quand on se souvient.

Alice : Moi, au mieux, je ne me souviens des bons moments qu'avec effort; les mauvais, par contre, reviennent tout seuls, sans arrêt.

Mari principal : Aucune gravité, ma chérie. Simple aérophagie de souvenirs. Du repos, voilà ce qu'il te faut.

Jo : On pourrait soulever un peu plus le lit?

Mère : Il faudrait qu'elle rédige son testament.

Hidaly (étourdiment) : Comme la reine Jeanne d'Arc...

Alice (intéressée) : Ah je ne savais pas. Où est-ce qu'elle l'a rédigé ?

(Hidaly flotte visiblement, complètement perdue.)

Mari principal (intervenant pour sauver la mise) : A... à Sedan.

Alice : C'est où ?

Jo (pour ne pas se sentir inférieur, spontanément) : Dans le Maine. Vieille station balnéaire... (Se reprenant :) je crois.

(Alice se tourne vers Hidaly perdue.)

Hidaly (pour expliquer le savoir de Jo) : Jo, sous l'lit, quand il a fini d'me faire des trucs, il s'amuse toujours avec l'ordinateur.

Jo (pour détourner) : Mais avant elle avait flanqué la branlée à Cochon. (Se reprenant :) Je crois.

(Air perplexe d'Hidaly.)

Mère : Alice, toute petite déjà, était passionnée par l'Histoire. (Elle se met à rêver.)

AliceHidaly) : Elle a été brûlée vive, n'est-ce pas ? Quelle horreur !

Hidaly : Ah bon, c'est douloureux ?

Mari principal (pour détourner mais aussi pour reprendre l'avantage) : Elle a tout de même moins souffert que Napoléon empoisonné par Wellington.

Alice : Oh... (A Hidaly :) Quel poison ?

Jo : Arsenic. Si, là, je suis sûr.

Mère (perdue dans ses souvenirs) : Je la revois, Alice, assise sagement sur mes genoux avec le beau livre d'images des grands héros de notre autrefois...

AliceHidaly) : Et où c'était ?

Hidaly (perdue) : A... à Sedan ?

Mari principal : Un peu à Sainte-Hélène aussi.

Jo (pour ne pas être en reste) : Une sainte passée aux Anglais...

Alice : A qui se fier !

Mère (revenant sur terre) : Des années d'école et qu'est-ce qu'elle sait aujourd'hui, Alice ?

Alice (piquée) : Eh bien, et toi ?

Mère : Tu ne réponds jamais aux questions. Il s'agit de toi !

Alice : On m'a dit, tu m'as dit que les math étaient essentielles, je me suis abrutie de math; et elles ne m'ont servi à rien. Tu m'as dit que la physique, la chimie étaient capitales, je me suis abrutie de physique, de chimie; mais elles ne m'ont servi à rien. Je n'étais pas douée pour ces machins-là, je ne risquais pas d'en faire mon métier, ils m'ont abrutie, alors qu'ils étaient censés me cultiver. Me cultiver à quoi ? A être la reine des poires ?

Mari principal : Ces professeurs ont mal agi avec Alice.

Jo : Elle sait lire et écrire, n'exagérons pas.

Alice : Heureusement que j'ai Hidaly. Sinon je ne saurais rien.

(Sourire crispé d'Hidaly.)

15. Mari principal : Personnellement je n'ai pas aimé les études. Elles m'endormaient. Elles m'endorment toujours d'ailleurs. Tous ces anormaux qui ont fait progresser l'humanité au lieu de nous laisser tranquilles, et pour quel résultat réel, je vous le demande ? leur bilan est effroyable, en vieux que les médecins de force empêchent de mourir, en malades maintenus en vie malgré eux, en voitures dont le bruit abrutit, qui écrabouillent des piétons, qui s'écrabouillent elles-mêmes contre des murs, en trains qui déraillent, en avions qui s'écrasent... Je suis bien chez moi, j'y reste.

Alice (comme se réveillant) : Chez moi !

Mère : Elle va recommencer. Je vais faire la sieste. (Elle entre sans l'ex-bureau.)

Jo (emmenant Hidaly) : Moi aussi.

Alice : Laisse Hidaly.

Jo : Elle va réviser avec l'ordinateur.

Alice : Hidaly n'a pas besoin de révisions !

Mari principal : Ainsi nous serons tous les deux, comme deux amoureux aux premiers jours; est-ce que ce ne sera pas merveilleux ?

(Jo et Hidaly entrent dans la chambre.)

Alice (éclatant) : Mais non, c'est pas merveilleux ! J'te connais même pas ! D'où i sort çui-là ? Comment est-ce que je peux me retrouver avec un mari invité et un mari principal ? (Mari principal, à côté de la commode, visiblement accuse le coup; il s'est retourné, blessé, sort de quoi se maquiller, puis se grime lentement en plus vieux pendant qu'Alice continue son explosion.) Je devrais fermer la porte à double tour, je sais. Il y a une inflation de maris ici, dont aucun n'est bon. Vraiment je ne suis pas contente de la tournure que prennent les événements. Pourquoi tout, dans ce deuxième monde, est-il si difficile ? Où est l'accès au troisième ? Satané Phul et ses tours ! Je l'entends rire. Il se moque de moi. Attends un peu, tu vas recevoir une bonne correction ! Je ne me laisse pas faire, moi ! On ne me roule pas dans la farine ! Hein, le Mari principal, qu'est-ce que tu peux contre Phul ?

Mari principal (se retournant) : Pas grand chose, je le crains.

Alice (stupéfaite) : Oh... je l'ai encore fait vieillir... (Pratique :) Alors il ne me servira plus à rien.

Mari principal : Alice, ma chérie, adorable petite ordure, garce de mon coeur, ne t'énerve pas comme ça. Tu te fais du mal.

Alice : Tu as raison. Pousse le rideau. Au moins que je profite du soleil.

Mari principal (s'exécutant) : Il faut que nous parlions sérieusement de nos enfants.

Alice (éberluée) : On a des enfants ? Combien ?

Mari principal : Oh, elle plaisante. Nos trois enfants : Hubert, Juliette et Joséphine.

Alice (contente) : Ah, cette fois j'ai eu un garçon.

Mari principal : Installe-toi bien, ma chérie, pose tes jambes sur le pouf, oui, tu seras plus décontractée. Car l'heure est grave, Alice. Hubert, notre fils, ton fils, bref cet abominable voyou est encore en taule.

Alice : Hubert n'est pas un voyou !

Mari principal : Ne t'énerve pas. Tu vas te gâcher la santé. Que veux-tu ? Il tape sur tous ceux qui lui déplaisent dans les boites de nuit, à leurs sorties surtout, et comme tous les autres hommes lui déplaisent... Juliette est poursuivie pour proxénétisme...

Alice : ... ? Elle m'a dit qu'elle gagnait bien sa vie... Qu'elle avait beaucoup d'employés...

Mari principal : Quant à Joséphine, la catch professionnel et la drogue ne lui réussissent pas trop.

Alice (catastrophée) : On dirait que le seul but des enfants dans leurs vies est de créer le désespoir de leur mère... Vraiment ceux-là, ils seraient à r'faire, je n'les r'ferais pas.

Mari principal : Alors voilà mon idée... On les réunirait tous les trois chez nous quelques temps...

Alice : Mais c'est petit ! Ils vont gêner !

Mari principal : Et on discuterait, on construirait l'avenir avec eux pour qu'ils repartent sur de bonnes bases.

Alice : Quoi, des bonnes bases . Je me suis crevée à leur en donner pendant des années, pour ce qu'ils en ont fait... En plus, chaque fois que je les rencontre, il y a des reproches à mon égard ! Ils renversent la réalité tant ils ont l'esprit tordu... Et puis quoi, Hubert cogne un peu... parce qu'il est particulièrement viril... Juliette exploite un peu la faiblesse de certaines filles et de certains garçons mais elle leur laisse sûrement un pourcentage plus élevé que ses concurrentes...

Mari principal : Un peu de morale dans un univers de dépravation en somme.

Alice : Oui... Joséphine est très heureuse... Elle a toujours aimé les hôpitaux... Souviens-toi, elle voulait être chirurgienne, au minimum médecin... Comme elle a raté tous ses examens, elle est devenue cliente... mais elle s'y rend régulièrement quand même, c'est l'essentiel.

Mari principal (outré) : Alice ! Alice ! Même moi, ton Mari principal, tu finis pas m'excéder. Non, reste calme, détends-toi, ça va ?

Alice (très petite fille) : Pas tellement. Tu me dis des choses affreuses.

Mari principal : Mais oui, mais ma chérie, ma responsabilité de mari principal m'oblige à te les dire, tu me le reprocherais un jour si je ne t'avertissais pas des problèmes.

Alice : Tu pourrais peut-être les résoudre au lieu de m'en parler... Pour moi un bon mari règle les problèmes au lieu de vous casser la tête avec. Mon pauvre, tu fais ce que tu peux mais tu ne peux pas grand'chose. Tu n'est vraiment pas à la hauteur d'Alice. Tu as été une vraie mère pour nos enfants, mais Alice n'est pas un père, alors le résultat s'affiche en trois tarés. On n'y peut plus rien. Il est trop tard pour toi. Tu as eu ta chance, tu n'as pas su être le père des enfants d'Alice.

16. Mari principal : On a eu du bon temps tout de même tous les deux.

Alice : Surtout toi... parce que moi...

Mari principal : Je ferme les yeux, je nous revois jeunes mariés, mon coeur se remplit d'émotion. Mon amour se confond avec moi. Que faire, Alice ?

Alice : Ne pas fermer les yeux.

Un homme (jeune, en survêtement, ouvrant la porte et entrant sans façon) : Bonjour chérie, alors c'est fini, le ramolli est viré ?

(Alice lui sautant au coup, l'embrassant :)

Alice : Oh mon chéri, mon chéri, ma bête, j'ai pensé à notre après-midi sans arrêt. Oh, j'ai soif de toi, ma bête, mon adoré...

Mari principal (stupéfait) : Tu m'as trompé ? Alice m'a trompé...

Alice : Ueh, si tu savais comme il est au lit. Hein, mon Michel, dis-lui comme tu es au lit.

Michel (modeste) : Oh non, pas moi, toi plutôt. Tu racontes si bien.

Mari principal (défait, s'asseyant) : Voilà, je suis prêt à écouter, vas-y Alice, ma chérie. Et qu'ça croustille !

Alice Michel) : Je crois qu'il est légèrement jaloux.

Michel : Oh ? C'est laid, la jalousie.

Alice : Oui, je n'aurais pas cru ça de lui. Il me déçoit beaucoup.

Michel : Ne te laisse pas déprimer, ma p'tite chatte. On va aller courir et après le marathon on baisera jusqu'à demain. Mais tu n'es pas encore en tenue ! Tu nous retardes (L'embrassant :) pour l'après.

Alice (courant à la chambre) : Je fais vite.

Michel Mari principal) : Elle adore le sport. (Grimace étonnée de Mari principal.) Je suis le nouveau.

Mari principal : J'avais compris.

Michel (pour mette le point sur le i) : Le successeur.

Mari principal : Ooh. Il faudra réussir l'examen. Le conseil de famille décidera. Alice, elle s'enthousiasme, elle veut ceci, elle oublie cela, mais nous veillons à ses intérêts, qu'elle soit d'accord ou non. Moi, je suis le Mari principal, je le précise, que ce soit clair; je ne badine pas sur le bonheur d'Alice. Voyons, qu'est-ce que vous avez comme métier ? Quels sont vos revenus ? Qu'est-ce que vous aimez dans la vie ?

Michel : Le sexe.

Mari principal : ... Au moins vous ne développez pas comme Cyrano. Mais le travail ?

Michel : Bizness, politique.

Mari principal : Ah. Et ça marche ?

Michel : Le sexe. Les femmes vous procurent les contrats de leurs maris, les relations de leurs maris, de leurs amants précédents, leurs amies parlent de vous, vous invitent à la radio, à la télé... Baiser comme un dieu ouvre toutes les portes.

Mari principal : A ce point-là ? Je ne savais pas du tout. Mais vous serez fidèle à Alice ?

Alice (revenant) : Cesse de raisonner en sénile. Michel a une carrière devant lui. On ne se laissera pas arrêter par des raisonnements et des conventions.

MichelAlice) : Allons-y.

(Alice et Michel sortent.)

Mari principal (seul) : ... Pauvre Alice. Pauvre chérie. Séduite et bientôt abandonnée par un Casanova. Il faut veiller sur elle comme sur une petite fille. Elle est fofolle. On lui a dit sans doute : Ah oui, Michel, essayez-le donc. Elle a dû croire au début qu'il s'agissait d'une marque de lessive. Après... les hormones ont fait le reste... Heureusement que ton Mari principal ne se vexe pas et ne t'abandonne pas aux sinistres pattes de la bête que tu prends pour Apollon. Priape et Apollon il n'y a qu'Alice pour les confondre. Mais, naturellement, elle ne m'a pas demandé de conseils, elle a voulu s'aventurer toute seule... Maintenant la bêtise est faite, elle est faite; on ne peut plus revenir en arrière. Dans sa tête rien n'est grave parce qu'elle a toujours cru que dans la vie la marche arrière existait. Quand Alice s'excuse, par exemple, elle croit que ses actes n'existent plus... effacés comme sur une ardoise... alors qu'il y a toujours les actes et maintenant les excuses en plus. Oublier ne suffit pas. L'existence n'a pas besoin de la mémoire... Il y a des aveugles, il y a quand même des couleurs... Pauvre Alice, comme elle a besoin de moi. Pas de danger que je parte, va. Ton Mari principal t'attend à la maison, Hidaly n'est pas plus fidèle que moi.

17. (Michel rentre portant Alice.)

Michel : N'aie pas peur, Chatte, ce n'est rien.

Mari principal (inquiet) : Un accident ?

Michel : Non, non. Seulement au lieu de descendre à pied les quatre étages avec moi elle a voulu prendre l'ascenseur toute seule... Et en sortant de la boîte infernale, le faux pas. Certains sportifs ont des problèmes de chute, de malchance, des carrières s'y sont perdues.

Alice (d'une voix dolente) : J'aurais tellement voulu courir pendant deux heures sur les chemins les plus tordus de nos sous-bois. Avec toi.

Mari principal : Doucement. Pose-la sur le canapé.

Alice : Le grand air enfin. Le bel air. Au lieu de rester confinée ici. Alors qu'il fait si beau.

Mari principal (palpant) : Où est-ce que tu as mal ? Là ? Ou j'appuie ? Non ? Alors là ?

Michel : Peut-être surtout le choc psychologique de la chute. Il faut lui rendre confiance en elle. La prochaine fois... je prendrai l'ascenseur avec elle.

Mari principal (continuant de palper) : Quand on ne trouve rien, c'est parfois le plus grave. Surtout aucun effort. Ne t'en fais pas, ma chérie, ton Mari principal va bien te soigner.

Alice (très petite fille) : Voui. Alice en a besoin... Mais toi, ma bête, ne reste pas sans exercice; cours, vole et nous reviens encore plus vite. Ton Alice t'attendra, remise en forme pas son Mari principal, comme prix du guerrier vainqueur.

Michel : Oh, elle est héroïque, ma petite chatte. Ooh, câlins, câlins ? Puisque tu le veux, je dépasserai le vent de l'orage, je rendrai honteux les cyclistes, je lutterai à armes égales contre les minutes, les secondes, leurs dixièmes, leurs millièmes. Ah, chérie, chacun de mes pas écrasera un coureur du dimanche, ces misérables qui osent se comparer à moi, qui s'imaginent être comme moi. Je t'apporterai mon tableau de chasse comme à la déesse de l'amour.

Mari principal : Des écrabouillés à la maison. Avec le mal que j'ai pour le ménage.

Alice : Oh oui, oui, oui ! Va, va, va ! (Michel sort au petit trot élégant. A Mari principal :) Et cesse de me tripoter, toi... Je me souviens tout d'un coup que j'ai oublié d'arroser mes fleurs.

(Elle se rend sans problème apparent dans la cuisine. En ressort avec un petit arrosoir à la main.

A ce moment Michel rentre, épuisé.)

Alice (surprise) : Oh. (A part :) Est-ce qu'il vieillirait aussi ?

Michel : A la bonne heure, tu as retrouvé la forme.

Alice : Voui... Mari principal a massé. Comme soigneur il est merveilleux.

Michel Mari principal) : Eeh, à l'occasion je ne dis pas non.

Mari principal (battant la campagne) : Mes miracles... je les réserve à Alice.

Alice (l'embrassant) : Un gros bisou à Mari principal. (Elle sort sur la terrasse pour arroser les fleurs.)

Mère (sortant de l'ex-bureau) : Alors, Michel, mon complément-retraite, tu l'as obtenu ?

Michel : J'attends le moment opportun.

Mère : Avec elle il n'y a jamais de moment opportun. T'es aussi nul que les autres.

Michel : Mère, tu fais gaffe à tes mots ou tu prends une baffe, compris ?

Mari principal (indigné) : Tu ne taperais pas sur une vieille !

Michel : Sur les vieux aussi si tu ne te tiens pas tranquille. Moi je veux qu'on m'obéisse.

Jo (sortant de la chambre avec Hidaly) : Quel barouf. On se dispute encore ?

Michel : Cui-là c'est le plus beau. On a combien, le pépé ? Cent dis ? Cent trente ? Comment est-ce qu'Alice a pu te faire vieillir autant et aussi vite ? Bande de débris.

Mère (entre ses dents, blessée) : Sauvage. (Elle va s'asseoir. Elle boude.)

Hidaly (indignée mais bien sûr sa voix reste calme, douce, lente, mélodieuse) : Vous devez respecter le passé d'Alice.

Michel : Et elle ! La mémoire d'Alice ! 1515 ?

Hidaly : Vous tombez mal, je connais toutes les stations de métro et de RER par coeur. (Jo la regarde avec l'air "encore une tuile".)

Michel (sans réaction) : Mais t'es vraiment mignonne. Si de sous l'lit, tu veux passer d'ssus.

Alice (rentrant) : Elles sont superbes ! Mais elles avaient soif.

Michel : Tu sais qu'Hidaly fait des photos de nous dans la chambre ?

Hidaly : Ben quoi, j'ai un appareil tout neuf... à sensibilité même dans le noir... mais il ne fait pas seulement des photos, je filme également.

AliceMichel) : Il faut bien qu'elle essaie son appareil. (Elle va poser l'arrosoir dans la cuisine.)

Hidaly : Alice sera rudement contente de trouver tous ses souvenirs plus tard.

Jo : J'aide Hidaly à les ranger.

Mari principalMichel) : Le canapé ici est d'un dur. Dis donc, je pensais, le vaste fauteuil dans la chambre...

Michel : Tu veux venir t'y installer ? Pas de problème. Je n'ai pas peur du public. (Bien fort, pour Alice dans la cuisine :) J'assure, moi !

III, 18. Alice (revenant) : L'aiguille de la pendule a encore tourné; dès que je ne la surveille pas, elle en profite. Qu'est-ce qu'on va manger, ce soir ?

Mari principal : Ne bouge pas, ma chérie. Je m'occupe de tout. Ton mari principal sera fin cuisinier, tu verras. Et sans avoir étudié, je le précise.

(Il entre dans la cuisine.)

Michel (enlaçant Alice, montrant les autres du menton) : Si on se débarrassait d'eux ?

Mère (restée craintive) : Il a voulu nous frapper !

Alice Michel) : Comme tu es viril. Avec toi je suis tranquille, jamais je n'arriverai à t'expédier chez les rennes, les enfants auront toujours leur père, aucune femme n'est capable de faire partir un homme comme toi.

Michel : Des enfants ? Rien ne presse... Je suis encore jeune. (S'énervant, aux autres :) Allez, allez, dans la cuisine, débarrassez-moi le plancher. Alice et Michel ont à discuter.

(Il les pousse.)

Hidaly (se défendant) : Justement, dans ces cas-là Alice a besoin de moi.

Michel : Eeh, t'as du muscle, toi. (Il la pousse.)

Mère : Ne me touche pas, la bête, j'ai mon téléphone portable sur moi, un coup de fil et la bête est dans la cage.

(Michel en rit.)

Jo : Juste le temps de prendre un livre.

(Il cherche dans la toute petite bibliothèque.)

Alice (étonnée) : Tu lis, toi, maintenant ? Un dentiste !

Jo (emportant le livre choisi dans la cuisine) : Je ne suis pas médecin quand même ! Et puis je n'aime pas cuisiner.

(Il sort aussi.)

Michel Alice) : Enfin seuls.

Alice : On va s'embêter.

Michel : Parlons de notre avenir. Parlons affaires.

Alice : Quel livre est-ce qu'il a pu prendre ? Il n'y a pourtant pas de bandes dessinées dans la bibliothèque laissée par papa.

Michel (agacé) : Vérifie ! Tu connais tes livres, je suppose !

Alice (étonnée) : Non, pourquoi est-ce que je les connaîtrais ?... Je travaille dans une entrepette de recouvrement... de dettes souvent inexistantes... Pas besoin de lire des livres avec des tas de pages pour ça... Il en a pris un gros, t'as vu ?

Michel : Il l'ouvrira à peine.

Alice : Et s'il le lisait ?

Michel : Il n'osera pas.

Alice : Je me méfie. Jo, jeune, il était intelligent.

Michel (l'enlaçant) : Tu sais que tu as beaucoup plu à Gaspard ? A Vladimir aussi ? Et à Rosa ?

Alice : Alice plaît à tout le monde; tout le monde ne plaît pas à Alice.

Michel : Mais si Alice était gentille avec eux, elle ferait avancer nos affaires.

Alice : Tu veux me vendre ?

Michel : Ah, t'es bête, c'est du troc, pas d'la vente.

Mari principal (ouvrant la porte de la cuisine, en tablier et toque) : Je suggère pour le dessert un gâteau praliné. Ou au chocolat ?

Michel : Tire-toi.

Mari principal (regardant Alice qui ne dit rien) : Ah ?... Bon... Praliné avec chocolat.

(Il referme la porte.)

Alice : Si je comprends bien, tu veux me prêter à l'un, puis à l'autre etc... en échange de... ?

Michel : Mais non. Une partouze, c'est tout. Et ça  leur  fera  tellement plaisir. Ils seront si heureux. Hein ? Alice aime rendre heureux ?

Alice : Je n'voyais pas du tout notre avenir de la sorte; ah pas du tout.

Mari principal (rouvrant la porte) : Je vais plutôt remplacer le praliné par du chocolat, non ? (Pas de réponse.) Bon. (Il referme.)

Michel : On a fixé la date, tu as l'temps de t'faire à l'idée... d'ici mercredi soir.

Alice (stupéfaite) : Mercredi ?... Sans m'en avoir dit un mot ? Tu t'es engagé ?

Michel : Tu es mon gage. Notre équipe va s'unir en toi. Par toi. Alice est une valeur d'échange universelle, plus forte que les monnaies, que l'or même... On partagera les bénéfices.

Alice : Quoi ! D'où est-ce que tu sors ? Je ne te connais pas ! On n'a pas pu se marier, je m'en souviendrais.

Michel : Alice, ne me force pas à te flanquer une correction... (Brusquement il semble se sentir mal.) Oh, je me sens tout drôle, là... on dirait un coup de pompe après un effort excessif. Respire à fond. (Il applique au fur et à mesure ses directives.) Tu te détends. Relâche les muscles. Vide ta tête - on ne rit pas. Marche lentement. Très lentement. Pas de panique. Rentre en toi-même maintenant... (Un temps; soulagé :) Ça va.

19. Alice : Ah, pas moi ! Ah non ! Que penseraient de moi ma Mémoire et mes deux maris ? Pour ma mère, soit, de toute façon... Je suis une fille honorable, je ne couche pas en échange de fric ou d'autres avantages ! J'ai même une conscience, figure-toi. Pas une grande grande. Pas le modèle monumental. Mais elle est là, in la caput, comme disait Marcus Aurelius - selon papa - et j'ai un curé également, lequel ne m'a pas dit un mot de la partouze dans les obligations du mariage.

Michel (faiblement) : Il n'est peut-être pas au courant ? Il ne suit peut-être pas les dernières modes du Salon du mariage ?

Alice : Possible. Mais je suis une grande fille toute simple à l'ancienne... Parfois... Oh, et puis zut, va te faire voir chez les Grecs.

Michel (pathétique) : Trafalgar. Waterloo. Finale du mondial de foot 2006. Ma vie coule dans le temps sans fond, le capitaine...

Alice : Coule avec.

Michel : Ah ? J'avais une version avec une barque de sauvetage jusqu'à une île peuplée de jolies indigènes pas farouches. Dans ce paradis, tout le monde baisait avec tout le monde. Frénétiquement et à longueur de journée. Si on y allait ?

Alice : Sans moi. (Elle allume la télé.) Maintenant, si je pouvais regarder mon  émission tranquille...

Mari principal (ouvrant la porte de la cuisine) : Tout baigne ?

Alice et Michel (ensemble, elle bougonne, lui déprimé) : Non.

Mari principal (entrant) : Moi non plus. Le chocolat a fondu quand j'ai voulu cuire le gâteau; je ne m'y attendais pas du tout. Il a coulé sur le rosbeef. Vous avez quelque chose contre le rosbeef au chocolat ?

Alice (rageuse) : Je regarde mon émission sur les jardins. Les jardins ! Est-ce qu'on pourrait me laisser écouter !

Mari principalMichel) : Je la trouve nerveuse. Vous n'avez pas fait ce qu'il fallait ? Pour la calmer, je veux dire. Entre nous, mon vieux, depuis quelque temps, je vous trouve en baisse. Vous ne tenez pas la forme ? Vous voulez des vitamines ? On en a dans la cuisine, Jo en prend chaque matin... et chaque soir... Moi... rarement.

Michel : Laisse-moi tranquille, pépé.

Mari principal (se braquant) : Eh ! Oh ! Je suis le Mari principal ! Je le précise ! Je ne me laisserai pas intimider par un simple mari d'appoint !

Michel : Mari d'appoint, moi ! Va faire bouillir ton chocolat, Mathusalem ! Ah ! Vous me déprimez tous, ici, il faut que je sorte. (A Alice :) Mais toi, ne t'en crois pas quitte à si bon compte. On en reparlera quand je rentrerai.

Alice : Cours toujours.

(Michel sort.)

20. Mari principalAlice) : On mange ?

Alice (triste) : Pas faim. (Un temps.) Le soir tombe déjà. (Un temps.)

Mari principal (allumant toutes les lumières) : Voyons, ne te tracasse pas. Quel couple échappe aux disputes ? A part le nôtre. Mais moi je suis spécial.

Alice (éteignant la TV et se pelotonnant contre lui) : Toi tu es trop gentil. Quand je suis avec toi j'ai l'impression que ma mère a raison à mon sujet.

Mari principal : Elle a trop aimé la petite fille pour pardonner à la jeune femme.

Alice (très petite fille) : Alice n'arrive pas à vieillir.

Mari principal : Jo vise le record, il n'a pas de problème de ce côté-là.

Alice : Il lit vraiment ? Qu'est-ce qu'il lit ?

Mari principal : "Pensées du monde entier." Et il en fait profiter les autres. Hidaly demande des explications sans arrêt, mère l'agonit d'injures et me donne des conseils de cuisine...

Alice : Elle n'a jamais su faire la cuisine.

Mari principal : D'où le rosbeef au chocolat...

(La porte s'ouvre. Michel rentre, l'air renfrogné; il a beaucoup vieilli.)

Michel : Je ne vais pas me laisser déprimer par une salope - même ta mère le dit. Un mec comme moi il va te mater. Le mec comme moi que je suis... parce qu'il est de retour en moi, je le sens au complet... il surmonte la tempête, il hurle dans la tempête ! La bouteille de rhum à la main ! Et il chante ! (Chantant :) Ipaho ! Bouteille de rhum ! Sur  la houle qui roule, sous le vent dément, ipaho ! Bouteille de rhum !

Alice : Il est encore saoul.

Mari principal (allant prendre Michel par le bras) : Pas de grands gestes, je veux juste t'aider à gagner ton lit. Non, par là.

Michel : Et Alice ?

Alice : J'accours, ma bête; avant, je mange, il est tard; on t'a attendu, j'ai très faim.

Mari principal : Tu penses, elle a hâte de te rejoindre.

Michel (riant en reniflant) : Ça oui. J'la connais. (En confidence :) La bête, c'est elle.

Mari principal : J'avais remarqué également.

Mère (ouvrant la porte de la cuisine) : Ah. Aussi taré qu'les deux premiers. De toute façon elle n'attire que ceux-là.

Voix d'Hidaly : Ah bon, y en a d'autres ?

(Mère referme la porte.)

Michel : Je voulais écraser les démons d'Alice. Y en avait trop... Ils m'ont eu.

Mari principal (le poussant dans la chambre et entrant derrière lui) : Des idées tout ça.

Alice (seule) : Oui, des idées. Alice a des anges ! Vingt-quatre. Et un seul ennemi, Phul l'espiègle. Il m'a envoyé un mari d'appoint à durée si limitée qu'on n'a même pas pu avoir une conversation complète. Ma bête n'a pas tenu tête aux pièges de Phul, elle ne savait que cogner, elle cognait dans le vide. Autour de moi il y a le vide, on ne peut que tomber.

Mari principal (ressortant) : Il s'est endormi comme une brute.

Alice : Il est une brute.

Michel (ressortant) : Alice, j'ai pris la décision, nous allons avoir un enfant. Il sera un Hercule comme son père. Quand je ne serai plus là il te défendra.

Mère (ouvrant la porte de la cuisine) : Un petit-fils. Ah oui, ça me distraira.

Hidaly (montrant aussi sa tête) : Je lui apprendrai les mathématiques : c'est ce dont je me souviens le mieux.

Jo (montrant aussi sa tête) : Et moi la philosophie, je commence justement de l'étudier.

Mari principal : Je crois qu'il préférera discuter avec moi.

Alice (ironique) : Dès sa naissance il aura surcharge de travail.

Michel : C'est vrai. Alors des jumeaux.

Hidaly : Oui, j'en prendrai un, je l'élèverai en attendant mon mari.

Michel : Ou des triplés.

Mari principal : Le mieux serait qu'on en ait chacun un.

Michel : Bon, alors...

Alice (explosant, à Michel,  et joignant le geste aux paroles) : Hé ! Oh !... C'est encore moi qui porte les mamelles dans cette maison !... Non, mais ! (Elle marche rageusement.)

(Un temps.)

Mari principal : Elle n'a pas tort.

Mère : Quand elle n'a pas tort, le résultat est encore pire.

Hidaly : On se contente de jumeaux ?

Alice : Alice n'a pas besoin des décisions des autres. (Mère, Jo et Hidaly vont peu à peu sortir de la cuisine.) Je sais parfaitement choisir, ce n'est pas une bête qui m'apprendra. Alice n'allaitera pas Hercule, tu peux le garder, ton Hercule; Alice veut d'abord trouver un mari... gentil...

Jo : Attentionné...

Alice : Amusant...

Hidaly : Avec de la mémoire.

Alice : Pas trop. Qu'il se souvienne toujours d'Alice, voilà l'important.

Mère : Sportif, tu l'oubliais.

Alice : Aussi sportif que moi. Un tout p'tit peu plus, disons. Mais pas... Sans exagération, quoi.

Mari principal : Et qui sache protéger Alice.

Alice : Ben oui, j'ai besoin de sécurité... Ah, tiens, j'ai faim. (Elle entre dans la cuisine.) Je te dirai mon avis sur ton rosbeef !

21. Mère : Ah, comme fille, elle n'est pas le modèle à vie facile... pour les autres.

Michel (qui semble se réveiller) : Elle me fatigue. Elle me donne soif, sans arrêt.. Avant Alice le temps me semblait court, avec Alice il passe plus vite et il semble long, long. Il me fatigue, le temps, à courir de la sorte. Je voudrais me reposer. Me sentir bien comme autrefois. Avant je fonçais, je rigolais, je ne pensais à rien; maintenant je réfléchis malgré moi, à ma vie, à la vie en général, j'ai beau m'arc-bouter, c'est comme l'alcool et Alice, plus fort que moi, je réfléchis quand même.

Jo (montrant son livre) : Je peux t'aider. Là-d'dans y a du prêt-à-penser sur tout. Sauf Alice

Mère : Ils ont évité le plus gros des problèmes.

Hidaly : Socrate s'est fait sauter la cervelle quand il l'a rencontrée, Confucius s'est empoisonné, Boudu s'est noyé, Descartes a pris des vacances. (A part, joyeuse :) Ma mémoire revient !

Mari principal (qui avait l'air méditatif) : Je vous laisse, il faut que j'aille aider Alice à manger ou elle va répandre du chocolat partout.

(Il entre dans la cuisine.)

Michel (pitoyable) : Qu'est-ce que j'vais faire ?

Jo (plein de sympathie) : Essaie encore. Sois plus caressant : elle adore les caresses. Fais le plein d'hormones pendant les pauses. Tu es un sportif, quoi, tu connais le tiercé gagnant : rigueur, ascèse, dopage. Applique les bons principes.

Mère : Il n'a pas l'moral. A la base, il faut le moral, qui est essentiel

Michel : Alors je bois. Mais le moral n'est pas au fond des bouteilles. Au fond des bouteilles, il y a Alice.

Jo : Va dans ta chambre, va, repose-toi et ne pense pas.

Hidaly (sentencieuse) : Je trouve la situation très intéressante car elle est très dramatique.

(Michel, poussé par Jo, rentre dans la chambre d'Alice. Mère s'assoit avec un soupir de découragement.)

Jo Hidaly) : Sa dépression me déprime. Si on allait coucher ailleurs cette nuit ? Chez toi, par exemple ?

Hidaly : Ah non ! Chez moi je m'ennuie, il ne se passe jamais rien. Je suis curieuse de savoir comment ça va se passer entre eux cette nuit. Je veux suivre les événements de près, coller à l'actualité. Ensuite je le raconterai à mes copains sur l'internet.

Mère : Parce que tu le racontes ?

Hidaly (fièrement) : Je mets mes films aussi. Mais payants. C'est plus moral... (Expliquant :) Tu paies pour voir, tu achètes l'indulgence sociale, pouvoir regarder sans culpabiliser puisque, après tout, tu as payé. (Regardant Jo :) C'est ça ?

Mère : Les films... ? Pas... de la nuit ?

Hidaly (logique) : Qui est-ce qui paierait pour les autres ?

Jo : Quand la morale rencontre l'argent au sein de la logique, que voulez-vous qu'ils fassent ? Ils baisent. Le caritatif n'est qu'un enfant illégitime.

Mère : Et Alice le sait ?

Hidaly (un peu gênée) : Pas encore. La pauvre, elle a tellement de problèmes avec sa bête. Je vais les filmer d'abord, elle sera si contente de les visionner plus tard, dans des années, pour se souvenir !

Jo (embrassant Hidaly) : Hidaly est la mémoire d'Alice; avec elle rien ne se perd, et rien ne se perdra car moi, je range.

Mère : Eh bien, moi, quand la pensée du type chez les rennes m'effleure, je suis contente de mes trous de mémoire; il en faut pour vivre heureux.

Voix d'Alice : Jo ! Viens nous aider. Il y a une tonne de vaisselle et la machine est en panne !

Jo (entrant dans la cuisine) : Perdus sans Jo, hein ?

Voix de Mari principal : Les grandes recettes font les grandes vaisselles.

Hidaly (regardant l'heure, joyeuse) : Ah. Je me demandais si j'allais pouvoir disposer de la salle de séjour sans expliquer à tout l'monde. (A Mère :) Vous pourriez me laisser ? J'ai un rendez-vous.

Mère (qui n'en revient pas) : Ah... Bon... Quel rendez-vous ?

Hidaly (la poussant vers l'ex-bureau) : Allez vous reposer.

Mère : Je ne suis pas fatiguée. (Elle entre quand même. Hidaly se met devant la pendule, attend.)

Hidaly : Pile !

(Elle court à la porte d'entrée, ouvre, un jeune homme est là.)

22. Le jeune homme (très calme) : Que les aigles prennent leur envol et étendent leurs ailes pour tourner au-dessus de nos têtes. Bonjour Hidaly.

Hidaly (voix comme d'habitude, forcément) : Les fleurs de la montagne fleurissent sous la menace. Les chants des fêtes sont sans écho. Bonjour Joël.

(Elle le fait entrer.)

Joël : Et ce fut la rencontre.

Hidaly : Hidaly l'attendait.

Joël : Il revenait d'un monde où il ne l'avait jamais quittée.

Hidaly : Elle le regardait pour la première fois et elle le reconnaissait.

(Mère ouvre sa porte pour regarder et fait l'étonnée.)

Mère : Ah, pardon. (Elle referme.)

Joël : J'ai franchi le temps du charcutier, le temps du boulanger, le temps du marchand de sacs, le temps du marchand de vêtements, la rue est sage la rue est folle pour arriver à Hidaly.

Hidaly : Et aucun de ces temps n'a pu te piéger.

(Alice sort de la cuisine, regarde étonnée le jeune homme, entre dans sa chambre.)

Joël (qui ne l'a pas vue) : Je savais où j'allais.

Hidaly : Tu voulais vraiment venir, n'est-ce pas ?

Joël : Une force en moi l'exigeait. Je n'aurais pas pu lui résister.

(Brusquement Michel sort de la chambre, il a encore vieilli, l'air effondré; à pas lents il se dirige vers la cuisine.

Cette fois Joël le remarque.

Brusquement la porte de la chambre s'ouvre à nouveau. Alice paraît dans l'entrée. Elle est en nuisette comme au début.)

Alice (d'un ton rogue, à Joël) : Vous savez l'heure ? 22 par là. Vous trouvez que c'est une heure pour les visites ?

Joël Alice) : Vous êtes la soeur d'Hidaly, n'est-ce pas ? J'ai beaucoup entendu parler de vous.

Alice (s'avançant, pas plus aimable) : Ah oui ?... Mon mari d'appoint est inutilisable, il m'en faut un autre.

Hidaly (à voix basse, à Alice) : Tu nous déranges.

Alice : M'en fout.

(Mari principal ouvre la porte de la cuisine pour regarder.)

Mari principal : Il m'a l'air fragile.

Jo (qui le pousse pour regarder) : Il est trop jeune, il ne tiendra pas l'coup.

(Ils referment.)

Joël Alice) : Ma rencontre avec votre jeune soeur a fait battre mon coeur toute la journée; elle est si jolie, si naïve aussi, elle semble découvrir la monde.

Alice (qui lui tourne autour pour bien l'examiner, d'un ton un peu moins rogue) : Quéqu'chose comme ça, oui.

Hidaly : Joël et moi nous avons projeté d'aller maintenant au cinéma.

Alice (avec un sourire enchanteur; elle a pris sa décision) : Hidaly ne sort pas... Elle n'est pas biologique, vous avez vu son dos ? (Elle la tourne.)

Hidaly : Et alors ? Moi aussi je suis entièrement biodégradable.

Alice (brutalement, à Hidaly) : Et ton mari ?

Hidaly (stupéfaite) : Ah bon, j'ai un mari ?

Alice : Tu crois qu'il sera content d'apprendre comment tu occupes tes loisirs ?

Hidaly (au bord des larmes) : J'voulais pas lui faire de peine, je l'avais juste oublié.

Alice (ironique) : Je t'entends à son retour. (Imitant le ton d'Hidaly :) Cher mari, je t'ai trompée mais tu ne peux pas m'en vouloir car j'ai simplement eu des trous de mémoire, à ces moments-là je t'avais oublié. Sinon j'ai beaucoup pensé à toi. (Reprenant son ton à elle :) Tu sais ce qui arrivera ? Il repartira pour cent vingt ans !

Hidaly (effondrée) : Oh non.

Mari principal (sortant de la cuisine) : Ne la brutalise pas. Je l'emmène dans la cuisine.. (A Hidaly :) Viens. Jo va te réconforter.

Hidaly (qui se souvient mal) : Jo ?

Alice (comme en rage) : Oh ! Une femme mariée ! (Mari principal et Hidaly rentrent dans la cuisine. D'un ton désormais totalement charmant, joyeuse :) Mais moi, je ne suis pas mariée.

Joël (pour dire enfin quelque chose) : Je suis désolé... pour Hidaly.

Alice : Pourquoi serais-tu désolé ? Tu viens de rencontrer Alice.

Joël : Je devrais, je pense, rentrer chez moi. Vous direz à Hidaly...

Alice : C'est tout l'effet que te produit une belle fille en nuisette ?

Joël : Non. Justement. Il vaudrait mieux que je rentre.

Alice (moqueuse) : Il vaudrait mieux pour qui ?

Joël (interloqué) : Je ne sais pas.

Alice (changeant de sujet, intéressée) : Est-ce que tu as beaucoup de mémoire ?

Joël : Pour être franc, pas terrible.

Alice (ravie) : Tant mieux... Tu vois, Hidaly, elle ne sera pas rancunière, elle ne se souviendra pas qu'elle devrait l'être.

Joël : Ah... Moi, pas à point-là.

Alice : Je n'ai pas beaucoup de mémoire non plus... Enfin, pour la rancune, assez quand même... Je me demande pourquoi elle t'a fait venir. (Comme il va répondre :) Mais non, tu n'en sais rien. Elle non plus. Inutile de le lui demander. (L'examinant :) Ton visage, ton allure , disent quelque chose à Alice. Qu'est-ce que tu faisais dans ma mémoire ? D'où viens-tu ?

Jo : De la rue à côté.

23. Mari principal (sortant de la cuisine, en rage) : Ah non, non ! (A Alice :) Il recommence. Ton mari d'appoint. Il veut tout diriger, tout régenter. Il donne des ordres ! (A Joël :) Je voulais préparer des beignets pour demain matin, une surprise qui plairait à notre Alice, il critique ! Il critique sans arrêt ! La pâte, les pommes, la cuisson, selon ce grand expert rien ne convient, rien n'est satisfaisant ! (A Alice :) Il faut que tu le mettes ailleurs. Débarrasse-nous-en... Si tu le remettait au lit il libérerait la cuisine.

Alice Joël) : Je rêve d'amour et ils viennent m'assommer avec des histoires de cuisine. Alice n'en a rien à faire de leurs disputes. Alice t'a rencontré, par hasard, c'était au coin de ma rue qui est le coin de ta rue, elle a dit : "Oh, je crois que nous avons failli nous heurter", tu as répondu : "Quel dommage que nous ayons eu des réflexes. Nous ne pourrions pas recommencer ?" Et nous avons recommencé. (Se collant à lui :) Sans réflexes.

Mari principal : Bon, je vais régler le problème tout seul. (Il retourne dans la cuisine.)

Joël : Qui est-ce ?

Alice : Qui ça ?

(Michel est poussé hors de la cuisine par Mari principal, Jo et surtout Hidaly. On entend :

Jo : Bravo Hidaly. Pousse. Pousse-le.

Mari principal Michel) : Va voir ailleurs si la cuisine est bonne.

Michel reste un court instant incertain puis rentre dans la chambre.)

Joël (qui a suivi l'action) : Qui sont ces gens ?

Alice : Regarde les épaules d'Alice, mon chéri, tu aimes la douceur des épaules ? Embrasse-moi dans le cou... Plus doucement... Moins doucement... J'aime toutes les façons d'embrasser avec toi.

Joël : Alice voudrait-elle m'hypnotiser ?

Alice : Tu as bien hypnotisé Alice.

Joël : J'ai envie de te dire des folies. Mais même des folies avec Alice me paraîtraient mièvres.

Alice : En amour il n'y a rien de mieux que le mièvre, mon chéri. Oh oui, dis le mièvre à Alice.

Joël : Ils vont rire de nous tous ces gens.

Alice : Donnons-leur vite le ridicule de rire de nous. Et les seins d'Alice, tu aimes les seins d'Alice ? Ils sont jolis, n'est-ce pas ? Plus que ceux d'une nana d'ciné club qui se détaillait.

Mère (ouvrant la porte de l'ex-bureau) : Fais gaffe, ma fille est une salope. Elle ne changera jamais ! (Elle referme.)

Joël : Ta mère, chérie ? Comme j'aimerais la connaître.

Alice : Et la taille d'Alice ? Prends la taille d'Alice dans tes mains. Elles sont puissantes, tes mains. Tu sens comme la taille d'Alice plie ? J'ai vingt-trois ans...

Hidaly (ouvrant la porte de la cuisine) : Vingt-cinq. Si, je suis sûre ! Je me souviens très bien. (Elle referme.)

Mère (ouvrant la porte de l'ex-bureau) : Exact. (Elle referme.)

Alice (continuant, sans s'émouvoir) : Et je n'ai qu'un désir, plier sous tes mains. Alice est la douceur, la caresse. Je t'aime tellement.

Michel (ouvrant la porte de la chambre) : C'est une bête, une vraie bête. Elle m'a démoli ! (Il referme.)

Jo (ouvrant la porte de la cuisine) : Je confirme. (Il referme.)

Alice : Touche les jambes d'Alice, mon chéri, caresse les jambes d'Alice. Hein ? C'est-i-pas-d'la belle jambe, ça ! Cuisse galbée à fondre, mollet délicat à hurler, petit pied adorable à exploser.

Mère (ouvrant la porte de l'ex-bureau) : C'est une salope. Elle ne changera jamais. (Elle referme.)

Alice : Alice est une merveille. Mais toi aussi tu es une merveille. Si, si. Tu as des lèvres à dévorer Alice, des dents à dévorer Alice, un corps à dévorer Alice.

Mari principal (ouvrant la porte de la cuisine) : Oui, soit. Mais qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? J'aimerais tout de même avoir les renseignements de base pour te conseiller ! (Il referme.)

Joël : Ton père, sans doute ?

Alice (pas démontée) : Non, papa est chez les rennes.

Mère (ouvrant la porte de l'ex-bureau) : Elle aussi elle finira chez les rennes ! (Elle referme.)

Michel (ouvrant la porte de la chambre) : C'est une bête ! Une bête ! (Il referme.)

Alice : Moi je travaille dans une entrepette de recouvrement de dettes... vraies ou fausses je recouvre.

Joël : Oh. Franchement ces métiers-là...

Jo (ouvrant en grande partie la porte de la cuisine) : En fait l'entrepette est en grande partie à elle. (Il referme.)

Alice (d'un ton rogue) : Ben quoi , ça vaut mieux que d'braquer des banques ! Et d'se r'trouver en taule... On risque gros en magouillant contre la loi et on gagne tellement plus en magouillant avec elle... (De nouveau charmante :) Si tu préfères, je la vendrai. Alice redeviendra avocate, ça gagne bien aussi. D'ailleurs Alice ne se soucie pas de l'argent, elle a hérité de l'oncle Louis...

Jo (ouvrant la porte de la cuisine) : Le salaud d'oncle Louis. (Il referme.)

Alice : Avec l'argent duquel elle se livre au caritatif. Qui est bon pour l'image. Surtout pour une entrepette de recouvrement de dettes. (De plus en plus charmante :) Seul ton amour compte pour moi.

Mari principal (rouvrant la porte de la cuisine) : Oui, mais lui, lui ! il a un métier ? (Il referme.)

Alice : Quelle importance puisque j'aime !... Allez, dis-lui ton métier; qu'il nous laisse tranquilles !

Joël : Je travaille à la décoration d'appartements.

Alice : Pas terrible. Enfin, avec mes relations...

Mari principal (rouvrant la porte) : Mais vous avez des économies ? Des héritages en vue ? (Il referme.)

Joël : Ah non. Non.

Alice : Quelle importance, chéri ? Un fauché, pour moi, c'est nouveau, mais Alice n'est pas contre la nouveauté car elle t'aime.

Michel (rouvrant la porte de la chambre) : Elle  ne sait  même pas ce que ça veut dire ! C'est une bête ! Une bête ! (Il referme.)

Jo (ouvrant la porte de la cuisine) : Je confirme. (Il referme.)

Mère (ouvrant la porte de l'ex-bureau) : Une salope. (Elle referme.)

Mari principal (rouvrant la porte de la cuisine) : Malheureusement, par honnêteté intellectuelle, je confirme. (Il referme.)

JoëlAlice) : Ils n'ont pas l'air de beaucoup t'aimer, tous.

Alice : Mais si. Ils m'aiment trop au contraire. Et mal. C'est-à-dire à leur façon à eux au lieu d'aimer Alice à la façon d'Alice. Tu ne deviendras pas comme eux, toi, chéri ?

Joël (riant) : Je suis pire, Alice. J'exige l'exclusivité et de vivre à deux.

(Toutes les portes s'ouvrent.)

Alice et tous les autres : Allons bon !

24. Joël : J'ai des principes.

Mari principal : Moi aussi, je n'emmerde pas tout l'monde pour autant. J'ai investi des années de ma vie dans Alice.

Jo : Alice est une sorte de société par actions.

Michel : On est intoxiqué d'Alice. Tu ne peux pas exiger un manque total immédiat.

Jo : Petit à petit, sur des années...

Mari principal : Je suis le Mari principal ! Je le précise ! Les autres, on peut s'en passer. Moi, je suis statutairement indéboulonnable !

Mère : Si elle me donnait mon complément-retraite je pourrais vivre ailleurs; vivre enfin !

Michel : J'essaierai de cesser de boire.

Jo : J'essaierai de revenir coucher sur le canapé.

Hidaly : Ah, pas moi ! Comment est-ce que je filmerais ?

(Les cinq commencent d'avancer vers Alice et Joël.)

Mari principal : Qui lui mettra les petits coussins sans le dos ? Sous les pieds ? Toi ? Je ne le crois pas. Je suis indispensable.

Mère : Tire-lui mon fric et j'me tire.

Michel : Je promets de ne plus chercher à commander.

Jo : Je ne ronflerai même plus la nuit.

Hidaly : Mes films sont très demandés, ils se vendent très bien. (Alice lève un sourcil mi-étonné mi-fâché.)

Joël : Alice, tu dois choisir. Pourquoi gardes-tu ces gens ?

Alice : Ils sont mon passé. Je ne vais pas virer mon passé.

Mari principal : Evidemment. Quel idiot.

(Les cinq ont fini d'avancer jusqu'à Alice et Joël.)

Joël : Tu n'as pas notre avenir avec ce passé-là.

Alice : Mais qu'est-ce que je ferais sans eux ? Sans Hidaly, qui est ma mémoire...

Hidaly (intéressée) : Qui c'est, Hidaly ?

Jo (à voix basse) : Mais c'est toi.

Hidaly (stupéfaite) : Ah bon, je suis Hidaly ?

Alice : ... un peu fatiguée en ce moment. Mari principal, si bon cuisinier...

Mari principal : Spécialité : rosbeef.

Alice : Jo, le penseur. (Il agite son livre d'un air important.) Michel, un fin politique.

Mère : Et moi ? Pourquoi est-ce que tu me gardes au lieu de me donner de l'argent ?

Alice : Tu sers à me rappeler papa. Il me manque.

Joël : Bref, des vieilleries de grenier. Balance-les, Alice. On croit que ce sera dur. Qu'il s'agira d'une lourde perte. Puis hop. Et on n'y pense même plus.

Mari principal : Hop ?

Jo : Hop ?

Michel : Hop ?

Mère : Oh. Assassin !

Jo : C'est un tueur !

Mari principal : Un tueur en série !

Michel : Alice, ne sois pas complice de ce monstre !

Hidaly : Qu'est-ce qu'ils ont tous contre mon amoureux ? Alice, rends-le moi.

Alice (agacée) : Laissez-moi tranquille ! Vous me donnez mal à la tête à crier comme ça. (A Joël :) Vraiment, chéri, je te trouve d'une intransigeance. Ils ne gênent pas. Ils chercheront même tous à se rendre utiles. Ce ne sont guère que des fantômes.

Joël : Il y a encore de la place en Ecosse.

Mari principal (indigné) : J'ai des renseignements précis sur l'Ecosse ! Il y fait froid.

Mère : Il y pleut sans arrêt.

Jo : Je n'ai pas l'équipement nécessaire !

Michel : Ils vont se moquer de moi, là-bas, j'en suis sûr.

Alice : Mais non.

Hidaly (pour participer) : Si, j'en suis sûre aussi ! (A Jo :) Hein ? (Il grimace.)

Alice Joël) : Prends mes souvenirs à l'essai. Ils ont du bon. (Tous hochent la tête pour un grand oui.) Ils en valent bien d'autres. Tous ne sont pas très brillants. Mais ils veulent tellement aider. Ils sont si touchants. Ils m'aiment.

Joël : Vire ces vieilleries, Alice. Je ne coexiste pas. Une et un. Personne, rien, entre nous. Autour de nous.

Alice (de guerre lasse) : Ah... Bon...

Mari principal : Quoi ? Quoi ? Nos fiançailles ? Souviens-toi, souviens-toi ! Nous avons été si heureux !

Alice : Oui, mais le passé gêne l'avenir.

Mari principal : Nous avons trois enfants, si charmants, nous les aimions tellement, souviens-toi, souviens-toi !

Alice : Alors là, pas du tout.

Jo : J'ai vieilli avec toi, Alice; mes rides sont Alice, mes cheveux blancs sont Alice. Souviens-toi, Alice.

Alice : Jo... Je me souviens. Il était dentiste... Un métier dégueulasse... J'aime mieux décorateur.

Michel : Et ta bête ? Alice, tu m'as démoli. Tu ne peux pas me jeter en plus à la rue ! Souviens-toi, souviens-toi !

Alice (impatientée) : J'ai peut-être quelques responsabilités ici ou là dans ce que vous êtes devenus, je le confesse... si ça peut vous faire plaisir... vous consoler...

Mari principal : Me consoler ? Ah mais, pas question. J'ai passé ma vie à tenter de corriger tes erreurs...

Alice : Tout le monde se trompe, ce n'est pas de ma faute.

Mari principal : Trop facile, ma p'tite. Ses responsabilités il ne suffit pas de les confesser, il faut les assumer. Nos trois enfants, pense à ce qu'ils sont devenus !

Alice (criant) : C'est pas ma faute ! Ils étaient comme ça !

Jo : Et Sandra ? Tu ne lui as plus adressé la parole pendant des années !

Alice : Au prix du téléphone je n'avais pas les moyens des excuses.

Michel : J'avais un bel avenir devant moi, qu'en as-tu fait, Alice ?

Alice : Un tocard de politique en moins. Quel drame !

Michel : Tu me dois ma vie ! Elle est démolie !

Alice : C'est pas ma faute ! C'est pas ma faute !

Jo : J'ai cent trente ans !

Hidaly (par un vague souvenir) : Est-ce qu'il est mon mari ?

Alice : C'est pas ma faute. Tant pis pour toi. Moi j'en ai vingt-cinq !

Mari principal (lentement) : Je t'ai tout donné. Ce que je ne voulais pas donner tu me l'as pris. Je n'ai plus rien.

(Un temps.)

Alice : ... Alors tu n'es plus rien. (Un temps.) Ce n'est pas ma faute. Il fallait savoir garder au lieu de te vider comme une outre.

(Un temps.)

Mère : Alice, je t'ai donné le jour, je t'ai élevée, je t'ai appris à lire sur mes genoux, je t'ai tant aimée. Donne-moi de l'argent.

Alice : Non... J'ai un avenir à vivre, j'en ai besoin. Ma vie, elle a été de ton choix, pas du mien; elle est de ta responsabilité d'abord, maintenant seulement elle va être de la mienne.

Mari principal : Tu nous rejettes ?

(Un temps.)

Alice (avec effort) : Allez-vous-en.

25. Joël : Ah, chérie, chérie ! Enfin tu seras à moi au lieu d'être habitée par eux.

(Les cinq se regroupent à l'écart.)

Alice (très petite fille) : Oh, cela fut si dur pour Alice. Elle a été courageuse, n'est-ce pas ?

Joël (l'embrassant) : Alice est une héroïne de l'amour.

(On entend le premier coup de minuit.)

Jo (perdu, aux quatre autres fantômes) : Où est-ce que nous allons vivre désormais ? Il nous faut un toit tout de même ! (Les quatre baissent la tête, désolés.)

Alice : Alice vient encore d'escalader un monde. Elle en est au troisième, tu sais ? (Deuxième coup de minuit.) Plus que vingt et un. Alice est en grand progrès. Les anges sont enchantés de ses fulgurants progrès.

Joël : Si elle est bien notée par les anges comment ne serais-je pas, moi aussi, enchanté ?

(Troisième coup - indication approximative évidemment, comme pour les coups suivants.)

Mari principal (relevant la tête) : Hidaly doit nous héberger.

Hidaly : Où ça ? Ah oui, oui, je me souviens... Mais que dirait mon mari ?

Jo : C'est moi ton mari.

Hidaly (se nichant dans ses bras) : Oh, chéri, tu reviens à temps... j'allais t'oublier. Je suis si heureuse.

(Quatrième coup.)

Alice : Phul, diablotin rigolard, est vaincu. (A Joël :) Il m'a suffi de ta rencontrer et la vie est retournée sur ses rails.

Mari principal : On se relaiera derrière la cloison et chacun rédigera son rapport pour les autres.

(Cinquième coup.)

Michel : Est-ce qu'il y a une télé pour suivre aussi les matches ?

Jo : Hidaly est riche. On achètera un grand format et elle, elle paiera les abonnements, j'y penserai.

Alice : Comme je me sens libérée !

Hidaly : Jo, il a cent trente ans mais il a une de ces mémoires ! Moi je suis une vraie tête de linotte.

(Sixième coup.)

Mère : Ma fille est une salope. Si quelqu'un en doutait encore, je pense que ses doutes sont levés.

AliceJoël) : Je suis libre de tout souvenir, chéri, Alice redevient Alice, elle redevient vierge du temps. Il n'y a eu aucun homme dans ma vie avant toi.

Joël : Je sais.

(Septième coup.

Les cinq se mettent lentement en marche vers la sortie en jetant des regards désespérés à Alice.)

Alice : Ma mémoire est neuve. Mon corps est neuf. Tout Alice t'attendait. Oh, chéri, mes erreurs se sont dissipées, évanouies ! Elles n'existent plus !

Jo : Elle exagère, je trouve.

Michel : Elle n'a même pas la pudeur d'attendre qu'on soit sortis.

(Ils font de minuscules pas.

Huitième coup.)

Alice : Ah ! Que c'est bon d'oublier ! L'oubli est comme un doux vent frais après une journée de canicule. (A Joël, l'enlaçant :) Pourvu que toi je ne t'oublie pas, je sais assez.

Joël (en écho) : Je sais assez.

Mari principal (rageur) : Touchant, vraiment. Attends la suite, mon gaillard. Avec elle, tu vas déchanter !

(Neuvième coup.)

Alice : Avant de te rencontrer je ne pouvais pas être moi-même. Je n'existais pas.

Mère : Une salope; elle ne changera jamais.

Hidaly (s'arrêtant) : Oh !... Comment est-ce que je filmerai ?

Michel : Tu ne filmeras plus.

Hidaly : Mais j'ai pris des engagements. C'était comme un feuilleton...

Mari principal : On fera des trous. J'ai une chignole.

Hidaly (soulagée) : Ah, bien.

(Les cinq se remettent en marche. Pas minuscules.

Dixième coup.)

AliceJoël) : Attends. (Elle court sur la terrasse, dans la nuit, revient vite, toujours en courant.) Regarde, chéri. Alice a mis ce bouton d'or, poussé tout seul dans une des vasques, à son corsage. Tu sais ce que veut dire ce bouton d'or ?

(Les cinq arrivent près de la porte. Mari principal pose la main sur la poignée. Tous se retournent, implorant, vers Alice.)

Joël : Liberté, amour, et quoi d'autre, Alice ?

(Onzième coup.)

Alice : Le bouton d'or arrête le temps. Dans un instant cette journée s'effacera, on sera hier, à minuit; et le temps ne se remettra pas en mouvement avant que nous ayons élevé nos trois enfants. (Soudain prenant conscience :) Ah !... Je sais pourquoi Hidaly t'a fait venir ! Je t'ai rencontré au supermarché du coin, à une caisse... On a parlé... Tu m'as dit que tu allais à Rio... Ah, mon chéri ! Comme tu vas m'aimer ! (L'embrassant et avec un clin d'oeil au public :) Vivement aujourd'hui !

(Les cinq reviennent en courant entourer Alice et Joël, ils sortent de leurs poches - Hidaly et Mère puisent dans celles de Jo - des pétales de rose qu'ils lancent au-dessus du couple.

Le douzième coup de minuit retentit.

Alice et Joël font des signes de la main au public comme des passagers d'un paquebot qui part aux parents et amis restés à quai.)

 

RIDEAU